Guerre commerciale : la nostalgie du libre-échange n’est pas la solution

Le port à conteneurs de Vancouver (Canada). © Kyle Ryan

La guerre commerciale de Trump a semé le chaos économique à travers le monde. Mais la tentation des libéraux de revenir simplement aux « beaux jours » du libre-échange n’est pas une solution. [1]

La guerre commerciale déclenchée par Donald Trump a provoqué une panique sur les marchés mondiaux, envoyant des ondes de choc dans les chaînes d’approvisionnement internationales. Les marchés boursiers sont en chute libre, les prévisions de croissance ont été fortement revues à la baisse, et une récession économique avec une montée du chômage se profile. Cela a poussé beaucoup à regretter les temps plus ordonnés d’avant Trump — une nostalgie pour la mondialisation libérale des années 2000, avec un libre-échange mondial sans entrave et une économie mondiale régie par des règles prévisibles. Le géopolitiste Ian Bremmer affirme ainsi avec confiance que « la mondialisation a contribué à faire des États-Unis le pays le plus prospère de l’histoire », et dans le New York Times, l’éditorialiste Thomas Friedman écrit que notre époque a été « l’une des plus relativement paisibles et prospères de l’histoire… grâce à un réseau toujours plus serré de mondialisation et de commerce ».

À première vue, cette réaction est compréhensible. Il y a en effet de nombreuses raisons pour lesquelles la guerre tarifaire de Trump est contre-productive. Les droits de douane sont une forme de taxe principalement payée par les consommateurs. Ce sont des taxes non progressives, qui frappent les plus pauvres de manière disproportionnée, car ils consacrent une plus grande part de leur revenu à des biens de consommation courante désormais soumis à ces nouveaux droits. Si Trump met à exécution sa promesse d’utiliser ces recettes pour financer des baisses d’impôts pour les riches, cela pourrait devenir l’une des réformes fiscales les plus régressives de l’histoire des États-Unis.

Si Trump met à exécution sa promesse d’utiliser ces recettes pour financer des baisses d’impôts pour les riches, il s’agirait d’une des réformes fiscales les plus régressives de l’histoire des États-Unis.

Mais la nostalgie de l’ère du libre-échange n’offre pas d’avenir, peu importe ce que l’on pense de Trump et de son programme. La vague de mécontentement qui a conduit à la victoire de Trump est intimement liée aux tensions provoquées par la mondialisation. L’ordre mondial néolibéral, dominant depuis la chute de l’Union soviétique, a combiné libre-échange et déréglementation financière, entraînant une augmentation des inégalités, une désindustrialisation et des pertes d’emplois. Il n’est donc pas surprenant que ce soient les électeurs de la classe ouvrière des régions les plus touchées du Midwest américain qui aient fait basculer l’élection de 2016 en faveur de Trump, car il promettait de s’attaquer à la mondialisation et aux accords de libre-échange qui leur avaient coûté leurs emplois et ravagé leurs communautés.

La sortie de cette guerre commerciale ne devrait donc pas consister simplement à revenir au statu quo ante, puisque c’est précisément ce qui nous a menés ici.

Les problèmes du libre-échange

Lorsque l’on parle de libre-échange mondial, il est important de comprendre que celui-ci n’est pas le résultat naturel des forces du marché. Au contraire, le régime commercial mondial est le fruit de politiques étatiques actives, façonnées par les acteurs les plus puissants de la planète. Au XIXe siècle, la Grande-Bretagne a ouvert des marchés dans le monde entier à coups de canons. En Chine, les empires européens ont mené deux guerres sanglantes — connues sous le nom de guerres de l’opium — pour empêcher les Chinois d’interdire le commerce de l’opium sur leur territoire.

Le régime commercial actuel a été façonné lors des « Uruguay rounds » dans les années 1980, culminant avec la création de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) en 1995. Il s’agit d’un produit de la domination unipolaire américaine après la chute du mur de Berlin. Ce régime s’est concentré sur la réduction des droits de douane, mais aussi sur l’interdiction faite aux pays de mettre en place d’autres formes de réglementation — appelées « barrières techniques au commerce », comme les normes environnementales ou les conditions de travail. Les syndicats occidentaux mettent en garde depuis les années 1990 contre les menaces que ce système fait peser sur les emplois locaux, tandis que les pays en développement ont dénoncé le fait qu’ils se voyaient refuser les mesures de protection que les pays riches avaient utilisées pour se développer.

Ce régime a largement profité, depuis quarante ans, aux grandes entreprises des États-Unis et de l’Occident, qui pouvaient réduire leurs coûts salariaux et éviter les réglementations en délocalisant leur production vers les pays du Sud. Certains pays asiatiques ont utilisé cette mondialisation des chaînes de production pour renforcer leur secteur industriel et réaliser leur développement économique. Dans les années 2000, la Chine en particulier a combiné une forte planification étatique avec les règles du libre-échange pour gravir les échelons de la chaîne de valeur mondiale, vers une production technologique plus avancée.

Le mythe des avantages comparatifs

La théorie qui sous-tend les avantages du libre-échange remonte à l’économiste du XIXe siècle David Ricardo, dont la théorie des avantages comparatifs fait toujours référence aujourd’hui dans la pensée économique dominante. L’idée est que les pays — peu importe leur niveau de développement — peuvent bénéficier du commerce en se spécialisant dans les secteurs où ils sont relativement les plus efficaces. Cela signifie qu’un pays A, plus pauvre, qui n’excelle que dans quelques domaines, peut tout de même tirer profit d’échanges avec un pays B, beaucoup plus compétitif dans tous les secteurs.

L’idée de commerce gagnant-gagnant n’a en réalité existé que sur le papier. En pratique, la spécialisation selon les avantages comparatifs immédiats a enfermé les pays périphériques dans une dépendance à la production de matières premières volatiles.

Mais cette idée de commerce gagnant-gagnant n’a en réalité existé que sur le papier. En pratique, la spécialisation selon les avantages comparatifs immédiats a enfermé les pays périphériques dans une dépendance à la production de matières premières volatiles. L’économiste Ha-Joon Chang a démontré que les pays qui ont réussi à utiliser le commerce comme moteur de développement économique — comme la Corée du Sud, son pays natal — ont activement utilisé l’intervention de l’État pour modifier leurs avantages comparatifs. Si la Corée du Sud avait suivi aveuglément la théorie de Ricardo, elle ne compterait pas aujourd’hui de géants industriels comme Samsung et Hyundai. Son économie serait encore dominée par le riz et le poisson.

Mais avec la mondialisation financière, toute politique allant à l’encontre des intérêts du capital était immédiatement sanctionnée par les marchés. Cela a conduit à une compétition salariale entre travailleurs, les entreprises pouvant facilement délocaliser vers des régions à faibles coûts. Cela a aussi engendré une concurrence fiscale, les pays abaissant leurs impôts pour attirer les investissements. Les résultats sont clairs : des inégalités croissantes à l’échelle mondiale, les salaires étant perdants face au capital. Dans les pays riches, la délocalisation a touché de plein fouet la classe ouvrière, tandis que dans des pays comme la Chine ou l’Inde, les fruits de la croissance ont principalement profité aux chefs d’entreprise. Cette course vers le bas fiscale a également mis à mal les systèmes de protection sociale.

Les véritables enjeux du commerce mondial

Pour la gauche, la véritable question dans la politique commerciale n’est pas tant la circulation des biens que la mobilité sans restriction du capital. Depuis les années 1980, la libéralisation des flux financiers et des réseaux de production a permis aux entreprises de se relocaliser avec une grande facilité, utilisant la menace des délocalisations pour discipliner le travail et restreindre la prise de décision démocratique. Cette mobilité est devenue une caractéristique structurelle de l’économie mondiale, déséquilibrant profondément le rapport de force en faveur du capital.

Le commerce a joué un rôle disciplinaire. Il n’a pas seulement facilité les échanges ; il a redéfini le terrain de la politique intérieure en limitant les marges de manœuvre des États.

Dans ce contexte, le commerce a joué un rôle disciplinaire. Il n’a pas seulement facilité les échanges ; il a redéfini le terrain de la politique intérieure en limitant les marges de manœuvre des États. La peur de la fuite des capitaux a sapé la négociation collective, érodé les bases fiscales, et forcé les États à participer à une course vers le bas en matière de salaires, de réglementations et de prestations sociales. La rhétorique de la compétitivité a remplacé les questions de justice, et la politique économique a été réduite à ce que les marchés considèrent comme acceptable.

Ce que l’on oublie souvent lorsqu’on appelle à « relocaliser » l’industrie, c’est que les acquis sociaux des économies industrielles de l’après-guerre étaient le fruit d’institutions syndicales fortes, et non de la seule activité manufacturière. Sans un haut niveau de syndicalisation et d’organisation politique, le retour de la production industrielle n’améliorera probablement pas les conditions de la classe ouvrière.

Le véritable défi n’est ni de restaurer une ère révolue de la mondialisation, ni de se replier derrière des frontières nationales. Un débat sérieux sur le commerce mondial à gauche doit commencer par l’ambition de transformer les règles du jeu globales, afin que le commerce ne soit plus un outil de coercition au service du capital.

[1] Article issu de notre partenaire Jacobin.

Le désastre argentin ignoré par les médias français

Le déroulement du G20 à Buenos Aires aurait pu constituer pour la presse française l’occasion d’exposer l’Argentine sous un autre angle que celui du football ou des scandales de corruption. En effet, si ce pays sud américain est surtout connu pour ses stars du ballon rond, ses sites touristiques et ses pistes de tango à l’ambiance tamisée, il est aussi en proie à une crise économique et sociale d’une grande ampleur, amorcée par les mesures néolibérales prises par le gouvernement de Mauricio Macri dès son arrivée au pouvoir en décembre 2015 à la tête de la coalition Cambiemos. Les résultats sont pour le moins catastrophiques. Asphyxiés par une inflation galopante –dont le taux avoisine les 50% cette année – les Argentins ne peuvent pas compter sur les services publics pour s’en protéger. Suite à la décision du gouvernement de mettre fin aux subsides destinés aux transports, au gaz, à l’eau et à l’électricité, les compagnies privées qui en gèrent l’exploitation ont reporté ce manque à gagner sur les prix finaux dont la hausse atteint jusqu’à 930% en trois ans. Puisque les salaires nominaux ont augmenté moins vite que les prix depuis 2015, il s’en est mécaniquement suivi un appauvrissement général de la population : le taux de pauvreté s’élève actuellement à 33,6% avec plus de 2,2 millions de nouveaux pauvres pour la seule année 2018.


L’Argentine avait pourtant connu des années fastes après s’être relevée de sa terrible crise de 2001 et avait enregistré des taux de croissance proche de 9% jusqu’en 2008. La crise des subprimes fut responsable d’une récession passagère en 2009 (-5.2%) de laquelle le pays se remit dès l’année suivante (+10.1%) pour voir ensuite son taux de croissance se stabiliser autour d’une moyenne de 1.5% sur la période 2011-2015. Malgré l’amoindrissement de sa croissance depuis le début de la décennie, l’économie argentine semblait avoir atteint une stabilité suffisante pour faire oublier à la majorité des Argentins les séquelles de la crise de 2001. La situation actuelle est malheureusement bien différente : selon les estimations du FMI, le PIB argentin enregistre une chute de 2.5% pour l’année 2018 et continuera à diminuer l’an prochain selon les prévisions du gouvernement.

Pour comprendre la crise actuelle nous devons rendre compte en premier lieu de la place de l’Argentine dans la division internationale du travail – ce qui est en rapport direct avec sa structure productive – pour ensuite nous pencher sur les politiques mises en place par l’administration Macri et les conséquences qu’elles entraînent.

L’Argentine, un pays périphérique industrialisé…

Tout comme la plupart des pays latino-américains au moment de leur indépendance de la couronne espagnole, l’Argentine hérite d’une place d’exportateur de matières premières que les capitaux britanniques – ayant financé les guerres d’indépendance – ne manquèrent pas d’entériner. L’Argentine du XIXe siècle et du début du XXe, fortement dotée en terres cultivables, se construit sur un modèle exclusivement agro-exportateur et compte sur le Royaume-Uni pour ses importations de biens manufacturés. Cependant la crise de 1929 bouleverse cet état des choses et participe par la même occasion à la modification du rapport de forces économique sur le plan international entre les nations sud-américaines et européennes, mais aussi entre les secteurs économiques à l’intérieur de ces nations. En effet, la crise amoindrit premièrement la capacité des pays du Nord – le centre industrialisé – à payer leurs importations de matières premières qui viennent des pays périphériques, qui subissent dans un deuxième temps une diminution de leurs entrées de devises. De cela découle logiquement une contraction de leur capacité à payer des importations de biens manufacturés en provenance des pays du Nord (Murmis et Portantiero, 1970). Cet écart vis-à-vis des théories classiques de l’échange permit le développement d’une certaine industrie nationale dans le cadre de politiques dites de substitution d’importations, ainsi que celui d’un secteur ouvrier qui ne tarda pas à s’organiser autour de puissantes centrales syndicales.

Ce phénomène se renforça lors des premières années qui suivirent la fin de la Deuxième Guerre mondiale, car au fur et à mesure que la capacité importatrice des pays européens se rétablissait, les flux de devises dirigées vers l’Argentine permirent au premier gouvernement péroniste (1946-1952) – majoritairement soutenu par le mouvement ouvrier – d’en prélever une partie pour continuer à développer l’industrie nationale. Parallèlement à cela, le fait de produire des biens manufacturés sur place a tendance à réduire les besoins d’importations de ces mêmes biens en provenance des pays industrialisés. Ceux-ci, afin de maintenir leur balance commerciale équilibrée ont tendance à réduire en contrepartie leurs importations de produits agricoles en provenance de l’Argentine. Autrement dit, le jeu de l’offre et de la demande sur le plan du commerce international implique que le développement des secteurs industriels des pays périphériques se produise presque invariablement au détriment des secteurs dans lesquels ces pays sont initialement spécialisés.

La nationalisation du commerce extérieur et les rétentions aux exportations agricoles mises en place par Juan Domingo Perón finirent de consommer la fracture entre les grands propriétaires terriens d’un côté et les industriels – notamment le secteur ouvrier – de l’autre.

Cette grille de lecture, malgré le contexte d’après-guerre dans laquelle elle s’est forgée, demeure en partie d’actualité et permet de comprendre les politiques du gouvernement actuel en faveur du secteur agro-exportateur – dont la production est essentiellement concentrée sur le soja – et en défaveur de l’industrie nationale, jugée peu compétitive.

…en proie à la dégradation des termes de l’échange

Malgré le développement de son secteur industriel durant les années 1930 à 1970, la principale entrée de devises en Argentine demeure son secteur agro-exportateur. Cependant, avec l’enrichissement mondial observé au long du XXe siècle, la demande de produits manufacturiers à forte incorporation de capital progresse beaucoup plus rapidement que celle adressée aux biens primaires, dans lesquels les pays périphériques se spécialisent. Par conséquent les prix des biens du capital – importés par l’Argentine – augmentent plus vite que ceux de ses exportations, ce qui aboutit à une dégradation des termes de l’échange. Cet élément constitue une des faiblesses structurelles de l’économie argentine (Medici et Panigo, 2014) car si ses importations se renchérissent plus vite que ses exportations cela se traduit par un déficit structurel de sa balance commerciale.

Ceci a tendance à produire deux phénomènes conjoints. Tout d’abord, s’il est nécessaire de céder plus de devises pour payer des importations plus chères et que ce flux n’est pas compensé par celles qui proviennent des exportations alors leur stock aura tendance à diminuer. D’un autre côté, la demande adressée aux devises (les importateurs les achètent pour payer les importations) sur le marché des changes argentin augmente. Leur rareté relative fait que les offreurs de devises – que sont souvent les exportateurs qui les obtiennent par le biais de leurs exportations – demandent plus de pesos en échange : le prix des devises libellées en pesos augmente. Cela peut être perçu sous un angle différent : puisque le pays importe en valeur plus que ce qu’il n’exporte, la demande de devises  -utilisées pour payer ces importations – devient supérieure à la demande de pesos – voulus par les exportateurs pour payer leurs salariés par exemple. Ce déséquilibre commercial provoque presque inévitablement une dévaluation du peso – ou une appréciation des devises – dont les effets inflationnistes qui en découlent ont tendance à engendrer à leur tour des effets récessifs sur l’économie nationale.

Si actuellement d’autres variables structurelles – relatives à la flexibilisation du marché de capitaux amorcée dès la fin des années 1970 – peuvent également expliquer la tendance à la baisse de la valeur du peso, cette grille de lecture garde aujourd’hui toute sa pertinence et s’avère très utile pour comprendre les mécanismes de base qui opèrent sur le marché des changes argentin.

Par conséquent, les gouvernements successifs du pays doivent choisir – certainement en fonction des intérêts des secteurs qu’ils représentent – la manière de composer avec les goulots d’étranglement extérieurs de l’économie argentine qui viennent d’être présentés. Par exemple, si les gouvernements Kirchnéristes (2003-2015) ont eu tendance à bénéficier au secteur industriel, à parier sur le marché intérieur et à établir un strict contrôle des changes sur le marché des devises pour tenter d’enrayer le cycle dévaluation-inflation, le gouvernement actuel a choisi de faire exactement l’inverse, avec des résultats pour le moins catastrophiques.

Chronique d’une débâcle annoncée

Le programme économique appliqué par le président Mauricio Macri suite à sa victoire électorale contre le candidat kirchnériste Daniel Scioli ressemble très fortement aux principaux axes des politiques d’ajustement structurelles (PAS) expérimentées en Amérique Latine dans les années 1980. Il s’agit en effet d’un programme d’austérité néolibéral assez classique de réduction de la dépense publique, de dérégulation des marchés financiers, d’abaissement des barrières douanières et de baisse des salaires réels, avec toutefois de courts épisodes ponctuels de relance économique – notamment lors des périodes pré électorales – à travers la réalisation de grands travaux de rénovation urbaine financés par l’endettement public.

Toutefois si l’argument économique qui a servi à justifier les PAS dans les années 1980 était celui de la réduction des dettes publiques des pays de la région – souvent contractées en dollars, le poids de ces dettes s’était considérablement aggravé suite au relèvement des taux d’intérêt par la FED en 1979 (Aglietta, 2008) – celui-ci était devenu inutilisable en 2016 du fait du faible niveau d’endettement du pays. Après avoir atteint 152% du PIB en 2002, la dette publique argentine ne représentait plus que 55% du PIB en 2015. Ce fut alors l’un des argumentaires gravitant autour du  « combat contre l’inflation » et contre le « populisme » dont s’est saisi Alfonso Prat Gay, le premier ministre de l’économie de la coalition Cambiemos pour justifier l’imposition d’un programme d’austérité appliqué à grands coups de décrets présidentiels.

Moins de trois ans plus tard, l’Argentine, à genoux face à ses créanciers, s’est vue contrainte en juin dernier à faire appel au FMI afin d’obtenir un prêt de 50 milliards de dollars dans le cadre d’un nouvel accord Stand By (SBA).

Pourtant, ce résultat ne constitue une surprise que pour les indéfectibles soutiens de Cambiemos, bernés par des promesses électorales intenables telles que la « pauvreté zéro » ou l’arrivée d’une « pluie d’investissements » une fois que le marché du travail fut « assaini ». En effet, dès la fin 2015, Axel Kiciloff, ancien ministre d’économie sous la présidence de Cristina Kirchner, avertissait au cours d’une réunion publique informelle que l’application du programme économique de Mauricio Macri se solderait par un retour au Fonds monétaire. Et ce retour était prévisible. Passons en revue les raisons.

De la dévaluation à l’inflation, de la fuite de capitaux à l’endettement effréné

Empressé de satisfaire les demandes des exportateurs et de la classe moyenne qui l’a soutenu, Mauricio Macri a supprimé le contrôle des changes qui avait été instauré sous la présidence de Cristina Kirchner pour contenir la dévaluation du peso. L’effet fut immédiat : le peso argentin perdit en un seul jour 30% de sa valeur face au dollar au cours d’une ruée que l’intervention de la Banque Centrale (BCRA) sur le marché des changes eut du mal à contenir. Cela a eu pour effet de renchérir les importations dans les mêmes proportions et a participé, couplé aux anticipations des commerçants, à une hausse généralisée assez rapide des prix. L’inflation est alors devenue incontrôlable dans un pays où elle était déjà importante. En 2015, année qui prend en compte le mois de décembre au cours duquel se produisit cette forte dévaluation, le niveau général des prix a subi une hausse de l’ordre de 27%, pour grimper à 40% pour la seule année 2016 !

Hormis les effets récessifs que cela peut avoir sur l’activité économique – à travers la perte de pouvoir d’achat et le renchérissement relatif des importations – l’inflation provoque à son tour une dépréciation de la monnaie, ce qui a marqué le début d’un cercle vicieux que le gouvernement n’a toujours pas réussi à résoudre. En effet, la perte du pouvoir d’achat du peso – du fait de l’augmentation des prix – provoque d’un côté un report de l’épargne vers le dollar et d’un autre côté une perte de valeur des titres libellés en pesos. Les investisseurs cherchent alors à s’en défaire et à acheter des titres libellés en dollars. Dans les deux cas la demande de la monnaie nord américaine augmente en même temps que celle de la monnaie argentine diminue, ce qui aboutit à la dépréciation de la seconde.

Pour enrayer ce processus, le gouvernement argentin a mis en place une batterie de mesures d’inspiration monétariste qui se sont révélées pour le moins inefficaces et qui ont fini par faire exploser la dette publique.

Premièrement, afin de rendre la monnaie nationale plus attractive – mais aussi pour limiter la création monétaire par le crédit dans une tentative de combattre l’inflation – l’administration Macri a fait relever les taux directeurs par la BCRA et  aordonné d’émettre des bons du Trésor à faible durée de vie appelés Lebacs. Si cela a permis d’attirer des investisseurs qui demandaient des pesos – et vendaient leurs précieux dollars stoppant ainsi la dévaluation – pour acheter ces titres, cette mesure a rapidement produit un effet pervers : le « carry trade »  ou « bicyclette financière ». Il s’agit pour les détenteurs de dollars d’acheter des pesos à un certain taux, de les placer en Lebacs, d’empocher la rentabilité, de revendre leurs titres puis, étant donné que la demande adressée aux pesos empêche une forte dévaluation, de racheter des dollars à un taux proche de l’initial. Sur une année, la rentabilité en dollars de cette spéculation pouvait atteindre 20%.

Cela signifie qu’un spéculateur qui a répété ce processus pendant un an pouvait placer mille dollars le premier mois et finir l’année avec mille deux-cents billets verts, différentiel qui devait être cédé par la BCRA au détriment de ses réserves qui, rappelons le, servent à maintenir le taux de change. Afin de restaurer ces dernières, le pays a eu recours à l’endettement. Autrement dit, l’Argentine s’est endettée en dollars pour financer la fuite de capitaux. Cette bombe à retardement a explosé à plusieurs reprises lorsque les investisseurs, après s’être enrichis en spéculant sur le dos des Argentins, ont estimé qu’il était temps de placer leurs capitaux dans des titres plus sûrs, processus connu sous le technicisme de « fuite vers la qualité ». A chaque envol a correspondu une dépréciation brutale dont la gestion catastrophique par la BCRA a coûté le siège à deux de ses présidents en trois ans. En effet, lors de reports massifs sur le dollar, la BCRA peut soit relever les taux d’intérêts – ce qui est catastrophique pour l’industrie – pour ne pas avoir à laisser la monnaie se déprecier ni perdre des réserves, soit intervenir sur le marché des changes – en vendant des dollars et éviter que leur prix augmente -, ou bien laisser libre cours à la dépréciation pour ne pas relever les taux d’intérêt ni perdre des dollars.

Aussi incroyable que cela puisse paraître, les trois mesures ont été appliquées simultanément mais ont abouti à une fonte du stock de devises, à des dépréciations non contenues et à une hausse des taux d’intérêts prohibitifs pour l’investissement productif. Cette dernière mesure, couplée à l’ouverture indiscriminée aux importations, a participé à détruire le secteur industriel national – plus de 100 000 emplois industriels perdus en trois ans – et par conséquent à creuser le déficit de la balance commerciale, et renforcé ainsi la dévaluation du peso.

L’application des théories monétaristes – selon lesquelles l’inflation dépend de l’augmentation de la masse monétaire – s’est avérée non pas inutile pour l’Argentine, mais catastrophique. En seulement trois ans, l’inflation cumulée a atteint la barre symbolique des 100%, tandis que le peso a subi une dévaluation supérieure à 250% depuis 2015. De son côté la dette publique s’élève actuellement à presque 80% du PIB et la fuite de capitaux atteint les 52 milliards de dollars, somme que le renflouement octroyé par le FMI ne suffit pas à compenser.

Macri, Macron, une ressemblance au-delà du nom

En toute cohérence avec ces mesures économiques, l’administration Cambiemos applique des politiques de flexibilisation et d’austérité qui ne sont pas sans rappeler celles que porte la majorité LREM en France, elles mêmes permises par les lois El Khomri et Macron.

En effet, la loi travail argentine vise également à faciliter les licenciements dans le but affiché de faciliter les embauches. Seulement, dans une économie en crise qui évolue dans un contexte international qui vire au protectionnisme, les débouchés intérieurs et extérieurs deviennent aussi rares que les embauches. À cela s’ajoute la réduction du coût du travail qui ne passe pas tant par une réduction de la part socialisée de la valeur ajoutée correspondant à la Sécurité sociale, mais par la diminution des salaires réels : pour cela il suffit de ne pas ajuster les salaires nominaux à l’inflation et de laisser celle-ci rogner le pouvoir d’achat, ce qui du point de vue des investisseurs correspond de fait à une baisse du coût de la main d’œuvre.

L’impératif de réduction de la dépense publique se traduit par la diminution des retraites en termes réels, des prestations sociales, du financement de la santé publique, de l’éducation publique, mais aussi par la hausse indiscriminée des prix du gaz (+930%), de l’eau (+638%), de l’électricité (+920%) (source : BBC) et des transports en commun. Autant de services gérés par des compagnies privées qui exigent ces hausses pour compenser les dévaluations successives et pour maintenir leur rentabilité en dollars.

Au delà de la froideur des statistiques

Si aucun indicateur ne permet par exemple de rendre compte de la souffrance d’un parent qui n’est plus en mesure de nourrir ses enfants, la dimension du désastre social peut être entraperçue à l’aune d’une effroyable statistique : seulement un an après l’accession au pouvoir de Mauricio Macri, l’Argentine comptait un million quatre cent-mille nouveaux pauvres au sein de son territoire national et quatre-cent milles nouvelles personnes ayant basculé sous le seuil d’indigence. À cela s’ajoutent les plus de 2,2 millions de personnes qui sont également passées sous le seuil de pauvreté en 2018 comme nous l’avons mentionné dans l’introduction. Cela équivaut concrètement au sacrifice de nouvelles générations d’Argentins qui n’accèderont probablement jamais à une santé et à une éducation de qualité et ne participeront que de manière marginale au processus de création de richesses futur. Le manque à gagner pour la nation en terme de capital humain et de développement à long terme est incalculable et surpasse les faibles économies que tente de réaliser le gouvernement avec sa politique d’austérité.

Révolte et répression

Malgré le manque de combativité de la CGT, la principale centrale syndicale du pays, de nombreuses manifestations ont fait irruption dans l’espace public au cours de ces trois dernières années. Elles se sont notamment produites à Buenos Aires, où l’occupation de la mythique Place de Mai le temps d’un après-midi constitue un signal fort envoyé au pouvoir institutionnel, qui rend compte à la fois de la capacité des organisations opposantes à mobiliser, mais aussi du mal-être social dans lequel s’enlise la population. 

Toutefois, si ces démonstrations populaires sont à l’image de la situation économique du pays, les répressions qui ont suivi le sont tout aussi. Les violences policières ont atteint leur paroxysme lors de la manifestation contre la loi des retraites, durant laquelle les forces de l’ordre, non contentes de gazer des personnes âgées, des journalistes et des parlementaires se sont lancées dans une véritable chasse motorisée aux manifestants à plusieurs centaines de mètres de la zone d’affrontements, et sont allées jusqu’à rouler volontairement sur un jeune collecteur de cartons usagés.

Plus inquiétant encore, la disparition suite à une opération policière dans le sud du pays de l’activiste Santiago Maldonado, retrouvé noyé plus de deux mois plus tard en amont du lieu de sa noyade ; l’assassinat par balle de Rafael Nahuel, membre de la communauté Mapuche lors d’une opération de Gendarmerie, ou encore l’assassinat par la police de Rodolfo Orellana, militant de la Confédération des travailleurs de l’économie populaire (CTEP) constituent autant d’éléments qui marquent, de par l’impunité des assassins et de par leur récurrence un tournant autoritaire du pouvoir en place inégalé depuis l’année 2002.

Une lueur d’espoir

Malgré un panorama obscur pour la majorité des Argentins qui vivent de leur travail – formel ou informel, le pays voit se développer sur son territoire un foisonnement d’initiatives populaires nées à l’aune des crises précédentes et réactivées par la crise actuelle. Par exemple, dans certains quartiers portègnes les voisins s’organisent pour former des coopératives de consommation afin de combattre l’inflation. À côté de cela les usines fermées suite à une faillite sont récupérées par leurs travailleurs de manière récurrente et se remettent à produire en autogestion. De plus, ces formes singulières d’organisation ouvrière forment un réseau de producteurs complémentaires au sein duquel circule une crypto-monnaie locale, la monnaie Par, afin de remédier au manque de liquidité en pesos et d’y maintenir un certain niveau d’activité. Les clubs de troc d’autre part, disparus depuis plus d’une décennie refont surface et certains se saisissent de ce « bitcoin populaire » pour pérenniser leurs échanges.

Dans la même lignée, des lycées populaires sont créés et gérés par des professeurs sur la base du volontariat. Souvent logés au sein d’usines autogérées, ceux-ci y côtoient des centres culturels coopératifs, tous deux financés par la communauté. 

Les nombreuses crises qu’a traversé le pays, couplées à une très riche histoire de son mouvement ouvrier organisé, ont doté la société argentine d’un large registre d’actions collectives capable d’être mobilisé rapidement pour faire face à l’adversité.

Bref, l’Argentine résiste.