Scandale des dîners : la classe dominante fait bloc

Le déjeuner de chasse, Jean-François de Troy, 1737. Musée du Louvre, Paris. © RMN-Grand Palais

Ce mois d’avril s’ouvre par un nouveau scandale. Un reportage de la chaîne de télévision M6 aura mis le feu aux poudres : il dévoile des restaurants clandestins continuant de servir de luxueux dîners à un public privilégié, en dépit de toute considération sanitaire et en violation flagrante du cadre légal. Les réactions ayant suivi jettent une lumière crue sur l’abîme divisant la population.

Des tables richement décorées, des statues et portraits impériaux, et des convives de marque. Ces éléments frappent immédiatement l’imagination en évoquant une France d’Ancien Régime n’ayant pas encore aboli ses privilèges. Il faut dire que le collectionneur Pierre-Jean Chalençon, organisateur de ces soirées mondaines vite reconnu suite au documentaire diffusé le 2 avril, entretient la confusion. Ce passionné de Napoléon vante ses relations avant de se rétracter puis d’être contredit à plusieurs reprises par d’autres sources. Un ministre aurait participé, ou peut-être aurait-il été simplement invité ? Qu’importe, au fond, qui était réellement présent, quel était le prix du champagne, ou comment étaient espacées les tables. L’enjeu n’est pas là. Ou plutôt, il n’est plus là, au regard des réactions.

Un dîner (presque) parfait

La première réaction a été une indignation légitime, mêlée d’une ironie mordante. Les images diffusées en ont appelées d’autre – il faut dire que nombre de convives n’ont rien fait pour se cacher, affichant sur Instagram leur présence en bonne compagnie. Le contraste est violent. Côté face, une population confinée, ballotée entre le travail et le domicile, subissant contrôles et amendes quand elle s’écarte un instant de la règle. Et côté pile, cet entre-soi continuant comme si de rien n’était, comme si « le Covid n’existait pas », pour citer l’un des organisateurs filmé en caméra cachée. Une injustice aussi criante a suscité des commentaires acerbes et indignés. Ils étaient attendus.

Mais la seconde réaction, répondant à la première, est peut être encore plus parlante. Celle-ci a eu pour canal privilégié les plateaux télévisés. On y a vu défiler éditorialistes, ministres et personnalités publiques. Des membres du gouvernement ayant mis en place le cadre sécuritaire le plus liberticide qu’a connu la France depuis des décennies dénoncent une insupportable « ère du soupçon ».  Julie Graziani attaque sur BFM TV la « délation » – pourtant encouragée jusqu’alors comme valeur civique quand il s’agissait de soirées clandestines. Une position compréhensible puisque Le Canard enchainé révélait dans son édition du 3 mars qu’une vingtaine de journalistes de sa chaîne avaient été pris en flagrant délit attablés dans un restaurant clandestin… Quant à Eric Zemmour, il s’émeut de la « violence des réactions » et de la « méchanceté » des Français.

Deux visions irréconciliables d’un même évènement

Il serait possible de multiplier les exemples. On l’aura compris, ce qui unit ces personnalités, c’est une même position sociale. Il faut se sentir spontanément proche des invités du palais Vivienne pour exprimer son incompréhension, pour minimiser et s’indigner des critiques. La position de classe ici visible n’est pas motivée par le hasard. Elle n’est pas due non plus à une conspiration maléfique. Il s’agit du reflet cru d’une position dominante, considérant que les règles communes sont édictées à son profit. Les dirigeants ne seraient nullement tenus par les lois qu’ils édictent et promeuvent. En l’espèce, le confinement ne concernerait que les classes populaires, ces classes dangereuses soupçonnées de tous les maux. Cette arrogance se retrouve dans d’autres « affaires » récentes et se décline parmi ceux censés faire appliquer la loi : fête dans le commissariat d’Aubervilliers, vice-procureur et commissaire surpris en plein déjeuner à Carpentras, cluster suite à un barbecue policier dans les Yvelines…

Les incohérences du discours officiel au cours de l’année écoulée révèlent alors autant de failles béantes. Si « nous sommes en guerre », comme l’annonçait Emmanuel Macron en mars 2020, où sont les réquisitions, et que penser des profiteurs de guerre… ? Si la carotte et le bâton doivent être utilisés pour garder chez eux (ou au travail) des français accusés d’indiscipline toute gauloise, comment expliquer l’application très sélective des mesures répressives ? Comment célébrer ici ce que l’on traque ailleurs ? La solidarité face à la catastrophe s’accommode mal du retour des privilèges. Ceux-ci prospèrent dans les interstices d’un cadre légal soumis aux tâtonnements incertains du gouvernement. Le refus d’assumer une gestion politique démocratique de la crise sanitaire et de ses multiples conséquences conduit aujourd’hui à un aveuglement irresponsable nourrissant une colère toujours croissante.

Repenser le commun à partir d’Antonio Gramsci

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Portrait peint d’Antonio Gramsci ©Thierry Ehrmann

Dans son célèbre article de juin 1920 sur les conseils d’usine turinois, le théoricien marxiste Antonio Gramsci analyse les formes politiques originales expérimentées par le prolétariat urbain. Concept central dans la prise de conscience et la construction de classe, le commun apparaît finalement comme le fondement même du socialisme et de l’État ouvrier à venir.


Dans leur ouvrage Commun, Essai sur la révolution au XXIe siècle [1], Pierre Dardot et Christian Laval citent le plus fréquemment deux auteurs : Marx et Proudhon. De nombreux autres travaux sont étudiés, une grande diversité marquant l’ensemble, avec des renvois multiples à des œuvres aussi différentes que celles d’Aristote, Kant, Engels, Jaurès, Arendt, Castoriadis, Negri ou Hardt. Par contre, nulle trace du penseur italien Antonio Gramsci, référence importante de nombreux intellectuels et courants critiques du XXe siècle comme les théoriciens du populisme Laclau et Mouffe, le penseur de l’État Poulantzas, les historiens Hobsbawm et E. P. Thompson ou encore les représentants des subaltern et cultural studies Spivak et Stuart Hall et, dans le cas français, des deux plus grandes figures du marxisme hexagonal, Althusser et Sartre et des deux principaux hérétiques de la génération suivante, Foucault et Bourdieu [2]. L’œuvre de Gramsci a également profondément influencé la formation de gauche radicale espagnole Podemos, son secrétaire général Pablo Iglesias et son ancien secrétaire politique Íñigo Errejón [3] se réclamant tous deux du théoricien de l’hégémonie.

On peut s’étonner de cette absence tant certains aspects de l’œuvre de Gramsci sembleraient mériter de figurer dans cette étude fleuve autour du commun (le commun), Dardot et Laval préférant l’usage du substantif à celui du qualificatif car « il faut affirmer que c’est seulement l’activité pratique des hommes qui peut rendre des choses communes, de même que c’est seulement cette activité pratique qui peut produire un nouveau sujet collectif, bien loin qu’un tel sujet puisse préexister à cette activité au titre de titulaire de droits. Si « universalité » il y a, il ne peut s’agir que d’une universalité pratique, à savoir celle de tous les individus qui sont, à un moment donné et dans des conditions données, engagés dans une même tâche. »

L’article sur les conseils d’usines italiens, qui paraît en juin 1920 à l’apogée du mouvement conseilliste [4], permet tout particulièrement de penser le commun chez Gramsci.

« On peut donc retenir que le biennio rosso n’est pas le fait d’un parti politique de type léniniste, ni d’une centrale syndicale unique, mais le produit de l’activisme « conseilliste », largement spontané, des travailleurs. »

D’origine sarde, Antonio Gramsci se rend à Turin en 1911 afin de suivre des études à l’université. Il finit par quitter l’environnement de la faculté pour se consacrer à temps plein à des activités conjointes de journaliste et de militant politique [5]. En août 1917, une tentative insurrectionnelle échoue à Turin et est violemment réprimée par l’État. Deux mois plus tard, les bolcheviks s’emparent du pouvoir dans un Empire russe en plein chaos, en situation de « conjoncture fluide [6] » depuis la révolution de février qui avait entraîné la chute du tsarisme [7].

L’article de Gramsci s’inscrit plus spécifiquement au sein du biennio rosso, période italienne de 1919-1920 lors de laquelle de nombreuses villes en Italie du Nord sont marquées par une forte agitation ouvrière qui prend souvent la forme de grèves et d’occupations d’usines, à Turin notamment où les usines Fiat emploient « 20 000 travailleurs manuels en 1918 [8] ». Dans un court ouvrage consacré à l’exposition de la vie et de la pensée de Gramsci, George Hoare et Nathan Sperber résument le climat de l’époque de la façon suivante :

« Le paysage de la contestation est marqué par l’éclatement. Au PSI [Parti socialiste italien], les dirigeants nationaux hésitent et restent en retrait du mouvement, alors que les adhérents turinois les plus radicalisés (dont Gramsci) y participent passionnément. Les syndicats, dont la puissante CGL (Confederazione Generale del Lavoro), sont également sur place, mais leurs leaders sont surtout réformistes. Les animateurs principaux de la lutte sont en fait les conseils ouvriers, sous la forme des comités d’entreprise (commissioni interne), qui proposent de s’inspirer de l’expérience décentralisée des soviets russes de 1917. On peut donc retenir que le biennio rosso n’est pas le fait d’un parti politique de type léniniste, ni d’une centrale syndicale unique, mais le produit de l’activisme « conseilliste », largement spontané, des travailleurs. »

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Exemplaire de L’Ordine Nuovo, 1920.

En tant que journaliste, Gramsci collabora à l’hebdomadaire socialiste Il Grido del popolo et à l’Avanti ! puis, suite à la fermeture du premier, il fonde avec Togliatti, Terracini et Tasca L’Ordine Nuovo, hebdomadaire « organe de presse qui joue le rôle d’avant-garde politique dans le mouvement » des conseils turinois, dont le premier numéro paraît en mai 1919 et qui devient clandestin à partir de 1922 sous le régime fasciste.

Dans cet article, Gramsci, qui a été profondément marqué par la révolution bolchevique, nous livre son analyse de cette nouvelle forme économico-politique originale que constituent les conseils d’usines italiens. Le concept du commun, absent de l’article de Gramsci, peut néanmoins servir de fil directeur dans l’intelligence du processus révolutionnaire socialiste. Cette notion doit alors être comprise dans une triple acception : économique, éthique et politique. Elle apparaît absolument centrale tout au long de la constitution d’une classe et du mouvement de transformation du réel.

« C’est seulement l’activité pratique des hommes qui peut rendre des choses communes »

« Le processus révolutionnaire se déroule sur le terrain de la production, à l’intérieur de l’usine où les rapports sont des rapports d’oppresseur à opprimé, d’exploiteur à exploité, où l’ouvrier est privé de liberté et la démocratie inexistante. Le processus révolutionnaire s’accomplit là où l’ouvrier n’est rien et veut devenir tout, là où le pouvoir du patron est illimité, et se ramène à un pouvoir de vie ou de mort sur l’ouvrier, sur la femme de l’ouvrier, sur les enfants de l’ouvrier. »

Par ces quelques lignes, Gramsci tente d’expliquer pourquoi les mobilisations sociales les plus radicales sont celles d’ouvriers qui se mobilisent au sein de l’usine en tant qu’ouvriers, et non celles d’autres groupes mobilisés en tant que citoyens. Pour saisir toute la portée de ce passage, un retour à Marx et aux marxistes est nécessaire.

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Karl Marx (1818-1883). Par John Jabez Edwin Mayal.

Marx, dans son œuvre, utilise le concept de classe dans un double sens problématique [9]. À sa suite, de nombreux intellectuels se réclamant de son héritage et revendiquant l’étiquette de marxistes vont perpétuer voire renforcer cette confusion conceptuelle entre deux acceptions pourtant distinctes de la notion de classe dans la théorie marxiste : la classe économique et la classe politique.

Marx conçoit les classes comme des « types purs » regroupant des catégories d’agents engagés dans le processus économique, la division s’opérant en fonction de la source de revenu. Il énonce ainsi dans Le Capital : « Ceux qui ne possèdent que leur force de travail, ceux qui possèdent le capital et ceux qui possèdent la terre – leurs sources de revenus étant respectivement le salaire, le profit et la rente foncière –, en d’autres termes, les travailleurs salariés, les capitalistes, les propriétaires fonciers, constituent les trois grandes classes de la société moderne fondée sur le mode de production capitaliste. [10] »

Dans son autobiographie, Daniel Bensaïd note que selon Marx lui-même, « au-delà des trois livres du Capital, les classes pourraient […] accueillir de nouvelles déterminations, avec l’introduction du rôle de l’État, de la famille, du marché mondial ou du système éducatif [11] ». Pour Marx, les classes ne se constituent qu’en rapport les unes aux autres, le concept de rapports de classes étant constitutif du concept de classes : « Les individus isolés ne forment une classe que pour autant qu’ils doivent mener une lutte commune contre une autre classe ; pour le reste, ils se retrouvent ennemis dans la concurrence. [12] »

Par la suite, plusieurs critères, tous économiques, permettant de définir les classes sociales, ont été posés par Lénine, chaque critère étant nécessaire mais non suffisant pris séparément : propriété ou non des moyens de production, place dans l’organisation et la division du travail, la forme et le montant du revenu. De ces critères peuvent découler d’autres caractéristiques comme les conditions de scolarisation, de logement ou les taux de syndicalisation.

Ainsi, dans la tradition marxiste, le terme de classe renvoie d’une part au procès de production matérielle, les critères retenus par Lénine en étant une parfaite illustration, une identité de classe pouvant être assignable à une personne en fonction de sa position dans les rapports de production, dans le procès du travail et à partir de des rapports aux moyens de production, d’autre part à la lutte des classes, lutte politique qui engage des groupes mobilisés historiquement [13].

« Mais alors, libéré de la sujétion du « chef », libéré de l’esprit servile et hiérarchique, poussé aussi par les nouvelles conditions générales que la nouvelle phase historique impose à la société, l’ouvrier réalise d’inappréciables progrès dans le domaine de l’autonomie et de l’initiative. »

Le problème réside dans le fait qu’un seul terme, celui de classe, comporte deux acceptions distinctes, l’une étant économique, c’est-à-dire liée directement au procès de production matérielle et indépendante de l’action politique des agents, et l’autre étant au contraire foncièrement politique, définie par l’action d’individus et de groupes dans l’histoire afin de défendre certains intérêts et valeurs. La première acception évacue la culture non-économique et conduit à un amalgame théorique éminemment problématique, puisque cela véhicule une conception spontanéiste et ontologique des classes sociales.

Revenons désormais à l’article de Gramsci. Celui-ci explique que l’ouvrier en tant qu’homme réel exploité et dominé au sein de l’usine par le capitaliste, le patron et le petit chef, « libère sa conscience » sur le plan économique au sein du mouvement des conseils d’usines : « Pendant la phase libérale [du processus historique de la classe bourgeoise et de la domination de la classe bourgeoise sur la société], le propriétaire était aussi un entrepreneur ; c’était aussi un industriel : le pouvoir industriel, la source du pouvoir industriel, se trouvant dans l’usine, et l’ouvrier ne parvenait pas à libérer sa conscience de la persuasion qu’on ne pouvait se passer du patron, dont la personne s’identifiait avec celle de l’industriel, avec celle du gérant qui était responsable de la production, et, partant, responsable du salaire, du pain, des habits, du toit de l’ouvrier. […] Mais alors, libéré de la sujétion du « chef », libéré de l’esprit servile et hiérarchique, poussé aussi par les nouvelles conditions générales que la nouvelle phase historique impose à la société, l’ouvrier réalise d’inappréciables progrès dans le domaine de l’autonomie et de l’initiative. »

Gramsci souligne dans l’expression « l’ouvrier réalise d’inappréciables progrès dans le domaine de l’autonomie et de l’initiative » comment la reconnaissance d’intérêts matériels communs entre ouvriers est indissociablement économique et politique. En effet, des ouvriers qui n’ont pas lu Marx et qui ne connaissent pas la théorie marxienne de la paupérisation, de la polarisation entre deux classes antagonistes dans le développement du capitalisme, des crises de surproduction, de la plus-value absolue et relative, autrement dit de la dynamique du Capital, effectuent un bond en termes de conscience de la réalité matérielle objective de l’exploitation et de la domination capitalistes par l’unité réelle de la théorie et de la pratique révolutionnaire : la praxis.

« Le commun prend vie sous nos yeux, sous la forme primitive de la conscience économique et politique de classe, relevant de la compréhension de ce qui existe et de ce qui pourrait être, du fonctionnement de la société bourgeoise et de possibles changements. »

On peut noter que la définition du commun de Dardot et Laval retenue pour cette étude est donnée dans une section intitulée « Commun et praxis », l’absence de référence à Gramsci apparaissant alors encore plus surprenante, tant celui-ci reste connu comme le théoricien de la « philosophie de la praxis ». En luttant au niveau économique, par la grève, l’occupation d’usine, voire l’auto-organisation de la production, les ouvriers ne grippent pas seulement la machine à profits capitaliste. Ils proclament et démontrent à la face du monde que les capitalistes sont des parasites, bons à commander et à profiter du travail fourni par d’autres hommes.

Les ouvriers progressent dans leur conscience économique, dans la sphère du raisonnement objectif en la matière, dénué de valeurs, et leur action comporte de fait une dimension politique indéniable en ce qu’elle heurte nécessairement les conceptions des acteurs et des observateurs quant à l’organisation de la cité. Par la production de « choses communes », même à un niveau relativement microscopique, les ouvriers sortent de la pure acception économique du concept de classe pour se muer en un groupe mobilisé autour d’intérêts matériels communs, pas seulement économiques au sens étroit du terme, le temps de travail ayant par exemple toujours comme corollaire le temps libre. Le commun prend vie sous nos yeux, sous la forme primitive de la conscience économique et politique de classe, relevant de la compréhension de ce qui existe et de ce qui pourrait être, du fonctionnement de la société bourgeoise et de possibles changements.

Ainsi, pour Gramsci, les conseils d’usines permettent la reconnaissance et l’auto-gestion d’intérêts matériels communs des ouvriers face au capitalisme, et ainsi de développer une certaine forme de conscience de classe, économique et politique.

« Libéré de l’esprit servile et hiérarchique », l’ouvrier adopte une représentation propre du social. Le passage d’une reprise en mains de la production à l’échelle locale à un projet global de révolution politique déplace l’enjeu central de l’interprétation à la volonté et aux valeurs.

« C’est seulement cette activité pratique qui peut produire un nouveau sujet collectif »

« Les rapports qui doivent s’établir entre le parti politique et le Conseil d’usine, entre le syndicat et le Conseil d’usine, découlent déjà implicitement du principe suivant : le parti et le syndicat ne doivent se poser ni en tuteurs ni en superstructures déjà constituées de cette nouvelle institution, dans laquelle le processus historique de la révolution prend une forme historique contrôlable ; ils doivent se considérer comme des agents conscients qui libéreront cette institution de toutes les forces contraignantes que concentre l’État bourgeois ; ils doivent se proposer d’organiser les conditions extérieures et générales (c’est-à-dire politiques) dans lesquelles le processus de la révolution pourra être le plus rapide, dans lesquelles les forces productives libérées pourront trouver leur plus grande expansion. »

Sur la question de la construction d’une identité politique commune, Gramsci insiste sur le fait que partis et syndicats ne doivent pas chercher à contrôler le processus spécifique des conseils d’usines mais seulement à en permettre l’épanouissement maximal.

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Usine italienne occupée, 1920. Enzo Biagi, Storia de Fascismo.

Le conseil d’usine constitue un lieu, au sens spatial du terme, qui appelle la curiosité et l’échange. Dans sa biographie de Gramsci, Giuseppe Fiori décrit comment, à Turin pendant le biennio rosso, les turinois, au-delà des ouvriers et des socialistes, assistent aux débats en plein air, notamment dans les jardins publics.

La centralité urbaine des usines permet ainsi de constituer un espace public habermassien, lieu d’échanges rationnels visant à la constitution d’une opinion publique éclairée, qui déborde la famille, l’Église, l’école, c’est-à-dire les institutions traditionnelles, où les idées incarnées par des individus circulent. Dans ces dernières, l’autorité est confisquée par le père, le curé ou le maître, les autres participants pouvant s’exprimer mais toujours de manière secondaire et contrôlée. Les conseils d’usines, au contraire, célèbrent l’égale légitimité de tous à prendre part aux discussions, sur un strict principe de souveraineté populaire. Les délibérations publiques mettent à mal la domination spatiale de la bourgeoisie qui, dans le cadre de l’usine comme des logements, des lieux de loisir et des transports cherche à contrôler les actions et les interactions des ouvriers [14].

Les conseils d’usines marquent donc la prise de parole publique des subalternes, des sans-voix, qui ne s’expriment habituellement jamais directement mais, au mieux, par le biais de journaux, de partis et de syndicats. Mais ces « superstructures déjà constituées » ne comportent ni la spontanéité ni le caractère réellement populaire des conseils d’usines. Des journalistes, des représentants politiques et syndicaux ne seront jamais le prolétariat, même s’ils s’expriment au nom du prolétariat tout entier.

Les conseils d’usines fonctionnent donc en tant qu’institution sui generis, pôle de radicalisation dépassant largement les ouvriers par son caractère ouvert et central géographiquement, entraînant un bouillonnement politique dans les villes dans lesquelles ils sont les plus puissants : Milan et Turin.

« Dans un même mouvement réel indistinctement économique, éthique et politique, les conseils d’usines permettent ainsi de construire une identité politique commune à des groupes irréductiblement hétérogènes et de former ainsi une classe au projet politique macro-structurel. »

Les questions économiques propres aux usines occupées ne sont pas le seul sujet des discussions. Les participants débattent du pouvoir extra-économique, du processus de décision, des différences entre égalité politique et économique, entre libertés démocratiques et libertés humaines…

« Dans la période de suprématie économique et politique de la classe bourgeoise, le déroulement réel du processus révolutionnaire se passe de façon souterraine, dans l’ombre de l’usine et dans l’ombre de la conscience de ces multitudes immenses que le capitalisme assujettit à ses lois ; il n’est donc ni contrôlable ni prévisible ; il le sera dans l’avenir, lorsque les éléments qui le constituent (sentiments, velléités, habitudes, embryons d’initiatives et de nouvelles mœurs) auront été développés et épurés par l’évolution de la société, par l’importance accrue de la place que la classe ouvrière sera amenée à occuper dans le domaine de la production. »

Ce passage est caractérisé par un mécanisme rare chez Gramsci. On a un schéma qui donne la priorité causale et chronologique à « l’évolution de la société » et à l’infrastructure économique sur les idées et les valeurs des ouvriers, alors que le respect du mouvement dialectique obligerait à considérer que le travail de « persuasion » des militants socialistes peut jouer un rôle déterminant dans l’ébranlement structurel. Le choix du terme de « persuasion » par Gramsci dans l’article est intéressant. En effet, au contraire de « convaincre » qui implique la démonstration objective et argumentative d’une vérité, quand on cherche à persuader quelqu’un, on accomplit un travail sur ses valeurs, conscientes et infra-conscientes, on se place dans le règne du relativisme politique.

Le commun est alors construction de nouvelles valeurs désembourgeoisées, terme que l’on préférera à celui d’« épurées », utilisé par Gramsci mais qui nous paraît absolutiste et positiviste : valeurs démocratiques, valeurs populaires, valeurs de luttes louant l’antagonisme, valeurs de partage et de solidarité, de co-décision, valeurs du temps libre et de l’épanouissement de tous. Le commun dans son acception éthique. Valeurs qui serviront de base à la constitution d’un projet politique global et d’une identité politique commune, menant inévitablement à la lutte avec les superstructures bourgeoises pour l’avènement du socialisme.

Dans un même mouvement réel indistinctement économique, éthique et politique, les conseils d’usines permettent ainsi de construire une identité politique commune à des groupes irréductiblement hétérogènes et de former ainsi une classe au projet politique macro-structurel.

« Il ne peut s’agir que d’une universalité pratique, à savoir celle de tous les individus qui sont, à un moment donné et dans des conditions données, engagés dans une même tâche »

« Nous disons que la période actuelle est révolutionnaire parce que la classe ouvrière tend de toutes ses forces et de toute sa volonté à fonder son État. Voilà pourquoi nous disons que la naissance des Conseils ouvriers d’usines représente un grandiose événement historique, qu’elle représente le commencement d’une ère nouvelle dans l’histoire du genre humain ; c’est grâce à elle que le processus révolutionnaire a affleuré à la lumière et est entré dans la phase où il peut être contrôlé et prévu. »

Il est étonnant de noter que Gramsci, dans son apologie de la forme originale des Conseils d’usines, ne mentionne ni les Soviets ni la Commune de Paris qui semblent pourtant se rapprocher fortement de cette forme de représentation, ces omissions servant possiblement un simple objectif rhétorique.

« La classe ouvrière affirme […] que le pouvoir industriel, que la source du pouvoir industriel, doit revenir à l’usine ; elle considère l’usine comme étant, dans une nouvelle perspective ouvrière, la forme où la classe ouvrière se coule en un corps organique déterminé, la cellule d’un nouvel État : l’État ouvrier, et la base d’un nouveau système représentatif : le système des Conseils. »

Portrait de Lénine ©Wikimédia commons

Ces passages illustrent que pour Gramsci, les conseils d’usines sont la définition même du socialisme. Gramsci place sa réflexion stratégique autour de l’État dans un cadre léniniste. Il reprend la thèse défendue par Lénine dans L’État et la révolution du double pouvoir et de la destruction de l’appareil d’État bourgeois.

Pour Lénine, et donc pour Gramsci, l’appareil d’État bourgeois est pourri par essence et doit être intégralement balayé afin d’instaurer un nouvel État prolétarien. Les anciennes institutions doivent être réduites en poussière et les anciens fonctionnaires démis de leurs fonctions. Pourquoi ? Car les structures ont une inertie très importante, elles ont des effets sur les habitudes, les idées, les valeurs de ceux qui les incarnent. Elles corrompent par les réseaux tissés et les privilèges accordés. Avant d’adopter une pratique centralisée du pouvoir, Lénine prône que tout le pouvoir aille aux Soviets, conseils d’ouvriers et de paysans dont tous les représentants sont élus, responsables et révocables [15].

La stratégie socialiste révolutionnaire consiste à construire un double pouvoir, en parallèle et à l’extérieur du pouvoir d’État bourgeois, sous la forme des conseils. Ce double pouvoir a pour objectif de construire l’hégémonie, d’organiser les classes révolutionnaires, de renverser les superstructures bourgeoises et de mettre en place le socialisme. Les partis et les syndicats révolutionnaires ont quant à eux pour tâche de permettre le développement du double pouvoir face à la répression bourgeoise, mais ils ne le constituent aucunement en eux-mêmes. Les conseils constituent la meilleure boussole en termes de représentation à l’aube de la transition socialiste.

« Ces propos de Gramsci apparaissent comme le couronnement suprême du commun : solidarité et co-élaboration pratiques des humains pour parvenir, finalement, à la possibilité pratique et politique concrète de l’épanouissement de chacun dans son devenir. »

Selon Gramsci, les conseils sont un État ouvrier à l’état embryonnaire, au double sens de moyen pour construire cet État et de principe représentatif fondamental de souveraineté politique populaire. Tout comme Marx, Gramsci prône la disparition de la division entre travail manuel et intellectuel, considérant que chaque homme est à la fois un corps et un esprit, chaque travailleur étant par conséquent parfaitement légitime à participer aux décisions publiques, à la vie de la cité. Le commun émerge alors comme principe fondamental du socialisme, à la fois au niveau politique et au niveau économique, et plus largement à l’échelle de la société toute entière, comme nouvelle universalité pratique.

« L’État ouvrier, puisqu’il prend naissance en fonction d’une configuration productive, crée déjà les conditions de son propre développement, de sa disparition en tant qu’État, de son incorporation organique dans un système mondial : l’Internationale communiste. »

Ces propos de Gramsci inaugurant le commun-isme, compris comme auto-gouvernement mondial, société réglée où le règne de la nécessité laisse place à la liberté humaine et à la société du temps libre, apparaissent comme le couronnement suprême du commun : solidarité et co-élaboration pratiques des humains pour parvenir, finalement, à la possibilité pratique et politique concrète de l’épanouissement de chacun dans son devenir.


1 DARDOT, Pierre, et LAVAL, Christian, Commun, Essai sur la révolution au XXIe siècle, Paris, Éditions La Découverte, 2014

2 Voir notamment GREEN, Marcus E. (ed.), Rethinking Gramsci, Routledge Innovations in Political Theory, 2011

3 Errejón quitte Podemos début 2019 pour des désaccords théoriques et stratégiques avec la direction et fonde son propre parti Más País.

4 Paru dans L’Ordine Nuovo, 4-5 juin 1920. GRAMSCI, Antonio, « Le conseil d’usine », dans Écrits politiques, tome I : 1914-1920, textes choisis, présentés et annotés par Robert Paris, trad. Marie-Gracieuse Martin-Gistucci, Gilbert Moget, Robert Paris et Armando Tassi, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de Philosophie », 1974, pp.346-351. C’est cette traduction qui a été retenue pour notre étude. L’article est également accessible gratuitement sur les sites marxists.org et Les Classiques des sciences sociales de l’Université du Québec.

5 Gramsci a adhéré au Parti socialiste italien (PSI) dès 1912. Pour toutes les informations qui vont suivre, on renvoie à la biographie de Gramsci : FIORI, Giuseppe, La vie de Antonio Gramsci, Paris, Librairie générale française, Le Livre de Poche, coll. “Pluriel”, 1977, 543 p.

6 La conjoncture fluide désigne une période de crise extraordinaire où les logiques habituellement fonctionnelles des champs sociaux se délitent au profit de devenirs ouverts et imprévisibles. On reprend l’expression au sociologue de la politique Michel Dobry. Voir DOBRY, Michel, Sociologie des crises politiques. La dynamique des mobilisations multisectorielles, Paris, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, « Références », 1986 ; rééd. 1992

7 Sur le sujet on renvoie à FERRO, Marc, La révolution de 1917, Paris, Albin Michel, 1997

8 HOARE, George, et SPERBER, Nathan, Introduction à Antonio Gramsci, Paris, Éditions La Découverte, coll. « Repères », 2013, p. 15

9 GODELIER, Maurice, « Ordres, classes, État chez Marx », dans Visions sur le développement des États européens. Théories et historiographies de l’État moderne, Actes du colloque de Rome (18-31 mars 1990), Rome, Publications de l’École Française de Rome, n° 171, 1993, pp. 117-135

10 MARX, Karl, Œuvres tome I. Économie 1, traduction et notes de Maximilien Rubel, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1965, p. 1484

11 BENSAÏD, Daniel, Une lente impatience, Paris, Éditions Stock, coll. « Un ordre d’idées », 2004, p. 440

12 MARX, Karl, et ENGELS, Friedrich, L’Idéologie allemande, traduction présentée par Gilbert Badia, Paris, Les Éditions sociales, 1976, p. 61 ; rééd. 2012.

13 Sur la constitution historique d’une classe, on renvoie à THOMPSON, Edward Palmer, La formation de la classe ouvrière anglaise, Paris, Le Seuil, 1988; rééd. Paris, Éditions Points, 2012, 1164 p.

14 Sur cet aspect voir JESSOP, Bob, « Gramsci: l’espace, le territoire, de la nation, les frontières, le mouvement », dans CALOZ-TSCHOPP, Marie-Claire, FELLI, Romain, et CHOLLET, Antoine (dir.), Rosa Luxemburg, Antonio Gramsci, actuels ?, Paris, Éditions Kimé, 2018

15 Sur cet aspect de l’œuvre de Lénine, voir NEGRI, Antonio, « Socialisme = soviets + électricité », allocution prononcée au colloque « Penser l’émancipation » à Saint-Denis le 15 septembre 2017. Accessible sur la revue en ligne Période.

« La trajectoire de transfuge de classe n’est pas linéaire » – Entretien avec Didier Eribon

Didier Eribon – © Ulysse Guttmann-Faure pour Le Vent Se Lève.

Didier Eribon est revenu pour LVSL sur son parcours atypique d’intellectuel transfuge de classe, ainsi que sur Retour à Reims, essai qui a fait date en ouvrant  une voie nouvelle à l’écriture autobiographique sur le mode de l’introspection sociologique. Nous avons évoqué son prochain livre qui portera sur la question politique du vieillissement, et la représentation des exclus qui n’ont pas voix au chapitre. Il nous livre son regard précieux sur l’actualité des mouvements sociaux, ainsi que sur l’évolution du vote ouvrier vers l’extrême-droite et la désintégration de la classe ouvrière. Premier volet d’un entretien réalisé par Noémie Cadeau et retranscrit par Jeanne du Roure et Victoire Diethelm. Découvrez la deuxième partie de cet entretien ici.


LVSL – Vous avez fait le choix d’écrire Retour à Reims sur le mode d’une autobiographie transfigurée en analyse historique et théorique, que certains critiques ont d’ailleurs nommé une auto-sociographie. Pourquoi ne pas avoir choisi la voie littéraire pour cette archéologie de la subjectivation, et quelle est finalement la supériorité de la théorie sur la littérature dans ce contexte ?

Didier Eribon – Ce mode d’écriture n’est pas vraiment un choix. Disons plutôt qu’il s’est imposé à moi dans la suite de mes ouvrages antérieurs, même si j’ai essayé de faire quelque chose de tout à fait nouveau. Je n’ai jamais envisagé d’écrire ce livre comme un texte littéraire, dans la mesure où je ne me considère pas comme un écrivain. Certains l’ont fait avant moi, et je pense notamment à Annie Ernaux avec ses livres superbes que sont La Place ou Une femme. Ce sont des livres que j’admire et auxquels je rends hommage dans Retour à Reims. Mais mon registre d’intervention et d’écriture est différent : c’est celui de la sociologie, de la théorie politique, de la philosophie. Je n’ai pas considéré ce livre, en l’écrivant, comme une autobiographie transfigurée en analyse politique, mais plutôt, à l’inverse, si j’ose dire, comme un ensemble d’analyses théoriques et politiques qui allait prendre comme modalité d’écriture un récit autobiographique ou, pour employer un terme plus exact, auto-analytique. J’ai voulu y développer une philosophie de la subjectivation : au cœur de ma démarche se trouve la question de la subjectivité, comme étant toujours inscrite dans le social, comme étant sociale de part en part. L’autoanalyse a été pour moi un moyen de mener à bien une analyse théorique générale ; mais cette démarche répondait aussi à une nécessité personnelle : je me suis senti poussé à écrire ce livre pour m’expliquer avec moi-même, c’est-à-dire m’expliquer sur mon rapport avec ma famille, mes parents, la classe sociale d’où je viens, et la distance entre celle-ci et la classe sociale dans laquelle je vis désormais…. L’autobiographie, l’auto-analyse, et l’analyse théorique se sont donc entrecroisées comme des éléments d’écriture ou des strates d’écriture dans cet effort pour « me » comprendre, c’est-à-dire, finalement, pour comprendre, à travers moi, la structure sociale, les rouages de l’existence et de la reproduction des classes sociales, dans et par le système scolaire notamment, et le fonctionnement du monde social.

J’ai défini mon projet comme une « introspection sociologique », ce qui peut sembler un oxymore, puisque la sociologie, précisément, est le contraire de la démarche qui consisterait à aller chercher la vérité en soi-même. Elle part de statistiques, d’enquêtes, d’entretiens, de descriptions pour reconstituer les mécanismes extérieurs. Mais il s’est agi pour moi d’explorer mon histoire et ma géographie – disons ma trajectoire – en mobilisant tous les instruments et les concepts de la sociologie telle que je la conçois (les déterminismes de classe, l’analyse du système scolaire, la reproduction sociale, le rapport à la culture, à l’art, les questions liées au genre, à la sexualité, etc.) pour établir une cartographie des mécanismes sociaux et de leur intériorisation par les agents sociaux que nous sommes tous. J’utilisais ces outils pour une exploration de moi-même à travers les strates historico-ethnographiques des différentes périodes de ma vie personnelle et collective – individuelle et sociale.

Didier Eribon – © Ulysse Guttmann-Faure pour LVSL.

J’ai dit dans un entretien que Retour à Reims était un livre sur le système scolaire (son fonctionnement comme machine à trier, la violence qu’il exerce) : il l’est en grande partie. Je tiens à souligner que parler d’« introspection sociologique » ne signifie nullement que ce livre serait ou tendrait vers une analyse psychologique ou psychanalytique. J’essaie au contraire de réduire autant que faire se peut la place de la psychologie et du psychologique dans ma démarche. Cette tentative d’élucidation de moi-même est une analyse sociale, qui tourne résolument le dos à la psychanalyse. Le recours à la psychanalyse tend toujours à désocialiser, déshistoriciser et donc dépolitiser les phénomènes et les processus dont il faut rendre compte.

Ma trajectoire est à la fois banale et atypique. En quoi peut-elle permettre d’éclairer le monde social ? On m’a souvent dit que mes analyses sur la force durable des déterminismes sociaux étaient démenties par mon parcours. Mais c’est faux : ce qui peut apparaître comme une exception n’infirme pas la règle mais peut servir de point d’appui pour voir comment la règle fonctionne, comment les lois sociales gouvernent nos trajectoires que l’on imagine être personnelles, individuelles. D’ailleurs, tout mon parcours a été marqué par des échecs universitaires : je n’ai pas obtenu le CAPES ni l’agrégation, j’ai été obligé d’abandonner ma thèse parce que je n’avais pas d’argent…. Mon parcours de transfuge de classe est scandé par une série d’échecs qui m’ont obligé, à chaque fois, à recomposer mes aspirations, à réorienter mes choix. Les échecs, qui me plongeaient dans des abimes d’incertitude et d’angoisse, ont pu me conduire à des situations, à des rencontres, à des hasards qui, d’un seul coup, m’ouvraient d’autres possibilités. Il est important de comprendre en quoi la trajectoire de transfuge de classe n’est pas linéaire, mais plutôt une série d’étapes dans lesquelles des difficultés, des échecs, des troubles de l’inscription sociale se présentent et imposent de réagir différemment, de se positionner différemment… C’est tout cet ensemble de phénomènes complexes que j’ai essayé de déplier et d’exposer dans Retour à Reims.

L’introspection sociologique ne signifie pas que ce livre est une analyse psychologique ou psychanalytique, mais une tentative d’élucidation de moi-même qui me permet d’éclairer le monde social.

LVSL – Vous avez notamment expliqué dans Retour à Reims que, pour vous inventer, il fallait vous dissocier. Est-ce que vous ressentez toujours aujourd’hui ce clivage en vous, entre votre origine sociale et votre parcours universitaire, ou est-ce que finalement cette inadéquation a été « résolue » par la reconnaissance publique, par la fonction presque thérapeutique de l’écriture, ou même par la réconciliation avec votre mère ?

D.E. – Je disais que pour m’inventer moi-même, il m’avait fallu différer. Quand j’étais enfant, adolescent, j’avais depuis toujours entendu, chez moi, par exemple quand mon père regardait la télévision, et autour de moi, des insultes homophobes. Je savais donc qu’il s’agissait d’une identité insultée, insultable, avant de savoir que cette identité, c’était celle que j’allais bientôt venir habiter. En le découvrant peu à peu, j’ai d’abord ressenti de la peur, de l’effroi. J’étais ce « scared gay kid » dont parle un poème d’Allen Ginsberg. Et parce que j’étais « différent », il me fallait différer. Et dans Retour à Reims, j’ai donc essayé d’analyser sous cette lumière la déviation de ma trajectoire scolaire par rapport à celle qui m’était assignée, à savoir sortir très vite du système scolaire pour aller travailler, comme l’ont fait mes frères. Cette déviation a sans doute été, en grande partie, liée à la « déviance » sexuelle : à treize ou quatorze ans, quand j’ai commencé à comprendre que j’étais en train de devenir ce qu’il ne fallait surtout pas être, je n’avais guère d’autre choix que de me dissocier de ce milieu qui était le mien, de ses valeurs (et notamment du virilisme qui y régnait…). C’est passé aussi par une adhésion à la culture, je me suis pris de passion pour la littérature, le cinéma, puis pour la philosophie…Et très vite j’ai voulu quitter la ville où j’avais vécu jusqu’à l’âge de 19 ans et qui était pour moi la ville de l’insulte, et je me suis installé à Paris, selon le parcours très classique, au fond, de ceux qui contreviennent à la norme sexuelle, qui doivent quitter l’endroit où ils vivent pour aller dans la grande ville afin de pouvoir se sentir plus libres. Ensuite, la différence, la distance avec ma famille, s’est accentuée puisque j’ai fait des études supérieures – j’étais le premier dans ma famille – et je suis devenu, après une série d’échecs universitaires, journaliste à Libération, puis au Nouvel Observateur. Puis, j’en ai eu assez du journalisme (un milieu, un univers assez détestable), et je me suis mis à écrire des livres, et puis j’ai enseigné aux Etats-Unis, avant de trouver un poste universitaire en France.

Didier Eribon – ©Ulysse Guttmann-Faure pour LVSL.

Tout cela évidemment m’éloignait de ma famille… A la mort de mon père, en janvier 2006, je me suis demandé pourquoi je n’avais jamais essayé de le revoir. J’ai voulu réfléchir sur cette distance – sociale, de classe – qui s’était instaurée entre nous. C’est le point de départ de l’écriture de Retour à Reims. L’idée de « retour » implique qu’il y a eu un départ, un éloignement, puis une distance durable… Et que cette distance a été produite par la fréquentation du système scolaire, par l’accès à la culture légitime, par l’entrée dans d’autres milieux sociaux, dans un autre monde, dans une autre classe, etc. C’est ce que j’ai voulu analyser. Il y a beaucoup de choses que je ne sais pas à propos de mon père, que j’aurais bien aimé savoir quand j’écrivais Retour à Reims. Mais il était trop tard, il était mort. Je ne lui ai jamais posé de questions sur sa vie, sur sa famille, sur son enfance. Ce que je sais de lui, c’est principalement ce que ce que ma mère m’en a raconté après sa mort. À ce moment-là, j’ai renoué une relation avec elle. Ce ne fut pas un processus « thérapeutique » au sens psychologique du terme, mais plutôt, pour reprendre un mot de Bourdieu, une « socio-analyse », qui impliquait de revenir sur la question des classes sociales, et l’inscription en chacun de nous des habitus de classe. Et quand il y a une discordance dans l’habitus, un clivage entre l’habitus incorporé dans l’enfance et celui qui se recréée en nous quand on change de milieu, il n’est pas simple de surmonter cette division du moi, cette séparation qui passe à l’intérieur de soi-même. Il ne suffit pas de prendre le train pour faire un « retour » : il faut analyser les mécanismes qui produisent l’éloignement en soi-même et la possibilité ou non de le surmonter.

Ma mère est morte il y a deux ans. Donc le livre que je suis en train d’écrire sera une sorte de « Retour à Reims, volume 2 ». Le volume 1 avait eu pour événement déclencheur la mort de mon père, le volume 2 prend naissance à la mort de ma mère.

LVSL – Pouvez-vous nous en dire plus sur ce livre en cours d’écriture ? Quels aspects vous permettra-t-il de développer par rapport à son premier volet ?

D.E. – Ma mère est morte beaucoup plus tard que mon père. On sait que les femmes vivent en moyenne plus longtemps que les hommes. Mais la question de l’espérance de vie, c’est aussi celle de l’espérance de vie en bonne santé. C’est pourquoi je voudrais étudier dans ce livre en cours d’écriture ce qu’est la réalité de la vieillesse, du vieillissement d’une femme qui a été ouvrière, dont le corps a été détruit par la pénibilité et la dureté des conditions de travail. Le vieillissement, le corps souffrant, la maladie, la perte d’autonomie, l’hôpital, la maison de retraite, la mort, ce sont des questions hautement politiques.

Le vieillissement, le corps souffrant, la maladie, la perte d’autonomie, l’hôpital, la maison de retraite, la mort, ce sont des questions hautement politiques.

Je ne suis évidemment pas le premier à m’intéresser à tous ces problèmes ! La littérature s’est emparée du sujet depuis longtemps. Je viens de lire un livre de Yasushi Inoué, Histoire de ma mère, qui est magnifique, tant dans sa description de la dégradation physique et mentale de sa mère, que dans le récit de sa mort. La littérature s’est beaucoup intéressée à ces réalités douloureuses et donc je ne prétends pas ouvrir des voies nouvelles dans leur évocation, mais plutôt essayer d’apporter quelque chose de neuf dans l’analyse, notamment dans le rapport à la politique. On analyse toujours le rapport au vieillissement et à la mort comme si c’étaient des mécanismes biologiques individuels. Or des historiens comme Philippe Ariès ou des sociologues comme Norbert Elias ont montré que les structures de la subjectivité, du rapport à la vieillesse et la mort se sont transformées au cours des époques. Ce sont donc des phénomènes sociaux et historiques, et donc politiques. Il y a un petit livre de Norbert Elias, La solitude des mourants, qui est un très grand livre, et que j’utilise beaucoup.

Parmi mes références  principales dans ce travail en cours figure bien sûr le livre de Simone de Beauvoir qui s’intitule précisément, La Vieillesse. Elle l’a publié en 1970, c’est-à-dire 21 ans après Le Deuxième sexe. Elle a décrit cet ouvrage comme étant « symétrique » du Deuxième sexe. Elle dit avoir voulu poser à propos des personnes âgées des questions analogues à celles qu’elle avait posées à propos des femmes. Dans l’introduction, elle souligne que les « vieillards » (on dirait aujourd’hui les personnes âgées) sont exclus de la visibilité publique, relégués hors de la vie sociale. Et que personne ne s’intéresse à eux. Je voudrais dans mon livre faire entendre leur voix, déclare-t-elle.

Mais on voit bien que cela pose un problème. Dans Le Deuxième sexe, elle se demandait comment les femmes pourraient dire « nous », et elle analysait justement le processus par lequel les femmes cessent d’être l’objet du regard des autres pour se constituer comme sujet de leur propre regard et de leur propre discours. Dans La Vieillesse, elle dit qu’elle va faire entendre la voix des personnes âgées. Cela veut dire que c’est un problème tout à fait différent : elle ne se demande pas pourquoi ces personnes ne disent pas « nous », ni comment elles pourraient se constituer comme un « nous ». Je l’avais lu quand j’étais étudiant — j’avais lu tout Simone de Beauvoir —, mais en le relisant récemment, j’ai constaté qu’elle ne posait pas la question de la même manière que dans Le Deuxième sexe et qu’elle ne s’interrogeait pas sur cette différence d’approche. Ce n’est pas un reproche que je lui adresse, cela va de soi. Ce livre était une intervention majeure dans le champ intellectuel et politique à une époque où ces problèmes n’étaient guère constitués comme étant dignes d’intérêt. Elle ne pouvait pas poser toutes les questions, mais je veux engager la discussion avec son livre sur ce point, car cela renvoie à toute une série d’enjeux à propos des mouvements sociaux, de la mobilisation politique, de la représentation politique aussi : s’il est nécessaire que quelqu’un fasse entendre leur voix, c’est parce que ces personnes âgées ne peuvent pas le faire elles-mêmes. Elles ne peuvent parler que si quelqu’un parle pour elles, c’est-à-dire en leur faveur, mais aussi à leur place.

Je pars encore une fois d’une expérience personnelle pour essayer de poser des questions théoriques et politiques. Ma mère, sur son lit, dans la maison de retraite, n’arrivait pas à se lever sans aide, et elle me laissait des messages désespérés sur mon répondeur en disant qu’elle était tout le temps seule, qu’elle était maltraitée, qu’on ne lui permettait de prendre une douche qu’une fois par semaine, etc. J’appelais le médecin de la maison de retraite, qui me répondait qu’il n’y n’avait pas assez d’aides-soignants, et que cela n’était donc possible qu’une fois par semaine. Je me disais qu’il n’était pas imaginable que la situation des EPHAD soit à ce point sinistrée. Mais c’était pourtant vrai, et le livre d’Anne-Sophie Pelletier, Ephad, une honte française, offre des descriptions précises et dresse un constat terrible sur cette situation.

Didier Eribon – ©Ulysse Guttmann-Faure pour LVSL.

Ma mère s’est littéralement laissée mourir. Elle est morte un mois et demi après son entrée dans une maison de retraite. On ne peut pas dire qu’elle ne protestait pas contre la situation puisqu’elle me laissait des messages angoissés et indignés sur mon répondeur. Mais c’est une protestation qu’elle énonçait seule, dans sa chambre, au téléphone, avec pour destinataire une seule personne – moi ou l’un de mes frères – qui l’écoutait. Il est certain que dans toutes les maisons de retraite, il y a des gens qui font chaque jour la même chose. Mais comment ces personnes âgées, dans une maison de retraite, surtout quand elles ont perdu leur autonomie physique, pourraient-elles dire « nous » ? Il n’y a pas de « nous » audible de ces personnes âgées, parce qu’il n’y a pas de « nous » possible : il n’y a pas de prise de parole publique possible, ni de mobilisation politique, si ce n’est – comme Simone de Beauvoir le proposait dans l’introduction de La Vieillesse – si des gens parlent pour elles et portent ainsi leurs voix inaudibles, étouffées, de l’isolement de la chambre à la sphère publique.

C’est une question assez vertigineuse : qu’est-ce que cela signifie de parler pour des gens qui resteraient silencieux si personne ne prenait la parole pour eux ? Si des auteurs comme Simone de Beauvoir ou moi (entre autres, bien sûr) ne prenons pas la parole pour les personnes âgées, elles ne parlent pas. Par conséquent, elles ne parlent que par l’intermédiaire de ceux et celles qui parlent d’elles, qui parlent pour elles. Donc, les personnes âgées dépendantes ne peuvent pas se constituer comme un « nous » : le « nous » leur vient de l’extérieur d’une certaine manière, il est constitué par la médiation d’un porte-parole. C’est cette médiation qui peut faire entendre des paroles individuelles dispersées et qui peut les transformer en une parole collective : si je restitue la parole de ma mère, ce n’est pas seulement le cri, la plainte de ma mère que je porte dans l’espace public, c’est le cri et la plainte de toutes celles (ce sont surtout des femmes à cet âge-là) et de tous ceux qui sont dans des maisons de retraite. Le collectif est constitué par la médiation des professionnels de la santé, comme les personnels des EPHAD qui ont récemment tiré la sonnette d’alarme sur l’état de délabrement scandaleux dans lequel se trouve tout le système des maisons de retraite, ou par des auteurs comme Simone de Beauvoir en 1970, ou comme moi aujourd’hui, qui me propose de poursuivre ce travail de Beauvoir. A partir du cas de ma mère, j’essaye de m’interroger sur les processus sociaux, et de réinscrire la vieillesse et la mort dans l’analyse sociologique et théorique. Car cela nous entraîne dans une série de questions emboîtées : est-ce que ce cas-limite des personnes qui ont perdu leur autonomie physique, en train de perdre leurs facultés cognitives, aussi, parfois, ce cas extrême de la nécessité d’une représentation politique – et donc des porte-parole : syndicats, associations, partis ou écrivains, artistes, philosophes… – ne dit pas quelque chose de la mobilisation politique en général. Je veux dire : est-ce que ce n’est pas toujours le cas, à des degrés divers, sous des formes diverses ?

J’essaye de m’interroger sur les processus sociaux, et de réinscrire la vieillesse et la mort dans l’analyse sociologique et théorique.

Découvrez la deuxième partie de cet entretien ici.

Crédit photo Une et entretien : Ulysse GUTTMANN-FAURE pour LVSL.

« Il faut parler de classes sociales et non pas simplement d’inégalités » – Entretien avec Didier Eribon

Didier Eribon – © Ulysse Guttmann-Faure pour Le Vent Se Lève.

Didier Eribon est revenu pour LVSL sur son parcours atypique d’intellectuel transfuge de classe, ainsi que sur Retour à Reims, essai qui a fait date en ouvrant  une voie nouvelle à l’écriture autobiographique sur le mode de l’introspection sociologique. Nous avons évoqué son prochain livre qui portera sur la question politique du vieillissement, et la représentation des exclus qui n’ont pas voix au chapitre. Il nous livre son regard précieux sur l’actualité des mouvements sociaux, ainsi que sur l’évolution du vote ouvrier vers l’extrême-droite et la désintégration de la classe ouvrière. Deuxième volet d’un entretien réalisé par Noémie Cadeau et retranscrit par Jeanne du Roure et Victoire Diethelm. Découvrez la troisième partie de cet entretien ici.


LVSL – Votre ouvrage sera donc finalement un livre sur la représentation politique, qui s’intéresse au cas limite des gens qui n’ont pas voix au chapitre. Dans quelle mesure cette question peut-elle être élargie à d’autres groupes sociaux et quelles sont les conséquences politiques à en tirer ?

D.E. – Cette question peut en effet s’élargir aux chômeurs, par exemple, pour qui il n’est pas facile de se mobiliser puisque, par définition, ils sont isolés (hors d’un lieu de travail), mais aussi aux personnes handicapées, à mobilité réduite, etc. La question de la représentation est une question politique centrale puisque l’on a très souvent en tête cette idée que les gens qui souffrent, qui sont victimes de discrimination, d’exploitation, d’oppression, vont se mobiliser. Mais n’est-ce pas, en partie du moins, la mobilisation, et donc le regard politique, la théorie politique qui constituent un groupe comme groupe, en regroupant sous un même regard, dans une même action, des ensembles d’individus qui vivent séparément, dans la « sérialité » aurait dit Sartre, et dans une certaine impuissance, des situations identiques. Et par conséquent, le « représentation » politique, la « délégation », est presque toujours un élément décisif. Il faut que quelqu’un parle – ou que quelques-uns parlent – pour les autres.

On pourrait aller jusqu’à avancer, par exemple, que la « classe ouvrière » n’existe, en tant que « classe », qu’à travers des discours théoriques, des représentations politiques, associatives… Ce que Bourdieu appelait « l’effet de théorie ». Ma mère, quand elle était ouvrière, dans les années 1970, participait aux mobilisations syndicales, aux grèves, dans l’usine où elle travaillait, qui comptait 1700 ouvrières et ouvriers, dont 500 étaient syndiqués à la CGT, ce qui formait évidemment une force mobilisée ou mobilisable assez considérable. Par cette participation à la grève, par sa résistance à l’oppression patronale, ma mère s’inscrivait dans la longue histoire du mouvement ouvrier : elle était donc un sujet politique. Devenue retraitée, elle a, en grande partie, cessé de l’être et l’a été encore moins quand elle est devenue dépendante physiquement. C’est ce qui explique pourquoi mes parents se sont mis à voter pour le Front National : ils étaient désormais coupés du collectif auxquels ils appartenaient quand ils étaient ouvriers et qui existait à travers des structures syndicales (la CGT) ou politiques (le Parti communiste) et leur mode de protestation s’est transformé du tout au tout, passant d’un vote de gauche ancré dans une appartenance collective à un vote d’extrême-droite arrimé à une situation et à un sentiment d’isolement.

Didier Eribon – © Ulysse Guttmann-Faure pour LVSL.

Quand Thomas Ostermeier a adapté Retour à Reims, nous sommes allés filmer les lieux où j’avais vécu et l’usine, désaffectée depuis dix ans et délabrée, où travaillait ma mère. Il y avait des affiches de Marine Le Pen partout. Les générations suivantes sont parties travailler dans d’autres usines ou plus probablement sont devenues des chômeurs, ou occupent des emplois précaires. Il faut analyser cette précarisation pour comprendre les phénomènes politiques d’aujourd’hui. Les 1700 ouvriers ne sont plus là… Où sont les syndiqués de la CGT ? Où sont les cartes d’adhérents au syndicat ? Un chômeur, un travailleur précaire, un travailleur à l’emploi « ubérisé » (vous avez sans doute vu les films magnifiques et terribles de Ken Loach, Moi, Daniel Blake et Sorry we missed you) ne peuvent plus être des sujets politiques de la même manière que l’étaient dans les années 1960 et 1970 les ouvriers syndiqués dans les grandes usines. Cette force mobilisable, collective n’existe plus, sauf en certains endroits, dans certaines conditions. Et cette atomisation, cette individualisation des existences et des rapports à la politique rend possible tous les égarements, toutes les dérives, toutes les transformations politiques auxquelles on a assisté (la montée de l’extrême-droite, du « populisme de droite ») qui mettent en évidence une réorganisation et une reformulation de la constitution de soi-même, comme sujet politique dans les classes populaires.

Mais ce ne sont pas seulement les mutations économiques qui ont fait disparaître la « classe ouvrière », ce sont aussi le déplacement vers la droite des discours politiques. Dans Retour à Reims, mais avant cela, dans le livre qui a précédé celui-ci, en 2007, D’une révolution conservatrice et de ses effets sur la gauche française, j’ai analysé comment l’idée de « classe ouvrière », et même l’idée de « classe sociale » », avait été déconstruite par le travail idéologique mené par des cercles néoconservateurs (la Fondation Saint-Simon, notamment, qui regroupaient des universitaires, des hiérarques du journalisme, des grands patrons…) : il s’agissait de faire prévaloir la notion de « responsabilité individuelle » en s’attaquant aux modes de pensée qui s’organisaient autour des notions de classes sociales, de déterminismes sociaux, et aussi de conflictualités, de luttes sociales… Il s’agissait de défaire tout ce qui ressortissait à l’inscription des individus dans des espaces sociaux, de tout ce qui se référait à du « collectif » – du « collectivisme » selon eux – dans l’analyse des vies et des modalités de déroulement de celles-ci. Ce qui avait été au cœur de la pensée de droite, et ressassé obsessionnellement par la pensée de droite depuis des décennies, se trouvait désormais promu par ces idéologues néo-aroniens (ils ne cachaient pas que leur démarche s’inspirait de Raymond Aron, ce qui suffisait à indiquer qu’il s’agissait très clairement d’une démarche de droite, foncièrement de droite) comme la nécessaire « modernisation » de la pensée de gauche. Cette entreprise, soutenue par les médias mainstream, avait pour fonction de légitimer le glissement vers la droite de tout le champ intellectuel et politique, et notamment celui du Parti socialiste, qui était en train de renoncer à tout ce qui faisait que la gauche était la gauche. Cette logique néoconservatrice a consisté non seulement à évacuer toute analyse en termes de classes sociales, mais aussi d’exploitation, d’oppression, de domination. Il n’y avait plus que des individus, responsables de leur sort, et qui devaient accepter de « vivre ensemble » dans un nouveau « pacte social » (c’est-à-dire accepter leur condition, et se soumettre en silence au pouvoir et aux gouvernants). L’ennemi de ces idéologues, c’était bien sûr la pensée de gauche, et la pensée sociologique (toujours assimilée dans l’imaginaire de la droite au « « social » honni, au « socialisme » encore plus honni…).

Il faut bien voir que c’est avec ce déblaiement préalable de la pensée de gauche comme arrière-fond qu’il a été possible de substituer à l’idée de classes, de déterminismes de classe, etc., la simple idée, hier, de « stratifications » ou, plus récemment, d’« inégalités ».

Didier Eribon – © Ulysse Guttmann-Faure pour LVSL.

L’économiste Thomas Piketty est un symptôme éloquent de cet appauvrissement politique de la pensée. Il faisait d’ailleurs partie de la Fondation Saint Simon et publie ses livres dans une collection dirigée par l’un des principaux animateurs de ce défunt cénacle idéologique (Rosanvallon). N’oublions pas que ce sont ces gens-là qui, en 1995, avec la CFDT (bien sûr !) soutenaient activement le Plan Juppé de réforme des retraites que la grande mobilisation sociale a réussi à faire échouer. Piketty a écrit un livre sur le Capital au XXI ème siècle dans lequel on ne trouve pas la moindre théorie du capital. Le capital, pour lui, c’est le patrimoine économique qui se transmet par héritage. Mais on se demande d’où vient ce patrimoine, comment il s’est formé, comment il se reproduit ? Il n’est jamais question dans ce livre de l’usine, du travail, de l’exploitation, des ouvriers. Il ne parle pas du capital social, ni du capital culturel qui est l’un des instruments les plus importants de la reproduction des structures sociales et donc de la perpétuation des structures de la domination (car c’est le mot qu’il convient d’employer). Et ne pas en parler, ne pas même s’en préoccuper, c’est ratifier l’existence du système tel qu’il est et donc contribuer à sa légitimation. Ce que, d’ailleurs, il fait explicitement. Dans ce gros livre sous-théorisé (il publie de très gros livres, que personne ne lit, pour impressionner et intimider par le nombre de pages, et masquer ainsi la minceur de sa contribution intellectuelle), qui n’est qu’une succession de tableaux sans réflexion sur les structures sociales, il se contente de distinguer des différences de revenus entre des catégories de la population. Ce ne sont plus des « classes sociales », mais des niveaux dans des tableaux. D’où la remarque aussi stupide que violente dans l’introduction de son livre où il s’en prend à la « pensée paresseuse », celle qui entend lutter contre toute forme d’inégalités, car, déclare-t-il, il convient de réaffirmer qu’il y a des inégalités justes, celles qui sont fondées sur le travail et le mérite (c’est une citation ! on voit à quoi mène la philosophie politique rawlsienne qu’il a sans doute puisée dans les écrits de ses amis de la revue chrétienne Esprit). Il devrait aller expliquer cette magnifique pensée non-paresseuse à la femme de ménage qui nettoie son bureau tous les soirs, aux éboueurs qui vident ses poubelles, aux ouvriers qui fabriquent les objets techniques dont il se sert… Son problème dans ce livre, de toute évidence, ce n’est pas qu’il y ait des inégalités, c’est qu’un cadre « méritant » (ou un professeur à l’École d’économie de Paris) dispose de revenus inférieurs à un ceux d’un rentier. Cette idéologie méritocratique est un magnifique exemple de justification des inégalités (car ce cadre ou ce professeur d’université ont eu accès à des parcours scolaires privilégiés dont ont été privés tous les autres) et il aurait dû citer son propre livre dans celui qui a suivi, consacré à la justification des inégalités. Là encore, dans son récent (et tout aussi limité intellectuellement), Capital et idéologie, il réduit la reproduction du capital aux idéologies qui le justifient, sans se demander si le système capitaliste ne repose pas sur d’autres fondements que des discours de légitimation. Le colonialisme sur lequel s’est fondé le capitalisme moderne n’est pas simplement une idéologie. L’économiste américain James Galbraith (parmi tant d’autres auteurs) a démoli ce livre à juste titre, dans un article féroce, et même empreint d’indignation. Si ces avalanches de tableaux statistiques n’aboutissent qu’à recommander aux gouvernement sociaux-démocrates – ou aux candidat.e.s  sociaux-démocrates dont il aime à être le conseiller -d’augmenter la taxation des plus hauts revenus, on peut se dire que c’est beaucoup de pages pour pas grand-chose, et beaucoup de bruit pour rien (je parle de bruit, parce que ses livres font l’objet d’une promotion publicitaire tapageuse par les mêmes médias – Le Monde, Libération, L’Obs…-  que ceux qui ont été les vecteurs de la révolution néo-conservatrice dans les années 1980 et 1990 et dont, bien sûr, les directeurs appartenaient à la Fondation Saint Simon, et qui s’émerveillent qu’une pensée de gauche renaisse, alors qu’ils ont participé à la démolition de la pensée de gauche, et que ce qu’ils applaudissent aujourd’hui est tout sauf une pensée de gauche ; quand Le Monde, Libération et L’Obs chantent en chœur les louanges d’un « renouveau de la pensée de gauche », on peut être certain que ce n’est pas de la pensée, et que ce n’est pas de gauche).

Ce ne sont pas les inégalités qu’il convient d’étudier comme de simples niveaux différenciés de revenus, mais la structure de classes de la société qui en fonde la réalité et la perpétuation. Le mot « inégalités » fonctionne ici comme un concept-écran – qu’on essaie de faire passer en contrebande pour un concept critique, ce qu’il n’est absolument pas – qui sert à masquer ce qui est en jeu : non pas une simple distribution différentielle des revenus qui bénéficierait aux rentiers au détriment de ceux qui devraient en bénéficier en vertu de leur travail et de leur mérite, mais un système social d’exploitation et d’oppression.

Le mot « inégalités » fonctionne comme un concept-écran qui sert à masquer ce qui est en jeu : un système social d’exploitation et d’oppression.

Aujourd’hui, c’est parce qu’on a évacué la question des classes que la question des inégalités (qui ne pose pas la question de la structure, du système qui les fonde) a pu s’imposer comme le thème central de la discussion. Mais cela fait partie de la mystification idéologique. J’ai vu mes parents ne pas pouvoir finir les fins de mois à une époque où l’on habitait dans un HLM. Je me souviens de ces moments lorsque j’étais enfant et qu’un employé venait percevoir le gaz, l’électricité ou le loyer, ma mère allait se cacher dans la chambre et nous demandait de répondre à travers la porte qu’elle n’était pas là. Elle ne pouvait pas payer les factures. Les fins de mois étaient toujours très difficiles (et la fin du mois arrivait toujours très tôt, à cet égard). Ce sont des choses qui n’ont pas disparu. Il suffit de regarder le film de François Ruffin et Gilles Perret, J’veux du soleil, pour voir que les gens qui vivent encore dans de telles situations sont très, très nombreux. Donc il faut parler de classes sociales et non pas simplement des inégalités.  On doit parler du « capital » comme système de domination et d’exploitation – je ne suis pas marxiste mais il faut employer les mots qui conviennent car on ne peut pas ignorer totalement les analyses de Marx sur l’extorsion de la plus-value par l’exploitation des travailleurs. Il serait fort utile, et il est même urgent, qu’un auteur plus puissant et plus profond – et qui soit de gauche, et non pas un de ces sociaux-démocrates attachés à sauver le système par des mesures orthopédiques – écrive enfin un livre sur le Capital au XXIe siècle et en offre une théorisation.

LVSL – Dès lors, comment se constituent ces ensembles sociaux qui forment des classes ? Qu’est-ce qu’un groupe ? Comment retrouver le sens du collectif à l’encontre de l’atomisation individuelle ?

D.E. – On peut à la fois dire que les groupes sociaux, les « classes » au sens d’ensembles d’agents sociaux, sont à la fois donnés dans une certaine réalité objective, mais n’existent comme collectifs politiques, comme « groupes », au sens politique du terme, que lorsqu’ils se constituent comme tels par l’action, la mobilisation. Il y a de très belles analyses de Sartre sur la façon dont on passe de la sérialité au groupe. La sérialité, c’est quand on partage une même condition économique ou sociale, de mêmes caractéristiques, etc., mais isolément, séparés les uns des autres. Le groupe, c’est quand on se constitue comme ensemble mobilisé en se rassemblant précisément à partir de ces conditions et caractéristiques objectives.

Didier Eribon – © Ulysse Guttmann-Faure pour LVSL.

Si l’on se réfère à ces analyses, la possibilité du « groupe » est toujours ouverte et, à moins de sombrer dans des conceptions essentialistes ou substantialistes, on peut penser qu’aucun ensemble n’est plus réel, ou plus vrai, ou plus authentique qu’un autre. Par conséquent, cela n’a aucun sens d’opposer la politique de classe à la politique des identités, comme croient pouvoir le faire certains (à gauche comme à droite, ou à l’extrême-gauche comme à l’extrême-droite, la dénonciation de la  « politique des identités » étant souvent une manière de déguiser des positions et des pulsions de droite ou d’extrême-droite en discours de gauche dans la mesure où l’ « anti-libéralisme », non seulement économique mais aussi politique et « culturel »  est fréquemment lié aux doctrines réactionnaires, autoritaires, intégristes voire fascistes). Se créer comme un « nous », comme un groupe social, par le biais d’un cadre théorique et d’une construction politique de soi, c’est produire un découpage du monde social, une perception du monde social, qui produit la réalité du monde social, puisque ce découpage s’inscrit dans le réel et la perception devient réalité. Bien sûr, chaque découpage tend à chercher à s’imposer comme le seul vrai ou comme le plus important. C’était précisément la réponse que donnait Beauvoir à la question qu’elle posait : pourquoi les femmes ne disent-elles pas « nous » alors que les ouvriers ou les Noirs aux Etats-Unis disent « nous ». C’est parce que les femmes ouvrières et les femmes noires se définissent d’abord comme ouvrières et donc solidaires des hommes ouvriers, ou comme noires et donc solidaires des hommes noirs. Il y avait un mouvement ouvrier, il y avait un mouvement noir. Pour dire « nous » en tant que femmes, il fallait déplacer les lignes de la perception en fonction desquelles on opérait les découpages sociaux et politiques et penser qu’il fallait créer une place – intellectuellement et pratiquement- pour un mouvement des femmes (dont certaines formes existaient déjà auparavant, bien sûr, car elle n’a pas inventé le problème toute seule dans son coin, ce n’est jamais le cas). Il fallait donc installer l’idée qu’un autre découpage du monde social était envisageable et ouvrir ainsi l’espace d’un mouvement spécifique, dont les interrogations critiques et les revendications se situent sur un autre plan que celles des autres mouvements.

Cela n’a aucun sens d’opposer la politique de classe à la politique des identités.

Sartre le savait mieux que quiconque (malgré l’ouvriérisme qu’on lui prête parfois, en raison de son rapprochement critique avec la pensée marxiste et de ses considérations sur la classe ouvrière), puisqu’il a écrit Réflexions sur la question juive puis le texte intitulé « Orphée noir »… Et dans Saint Genet, dans lequel il monte comment Genet invente le « regard homosexuel » (et donc l’homosexuel comme sujet de son regard), il souligne qu’il y a de multiples possibilités de se constituer comme sujet de soi-même, et par conséquent comme groupe ou comme collectif. Sartre et Beauvoir – qui à côté de lui écrivait sur les femmes – n’ont cessé de s’interroger sur ce que sont les collectifs mobilisés Dès lors, on pourrait dire qu’il y a de multiples « sérialités » et de multiples « groupes », étant entendu que le nombre des sérialités et des groupes ne saurait jamais être limitatif. C’est d’ailleurs pourquoi je me suis demandé si, jusqu’à un certain point, le « groupe » ne précède pas la « sérialité » qu’il vient dépasser, car, au fond, la sérialité n’apparaît comme telle que quand un groupe émerge. Sinon, on ne voit pas le « sériel » qui préexistait dans cette « sérialité ».

A l’inverse, on peut dire aussi qu’il faut qu’un « groupe » existe déjà, à l’état potentiel, dans la « sérialité », même si c’est à un faible degré, pour que cette sérialité puisse être dépassée par la formation du « groupe ». On voit bien que « sérialité » et « groupe » sont des points-limites, ou disons, des points théoriques, mais que le groupe hante toujours-déjà la sérialité comme la sérialité hante toujours-encore le « groupe ». Mais il y a de de grandes différences malgré tout : une mobilisation des femmes, par exemple, un « nous » des femmes, similaire au « nous » des ouvriers, doivent être conquis sur la dispersion et la séparation. Mais c’était sans doute plus facile que pour les personnes âgées. C’est sans doute pourquoi Le Deuxième sexe a rencontré un énorme succès dès sa parution, et continue d’être dans les listes de best-sellers alors que La Vieillesse est resté longtemps un de ses livres les moins connus et a attendu 2020 pour passer en édition de poche. Beauvoir a posé le problème, l’a exploré, mais cela n’a pas rencontré d’écho. Son livre n’a pas eu l’efficacité performative du précédent, parce que cette efficacité a besoin, pour s’accomplir, de rencontrer à l’état latent ce qu’elle va produire. Il faut qu’existe la potentialité, ne serait-ce qu’en filigrane, de la constitution d’un « groupe ». Et donc, autant je me réjouis que Le Deuxième sexe soit un livre qui se vende par dizaine de milliers chaque année dans le monde entier, autant je m’interroge sur cette différence de réception. La Vieillesse n’est pas – ou n’était pas, car il va peut-être le devenir – un livre très lu et très utilisé car les personnes dont parle ce livre ne peuvent pas vraiment se constituer en collectif, ne peuvent pas produire une parole publique, un discours politique. Bien sûr, il y a des associations de retraités. Mais je parle ici des personnes âgées qui sont isolées, parce que chacune est dans sa chambre dans une maison de retraite, par exemple, et elles sont dès lors incapables de se réunir, de s’organiser. C’est l’impossible politique d’un ensemble de personnes qui ne peuvent pas se créer collectivement comme groupe mobilisé.

Didier Eribon – © Ulysse Guttmann-Faure pour LVSL.

Par conséquent on ne voit pas le problème politique, s’il n’y a personne pour dire qu’il s’agit d’un problème politique. Et cela nous renvoie à cette question tout à fait capitale : qu’est-ce que nous percevons spontanément comme étant un problème politique ? Si on me demandait quels mouvements politiques sont importants pour moi, je citerais spontanément le mouvement ouvrier et les mouvements syndicaux, le féminisme, le mouvement LGBT, les mouvements antiracistes, la préoccupation écologiste, etc. Je ne parlerais pas spontanément des personnes âgées. Cela veut dire qu’il nous faut penser la politisation de ces conditions de vie faites à un nombre considérable de personnes âgées contre l’invisibilisation de ces situations et donc contre l’effacement de leur caractère politique. Je dois penser contre ma réaction spontanée, et m’appuyer sur des ouvrages, tels que ceux de Simone de Beauvoir, de Norbert Elias et de quelques écrivains auxquels je me réfère, pour aller débusquer la politique dans chaque décision administrative et jusque dans chaque pli du corps, dans chaque douleur et dans chaque gémissement d’une personne âgée (en l’occurrence de ma mère).

Découvrez la troisième partie de cet entretien ici.

Crédit photo Une et entretien : Ulysse GUTTMANN-FAURE pour LVSL.

Le temps “des jolies colonies de vacances” est-il révolu ?

Sorti en 2006, le film Nos jours heureux avait réuni 1,5 million de spectateurs, avant de devenir culte pour toute une génération. Dans le même temps, les colonies de vacances traversent une crise multiforme profonde qui les fait peu à peu disparaître. Comment expliquer la désaffection du public pour ces structures qui participaient autrefois de la promesse d’égalité républicaine ? 


Alors que trois associations du secteur – la Jeunesse en Plein Air, l’Union Nationale des Associations Familiales et Solidarité Laïque – annonçaient qu’un Français sur trois dont 3 millions d’enfants ne partiraient pas en vacances cet été, cette question est plus pertinente que jamais. Il est temps d’interroger et de comprendre les maux que rencontrent ces colonies, qui ont pourtant permis à des générations d’enfants de partir en vacances, et qui continuent à imprégner l’imaginaire collectif. Auparavant creuset de la mixité sociale, les “colos” ciblent de plus en plus un public particulier, en prenant en compte l’âge, le genre ou encore le milieu social, et séparent là où elles créaient avant du commun.

Temps de socialisation exceptionnels chargés de représentations qui façonnent l’imaginaire collectif, les colonies de vacances ont été créées afin de donner un accès à la nature à la jeunesse populaire. Elles apparaissent en 1876, sous l’égide d’Hermann Walter Bion, pasteur suisse qui souhaite trouver un remède à la mauvaise santé des enfants défavorisés de Zurich. Des instituteurs et institutrices encadrent alors 68 enfants pendant deux semaines. Elles se développent en Europe pour ensuite s’exporter de l’autre côté de l’Atlantique sous le nom de Summer Camps.

En France, leur développement est entre autres le fait des entreprises, par le biais des comités d’entreprises. Elles sont donc initialement destinées aux enfants des employés, mais rejoignent néanmoins le système éducatif au sortir de la Première Guerre mondiale. Intrinsèquement liées aux patronages laïcs et paroissiaux, elles connaissent un âge d’or entre les années 1930 et les années 1960. Plus largement, l’essor des colonies de vacances est lié à l’évolution urbaine et politique du pays. C’est même contre les villes qu’elles se construisent, l’idée étant d’envoyer les enfants hors de cette dernière afin qu’ils se ressourcent et qu’ils échappent à de mauvaises conditions sanitaires. Les enfants étaient en effet les premiers touchés par les épidémies de tuberculose, contre laquelle l’État commence à lutter en 1916 avec la loi dite Léon Bourgeois et la création de dispensaires d’hygiène publique.

Elles se structurent également du fait des tensions entre les forces catholiques et républicaines. Alors que la République occupe un espace croissant, des patronages urbains puis des colonies menées par des prêtres sont mises en place, et ce dès les années 1880. Les municipalités s’emparent alors de l’objet des colonies de vacances pour en faire une vitrine de leur action sociale, comme en témoigne l’exemple d’Henri Sellier, maire de Suresnes, qui en plus de son action en faveur des Habitations Bon Marché se fait un ardent défenseur de ces colonies. L’historienne Laura Downs note que les trois quarts des enfants de cette municipalité partent ainsi en colonie de vacances au début des années 1930. En ce sens, les colonies de vacances constituent un moyen de définir des politiques urbaines sociales.

Une lente évolution

De leur genèse à aujourd’hui, la philosophie des colonies de vacances a évolué, passant ainsi d’une démarche sociale et hygiéniste à une volonté de recréer de la mixité sociale. Dans les années 1930, il s’agissait davantage d’occuper le temps libre dans la lignée des réformes conduites par le Front Populaire. Les Trente Glorieuses correspondent quant à elles à une volonté de démocratiser l’accès à la culture et aux loisirs.

Cependant, tous les enfants ne partent pas. La crise des banlieues dans les années 1980 a permis de prendre conscience que la jeunesse issue des quartiers restait en fait exclue de ces colonies : il s’agira donc de les y intégrer et de tenter par là-même de prévenir les tensions particulièrement redoutées en saison estivale.

Laura Downs écrit dans Childhood in the Promised Land : Working-class movements and the colonies de vacances in France qu’ « il s’agissait de créer et ouvrir l’esprit de “voyage républicain”, connaître les personnes et les paysages de la campagne ». Elle indique aussi dans l’Histoire des colonies de vacances de 1880 à nos jours que « le paysage faisait partie d’un projet politique et social ».

En 1913, plus de 100 000 enfants partent en colonies, tandis que ce chiffre atteint 4 millions en 1960. Selon la sociologue Magali Bacou et le géographes Yves Raibaud, ils n’étaient plus que 1,2 million en 2016. Les colonies de vacances ont certes une excellente image mais de moins en moins de familles se pressent pour y envoyer leurs enfants. Dès lors, comment comprendre cette désaffection a priori paradoxale ?

Un système en perte de vitesse

C’est aujourd’hui le modèle théorique, économique et social sur lequel reposent les colonies qui vacille et qui est remis en cause par l’évolution des pratiques. Les villes offrent davantage d’infrastructures qu’avant, notamment des terrains sportifs ou des piscines municipales relativement accessibles à tous. De même, de plus en plus de familles partent en vacances, ce qui rend le besoin d’envoyer son enfant en colonie moins pressant. Aujourd’hui, entre 60 et 70% des familles partent en vacances.

D’autres éléments structurels expliquent aussi cette désaffection. Les bâtiments militaires ou religieux désaffectés servaient notamment à accueillir les enfants : ces bâtiments ont aujourd’hui été détruits ou bien induisent une charge financière trop importante pour la remise aux normes, l’entretien ou la restauration. Une étude du CNRS montre ainsi qu’il n’existe plus qu’un tiers du patrimoine des bâtiments encore en fonction en Vendée ou dans les Alpes-Maritimes.

Les normes venant encadrer les colonies ont également augmenté, ce qui a entrainé une hausse des prix des séjours. Sur le plan politique, les projets ont longtemps été portés par des municipalités communistes et par des syndicats, comités d’entreprise ou mouvements d’éducation populaire. Mais la perte d’influence de ces forces dans la société durant les dernières décennies a mené de fait à un affaiblissement inéluctable de ces structures et de ces projets.

Les colonies reposaient également sur un pilier central qui était celui du brassage social, tant du côté de l’Église que des syndicats ouvriers. Aujourd’hui, les structures ont tendance à se scinder en deux. On trouve d’une part une augmentation constante de l’offre de séjours à thèmes, qu’il s’agisse de séjours linguistiques ou sportifs. Ils coûtent de plus en plus cher et constituent une offre de prestations pour les classes les plus aisées. De l’autre côté, il s’agit des colonies dites « des quartiers », qui ont été pensées au tournant des années 1980 pour prévenir les étés, saisons tendues dans les quartiers populaires.

Les classes moyennes ont quant à elle des difficultés grandissantes à assumer un coût financier important souvent compris entre 400 et 600€ la semaine. De plus, si des aides existent, notamment celles distribuées par les Allocations Familiales qui permettent d’alléger le coût d’un départ en colo, peu de familles ont conscience de leur existence et sur les 20 millions d’euros prévus à cet effet, une grande partie demeure inutilisée.

Une évolution qui suit celle de la société

La désaffection pour les colonies de vacances n’est pas sans lien avec les modifications profondes de la société. Tout d’abord, la baisse de mixité sociale au sein même des colos n’est pas sans rappeler la fragmentation territoriale grandissante. Les groupes sociaux autrefois friands et demandeurs de colos se sont divisés et fragmentés : nombre d’ouvriers ont quitté les villes et les grands ensembles pour s’installer dans le périurbain et les maisons individuelles qu’elles proposent. Aussi, l’accès à un jardin s’est développé et permet d’envisager un accès si ce n’est à la nature, au moins au grand air et aux loisirs qui y sont liés.

Pour ce qui est des quartiers et des espaces où se retrouve une grande partie de la population issue de l’immigration, les syndicats et la structuration ouvrière d’antan n’ont plus la même influence, notamment du fait de la difficulté que rencontrent ces populations pour accéder au marché du travail. Ainsi, les réseaux militants qui organisaient certaines colonies ont aujourd’hui disparu et peu de dispositifs sont offert aux enfants de ces quartiers. S’ils partent, c’est notamment grâce à des centres sociaux et parce que leurs parents ne partent pas, là où a contrario les enfants des classes moyennes partent en famille. À une sédentarité contrainte s’oppose donc une mobilité de plus en plus importante qui ne concerne pour les départs en vacances qu’une minorité des Français. La proposition 19 du Plan Borloo suggérait pour pallier cela d’envoyer les enfants des quartiers populaires en colonie de vacances gratuitement.

Si elles constituent indubitablement des œuvres sociales, les colonies de vacances voient leur ADN transformé du fait de l’intégration des logiques de marché et du tourisme. Les structures organisatrices tant publiques que privées se livrent à une concurrence de plus en plus importante et se sont dotées de catalogues, sites ou encore de campagnes de communication pour donner à voir leur offre. L’essor du marketing engendre une hausse des frais pour les familles, si bien que certains séjours se voient logiquement réservés aux familles les plus aisées.

Les sites spécialisés dans l’offre de colonies de vacances proposent ainsi des séjours référencés par classe d’âge et genre, là où les colonies traditionnelles avaient vocation à rassembler, intégraient une mixité tant sociale que de genre. Les activités proposées induisent des coûts importants. Un séjour estival sur le site Djuringa pour prendre des cours d’équitation est par exemple facturé 557€, somme à laquelle il faut encore rajouter des frais de dossier. Ces sites sont en définitive plus proches du tourisme que de la colo, tout en continuant à s’appeler “colonie de vacances”. C’est par là-même tout un esprit, une promesse d’égalité qui se trouvé dénaturée au profit de séjours qui permettent de se distinguer et séparent.

Le dernier élément en ce sens est celui de la transposition de la directive de la commission européenne n°2015/2032 du 25 novembre 2015 dans le droit français. Cette directive a engendré la colère des petites structures à la fin de l’année 2017 car elle met en péril les petites associations qui organisent des colonies de vacances en faveur d’un mastodonte façonné par des fusions-acquisitions. Les colonies de vacances ne relèvent plus d’une direction spécifique dans un ministère dédié mais de la Direction Générale des Entreprises. Si cette modification du droit n’a pas été médiatisée, elle correspond à une remise en question de l’implication des associations qui organisent les séjours et qui correspondent aujourd’hui pour deux tiers d’entre elles à des associations d’éducation populaire.

Ce tournant n’est toutefois pas récent. Il s’observe dès les années 1970 avec l’intégration de la logique de rentabilité dans les lettres et documents ministériels qui les évoquent. Il s’agit désormais de produire une offre de vacances, la philosophie et les fondements du départ se trouvant ainsi relégués au second plan. Si les colonies de vacances telles qu’elles étaient chantées par Pierre Perret ne sont plus à l’ordre du jour et ne répondent plus aux attentes d’une société qui a évolué, l’enjeu est de réinscrire dans l’imaginaire social la promesse des colonies de vacances dans un contexte où un nombre croissant d’enfants ne part pas en vacances.

À ce basculement vers une logique marchande s’ajoute l’émergence d’une triste réalité. Outre une illustration supplémentaire de l’effritement de la promesse républicaine, l’accès réduit aux infrastructures et séjours induisent des conséquences désastreuses pour les enfants. 121 personnes sont par exemple mortes par noyade entre le 1er juin et le 5 juillet 2018. Cette donnée masque en fait une situation très préoccupante dans les quartiers populaires, un collégien sur deux ne sachant pas nager à l’entrée en 6ème. Ce chiffre est lié au manque et à la vétusté de certaines infrastructures, les piscines Tournesol en premier lieu. Construites à la fin des années 1970, ces structures préfabriquées, incarnation d’un État fort à l’origine de politiques publiques, ferment les unes après les autres du fait de leur mauvais état. Les enfants se voient ainsi privés de tout accès à la natation, les collectivités locales n’ayant pas les financements nécessaires pour reconstruire des piscines.

Piscine Tournesol de Fagnières

Ainsi, la déprise des colonies de vacances constitue une illustration supplémentaire de l’effritement de la promesse républicaine. Cet effritement a une incidence directe sur les enfants des classes moyennes et populaires, qui se voient privés d’une part du plaisir de partir, de changer d’air et d’autre part d’un socle de compétences que la “colo” permettait d’acquérir. Le modèle néolibéral éloigne en ce sens les citoyens les uns des autres et prive les plus fragiles d’entre eux d’un droit à vivre, à jouir de son temps libre en s’extrayant de son quotidien.

Pour aller plus loin :

Magalie Bacou et Yves Raibaud, « Les jolies colonies de vacances, c’est fini ? », CNRS Le Journal, juillet 2016.

Ifop, « Les Français et les colonies de vacances », sondage pour la Jeunesse en plein air, Mai 2016.

Centres de loisirs, mini-camps, colos : quand les parents et les adolescents font le choix du collectif, Ovlej, Dossier d’étude n°187, Décembre 2016.

Tellier, Thibault. « Laura LEE DOWNSHistoire des colonies de vacances, de 1880 à nos jours, Paris, Perrin, 2009, 433 p. », Histoire urbaine, vol. 34, no. 2, 2012, pp. 163-165.

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Gramsci et la question de l’hégémonie

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De gauche à droite : Marie Lucas, Antoine Cargoet et Nathan Sperber.

Vous n’avez pas pu assister à notre Université d’été ? Revisionnez le débat autour de Gramsci et de la question de l’hégémonie. Nous recevions Nathan Sperber, socio-économiste et co-auteur d’une Introduction à Antonio Gramsci, et Marie Lucas, normalienne agrégée en italien qui effectue ses recherches sur Gramsci.

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