« L’échange écologique inégal » : destruction de la nature et accumulation du capital

Déforestation illégale

L’appropriation des ressources naturelles est le socle sur lequel reposent les sociétés contemporaines. Terres agricoles, forêts, eau, ressources énergétiques et minières constituent leur soubassement matériel. Cette appropriation est marquée du sceau de l’inégalité. Les pays les plus riches imposent au reste du monde une division du travail permettant d’assurer l’approvisionnement nécessaire à l’accumulation capitaliste dans les centres de l’économie-monde. Cette appropriation repose sur un mécanisme mondialisé d’exploitation et d’accaparement des ressources biophysiques – terres, eau, matières premières, biodiversité – des pays périphériques. L’échange écologique inégal soutire aux pays pauvres les ressources nécessaires à leur développement de long-terme. Pour penser l’interaction entre régime d’accumulation et destruction de la nature, la réflexion sur l’échange écologique inégal semble déterminante.

Le mode de vie des pays développés repose sur un large socle de ressources matérielles. Ce constat est d’autant plus vrai dans les pays les plus riches. Un Français moyen utilise par exemple annuellement environ 21,6 tonnes de matériaux, son empreinte eau est de 1 786 m3 par an, soit l’équivalent du volume intérieur de deux Boeing 747, ou encore 1 600 litres de produits pétroliers. Toute la société et le mode de consommation contemporains reposent donc sur un apport constant en ressources naturelles venues du monde entier. Les enquêtes du journaliste Guillaume Pitron ont récemment mis en lumière l’impact massif du numérique en matière de consommation de ressources ou d’énergie.

Pour les pays les plus riches, les ressources biophysiques utilisées pour soutenir un mode de vie consumériste proviennent pour une part conséquente de l’étranger, tandis que le poids de l’impact environnemental est déplacé vers les pays les plus pauvres. Ainsi, la France, au même titre que nombre de pays développés, importe près de 1,5 fois plus de matières premières qu’elle n’en exporte (voir graphique). Ce constat est le même en matière d’émissions de CO2 où l’ensemble des émissions sur le territoire français (émissions territoriales) ne représente que la moitié de l’empreinte carbone totale des consommations françaises (émissions territoriales + émissions importées – émissions exportées). De même, de nombreux indicateurs de déforestation importée liée à notre consommation de viande, de café ou de cacao, voient le jour.

Figure 1 : Importations et exportations de matières premières (en net et en prenant en compte les utilisations matérielles intermédiaires dites RME, nécessaires à l’exportation de la matière première finale)

Bien qu’à première vue hétérogènes, tous ces phénomènes répondent à une même logique qui est celle de l’échange écologique inégal.

L’échange écologique inégal comme appropriation des capacités biophysiques des pays pauvres par les pays riches

Pour bien comprendre la notion d’échange écologique inégal, une prise de recul temporelle et spatiale est nécessaire. Comme l’analyse B. Schmitt, la théorie de l’échange écologique inégal repose sur une analyse globale des rapports socio-écologiques entre les sociétés. Dans une approche braudélienne, notre système-monde est dominé depuis des siècles par la logique d’accumulation infinie du Capital dans les régions-centres du système-monde. Cette logique d’accumulation nécessite l’apport croissant de matières premières et de ressources écologiques venues des régions périphériques pour faire croître le stock de capital. L’échange écologique inégal stipule que l’exploitation et les dégradations de l’environnement dans les pays périphériques les plus pauvres sont le fruit de la logique d’accumulation des acteurs économiques dominants. Les pays dominants imposent une division du travail spatiale et hiérarchisée qui détermine et impose la circulation des flux de matière et d’énergie.

L’échange écologique inégal stipule que l’exploitation et les dégradations de l’environnement dans les pays périphériques les plus pauvres sont le fruit de la logique d’accumulation des acteurs économiques dominants.

A. Honborg (2011) définit l’échange écologique inégal comme une appropriation indue des ressources biophysiques des pays périphériques par les pays les plus riches. Ainsi, chaque année ce sont des millions de tonnes de matières premières, de térajoules d’énergie ou des millions d’hectares qui sont exploités dans les pays pauvres au service des pays les plus aisés. L’échange écologique inégal est donc caractérisé en premier lieu par des flux asymétriques de ressources biophysiques des pays pauvres vers les pays riches. L’exportation massive par les pays périphériques de leurs ressources biophysiques crée des entraves importantes à leur développement et à l’accumulation d’infrastructures et de technologies pour générer du développement économique.

L’échange écologique inégal peut aussi s’analyser comme une asymétrie dans la capacité des pays pauvres à valoriser leurs ressources écologiques. Le prix payé pour leurs ressources aux pays pauvres, qui correspond aux prix de marché des matières premières, ne reflète ni les pollutions, ni les dégradations environnementales, ni les conséquences désastreuses pour le développement des pays sur le long-terme.

L’échange écologique inégal au cœur du système colonial

L’analyse de l’échange écologique inégal passe par une analyse historique de long terme des dynamiques d’échanges des ressources biophysiques des nations. De fait, certaines formes d’échanges écologiques inégaux ont toujours existé, notamment entre ville et campagne. La ville a toujours centralisé et accumulé les ressources des campagnes avoisinantes. L’historien Fernand Braudel note ainsi que Paris consommait en 1789 près de deux millions de tonnes de bois et de charbon de bois, et utilisait pour alimenter ses boulangers en farine l’énergie de près de 2 500 moulins répartis tout le long de la Seine. Ces déséquilibres de flux de matières, observables à mille endroits – autour de telle ville, le long d’une certaine rivière ou à la frontière de tel écosystème – ne peuvent être considérés comme un fait global, c’est-à-dire mondial, qu’à partir des XVIe et XVIIe siècles avec la construction et la mise en place des systèmes coloniaux et la mise en exploitation du monde par les nations européennes.

Figure 2 – Echanges de ressources et de biens à la moitié du XVIIIème siècle

Nombreuses sont les illustrations qui mettent en évidence l’existence d’échanges écologiques inégaux au cours de la première phase d’expansion européenne, entre XVe et XVIIIe siècles. Les travaux structurants de S. G. Bunker ont par exemple décrit avec précision les cycles d’exploitation successifs que l’Amazonie a connus pour répondre aux besoins des centres d’accumulation européens. Le bois, le caoutchouc et les ressources minières ont été tour à tour exploités. Chaque cycle est caractérisé par la mise en place d’un échange écologique inégal, imposé par les pays colonisateurs. Sur place, l’extraction des ressources se fait grâce à l’exploitation et la mise en esclavage des populations indigènes locales ou amenées d’autres régions du monde. Bunker détaille comment l’ensemble des institutions économiques, juridiques et politiques, des infrastructures de transport et des termes de l’échange commercial a été mis en place pendant quatre siècles pour répondre aux intérêts économiques étrangers.

Ainsi, les conditions d’exploitation ont été élaborées pour servir des intérêts économiques extérieurs.

Ainsi, les conditions d’exploitation ont été élaborées pour servir des intérêts économiques extérieurs. C’est un constat similaire qui peut être dressé pour l’ensemble des régions sous emprise coloniale, que ce soit dans les Amériques, en Afrique ou en Asie. Les pays dominants ont imposé une division du travail visant à exploiter au maximum les ressources biophysiques des terres colonisées. Ainsi se développent les cultures intensives destinées à l’export. La production du tabac, du café, de l’indigo, du cacao puis surtout de la canne à sucre suivent cette même logique. Les structures d’exploitation des ressources imposées ont créé des sociétés fortement inégalitaires et hiérarchisées, fortement dépendantes de leur capacité à exporter les productions agricoles et minérales demandées par les centres. Les territoires colonisés fournissent aux puissances européennes les terres dont elles manquent, le travail humain via l’esclavage et les ressources écologiques locales. Au fur et à mesure que se déroule le processus d’accumulation capitaliste au sein des centres du système-monde, les frontières d’exploitation sont repoussées et de nouvelles contrées sont intégrées à l’économie-monde capitaliste.

L’échange écologique inégal comme facteur explicatif de la révolution industrielle

L’échange écologique inégal est un fait historique dûment documenté. L’accaparement des ressources écologiques et biophysiques des périphéries a joué un rôle-clé dans l’accumulation au sein des centres de gravité de l’économie-monde. Certains historiens proposent une thèse encore plus forte. Ils arguent que la capacité à mettre en place un échange écologique inégal a pu jouer une fonction déterminante dans la révolution industrielle et le boom économique des XVIIIe et XIXe siècles. Sans évoquer directement la notion d’échange écologique inégal, c’est bien un argument de ce type que propose l’historien K. Pomeranz dans son livre La grande divergence. À partir d’une comparaison entre deux régions du monde en 1750, l’Angleterre et la vallée du delta du Yangzi en Chine, il met en évidence le rôle-clé joué par l’exploitation à la fois des colonies et des ressources en charbon du sous-sol pour expliquer la divergence économique qui a eu lieu entre ces deux régions et la naissance de la révolution industrielle en Angleterre. Selon lui ce qui explique la « grande divergence » en matière de développement économique entre ces deux régions, ce ne sont ni les différences géographiques et écologiques, ni les différences institutionnelles, ni l’organisation des marchés ou des familles, ni les différences de niveau ou d’espérance de vie, ni le niveau technologique et la productivité agricole, mais bel et bien la capacité de l’Angleterre à échapper à ses contraintes naturelles en exploitant le charbon des sous-sols ainsi que les terres et les ressources de ses colonies.

[Certains historiens] arguent que la capacité à mettre en place un échange écologique inégal a pu jouer une fonction déterminante dans la révolution industrielle et le boom économique des XVIIIe et XIXe siècles.»

Alors que la Chine a été obligée, face à sa croissance démographique, d’intensifier la production agricole en augmentant la part du travail humain par hectare, l’Angleterre a déplacé les secteurs intensifs en travail humain et en terres au sein de ses colonies, et ainsi délocalisé la production intensive en travail. Cette thèse entre en résonance avec celle des « hectares-fantômes ». Ce sont l’ensemble des surfaces terrestres que l’Angleterre a économisées en utilisant le charbon de son sous-sol et les ressources biophysiques de ses colonies. Grâce à l’exploitation du charbon et la mise en place d’un échange écologique inégal avec ses périphéries, l’Angleterre a dépassé ses contraintes écologiques et consommé bien plus de ressources écologiques et énergétiques qu’initialement permises par ses capacités biophysiques propres (ressource en bois et rivière en premier lieu).

L’échange écologique inégal s’illustre parfaitement avec l’exemple de l’industrie du textile britannique. L’industrie textile repose sur l’utilisation massives de terres dans les colonies pour faire pousser le coton. Un exemple concret vient corroborer cette allégation. A. Hornborg (2011) indique qu’en « 1850, en échangeant sur le marché mondial 1 000 livres de textiles contre 1 000 livres de coton provenant de ses colonies, la Grande-Bretagne échangeait en fait 4 092 heures de travail britannique contre 32 619 heures de travail à l’étranger, soit un gain de près de 700%, et l’usage de moins d’un hectare de terres britanniques contre l’usage de 58,6 hectares de terres à l’étranger. ». Par ailleurs, au sein des colonies, la Grande-Bretagne met en place un ensemble d’institutions permettant l’émergence de l’échange écologique inégal : société esclavagiste, hiérarchisée et tournée vers la satisfaction des besoins de la métropole, sans prendre en compte le développement propre des régions exploitées. Le coton cultivé requiert plus de travail humain et appauvrit les sols, contribuant ainsi à la dégradation environnementale des périphéries.

L’échange écologique inégal, plus présent que jamais

L’asymétrie des flux biophysiques n’a cessé depuis de se renforcer et de s’accroître à travers les décennies et les siècles. De plus en plus de régions sont constamment intégrées au système-monde pour répondre aux besoins exponentiels des centres d’accumulation. Aux centres d’accumulation historiques (Europe et Etats-Unis) sont venus s’ajouter de nouveaux acteurs importateurs nets de ressources écologiques, contribuant à la mise en exploitation de l’intégralité du globe. Ces nouveaux centres s’ajoutant aux premiers sont en particulier les pays du Golfe ou l’Est asiatique. La division internationale du travail assujettit de nombreux pays à rester éternellement exportateurs nets de contenu écologique pour les pays les plus riches. Ce constat s’articule au sein de nombreux domaines de recherches et courants théoriques et idéologiques : post-colonialisme, ingérences étrangères dans les pays les plus pauvres, exploitation des ressources par les multinationales, impérialisme.

Figure 3 – Avancée du front de déforestation au Pérou sous la poussée des cultures exigeantes du café, province du Junin

Recul de la ligne de frondaison des forêts au bénéfice des cultures de café et de cacao, exploitation de gisements miniers toujours plus importants et polluants aux quatre coins du monde dont le projet de Montagne d’or en Guyane n’était que le dernier exemple, épuisement des ressources halieutiques par les flottes de pêche des pays dominants. Les illustrations de cette mise en exploitation du monde au bénéfice des centres d’accumulation ne manquent pas. Ce fait global a été récemment mis en évidence de manière empirique et systématique dans une étude mondiale concernant les flux de ressources biophysiques. Ainsi, une vaste enquête (Dorninger et al.,2021) démontre que l’échange écologique inégal est un fait empirique prouvé des 25 dernières années et que la valorisation des ressources écologiques est bien plus faible pour les exportations des pays les plus pauvres. À l’exception de l’Inde et de la Chine, l’ensemble des pays du monde sont des exportateurs nets de ressources vers les pays les plus riches du monde (peu ou prou ceux de l’OCDE). L’échange écologique inégal leur permet simultanément de s’approprier les ressources écologiques indispensables à l’accumulation de capital et de réaliser un gain monétaire net grâce à l’échange international. Ainsi, la valeur ajoutée par tonne d’une matière première extraite dans un pays riche est 11 fois plus importante que celle de la même matière première extraite dans les autres pays.

Le graphique ci-dessous, tiré de l’étude susmentionnée, illustre ces transferts de ressources biophysiques entre pays riches (HI : high-income), moyennement riches (UMI), moyennement pauvres (LMI), et pauvres (LI) auxquels on ajoute la Chine (CHN) et l’Inde (IND). Le graphique (a) représente les transferts en termes d’empreintes matières, le (b) en matière d’énergie incorporée dans les exportations, le (c) en matière d’utilisation incorporée de terre et le (d) en matière de travail incorporé. Pour chaque indicateur on observe des flux nets allant des pays pauvres vers les pays les plus riches, illustrant parfaitement le concept d’échange écologique inégal. Enfin le dernier graphique met en évidence le gain à l’échange des pays les plus riches en terme de valeur ajoutée nette de l’échange de ressources biophysiques, alors même qu’en valeur absolue, ils en importent bien plus qu’ils n’en exportent.

Figure 4 – Flux de matériaux, d’énergie, d’hectares et de travail incorporés entre groupes de pays par niveau de vie, Dorninger et al.

Quelles implications de l’échange écologique inégal ?

L’échange écologique inégal est donc un fait empirique majeur de l’histoire des sociétés depuis plusieurs siècles. Sa conceptualisation recoupe et synthétise un grand nombre de concepts et de courants théoriques et idéologiques. Par ailleurs, il offre des éclairages nouveaux ou complémentaires sur différentes hypothèses-clés de la réflexion sur les interactions entre les sociétés capitalistes modernes et l’environnement. En particulier, il entre en résonance avec la théorie marxiste de la rupture métabolique, issue des travaux de Marx sur les liens entre agriculture et capitalisme. L’hypothèse de la rupture métabolique énonce l’idée que la production capitaliste « épuise en même temps les deux sources d’où proviennent toute richesse : la terre et le travailleur » et qu’il existe une rupture métabolique entre les lieux de production des conditions matérielles d’existence (les campagnes) et de consommation de celle-ci (les villes). Par ailleurs, le support de la croissance capitaliste est un support biophysique fixe qui occasionne un échange à somme nulle de ressources écologiques entre les pays. La notion d’échange écologique inégal vient alors parfaitement s’articuler autour de la question de la possibilité d’un capitalisme sans croissance ou stationnaire.

Ainsi, et ce depuis des siècles, les pays les plus riches imposent au reste du monde une division du travail permettant d’assurer l’approvisionnement en ressources nécessaires à l’accumulation capitaliste dans les centres de l’économie-monde. Cette appropriation ne se fait pas au travers d’un échange d’égal à égal mais repose sur un mécanisme mondialisé d’exploitation et d’accaparation des ressources biophysiques, terres, eau, matières premières, biodiversité, des pays périphériques. L’échange écologique inégal soutire aux pays en développement les ressources pourtant nécessaires à leur développement de long-terme et accroit les inégalités entre pays. Pour penser la crise de la biodiversité et des baisses des contributions de la nature aux sociétés, la réflexion sur l’échange écologique inégal semble pour l’instant indépassable.

Bibliographie :

Bunker, Stephen. 2003. « Matter, Space, Energy, and Political Economy: The Amazon in the World-System ». Journal of World-Systems Research, août, 219‑58. https://doi.org/10.5195/jwsr.2003.241.

Dorninger, Christian, Alf Hornborg, David J. Abson, Henrik von Wehrden, Anke Schaffartzik, Stefan Giljum, John-Oliver Engler, Robert L. Feller, Klaus Hubacek, et Hanspeter Wieland. 2021. « Global Patterns of Ecologically Unequal Exchange: Implications for Sustainability in the 21st Century ». Ecological Economics 179 (janvier): 106824. https://doi.org/10.1016/j.ecolecon.2020.106824.

Hornborg, Alf. 1998. « Towards an Ecological Theory of Unequal Exchange: Articulating World System Theory and Ecological Economics ». Ecological Economics 25 (1): 127‑36. https://doi.org/10.1016/S0921-8009(97)00100-6.

Schmitt, Boris. 2016. « Exploitation des ressources naturelles et échange écologique inégal : une approche globale de la dette écologique ». VertigO, no Hors-série 26 (septembre). https://doi.org/10.4000/vertigo.17522.

Pomeranz, Kenneth. The Great Divergence: China, Europe, and the Making of the Modern World Economy. NED-New edition. Vol. 117. Princeton University Press, 2021. https://doi.org/10.2307/j.ctv161f3dr.

Relire Fanon aujourd’hui

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Karthik Ram Manoharan, enseignant en sciences politiques à l’Université d’Essex, défend dans cet article une lecture universaliste des travaux de Frantz Fanon. À ses yeux, la leçon la plus importante à retenir de l’œuvre de Fanon est la suivante : toute lutte pour une société meilleure est une lutte contre l’oppression, mais toute lutte contre l’oppression n’est pas nécessairement une lutte pour une société meilleure. L’article, initialement paru chez notre partenaire The New Pretender, a été traduit par Sarah Thuillier et Valentine Ello.


Pourquoi Fanon ?

« Il n’a jamais été aussi difficile de lire Fanon qu’aujourd’hui, » a remarqué le philosophe Achille Mbembe lors d’une conférence à l’Université Colgate en 2010. Frantz Fanon (1925-1961), un humaniste et existentialiste profondément influencé par Jean-Paul Sartre, a travaillé en tant que psychiatre en Algérie coloniale avant de rejoindre la résistance algérienne contre le colonialisme français. Généralement connu pour ses Damnés de la Terre, Fanon a produit des travaux proposant une critique du colonialisme et du racisme, qui sont souvent prescrits comme des manuels par de nombreux mouvements identitaires radicaux. Si lire Fanon n’a jamais perdu en popularité, les lectures populaires de Fanon doivent être remises en question si l’on souhaite recouvrer toute la radicalité de la pensée fanonienne (…)

Fanon voit la violence de manière instrumentale, son approche est davantage descriptive que prescriptive. Ses détracteurs libéraux et ses admirateurs les plus fervents, noirs comme blancs, passent malheureusement à côté de cette nuance

Ma première lecture des Damnés de la Terre fut pour moi l’équivalent d’une dynamite intellectuelle. « La violence est ainsi comprise comme la médiation royale. L’homme colonisé se libère dans et par la violence. » À la lecture de cette œuvre majeure à ce moment-là, son premier chapitre relativement simple (du moins en apparence) sur la violence était plus parlant que les autres, qui traitaient de questions assez complexes. Mon Fanon était un manichéen opposé à la violence de l’oppresseur et légitimant la violence des opprimés. Comme beaucoup de ses jeunes admirateurs du tiers-monde, je l’ai lu comme un prophète de la violence. La violence était libératrice, la violence était cathartique, la violence était existence. Ses appels à la lutte incessante semblaient être la seule option disponible dans un monde désespérément injuste.

Pourtant, j’avais l’impression de passer à côté de quelque chose d’important.

Contextualiser Fanon

Il est important de contextualiser Fanon. Il fut un marginal tout au long de sa vie politique. Martiniquais noir en France, citoyen français en Algérie et d’origine chrétienne parmi des Arabes musulmans. Malgré son engagement total dans la lutte anticolonialiste algérienne, il n’a jamais été complètement Algérien, même aux yeux de ses camarades. Ses connaissances de l’histoire de l’Algérie précoloniale étaient, au mieux, vagues. Les textes de Fanon montrent clairement que sa compréhension de l’Islam comme facteur sociopolitique en Algérie était superficielle. Le racisme anti-Noirs chez les Arabes, le rôle arabe dans l’esclavage et le patriarcat islamique, sont autant de sujets qu’il a enjambés.

Ce détracteur majeur de l’impérialisme occidental rend son dernier souffle sous les yeux de la CIA, dans un hôpital américain où il était venu se faire traiter pour une leucémie. Il meurt fin 1961. L’Algérie obtient son indépendance officielle l’année suivante. L’Algérie indépendante est déchirée par la guerre civile entre le gouvernement et les islamistes, faisant plus de mort que le colonialisme français. On pourrait dire que Fanon a eu de la chance de ne pas en avoir été témoin : affectée par la dégénérescence du projet anticolonialiste en une lutte de pouvoir sauvage et cynique, sa femme, Josie Fanon, s’est suicidée. Il reste une figure marginale dans l’imaginaire intellectuel de la France comme de l’Algérie. Cependant, il connaît une renaissance universitaire à partir des années 80 dans le monde anglo-saxon, principalement dans les départements d’études sur le postocolonialisme et le racisme, où il est principalement lu comme un penseur « noir », un identitaire, un postcolonialiste ou quelqu’un à mi-chemin entre un défenseur et analyste de la violence anticolonialiste. Pourtant, le plus important, et peut-être le plus déroutant chez Fanon, est son universalisme révolutionnaire à côté duquel passent ses détracteurs comme ses admirateurs.

Si le nom de Fanon est associé à la violence, il faut noter que sa prise en considération des possibilités émancipatrices de la violences n’occupe qu’un seul chapitre dans toute son œuvre. En revanche, le dernier chapitre des Damnés de la Terre s’intéresse explicitement aux effets psychologiques néfastes des représailles aveugles sur les personnes qui y prennent part. Fanon voit la violence de manière instrumentale, son approche est davantage descriptive que prescriptive. Ses détracteurs libéraux et ses admirateurs les plus fervents, noirs comme blancs, passent malheureusement à côté de cette nuance. Le fait que les noms de philosophes comme Sartre et Walter Benjamin, qui ont produit des œuvres plus complètes sur la violence, ne sont pas aussi spontanément associés à la violence que celui de Fanon, ne témoigne-t-il pas de préjugés discriminatoires à l’égard de Fanon ?

Concerning Violence, un documentaire récent du réalisateur suédois Goran Olsson, renforce également, quoique sans le vouloir, le stéréotype de « l’homme noir en colère ». Le documentaire d’Olsson prend des passages choisis des Damnés de la Terre pour dénoncer le colonialisme européen. Le Fanon que l’on y voit est un anti-européen rejetant tout ce que symbolise l’Europe.

Dans sa conclusion des Damnés de la Terre, Fanon écrit pourtant (un passage soigneusement omis par le documentaire) : « Tous les éléments d’une solution aux grands problèmes de l’humanité ont, à des moments différents, existé dans la pensée de l’Europe. Mais l’action des hommes européens n’a pas réalisé la mission qui lui revenait. » Ces mots ne sont pas ceux d’un homme qui détestait l’Europe, mais d’un homme qui accusait l’Europe de ne pas respecter ses propres valeurs égalitaires. Ce Fanon là n’est reconnu ni par la droite, ni par la gauche, et il est pourtant urgent de le redécouvrir. Il aurait méprisé ce « prophète de la violence » censé détester tout ce qui touche à l’Europe. Un sort, sans doute, réservé à tous les grands penseurs. Nietzsche n’écrivait-il pas que les disciples d’un martyr souffrent plus que le martyr ? Il aurait dû ajouter que c’est entre les mains des disciples que les principes d’un martyr souffrent le plus.

Fanon et la violence identitaire

La position nuancée de Fanon sur la violence identitaire vaut la peine d’être examinée, en particulier suite aux manifestations violentes à Ferguson, Baltimore et ailleurs en Amérique, pour les personnes noires tuées par la police.

[Cet article a été rédigé en 2018. Il ne fait pas référence aux manifestations qui se sont déroulées dans le contexte du décès de George Floyd, dont LVSL a traité dans cet article rédigé par Myriam Nicolas et traduit par William Bouchardon : « USA : les émeutes font-elles avancer le combat anti-raciste ? »].

Alors même que l’establishment les condamnait, l’anti-establishment a accueilli la violence comme le début d’un soulèvement révolutionnaire. L’appel à la violence systématique pour lutter contre les centres de pouvoir blancs et racistes n’a rien de nouveau. Par le passé, des militants noirs comme Eldridge Cleaver ont appelé au viol des femmes blanches pour résister au racisme blanc (bien qu’il ait plus tard regretté ces idées). La boucle est bouclée lorsqu’il finit par rejoindre le parti républicain et devient chrétien conservateur. Qu’est-ce que cette trajectoire nous dit ?

En réalité, le système américain est plus que capable de se défendre de tels excès de violences venant de ses minorités. Il préfère choyer cette politique identitaire minoritaire et particulariste, car la logique postmoderne du capitalisme mondial a besoin de la prolifération de multiples identités minoritaires. Cette violence impuissante de la politique identitaire particulariste, uniquement alimentée par le ressentiment anti-blanc, crée davantage de frontières et ne permet aucunement de tendre vers leur destruction – ce qui constituerait, aujourd’hui, un horizon réellement radical.

Pour la perception (lacanienne) de Fanon, non seulement l’individu noir qui imite la « blanchité » constitue un cas pathologique, mais l’individu noir à la recherche de la « négritude » (blackness) authentique l’est tout autant

Ainsi donc, les racistes blancs, pris par une phobie des « noirs brutaux », et la gauche multiculturelle qui, pour surmonter un sentiment de culpabilité mal placée, célèbre la « résistance noire par tous les moyens nécessaires », se conforment en vérité à la logique du même système.

Rendons-nous à l’évidence : les États-Unis constituent la plus grande puissance militaire au monde, avec l’arsenal le plus puissant jamais constitué dans l’histoire humaine ; elle renverse à son gré des gouvernements à travers le monde, elle a fait des contre-insurrections non plus seulement une pratique stratégique mais une façon de penser ; les avancées scientifiques américaines touchent non seulement chaque être humain de cette planète mais également l’univers tout entier. Si le journaliste, assis dans son confortable bureau de Wall Street, qui condamne la violence de la catégorie de la population la plus racialisée et la plus pauvre du pays envers un tel pouvoir, a tort, l’universitaire de gauche libérale, jouissant d’un poste permanent dans une université réputée, qui approuve la violence de la catégorie de la population la plus racialisée et la plus pauvre du pays envers un tel pouvoir, est indéniablement stupide.

Si les États-Unis doivent changer, cela ne peut se faire que par une réforme radicale engagée par les forces démocratiques populaires issues de toutes les catégories de la population. Si l’on considère la puissance des États-Unis, des actes de violences isolés perpétrés par des groupes identitaires à l’encontre de l’État sont inutiles, sinon suicidaires. À cet égard, il serait plus pertinent de lire Fanon avec Martin Luther King plutôt qu’avec Malcolm X. Fanon et King ont tous deux rejeté l’idée de séparatisme fondé sur l’identité et lui ont préféré une lutte fondée sur l’identité qui se transcenderait en une lutte pour un changement structurel de la société dans son ensemble. Ceci, évidemment, n’est pas un plaidoyer pour le pacifisme libéral ; ni Fanon ni Martin Luther King ne se sont élevés pour cela. Nous devons plutôt comprendre que les formes de protestations qui ont pu obtenir quelques résultats au cours du siècle précédent n’en auront aucun au cours de celui-ci. Le « fanonisme », est, entre autres choses, une méthode permettant de comprendre la dialectique de l’histoire.

D’un point de vue pragmatique, la lutte pour les droits des Noirs en Amérique ne peut être menée isolément des autres luttes. Et c’est dans cette perspective que l’universalisme de Fanon, ainsi que son appel à dépasser sa propre identité, est le plus intéressant. Dans Peau noire, masques blancs, qui conteste l’attribution d’identités rigides et l’impossibilité d’accéder à l’universalisme, Fanon allègue que ceux qui portent aux nues l’individu « noir » sont aussi malades que ceux qui le haïssent. Pour la perception (lacanienne) de Fanon, non seulement l’individu noir qui imite la « blanchité »constitue un cas pathologique, mais l’individu noir à la recherche de la négritude (blackness) authentique l’est tout autant. S’opposant au déterminisme, il affirme également : « Je ne me ferai pas l’homme de quelque passé que ce soit. Je ne veux pas exalter le passé au détriment de mon présent ou de mon futur. » Malheureusement, la gauche libérale semble avoir abandonné l’universalisme pour une forme très problématique de politique identitaire particulariste, narcissique et autodestructrice.

Universalisme et solidarité

La raison pour laquelle Fanon était suspicieux vis-à-vis de la politique particulariste d’identité noire de la négritude, populaire à son époque, ne résidait pas seulement dans la volonté de celle-ci de glorifier une myriade de passés ; Fanon pensait également que la simple configuration binaire « Noir et Blanc » obscurcissait plus qu’elle ne révélait, et muselait d’autres voix, plus critiques et plus radicales, émanant des personnes colonisées. N’est-ce pas ce que l’on constate actuellement avec l’Islam ? Il est possible d’observer une monopolisation du discours sur l’Islam à la fois par les musulmans extrémistes et par les modérés, ce qui est activement ou passivement encouragé par la gauche libérale multiculturelle occidentale, aux dépens de ceux, au sein de ce prétendu « monde musulman », qui travaillent en vue d’une lutte politique radicale et d’une réforme sociale à l’intérieur de leurs propres communautés. Comment expliquons-nous le silence presque total au sein de la gauche traditionnelle au sujet de la plus importante lutte progressive au Moyen-Orient qu’est celle des Kurdes ? La réalité est que la faveur multiculturaliste accordée aux voix musulmanes, aussi bien de l’Islam fondamentaliste que « modéré », contribue à prolonger le musellement de ceux qui rejettent la politique identitaire fondée sur la Tradition primordiale et recherchent des alternatives dans des projets politiques d’émancipation radicaux.

En tant que Tamoul, j’accueillerais avec enthousiasme une critique honnête et sans concession de la politique tamoule, de l’idéologie qui se cache derrière elle ainsi que de l’identité qu’elle conçoit, de la gauche occidentale, et ce bien que je critique les valeurs occidentales. Ce type d’engagement politique mutuellement critique l’une envers l’autre, et non les mondanités culturelles et la tolérance condescendante au rabais, peut seul garantir que les progressistes du monde entier puissent créer une tribune universaliste de lutte, tout en sapant le récit porté par les fanatiques racistes en Occident selon lequel les « Autres » sont incapables d’atteindre le progrès. Si la gauche libérale occidentale est prête à agir de la sorte, la moindre des choses serait d’éviter d’apaiser les fanatiques du « monde musulman », du « monde hindou » et d’autres mondes culturo-religieux ainsi fixés de façon déterministe et de laisser l’opportunité à ces voix qui croient sincèrement en des valeurs émancipatrices de se faire entendre.

C’est l’une des leçons cruciales à tirer de Fanon : toutes les luttes pour une société meilleure sont des luttes contre l’oppression, mais toutes les luttes contre l’oppression ne sont pas des luttes pour une meilleure société. Et ceci est une leçon que la gauche libérale n’a jamais retenue. Dans leurs tentatives trop zélées de combattre « l’impérialisme capitaliste patriarcal blanc », la gauche, ou du moins les voix les plus bruyantes de ses rangs, s’est faite l’avocate des formes les épouvantables de fondamentalismes venues du Tiers-monde. Entourées par leurs illusions selon lesquelles elles combattent l’Occident, elles donnent une légitimité à ce que le reste du monde produit de pire.

En cette époque où l’obsession des particularités de « race », d’ethnicité et de religion a atteint des proportions fétichistes, aussi bien au sein de la droite que de la gauche, l’universalisme de Fanon et son invitation à contester les frontières des identités rigides ne pourrait être plus pertinente. Comme il l’écrit dans la conclusion de Peau noire, masques blanc : « C’est à travers l’effort pour se réapproprier le « soi » et pour l’examiner attentivement, c’est à travers la tension durable de leur liberté que les hommes seront capable de créer les conditions idéales pour l’existence d’un monde humain ».

« Le capitalisme colonial est en train de devenir la règle internationale » – Entretien avec Xavier Ricard Lanata

Xavier Ricard Lanata – Entretien LVSL, Paris, photo © Guillaume Cagnaert

Xavier Ricard Lanata est haut fonctionnaire, et surtout l’auteur d’un essai publié récemment aux Presses Universitaires de France intitulé La tropicalisation du monde. Il y décrit un phénomène de fond : le néolibéralisme reprend la forme, dans nos pays, de ce qu’il était dans les colonies il y a un siècle. Il met à son service la puissance publique au détriment de l’intérêt général. Nous revenons avec lui sur ce concept d’actualité, et les conclusions politiques qu’il en tire. Entretien réalisé par Sarah De Fgd et Pierre Gilbert. Retranscrit par Manon Milcent.


LVSL : Dans votre livre, vous défendez la thèse de la « tropicalisation » du monde. De quoi s’agit-il concrètement ?

Xavier Ricard Lanata : La tropicalisation du monde correspond au moment actuel du capitalisme mondial, caractérisé par le fait que les grandes entreprises transnationales, lesquelles autrefois s’étaient développées à l’abri des métropoles (celles-là mêmes qui leur fournissaient les conditions de leur développement et de leur essor à l’échelon international) traitent désormais ces mêmes métropoles comme de simples substrats destinés à leur fournir les facteurs de production nécessaires à l’accumulation du capital. Elles ne s’estiment plus redevables de quoi que soit à leur égard, et cherchent au contraire à s’affranchir des règles que ces dernières s’obstinent à leur imposer.

Les métropoles sont donc en train de vivre ce qui a été longtemps le propre des pays du Sud, la condition tropicale, où l’État ne joue plus aucun rôle parce qu’il n’est plus en mesure de contenir les acteurs économiques : il se contente de leur servir d’instrument, de relayer leurs ambitions. Le corps collectif disparaît, et avec lui la possibilité de l’action politique, puisque l’État n’entend plus incarner ni donner une traduction à l’action collective. L’État se réduit donc à un instrument de contrôle. Sa légitimité tient à sa capacité à exercer ce contrôle. Les dirigeants adoptent des modes de comportement caractéristiques des sociétés néocoloniales : préférence pour le court terme, tolérance aux inégalités, attractivité à tout prix… En France, cette obsession a dicté les termes d’une politique de réforme du droit du travail et de l’État providence pour que les détenteurs de capitaux puissent obtenir des marges plus importantes. Cet état d’esprit a caractérisé pendant des siècles les sociétés tropicales qui n’avaient pas d’autre élément à faire valoir pour intéresser les agents économiques que le niveau relativement faible de leurs coûts de production et qui s’interdisaient de penser à des politiques de développement « endogènes », reposant sur la demande intérieure, la substitution d’importation et la diversification de l’économie.

C’est ce que l’on observe actuellement : une extraversion des économies, et finalement une perte de confiance dans la possibilité de se construire un destin collectif qui serait déterminé socialement et non par les investisseurs. Cette condition tropicale a une influence déterminante dans la psychologie des élites et dans la possibilité même de faire de la politique. Elle est dangereuse parce qu’à partir du moment où vous vous installez dans l’idée que l’État n’existe que pour servir les intérêts des détenteurs des capitaux, et que toute personne qui pense autrement devient suspecte de sédition ou de désordre, alors vous minez la possibilité de construire des horizons politiques différents et faites disparaître la politique comme telle. C’est ce à quoi l’on assiste aujourd’hui : au Nord comme au Sud, les gouvernements sont de plus en plus sourds à la protestation sociale, de plus en plus incapables de concevoir un horizon de destin qui serait socialement et politiquement déterminé, de manière démocratique. Ces gouvernements méconnaissent complètement les structures intermédiaires qui ont vocation à représenter les intérêts particuliers et à les faire se rencontrer. Or l’État a pour vocation d’incarner l’universel et donc de composer avec les différents intérêts particuliers. Au contraire, les gouvernements ont de plus en plus tendance à réduire la société et les forces sociales à des facteurs de production : ils adoptent le point de vue des entreprises multinationales, et s’assignent pour objectif de servir leurs intérêts, convaincus que ces intérêts finiront par rejoindre ceux du corps social.

LVSL : Vous affirmez que la tropicalisation du monde est une régression vers un stade anté-capitalisme social des Trente glorieuses, époque durant laquelle le marché était encastré dans un compromis social, contrairement au capitalisme sauvage d’avant les années 1920. Pourquoi utiliser le mot tropicalisation plutôt que régression ?

XRL: Parce que cette tropicalisation a été testée à grande échelle dans les sociétés coloniales. Pendant longtemps, l’Occident a identifié le progrès social à l’augmentation de la production par unité de travail, donc de la productivité horaire du travail. Il a exporté dans les pays du Sud la violence contenue dans cette conception du progrès social : la soif, potentiellement illimitée, de ressources nécessaires à l’augmentation de la productivité horaire, qui ne dépend pas uniquement de l’innovation technologique : pour produire davantage, il faut se procurer de l’énergie « libre » et de la matière. Donc, pour que l’Occident parvienne à augmenter son taux de productivité horaire, il lui a fallu mettre la planète entière au pillage. Pour cela, il a fallu qu’il dispose de ressources (humaines et non-humaines) qui ont été saccagées dans tous les pays que je qualifie de « tropicaux ».

Aujourd’hui, à l’heure de la baisse tendancielle du taux de croissance de la productivité horaire, il faut trouver de nouvelles sources d’accumulation, hors des activités traditionnelles : par exemple les services publics, jusqu’à présent extérieurs au marché. Les détenteurs de capitaux y voient (comme dans le Royaume-Uni de Margaret Thatcher) un secteur susceptible de leur fournir des relais de croissance. Le démantèlement des services publics fait donc partie du programme, pour satisfaire les besoins des investisseurs. L’Occident industriel et post-industriel est devenu lui-même un lieu de prédation pour satisfaire les besoins des détenteurs des capitaux en matière de taux de croissance, ou de rentabilité nette du capital investi dans un monde où la taille de la production globale ne croit pratiquement plus. Comme le capitalisme est un jeu qui n’admet que des gagnants et des perdants, au sens où celui qui n’investit pas, ou retire de son investissement un rendement inférieur à celui de ses concurrents, voit la valeur de son épargne se réduire, autrement dit s’appauvrit relativement aux autres, et compte-tenu du niveau d’incertitude dans lequel baignent aujourd’hui les agents économiques, le détenteur de capitaux, où qu’il se trouve (Nord ou Sud) va  chercher à maximiser à court terme la rentabilité du capital. Il aura par conséquent tendance à adopter un comportement « prédateur », autrefois caractéristique des zones coloniales : la prédation s’appliquera tantôt au facteur travail, tantôt à la nature, tantôt aux services ou aux actifs publics. C’est ce capitalisme de prédation, un capitalisme colonial, qui est en train de devenir la règle internationale. On peut parler, avec Slavoj Zizek, d’une « auto-colonisation » des anciennes métropoles coloniales.

Nous sommes en train de faire l’expérience, nous habitants du « Nord », de ce qui va nous rapprocher de ce qu’ont vécu les pays du Sud. Cela peut être la préfiguration de ce qu’il peut nous arriver de pire, comme dans le cas de l’élection de Bolsonaro par exemple (en réalité, l’univers idéologique d’Emmanuel  Macron est d’ores et déjà très proche de celui de Jair Bolsonaro). Mais le Sud est aussi préfigurateur de ce qui pourrait nous arriver de meilleur, si nous sommes capables de reconnaître, dans les expériences de résistance et les multiples formes d’économies humaines non capitalistes dont les pays du Sud ont conservé la mémoire, des inspirations pour penser une mondialisation alternative qui ne reposerait plus seulement sur le libre-échange et l’extension ad infinitum de la sphère du marché, mais plutôt sur des partenariats politiques orientés vers un objectif de transformation écologique et sociale.

Xavier Ricard Lanata – Entretien LVSL, Paris, photo © Guillaume Cagnaert

LVSL : À la fin de votre livre, vous parlez de « démondialisation », comme solution à l’impasse néolibérale tropicalisante. Qu’est-ce qu’est, et n’est pas, cette démondialisation ?

XRL: Je préfère parler de « déglobalisation ». Le terme « démondialisation » est la traduction française du titre du livre de Walden Bello, Deglobalization, publié en 2002. Mais la déglobalisation est tout sauf une démondialisation, dans le sens d’un retour à des formes d’économie totalement relocalisées et repliées sur elles-mêmes, sans aucune coordination ou articulation mondiale entre les marchés et les agents économiques. La déglobalisation, c’est la fin de la « globalisation », qui fut le grand projet des entreprises multinationales à la fin des années 1970 : la dérégulation totale des flux de capitaux, de biens et de services. C’est ce que l’on a appelé la globalisation : à l’époque on parlait volontiers du « village global » comme d’une société mondiale unifiée dans laquelle les facteurs de production ainsi que les productions pourraient se déplacer librement. C’était finalement le visage riant, agréable, de la tropicalisation, une manière de vendre aux gouvernements et aux opinions publiques un projet qui dissimulait le véritable objet du désir : celui de jouer de la concurrence internationale pour réduire les coûts de production, augmenter le taux de profit dans un monde où la productivité horaire du travail avait cessé d’augmenter. La prime revenait donc à l’accapareur en chef, dont le visage est toujours et partout le même : celui du colon. « Déglobaliser », c’est en finir avec le capitalisme tropical, et organiser une alter-mondialisation, qui modifie l’objet du désir : non plus d’accumulation infinie du capital, mais la transformation écologique et sociale de nos modes de production et de vie. Ceci exigerait, entre autres, de relocaliser les productions qui peuvent l’être, grâce une politique à la fois protectionniste et coopérative : chaque région établirait des barrières protectionnistes la mettant à l’abri d’une concurrence déloyale, ce qui permettrait aussi de réduire les consommations générales d’énergie et de matière et d’accroître la productivité globale des territoires, qui dépend de la manière dont les écosystèmes interagissent avec les activités humaines.  Elle le ferait de façon coordonnée, à la faveur de « partenariats » bi ou pluri-latéraux, avec des pays partageant ses objectifs et/ou ses contraintes.

LVSL : La déglobalisation peut-elle être universaliste ?

XRL : La déglobalisation est un monde dans lequel peuvent tenir des mondes, comme le disent les héros de la rébellion zapatiste au Chiapas. Il nous faut donc bien un monde, avec un régime de l’un qui est celui de l’universel, mais un universel qui n’est pas abstrait ni donné d’emblée : il trouve à s’incarner dans des géographies et des cultures, il est tendu et orienté vers l’un (c’est d’ailleurs le sens même d’uni-versus, dont dérive le mot universel). Il s’agit, en somme, de concevoir un régime général dans lequel les différentes particularités pourraient s’exprimer. Dans ce sens, la déglobalisation est bien universaliste.

LVSL : Vous parlez de l’homme andin comme d’un modèle spirituel anti-consumériste. Ce genre de courant est à la mode dans les milieux écologistes, notamment parce qu’il s’agit de construire des récits alternatifs à la globalisation et au capitalisme. Mais comment ne pas retomber dans le mythe du « bon sauvage » ?

XRL: Il faut s’inspirer des principes, mais pas nécessairement des pratiques. Ce que nous pouvons retenir des sociétés andines, ce sont les principes, et notamment celui qui veut que l’économie ne soit qu’une sphère de la vie sociale parmi d’autres ; n’ayant aucunement vocation à subordonner à ses fins les autres sphères.

Or l’économie doit se prêter à des finalités sociales supérieures comme les droits énoncés dans la Déclaration universelle des Droits de l’Homme de 1948, ou la viabilité écologique et la conservation des systèmes vivants. Ce sont des impératifs qui doivent primer sur l’économie entendue comme système ayant pour but l’accroissement du capital en circulation. Dans les Andes, il y a des logiques différentes, à la fois de redistribution et de réciprocité hors marché, qui inscrivent les rapports économiques à l’intérieur des rapports sociaux : c’est ce que David Graeber appelle les « économies humaines ». Il est donc possible de s’inspirer de ces pratiques, d’autant plus qu’elles trouvent aujourd’hui des traductions institutionnelles au Nord (et notamment en Europe), via l’Économie Sociale et Solidaire, dont les principes sont les mêmes que ceux qui régissent les économies de réciprocité.

L’alternative au capitalisme, c’est l’Économie Sociale et Solidaire de transformation écologique, riche de multiples courants. La question de la socialisation des moyens de production est une condition nécessaire mais pas suffisante : il ne s’agit pas de substituer à un capitalisme de propriété privée un capitalisme d’État. Le point essentiel, dont dépend tout le reste, est de cesser de considérer que l’accumulation de capital prime sur toutes autres finalités sociales, en réinscrivant l’économie dans le social, et en élargissant la notion de « société » aux êtres autres qu’humains. Nous devons faire « société » avec la nature, et inscrire les activités humaines dans un réseau de collaborations inter-spécifiques, c’est-à-dire associant humains et non-humains, qui sont également nécessaires à la conservation des cycles naturels et à la reproduction de la vie.

LVSL : Comment articuler cette déglobalisation, qui passe nécessairement par un recentrement sur des échelles plus locales, avec les migrations climatiques ?

XRL : Les scénarios du GIEC laissent entendre qu’à plus ou moins brève échéance des zones vont devenir inhabitables. Cela concerne des centaines de millions de personnes qui vont être amenées à se déplacer. Nous avons les ressources spirituelles et matérielles pour les accueillir. Il nous appartient de nous organiser pour vivre en fraternité avec des peuples qui viennent chercher refuge chez nous. Ici, je rejoins les conclusions de Monique Chemillier-Gendreau ou d’Alain Policar, et plus généralement des rationalistes qui se réclament de la morale kantienne. Je pense qu’il nous faut être résolument kantiens dès lors qu’il s’agit des droits (la notion même n’a aucun sens à moins de la considérer comme un absolu moral). L’autre est un autre soi-même, et on ne peut pas vivre en dérogeant à ce principe impératif et catégorique, qui veut que l’autre doive être traité comme une fin en soi. Tout autre position nous réduit à l’état de choses, de produits consommables, et méconnaît notre humanité, par essence relationnelle. L’étranger qui se tient devant moi est lui aussi porteurs de droits imprescriptibles. Ce sont les mêmes qui m’ont valu d’être reconnu comme une personne. Les méconnaître chez lui, c’est aussi les méconnaître chez moi.

Il va falloir l’admettre et se battre pour que, le plus rapidement possible, on mette en place une stratégie de réduction des émissions pour retrouver progressivement des températures compatibles avec une distribution de la population sur la planète plus équilibrée. Il est évident que les pays au climat tempéré sont les plus susceptibles d’accueillir des populations chassées de la zone intertropicale en raison de températures trop élevées ou d’épisodes climatiques violents, devenus récurrents et trop fréquents.

Xavier Ricard Lanata – Entretien LVSL, Paris, photo © Guillaume Cagnaert

LVSL : Dans votre dernier chapitre, « un monde d’exilés », on pourrait vous reprocher de faire de la « pensée magique ». À propos de la collapsologie, vous dites qu’il faudrait « proposer une autre eschatologie » basée sur la fraternité, le partage. De votre point de vue, qu’est-ce qui devrait être fait concrètement, sur le plan politique, pour préparer l’avenir ?

XRL: Je pense que la France devrait commencer par encourager les révolutions démocratiques présentes à travers le monde, car elles sont susceptibles de porter au pouvoir une jeunesse et un mouvement social totalement conscients du caractère imbriqué, articulé, des enjeux, dont les inégalités sociales ou climatiques fournissent le trait le plus saillant. Ce lien entre le capitalisme et toutes ces problématiques apparaît clairement aux yeux des opinions, autant dans les pays du Sud (que l’on songe aux révoltes au Chili, en Bolivie, en Haïti ou au Liban par exemple) que dans les pays du Nord (en France comme à Hong-Kong). Ces mouvements sociaux, d’un genre nouveau, apparaissent en réponse à des entraves ou « péages », excluant une partie de la population de la vie économique, mais ils sont en même temps conscients de la responsabilité du capitalisme dans l’ultra-extraction qui mène à la faillite mondiale. Il faut donc soutenir ces mouvements et encourager la formation de gouvernements susceptibles de passer avec la France des accords de partenariat de long terme. Ils devraient être hors marché et permettraient de garantir, de part et d’autre, l’approvisionnement des ressources nécessaires à la vie, autrement dit les ressources et les productions, vitales (dans le double sens de nécessaires à la vie et de bénéfiques aux écosystèmes) que chaque partenaire ne peut obtenir ou fabriquer par lui-même. Ils reposeraient aussi sur une ambition commune, celle de constituer des systèmes institutionnels permettant d’associer le peuple, seul souverain, à la gestion des biens communs et plus généralement à la transformation écologique de nos sociétés, que la crise actuelle (qui pourrait bien devenir terminale) enjoint de devenir plus solidaires.

Pour cela, il faut sortir d’une mondialisation régulée par le libre-échange et aller vers une mondialisation régulée par des politiques de résilience, des politiques du vivant et des systèmes de relocalisation reposant sur des moyens de protection coordonnés. Cela, nous ne pourrons le faire qu’avec des pays qui partagent nos objectifs : ceux-là seront de plus en plus nombreux à l’avenir, notamment en Afrique où l’on a pris conscience du caractère fallacieux des politiques de développement, reposant sur l’illusion d’une croissance continue, alors que la consommation de ressources va nécessairement décroître. Tout cela relève d’une politique de partenariat de transformation écologique et sociale à laquelle la France pourrait contribuer en réformant son outil d’aide au développement (AFD), qui pourrait faire migrer tout son portefeuille de projets vers l’Économie Sociale et Solidaire de transformation écologique, afin de participer à l’effort collectif, mondial, visant à transformer la matrice économique afin de la rendre écologiquement et socialement viable.

Dernières nouvelles d’Algérie : de l’insurrection civique à la révolution citoyenne ?

https://fr.m.wikipedia.org/wiki/Fichier:Manifestation_contre_le_5e_mandat_de_Bouteflika_(Blida).jpg
©Fethi Hamlati

Le 4 mai dernier, Said Bouteflika, le frère de l’ex-président algérien considéré par beaucoup d’observateurs comme le réel homme fort du régime, a été arrêté. Avec lui sont également mis aux arrêts deux anciens patrons du puissant Département du Renseignement et de la Sécurité (DRS), Mohamed Mediene dit « Toufik », et Athmane Bachit Tertag. Ces arrestations marquent un tournant dur dans la vague de purges, avatar d’une guerre des clans au sommet des structures du pouvoir politico-militaire. Et ce à la veille du Ramadan, que d’aucuns à la tête de l’État-Major de l’Armée nationale populaire (ANP) espèrent qu’il aura un effet démobilisateur sur le mouvement citoyen massif que connait le pays. Gaid Salah, chef d’État-Major et de facto garant du régime, parie sur l’essoufflement du mouvement en donnant en pâture à la rue de grands noms d’oligarques et d’affairistes qui représentent le système honni. Peut-il gagner ?

Le caractère exceptionnel des manifestations en Algérie a été perçu par les grands médias nationaux français. Le renoncement d’Abdelaziz Bouteflika à un cinquième mandat présidentiel et le report du scrutin, obtenus par la mobilisation des Algériens et Algériennes dans les rues du pays, ont focalisé l’attention des médias et des observateurs internationaux sur les actions du pouvoir en réponse aux demandes de la rue. Il semble pourtant difficile aux journalistes de relayer le sentiment et l’esprit de ce mouvement hors-norme, transversal. Le changement est déjà historique selon les acteurs locaux.

« Il y aura un avant et un après 22 février » (Nabil Ferguenis, membre d’un syndicat autonome)

Le mouvement de contestation a obtenu gain de cause sur certaines de ses revendications préliminaires. Mais l’opposition entre le gouvernement et le mouvement s’est installée dans une temporalité singulière, elle aussi enjeu de la lutte pour la démocratie du peuple algérien qui communie dans les rues tous les vendredis depuis le 22 février.

Retour sur un mouvement citoyen et éclairage sur la situation du pays pour LVSL, fondé sur des entretiens et un séjour sur place du 18 au 26 avril. Par Edern Hirstein. [Merci à Djamal Ikloufhi, Nabil Ferguenis, Ahmed Meliani pour leur temps et pour leur éclairage sur la nature du mouvement, et merci à Mourad Taghzout pour son entregent efficace.]

Des milliers de citoyens de la République démocratique et populaire d’Algérie dans les rues tous les vendredis contre le gouvernement, contre l’État présidé par Abdelaziz Bouteflika, contre l’emprise des militaires sur le pouvoir civil et le général Gaid Ahmed Salah, contre un système représenté par ses principaux profiteurs, hommes d’affaires, militaires, politiciens vieillissants : tel est le portrait esquissé par un survol des brèves journalistiques et de courts reportages des chaines internationales dévolues à la couverture des manifestations à Alger.

Il s’agit de plus que cela pourtant, et peut-être même plus qu’un Hirak (soulèvement) comme l’appellent certains algériens.

Les slogans entendus lors des marches, vus sur les murs des villes ou confiés ouvertement par les citoyens, laissent entrevoir au visiteur l’indéniable éveil de la conscience civique de ces citoyens qui refusent l’humiliation symbolique de voir un homme au crépuscule de sa vie être poussé à se représenter par ce qu’ils nomment la clique, le système, ou l’oligarchie.

Yatnahaw ga’ « Qu’ils s’en aillent tous » est le mot d’ordre central et l’élément fédérateur primordial.

Un mouvement dégagiste en lame de fond

Alors que des prémices de la contestation sont observées dès décembre au moment de l’annonce de la candidature du Président en exercice à un autre mandat, dans le quartier de Bab-El-Oued à Alger, c’est à Kherrata, près de Béjaia en Kabylie, région avec une conscience contestataire historiquement forte, que la première manifestation d’ampleur a lieu le 16 février. Le 22, en réponse à des appels relayés sur les réseaux sociaux, la mobilisation s’avère inédite, et se propage dans toutes les grandes villes du pays. Le mouvement est lancé.

Celui-ci est massif. Selon diverses estimations : le 1er mars réunit près d’un million de personnes, le 8 mars, cinq millions et le 15 mars, après l’annonce confirmée de la candidature de Bouteflika à la présidence, ce sont près de quatorze millions d’Algériens qui sortent dans les rues du pays. Celle-ci est multiforme ; si les vendredis permettent une mobilisation populaire très large, les étudiants se sont appropriés les mardis, en réponse aux annonces du Général Salah dans l’après-midi. Le dimanche est quant à lui dévolu aux marches des Algériens de l’étranger, et notamment de Paris à la Place de la République. La prise de conscience citoyenne sur fond d’opposition au « système » a permis de fédérer certains corps intermédiaires autour du peuple réuni dans les rues, tels les avocats et les magistrats, certains journalistes, quelques cadres moyens de l’armée. Fait important, la mobilisation des femmes est sans précédent.

Le pouvoir d’Alger, représenté par le chef d’État-Major, est entré dans une dynamique directe avec le mouvement de mobilisation citoyen. Les annonces du général le mardi se font en réaction aux mobilisations du vendredi. Les étudiants répondent aux annonces du pouvoir le soir même, puis le vendredi suivant la mobilisation dans les rues donne le ton pour la suite de cette relation particulière. Plusieurs journées de mobilisation plus ponctuelles ont également rythmé la confrontation hebdomadaire. Ce sont des journées-symboles : celle du 19 mars, date de célébration des Accords d’Évian ; ou le 20 avril, journée de commémoration des victimes des massacres perpétrés par l’armée en Kabylie en 1980 et en 2001.

« son mot d’ordre toujours en bandoulière, le drapeau national aux cotés de l’emblème berbère » (mot d’un éditorialiste du Soir d’Alger)

L’appropriation des symboles nationaux est un élément constitutif du mouvement citoyen. Les marches ont des couleurs : elle du drapeau national, héritage de la lutte pour l’indépendance – le vert, le rouge et le blanc -, mais également celle du drapeau amazigh, symbole de l’identité et de la culture berbère – le bleu, le vert clair et le jaune. Portés ensemble par les manifestants comme étendards, ces drapeaux témoignent de la volonté des citoyens d’apparaître comme l’ensemble du peuple, dans toutes ses composantes, face à un pouvoir qui a usurpé son droit à représenter la nation algérienne. Certes transversal, le mouvement prend soin de se présenter comme ayant une assise historique. Outre l’utilisation des symboles nationaux issus de la guerre d’indépendance, les références à la période révolutionnaire sont très présentes. C’est à travers ses mots d’ordres, tels « Algérie des Martyrs », ou « Algérie Libre et Démocratique », que le mouvement s’inscrit dans une période longue, celle de la lutte pour la liberté contre l’occupant colonial avec la référence aux héros de la guerre d’indépendance, mais aussi celle de la lutte pour la démocratie, qui elle, plus récente, est l’apanage de mouvements démocrates et socialistes des années 80 et 90. Consciemment ou non, la jeunesse mobilisée invoque les combats des anciens afin de terminer, selon elle, la libération du peuple et la construction d’une nation algérienne affranchie des affres de la période postcoloniale dominée par des élites directement issues, pour l’essentiel, du Front de Libération National.

« En 1962, a été déclarée l’indépendance de la Patrie ; En 2019, a été déclarée la liberté du peuple » (vu dans les marches)

Si le FLN « historique », celui qui a arraché l’indépendance à la France, n’est pas mis en cause, le FLN post-indépendance est largement rejeté en tant qu’institution politique. Coupable d’avoir confisqué la liberté acquise en 1962 avec la complicité de l’armée – putsch mené par Houari Boumediene en 1965, prise de pouvoir de « l’armée des frontières » – la mise au musée du FLN est l’une des revendications principales des citoyens en vue de la mise à bas du système dénoncé. Le principal syndicat historique, l’UGTA (Union Générale des Travailleurs Algériens) souffre du même déficit de légitimité. Alors que la Constitution du pluralisme de 1989 prévoyait l’interdiction de l’utilisation des sigles historiques, l’illégalité des partis fondés sur le racisme, sur la religion, présentant des revendications sexistes, nombreux sont les citoyens qui demandent l’application stricte de ces mesures toujours présentes dans la constitution actuelle (Article 42).

©Edern Hirstein

Le discrédit envers la classe politique est général et ne se limite pas au FLN. Du fait du fonctionnement des élections algériennes depuis l’élection de Abdelaziz Bouteflika en 1999, et des nombreuses affaires de corruption, les principaux partis d’opposition sont considérés comme partie prenante du système rejeté par la rue. Ces partis d’opposition dits systémiques (Ahmed Mélinia) obtiennent des sièges à l’Assemblée Populaire Nationale, aux Assemblées Populaires Communales, prennent en charge des mairies et présentent des candidats aux élections présidentielles. La cooptation de ceux-ci par le FLN, ex-parti unique, est un processus organisé qui a fonctionné depuis la fin de la Décennie Noire et l’élection de Bouteflika rendue possible grâce au retrait coordonné de sept des candidats à l’élection de 1999 face à des suspicions de fraude.

Rongée par son image de deuxième jambe – branlante – du système, l’opposition n’est pas en mesure d’influencer le mouvement de contestation qui, d’ailleurs, semble imperméable aux récupérations. Unis par l’unanimité rendue possible par le rejet du système, et par des revendications calibrées aux réponses du régime (retrait de Bouteflika, report des élections, rejet du Président en intérim Bensalah, rejet des élections prévues le 4 juillet), ce mouvement transversal à la société algérienne, marqué par l’implication de la jeunesse, résiste pour l’instant aux tentatives de récupérations politiques et idéologiques. Alors que de nombreux militants politiques sont présents dans les marches, l’imperméabilité du mouvement à certains mots d’ordres lancés de façon intempestive est notable. Les tentatives diverses d’idéologiser le mouvement ne rencontrent pas l’adhésion. C’est le cas par exemple de slogans qui insistent sur la « marocanité » du Président par intérim Bensalah et plus généralement sur l’illégitimité – car étrangers – du « clan d’Oujda » (ville marocaine proche de la frontière) responsable de la confiscation de l’indépendance et du putsch de Houari Boumediene de 1965, dont a fait partie Bouteflika. Le mouvement est l’acteur même de sa centralité et son imperméabilité face aux tentatives de récupération assure sa pérennité.

« La cible du mouvement qui demeure le démantèlement du système est à la fois stratégiquement pertinente, elle soulève le vrai problème du pays, et tactiquement efficace puisqu’elle fédère le plus grand nombre. C’est d’ailleurs ce qui lui a permis, jusque-là, de déjouer toutes les manœuvres de provocation et de division. » Said Sadi, 09/05/2019

Une double rupture

Peut-être plus important encore que ce refus d’adopter des mots d’ordres à caractère nationaliste ou partisan, l’une des volontés manifestes des citoyens engagés est leur refus sans équivoque de l’entrisme islamiste afin de préserver la nature transversale du mouvement. La guerre civile entre les islamistes du Front Islamique du Salut (FIS) et ses branches terroristes (GIA, etc), et l’armée, est dans toutes les mémoires, et dans les esprits de la jeunesse nombreuse qui n’a pourtant pas connu les morts, les attentats et cette décennie perdue. Sortis d’une guerre civile entre l’armée et le Front Islamique du Salut, 15 ans avant même le début des Printemps Arabes, les Algériens connaissent le prix de l’irruption de l’islam dans la politique : 150000 morts et un hiver interminable des libertés civiles. La société algérienne peut ainsi apparaître vaccinée contre la perspective d’une prise de pouvoir des héritiers du FIS. Le mouvement apporte une réponse à l’une des questions centrales de l’histoire politique récente du pays : sus au système et rejet de l’alternative islamiste. Cela ressemble fort à la double rupture prônée et attendue par les militants de la gauche laïque (du Mouvement Démocratique et Social en l’occurrence). Si la libération de la parole est palpable depuis le 22 février,  le rejet des militants de l’islam politique est physique. L’un des fondateurs du FIS, Ali Belhadj, a été frappé à Bab El-Oued lors des premières marches. Un autre est écarté manu militari des rassemblements place de la République à Paris. Leur influence politique est très faible et très surveillée, pourtant la peur qu’ils inspirent est bien présente.

Elle est utilisée par le pouvoir depuis la défaire militaire des groupes islamistes et la tentative de réconciliation nationale amorcée lors du premier mandat de Bouteflika. Le spectre du retour de l’islamisme est la pierre d’achoppement du mécanisme de confiscation de la démocratie par le système politico-militaire mis en place lors de la décennie noire. Il permet la légitimation du régime aux yeux des capitales occidentales, mais surtout il commande la coalescence des partis de l’opposition systémique autour de la défense du statu quo face au risque de la résurgence islamiste. Mais plus qu’un risque putatif, plusieurs acteurs locaux témoignent de leur inquiétude que ces groupes d’oppositions, tel le FFS, agissent comme des « sherpas de l’islamisme ». Ils ont en tête la lutte pour le moins confuse du régime contre les groupes armés durant les années 90 (le « qui-tue-qui ? ») ses manipulations et connivences. Les partis d’opposition vont chercher la parole des fondateurs du FIS, « les prêcheurs de mort », afin de mettre en avant leur opposition et in fine leur importance face à une menace virtuellement renforcée.

Le second écueil que le mouvement est parvenu à éviter est, d’évidence, le recours à la violence. Nourri des expériences des soulèvements kabyles de 1980 et de 2001, mais également de la révolte d’octobre 1988, les manifestants fédérés connaissent les dangers directement liés à l’utilisation de la violence contre les représentants du régime. Les marches sont ainsi assez strictement encadrées par des bénévoles qui font office de service d’ordre. Le mot d’ordre « pacifique » est ainsi le signe d’une certaine maturité politique de la société civile engagée dans un bras de fer contre le système qui est pour l’instant défendu par l’armée algérienne. Et puisque son État-Major a reconnu la gravité de la situation et la nature profondément civique de la mobilisation de la population, force est de reconnaitre avec Benjamin Stora (Interview pour Le Soir d’Algérie du 20 avril) qu’un modus vivendi fondé sur une certaine maturité de part et d’autre s’est installé au sein de cette relation dynamique entre les citoyens en lutte et l’armée.

Un pouvoir qui navigue à vue

Face à cette mobilisation à l’assise transversale, non-partisane et pacifique, les structures du pouvoir algérien sont aux abois. Les révélations, rendues possibles par l’arrestation de Said Bouteflika et des généraux Toufik et Tertag, laissent entrevoir l’option prétendument sur la table au début du Hirak : décréter l’État d’urgence et amorcer la répression du mouvement, telle était la voie préconisée par les membres principaux du « clan Bouteflika ». L’annonce de ces arrestations permet cependant à l’armée d’apparaitre comme une force modérée, ce qui renforce sa légitimité en tant que garante de la transition.

La situation est néanmoins plus complexe. Selon les acteurs de la mobilisation, le pouvoir, à défaut d’avoir su adopter une stratégie politique de sortie de crise acceptable pour les citoyens mobilisés, a développé et entretenu des tactiques classiques afin d’enrayer la mobilisation citoyenne. Remobiliser les islamistes a traditionnellement été une des cartes à disposition des militaires pour assurer la pérennité de leur emprise. Cette tactique échoue pour le moment face à la vigilance des citoyens.  La question autonomiste et identitaire est elle aussi une technique de division traditionnelle, qui remonte à l’époque coloniale et à la guerre d’indépendance. À ce titre, la persistance de la présence du drapeau amazigh au sein des marches est la preuve que cette « question du drapeau », c’est-à-dire la tentative de discréditer le mouvement en l’assimilant à une révolte identitaire des seules populations berbérophones (Kabyles, Mozabites, Touaregs), indique que cela n’a pas l’effet escompté. La mobilisation du « péril extérieur », ou de la main de l’Occident (voire de la France) dans le déclenchement des mobilisations a été utilisée pour décrédibiliser le mouvement, avec peu de succès.

Autre point, face à la mobilisation inédite des femmes, les forces de sécurité ont tenté de montrer à celles-ci que marcher dans la rue n’était pas sans risque : l’arrestation et l’humiliation de quatre femmes du Mouvement Démocratique et Social (MDS) en marge des manifestations à Alger mi-avril, forcées de se dénuder au poste de police, illustre par leur arbitraire la volonté des forces sécuritaires de dissuader les femmes de participer. Avec l’intimidation, reste alors le blocage physique des marches : ce que Said Sadi (homme politique et défenseur des droits de l’homme) nomme « les batailles d’Alger ». Dès le jeudi soir, des barrages filtrants sont installés sur les grands axes autoroutiers qui mènent à la métropole. Les embouteillages sont massifs et dissuasifs pour les nombreux algériens qui vivent dans les régions avoisinant la capitale.

Règlements de compte au sommet de l’État

Ahmed Gaid Salah, « plus vieux soldat en activité du monde » comme le surnomment avec ironie les manifestants, semble être bien seul aux commandes du pays. La fin de la mainmise du « clan d’Oujda » sur le pôle politique de la structure duale du pouvoir à Alger a considérablement réduit le pouvoir de nuisance de ceux que Mohamed Boudiaf appelait « les décideurs » (militant historique du FLN, « celui qui a allumé l’étincelle du 1er novembre 1954 » et président assassiné en 1992). Quatre pôles historiques ont en effet longtemps structuré le pouvoir : l’État-Major de l’ANP, les chefs des services de renseignement, les politiques issus généralement du FLN et plus récemment les hommes d’affaires liés de près à Said Bouteflika, bénéficiaires du partage de la rente pétrolière et de l’ouverture contrôlée de l’économie. Les récentes arrestations des derniers directeurs des puissants services de renseignements algériens, les généraux Toufik et Tertag, accréditent la thèse d’une suprématie encore plus grande du « militaire sur le politique » à travers la figure de Ahmed Gaid Salah, général octogénaire. La mise sous coupe réglée du régime par le pôle militaire apparait comme l’issue naturelle des purges. Or c’est précisément la fin de cette suprématie du militaire sur le politique que demandent les citoyens rassemblés dans les rues.

La vague d’arrestations qui alimentent les brèves médiatiques depuis le mois de mars est dénoncée par les militants de la démocratie comme de la poudre aux yeux. Si elles peuvent répondre à un sentiment bien présent d’injustice, la mise aux arrêts des affairistes et des anciens décideurs répond à une réalité, celle d’une lutte des clans au sommet des structures du pouvoir à Alger. Celle-ci ne ne doit pas être confondue avec la nécessaire mise en place d’une justice transitoire. Entretemps, l’ANP maintient son inflexibilité vis-à-vis des élections prévues le 4 juillet, tout en entretenant un discours de séduction mêlé de complotisme, destiné à lui assurer le soutien de la population. Par cette opération mains propres à l’œuvre depuis le mois de mars, elle prétend lutter contre leur « vaine tentative de porter atteinte au lien existentiel et étroit qui unit le peuple à son armée, d’ébranler sa cohésion et la confiance mutuelle qui les anime ». Dans l’esprit des acteurs locaux de la mobilisation, le précédent égyptien fait figure d’épouvantail. Selon eux, Gaid Salah se verrait bien comme le pendant algérien du Maréchal Al-Sissi. Il reste à espérer qu’il ne soit pas aussi jusque-boutiste que le Maréchal Haftar.

Un exercice intéressant de « transitologie » (néologisme de Djamal Ikloufhi)

L’irruption du Hirak qui a recentré le débat politique, pourrait à terme se transformer en force de changement démocratique, de stabilité et de progrès social. Pour les acteurs du mouvement, la condition sine qua non est que la transition revendiquée soit assurée par des personnalités réellement indépendantes et sans attaches partisanes ou politico-idéologiques. La question de l’instauration d’une commission indépendante, voire d’une présidence collégiale, semble faire consensus. Elle serait composée de personnalités publiques respectées en vue de l’organisation d’une élection à l’automne, alors que des techniciens se chargeraient de la conduite des affaires courantes. Le rejet des élections prévues le 4 juillet et organisées selon la Constitution par le président en intérim Bensalah fait lui l’unanimité parmi les manifestants. Le général Gaid Salah, en ne prenant pas en compte ces demandes, concentre de ce fait le mouvement dégagiste contre sa propre personne.

Une différence de vue existe cependant entre les partisans de l’organisation d’une élection générale pour le renouvellement d’un corps législatif avec des pouvoirs constituants, et les partisans de l’élection d’un président nécessairement investi d’un mandat transitoire, chargé d’organiser les changements institutionnels et politiques attendus par le mouvement citoyen. Constituante ou présidentielle ? Dans un cas comme dans l’autre, les différents enjeux thématiques marquent le pas face à la question des personnalités et du renouvellement de la classe politique. Qui pour assurer une transition si délicate ? Quel homme seul pourrait aujourd’hui prétendre mettre sur les rails la nouvelle république et la nouvelle Algérie que les citoyens appellent de leurs vœux ?

Les médias algériens et les médias internationaux se sont naturellement saisis de cette question. Dés le début du Hirak, certains médias français ont donné un relai et une voix à Rachid Nekkaz, entrepreneur et homme d’affaire franco-algérien, connu en France pour assurer le paiement des amendes des femmes sanctionnées pour le port de la burka. En Algérie, bien que ce ne soit pas la seule personnalité mise en avant, ce choix interroge et dérange. Pour les Algériens au fait de l’existence de cet individu, sa candidature revêt un caractère clownesque qui n’est pas d’un bon souvenir. Dans les années 90, et la fin du système du parti unique, ils se rappellent généralement tous de ce candidat qui promettait la création d’une mer intérieure dans le sud du pays. Pour eux, le clown fait apparaitre les islamistes comme des gens sérieux.

L’organisation de l’élection législative doit permettre de faire émerger une nouvelle génération de responsables publics, issus de la formidable mobilisation citoyenne à l’œuvre aujourd’hui. Elle doit pérenniser le réinvestissement de la chose publique par les citoyens du pays. Certaines garanties sont jugées nécessaires par les Algériens telle l’application stricte de l’interdiction des sigles historiques et des critères établis dans la constitution. Les personnalités engagées et les jeunes avides de changement sont la colonne vertébrale du mouvement citoyen. Afin de passer de l’insurrection civique à la révolution citoyenne, il faut permettre l’éclosion d’une génération capable de tourner la page de l’après-guerre et d’amorcer une phase plus avancée dans la construction de la nation algérienne.

La vraie révolution

Malgré le contexte historiquement répressif du régime, l’exemple des précédents soulèvements réprimés dans le sang n’a pas empêché les Algériens d’investir les rues et les débats. Des mots des acteurs locaux, militants et syndicalistes, la période que connait le pays est sans précédent. Tous s’accordent pour reconnaitre qu’il n’y aura pas de retour en arrière car la parole est désormais libre. Les rouages institutionnels, les pratiques politiques et économiques sont sommés de s’adapter à cette nouvelle donne. Face au réinvestissement de la vie publique par le peuple, l’armée doit prendre ses responsabilités, assumer cette relation particulière qu’elle prétend entretenir avec lui, faire honneur à sa maturité et laisser le pole civile du pouvoir renaitre de sa démocratie renouvelée.

Le Hirak du 22 février a déjà des effets concrets. L’expérience de la mobilisation réactive comme ailleurs l’évidence du lien qui unit ceux qui partagent entre eux la souveraineté sur tous. En Algérie, elle met fin à des décennies de censure et d’auto-censure, fruit de la guerre civile entre l’armée et les islamistes. Sur le terrain, la jeunesse nombreuse du pays se sent investie d’une mission qui ressemble à celle de leurs pères et grands-pères : faire vivre l’indépendance du pays et du peuple. Les manifestants sont les acteurs de cette posture pacifique qui fait la force du mouvement. Ils ramassent les ordures dans les rues, établissent des zones tampons entre les forces de l’ordre et leurs camarades. Ailleurs, ce sont des jeunes qui détournent les barques, traditionnellement utilisées pour l’émigration, en véhicule pour contourner les barrages filtrants mis en place autour de la capitale. La meilleure expression de ce réinvestissement démocratique est surement celle-ci : ces esquifs ne sont plus utiles car l’émigration est en chute libre.

« Si le pessimisme est d’humeur, l’optimisme est de volonté » Alain (Ahmed Méliani)

La réussite de la transition démocratique en Algérie apparait comme un élément axiomatique pour l’ensemble de la région, pour la France, et pour tous les pays qui regardent aujourd’hui l’Algérie. Longtemps à l’avant-garde de la décolonisation et du mouvement des pays non-alignés, elle a la possibilité aujourd’hui de renouer avec la mission historique que lui donnèrent les martyrs de la révolution : rendre leur fierté aux opprimés. Ayant connu un « printemps arabe » dés 1988, suivi d’un « hiver islamiste » de plus d’une décennie et de vingt années de stagnation sous un régime autoritaire, l’importance historique du Hirak du 22 février mérite l’attention du monde et l’intérêt des militants du progrès. Il est capital que les amis de la liberté expriment leur confiance en le peuple d’Algérie et en son mouvement démocratique, non partisan et pacifique tel qu’il est aujourd’hui : imperméable aux tentatives d’influences partisanes, transversal en ce qu’il dépasse les divisions et clair dans ses revendications. Une authentique révolution citoyenne a lieu sous nos yeux.

Trop souvent en France et en Europe les nouvelles d’Algérie sont reçues avec fatalité voire avec cynisme. Aujourd’hui le temps est venu de réinvestir l’histoire particulière qui lie les peuples des deux côtés de la mer commune, et de parfaire ces liens car les conditions sont réunies pour qu’advienne « l’Algérie ouverte et tolérante » qu’abhorrent les islamistes et les oligarques d’Algérie mais aussi d’ailleurs.

-Djamal Ikloufhi est militant laïque indépendant

-Nabil Ferguenis est syndicaliste autonome au Syndicat Autonome des Travailleurs de l’éducation et de la Formation, Béjaia

-Ahmed Meliani est professeur à la retraite, ancien secrétaire général du Mouvement Démocratique et Social

Mayotte, un petit coin de tiers-monde en France ?

À Mayotte, novembre 2011, gendarmes mobiles expulsant un manifestant pacifiste, sur le quai de la barge, en Grande Terre. ©Lebelot. Licence : Creative Commons Attribution-Share Alike 3.0 Unported license..

Au mois de mars dernier, la population guyanaise se soulevait et bloquait le département pendant plusieurs jours afin de réclamer, simplement, d’être traités comme tous les autres citoyens français et de pouvoir bénéficier des mêmes services que leurs compatriotes de métropole. Au-delà du cas particulier de la Guyane, ces événements ont permis de mettre en lumière, certes trop peu, les espaces ultramarins français. Parmi eux, il en est un dont la situation semble particulièrement scandaleuse : Mayotte. En outre, les récentes catastrophes climatiques qui ont touché Saint-Martin et Saint-Barthélémy doivent également nous interpeller.

Peu de gens connaissent Mayotte, ce petit groupe d’îles se trouvant dans l’archipel des Comores, dans l’océan indien. Difficile de blâmer la population métropolitaine pour cette ignorance : dans les médias, on ne parle jamais de cet espace, qui est également loin d’être une priorité pour les élites politiques au pouvoir. Malgré cette méconnaissance, Mayotte est bel et bien un territoire français, peuplé de 235 000 habitants – près de la moitié de la population a moins de 15 ans -, doté de deux villes principales : Dzaoudzi et Mamoudzou. Le cas de Mayotte est intéressant dans la mesure où il est emblématique de la façon dont l’outre-mer est laissé à l’abandon par les gouvernements successifs.

 

De la colonie au département d’outre-mer

 

Si l’on souhaite comprendre la situation actuelle de ce territoire, il convient d’abord de revenir sur son histoire. Le territoire était jusqu’à la première moitié du XIXème siècle un sultanat, forme de gouvernement islamique. La situation change en 1841 : les Français arrivent dans la région et achètent Mayotte au sultan de l’époque, puis le territoire est intégré à l’Empire colonial français en 1843. Se met alors en place une économie coloniale, imposée par la violence aux populations locales. La politique menée y est désastreuse, sur un plan social aussi bien qu’économique : l’industrie sucrière mise en place décline rapidement et la population locale n’a que peu de moyens de vivre et de s’affirmer face à des autorités françaises toujours promptes à utiliser la force pour maintenir l’ordre colonial. La situation s’aggrave à partir de 1908 : Mayotte est rattachée à la région de Madagascar, alors colonie française. Dès lors l’archipel – peuplé selon les données de 1911 de 11 000 habitants – n’est plus qu’une périphérie oubliée de Madagascar, ce qui plonge encore plus rapidement la population dans une misère noire.

En 1947, Mayotte et le reste des Comores deviennent des Territoires d’Outre-Mer suite au démantèlement de l’Empire colonial français. De fortes tensions autonomistes voire indépendantistes agitent certaines îles. Consultée à plusieurs reprises au cours des années 1970, la population mahoraise fait figure d’exception : Mayotte est la seule partie des Comores à manifester sa volonté de rester française, malgré une situation d’isolement et de développement économique et social inexistant. Cela s’explique par le fait que les Mahorais avaient peur d’être persécutés et mis à l’écart s’ils étaient intégrés à l’Etat comorien nouvellement indépendant.

Ce sont ces craintes qui expliquent la volonté d’une partie de la population, exprimée dès les années 1980, de faire de Mayotte un département d’outre-mer (DOM) afin que le territoire soit pleinement rattaché à la République française. L’archipel obtient un statut proche du département en 2001 et, le 31 mars 2011, Mayotte devient officiellement le 101ème département de la République française.

 

Une situation économique et sociale désastreuse

 

Si la population mahoraise a exprimé son souhait d’une intégration plus profonde à la France, force est de constater que cette intégration est encore aujourd’hui toute relative. Mayotte est en effet dans une situation absolument scandaleuse dans un certain nombre de domaines, ce qui montre que peu de choses ont réellement changé depuis la période coloniale dans ce territoire.

“En 2017, en France, il existe un département où une grande partie de la population n’a pas accès à une eau courante et potable de façon régulière.”

L’accès à l’eau est un exemple emblématique. Si celui-ci est relativement aisé en métropole, Mayotte connaît depuis de nombreuses années des difficultés d’approvisionnement. Or l’Etat n’y a jamais fait les investissements nécessaires pour y acheminer de l’eau de façon régulière, des infrastructures vétustes étant jugées suffisantes pour ces lointaines populations dont Paris se soucie peu. Par conséquent, le territoire est extrêmement dépendant de la pluie : en cas de faible pluviométrie, la sécheresse s’installe et met en danger la vie des habitants. Ainsi, en 2017, en France, il existe un département où une grande partie de la population n’a pas accès à une eau courante et potable de façon régulière.

Outre cette situation sanitaire préoccupante, le tissu économique du territoire est également trop peu développé. La majorité de l’agriculture y est vivrière, c’est-à-dire qu’elle parvient à peine à nourrir ceux qui cultivent, qui ne peuvent vendre leur surplus au reste de la population mahoraise. Conséquence : Mayotte exporte très peu et importe énormément, ce qui la rend dépendante de l’extérieur quant à l’alimentation, et ce qui entraîne également une hausse prix particulièrement forte qui empêche la majeure partie de la population de vivre dignement. Ajoutons à cela que, malgré son statut de département, le SMIC y est inférieur de plus de moitié au SMIC métropolitain : la misère serait-elle moins pénible loin de Paris ?

Mais l’un des problèmes les plus sérieux que connaît Mayotte est celui de l’inefficacité des services publics, notamment celui de l’éducation. La langue française est loin d’être maîtrisée par toute la population, et près du tiers de celle-ci n’a jamais été scolarisée. Le gouvernement français, conscient de ces inégalités de traitement intolérables avec la métropole, ne fait rien pour régler le problème. Ainsi pour la rentrée 2015, le Syndicat National des Enseignements de Second Degré (SNES) déplorait des classes surchargées dans des proportions inimaginables : jusqu’à 38 élèves par classe au lycée, alors que tous les établissements du département sont classés en Réseau d’Education Prioritaire (REP) et devraient par conséquent bénéficier de moyens qui leur permettent d’assurer une relative égalité entre Mayotte et la métropole !

En ce qui concerne l’enseignement supérieur, la situation est tout aussi préoccupante : les jeunes mahorais qui entament des études après leur baccalauréat connaissent des taux d’échec particulièrement élevés. L’échec massif est surtout lié au manque d’investissements et de soutien financier de la part de l’Etat pour ces jeunes qui, faute de structures suffisamment importantes à Mayotte, sont forcés d’aller étudier à la Réunion ou en métropole, loin de leur famille et avec très peu de moyens.

La situation économique, sociale et sanitaire du département est donc très préoccupante. A cela, il faut encore ajouter que Mayotte est en situation de grand isolement par rapport à la métropole. Il faut en effet près de 15 heures d’avion pour s’y rendre depuis Paris, avec au moins un transit obligatoire au cours du trajet.

 

La question migratoire, emblème des problèmes de l’archipel

 

Au-delà de toutes ces questions cruciales pour l’archipel, qui témoignent d’une gestion indigne de la part de l’Etat qui ne se donne pas les moyens d’assurer à sa propre population les conditions d’une existence digne et sûre, Mayotte est également touchée par une vague migratoire autrement plus importante que celle que connaît actuellement la France métropolitaine.

“On évoque souvent la Méditerranée comme un cimetière pour les migrants : à Mayotte, on estime que 12 000 personnes ont perdu la vie sur des embarcations de fortune.”

C’est en effet l’un des nombreux paradoxes qui traverse Mayotte : territoire aux conditions de vie insupportables lorsqu’on le compare à la métropole, il est vu comme un îlot de prospérité par les habitants des Comores qui sont attirés notamment par le droit du sol, et qui espèrent offrir à leurs enfants un plus bel avenir s’ils deviennent français. Face à cela, la France a réagi par la répression et par une gestion indigne de ce problème en construisant en 1996 un centre de rétention qui détient le triste record d’établissement le plus surpeuplé de France : on y entasse les migrants dans des conditions désastreuses avant de les expulser le plus rapidement possible. On évoque souvent la Méditerranée comme un cimetière pour les migrants : à Mayotte, on estime que 12 000 personnes ont perdu la vie sur des embarcations de fortune.

Si le problème peut sembler réel pour la population locale, tant immigrée que française, il semble être un sujet de rigolade pour le nouveau président de la République. En déplacement en Bretagne peu après son élection, Emmanuel Macron s’entretenait avec le responsable d’un centre de sauvetage en mer. Ce dernier a évoqué les kwassa-kwassa, embarcations de fortune originellement destinées à la pêche, mais détournées de cet usage par les migrants comoriens qui cherchent à atteindre Mayotte. Le président de la République a alors répondu : « Le kwassa-kwassa pêche peu, il amène du Comorien, c’est différent », sous-entendant que la vie de ces migrants n’a pas beaucoup plus de valeur que le poisson que l’on pêche.

Ce que le président a présenté comme une boutade maladroite est en réalité très révélateur des rapports de Paris à Mayotte : un territoire dont le statut de département reste très théorique, car les habitants attendent toujours l’égalité et des conditions de vie supportables.

 

Les conséquences d’Irma : des territoires à réinventer

 

L’ouragan qui a touché Saint-Martin et Barthélémy a occupé le terrain médiatique ces derniers jours. Une véritable aubaine pour le président Macron qui a pu se mettre en scène en arrivant sur place, s’assurant que sa nuit sur un lit de camp, en bras de chemise, était bien filmée et photographiée sous tous les angles par une presse toujours aussi complaisante et béate avec lui. Mais au delà du bénéfice politique qu’en a tiré le président, ce malheureux événement a mis en lumière ces territoires particuliers, des Collectivités d’Outre-Mer (COM) dont on parle encore moins que les DOM.

Le traitement médiatique de ces territoires est particulièrement révélateur du statut assigné à l’outre-mer en France. On part des images d’Epinal sur le sujet (palmiers, plages…) pour faire pleurer dans les chaumières sur tous ces vacanciers qui vont devoir annuler ou reporter leur séjour. Par ailleurs, à la télé et à la radio, un certain nombre “d’experts” autoproclamés parlaient de ces territoires en les comparant à “la France”, comme si ces territoires étaient étrangers et que les lois de la République n’y avaient pas cours.

Et ils ont, malgré eux, raison: ces îles, et particulièrement Saint-Barthélémy, sont de véritables paradis fiscaux. Invoquant des raisons historiques particulières, une partie de la population locale, très aisée, a toujours refusé de payer l’impôt et a toujours pu s’y soustraire avec la bienveillance du pouvoir métropolitain. Aujourd’hui, les riches en appellent à la solidarité nationale pour rebâtir leurs villas détruites. En attendant, personne n’écoute les nombreux pauvres de ces îles, marginalisés et asservis par les puissants.

Aussi, il ne faut pas se contenter de reconstruire ces îles à l’identique: sur ces territoires comme ailleurs, il convient de les intégrer à la République, notamment sur le plan fiscal, afin d’y établir un nouveau modèle de développement plus juste et égalitaire. Les milliardaires américains qui y vivent depuis les années 1950 peuvent bien partir s’installer ailleurs: la France n’a pas besoin d’eux.

 

 

Crédits photo:  ©Lebelot. Licence : Creative Commons Attribution-Share Alike 3.0 Unported license.. 

 

Violences policières : à Aulnay, l’Etat ségrégue

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Gare d’Aulnay sous bois ©Clicsouris

Le 2 février dernier, Théo, jeune homme d’Aulnay-sous-Bois (93) est passé à tabac et violé par quatre policiers au cours d’une interpellation. Si l’affaire s’ajoute à une longue liste de “bavures” qui en disent long sur la manière dont l’Etat français s’intéresse aux banlieues, elle ouvre également la porte à des perspectives de mobilisation réelles.

Théo, Adama, Malik et les autres

Reprenons donc : si Théo est toujours hospitalisé dix jours après les faits, il aura au moins échappé au destin funeste d’un certain nombre de jeunes ayant eu maille à partir avec la police nationale. Le cas le plus célèbre est celui de Malik Oussekine, tué en 1986 par deux policiers en service à la suite d’une manifestation. Les deux meurtriers seront condamnés à une peine de prison avec sursis. En 2005, la mort de Zyed Benna et Bouna Traoré, deux adolescents qui fuyaient un contrôle de police et se sont cachés dans un transformateur électrique, entraîne les plus importantes émeutes urbaines que la France ait connu depuis la fin de la guerre d’Algérie.

Plus proche de nous, la mort en juillet 2016 d’Adama Traoré lors d’un contrôle de gendarmerie avait entraîné une vaste mobilisation d’habitants des banlieues, relayée par des artistes ainsi que la famille Traoré. L’affaire est d’autant plus détestable que les deux frères d’Adama ont été condamnés à des peines de prison ferme pour outrage à agent. Pendant ce temps, l’enquête principale piétine.

“Entre le bitume et la brousse”

Le profil de ces incidents ne doit pas nous étonner tant ils se ressemblent, pas plus que les réactions des syndicats policiers réactionnaires. Dans chaque cas, on retrouve les mêmes éléments : des victimes majoritairement jeunes, issues de l’immigration, des banlieues et des classes populaires. Les bavures ont toujours lieu à la suite de contrôles de police musclés. Les vérifications d’identité sont un procédé policier inconnu dans certains quartiers mais pourtant omniprésent dans les grands ensembles. Elles ont pour objectif d’instaurer un contrôle social de l’Etat sur des populations perçues comme dangereuses. Le seul mot d’ordre donné à cette masse d’ouvriers, de femmes de ménages, de petits commerçants, de chômeurs, de balayeurs peut se résumer en une injonction : ne pas bouger. La société a besoin d’une réserve de main-d’œuvre bon marché pour occuper un certain nombre d’emplois dévalorisés, notamment dans les métropoles.. Pour la police, la sécurité passe après l’ordre social.

Ces pratiques policières, nombreuses a dégénérer en incidents violents ne s’abattent pas sur les banlieusards par hasard. Si les cas cités plus hauts concernent tous des jeunes d’origine subsaharienne ou maghrébine c’est bien que la fonction de maintien de l’ordre social attribuée à la police est héritée de la colonisation, période toujours d’actualité pour certains territoires. “Le monde colonisé est un monde coupé en deux. La ligne de partage, la frontière en est indiquée par les casernes et les postes de police. Aux colonies, l’interlocuteur valable et institutionnel du colonisé, le porte-parole du colon et du régime d’oppression est le gendarme ou le soldat.” Remplaçons “colonies” par “banlieues” et constatons que ces mots de Frantz Fanon dans Les damnés de la terre n’ont pris aucune ride un demi-siècle après avoir été écrits. Qu’un officier de police qualifie le terme de “bamboula” de “convenable” en dit long sur l’entreprise politique à laquelle appartient l’institution policière.

Et maintenant ?

Depuis des semaines, des manifestations de soutien à Théo se multiplient. Alors que les proches de la victime appellent au calme, de nombreux incidents sont à constater. Ces manifestations sont pour l’instant essentiellement le fait d’habitants des banlieues, premiers concernés par les violences policières, et de militants d’extrême-gauche.  Ou encore, des lycéens, notamment parisiens, qui se sont mobilisés en soldarité avec Théo. Problème : si les premiers restent localisés dans les espaces périphériques dans lesquels l’Etat souhaite les confiner, les seconds mobilisent essentiellement les classes moyennes blanches dans les centre-villes. Aux discours moralisateurs n’ayant jamais connu l’expérience de la violence policière et souhaitant condamner la forme des manifestations, invoquons une fois de plus Fanon : “Le souci de sécurité [du colon] l’amène à rappeler à haute voix au colonisé que “Le maitre ici, c’est moi”. Le colon entretient chez le colonisé une colère qu’il stoppe à la sortie.” Cependant, la perspective de construction d’un mouvement politique crédible reste limitée.

En 1983, la Marche pour l’égalité et contre le racisme, abusivement renommée “Marche des beurs” avait permis de rendre visible dans l’espace public une nouvelle génération de jeunes de quartiers populaires derrière des revendications de dignité, de justice et de fin des violences policières. Ce mouvement unitaire s’était vu confisquer sa lutte par un anti-racisme socialiste plus à même de brandir l’argument de la morale que d’appuyer les revendications matérielles des manifestants. La victoire d’un mouvement de lutte en 2017 passe par la mise en relation des forces progressistes avec les manifestants. Il en va du devoir des partis, des syndicats et des associations d’organiser les révoltés dans une dynamique de lutte. Ce travail politique est un travail de longue haleine, contrairement aux rêves délirants d’insurrection spontanée d’une partie de la gauche, mais il est indispensable pour créer l’unité nécessaire à une victoire concrète face aux humiliations policières. Ce n’est qu’en investissant la lutte organisée que les classes populaires vaincront, ce n’est qu’en investissant les quartiers que la gauche survivra.

 

©Clicsouris

La colonisation, un crime qu’il est urgent d’admettre

La sortie récente de Macron en Algérie à propos de la colonisation « crime contre l’Humanité » a relancé, encore une fois, le débat bien français autour de cette période sombre de l’Histoire. La droite et l’extrême-droite, raccords sur la question, ont sorti les dents pour tacler le candidat En Marche, pour défendre le roman national, la France glorieuse, les « bienfaits » de la colonisation… Autant d’âneries qu’il est urgent de combattre.

Les propos anti-coloniaux d’Emmanuel Macron ont réveillé dans le débat politique cette vieille question française, qui taraude nos politiciens et ressurgit ça et là, à la (dé)faveur d’un discours de Dakar, ou d’une sortie de Fillon sur le récit national dans les manuels scolaires. La colonisation, ici française : atrocité ou bienfait ? Généralement, le clivage est assez net ; en témoignent ces tweets venus de la droite.

https://twitter.com/GDarmanin/status/831910808695214080?ref_src=twsrc%5Etfw

Alors, soyons bien clair : le but ici n’est pas de défendre Macron. Ce candidat du vide, au discours creux et au programme flou, dit tout et son contraire pour tenter une improbable fusion des électorats de droite comme de gauche. Il y a quelques mois, l’homme qui promet entre autres absurdités d’ouvrir des « mines responsables », proclamait l’inverse de ce qu’il a dit en Algérie en rappelant « les éléments de civilisation » de la colonisation française en Algérie, qui aurait permis par exemple « la naissance d’un État ». Pour ce qui est de l’inexactitude historique de cette dernière phrase, la vidéo de Nota Bene sur la question y répond clairement.

Ce qui va nous intéresser ici, c’est de comprendre comment ce débat en France peut encore avoir lieu, comment des gens peuvent encore défendre une période historique qui se caractérise par l’appropriation illégitime de terres, l’asservissement de peuples, le pillage de leur identité et de leurs richesses. Comment des hommes et des femmes politiques peuvent-ils avoir, en 2017, à cœur de défendre la France sur cette question ? Pour ce faire, il faut analyser les éléments de langage déployés par les défenseurs de la colonisation, qui en disent long sur l’idéologie sous-jacente.

Civilisation, ethnocentrisme et bilan de la colonisation

Civilisation. C’est le mot-clé qui revient dans les débats. La France aurait apporté la civilisation aux peuples colonisés. C’est l’argument massue qu’on peut retrouver dans la contribution à la construction de l’État algérien chez Macron, mais également chez Florian Philippot (FN), qui rappelle « les routes, les hôpitaux, la langue française » comme « bienfaits de la colonisation ». Si tant est que cet argument soit valide – et il ne l’est pas, nous y reviendrons – en quoi cela absout-il la France coloniale de ses crimes ? Des peuples discriminés et privés de leurs droits par le pays des Lumières, des répressions sanglantes (Algérie, Indochine, Madagascar…), un démantèlement territorial faisant fi des cultures préexistantes ? Le fait d’avoir construit des infrastructures, qui par ailleurs n’était pas un cadeau chaleureux fait aux colonisés mais répondait au besoin des colonisateurs, n’excuse en rien la torture et la souffrance infligées par l’administration française sur cette période. Ce serait peu ou prou comme défendre le régime d’Hitler en disant : « oui, mais il a redressé l’économie allemande » (comme ça, le point Godwin, c’est fait).

Ensuite, on peut largement nuancer l’apport politique de la France dans la construction des États africains : au contraire, la plupart des greffes du régime français à la décolonisation n’ont pas prises, et ont abouti à des républiques bananières autoritaires dont les Présidents sont au pouvoir depuis plus de vingt ans (à l’instar d’Idriss Déby au Tchad ou Denis Sassou-Nguesso au Congo, anciennes colonies françaises).

Les "bienfaits" de la colonisation, épisode 1 : les zoos humains
Les “bienfaits” de la colonisation, épisode 1 : les zoos humains

Ensuite, plus largement, cette idée d’apport de civilisation montre un regard complètement ethnocentré porté sur l’Afrique. Cela nourrit la vision qui perçoit l’Afrique pré-coloniale comme une sorte de désert préhistorique non-civilisé, qui aurait évolué uniquement avec l’arrivée des colons occidentaux. Cet argument, invalidé par l’existence des grandes puissances africaines pré-coloniales (comme l’Empire du Mali), doit être combattu avec force. L’Afrique pré-coloniale avait bien entendu ses civilisations, ses cultures, ses peuples et ses langues, n’en déplaise à Florian Philippot (le soi-disant cadeau de la langue française leur a donc été bien inutile). La colonisation est venue écraser tout cela : ce n’est pas une mission civilisatrice, mais l’imposition d’une culture aux détriments d’une autre, c’est-à-dire un ethnocide. Un ethnocide qui a de plus engendré le chaos sur le continent : l’instabilité de la région résulte souvent directement du legs colonial (cf. le génocide au Rwanda, hérité de l’ethnicisation des rapports de forces créés de toute pièce par le colon belge). Cette idée reçue sur l’Afrique pré-coloniale, qui n’aurait demandé qu’à être éduquée, témoigne du paternalisme ethnocentré qui frappe une grande partie de la classe politique, et nos concitoyens à travers eux. Cela réaffirme aussi la nécessité urgente d’apprendre l’Histoire ancienne africaine dans les manuels scolaires, de lui donner une véritable importance, puisque nous l’avons liée à la nôtre par la force.

Les "bienfaits" de la colonisation épisode 2 : le partage et le mélange des cultures
Les “bienfaits” de la colonisation épisode 2 : le partage et le mélange des cultures

L’exemple allemand

Par ailleurs, une idée revient souvent : celle de « repentance, d’auto-flagellation » qui agace la droite notamment. Il est utile de se demander pourquoi ces hommes et ces femmes, qui prennent chaque critique envers la responsabilité française lors de la colonisation comme un coup de poignard, une insulte, le ressentent ainsi. C’est pourquoi j’ai eu ici l’envie de le comparer avec l’Allemagne, quitte à me faire insulter pour avoir « osé » comparer les crimes nazis et la colonisation. L’idée défendue par les agacés de la « repentance », c’est celle qui veut que les Français doivent se sentir fiers de leur pays, et que toute acceptation de la réalité de la colonisation va à l’encontre de cette idée. C’est à travers cet argument que François Fillon défendait un programme scolaire d’histoire mettant en valeur le récit national.

Les Allemands doivent affronter leur passé et composer avec lui. A l’école, rien ne leur est épargné du nazisme, et nous serions les premiers choqués si de tels crimes étaient euphémisés. Ils ont bien compris l’intérêt du devoir de mémoire, pour éviter que de telles atrocités ne se reproduisent. L’identité allemande s’est-elle pour autant effondrée, sous toute cette « repentance » ? Non, bien au contraire. Les Allemands peuvent se sentir fiers d’avoir surmonté collectivement cela, d’avoir construit autre chose, pour faire barrage à l’horreur.

A titre personnel, je me sentirais bien plus fier dans une France qui accepte sa part de responsabilité dans les souffrances des peuples colonisés et qui va de l’avant, que dans cette France qui miroite son passé glorieux en refusant d’admettre qu’elle a du sang sur les mains. Alors pourquoi la France est-elle incapable de faire son propre examen de conscience ?

La République et le fantasme post-colonial

Si l’on reprend la comparaison avec l’Allemagne, un élément est frappant. L’Allemagne qui a été responsable du nazisme n’est plus. Le Troisième Reich est mort dans les cendres de la Seconde guerre mondiale, et la République fédérale allemande a bâti une démocratie solide. Pour la classe politique allemande actuelle, la rupture est nette : les Allemands peuvent affronter leurs « démons » car ils ont été vaincus. Un Allemand peut avoir honte de l’Histoire de son pays, mais n’a pas de raison (en tout cas sur ce point) d’avoir honte de son pays à proprement parler, puisque l’Allemagne d’aujourd’hui n’a plus rien à voir avec celle d’hier. En France, c’est bien différent. Si les politiques français ont peur de faire face à la colonisation en tant que crime français, s’ils la ressentent comme une insulte presque personnelle, c’est parce que la colonisation est un crime de la République. Un crime au nom des valeurs républicaines, universalistes, civilisatrices, des Lumières, qui ont alimenté l’impérialisme de la République bourgeoise. Le discours “républicain” a été instrumentalisé et a servi de justification aux capitalistes français, qui se sont partagés des morceaux de l’Afrique et ont exploité la main d’œuvre locale. Des valeurs, qui du XIXème siècle à nos jours, ont perduré dans une formidable continuité historique. Si les républiques se sont succédé, le socle républicain bourgeois est resté le même. C’est donc bien une partie de l’identité républicaine française actuelle qui est à remettre en question quand on en vient à parler de la colonisation. Pourtant, il n’y a aucun danger : au contraire, c’est une formidable opportunité d’arrêter de vivre dans un récit passéiste, pour construire une identité fondée sur l’avenir : la liberté, l’égalité et la fraternité (ces mots sont dans notre devise, il serait toujours temps de s’en servir). Rappelons au passage l’exemple historique de la République de 1793, en avance sur son temps, qui sentait que l’esclavage et la colonisation étaient contraire à l’égalité entre les hommes et à l’idéal d’une République sociale, ce qui la conduisit en 1794 à voter l’abolition de l’esclavage, à accorder la pleine citoyenneté aux anciens esclaves, et à permettre l’élection des premiers députés noirs.

La colonisation illustrée comme une mission civilisatrice
La colonisation illustrée comme une mission civilisatrice

La France doit sortir définitivement du colonialisme en admettant son crime, et en l’enseignant comme tel à l’école. Car le post-colonialisme a des ramifications insoupçonnées, au-delà de l’ingérence française en Afrique : cette idée de hiérarchisation des civilisations (un coucou à Claude Guéant), n’est-elle pas celle qui nourrit les discours xénophobes qui prétend que la culture des immigrés (majoritairement l’islam aujourd’hui) est incompatible avec la nôtre ? Ne demande-t-on pas encore à des cultures étrangères de s’écraser au profit d’une qui lui serait supérieure ? Plus généralement, les failles du multiculturalisme français sont héritées de l’idéologie coloniale : la construction d’un « Nous » supérieur aux « Autres », est un mal qui ronge notre société, qui conduit au rejet et au communautarisme.

Crédits photos :

http://une-lettre-francaise.over-blog.com/article-de-vichy-a-l-union-europeenne-la-continuite-coloniale-au-moyen-orient-112529587.html

http://www.hgsavinagiac.com/article-31615907.html

http://www.lisapoyakama.org/la-colonisation-a-t-elle-eu-des-roles-positifs/