En marche vers la fin de l’unité républicaine ?

Ce sont souvent les réformes qui font le moins de bruit qui transforment le plus la société. Votée en 2022, la loi 3DS, technique et obscure, pourrait bien avoir un impact plus significatif sur notre régime social que la réforme des retraites. Loin de ne toucher que la Corse, les propositions faites par Emmanuel Macron, concernant l’inscription du droit à la différenciation territoriale dans la Constitution, semblent conduire notre pays sur la pente de la dislocation, voire vers la reconnaissance d’un système communautarien. Alors que le monde politique a ignoré ces réformes, qu’elles ne font l’objet d’aucun appel à la mobilisation et qu’elles sont menées dans l’indifférence générale, voire avec une large approbation, elles sont néanmoins en passe de rompre tout ce qui fait notre monde commun. Sans prise de conscience immédiate, notre pays sera demain dénué du cadre légal pour mener des politiques publiques ambitieuses et contraint de voir ses services publics privatisés, ainsi que sa protection sociale désunifiée. Par Benjamin Morel, professeur de droit public.

Le piège des compétences décentralisées

Passée en partie inaperçues en septembre dernier, les 40 propositions de Valérie Pécresse et de la région Île-de-France méritent une attention particulière. Il s’agit pour la collectivité de dresser la liste des compétences qu’elle voudrait voir décentraliser en vertu de l’article L.4221-1 du code général des collectivités territoriales, modifié par la loi n° 2022-217 du 21 février 2022, dite « loi 3DS ». L’État a un an pour répondre à celle qui aurait pu elle-aussi devenir présidente de la République.

La région propose ainsi la régionalisation du SMIC. Le coût de la vie en Île-de-France étant plus élevé qu’ailleurs, on serait tenté d’applaudir cette proposition. Toutefois, il faut bien comprendre toute la perversité de ce qui apparaît au départ comme une bonne intention. En effet, élever le SMIC dans un territoire pour des raisons de coût de la vie, c’est légitimer qu’on l’abaisse dans d’autres. Même si à terme cela ne devait pas arriver en valeur absolue, on peut s’attendre à ce que le « coup de pouce » au SMIC ne soit plus que régional, jusqu’à ce que les régions les plus pauvres voient leurs salaires minimums s’effondrer par rapport à l’inflation, et soient peu à peu paupérisées. La politisation du niveau du SMIC deviendrait impossible, dispensant le gouvernement de toute pression pour agir dessus. Si cela se justifie pour le SMIC, cela se justifie aussi, nécessairement, pour les traitements des fonctionnaires et les pensions. In fine, c’est l’ensemble des bas revenus des territoires les plus pauvres qui subiront de plein fouet et avec violence les conséquences de la différenciation territoriale. La péréquation économique se faisant en France pour une grande part grâce aux pensions et aux traitements, si fonctionnaires, retraités et bas salaires consomment moins faute de revenus, c’est le tissu commercial et économique de régions entières qui pourrait bien s’effondrer.

« À terme, le service public de l’éducation est menacé de disparition. »

Autre exemple, la région souhaite pouvoir créer des écoles privées sous contrat disposant d’une totale liberté pédagogique. Ces dernières seraient évidemment sélectionnées par la clairvoyance de la Région, mais financées par les rouages obscurs de l’État. Il s’agit en fait d’importer le modèle, qui a pourtant totalement échoué, en Grande-Bretagne, en créant des écoles fondées sur une approche strictement managériale et économique de l’éducation. À terme, le service public de l’éducation est menacé de disparition. On peut rompre avec l’héritage de Jules Ferry par une grande loi supprimant l’École publique, ou par le bas, en laissant aux régions le soin de la concurrencer aux frais de l’État en s’appuyant sur des établissements-entreprises, équivalents d’une business school. C’est ce que propose Valérie Pécresse. Que l’on se rassure, si elle ne va pas encore si loin pour l’hôpital public et la politique de l’emploi, ces autres grands services publics ne sont pas oubliés dans ses 40 propositions…

Pour faire de telles demandes, Valérie Pécresse s’appuie sur une loi que certes les communistes et les insoumis ont rejetée, mais pour laquelle les socialistes ont voté. Peut-on leur en vouloir ? Sans doute. Ont-ils voulu cela ? Clairement pas. Seulement, la différenciation présentée comme une mesure sympathique et inoffensive permettant aux « collectivités de demander des compétences afin de les exercer au plus près du terrain » est un slogan qui, accompagné d’une technicité législative folle et d’un désintérêt politique pour le droit des collectivités, a mené à ne pas voir qu’à travers le concept de différenciation on pouvait détruire les services publics et saper les fondements de la protection sociale. Autre mesure très consensuelle, technique et peu mobilisatrice, Emmanuel Macron propose d’inscrire ce droit dans la Constitution. La gauche est à présent prévenue de ce que cela implique. Ceux qui la voteront au nom des mêmes slogans inoffensif n’auront plus l’excuse de la naïveté.

Déroger à la loi commune ?

Emmanuel Macron propose également, toujours au nom du droit à la différenciation, de permettre aux collectivités de « déroger » à la loi. Lorsque Laurent Wauquiez a annoncé ne pas vouloir appliquer le zéro artificialisation nette, l’ensemble de la gauche a crié au scandale. On peut contester ce choix, mais en soi, il est conforme au droit. On a permis aux collectivités de ne pas appliquer la loi en question. On peut juger cela absurde, mais on ne peut pas en appeler au droit à la différenciation, en permettant aux élus de déroger, et s’étonner et s’indigner qu’ils le fassent. Certains, comme Europe Écologie Les Verts, qui se sont fendus d’un communiqué salé à l’encontre du président d’Auvergne-Rhône-Alpes au nom de l’unité de la loi, tout en appelant de leurs vœux cette différenciation, devraient en tirer des leçons.

Ce qu’Emmanuel Macron propose va encore plus loin puisqu’il s’agit d’accorder un droit à l’adaptation pour toutes les collectivités. Là aussi, l’idée plaît ! Les lois sont bavardes et grèvent la marge de manœuvre politique des collectivités. C’est vrai et cela conduit à remettre en cause leur libre administration. Nous pourrions cesser de légiférer n’importe comment et utiliser les nombreux instruments constitutionnels présents aux articles 41 ou 37-2 de la Constitution pour faire le ménage et desserrer le corset qui les entoure. À la place, le chef de l’État, sous les applaudissements presque généraux, propose plutôt de déroger. Il va falloir que les partisans de la différenciation expliquent comment mener des politiques cohérentes de transition écologique si chacun peut faire à sa guise. Ajoutons à cela que Valérie Pécresse, dans ses 40 propositions, veut définir elle-même les règles de performance énergétique des logements. Autant renoncer à lutter contre le réchauffement climatique en espérant que sa collectivité saura « déroger » à ses effets…

« Imagine-t-on qu’on accorde un droit à déroger au Code de la route ? »

Par ailleurs, il convient de s’arrêter sur cette idée de dérogation. Ce n’est pas là une affaire de jacobins ou de girondins, ni même de fédéralistes ou d’anti-fédéralistes. Dans aucun État à peu près constitué, aussi décentralisé soit-il, on n’a fait de la dérogation le principe de l’application de la loi. C’est le fondement même de l’État de droit et de l’ordre juridique qui est attaqué ici… Imagine-t-on qu’on accorde un droit à déroger au Code de la route ? Supposez qu’en raison de ma préscience des accidents, qui fait de moi un être surconscient, je m’autorise à déroger à la règle m’interdisant de m’arrêter au feu rouge. Poussé à l’absurde, c’est le même principe. Emmanuel Macron constitutionnalise la boutade de Churchill selon laquelle « en France tout est autorisé, même ce qui est interdit », et le reste de la classe politique ne semble pas y voir un problème, voire applaudit.

Le cheval de Troie du communautarisme

Ce que le président a annoncé en Corse est également très grave et hypothèque l’avenir du pays. D’abord, ce dernier propose de consacrer la Corse comme « communauté culturelle ». En faisant cela, il veut éviter de parler de « Peuple corse », ce qui introduirait une rupture dans la souveraineté et ouvrirait un droit à la sécession. Dans notre Constitution, le Peuple n’est pas défini culturellement ; le Peuple est identifié comme souverain. On pourrait donc penser qu’il propose une voie plus acceptable, mais, sans doute par inconséquence, il ouvre un chemin extrêmement mortifère. En effet, la République ne reconnaît aucune communauté. Elle ne reconnaît que des citoyens, indépendamment de leur culture, leur religion ou leur ethnie. Reconnaître une communauté dans la Constitution, c’est se confronter à un choix cornélien. Soit cela implique de les reconnaître toutes. Si l’on reconnaît une communauté culturelle corse, il faut aussi considérer l’existence d’une communauté culturelle bretonne, basque… mais aussi musulmane, afrodescendante ou asiatique. Si on s’y refuse, considérant que certaines de ces communautés n’ont pas à être reconnues car d’une moindre dignité, alors on les hiérarchise. Peu importe comment on le présente, quelles justifications on donne, quelle précaution on y met… cela s’appelle du racisme. Si la rédaction proposée par Emmanuel Macron entre dans la Constitution, nous n’aurons d’autre choix que de mettre en place une République communautariste ou un État raciste. Il n’y aura pas de troisième voie.

« La République ne reconnaît aucune communauté. »

Ensuite, le Président propose de reconnaître une autonomie à la Corse. Disons-le d’emblée : cela ne veut rien dire juridiquement. Être autonome, c’est se donner sa propre norme, comme le fait une commune lorsqu’elle prend un arrêté municipal. Toutefois, derrière l’idée d’autonomie se cache l’idée d’un statut particulier qui n’aurait de fondement que l’identité. Évidemment, accorder un statut à la Corse en reconnaissance de son identité, c’est montrer du mépris pour celle d’autres régions qui ne pourraient acquérir ce même statut. La Bretagne ne s’y est pas trompée et a le jour même soumis un rapport sur l’autonomie à Élisabeth Borne, son président demandant « la même chose » que la Corse. Ce phénomène de surenchère que nous analysions il y a quelques mois dans La France en miettes et dans les colonnes de LVSL semble se confirmer. D’autres ont emboîté le pas de la Bretagne, jugeant aussi qu’une identité reconnue exigeant un statut soit-disant taillé pour une « Île-Montagne »… Si elles devaient l’obtenir, gageons que la Corse, se sentant normalisée, demanderait un statut de plus grande autonomie, puis à terme l’indépendance, au regard de ses caractéristiques propres. Nous avons déjà analysé ce phénomène de surenchère et nous permettrons aussi d’être court. Cela a eu lieu sans guère d’exception partout où en Europe où l’on a fait le choix de lier statut et identité. Sans revenir dessus en détail, rappelons qu’une fois cette dynamique lancée, personne n’a trouvé la clé pour en sortir. La vie politique espagnole ou belge est même structurellement bloquée par ce problème. La première victime de ce phénomène est d’ailleurs la solidarité nationale. On ne veut pas payer pour ceux qui n’apparaissent pas comme appartenant à la même nation… l’ERC catalane, parti de gauche indépendantiste, appelle ainsi à garder les impôts catalans en Catalogne et à ne pas financer les pauvres Andalous… Que ceux qui prônent aujourd’hui le régionalisme assument cette rupture de solidarité, car elle s’impose à terme nécessairement, quelles que soient les bonnes intentions professées.

Par des mesures techniques ou qui semblent ne toucher qu’une île, que les élites parisiennes ont pris l’habitude de négliger, c’est bel et bien l’ensemble de ce qui constitue notre pays, notre modèle social, notre modèle de service public et notre avenir commun qui est menacé. Soit, nous continuons à nous aveugler en nous gargarisant d’une apologie niaise des irréductibles différences entre les « territoires », soit nous commençons à travailler sur les conséquences de ce qui est proposé. Quoique non. Ceux qui voulaient détruire la République, la Nation, les services publics, le système social ont déjà, eux, travaillé, et nous en mettent les conséquences devant les yeux. Il convient simplement de s’opposer fermement, ou bien d’accepter de faire partie des fossoyeurs de tout ce que nous disons défendre.

Quand la fiction se présente aux élections : Municipale, vrai-faux docu-ovni

Cannes 2021 : pour leur première création, trois copains de lycée gravissent les marches du célèbre festival, accompagnés d’une dizaine d’habitants de Revin, petite ville des Ardennes touchée par la désindustrialisation. Ces derniers ont été victimes et/ou bénéficiaires d’une vraie-fausse candidature aux élections municipales 2020. Le coupable est là juste derrière, c’est Laurent Papot acteur-personnage principal du film Municipale. Il a été l’instrument d’une expérience sociale, politique et cinématographique unique. Au point de faire basculer une ville entière dans une politique-fiction bien réelle ? Ce qui est certain, c’est que Municipale, véritable ovni du documentaire politique, fera date.

Il suffit de quelques minutes pour comprendre le principe du film : un homme arrive en gare de Revin, commune des Ardennes françaises, accueilli par ses deux conseillers politiques. Thomas Paulot (le réalisateur, invisible à l’écran) et ses deux compagnons d’aventure (Ferdinand Flame et Milan Alfonsi). Ils sont tout autant une équipe de tournage que de campagne : Laurent Papot est l’acteur principal et un nouveau candidat aux élections municipales de 2020 à Revin, cette ville qu’il ne connaît pas encore.

Auprès des Revinoises et Revinois, il assume ce qu’il est : un acteur sous contrat, payé par une production de cinéma pour être candidat aux élections municipales. Il a pour mission de monter une liste et de constituer un programme. La suite, on ne la connaît pas. Simplement, s’il gagne les élections, il se retirera en laissant le pouvoir à la population. Une population qui dépeint avec brio la situation locale, de l’ancienne militante syndicale au commerçant en passant par les (très) jeunes précaires du coin.

© L’heure d’été – 2021 – images fournies par REZO FILMS

La photographie d’une certaine France ?

Cette population que Laurent Papot rencontre, on peut dire d’un côté qu’elle est singulière et que sa vision correspond à un contexte précis : celui des Ardennes françaises, positionnées aux confins orientaux de la diagonale du vide. Désindustrialisées, vidées de leur substance syndicale intense par la fermeture des usines et de la toute-puissance de la gauche par l’impuissance des politiques face à l’ampleur des destructions économiques. C’est la diagonale du vide, la France périphérique dépeinte par Christophe Guilluy.

Rapidement, émergent dans le film des figures locales, tel Karim Mehrez, ancien leader d’une liste citoyenne de gauche battue aux élections municipales de 2014, qui devient le sherpa de Laurent Papot dans cette ville où il ne connaît personne. On y trouve une mairie conquise par une droite sans rêve, ciblée par deux listes de gauche sans contraste et qui ont abandonné (de honte ?) l’étiquette du Parti socialiste.  

Toutefois, si Revin reste Revin, la ville est aussi plus largement une image des réalités politiques du pays. Il y a bien entendu une liste Rassemblement national auquel le film ne laisse qu’une place de spectre lointain. Bien plus présent, on retrouve la candidature du fameux Chabane Sehel, figure locale des Gilets Jaunes qui affirme avec rage sa volonté « d’éradiquer la misère » dans une ville frappée par un taux de pauvreté de 27%.

La comparaison entre Municipale et J’veux du Soleil de François Ruffin est rapidement tentante. Ici aussi, les questions de désespoir et surtout d’espoir ressurgissent à la faveur du bouillonnement politique des foules fluorescentes apparues fin 2018. Pour autant, J’veux du Soleil a été réalisé dans une quasi-totale improvisation en s’appuyant sur la présence d’une figure politique, là où Municipale repose au contraire sur un acteur-personnage principal qui assume lui-même l’idée qu’il n’est pas là pour remplir un espace mais pour créer un vide. 

Un vide synonyme de responsabilités qui font envie autant qu’elles font peur. Doit-on créer cette liste autour de ce vrai-faux candidat ? Ne prend-on pas le risque de créer davantage de confusion et de faux espoirs là où la déshérence a déjà été lourdement implantée par le sentiment de déclin.

Un dispositif mêlant consciemment la réalité à la fiction : la caméra comme outil de dialogue 

Autre différence notable avec le film du député insoumis, Municipale est un film écrit au fil de sa conception, un film bénéficiaire et victime de la matière du réel qui lui permet d’exister, un film joué par son personnage-acteur mais aussi par les habitants qui, d’ailleurs, apparaissent au générique très directement et dont on apprend qu’ils ont été appelés à jouer leur propre rôle.

De sorte que l’on trouve aussi une forte proximité avec Entre les Murs, où Laurent Cantet avait utilisé les outils de l’improvisation théâtrale avec des jeunes d’un collège de banlieue, à l’époque où Nicolas Sarkozy parlait volontiers de « racailles » et de « kärcher », pour faire éclater à l’écran, l’univers intérieur d’une population. Le jeu permanent, c’est bien le fil conducteur de Thomas Paulot : que ce soit pour les relations sociales, la campagne électorale, ou l’exercice du pouvoir, le film épouse la part de fiction qui compose la politique, une part bien réelle, toujours trouble et troublante.

Au risque que la caméra ne rende tout artificiel ? Peut-être. Et peut-être, aussi, le contraire. Car la caméra joue aussi un rôle de pacificateur, d’actionneur, de révélateur : en somme, elle crée une tension qui oblige la parole à se libérer. La fiction comme le rêve, est une mise en scène, certes, mais une mise en scène qui libère des choses tues. Ainsi, Laurent Papot est bien cet instrument créateur de tension puis d’un vide propice à recréer du dialogue.

© L’heure d’été – 2021 – images fournies par REZO FILMS

La performance de Laurent Papot

Il vous fait tantôt penser à José Garcia, tantôt à Vincent Macaigne : Laurent Papot se distingue autant par ce qu’il dit que par ses silences. Par ses changements d’attitude et son culot, on le sent habité d’une propension au délire qui pourrait virer à l’humour absurde si elle n’était pas aussi teintée d’une sincérité dont on doute également en permanence : d’après les trois créateurs, on l’a choisi justement parce qu’il est en permanence à cheval entre la réalité et la fiction. Un vrai candidat.

C’est même un bon candidat. Certes, il n’a qu’une connaissance très superficielle des personnes et des réalités locales, ignorance qu’il assume pleinement, préférant mettre en avant la richesse de son regard neuf : après tout, nul n’est prophète en son pays, et c’est d’autant plus vrai que tout dans le film raconte la déroute de la vie publique et la perte de repères.

Ce qui rend Laurent Papot exceptionnel, ce qui le rend unique et radicalement vrai, c’est cette posture de l’écoute (car dans un sens, l’écoute n’est jamais fictive, que l’on soit acteur ou candidat). Les réunions publiques sont bien plus marquées par les silences du candidat et de ses conseillers, que par les habituelles et classiques harangues plus ou moins charismatiques. Son équipe et lui génèrent une présence là où les gens se sentent délaissés : le local de campagne est installé dans les murs désertés d’un ancien PMU. Là, les silences du candidat prennent la valeur d’écoutes. Ainsi la parole se libère.

Alors que le débat public pose souvent la question de la sincérité des candidats, Municipale prend la question à contre-pied. Ce qui en fait indéniablement un des films politiques de la décennie naissante. 

Alors que le débat public pose souvent la question de la sincérité des candidats, Municipale prend la question à contre-pied. Ce qui en fait indéniablement un des films politiques de la décennie naissante. 

Au fil de la pellicule, des amitiés naissent dans la fiction, non pas malgré elle, mais en elle. C’est l’histoire du lien entre intime et politique, entre jeu et vérité. Une dynamique qui n’est pas sans nous rappeler celle de Pater, d’Alain Cavalier, où le réalisateur et Vincent Lindon jouent respectivement le rôle d’un président et de son premier ministre. 

Sauf que Laurent Papot a véritablement été candidat aux élections municipales de Revin et que la crise covid lui est aussi véritablement tombé dessus là-bas. Laurent Papot est Laurent Papot. Alors que le débat public pose souvent la question de la sincérité des candidats, Municipale prend la question à contre-pied. Ce qui en fait indéniablement un des films politiques de la décennie naissante. 

Rendez les doléances ! – Entretien avec Didier Le Bret

Diplomate de carrière, ancien coordonnateur national du renseignement auprès du président de la République, et membre du Conseil d’administration d’Action contre la Faim, Didier Le Bret est aussi secrétaire général de la mobilisation citoyenne Rendez les doléances !. L’association demande au gouvernement de tenir son engagement de transparence et de rendre disponibles en ligne l’ensemble des doléances citoyennes exprimées pendant la mobilisation des gilets jaunes. Lors de cet entretien, nous sommes revenus sur le contenu des cahiers citoyens et sur l’importance de rouvrir leurs pages afin de ne pas oublier les raisons profondes qui ont déclenché les mobilisations de novembre 2018, et leur caractère toujours actuel. Entretien réalisé par Lou Plaza et retranscrit par Dany Meyniel.

LVSL – Qu’est-ce qui a motivé la création de l’association « Rendez les doléances ! » ? Qui sont les membres de l’association et comment menez-vous cette mobilisation citoyenne ? 

Didier Le Bret – Le point de départ est la crise que nous avons traversée avec la mobilisation des gilets jaunes. Même si ma formation et mon parcours professionnel m’ont conduit à observer le monde plus que la France, j’ai été amené à approfondir les questions sociales dans notre pays depuis plusieurs années – notamment depuis mon engagement politique comme candidat aux législatives pour le Parti socialiste. Il me semble que depuis quelques années, le thème de la précarisation s’est invité en profondeur dans notre société. Ce n’est sans doute pas un hasard si plusieurs membres de notre association sont aussi membres d’associations caritatives, humanitaires ou d’aides au développement. Dorian Dreuil, qui est au bureau de Rendez les doléances !, est l’ancien secrétaire général d’Action contre la Faim, le président de notre association Thomas Ribémont est également l’ancien président d’ACF et je suis membre du Conseil d’administration de cette même association.

Le moment où le président Emmanuel Macron décide de donner la parole aux gens en organisant le grand débat national a ouvert un cycle assez inédit. Pour la première fois depuis très longtemps, nous avons assisté à une mobilisation citoyenne de très grande ampleur. Chacun a pu exprimer ce qu’il avait sur le cœur, ses projets, ses rêves selon différentes modalités. L’une d’entre elles a été les discussions organisées en mairie, avec la possibilité de déposer des doléances sur des cahiers ouverts par les maires.

Nous avons été nombreux à nous dire que le président avait eu du flair en redonnant la parole aux gens. C’était une bonne façon d’interrompre un cycle de violence et de se mettre à l’écoute. Il a néanmoins privilégié un positionnement très central. Il est allé lui-même dans les débats et a essayé de convaincre les gens. On a eu l’impression qu’il refaisait campagne, alors que l’attitude qui s’imposait dans ces circonstances aurait été l’écoute. De plus, le président avait annoncé que ces doléances seraient rendues publiques et qu’elles constitueraient un corpus à partir duquel les chercheurs pourraient travailler et approfondir nos connaissances sur ce qui se passe en profondeur dans notre pays.

Nous nous sommes privés d’une source importante pour comprendre une partie de notre pays.

Ni l’un ni l’autre n’a été fait : les doléances n’ont pas été mises en ligne, contrairement à l’engagement pris par le gouvernement, et elles n’ont pas pu être exploitées par les chercheurs. C’est doublement dommage. Politiquement, parce qu’il n’est jamais bon de refermer une porte quand on l’a entrouverte, et parce qu’on nous a privés d’une matière extrêmement intéressante pour comprendre la situation des classes moyennes françaises concernées par ces phénomènes de précarisation. Elles avaient des choses à dire sur toute une série de sujets : la fiscalité, le sentiment d’injustice, le type de société que l’on a développé, la ruralité, les déplacements, la santé ou encore l’éducation.

Nous nous sommes privés d’une source importante pour comprendre une partie de notre pays – je ne dis pas que c’est tout le pays –, des gens que nous n’avions pas l’habitude d’entendre, qui estimaient qu’ils avaient fait leur part de travail, qu’ils avaient joué le rôle du contrat social, ce qu’on attendait d’eux. Ils travaillent, essaient d’être actifs et de participer à la vie de notre société et finalement, ils s’aperçoivent que le contrat est rompu. Ils ont quitté les grandes villes et ont fait le choix de la campagne et des petites communes, sauf que les services publics ferment les uns après les autres : l’hôpital, les services administratifs mais aussi les commerces de proximité.

© Rendez les doléances !

Nous avons eu une expression très forte qui venait des citoyens eux-mêmes et c’est cela qui nous intéresse. Nous avons envie de comprendre ce qu’il s’est passé et de restituer cette parole à leurs auteurs, sous une forme d’hommage. Nous nous sommes fixés un objectif à moyen terme : pour le troisième anniversaire du grand débat national en janvier 2022, nous publierons une anthologie de ces textes avec des équipes de chercheurs que nous sommes en train de structurer un peu partout en France et qui récupèrent actuellement ces doléances. Cette anthologie sera ensuite commentée. L’objectif n’est pas d’en faire une exégèse rigide et définitive mais de nous intéresser à des points de vue : de chercheurs et d’universitaires, bien sûr, mais aussi d’artistes, de collectifs citoyens comme « Démocratie Ouverte », un de nos partenaires, de revues comme Germinal, également partenaire de l’opération, ou encore d’acteurs de la vie publique. En faisant en sorte que ces textes se répondent dans un jeu de miroirs, nous souhaitons rendre compte d’une réalité que l’on a du mal à saisir.

Il s’agit de prolonger les deux débouchés politiques du grand débat national.

Cette anthologie, nous l’espérons, pourrait aussi inspirer celles et ceux qui souhaitent présider aux destinées des Français en se portant candidats. Les thématiques sont nombreuses. Je pense notamment à un thème souvent négligé : l’écologie rurale, mais aussi les transports en dehors des grandes métropoles et les interconnexions. Il s’agit de prolonger les deux débouchés politiques du grand débat national : l’agenda rural, qui n’a pas encore donné de résultats tangibles, et la Convention citoyenne pour le climat qui est une façon d’articuler l’ambition écologique aux contraintes sociales. Les gens sont prêts à manger bio mais encore faut-il que ce soit accessible. Tout le monde serait ravi de se débarrasser de sa vieille voiture diesel mais encore faut-il que les voitures électriques soient abordables. Tout le monde rêve de rénover son appartement et de faire des économies d’énergie mais encore faut-il que des dispositifs soient en place. Cette démarche me paraît vraiment centrale pour arriver à comprendre ce qui se passe dans notre pays mais aussi pour pouvoir y répondre.

LVSL – Au-delà de la synthèse produite par des cabinets privés pour le gouvernement, que contiennent ces cahiers de doléances ? À partir des premières analyses que vous avez menées de ces cahiers citoyens, quelles sont les thématiques récurrentes ?  

D. L. B.  Les bilans réalisés par les cabinets privés ont concerné essentiellement le bloc des quatre thématiques proposées dans la lettre de cadrage d’Emmanuel Macron, dans laquelle d’entrée de jeux étaient exclues certaines questions. Il était clair par exemple qu’étaient hors champ le retour de l’ISF, une hausse du SMIC et que la CSG ne serait pas non plus revue.

Il y a des sujets qui reviennent massivement, notamment la question de l’ISF. Cette question ne revient pas tellement parce-que les Français pensent que ça va remplir à nouveau les caisses de l’État […] mais parce que c’est une question de justice sociale.

Que voit-on quand on regarde les doléances ? Il y a des sujets qui reviennent massivement, notamment la question de l’ISF. Cette question ne revient pas tellement parce-que les Français pensent que ça va remplir à nouveau les caisses de l’État – ils ne se font pas d’illusion sur le fait que ce n’est pas une source fiscale majeure pour le budget de l’État – mais parce que c’est une question de justice sociale. Ils considèrent qu’à un moment où les inégalités se creusent, avoir décrété une flat tax sur l’impôt sur les sociétés et avoir privilégié une fois de plus la fiscalité financière des dividendes au détriment du patrimoine – puisque la réforme de l’ISF visait à réduire l’assiette et à prendre en compte uniquement les actifs immobiliers – disait de manière très claire où se trouvait le curseur idéologique de la politique de Macron. Il n’est pas étonnant dans ces conditions que la question de l’ISF soit omniprésente !

Les gens ont le sentiment de ne pas être représentés au point d’être invisibles, de se sentir muets, voire méprisés.

On trouve aussi beaucoup de doléances qui sont liées aux problèmes de représentation : politique, bien sûr, mais aussi symbolique. Les gens ont le sentiment de ne pas être représentés au point d’être invisibles, de se sentir muets, voire méprisés. Dans les deux sens du terme, leur voix ne porte pas. Cela se retrouve dans la problématique lancinante de l’éloignement. C’est d’ailleurs pour cela que la crise des gilets jaunes a démarré avec les questions de transport et de hausse du prix du diesel. Au fond, le véhicule est le seul lien qui reste pour les gens éloignés des métropoles, à la fois centres d’emplois, centres administratifs, mais aussi centres culturels et épicentres de la vie sociale. Cet éloignement leur donne le sentiment qu’ils sont dans un espace qui n’est plus tout à fait l’espace commun, partagé par l’ensemble des Français.

Ensuite il y a bien sûr beaucoup de doléances qui portent sur le pouvoir d’achat et la difficulté à joindre les deux bouts. Il est intéressant de constater que ce n’est pas lié au fait, contrairement à ce que l’on l’entend parfois, que les Français de milieu modeste seraient de mauvais gestionnaires. C’est simplement que leurs marges de manœuvre sont singulièrement réduites. Lorsque vous avez payé le loyer, les abonnements d’eau, de gaz, de téléphone, les assurances et les frais de scolarité, ils sont nombreux à dire qu’il ne leur reste plus grand-chose pour vivre. Ces témoignages sont souvent plus parlants que des statistiques froides et globales. Corollaire de cette paupérisation des classes moyennes, la mondialisation est fortement contestée : les gens ne croient pas à la théorie du ruissellement, ils ne voient pas les effets positifs de la mondialisation. Bref, ils se décrivent un peu comme les oubliés de la fête.

Le gouvernement a tiré les conclusions qui l’arrangeaient.

LVSL – Techniquement, comment les chercheurs font-ils pour analyser ces cahiers citoyens regroupant plus de 600 000 pages ? Comment est-il possible de saisir l’ensemble des contributions et d’en tirer un bilan plus exhaustif que celui réalisé par le gouvernement ?

D. L. B. – Pour l’instant, c’est difficile, nous n’avons pas de vision globale. Dans tel département nous pouvons étudier les doléances en profondeur mais cela ne donne pas une image à l’échelle du pays. Il faudra continuer de faire remonter les données. En revanche, en pratiquant des « coups de sonde », nous pouvons saisir des éléments qualitatifs, apprécier et entendre telle ou telle tendance. Faire du traitement de données, à partir de mots clés, c’est indispensable. Mais mettre en relief des données qualitatives, s’attacher à faire des analyses fines, voir la façon-même dont les gens expriment ces doléances, est aussi riche d’enseignements.

D’ailleurs, beaucoup de chercheurs étaient assez remontés contre la méthodologie retenue par les cabinets de conseil pour le compte du gouvernement. Leur approche ne rendait pas compte de la réalité, d’autant plus dans les délais impartis par le gouvernement. Les conclusions ont été restituées seulement deux mois après la fin du grand débat. La plupart des chercheurs ont doucement rigolé, cela n’avait pour eux aucune valeur scientifique et au fond, le gouvernement a tiré les conclusions qui l’arrangeaient.

© Rendez les doléances !

LVSL – Comment expliquer que le gouvernement n’a toujours pas rendu accessibles à tous en ligne les doléances des citoyens ? Sébastien Lecornu, alors ministre en charge de l’animation du grand débat national, disait : « Tout doit pouvoir être consulté par tout le monde. Tout en transparence ». Comment explique-t-on ce revirement ?

D. L. B.  Il me semble que c’est un mélange de plusieurs éléments. Premièrement, il y a eu la volonté d’en finir, de ne pas relancer le débat et de partir du principe que tout ce qu’on pouvait dire sur le sujet avait été dit, c’était une façon de passer à autre chose. Entretemps il y a eu le Covid, et nous sommes effectivement passés à autre chose. Il y a aussi eu des maladresses techniques. Les départements ont numérisé et remonté les archives au ministère de la Culture qui les a remises à la BNF et/ou aux archives de France. Un microfilmage de l’ensemble des archives a donc été fait département par département et serait en théorie tout à fait disponible.

Mais les départements ont ensuite reversé physiquement les archives recueillies par les communes dans les centres d’archives départementales. Les archivistes ont donc mis en œuvre les règles qui s’appliquent. Donc, si vous voulez les consulter, vous prenez rendez-vous et vous le faites sur place. Pour la partie des doléances nominatives, comportant des noms, des adresses, vous devrez patienter…. cinquante ans ! Ce qui est un peu dommage pour des études contemporaines. Et si vous voulez une dérogation, il faut la demander au département qui saisira le ministère de la Culture, donc dans dix ans nous y sommes encore.

Vous ne pouvez pas à la fois solliciter l’intelligence collective des Français et, quand cela ne vous arrange pas, ou plus, passer à autre chose.

Tout a été fait pour que, consciemment ou non, l’affaire soit enterrée. Notre ambition est donc de reprendre là où nous nous sommes arrêtés. La parole politique, à force d’être reniée et à force de se dédire, finit par perdre de sa crédibilité. Vous ne pouvez pas à la fois solliciter l’intelligence collective des Français et, quand cela ne vous arrange pas, ou plus, passer à autre chose. La démocratie participative n’est pas un gadget. Nous avons plus que jamais besoin de faire vivre notre démocratie entre deux élections. Ce moment d’expression des doléances était une occasion en or. Il est dommage que le gouvernement s’en soit privé.

LVSL – Sur cette question de faire vivre la démocratie entre les moments électoraux, vous dites justement que ces doléances permettraient d’« imaginer le “monde d’après” et (de) contribuer à refaire des citoyens des acteurs de leur destin ». Pensez-vous que les citoyens auraient la volonté de se saisir de ces doléances si elles étaient rendues accessibles ? Quelle utilité peuvent avoir les doléances dans ce « monde d’après » ?

D. L. B. – Je ne sais pas si c’est aux citoyens de s’en emparer, mais c’est aux citoyens de décider eux-mêmes de ce qu’ils veulent en faire. Il s’agit donc d’avoir au moins la possibilité d’en disposer. Ensuite c’est l’affaire de ceux qui, dans le cadre de la compétition électorale politique, ont envie de s’emparer de cette masse d’informations pour en faire quelque chose. Ces doléances aident par exemple à comprendre l’urgence d’avancer dans l’agenda rural. Quand vous analysez les scores du Rassemblement national dans certaines régions, vous êtes frappés de voir la concomitance entre l’éloignement physique des gens de la première gare et ces scores. Il y a donc des éléments très concrets, pas seulement dans l’imaginaire des gens, mais dans leurs vies. Des formes d’éloignement, de coupures qui isolent les personnes. Des choix ont été faits, comme la privatisation d’un ensemble de services publics et le fait de vouloir rentabiliser à tout prix les services publics.

Vous avez des friches industrielles partout. Ce sont des pans entiers de vie détruits petit à petit. Il est important d’entendre ces messages au travers des doléances.

On peut prendre pour exemple la privatisation du rail, au motif que les petites lignes ne servaient plus à rien. Quand vous regardez la diagonale qui traverse tout le pays d’Ouest en Est, vous vous rendez bien compte qu’elle suit exactement la trajectoire de la désertification de nos territoires en hôpitaux, en services publics, en commerces de proximité, ou encore en dessertes ferroviaires. Tout est lié. Ces doléances donnent un socle et une légitimité à ceux qui disent que les TGV n’épuisent pas le besoin qu’on a de pouvoir desservir aussi de plus petites communes. Quand vous quittez Paris pour aller à Nevers, vous traversez des villes qui ont perdu en moyenne près de 10% de leur population au cours des dix dernières années. C’est terrible. Vous avez des friches industrielles partout. Ce sont des pans entiers de vie détruits petit à petit. Il est important d’entendre ces messages à travers les doléances.

LVSL – Au-delà du travail d’analyse des doléances et du constat que vous portez, y a-t-il une volonté de votre part de donner une suite politique à ces expressions citoyennes ? Dans le cadre des élections de 2022, comment ces cahiers de doléance pourraient-ils intervenir dans les programmes des candidats ?

D. L. B.  Il est important d’abord de poursuivre le dialogue qui a été interrompu. Tout n’a pas été dit, donc il s’agit de partir de ce qui a été dit pour prolonger cette première expression, et envisager quels peuvent être les débouchés programmatiques, tout en continuant d’approfondir le sujet avec les Français. Ensuite sur la base des doléances et du dialogue qui pourrait être établi, il est effectivement possible d’intégrer tout, ou partie, de ces revendications dans un programme tourné vers celles et ceux qu’on a tendance à oublier. Il me semble qu’il existe un vrai potentiel – pas seulement électoral dans le mauvais sens du terme – pour restaurer une écoute là où elle est déficiente. C’est un outil qui peut être au service d’une campagne et d’un programme.

LVSL – Quels sont les prochains événements que vous menez dans le cadre de la mobilisation ? Vous avez évoqué une anthologie de textes dans le cadre du troisième anniversaire du grand débat national…

D. L. B.  La publication de cet ouvrage en janvier 2022 est un point d’arrivée médian. Notre souhait entretemps est de continuer à structurer des regroupements de chercheurs dans toutes les régions, en fonction des thématiques qui les intéressent, afin de nourrir cette réflexion. Nous souhaitons également organiser des rencontres en région dans le but de prolonger ces discussions. Nous pouvons aussi imaginer de retourner voir les Français qui ont pris la peine de passer deux ou trois jours, pour certains d’entre eux, à aller dans les mairies où ils ont discuté de thématiques très sérieuses. Il serait intéressant, deux ans plus tard, de leur demander ce qu’il s’est passé depuis, ce qui a changé dans leurs vies. Ce serait une façon de montrer qu’il existe des structures citoyennes qui essaient d’aller à leur rencontre et de faire vivre le débat.

Alexandre Langlois : « Il y a ceux qui dirigent un pays avec une garde de citoyens et ceux qui dirigent avec une garde contre les citoyens »

Alexandre Langlois, du syndicat Vigi police, a choisi de protester contre la gestion politique violente et délétère des effectifs de police en présentant sa démission de ses fonctions de gardien de la paix. Sous le coup d’une nouvelle procédure administrative lancée en dépit de sa décision, nous l’avons interrogé sur les motivations de son geste, ainsi que sur sa vision des réformes nécessaires à l’amélioration des conditions de vie et de travail des policiers et à la reconstitution des liens entre cette institution et la population, que le pouvoir, par son instrumentalisation de la brutalité, semble avoir rompu.

LVSL – Vous avez récemment décidé de démissionner pour protester contre les manquements de la hiérarchie administrative au devoir de protection des fonctionnaires et de bonne gestion des personnels, accompagné de votre collègue Noam Anouar du syndicat VIGI Police. Vous dénoncez conjointement l’utilisation brutale de la répression en manifestation, ainsi que les conditions de travail poussant vos collègues au suicide. Quels évènements spécifiques vont ont conduit à cette décision ?

Alexandre Langlois – Pour être précis, c’est une rupture conventionnelle, que le ministère, en toute illégalité, à commencer à traiter à partir du 1er janvier 2021. La suite d’événements qui l’a précipité est la concomitance entre l’affaire Michel Zecler, où ce producteur a été tabassé par plusieurs policiers, suivi par des tirs de grenades, et le projet de loi sécurité globale, notamment l’article 24, sur la non-diffusion des visages des policiers, mais pas uniquement. Cela a été accéléré par la rhétorique gouvernementale : conjointement, Monsieur Darmanin et Monsieur Macron ont dit que dans cette affaire, ce qui les a choqué, ce sont les images du tabassage. Ce qui m’a choqué, c’est le tabassage, pas les images. La loi qui est défendue par Gérald Darmanin permettra de ne plus voir ces images, or cela semble être précisément ce qu’ils veulent. Nous sommes sur la négation des valeurs de la République. Nous ne voulons plus protéger les gens, mais cacher les déviances du gouvernement. Cette loi sur la sécurité globale va encore plus loin, parce que de façon générale, elle légalise l’affaire Benalla. Le syndicat VIGI – qui est partie civile au tribunal dans l’affaire Benalla — avait porté plainte pour tous les manquements qui ont été découverts, et nous sommes contents que la procédure commence à avancer avec le procureur de la République. Mais pourquoi disons-nous que cette loi permet la légalisation de ces pratiques dangereuses ?

crédits photos : Pablo Porlan/Hans Lucas

Demain, les Benalla, les personnels privés pourront se déguiser en policiers, et plus personne ne pourra dire s’il en existe. Il y a une volonté de privatiser les missions régaliennes de l’État, avec le transfert de pouvoirs de police judiciaire à des sociétés privées. Ces entreprises n’ont pas à cœur l’intérêt général, mais faire de l’argent. C’est bien quand on vend une voiture, mais quand on assure une mission de l’État, cela pose un problème, notamment sur la question d’à qui va la fidélité. Dans l’affaire Benalla, Macron voulait privatiser sa sécurité. Nous avions des spécialistes de gendarmerie et de police qui ont assuré la sécurité de tous les présidents de la 5e République, sans jamais faillir à leur mission. Mais Macron voulait une sécurité privée. Pourquoi ? Parce qu’il y en a qui sont pour l’intérêt général, et d’autres dont la loyauté est achetée par l’argent. Comme disait Aristote, « il y a ceux qui dirigent un pays avec une garde de citoyens, et d’autres avec une garde contre les citoyens ». Tout cela fait fond sur un désengagement de l’État vers les polices municipales, qui pose un problème d’égalité des citoyens quant à la sécurité sur le territoire. Chaque commune, en fonction de ses budgets et de ses possibilités, n’aura pas la même police municipale. Toute commune, tout citoyen a un droit constitutionnel à une égale qualité du service public.

LVSL – Est-ce que vous avez des nouvelles par rapport à votre procédure disciplinaire en dépit de votre demande de démission ?

A. L. – J’ai écrit au ministre pour demander ma démission, en précisant que je ne voulais pas que cela prenne trop de temps, pour éviter que cela ne donne prise à une éventuelle sanction en termes de calendrier… La réponse du ministre a été de m’envoyer en conseil de discipline un mois après. Ce qui est assez amusant, c’est qu’après deux mois sans réponse, tout agent peut considérer que son administration accepte le départ, ce qui a d’ailleurs été confirmé par Mr. Darmanin. Une question lui a été posée quand il était ministre des comptes publics, au Sénat, pour connaître la nouvelle réglementation sur le silence de l’administration. Il a alors répondu qu’il n’y a pas de cadre précis, donc cela veut automatiquement dire qu’il y a une acceptation par l’administration dans ce genre de circonstances. Au lieu de quoi, il m’a donc envoyé en conseil de discipline. Ce conseil de discipline s’est bien passé, autant qu’il était possible. Dans la fonction publique, un conseil de discipline rend un avis, c’est au ministre d’avoir le dernier mot. En général, l’avis rendu est conforme à celui du conseil de discipline, pour avoir un paravent si l’une des parties prenantes est en désaccord avec cette décision.

Dans mon cas, tous les syndicats ont décidé de ne pas prendre part au vote, considérant que leur rôle n’est pas de juger la liberté d’expression syndicale. Il y a donc eu un front syndical. J’ai eu la chance d’être accompagné par des personnes ayant des profils totalement différents : un syndicaliste du FPIP qui est également au Rassemblement National, par Gérard Miller, et par David Dufresne. Ce dernier, pour l’anecdote, m’a appelé quelques jours avant ma convocation, parce qu’il veut faire un nouveau documentaire sur la police, et notamment sur ce qu’il se passe en interne, quand un policier dénonce certains agissements. Je l’ai donc rappelé pour qu’il puisse venir voir un cas concret. Il a accepté et il était content de venir. Finalement, aucune décision n’a été prise lors de ce conseil de discipline, c’est au ministre de trancher.

Par rapport à la première affaire et l’expérience que j’ai déjà eu, pour des motifs similaires de liberté d’expression syndicale, le conseil de discipline ne s’était pas non plus prononcé, et Mr. Castaner avait estimé que cela méritait une exclusion de 12 mois de fonction, dont 6 fermes. Mr. Darmanin a le choix, soit de légaliser la rupture conventionnelle qu’il a acceptée par sa non-réponse, soit de me sanctionner, en me renvoyant, me révoquant. C’est entre ses mains, donc je suis toujours en attente. Selon la jurisprudence, il a environ un mois pour se décider, ce qui nous amène aux alentours du 20 février. Le respect de la légalité par le ministère de l’Intérieur n’est cependant pas sa plus grande spécialité. 

LVSL – Quelles mesures immédiates dans l’emploi et la gestion des effectifs de police recommanderiez-vous pour renouer le lien de confiance qui semble brisé entre ce corps d’État et la population ?

A. L. – La première chose à faire serait de réformer l’IGPN, l’inspection générale de la police nationale. Toutes les démocraties européennes ont un organisme de contrôle indépendant. En quoi cela recrée-t-il le lien entre police et les citoyens ? Cela a trois effets immédiats. Premièrement, il y a une transparence vis-à-vis de la population. Quand on se reporte à l’interview de la directrice de l’IGPN, Brigitte Julien, par Envoyé Spécial, on constante que quand elle est interrogée sur les plus de 300 affaires de violence sur les Gilets Jaunes, elle n’en considère que 2, avec un sourire narquois. Cela pose quand même un problème. En second lieu, cela pose également un problème sur la gestion en interne des dossiers concernant la discipline. Nous avons également eu un cas récemment, d’intelligence avec un pays étranger, concernant des ventes de fichiers de renseignement français au services de renseignements marocains à l’aéroport d’Orly. L’IGPN, alors sous la responsabilité de l’ancienne directrice, Madame Guillemard, semblerait avoir orienté l’enquête, à tel point que le juge d’instruction s’en est plaint dans les colonnes du Parisien, en effet, le directeur de la police des frontières d’Orly était son mari.

Il fallait donc le couvrir, trouver un responsable sans remonter trop haut. Cela pose des problèmes graves de fonctionnement interne de cette administration. Par ailleurs, cela permet de libérer la parole des policiers. Souvent, on se demande pourquoi les policiers ne dénoncent pas les faits qui se passent, les faits de violence illégale, de racisme, ou la mauvaise gestion. Ils ne le font pas, tout simplement parce que lorsqu’un policier veut le faire, il est envoyé en disciplinaire, pour manque de loyauté envers ses chefs, pour avoir porté atteinte au crédit et renom de la police nationale. C’est d’ailleurs pour cela que j’ai été sanctionné notamment, pour discrédit et atteinte au renom de la police nationale : pour le directeur, en ayant médiatisé certains manquements et dysfonctionnements graves en interne, c’est de ma faute si l’image de la police a été ternie. A cela, j’ai opposé le fait que si jamais l’ordre avait été rétabli au sein de la police nationale, je n’aurai pas eu besoin de médiatiser. Nos collègues du syndicat avaient déjà averti. Pour nous, c’est eux les fautifs. Cela sera au tribunal administratif de statuer.

crédits photo : Pablo Porlan/Hans Lucas

Cela libérerait donc la parole, parce que si les policiers n’avaient plus peur d’être envoyés en conseil de discipline pour avoir dénoncé des manquements de leur hiérarchie, et qu’un organe de contrôle indépendant est mis en place, ils pourront décrire plus librement les dysfonctionnements multiples dont ils peuvent être témoins. La hiérarchie sera peut-être plus encline à ne plus donner des ordres illégaux. Enfin, l’IGPN a également un rôle d’audit et d’amélioration du service public. Comment cela se passe-t-il aujourd’hui ? Le commissaire qui est à l’IGPN va échanger avec un commissaire dans un autre service, souvent ami, pour lui demander de bien le noter. C’est ce qui construit le discours officiel suivant lequel « dans la police française, tout va bien, circulez, il n’y a rien à constater ». Si ces évaluations étaient effectuées par un contrôle indépendant, comme en Angleterre, nous n’en serions pas là. Pour avoir discuté avec des collègues anglais, qui m’ont confié avoir agi avec précipitation sur certains sujets lors des émeutes de 2012. Ils ont commis des erreurs, les ont reconnues, et se sont demandés comment faire la prochaine fois pour que cela ne se reproduise pas. Cela permet une amélioration du service public, conjointement avec des personnes qui sont à la fois des professionnels et des usagers. Parce que souvent, notamment avec le Beauveau de la Sécurité, on parle de beaucoup de gens sauf des premiers concernés, sauf des usagers des services publics. Cela serait donc le premier et plus important maillon de la chaîne d’une grande réforme d’amélioration du fonctionnement de l’institution.

LVSL – Quel regard portez-vous sur la récente polémique autour de la Loi de Sécurité globale et son fameux article 24 concernant la captation d’images de policiers en manifestation ?

A. L. – Au sujet de l’article 24, il y a eu une hypocrisie terrible de la part du gouvernement et plus particulièrement de Monsieur Darmanin, qui a instrumentalisé la souffrance des policiers pour faire pleurer dans les chaumières et faire accepter l’inacceptable. Il a dit, par exemple, qu’il y a eu un attentat à Magnanville où deux policiers se sont fait assassiner chez eux par un terroriste, et que c’était à cause des réseaux sociaux et de la circulation numérique des images. C’est complètement faux. La cause principale est une fuite de données RH du ministère de l’Intérieur sur une clé USB. Est-ce que depuis ce problème a été résolu ? Non, donc cela peut se reproduire. Le ministre a également dit qu’il y a des policiers qui se suicident ou qui sont en dépression à cause de tout ce qui est diffusé sur les réseaux sociaux. Faux. Les policiers se suicident et partent en dépression parce qu’il y a un management délétère, une perte de sens de leurs métiers, une destruction de leur vie personnelle par des horaires atypiques et beaucoup d’heures supplémentaires (dont une part considérable mal ou non payée). Une fois de plus, le ministère n’a rien fait pour régler ce problème.

Par ailleurs, avec cette loi, on pourra sanctionner de 12 mois de prison ceux qui filment les policiers avec de mauvaises intentions. La loi ordinaire, pour tout justiciable, permet déjà de protéger contre ce type d’action malveillante. Une collègue policière, à Versailles, a été suivie par un individu qui avait une intention manifeste de lui nuire. Elle a été filmée, a vu certaines de ses informations personnelles être diffusées. La personne qui a commis ces actes a été condamnée à 17 mois de prison ferme, —  cinq mois de mieux que la loi de Monsieur Darmanin à son plafond —, si le juge applique la peine maximale.

Enfin, il a dit que, parfois, certains agents peuvent être identifiés sur le net et poursuivis jusque chez eux. La seule fois où des policiers ont reçu des menaces de mort chez eux, avec des courriers, les lettres mentionnaient : « on ne vous connaît pas, on ne vous a jamais vu, par contre, on sait où vous habitez et on peut venir vous tuer ». Comment ces personnes ont pu avoir l’adresse ? Grâce au Journal officiel, parce qu’ils avaient relevé les informations personnelles de tous les régisseurs des CRS, ont regardé leurs lieux d’affectation, ont cherché dans les pages blanches et les ont contactés. C’est une fois plus, une non-sécurisation des données à un niveau administratif, en interne, qui dans certains cas, pour la sécurité des agents ne devraient pas être diffusées au public. Rien n’a été fait non plus de ce côté-là. Nous sommes sur quelque chose d’assez abject : l’instrumentalisation de la souffrance des policiers, leurs suicides, le fait qu’ils peuvent être poursuivis chez eux, pour des motifs de politique politicienne, pour quelque chose qui n’a rien à voir avec la protection des policiers. C’est ce qui est scandaleux avec cet article de loi et sa défense par le gouvernement. Ce qu’il y a d’encore plus scandaleux, et c’est en cela qu’ils sont forts, c’est qu’ils l’ont remis dans la loi sur le séparatisme, dans l’article 18. C’est quasiment le même article reparu dans la loi qui a été votée le mardi 16 février.

LVSL – On assiste depuis plusieurs années à une transformation des doctrines et méthodes de la sécurité intérieure liée à la transformation numérique (reconnaissance faciale, usage des drones…). Il y a une récente décision de mai 2020, du Conseil d’État, d’interdire l’usage des drones pour motif de police administrative notamment sur la surveillance des manifestations. Cela témoigne de la profondeur des clivages liés à cette transformation. Craignez-vous que la technologie, une fois de plus, serve de justification aux dérives sécuritaires, et surtout, austéritaires du gouvernement ?

A. L. – C’est le cas depuis longtemps, même si cela s’est aggravé avec le mandat de Monsieur Macron. J’en veux pour preuve, par exemple, ce qui s’est passé à Viry-Châtillon. Des collègues ont été brûlés dans leur voiture parce qu’ils surveillaient une caméra de surveillance, qui elle-même surveillait un trafic de drogue. Dans un État normal, on se sert plutôt des policiers pour surveiller directement le trafic de drogue et interpeller les gens responsables, plutôt que de surveiller la caméra qui surveille le trafic de drogue… Une fois que cela est arrivé, ils ont renvoyé des CRS, pour continuer de surveiller la caméra de surveillance plutôt que de régler le problème. Pourquoi surveiller une caméra de surveillance plutôt que de régler le problème par des moyens humains traditionnels ? Est-ce que l’on veut surveiller plus largement, est-ce que l’on veut contrôler d’autres types de personnes ? Cet acharnement à défendre l’option technologique contre l’option humaine pose des questions légitimes sur les libertés publiques. Deuxième chose, qui était dans la loi sécurité globale, concernant les drones, il est déjà difficile d’avoir un accès pour rectifier les informations quand on est filmé par des caméras de vidéosurveillance. Il y a bien des panneaux qui l’indiquent, mais on ne fait pas forcément attention. Avec un drone, il est impossible de savoir quand il va nous filmer. L’idée du gouvernement et de l’administration actuelle est d’enregistrer ce qu’ils veulent où ils veulent. Dans cette loi, sur les drones, c’est le seul article de la loi dans lequel il n’y a pas de sanction. Ils disent comment doivent être conservées les vidéos, comment doivent être utilisées les vidéos, mais ils n’évoquent jamais les procédures si la loi et les libertés constitutionnelles ne sont pas respectées.

Finalement, nous sommes en train de remplacer l’être humain par des moyens technologiques, alors que normalement, le moyen technologique doit être au service de l’humain. Des caméras de surveillance peuvent être utiles dans certains endroits, mais il faut que des patrouilles de police puissent intervenir. Là, nous avons juste des films à des fins de propagande politique, mais qui n’ont rien avoir sur la sécurité des usagers. Nous en revenons à l’affaire Benalla, au cours de laquelle les vidéos de surveillance de la préfecture de Paris ont été utilisés par l’Élysée, par un de ses conseillers spéciaux, et diffusées sur des comptes twitter anonymes. Par ailleurs, le directeur de la DOPC, direction de l’ordre public sur Paris, a conservé les vidéos plus de trois mois, alors que le délai légal est seulement d’un mois. Dans la loi, il est prévu un délai d’un mois, mais il n’y a aucune sanction si cela n’est pas respecté.

Concernant la surveillance faciale, quand c’est arrivé en Chine, de nombreux observateurs avaient dit que cela n’arriverait jamais en France. Et pourtant, c’est ce qui est en train de se développer à présent. Quand on voit ce qu’il se passe en Chine, la prochaine étape pourrait bien être le système de notation sociale numérique si on laisse les idéologues qui nous dirigent avec les mains libres… C’est donc inquiétant sur la dérive sécuritaire et autoritaire de l’État et de la classe politique, qui veut la main mise sur des moyens technologiques, car contrairement à des êtres humains, les technologies ne se rebelleront jamais.

Par ailleurs, nous avons numérisé la plupart des données, des fichiers, des services… Nous avons également crée des outils dont la prise de plainte en ligne. Cela crée aussi une coupure importante avec une partie de la population. Pour donner un exemple très concret, ma grand-mère n’a pas internet et n’a donc pas accès à ce service. Cela permet d’éviter certaines affaires et de faire baisser artificiellement le taux de délinquance parce que les gens n’ont pas accès à ces droits. Il y a un gros problème avec cette numérisation accélérée, on coupe le lien humain, dans un moment où on en aurait besoin, notamment dans l’accompagnement. On met en place une barrière numérique, pour faire de l’austérité sur le lien humain nécessaire au service public. Avec la numérisation des plaintes, il n’y aura pas d’accompagnement des victimes, ce qui est quand même assez dramatique dans les missions de la police…

Sur l’utilisation de matériel, cela ne se limite pas au numérique, on essaie de remplacer les êtres humains qui vont dans les manifestations, par exemple, par de l’armement. L’armement sert, normalement, en cas de problème parce qu’on n’a pas assez d’effectifs humains. On a pris la logique inverse, on a renvoyé des effectifs pour les remplacer par de l’armement et cela conduit à augmenter la quantité des blessures graves, des mutilés, parce que les effectifs humains ne sont plus suffisants pour maîtriser une situation de façon moins violente. Il y a toutes ces dérives, qui mènent à plus de sécuritaire, plus de contrôle, et surtout, avec le moins de gens possible. L’objectif lisible derrière ces choix est une société de surveillance généralisée où tous les fichiers peuvent être pilotés au niveau central, demandant un cercle restreint de personnes de confiance, verrouillé en fonction d’objectifs soustraits à la vue des institutions démocratiques et des citoyens. La CNIL rends certes des avis, mais comme nous l’avons vu dans le cadre du fichage centralisé « Gendnotes » portant sur des opinions politiques, religieuses, syndicales, sexuelles, y compris certaines données de santé normalement protégées par le secret médical, ce genre de décisions liberticides passent tout de même facilement. Ce qui est assez inquiétant quant à l’état de notre système politique.

Un député avait proposé dans le cadre des débats sur la loi contre le séparatisme, que le ministre de l’Intérieur puisse décider tout seul des assignations à résidence, sans contrôle du juge. Heureusement, l’amendement a été écarté, car inconstitutionnel, mais on voit l’idée du projet. La dérive autoritaire est bel et bien installée au cœur de la classe politique actuelle…

LVSL – Allez-vous continuer votre démarche civique autour des questions de sécurité à suite de votre démission ? Quelle forme va prendre votre engagement à présent ?

A. L. – Oui, je vais continuer. J’aimais mon métier, mais il a été dénaturé. J’avais décidé de quitter la police quand il n’y aurait plus de moyen de résister en interne. En interne, à chaque fois que l’on fait quelque chose, nous subissons un conseil de discipline, des sanctions, et même quand on gagne au tribunal, cela prend trois ans. Au bout d’un moment, dans la vie de tous les jours, cela devient compliqué de boucler les fins de mois. J’ai donc décidé de quitter cet endroit anxiogène, délétère et que je peux continuer à suivre de l’extérieur, fort de mon expérience. Il y a un premier projet qui s’est mis en place, l’association « IGPN citoyen », de laquelle je suis président. Nous cherchons à faire tomber ce premier domino. Nous avons imaginé un modèle participatif inspiré des jurys d’assises. Si nous avons deux tiers de citoyens non policiers, tirés au sort et un tiers de policiers, également tirés au sort, nous avons un certain équilibrage. En général, les jurys d’assises donnent des décisions qui sont en adéquation avec l’attente populaire, et cela permet de la transparence. C’est donc un premier combat, et je pense que si ce domino tombe, cela permettra de redonner de la confiance dans la police, et d’aider les gens et les policiers qui sont anonymes, qui résistent à des ordres illégaux et aux pressions qu’ils reçoivent de leurs supérieurs hiérarchiques. 

crédits photos : Pablo Porlan/Hans Lucas

Soit je me résigne à changer complètement de secteur professionnel, soit je trouve un moyen de continuer le combat en en faisant mon activité principale, par exemple par de l’associatif, avec des budgets, ou du conseil politique. Il y a plusieurs options. Et si ce n’est pas possible, je continuerai en trouvant un travail alimentaire en complément tout en continuant le combat. Je n’ai pas envie de laisser la police dans cet état, parce qu’elle est garante des libertés individuelles, celles que nos dirigeants abîment, en permettant l’oppression du peuple plutôt que de permettre son épanouissement, et je n’ai pas envie que mes enfants grandissent dans un monde pareil. Le combat va donc continuer.

Pour qu’il y ait un débat démocratique en France, il faut qu’il y ait des limites, parce qu’on ne peut pas faire usage de violence ou de mensonge, comme l’avait pourtant dit Sibeth Ndiaye, qui assumait le recours au mensonge pour faire passer les réformes pour lesquelles la majorité a été élue. Non seulement ces gens ne vont pas sur le terrain, mais pire encore, les réformes pour lesquelles ils ont été élus ont été savamment camouflées dans une rhétorique creuse autour de l’énergie entrepreneuriale, la « start up nation ». On assiste à une inversion des valeurs.

Je vais quoi qu’il arrive continuer le combat contre ces injustices, mais je ne sais pas définitivement sous quelle forme. La seule corde que j’ai à mon arc, c’est que j’avais prévu une reconversion comme détective privé, au cas où !