PNL, la naissance d’une étoile cinématographique

PNL, dans Le monde ou rien, tourné dans la cité sicilienne de Scampia

PNL, pour « Peace n’ Lovés » [Paix et fric, ndlr], a sorti la quatrième et dernière partie de leur film disponible gratuitement sur YouTube, appuyé par leurs musiques en bande originale. Pour une durée totale de 66 minutes, ce tétraptyque relève d’une prouesse cinématographique qui réinvente le genre du vidéo-clip grâce à un fil narratif d’un réalisme inédit qui décrit le quotidien de la banlieue, de péripéties folles, accrochantes mais jamais clichées ou irréelles. Si la musique de PNL peut en rebuter certains, d’aucuns reconnaîtront que leur talent cinématographique est indiscutable.

Lovés, joints, QLF et fame

Intitulée Jusqu’au dernier gramme, Pt. finale, la quatrième vidéo fait suite à Naha, Onizuka, et Béné, musiques également parues en 2016 sur leur album Dans la légende, certifié disque de Diamant, chose inédite pour un label indépendant. Le groupe de rap PNL, formé par les deux frères Ademo et N.O.S, a introduit le cloud rap en France, s’inspirant de Yung Lean ou d’ASAP Rocky. Malgré un vocabulaire plutôt pauvre et redondant, le duo est parvenu à relater le quotidien abrutissant et violent des banlieusards enterrés dans leur cité, zonant en bas des blocs. Vente de canabis — et l’ivresse inhérente —, rivalité entre les gangs, la figure de la sœur et de la mère, la célébrité sont au centre de leur univers.

« J’voudrais sauver la Terre / Parfois j’voudrais la voir brûler / Ça va pas trop j’roule un tehr trop d’haine pour neuf mètres carrés » (Jusqu’au dernier gramme)

Si ces thèmes paraissent communs aux autres rappeurs français, la manière dont PNL les traite demeure inédite. L’égotrip est souvent ironique, morose, réaliste. Quant à la vulgarité et la brutalité de certains de leurs propos [1], elles sont contrastées par la maturité et le recul acquis face à certaines situations. « En fait le truc c’est qu’j’dois tuer mon monstre. Ouais j’suis là, j’me balade dans ce décor de merde » (Humain), contraste avec « On veut la ville pas le sang du maire » (Dans la légende). Ils n’ont plus peur, ni du quartier ni de la justice, ils ont trop vécu et tout connu, maintenant « [ils] sourient car [ils] connaissent déjà le sort de cette juge qui [les] condamne » (Kratos), manière métaphorique de signifier qu’ils ont mûri.

En comparant avec les vidéo-clip d’un Booba ou d’un Maître Gims, la présence des femmes est souvent dépréciative, présentées comme des « filles faciles », seules la mère et la sœur y échappent et sont élevées sur un piédestal. Or, mis à part les quatre parties du film, notons la quasi-absence de femmes [2] dans les clips de PNL. Comment l’expliquer? En prenant attention à leurs textes, on a vite l’impression que leur misogynie est feinte à cause d’une socialisation trop oppressive du quartier. Comme si eux-mêmes ne croyaient pas à la prétendue infériorité de la femme mais qu’ils se retrouvaient contraints à adopter ce discours pour prouver leur virilité.

« J’viens faire mon beurre, mer de billets, j’fais des longueurs » (Onizuka)

L’odeur et la couleur de l’argent sont omniprésentes dans l’univers PNL. Au lieu, comme Kaaris, de se payer des prostituées, ils demeurent lucides et « leur frigo n’a plus peur. Petit frère change de paire [de chaussures] » (J’suis QLF) et « jusqu’à c’que la vie ne leur fasse plus jamais peur ». Eux-mêmes le disent, ils ont trouvé un équilibre grâce à la musique et n’éprouvent plus le besoin de vendre, de se battre, de prouver quoique ce soit. Ils travaillent sur leur musique et leur film.

Un réalisme quasi-zolien [3] de la banlieue

Les thèmes abordés dans le film sont ceux évoqués plus haut mais mettent en scène surtout quatre personnages : Naha, Béné, Onizuka et Macha. Le film s’ouvre sur l’intérieur d’une HLM de banlieue parisienne avec un jeune qui roule un joint. D’emblée, le ton est donné. L’univers est oppressant, mortuaire et abrutissant. Échapper à l’ennui par l’herbe, échapper à la pauvreté par sa vente. Des jeunes, déscolarisés ou trop âgés pour le secondaire, sont en bas des immeubles, fument des clopes, rient, discutent, attendent parfois et, surtout, ne font absolument rien. Toute l’intrigue du film part sur une guerre commerciale de contrôle du marché de la weed. Comme si cette petite guerre n’était que divertissement. Évidemment, il n’en sera rien.

Rapidement, l’introduction des policiers apparaît. Mais là où l’on croirait les voir présentés péjorativement, ils sont simplement des policiers observant la banlieue pour démanteler le trafic. Ils ne présentent pas de caractéristiques grossières du flic blanc qui vote FN. À aucun moment, on ne tombe dans le cliché. Pour autant, ils ne taisent pas la haine des policiers qui existent — notamment lorsque Béné lance une brique sur le pare-brise de la voiture policière ou l’altercation entre les policiers et les amis de Macha qui est recherché.

« Les billets bleus sont devenus violets, les rouges sont devenus verts » (Da)

Les jeu des acteurs qui proviennent de l’entourage des deux rappeurs est sans fausse note [4]. Le jeune Béné, nous touche par sa révolte candide, et par sa volonté de porter le monde sur ses épaules et de vouloir régler tous les problèmes seul. Le personnage d’Onizuka est particulièrement attachant car il fréquente l’université qu’il finit par quitter. Il incarne l’individu qui tente de se sortir de cet enfer mais que la réalité du quartier finit par rattraper.

La violence quotidienne est toujours soulignée de manière épique comme si, malgré l’habitude, elle demeurait affreuse

La ville de Corbeil-Essonnes, et plus particulièrement la cité des Tarterêts, d’où est issu PNL, est marqué par sa violence quotidienne que le duo s’est efforcé de montrer dans le film. Bagarres entre les différents gangs, l’affligeante facilité pour se procurer un pistolet chez le voisin, les menaces, les regards qui se transforment en coup de couteau.

« Pas besoin des bras d’une femme, j’connais pas ceux de ma mère / Pas besoin qu’on m’aime en fait, j’ai juste besoin que tu quittes ma tête » (Simba)

Une courte scène dans la partie finale met en scène un contraste impressionnant entre le quotidien de Corbeil-Essonnes qui jouxte la banlieue pavillonnaire de Villabé, où des jeunes blancs jouent au foot et filment la voiture de police qui passe, comme pour marquer qu’ils sont inhabitués à cette présence [5].

La métaphysique du rêve [6] ponctue le film et a une place non négligeable : que cela soit la simple présence d’un survêtement de club de foot tels que FC Barcelone ou Inter Milan ; ou bien de clubs moins connus tels que FC Real Bristol, de façon à signifier que le jeune a dû faire un essai dans le club de formation mais qu’il a échoué ; ou encore Macha qui, ayant fui à Marbella, trompe l’ennui accompagné d’une femme, les pieds dans la piscine, les palmiers fouettés par le vent méditerranéen.

Le couple son-image

Et d’un point de vue technique ? PNL a utilisé ses musiques comme bande originale et nommé éponymement les épisodes de leur film. Ainsi, le titre Naha est la bande originale de la première partie du film. Ce procédé aurait pu devenir répétitif si PNL n’avait pas modulé les titres originaux pour qu’ils collent parfaitement au corps esthétique du film. Ils ont non seulement  effectué des modulations du thème musical, augmenté de nouvelles nappes sonores et instruments, mais ils ont aussi amputé des sons présents sur le titre originel. Il faut encore noter l’astuce du leitmotiv pour annoncer l’action future d’un personnage principal. Par exemple, l’irruption du leitmotiv de Naha dans la musique d’Onizuka qui s’y entremêle avec perfection.

Les flash-back sont en noir et blanc et se colorisent par nuance en fonction de la proximité avec le présent

En ce qui concerne les techniques de tournage, PNL est renommé pour des clips de qualité. Que cela soit Oh Lala tourné en Islande ou La vie est belle tourné en Namibie, l’esthétique soignée et onirique du groupe cadrait déjà parfaitement avec la musique planante. Dans ce film, on remarque un soin particulier accordé à l’alternance entre les ralentis et les plans accélérés. Peut-être qu’un usage plus parcimonieux des ralentis aurait été plus judicieux. Sinon l’utilisation du fondu au blanc et fondu au noir obéit aux règles classiques du cinéma mais la règle du 180° [7] n’est parfois pas respectée, ce qui peut donner l’impression de faux-raccord.

« On veut la vie de rêve, elles veulent toutes l’arrière à Kim Kim / J’crame ma garo puis je respire comme si je sortais de Guantanamo » (Gala Gala)

Quant à la trame de l’histoire, on est vite happé par le destin de ces personnages pour qui l’on s’attache ou que l’on hait à l’instar de Macha — l’acteur ayant même reçu des menaces de mort de fans… Aussi, les deux frères ont évité de tomber dans la simplicité du manichéisme des policiers ou de Macha, le “méchant” du film. De fait, grâce à l’usage de flash-back, ils parviennent à raconter l’histoire de ce dernier et l’on parvient presque à s’émouvoir, à comprendre d’où vient sa violence. La violence, selon PNL, ne serait donc pas intrinsèque à l’homme mais proviendrait d’une enfance elle-même violente, d’un père qui bat son fils, d’un ballon de foot crevé. Une violence intériorisée comme moyen de vengeance contre cette « chienne de vie ».

Cette vie qui, après tout, mérite d’être fumée jusqu’au dernier gramme.


Notes de bas-de-page :

[1] On a beaucoup reproché à PNL leur vulgarité, l’usage de mots arabes et d’onomatopées, leur manière brutale de parler, presque animale mais, revendiquant cette appartenance à la cité, ils posent leur animalité en opposition à ceux qui parlent de manière civilisée. Les mêmes qui, pour eux, les enterrent dans des cités.

[2] Mise à part une paire de hanches qui passent très rapidement dans le clip J’suis QLF. C’est d’ailleurs ce que signifie aussi QLF (Que La Famille), qu’ils n’accordent aucune attention aux femmes sauf à leur sœur ou à leur mère.

[3] Peut-être est-il nécéssaire de s’expliquer sur l’utilisation du terme ‘zolien’, provenant de l’intellectuel Émile Zola. Le naturalisme zolien s’est toujours efforcé à dépeindre les classes populaires d’une précision encore inégalée aujourd’hui. Quant à PNL, si leur vocabulaire n’est effectivement en rien comparable à celui de l’écrivain, leur réussite passe justement par un dictionnaire pauvre mais une expression paradoxalement tout aussi riche. Si PNL est aussi apprécié c’est qu’ils ont su parler aux gens d’en bas avec leur vocabulaire. Pour autant, le mot ‘quasi’ apparaissait nécéssaire, car ce réalisme se distancie de celui de Zola puisqu’il n’a, si ce n’est le même but, au moins des moyens d’expression différents.

[4] Si le jeu d’acteur est bon pour une production indépendante sans grands moyens, la synchronisation des voix est parfois très légèrement décalée ce qui donne un résultat malheureusement très brouillon.

[5] Autre contraste très intéressant, la cité et Paris que les protagonistes sont amenés à rejoindre par RER. La capitale se résume à l’université ou aux stations de métro. L’autre scène dans Paris intra-muros est synonyme d’échappatoire pour Béné et son ami, consacrant la différence de monde entre des endroits pourtant séparés par moins de vingt kilomètres.

[6] Plus que la substance onirique, c’est le rêve, l’espoir, qui sont au centre de l’univers PNL mais comme moyen d’échappatoire, d’exutoire presque, à l’enfer qu’est la banlieue.

[7] « Lorsque l’on filme deux personnages qui se font face en champ/contre champ, la caméra ne doit pas franchir la ligne imaginaire qui réunit ces personnages » Vincent Pinel, Dictionnaire technique du cinéma

Pour aller plus loin :

La musique Tu sais pas est probablement l’une de leur plus engagée. Sinon, Jusqu’au dernier gramme est l’une des plus poétiques et la mieux écrite. Pour mieux cerner l’univers PNL vaut-il encore mieux se plonger dans leurs albums en entier plutôt qu’écouter des musiques isolées, écrites originellement pour former un tout.

Crédits images : 

  • Screenshot du clip Le monde ou rien, YouTube
  • Screenshot du clip Jusqu’au dernier gramme, YouTube
  • Screenshot du clip Onizuka, YouTube
  • Screenshot du clip Jusqu’au dernier gramme, YouTube

Corporate : ressources (in)humaines

Céline Sallette et Lambert Wilson, impeccables en redoutable binôme RH.

La Loi du marché, Merci patron, Carole Matthieu… les longs-métrages engagés, dénonçant les travers de nos entreprises et du système capitaliste et leurs effets sur les vies humaines, se font de plus en plus nombreux dans le paysage cinématographique français. On ne peut que se réjouir d’une telle mise en lumière d’enjeux politiques fondamentaux par le septième art. Le cinéma pose alors sur la table avec âpreté et sincérité des aspects trop souvent occultés dans le débat public, et c’est tant mieux. Corporate, sorti dans les salles le 5 avril, démarre très bien, grâce à une mise en scène épurée et un casting quasiment irréprochable, mais peine finalement à tenir entièrement son pari.

Corporate annonce la couleur avec son titre. C’est le management, son jargon anglicisant et ses techniques brutales qui sont la cible de la caméra aiguisée du primo-réalisateur Nicolas Silhol. Le scénario de départ est simple mais terrible : poussé à bout par sa responsable des ressources humaines (Céline Sallette, merveilleuse à la fois de dureté et de complexité) qui souhaite “se débarrasser de lui”, un cadre de grande entreprise se suicide sur son lieu de travail. Stupeur, panique puis gêne au siège parisien : surtout, se dégager de toute responsabilité. “On n’a rien à se reprocher”, assène le DRH en titre, campé par un Lambert Wilson aussi charismatique que dépourvu de scrupules. Ici, être “corporate”, c’est, après un bon séminaire de “team building” (qui cache en fait la présentation d’une stratégie pour se débarrasser de certains salariés), être entièrement dévoué à son entreprise.

La première partie du film est à bien des égards réussie. Le réalisateur filme son histoire à la manière d’un véritable thriller psychologique ; on suit la protagoniste, haletante mais tout en contrôle, qui arpente jour et nuit les couloirs de son lieu de travail, cherchant frénétiquement à “sauver sa peau” : elle est directement dans le collimateur d’une inspectrice du travail zélée venue enquêter sur le drame. Alors qu’elle semble peu-à-peu ouvrir les yeux sur le caractère destructeur de la politique RH qu’elle a jusqu’ici menée avec brio (pousser les employés à la démission par diverses techniques leur laissant penser qu’ils sont les seuls maîtres de leur décision), la protagoniste n’en démord pas : elle n’a fait “que son travail”.

C’est ici que réside la réussite indéniable du film, dans la complexité du personnage principal, dont les motivations sont (presque) toujours floues : préserver sa liberté et sa carrière, quitte à entraver ou au contraire encourager l’enquête pour faire tomber sa direction, ou bien lever l’omerta sur les techniques de management de son entreprise, à la manière d’une lanceuse d’alerte ? Cette tension de fond est parfaitement incarnée dans la forme, grâce à un rythme très soutenu et une atmosphère électrique qui prennent pourtant quelques moments de respiration dans les (rares) moments que l’héroïne partage avec son mari et son fils. L’ambivalence du personnage et le conflit intérieur auquel elle fait face sont particulièrement bien illustrés par une très belle scène de flirt conjugal – en forme d’entretien d’embauche – qui tombe à l’eau tant la “killeuse” des ressources humaines est absorbée par la prise de conscience des conséquences de ses actes, certes dictés par sa hiérarchie.

Néanmoins, le film ne tient pas toutes ses promesses. Si la critique de ces techniques de management généralisées et de l’esprit “corporate” est maîtrisée, le réalisateur semble s’éloigner peu-à-peu de son message. On aurait aimé un tableau plus détaillé des relations entre collègues et des rapports de force qui se jouent au siège de l’entreprise, que Nicolas Silhol pose également sa caméra réellement au niveau des salariés. Le parti-pris est de se concentrer sur les ressources humaines ; il est intéressant, mais implique un traitement forcément partiel du sujet. La tournure résolument optimiste que prend le film lors de son dernier tiers est finalement dommageable, elle n’est pas dépourvue d’une certaine naïveté qui nuit au message et à l’esprit “coup de poing” du long-métrage. S’il ne tombe jamais dans la simplicité et le manichéisme, Corporate n’est pas un film sans concession. La dernière partie du film peut ainsi être vue comme celle de l’apaisement, tant dans le rythme que dans l’esprit de la protagoniste, mais elle est malheureusement peu cohérente. Si le film pose les jalons d’une réflexion sur le système managérial responsable des souffrances au travail, il ne va pas au bout de son idée directrice, et c’est dommage.

Crédits photos : 

http://mondocine.net/cinema-corporate-critique-film/

http://www.allocine.fr/film/fichefilm_gen_cfilm=244750.html

Les X-Men, des super-héros politiques

https://www.moviefone.com/2016/05/24/x-men-movie-facts/
© 20th century fox

La sortie en salle de Logan (1er mars), dernier film en date de la saga X-Men, sera pour Hugh Jackman l’occasion de dire adieu à un Wolverine qu’il incarne depuis dix-sept ans. Pour LVSL, c’est surtout l’opportunité, après Star Wars ou encore The Walking Dead, de poursuivre l’entreprise de revalorisation de certains pans de la pop culture, et de ce qu’ils peuvent nous dire, à travers l’exemple des X-Men, ces super-héros mutants hautement politiques.

(suite…)

Roman Polanski ne sera pas président des Césars : l’incroyable amnistie des viols dans le milieu du cinéma

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©Georges Biard

Roman Polanski, recherché aux Etats-Unis pour viol sur mineur, ne sera finalement pas président des Césars. Cela fait suite à une intense campagne menée par des organisations féministes. C’est l’occasion de rappeler l’incroyable banalisation du viol dans le milieu du cinéma et en quoi cela participe plus largement de la « culture du viol ».

Après une polémique qui enflait, le cinéaste Roman Polanski a décidé de se retirer, provoquant la satisfaction d’un certain nombre de personnes qui l’y poussaient. Pourtant nul lieu de se réjouir ici, car on doit maintenant s’interroger : comment est-il seulement possible qu’on ait suggéré qu’il préside les Césars, compte tenu de ce dont il est accusé ?   Comment peut-il avoir la possibilité de circuler librement en France ?

Samantha Geimer - victime de Roman Polanski
Samantha Geimer – victime de Roman Polanski

Petit rappel des faits : en 1977, Roman Polanski, âgé de 44 ans se rend chez Jack Nicholson pour réaliser un shooting photo avec une jeune fille. En vérité cette jeune fille est une enfant de 13 ans. Ce jour-là il la droguera et la violera dans des conditions effroyables.

Après qu’il a plaidé coupable pour rapports sexuels illégaux avec un mineur, en accord avec le juge (et en contradiction avec les déclarations de la victime décrivant sans nul doute possible un viol) il s’enfuit vers l’Europe et parcourt librement le monde où toutes les demandes d’extradition de la justice américaine trouveront une fin de non-recevoir.

Exception toutefois notable de la Suisse, qui, en 2010, décide de le faire arrêter alors qu’il est de passage sur son territoire. Roman Polanski publie alors, avec le soutien de Bernard-Henri Lévy, une lettre ouverte où il plaide pour sa liberté, expliquant que les 47 jours qu’il a passés en prison sont bien suffisants. Il avance pour argument le fait que la victime ait demandé l’arrêt des poursuites (après des années et des années de harcèlement médiatique).

Bernard-Henri Lévy lui apporta davantage de soutien avec une pétition rassemblant des gens aussi variés que Yann Moix, Harrison Ford, Jeremy Irons, Claude Lanzmann,  Sam Mendes, Isabelle Huppert, Milan Kundera et bien d’autres… Tous se déshonorèrent gravement ce jour-là, mais pas autant que la Suisse qui céda à la pression et relâcha le cinéaste.

Il ne s’agit pas de contester le talent artistique de Roman Polanski, ni le génie de certains de ses films, tels que La Jeune Fille et la Mort qui évoque d’ailleurs frontalement le thème du viol et de la quête de justice. Il s’agit plutôt de s’interroger sur les raisons pour lesquelles il est juste que le talent, ou même les souffrances inouïes auxquelles ce réalisateur fut confronté dans sa vie (son enfance dans le ghetto de Cracovie, l’assassinat monstrueux de sa femme par Charles Manson et sa secte) servent de passe-droit criminel.

Dylan Farrow
Dylan Farrow

La dernière fois que nous avions entendu parler de cette affaire c’était lors de la Cérémonie d’ouverture du Festival de Cannes 2016. Laurent Lafitte est alors le bouffon officiel de la cérémonie et lance au réalisateur Woody Allen : « ça fait plaisir que vous soyez en France, parce que ces dernières années vous avez beaucoup tourné en Europe alors que vous n’êtes même pas condamné aux Etats-Unis » (contrairement à Roman Polanski donc).
A quoi fait donc référence Laurent Lafitte à ce moment précis ? Au fait que Woody Allen se soit marié avec sa fille adoptive qu’il a élevée toute son enfance ? C’est pour le moins étonnant mais pas illégal… Non, Laurent Lafitte fait ici référence à la lettre ouverte de Dylan Farrow, fille biologique de Woody Allen, qui a  raconté comment son père l’a violée à l’âge de 7 ans. Et que s’est-il passé ? Rien, ou si peu. On a même accusé par ci par là la mère d’avoir manipulé la fille…

Etant donnée la gravité de ce sujet, autant dire que cette blague a provoqué un malaise intersidéral. Il faut dire qu’il n’y a pas franchement de quoi se marrer. A défaut de rire on pouvait au moins admirer une certaine bravoure de l’acteur et se dire « bon, Lafitte n’est pas drôle, mais il a au moins osé, devant des centaines de personnes, mettre un terme au silence ignoble qui entoure ces deux agresseurs ». Mais ça, c’était avant qu’il soit sommé de se justifier. Car quelques jours plus tard le voilà expliquant que sa blague fût mal comprise et qu’il n’avait rien voulu dénoncer si ce n’est… moquer le « puritanisme américain » . C’est le moment où on se demande si on a bien lu, s’il est réellement possible qu’en 2016 un acteur puisse considérer que condamner le viol et l’inceste soit du puritanisme et poursuivre tranquillement sa carrière… Oui, c’est donc possible. Intéressant de voir par ailleurs pourquoi Laurent Lafitte était à Cannes cette année-là, car cela permet de voir que cette blague n’était pas un “dérapage”, comme on le dit trop souvent, mais fait bien partie d’un tout cohérent.

Laurent Lafitte était là pour présenter le film Elle. Dans Elle, réalisé par un homme (Paul Verhoeven) , Laurent Lafitte joue le violeur d’une femme incarnée par Isabelle Huppert qui apprend petit-à-petit à apprécier ses viols et à en jouir. La critique a adoré cette apologie du viol à l’image du Figaro qui, au moment de sa sortie à Cannes, trouva cela très subversif et qui pour l’occasion réussit à inventer le concept du « viol avec consentement » (« Michèle devra subir un nouveau viol avant de démasquer son agresseur, qui la violera à nouveau, cette fois avec son plein consentement, dans une scène mémorable où humour et perversité s’entremêlent. Jusqu’à l’orgasme » nous apprend l’article avec enthousiasme).  Pour Philippe Djian, le scénariste du film, « il s’agit d’une femme qui n’a pas envie de se soumettre aux codes qu’on nous soumet à longueur de vie », et le Figaro rajoute « comme par exemple d’appeler la police quand on est victime d’un viol ». Evidemment : les 10% de femmes violées qui portent plainte sont sacrément conformistes, elles feraient mieux d’être subversives comme le Figaro et Laurent Lafitte et d’apprendre à jouir quand elles se font violer. Finalement, nous dit Philippe Djian « c’est sa liberté qui gêne le spectateur ». Oui, possible. Ou bien c’est l’apologie du viol.

Pola Kinski
Pola Kinski

Il faut dire qu’il n’y a pas que sur l’affaire Dylan Farrow que le silence est de mise. Épuisée d’entendre que son père était un génie, Pola Kinski a fini par sortir en 2013 un livre, Tu ne diras jamais rien, où elle explique comment Klaus Kinski, son père, l’a violée, enfant, pendant plus de dix ans. Ces révélations auraient dû ruiner la réputation de Klaus Kinski : il n’en fût rien. Il faut dire qu’en 1975, dans son autobiographie, le tortionnaire expliquait déjà préférer sexuellement les mineurs et racontait avec des détails sordides comment il avait violé une adolescente de 15 ans, sans que cela ne mette un terme à sa carrière.

Maria Schneider
Maria Schneider

« Rien ne peut justifier l’horreur d’une agression sexuelle. Ni l’époque aux mœurs plus légères, dit-on, comme si cela pouvait effacer le traumatisme. Ni l’Art. » dit à raison Paris Match. Mais le magazine parle là d’une autre affaire, celle où Bertolucci a organisé, sur le tournage du Dernier Tango à Paris, une agression sexuelle de Marlon Brando sur une jeune actrice de 19 ans, par souci de réalisme, afin, comme l’explique le réalisateur lui-même, que Maria Schneider se sente réellement humiliée. Ce fut de ce point de vue réussi, la jeune fille fut traumatisée à vie et sa carrière en pâtit énormément.

Mais il n’y a pas besoin de remonter à 1972 pour retrouver ce type de comportements. Le nominé aux Oscars et acteur principal de Manchester by the Sea, Casey Affleck fut par exemple accusé à deux reprises de harcèlement sexuel par ses collègues.

Les abus sexuels à l’encontre des enfants continuent également malgré le fait que l’existence de réseaux pédophiles organisés à Hollywood commence à être connue grâce aux révélations du héros des Goonies ou du documentaire An Open Secret.

Alors quel est l’intérêt de faire cette longue liste glauque et ô combien incomplète des viols dans le milieu du cinéma ? C’est qu’elle permet de mettre en évidence que des personnes célèbres ont pu violer sans faire face à la justice et continuer à exercer dans une indifférence plutôt généralisée. Car l’enjeu est bien là : il ne s’agit pas ici de savoir s’il faut dissocier les artistes de leurs œuvres – c’est un débat interminable – mais d’appuyer le fait que ces hommes ne devraient pas être les auteurs de ces œuvres puisqu’ils devraient être en prison.

Le cinéma est un exemple marquant, mais il n’est qu’un exemple parmi d’autres, permettant d’illustrer parfaitement ce que les féministes appellent « la culture du viol » – c’est-à-dire les représentations qui façonnent la conception que l’on a du viol et qui permettent de le banaliser. On a ici la preuve que cette culture du viol est extrêmement puissante : dans ces affaires les victimes ont systématiquement été accusées d’avoir menti, d’avoir été consentantes (oui, même droguée à 13ans – Samantha Geimer raconte comment elle fût considérée comme « une petite salope »), d’avoir mis trop de temps à faire savoir qu’elles ont été violées… Pire encore, on a vu que le viol est érotisé, que l’on peut dire sans trop de soucis qu’il appartient au domaine du jeu sexuel. On a constaté la croyance selon laquelle la plupart des femmes violées portent plainte. On a remarqué qu’il est simple de se justifier d’avoir violé au nom de l’art ou de ses souffrances personnelles, que l’on trouve toute sorte d’excuses aux bourreaux et toutes sortes de blâmes à l’encontre des victimes. On a vu que les célébrités peuvent violer sans être inquiétées par la justice et que cela ne déclenche ni l’opprobre des critiques, ni celle des spectateurs ou plus largement de l’opinion publique, pire qu’une grande part de ces derniers n’hésite pas à prendre la défense des tortionnaires. Le fait que le viol soit socialement accepté dans le milieu du cinéma et par le public montre quelque chose d’encore plus grave et d’encore plus large.

Ce que cela prouve, c’est que ce n’est pas seulement chez les célébrités que le viol est banalisé et impuni : c’est dans toute la société. Pour le dire autrement, il ne s’agit pas ici d’une injustice de classe mais bien d’une injustice de genre. En effet si près de 100 000 femmes sont violées par an en France, seule 1 femme sur 10 porte plainte après un viol. Sur ces plaintes, seule 1 sur 10 aboutît à une condamnation. Le viol est donc massivement impuni. Son impunité s’explique en grande partie par une culture du viol omniprésente, dont le milieu du cinéma est un exemple tristement marquant.

Pour en savoir plus – la BD de Commando Culotte sur l’impunité des hommes célèbres. 

Crédits Photos :
– http://www.thetimes.co.uk/tto/arts/film/article3868909.ece
– http://www.thewrap.com/dylan-farrow-responds-backlash-betrayal-woody-allen-sex-abuse-allegations/

– http://www.huffingtonpost.fr/2013/09/18/roman-polanski-the-girl-victime-livre_n_3945603.html
– http://koktail.pravda.sk/hviezdne-kauzy/clanok/255600-klaus-kinski-roky-zneuzival-vlastnu-dceru-priznala-to-az-teraz/

Politique de François Truffaut

François Truffaut manifestant devant le siège de la Cinémathèque le 30 mai 1968 pour le maintien d’Henri Langlois à sa direction.

Dans l’ensemble des cinéastes français du second XXème siècle, François Truffaut s’est imposé, de son vivant mais surtout après sa mort en 1984, comme un des mythes les plus vifs, à la fois en France et à l’étranger. Solidement lié au mouvement dit de la Nouvelle Vague et aux Cahiers du Cinéma, au sein desquels il a exercé le métier de critique de cinéma, Truffaut a évolué parmi ces cinéastes incarnant un moment charnière dans l’histoire du septième art français – Godard, Rohmer, Chabrol, Varda pour citer les plus emblématiques, nourrissant un imaginaire contemporain qui l’associe à un cinéma “intello”, élitiste, s’adressant au monde des idées -, ce cinéma dont il s’est pourtant toujours défendu de toute appartenance. Comment peut-on dès lors cerner la politique du cinéma de Truffaut ?

 

Les sentiments plutôt que les idées

Je m’intéresse aux relations plus qu’aux idées”, déclare Truffaut quand on l’interroge sur son rapport à l’art engagé. Il n’aura de cesse durant toute sa carrière de s’éloigner le plus possible de la figure de l’intellectuel – et de surcroît de celle de l’intellectuel engagé, dévorante dans la société française d’après-guerre. Celui qui ne cache pas son admiration pour Sartre dessine pourtant une ligne de démarcation très claire entre le domaine de l’intellect (“Je ne suis pas assez intelligent”, affirme-t-il encore au micro de Jacques Chancel en 1971) et celui, qu’il juge plus intuitif – mais pas moins complexe – des relations humaines et des sentiments. Choix d’artiste ; choix d’homme aussi : jamais François Truffaut ne s’est encarté dans un parti ou n’a même montré une quelconque proximité avec une famille politique – hormis peut-être dans la mobilisation de certaines références (Sartre, toujours). Il n’est ni un militant, ni un compagnon de route, même s’il s’est engagé pour certaines causes dans son parcours personnel et professionnel. Truffaut et son œuvre sont-ils dès lors apolitiques ?

Indéniablement, Truffaut est un conteur, un maître du récit, un cinéaste au service des histoires et des personnages qui les font vivre. Le père du concept de “politique des auteurs” s’astreint à un but très simple pour définir sa propre politique : raconter une histoire avec un début, des péripéties, une tension dramatique, et une fin, sans asservir cette histoire à la transmission d’un message ou d’une morale. Toutefois, la volonté de dépeindre la complexité des relations entre hommes et femmes, parents et enfants, au sein d’une société donnée est une constante dans l’œuvre du cinéaste. Toujours, ses films mettent en évidence des rapports de forces dans les relations amoureuses (Jules et Jim, Domicile Conjugal, La Sirène du Mississippi) ou familiales – ou plus encore intergénérationnelles (Les 400 coups, L’Argent de Poche). En filmant ses personnages, c’est sur la société entière que Truffaut pose son regard ; et c’est à chacune de ses composantes qu’il donne un moyen d’expression, dans un style dont la limpidité et la justesse tranchent avec le caractère indigeste d’un Rohmer par exemple. Sans lui attribuer l’étiquette de sociologue qu’il rejetterait probablement, permettons-nous d’avancer qu’il est un grand cinéaste social.

Dans Les Quatre Cents Coups, Truffaut brosse le portrait d'une famille où l'enfance est mal-aimée et incomprise.
Dans Les Quatre Cents Coups (1959), Truffaut brosse le portrait d’une famille des années 1950 où l’enfance est mal-aimée et incomprise. Capture Les Quatre Cents Coups

Un portraitiste à l’appétit démocratique

Le philosophe Jacques Rancière a remarquablement théorisé dans son ouvrage Politique de la littérature (2007) la puissance politique qu’une œuvre d’art – littéraire dans le cas de l’ouvrage – peut véhiculer intrinsèquement, en s’affranchissant d’un quelconque engagement de l’auteur ou du message politique qu’on attribue à l’œuvre en elle-même. Il montre à quel point Flaubert, Tolstoï, ou encore Brecht ont révolutionné en leur temps la politique de la littérature – en donnant à tous les sujets et objets possibles une capacité d’expression, en abolissant des hiérarchies de genre, en effaçant la frontière entre le vil et le noble dans l’art, ou encore en donnant la parole aux masses plutôt qu’aux “grands hommes”.

Si Truffaut n’a jamais exprimé une quelconque prétention de cet ordre (“Je n’ai jamais pensé révolutionner le cinéma”, déclare-t-il), l’analyse de Rancière peut éclairer la politique truffaldienne en opérant un transfert de la littérature au cinéma. Chez Truffaut, les protagonistes proviennent de toutes les catégories de population (ce sont tour à tour des enfants, des femmes, des hommes, des artistes, des employés, des médecins, des professeurs…), des objets banals et quotidiens peuvent occasionner des scènes mémorables ; nul n’est jugé trop bas ou trop haut placé pour que gravite autour de lui ou d’elle une histoire : “Il faut faire les petites choses comme si elles étaient grandes”, retiendra-t-on de L’Histoire d’Adèle H.. Mais c’est dans sa manière de filmer l’autre – et surtout, celui ou celle qui peut-être considéré(e) comme faible – que l’appétit démocratique et la sensibilité sociale de Truffaut s’expriment le plus clairement.

Ainsi, l’enfance, thème cher au cinéaste, a rarement trouvé meilleur porte-drapeau au cinéma. Que ce soit dans Les 400 coups, L’Argent de poche ou encore L’Enfant sauvage, on est frappé par ce regard porteur d’égalité que pose Truffaut sur ses sujets ; comme s’il avait passé ces tournages agenouillé pour (re)voir le monde à travers les yeux de l’enfance, en voulant se prémunir de tout jugement ou biais adulte. C’est tout de même sa vision de ce moment de la vie qui est exposée : un moment à la fois sublime et fragile, où l’appétit de liberté et de vie côtoient le besoin d’amour et de tendresse, où l’on “se cogne à tout, on se cogne à la vie” en étant finalement plus solide qu’on peut le croire (L’Argent de Poche, 1976). L’enfance, Truffaut ne s’en désintéresse jamais ; elle devient pour lui plus qu’un thème propre à son œuvre, à sa politique, une véritable cause qu’il ne peut s’empêcher de défendre en tant qu’homme (il s’engage à la fin des années 1960 contre l’enfance maltraitée, devient bienfaiteur de SOS Villages d’enfants).

La politique par l’auteur plutôt que le militantisme

Rattrapé par le militantisme, Truffaut, lui qui s’est un jour situé comme appartenant à “l’extrême-centre” du cinéma français ? Le cinéaste n’est pas resté inactif lors de certains combats. En mai 1968, alors que la France s’embrase, il participe aux actions qui mènent à l’annulation du Festival de Cannes pour manifester sa solidarité avec les étudiants et ouvriers grévistes. Parallèlement, il s’engage pleinement dans un bras de fer avec le Ministre de la Culture André Malraux qui tente de mettre fin aux fonctions du fondateur et directeur de la Cinémathèque française Henri Langlois. Aux côtés de ses camarades fréquemment surnommés les “Jeunes Turcs de la Nouvelle Vague”, et au milieu du tournage du troisième volet de la saga Doinel, Baisers Volés, Truffaut monte aux premières lignes du combat qui aboutit à la reconduite de Langlois. Néanmoins, il reste plutôt à l’écart des soubresauts politiques et de la rue en 1968 : François Truffaut n’est définitivement pas un militant, mais l’on retrouve dans ses engagements spontanés – et pas moins féroces – l’indéniable défense de certaines causes : l’enfance donc, le cinéma comme liberté et pouvoir de l’auteur, mais aussi, encore une fois, la démocratie comme garantie de la liberté d’expression de chacun. Ainsi, il se bat en 1970 aux côtés de Sartre et Beauvoir pour la parution de La Cause du Peuple – pas nécessairement pour son adhésion à la cause prolétarienne, qu’il met assez peu en avant en dépit d’une trajectoire politique allant incontestablement vers la gauche tout au long de sa vie, mais davantage par défense de la liberté d’expression. 

 

François Truffaut manifestant devant le siège de la Cinémathèque le 30 mai 1968 pour le maintien d'Henri Langlois à sa direction.
François Truffaut manifestant devant le siège de la Cinémathèque le 30 mai 1968 pour le maintien d’Henri Langlois à sa direction.

Mais le coeur du sujet demeure la politique truffaldienne, sa politique d’auteur, autrement plus puissante que l’engagement du cinéaste. L’appétit démocratique de Truffaut mentionné précédemment se manifeste également par le renversement de certaines hiérarchies, le bouleversement d’un certain nombre de rapports de forces. Lorsqu’on lui demande d’expliquer le relatif échec du film La Sirène du Mississippi (1969), mettant en scène une histoire d’amour tourmentée entre Catherine Deneuve et Jean-Paul Belmondo, Truffaut identifie une cause centrale : c’est le non-respect de la hiérarchie de genre dans le couple, l’acte subversif qui consiste à faire de la femme non pas l’être qui subit, mais celle qui peut mener, manipuler, avoir l’ascendant, qui a dérangé dans une société française qui se remettait à peine de 1968 (“J’avais une histoire d’amour inversée. Je traitais Jean-Paul Belmondo comme une jeune fille vierge et Catherine Deneuve comme un aventurier. Je crois que cette inversion de sexes a choqué” expliquera-t-il a posteriori). La subversion, c’est aussi, en 1975, choisir de faire un film sur lequel plane constamment l’ombre du mythe Victor Hugo, mais sans jamais le faire apparaître et en focalisant l’attention sur Adèle, la jeune femme atteinte de folie obsessionnelle qui se cache derrière son père, et l’histoire tragique de sa sœur Léopoldine. Encore une fois, Truffaut donne la parole, se glisse dans la peau d’un personnage qui pourrait à bien des égards être considéré comme secondaire, dénué d’intérêt, trop faible : on retrouve cette politique flaubertienne mise en lumière par Rancière.

Jean-Paul Belmondo n'est pas au bout de ses peines. (La Sirène du Mississippi, 1969)
Jean-Paul Belmondo n’est pas au bout de ses peines. (Belmondo et Deneuve dans La Sirène du Mississippi, 1969) Capture : La Sirène du Mississippi

Truffaut, témoin “malgré lui” du XXème siècle et cinéaste populaire

Il y a donc presque constamment, chez Truffaut, l’idée de dépeindre la vie et la société telles qu’elles sont, en gommant au maximum les hiérarchisations que peuvent imposer certains genres cinématographiques. Il affirme ainsi avoir toujours chevillée au corps la nécessité dans ses films d’une “vérification par la vie”, ce qui induit une justesse rarement inégalée dans le traitement des rapports sociaux, humains. Lorsqu’on pointe le caractère parfois presque sociologique de son œuvre et qu’on lui demande s’il se considère comme un témoin du XXème siècle, Truffaut répond qu’il l’est “sans vouloir l’être, malgré [lui]”, ce qui pourrait bien résumer sa position face à l’engagement : un aspect de sa vie qui ne s’est jamais véritablement concrétisé dans le combat politique, mais bien dans sa propre politique d’auteur, dans le choix des thèmes qui sont autant de causes, dans l’égalité de traitement des objets et des sujets.

Dans La Nuit Américaine, Truffaut nous plonge dans les coulisses d'un tournage de cinéma dans les moindres détails.
Mise en abîme dans La Nuit Américaine (1973) :  Truffaut nous plonge dans les coulisses d’un tournage de cinéma dans les moindres détails. Capture : La nuit américaine

 

Dans la fabrication même du film, Truffaut ne se départit pas de sa conscience sociale : “Faire un film est acte social” déclare-t-il à Jacques Chancel toujours. Le tournage comme lieu de brassage des classes sociales par la rencontre du très large panel des métiers du cinéma – auteurs, maquilleurs, techniciens, scripts, producteurs, etc. – est un moment de création collectif et émancipateur auquel il rend hommage dans La Nuit Américaine (1973) où tous, du producteur à la stagiaire script, ont leur mot à dire. C’est dans cet amour absolu du cinéma, qui le pousse à faire tomber des barrières hiérarchiques, à nourrir un processus de création mais aussi de diffusion le plus démocratique possible, dans la croyance ferme que chaque sujet mérite d’être filmé et visionné par chacun que Truffaut est éminemment politique : du véritable cinéma populaire, au sens le plus noble du terme.

 

Crédits photos :

http://cinema.arte.tv/fr/article/francois-truffaut-en-4-minutes

http://www.telerama.fr/cinema/jean-pierre-leaud-francois-truffaud-l-histoire-d-une-longue-complicite,58761.php

http://ec-druye.tice.ac-orleans-tours.fr/eva/spip.php?article243

http://www.telerama.fr/cinema/truffaut-etait-il-petit-bourgeois,118584.php

http://www.unifrance.org/film/47/la-sirene-du-mississipi

http://www.notrecinema.com/communaute/v1_detail_film.php3?lefilm=16265

 

Manchester by the Sea : le film que Camus aurait pu réaliser

©Bex Walton. Licence : Attribution 2.0 Generic (CC BY 2.0).

Voilà 57 ans qu’Albert Camus nous a quittés après un tragique accident de voiture. Sa réflexion sur l’absurde est encore très présente aujourd’hui. Manchester by the Sea, le dernier film de Kenneth Lonergan (scénariste de Gangs of New York) met en scène un personnage principal, Lee Chandler, comparable à Meursault, le protagoniste de L’Étranger

 

« Il n’y a pas d’amour de vivre sans désespoir de vivre. » (L’Envers et l’endroit)

Le film s’ouvre sur plusieurs scènes dans des appartements différents où Lee Chandler, incarné par Casey Affleck, concierge et homme à-tout-faire, répare chez les gens des fuites d’eau, des ampoules, débouche des toilettes. On se prend rapidement d’empathie pour lui, il n’est pas respecté, mal payé. Mais il accepte cette vie miséreuse dans un T1 crasseux et se bat dans les bars la nuit tombée, lorsqu’il est alcoolisé.

L’intrigue bascule quand il apprend que son frère décède. Une scène hallucinante déstabilise le médecin, l’infirmière et un ami de son frère, quand ils constatent que Lee est insensible au décès. Il ne pleure pas, ne s’énerve pas et s’enquiert rapidement des démarches à suivre. On lui demande s’il veut voir son frère, il hausse les épaules et, nonchalamment, suit le médecin. Devant la dépouille, aucune larme, seulement un câlin et un baiser froid, comme le cadavre.

« J’ai dit “oui“ pour n’avoir plus à parler. […] Le directeur m’a encore parlé. Mais je ne l’écoutais presque plus. Puis il m’a dit : “Je suppose que vous voulez voir votre mère.“ Je me suis levé sans rien dire et il m’a précédé vers la porte. […] J’ai eu alors envie de fumer. Mais j’ai hésité parce que je ne savais pas si je pouvais le faire devant maman. J’ai réfléchi, cela n’avait aucune importance. » (L’Étranger)

 

©Jean Louis. Licence : Creative Commons Attribution-Share Alike 3.0 Unported license.

L’écriture blanche de Camus dépeint l’inconsistance du corps et de l’âme, et l’indifférence si choquante de Meursault, comparable à celle de Lee Chandler qui parait embrasser son frère défunt par convenance plus que par amour. Plus tard, Lee apprend du notaire qu’il devient tuteur de son neveu Patrick, seize ans, orphelin depuis la mort de son père, sa mère ayant disparu depuis des années.

Bien que Lee refuse catégoriquement d’être le tuteur, le contexte du deuil fait qu’il doit passer du temps avec lui. Une relation capricieuse se noue. Indifférent que son neveu invite des amis à boire le soir, et mène une existence festive, il l’amène à la fac, chez sa copine, chez l’autre, toujours résigné. « Can you bring me at Silvie’s house? — Okay. » Un mot, pas plus, une résignation. Entouré d’un monde qu’il ne comprend plus, un monde absurde, qui n’a plus aucune signification. Il ne vit plus, il survit.

« Je n’étais pas trop malheureux. Toute la question, encore une fois, était de tuer le temps. » (L’Étranger)

La présence de Lee à Manchester-by-the-sea est quelque peu intrigante, tous les habitants le connaissent : « Is that THE Lee Chandler? ». On comprend qu’il a grandi ici, que c’est une personne au passé atroce qui lui colle à la peau et qu’il est identifié comme tel par les habitants. Par des réminiscences habilement incorporées dans le récit. On remonte pas à pas le fleuve de l’histoire des Chandler, famille à l’histoire tragique.

 

Lee Chandler, un Meursault qui a réussi ?

On peut schématiquement découper le cycle camusien en trois phases qui, sans être des étapes, sont plus des prolongements de l’une par l’autre : absurde-révolte-amour. Dans la première partie du film, Lee Chandler est incontestablement dans la phase de l’absurde. Il se bat dans les bars pour une même raison absurde que Meursault tue l’Arabe (à cause du soleil et de la transpiration qui gênent ses yeux), parce qu’on l’a mal regardé [Lee] ou qu’on l’a bousculé. De plus, l’omniprésence de l’eau dans le film, avec les canaux, la mer, les bateaux et les mouettes, rappelle l’air marin et l’immensité de la mer dans l’Étranger. La majeure partie du film se passe en hiver, la neige crue tombe sur ces âmes amorphes, inconsistantes, mortes.

« L’absurde, c’est la raison lucide qui constate ses limites » (Le Mythe de Sisyphe)

Sans qu’il fasse directement et consciemment l’expérience de l’absurde, Lee va pourtant se révolter par des actions banales mais ô combien significatives. Il se met à chercher du travail pour la fin de la saison, pour permettre à son neveu de finir son année dans la même ville. Mais il est renvoyé de partout, les habitants le voyant comme un paria. Dans un des flash-back, Lee, suite à un drame personnel, vole un pistolet à un policier au commissariat et tente de mettre fin à ses jours. La sécurité n’est pas ôtée, il échoue.

Camus voyait le suicide comme l’acte le plus libertaire, comme « une solution à l’absurde » (Le mythe de Sisyphe), c’est décider d’être libre et de « balancer les tyrans et les dieux » (Lettres à un ami allemand). Si Lee Chandler ne désire plus mourir, il souhaite désormais vivre, acceptant son passé et sa condition d’homme. Lee Chandler délaisse Meursault pour devenir Sisyphe. Même s’il sait pertinemment que son rocher roulera à nouveau en bas, il continuera toujours de le pousser vers le haut.

©Roadside Attractions / Amazon Studios. L’image est dans le domaine public.

Lee Chandler prend finalement la décision de revenir à Boston exécuter son travail de moins que rien pour l’exercer avec dignité. Il veut reprendre sa vie, déménager dans un appartement plus grand avec un canapé convertible pour accueillir son neveu quand il lui rendra visite. Il transfert le tutorat au meilleur ami de son frère pour que son neveu puisse rester à Manchester-by-the-Sea. Lee Chandler n’a pas choisi la facilité : il a décidé d’aimer, non pas de haïr.

« Qu’est-ce qu’un homme révolté ? Un homme qui dit non. Mais s’il refuse, il ne renonce pas : c’est aussi un homme qui dit oui, dès son premier mouvement. » (L’homme révolté)

Casey Affleck a su incarner un personnage camusien qui passe par les trois phases sans tomber dans le cliché. Le mélodrame ne sombre jamais dans le pathos facile, l’écriture est épurée, simple, efficace. Manchester by the Sea est un film à voir absolument ! La longueur (2h20) ne nous fait que regretter qu’il ne dure pas plus longtemps.

La bande-annonce :

Comédies françaises : dites bonjour à l’humour de droite décomplexé

La bande-annonce du prochain film de Philippe de Chauveron (réalisateur de Qu’est-ce qu’on a fait au Bon Dieu ?), intitulé A bras ouverts avec Christian Clavier en tête d’affiche, dans lequel ce dernier est « forcé » d’accueillir des Roms chez lui, fait déjà parler de lui. Le film ne sortira que début avril, mais on sent déjà le racisme décomplexé à des kilomètres. Rien de surprenant cependant, tant la comédie française s’est droitisée tranquillement sous le mandat Hollande, surfant sur la vague nationale-conservatrice qui rapporte gros au box-office.

Extrait de Qu'est-ce qu'on a fait au bon Dieu (2014)
Extrait de Qu’est-ce qu’on a fait au bon Dieu ? (2014)

« Le racisme, quand il y en a un peu, ça va… »

On se dit souvent que le cinéma français est doucement de gauche, animé de bons sentiments. Pourtant, le succès récent de comédies clairement ancrées à droite viennent nuancer ce tableau et briser les clichés.

Avec 12,3 millions de spectateurs, le phénomène ciné au succès sur-proportionné de 2014 s’appelait Qu’est-ce qu’on a fait au Bon Dieu ?. L’histoire, vous la connaissez probablement, du couple Verneuil (C. Clavier et C. Lauby), bourgeois catholiques de province (héros fillonistes avant l’heure, sans doute), qui se retrouve à marier leurs quatre filles respectivement à, ô malheur, tenez-vous bien c’est choquant, un Chinois, un Juif, un Arabe et un Noir. A la lecture du pitch, ça commence comme une vilaine blague de bistrot, et ça tombe bien, c’est à peu près ce que c’est.

Car sous couvert de vouloir se moquer de l’intolérance et du racisme, et de défendre une vision cosmopolite de la société française, le film est totalement complaisant sur son couple de héros, racistes sympathiques qui seront les vainqueurs idéologiques à la fin, puisque David « Le Juif » Benichou – voyez comme le film est critique envers les clichés… – ira même jusqu’à avouer : « On est tous un peu racistes… ». Et il est vrai que tout le long du métrage, pas un seul personnage n’échappe à son petit moment Michel Leeb. Mais comme c’est une comédie, tout le monde finit par s’entendre autour d’un bon repas. C’est aussi ça la France, le racisme ordinaire qui se partage en famille. Tant que c’est juste « un peu » de racisme, ça va, c’est quand il y en a beaucoup que ça pose problème.

Garanti sans cliché, vraiment...
Garanti sans cliché, vraiment…

Voilà à peu près le message de Qu’est-ce qu’on a fait au Bon Dieu ?, dont le scénario aurait pu être secrètement écrit par Brice Hortefeux. Si le triomphe du film doit beaucoup à son casting mêlant sang neuf (Ary Abittan, Medi Sadoun) et vétérans du genre (Clavier et Lauby, évidement), il a su aussi capter les nouvelles tendances qui commençaient à se développer en France en réaction au quinquennat socialiste. La droite a arrêté les complexes, faire un film raciste sur le racisme devient possible, et on rigole franchement en salle devant une blague sur la circoncision ou le pénis des Asiatiques. Les Blancs, eux, ne seront jamais moqués par Philippe de Chauveron, bien entendu. Quand on est né dans le XVIème arrondissement de Paris, on ne marque pas contre son camp.

« Le Grand Partage » : La gauche ridicule et le bon sens de droite

A l’hiver 2015, le Père Noël a posé un merveilleux cadeau au pied du sapin de la droite décomplexée : Le Grand Partage, d’Alexandra Leclère, qui a eu certes un succès moindre, mais qui a passé la symbolique barre du million de spectateurs, ce qui n’est pas rien. Après le mariage mixte, voilà le tour de mettre en scène un autre cauchemar de la droite : héberger des pauvres. Leclère imagine une France qui, en proie à un hiver terriblement vigoureux, passe un décret qui oblige les appartements insuffisamment habités à héberger des personnes mal-logées. Vous faites peut-être partie de ceux qui pensent, comme moi, que ça s’appelle de la solidarité et que c’est du bon sens, mais pas Alexandra Leclère. Non, le bon sens de la réalisatrice est résolument de droite. Voyons plutôt.

Le film suit un immeuble assez bourgeois (ça, c’est une constante), où cohabitent une galerie de personnages censés représenter une partie du spectre politique français : un couple de bobos de gauche (car qui dit de gauche, dit bobos parisiens, forcément – François Fillon est au scénario, cette fois) campé par Valérie Bonneton et Michel Vuillermoz, un couple « Figaro approved » réac’ interprété par Didier Bourdon et Karine Viard, et enfin une concierge frontiste (Josiane Balasko), issue des classes populaires donc raciste, bien entendu. Merci, Alexandra, pour tout ce beau travail.

Le Grand Partage (2015)
Le Grand Partage (2015)

Le Grand Partage cherche, de l’aveu de cette dernière, à confronter tout ce beau monde à la « contrainte » de l’hébergement. Alors, en soit, pourquoi pas ? Il n’y a rien de mal à vouloir ironiser sur l’hypocrisie d’une certaine gauche socialiste petite-bourgeoise, enfermée dans sa bulle de confort (le Saturday Night Live l’a très bien fait après l’élection de Trump aux États-Unis). Le problème c’est que le film ne s’arrête pas là. Car c’est un festival de clichés racistes, homophobes et méprisants : le Moldave hébergé par le couple de « gauche » est un voleur, les « clochards » sentent la vinasse, le voisin homosexuel (P. Chesnais) est ambigu voire malsain, l’Africaine est une mama qui fait des tresses et ne parle pas français… C’est bien simple, ce film ressemble à une chronique d’Eric Zemmour. Et devant tout ça, le public doit être amené à penser qu’on a bien raison de ne vouloir héberger personne. Or, si l’immeuble se veut représentatif de la société française, alors c’est l’immigration en général qui est visée à travers la thématique de l’hébergement.

Le lecteur du Figaro, le cœur de cible du film ?
Le lecteur du Figaro, le cœur de cible du film ?

Pire encore, avec la fin, qui donne le ton : le couple bobo s’avère être ridiculisé dans ses convictions (après s’être comporté comme les pires enfoirés du monde, essayant d’échanger leur pauvre contre un autre sur Internet), le couple de droite a finalement le beau rôle et a ouvert son esprit en côtoyant les SDF, et comble de tout, la concierge frontiste est heureuse et bien moins raciste maintenant que les Noirs que l’immeuble héberge bossent pour elle (!!!). Comprendre : la gauche est hypocrite et ridicule, la droite a raison et peut très bien être ouverte d’esprit, tant que ça ne bouleverse en rien les rapports de classe et ethniques. Merci pour ce moment.

Le Grand Partage, c’est le cran au-dessus par rapport à Qu’est-ce qu’on a fait au Bon Dieu ?. Le film fera réagir jusqu’aux États-Unis, où le Hollywood Reporter parlera d’un « fourre-tout comique assez médiocre » aux « clichés fastidieux » qui « conforte le public dans les opinions qu’il est censé condamner ». Slate.fr écrira quant à lui que le film est un symbole de la « Hollandexploitation », un joli néologisme pour désigner un « cinéma des déçus de la gauche, un mélange de riches débrouillards qui deviennent pauvres, de punchlines de lecteurs du Figaro et probablement un peu de racisme ordinaire ». Ou comment le cinéma comique illustre et préfigure la droitisation de la société.

« A bras ouverts » : tapons sur les Roms, personne ne les défend

C’est dans ce contexte qu’interviendra donc le prochain film de Chauveron. Sachez que le film devait s’appeler à la base Sivouplééé. Sans commentaire. Dans ce film, C. Clavier, encore lui, joue un élu de gauche prônant l’accueil et qui, mis au défi en direct à la télévision de montrer l’exemple, se retrouve à héberger des Roms. La bande-annonce donne un avant-goût de la façon dont cette minorité sera traitée.

Tout est là. Les névroses de la droite : héberger des étrangers chez soi comme métaphore de l’immigration. Névroses d’autant plus exacerbées dans le contexte de la crise des migrants. Un homme de gauche pris au piège de son hypocrisie. Et, cerise sur le gâteau, du racisme ordinaire qui ne choque plus personne… surtout quand ce sont les Roms qui sont visés.

Le film n’étant pas sorti, on se gardera bien de faire d’autres critiques par anticipation, et on se contentera de citer Tony Gatlif, réalisateur gitan (Transylvania, Geronimo), interviewé sur BFM à propos de A bras ouverts : « C’est un film dégueulasse. On ne peut pas faire des choses comme ça avec des gens. On ne peut pas rire avec ça, ce n’est pas possible ». Rien à ajouter, si ce n’est que malheureusement, ce genre de comédies est appelé à se multiplier, dans un contexte où la droite décomplexée est de plus en plus populaire, culturellement et politiquement.

Crédits :

  • Images issues des captures d’écran des films mentionnés. 

Machiavel face au grand écran : Podemos va au cinéma

Il est désormais difficile de parler de l’Espagne sans aborder le cas de Podemos. Ce parti fondé en 2014 a ravi l’intégralité de la gauche européenne dès ses premiers succès électoraux et continue son petit bonhomme de chemin au sein du Parlement espagnol. Partout on a salué le génie de ses leaders qui semblaient avoir réinventé la politique grâce à un savant cocktail de démocratie horizontale et de discours populiste. Il devient alors intéressant de jeter un coup d’oeil au profil des fondateurs du parti pour comprendre ce phénomène : ils sont tous profs. Profs de sciences politiques pour être exact. Juan Carlos Monedero, Iñigo Errejón et bien sûr le patron, Pablo Iglesias, toutes ces personnes ont comme point commun d’avoir étudié la science politique à l’Université Complutense de Madrid. L’ami Pablo ne se contente donc pas de rédiger des tracts, mais également des thèses de doctorat et, c’est ce qui nous intéresse, des livres. Ainsi on a surtout retenu ses Leçons politiques de Games of Thrones, un must pour les fans de la série et les maîtres de conf en philosophie politique. Le leader de Podemos est connu pour être un grand amateur de GoT (au point d’avoir offert un coffret DVD de la série au nouveau Roi d’Espagne l’année dernière1), mais il s’est également intéressé au cinéma au sens large. Il nous fait donc partager sa vision de politologue dans ce petit livre paru en 2013: Machiavel face au grand écran.

Qu’est-ce que l’ “hégémonie culturelle” ?

Avant de jouer les apprentis fossoyeurs de films (ou Durendal, c’est vous qui voyez), arrêtons nous un instant sur les références de l’auteur. Les habitués des cercles intello de gauche/lecteurs du Monde Diplomatique n’auront pas manqué de remarquer que, si il y a bien un mec à la mode actuellement, c’est Antonio Gramsci. Aujourd’hui tout le monde est gramscien, tout le monde se revendique de cet italien à lunettes qui a eu le malheur de vivre l’arrivée au pouvoir de Mussolini dans les années 20. Ainsi Pablo Iglesias le place au même rang que Machiavel qu’il considère comme “le premier à dire que le pouvoir est, avant tout, une relation sociale et un ensemble de production d’hégémonie idéologique d’un groupe contre un autre”. On note également son apparition dans plusieurs jeux de la licence Assassin’s Creed, mais ce n’est pas vraiment ce qui nous intéresse ici.

Ce qui nous intéresse, c’est cette “production d’hégémonie idéologique” dont parle Iglesias, et c’est là que Gramsci peut nous aider à comprendre. Pour les révolutionnaires du début du XXe siècle, le problème était plutôt simple à résoudre : construisons un parti de la classe ouvrière, prenons le pouvoir et instaurons une société idéale où règnera l’amour et les comités d’usine. Que nenni leur répond alors Gramsci ! Il ne suffit pas de s’emparer du pouvoir de l’État pour renverser le capitalisme, il faut avant tout changer ce qui se passe dans la tête des gens. Or l’État et le capital sont partout désormais! Dans les écoles, dans nos salons via le poste de télévision, dans la rue avec la publicité… A travers toutes ces institutions, notre façon de voir le monde est façonnée d’une certaine manière et ainsi est créée cette fameuse “hégémonie idéologique”. Renverser le pouvoir en place implique pour Gramsci de renverser cette hégémonie maintenue en permanence. Pablo Iglesias choisit donc d’analyser comment les films participent à la production, ou la subversion, de cette hégémonie culturelle. Prenons un exemple très simple: si je vous demande de vous représenter le débarquement des troupes alliées en Normandie, c’est très probable que l’image de Tom Hanks déguisé en soldat américain dans Il faut sauver le soldat Ryan vous viennent à l’esprit. Le cinéma nous permet d’associer des lieux, des moments de l’histoire à des images et ainsi joue sur notre représentation de la réalité sans même que l’on s’en rende compte.

Le cinéma est (toujours) politique

L’auteur nous propose donc dans ce livre de 150 pages d’analyser des sujets aussi variés que la représentation du Tiers-Monde, les interprétations de la Guerre d’Espagne dans le cinéma récent ou encore les effets du capitalisme sur le lien social. Certains ont par exemple salué la critique de la guerre du Vietnam développée dans Apocalypse Now par Francis Ford Coppola. Cependant le film ne brille pas vraiment par sa représentation des “colonisés”. Même si les répliques du colonel Kilgore sont, admettons-le, extrêmement badass, le film ne nous propose rien d’autre que d’observer la guerre du point de vue des GI Américains et on cherche despérément le moment où les Vietnamiens ne se cantonnent pas à n’être qu’une partie du décor. Mais pour autant, le sympathique Pablo ne nous laisse pas nous morfondre et nous propose le visionnage de La Bataille D’Alger de Gillo Pontecorvo, qui choisit cette fois de traiter les deux camps à égalité.

Si vous aimez le cinéma, vous aimerez probablement ce livre. Si vous aimez le marxisme et la théorie critique, vous aimerez probablement ce livre. En lisant Machiaval face au grand écran, on découvre à la fois des films et des auteurs, mais on est surtout poussé à s’interroger sur le message que les réalisateurs veulent nous faire passer. Le point sur lequel se concentre l’auteur, c’est la représentation de l’“Autre”, du “sujet subalterne” comme il le dit. Cet ouvrage est donc une invitation à garder l’oeil aiguisé quand on regarde un film: Comment sont représentés les différents personnages ? Qu’est-ce que le réalisateur essaye de dire ? Après avoir lu le livre de Pablo Iglesias, vous devriez avoir moins de mal à répondre à ces questions.

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