À Montpellier, faire entendre la « voix singulière » du PCF

Université d'été PCF - Le Vent Se Lève
Discours du Secrétaire général du PCF Fabien Roussel au Corum de Montpellier

Du 23 au 25 août, le Parti communiste français (PCF) organisait ses universités d’été au Corum de Montpellier. Fragilisée par la séquence électorale, l’organisation entendait y afficher sa résilience et déployer son armature idéologique. Les conférences ont fait la part belle aux enjeux internationaux et stratégiques, tandis que dans les couloirs, les discussions relatives à la nouvelle « ligne » politique du PCF se sont longuement poursuivies. Malgré l’absence d’opposants notables à la direction, les controverses – sur l’identité de la « ligne » autant que sur sa pertinence – ont abondé. Pour mieux disparaître derrière l’impératif de garantir une voix propre et une existence autonome au « parti ».

Dans une salle bondée, le Secrétaire général du PCF Fabien Roussel rend hommage à Sébastien Jumel, ex-député de Seine-Maritime. Défait de justesse face au Rassemblement national (RN) lors du dernier scrutin, il compte au nombre des perdants de la dissolution. Comme Roussel lui-même, éliminé dès le premier tour. Pour les communistes, c’est un électrochoc. Tout naturellement, la lutte contre le RN s’est imposée comme une thématique incontournable des universités d’été.

Reconstruction intellectuelle

Quelques heures plus tôt, dans la même salle, un public attentif écoutait deux jeunes chercheurs analyser le vote RN. L’un est encarté PCF, l’autre vient en son nom propre. L’un est doctorant, l’autre Maître de conférences fraîchement nommé. Pierre Wadlow a passé deux années dans la ville de Lens (le député PCF y a perdu son siège en juillet face au RN) à multiplier les entretiens. Valentin Guéry est l’auteur d’une thèse sur la politique sportive des municipalités RN.

Comme les autres partis de gauche, le PCF a connu de vifs débats sur la stratégie à adopter face à la progression du vote d’extrême droite. Discours de classe pour récupérer les ouvriers « fâchés par fachos » ? Front antifasciste face à un phénomène avant tout raciste ? La direction du PCF a choisi la première option, mais les intervenants ne semblent pas pressés de trancher.

Ils dissertent sur l’ambivalence des électeurs RN vis-à-vis des élites financières et de la réussite économique. Sur la popularité de certains maires, dont les mesures évoquent très lointainement une forme de socialisme municipal. Sur le « capital d’autochtonie » dont bénéficient les élus RN, et qui pénalise les « gens venus d’ailleurs » – les immigrés, mais aussi les Français extérieurs à la région ou à la commune.

« On peut critiquer la ligne actuelle, mais mesurez ce qu’on a réussi : nous sommes audibles, nous sommes incontournables dans les négociations à gauche »

Le propos est pondéré et les conclusions prudentes, à l’instar des autres conférences de l’événement. Loin des saillies d’un Fabien Roussel qui ont émaillé les campagnes successives. « Les lignes de clivage médiatiques expliquent cette course au buzz qu’on a pu nous reprocher, déclare un militant. Notre identité s’effaçait : il fallait se distinguer du reste de la gauche, et notamment de LFI. Ici, ce n’est pas le cas. On réfléchit sur le fond, comme on l’a toujours fait. »

Nicolas Tardits, responsable de la commission Enseignement supérieur et Recherche du PCF, abonde sur le second aspect : « trop longtemps, on avait délégué le travail intellectuel à des chercheurs externes. À présent, le parti redevient un espace où les universitaires peuvent travailler sur des questions structurantes, à l’abri des attendus immédiats des disciplines. » À Montpellier, on affiche avec fierté la nébuleuse d’intellectuels et de revues qui gravitent autour du PCF.

Parmi elles, la vénérable publication La Pensée a connu un retour en force. On y trouve la signature de chercheurs (à l’orientation « matérialiste ») reconnus dans leur domaine : Bernard Lahire, sociologue de l’école et de l’enfance, Loïc Wacquant, spécialiste de la domination raciale aux États-Unis, ou encore Patrick Tort, auteur de nombreux ouvrages de référence sur Darwin. « Qui, aujourd’hui, effectue un travail de fond sur les classes sociales ou la pensée rationnelle ? », demande Tardits [la première thématique a fait l’objet de deux conférences aux universités d’été de Montpellier, la seconde d’un numéro de La Pensée NDLR].

Le temps long contre les séquences électorales. La pérennité du « parti » contre les coups d’éclat du « mouvement ». La comparaison avec LFI n’est jamais loin. Mais pour aller où ?

Changement de ligne ?

La cohérence de la nouvelle « ligne », stratégique et politique, ne fait pas l’unanimité. Depuis quelques années, le discours du PCF a connu une inflexion : défense d’une laïcité de combat et volonté de faire une place aux enjeux sécuritaires. Critique – non dénuée d’ambivalence – de la politique étrangère d’Emmanuel Macron et de l’Union européenne. « Sur les enjeux de souveraineté, il y a un aspect générationnel. Léon [Deffontaines] et Assan [Lakehoul] sont eurosceptiques, au-delà de l’affichage », estime un militant du Mouvement des Jeunes Communistes de France (MJCF) [respectivement tête de liste PCF aux élections européennes et Secrétaire général du MJCF NDLR].

Sous nos yeux, un dialogue semble matérialiser ce propos. Un ancien du PCF, collaborateur du secteur international, discute avec un jeune communiste à propos d’un communiqué sur la contre-offensive ukrainienne en Russie. « Votre texte n’est pas mauvais, mais il laisse entendre que l’Ukraine n’a pas le droit de se défendre. Or, en termes de droit international, un pays agressé peut riposter. » Puis, tout sourire : « Cela ne m’étonne qu’à moitié : après tout, ces jeunes gens ont la folie de croire que l’on va sortir de l’Union européenne. C’est la fougue de la jeunesse, ça leur passera », en référence au positionnement du MJCF sur la question depuis 2019. « On ne veut pas en sortir, on veut que l’Union européenne actuelle disparaisse, mais pour d’autres coopérations internationales », rétorque son interlocuteur, rodé à l’herméneutique des textes de congrès.

Un cadre du parti met en garde : « le PCF n’est pas une entité monolithique. Léon Deffontaines a fait une campagne très critique des institutions européennes, mais une figure comme Frédéric Boccara, que l’on peut qualifier de tout sauf d’eurosceptique, continue à chapeauter la commission économique du Parti » [chercheur au CEPN, Frédéric Boccara est l’auteur de nombreuses propositions sur le thème de « l’Europe sociale » NDLR]. Puis : « d’une manière générale, il ne faut pas surestimer le degré de calcul dans ce changement de ligne. Fabien Roussel a par exemple été enfermé dans cette figure quelque peu folklorique de défenseur de la gastronomie française. Est-ce que c’était prévu ? Pas nécessairement. Est-ce que c’était une erreur ? On peut le penser, mais mesurez ce qu’il a réussi : nous sommes audibles, nous sommes incontournables dans les négociations à gauche. »

Redonner au PCF une voix qui lui est propre : sur cet objectif, tous convergent. Au détriment de la cohérence idéologique ?

Faire entendre une voix singulière

Se démarquer de Jean-Luc Mélenchon sans être assimilé à la « social-démocratie » : le positionnement n’a rien d’évident. La difficulté revient lors d’une conférence sur les discriminations. Florian Gulli, l’un des deux intervenants, est l’auteur de L’antiracisme trahi (PUF, 2023). Partisan d’une lutte « universaliste » contre le racisme, d’une défense ferme de la laïcité, il appelle à ne pas « laisser ce créneau au Printemps républicain ».

Témoignages et réactions en tous genres font suite à sa conférence. Une femme âgée prend le micro et se présente, soulignant la consonance maghrébine de son prénom. Visiblement émue, elle abonde dans le sens de l’intervenant : « Quand la gauche cessera-t-elle de nous infantiliser ? Quand la gauche commencera-t-elle à nous considérer comme des citoyens à part entière ? Quand nous parlera-t-elle comme elle parle à tout un chacun : de pouvoir d’achat, de justice sociale, d’amour ? » Tonnerre d’applaudissements.

Le soir, alors que les participants sont rassemblés pour un banquet, une Marseillaise est entonnée après l’Internationale. Avec enthousiasme. « C’est la première fois qu’elle est chantée spontanément et sans “sono”, remarque un cadre. Dire qu’en 2017, lorsque Jean-Luc Mélenchon avait recouvert ses meetings de drapeaux tricolores, certains, au PCF, avaient crié au chauvinisme ! Les temps ont changé. »

En Autriche, le Parti communiste défie le virage à droite

© KPÖ Bundespartei

Alors que les Autrichiens éliront plusieurs maires, leurs députés et leurs eurodéputés cette années, les sondages pronostiquent une forte poussée de l’extrême-droite (FPÖ), avec laquelle la droite traditionnelle a l’habitude de former des coalitions. Dans ce paysage politique bien sombre, les communistes du KPÖ font figure d’exception. Après avoir conquis Graz, la deuxième ville du pays, ils espèrent obtenir la mairie de Salzbourg et envoyer des députés au Parlement. Leur programme redistributif et pacifiste séduit en effet de plus en plus d’Autrichiens, en particulier d’anciens abstentionnistes [1].

Il y a à peine cinq ans, le Parti de la liberté d’Autriche (FPÖ), appartenant à l’extrême droite, s’embourbait dans une crise dont on ne voyait pas la fin. Les choses ont commencé à mal tourner pour eux en mai 2019, lorsque la presse a obtenu des images de caméras cachées montrant le président du FPÖ et vice-chancelier fédéral Heinz-Christian Strache apparemment ivres et sous l’emprise de la cocaïne lors de vacances à Ibiza. On le voyait promettre des faveurs politiques à une héritière russe (en réalité une actrice impliquée dans un coup monté) si elle achetait le plus grand tabloïd d’Autriche et le transformait en porte-parole de son parti.

Le retour triomphal de l’extrême-droite

Dans les vingt-quatre heures qui ont suivi sa diffusion, la vidéo a entraîné la chute du gouvernement fédéral, une coalition entre le FPÖ et le Parti populaire autrichien (ÖVP) de centre-droit, et a contraint M. Strache à démissionner de toutes ses fonctions politiques. Le FPÖ était privé de son étoile et se révélait au moins aussi corrompu que l’« establishment » qu’il aime à critiquer. L’automne de cette année-là, il a perdu près de 10 points de pourcentage lors d’une élection nationale anticipée. Dans les mois qui ont suivi, le parti d’extrême droite a essuyé de nouvelles défaites électorales au niveau des Länder et a sombré dans des luttes intestines.

Une pandémie et une vague d’inflation massive plus tard, la crise auto-infligée par le FPÖ semble être de l’histoire ancienne. En 2024, se tiendront des élections à Salzbourg (155 000 habitants) et Innsbruck (130 000 habitants), respectivement quatrième et cinquième villes d’Autriche, tout comme dans les Länder de Styrie (1,25 million d’habitants) et de Vorarlberg (400 000 habitants). À cela s’ajoutent deux élections nationales : en juin pour le Parlement de l’Union européenne (UE) et probablement en septembre pour le Parlement national autrichien. Alors que l’Autriche s’apprête à vivre une grande année électorale, les perspectives du FPÖ ne pourraient être meilleures, au niveau national en particulier.

Alors que l’Autriche s’apprête à vivre une grande année électorale, les perspectives du FPÖ ne pourraient être meilleures, au niveau national en particulier.

Depuis des mois, Herbert Kickl, président du FPÖ, est en tête de tous les sondages. La seule variable est l’ampleur de sa victoire. Bien que celui-ci n’ait pas le charisme d’un Strache ou d’un Jörg Haider, le pionnier de la nouvelle droite qui a transformé le FPÖ d’un parti « national libéral » en un parti ethnonationaliste dans les années 1980, le parti mené par Kickl tourne actuellement autour de 30 % au niveau national. En revanche, l’ÖVP et le parti social-démocrate autrichien (SPÖ) de centre-gauche peinent à dépasser les 20 %, tandis que les Verts de gauche et le parti libertaire NEOS se situent à environ 10 %.

Bien que l’élection d’Andreas Babler, figure agitatrice de la gauche, à la présidence du SPÖ ait fait naître l’espoir d’une remontée du parti dans les sondages, cela n’a pas été le cas jusqu’à présent. Son élan a été freiné, du moins en partie, par des éléments hostiles au sein de son parti. Entre-temps, les Verts ont perdu une grande partie de leur crédibilité depuis qu’ils ont remplacé le FPÖ en tant que partenaires juniors dans le gouvernement de coalition autrichien dirigé par l’ÖVP, et qu’ils sont ainsi devenus les exécutants de son programme de droite.

S’il existe une lueur d’espoir pour la gauche dans la République alpine, elle se trouve dans le Parti communiste autrichien (KPÖ), qui connaît une recrudescence après des décennies de marginalité. En Styrie, les communistes sont prêts à faire une percée. Après l’élection en 2021 d’Elke Kahr en tant que maire de Graz (300 000 habitants), la capitale de la Styrie et deuxième ville d’Autriche, son camarade Kay-Michael Dankl semble avoir une chance de devenir maire de Salzbourg. Cet automne, le KPÖ pourrait même franchir le seuil des 4 % requis pour entrer au Parlement autrichien.

L’inexorable progression des communistes

En 2024, le KPÖ devrait bénéficier de l’organisation d’élections dans les Länder où il a déjà connu le succès ces dernières années. Le premier d’entre eux est la Styrie, où le parti est représenté au Landtag (Parlement du Land) depuis 2005. Selon un récent sondage, les communistes de Styrie atteindraient 14 % des voix, soit plus du double de leurs résultats aux élections régionales de 2019. Bien qu’il faille prendre les sondages avec des pincettes, on peut supposer que le parti réalisera des gains significatifs dans son bastion traditionnel.

Jusqu’à présent, la maire de Graz, Elke Kahr, n’a pas déçu. Elle a d’ailleurs été élue meilleure maire du monde en 2023 grâce à son « dévouement désintéressé pour sa ville et ses habitants ». Depuis, les tentatives des opposants politiques à Graz d’attaquer le KPÖ en ciblant les positions du parti en matière de politique étrangère n’ont eu que peu d’effet. Ni le refus des communistes de « déclarer leur soutien » aux sanctions de l’UE contre la Russie lorsque le parti résolument atlantiste NEOS les a mis au défi de le faire, ni le fait qu’ils aient été le seul parti à voter contre le déploiement du drapeau israélien à l’hôtel de ville après le 7 octobre 2023, n’ont nui à leur soutien. Werner Murgg, membre KPÖ du Parlement en Styrie, a à lui seul apporté au parti un flot continu de presse négative pour ses voyages au Donbass en 2019 et en Biélorussie en 2021, mais il ne se présentera pas à nouveau aux élections de 2024.

Dans ses bastions de Styrie et de Salzbourg, le KPÖ s’est révélé être un antidote efficace contre la désaffection politique. L’analyse des tendances de vote lors de l’élection du maire de Graz en 2021 révèle que les communistes ont pris des voix à tous les partis, mais surtout réussi à convaincre d’anciens abstentionnistes. Les analyses des élections régionales d’avril 2023 à Salzbourg, qui ont vu l’historien et guide de musée Kay-Michael Dankl, âgé de 34 ans, mener le KPÖ à un score sans précédent de 11,7 %, révèlent une situation similaire. Depuis cette élection, Dankl n’a fait que gagner en popularité. Selon un sondage réalisé en décembre, il jouit de loin du taux d’approbation le plus élevé de tous les hommes politiques siégeant au Landtag de Salzbourg. Michael Dankl est aujourd’hui candidat à la mairie de Salzbourg et a de bonnes chances de remporter les élections du 10 mars. Comme lors des élections régionales de l’année dernière, sa campagne est largement axée sur le logement, un sujet brûlant dans la deuxième ville la plus chère d’Autriche en termes de loyers.

Dans ses bastions de Styrie et de Salzbourg, le KPÖ s’est révélé être un antidote efficace contre la désaffection politique. L’analyse des tendances de vote lors de l’élection du maire de Graz en 2021 révèle que les communistes ont pris des voix à tous les partis, mais surtout réussi à convaincre d’anciens abstentionnistes.

Fidèles à une tradition instaurée il y a plusieurs décennies par le KPÖ de Styrie, les membres nouvellement élus du Landtag de Salzbourg ont décidé de plafonner leur salaire à 2 400 euros par mois, ce qui correspond à peu près au salaire moyen d’un ouvrier, et de donner le reste aux personnes dans le besoin. Les communistes de Salzbourg ont ainsi collecté un total de 45 626,60 d’euros pour les électeurs au cours de la seule année 2023, qui s’ajoutent aux 3,2 millions d’euros collectés par l’organisation du parti en Styrie depuis 1998. Partout où il a été élu, le parti à pu établir sa crédibilité grâce à cette pratique, ce qui l’a aidé à accéder à la tête de la mairie de Graz et en a fait un concurrent sérieux à Salzbourg.

Avec Pia Tomedi, une assistante sociale de 35 ans, le KPÖ cherche également à s’implanter à Innsbruck, la capitale du Land du Tyrol. Au Tyrol, le parti en est encore aux premiers stades de sa construction et recueille actuellement des signatures en vue de figurer sur le bulletin de vote des élections municipales d’Innsbruck en avril. Mais il n’est pas improbable que la recette de Graz et de Salzbourg y fonctionne également. Innsbruck a les loyers les plus chers de toutes les villes d’Autriche, et dans le Tyrol, le SPÖ est traditionnellement faible. Comme Kahr et Dankl, Tomedi met l’accent sur la question du logement. Si elle est élue au conseil municipal d’Innsbruck, cela pourrait conduire à des gains pour le KPÖ dans d’autres régions du Tyrol : en Styrie et dans le Land de Salzbourg, les succès des communistes ont commencé lorsqu’ils ont obtenu des sièges dans les conseils municipaux de leurs capitales respectives.

Entre la droite et l’extrême-droite, une collaboration de longue date

À l’approche de l’automne, ces élections pourraient donner au KPÖ l’élan nécessaire pour faire une entrée spectaculaire au Parlement autrichien, où il a siégé pour la dernière fois en 1959. Malheureusement, ce n’est pas suffisant pour que la gauche jubile, car dans tout le pays, le succès potentiel du KPÖ est plus qu’éclipsé par les pronostics à la hausse concernant le FPÖ.

Il est fort probable que le FPÖ soit l’un des partis composant le prochain gouvernement autrichien, très vraisemblablement avec le soutien de l’ÖVP. Bien que tous les membres de l’ÖVP, depuis le président et chancelier autrichien Karl Nehammer, aient affirmé qu’une coalition avec un FPÖ dirigé par Herbert Kickl était hors de question, cette vague promesse ne doit pas être prise au sérieux, sans compter que le FPÖ est un parti d’extrême droite, qu’il soit ou non dirigé par Kickl. Beaucoup soupçonnent l’ÖVP d’être prêt à céder la chancellerie au FPÖ dans le cadre d’un accord de coalition.

Contrairement à l’Allemagne, la collaboration avec les extrémistes de droite n’est plus taboue depuis longtemps en Autriche. Outre l’ÖVP et le SPÖ, le « Drittes Lager » (troisième camp) est un élément essentiel de l’ordre d’après-guerre dans le pays. En 1949 est fondé le prédécesseur du FPÖ, la Fédération des indépendants (VdU). D’orientation ostensiblement libertaire, il a ouvert ses portes aux pangermanistes et aux anciens nazis qui avaient été mis à l’index par deux grands partis, les réintégrant dans la politique nationale. À partir des années 1980, Jörg Haider a transformé le FPÖ en prototype de ce que la plupart des médias appellent aujourd’hui un parti « populiste de droite ». Vingt ans avant la création de l’Alternative pour l’Allemagne (AfD), le FPÖ avait déjà obtenu jusqu’à 22 % des voix lors d’une élection nationale.

D’orientation ostensiblement libertaire, le parti d’extrême droite a ouvert ses portes aux pangermanistes et aux ex-nazis qui avaient été mis à l’index par deux grands partis, les réintégrant dans la politique nationale.

Pendant des années, les hommes politiques autrichiens ont traité avec le FPÖ exactement de la même manière que ce qui est fait aujourd’hui en Allemagne : les conservateurs et les sociaux-démocrates ont pris leurs distances avec les extrémistes de droite et pendant les campagnes, ils promettaient de ne pas former de coalition avec eux. Puis, l’année 1999 a connu un revirement spectaculaire : le président de l’ÖVP, Wolfgang Schüssel, a annoncé la formation d’un gouvernement national de coalition avec le FPÖ. Le cordon sanitaire contre l’extrême droite, auquel tant d’Allemands continuent de s’accrocher aujourd’hui, a été coupé en Autriche dans les années 1990.

Sous l’ex-chancelier autrichien disgracié Sebastian Kurz (ÖVP), une sorte d’Emmanuel Macron autrichien dont la rhétorique se distinguait à peine de celle du FPÖ, l’alliance entre le centre-droit et l’extrême droite s’est pleinement consolidée. Depuis sa coalition avec le FPÖ au niveau national entre 2017 et 2019, de telles coalitions sont devenues la nouvelle norme au niveau des Länder. Dans le Land de Salzbourg et en Basse-Autriche, l’ÖVP gouverne avec le FPÖ depuis 2023, après la remontée électorale massive de ce dernier. En Haute-Autriche, le lieu de naissance d’Adolf Hitler et de Jörg Haider, une coalition droite/extrême droite harmonieuse existe depuis 2015.

Si l’ÖVP n’a aucun scrupule à gouverner avec le FPÖ même en Basse-Autriche, le Land où l’organisation du FPÖ est peut-être la plus à droite, pourquoi hésiterait-il à le faire au niveau national ? Lors des élections régionales de 2018 en Basse-Autriche, le FPÖ a attaqué la présidente de l’ÖVP en Basse-Autriche, Johanna Mikl-Leitner, en la qualifiant de « Moslem Mama Mikl », et Udo Landbauer, du FPÖ de Basse-Autriche, a été dénoncé comme appartenant à une fraternité nationaliste allemande de duellistes dont le chansonnier comprenait des chants sur la reprise de l’Holocauste. Aujourd’hui, Udo Landbauer est vice-gouverneur de Basse-Autriche, sous la direction de Johanna Mikl-Leitner.

Depuis le virage à droite opéré par Sebastian Kurz, l’ÖVP est idéologiquement beaucoup plus proche du FPÖ que des Verts ou du SPÖ. Dans l’actuel gouvernement national avec les Verts, les conservateurs ont été contraints d’aborder des questions qu’ils auraient personnellement préféré ignorer, comme la demande de longue date des Verts d’une nouvelle loi globale sur le climat. Avec le FPÖ, en revanche, ils seraient en mesure de parvenir rapidement à des accords sur des points essentiels : moins de législation sur le climat, des lois sur l’immigration encore plus racistes et un État plus « lean ».

Dans son dernier programme économique, rédigé en 2017, le FPÖ demandait des allègements fiscaux pour les riches et les entreprises, ainsi que des réductions des dépenses sociales. Si ces politiques semblent tout aussi bien pouvoir provenir de l’ÖVP, il ne faut pas s’en étonner : ces deux partis servent avant tout les intérêts de la classe dirigeante.

Malgré les idées reçues, le FPÖ n’a jamais sérieusement compromis sa popularité en participant à des gouvernements. Pas une seule fois les actions du parti lorsqu’il était au pouvoir n’ont conduit les Autrichiens à être « désenchantés » par lui ou soudainement indignés par son extrémisme de droite. De même, les autres partis n’ont pas encore trouvé de recette efficace pour arrêter le FPÖ. Au contraire, ses crises ont toujours été auto-infligées, causées par la corruption ou des conflits internes. À chaque fois, le parti a réussi à rebondir tôt ou tard. Aujourd’hui, cinq ans après le plus grand scandale de corruption de son histoire, le FPÖ est plus fort que jamais.

Un pays de droite ?

Au lieu de contrer le FPÖ avec des récits alternatifs et des positions politiques de principe, les autres grands partis autrichiens ont progressivement adopté ses positions comme les leurs, la même stratégie infructueuse que celle poursuivie actuellement par Emmanuel Macron contre le Rassemblement national en France et par Friedrich Merz contre l’AfD en Allemagne. En particulier sur la question de l’asile politique et de l’immigration, les anciennes demandes du FPÖ sont aujourd’hui devenues la norme. Le principal bénéficiaire de cette évolution a été le FPÖ.

Le SPÖ et l’ÖVP ont longtemps évité de développer leurs propres positions sur ces questions, partant du principe que l’Autriche disposait simplement d’une « majorité de droite » insurmontable. Selon cette idée reçue, les Autrichiens sont tout simplement culturellement de droite et ne peuvent pas être convaincus par des questions de gauche.

Au lieu de contrer le FPÖ d’extrême droite par des discours alternatifs et des positions politiques de principe, les autres grands partis autrichiens ont progressivement adopté ses positions.

Il est vrai que, additionnés, les partis de droite en Autriche jouissent d’une majorité depuis des décennies de façon presque ininterrompue. Pourtant, pour le SPÖ en particulier, supposer qu’il s’agissait d’une réalité immuable a été une grave erreur. Personne ne naît de droite ou fasciste, même en Autriche. Il s’agit plutôt de construire des majorités. Si quelqu’un devrait le savoir, c’est bien la gauche. À maintes reprises, elle a répété comme un mantra que les gens peuvent être touchés par des propositions politiques crédibles qui améliorent de manière tangible leur quotidien.

Depuis qu’il a pris la présidence du SPÖ il y a six mois, Andreas Babler a essayé d’en faire le credo de son parti. Il y est brièvement parvenu lors de sa campagne pour la présidence du parti : un affrontement entre lui et Hans Peter Doskozil, plus à droite, sur l’orientation future de la démocratie sociale. Pendant des semaines, les médias autrichiens se sont concentrés non pas sur les questions centrales du FPÖ, l’asile politique et l’immigration, mais sur des propositions concernant la réduction de la semaine de travail, l’impôt sur la fortune et l’égalité de rémunération pour les femmes.

Pourtant, depuis son élection, Babler se retrouve dans la position difficile de devoir rassembler derrière lui à la fois ses partisans et ses opposants. Au sein de la gauche, on redoute que son projet soit mis à mal par les structures conservatrices et les collègues de droite au sein de son propre parti, comme cela s’est produit pour Jeremy Corbyn au sein du parti travailliste britannique.

Dans le Süddeutsche Zeitung, un journal allemand de centre-gauche, Babler a expliqué sa récente attitude plus réservée en public comme suit : « Dans une situation difficile, nous avons vu que nous devions d’abord diriger notre énergie vers l’intérieur pour unifier le parti. » Une fois cette étape franchie, le parti travaillera sur une « large palette de questions » à présenter à l’extérieur. Babler doit effectuer ce tournant de toute urgence.

La plupart des sondages nationaux placent Babler en deuxième position. Pour battre Kickl, il devra réveiller l’esprit des primaires du SPÖ. Il doit s’en tenir fermement à ses exigences, même s’il s’attire les critiques de ses adversaires au sein des organisations du SPÖ dans les Länder. Il doit montrer qu’il maîtrise son parti et qu’il ne cédera pas face au tapage de Doskozil et de ses semblables.

Une performance respectable du SPÖ et une reprise régionale du KPÖ de l’ampleur actuellement prévue ne suffiront pas à empêcher le scénario le plus pessimiste d’une chancellerie du FPÖ cette année. Pourtant, les développements en Styrie et à Salzbourg alimentent l’espoir de jours meilleurs. Après tout, ces « îlots de résistance » de gauche, comme les a qualifiés la maire de Graz, Elke Kahr, prouvent qu’il est possible de mener une politique au-delà de l’insensibilité économique et de l’agitation raciste.

Note :

[1] Article originellement publié par Jacobin, traduit par Lava.

Johann Chapoutot, Sophie Wahnich : totalitarisme, limites d’un concept

Trois décennies après la fin de la Guerre froide, la popularité du concept de totalitarisme n’a pas faibli. Au cœur des programmes scolaires, et fréquemment employée dans le débat public, la notion est pourtant ignorée voire rejetée par une grande partie des historiens actuels. Ils reprochent au
« totalitarisme » d’être une abstraction ne décrivant que superficiellement le nazisme, le stalinisme ou la Révolution française – dont une historiographie très diffusée en a fait la matrice du totalitarisme.

Comment alors comprendre l’omniprésence d’un concept faisant ombre à des clés de compréhension historique plus pertinentes ? L’histoire du terme de totalitarisme nous apprend qu’il est une catégorie plus polémique que scientifique.  S’il s’agissait pendant la Guerre froide d’assimiler l’adversaire soviétique au nazisme, c’est-à-dire au dernier degré du mal, le « totalitarisme » sert désormais à disqualifier tout projet ambitieux d’émancipation collective. En expliquant avant tout les crimes des régimes totalitaires par la volonté de transformer le monde d’après un idéal, le concept de totalitarisme insuffle dans la société l’idée insidieuse qu’« il n’y a pas d’alternative » puisque toute alternative à notre monde au nom de l’égalité contiendrait la potentialité d’un crime de masse.  

Pour discuter de ces enjeux, Le Vent Se Lève recevait à la Sorbonne le 26 avril dernier, deux spécialistes de la question : Johann Chapoutot, historien spécialiste du nazisme ayant mis en évidence certains traits contre-intuitifs du IIIe Reich :  sa « normalité » dans l’Occident du début du XXe siècle, sa « rationalité », ainsi que  son caractère anti-étatiste. Ce dernier trait infirme la vision d’un nazisme « totalitaire », compris comme voulant instaurer la suprématie d’un État tout-puissant sur tous les aspects de la vie.

 Sophie Wahnich, historienne de la Révolution française. À rebours des analyses faisant de l’épisode de la Terreur la « matrice des totalitarismes », Sophie Wahnich s’intéresse à la violence politique révolutionnaire, non pour la vilipender mais pour l’analyser et la comprendre. Elle souligne la dimension rituelle – destinée à satisfaire un besoin de vengeance populaire par le spectacle – , sacrificielle et paradoxalement émancipatrice – la liberté se fondant sur le sang des aristocrates – de la violence révolutionnaire, elle aussi, irréductible à un quelconque « projet totalitaire ».

« Totalitarisme » : les errements d’un concept

Totalitarisme -- Le Vent Se Lève
L’armée rouge victorieuse à Berlin, Sofia, Bulgarie. Monument sur le point d’être démantelé au nom de la « lutte contre le totalitarisme » © Jack Folkestone

Depuis plus d’un demi-siècle, les violences politiques sont comparées à l’aide du concept de totalitarisme, un des grands topos de l’histoire intellectuelle du XXe siècle1. Dans le cadre de la théorie et de la science politiques, qui s’occupent de la définition de la nature et des formes du pouvoir, en élaborant une typologie des régimes politiques, ce concept est aujourd’hui quasi unanimement accepté. Peu d’analystes oseraient contester l’émergence, au cours du XXe siècle, de systèmes de domination qui n’entrent pas dans les catégories traditionnelles – dictature, tyrannie, despotisme – élaborées par la pensée politique classique, depuis Aristote jusqu’à Weber. Par Enzo Traverso2.

Le Vent Se Lève vous convie à une conférence avec les historiens Johann Chapoutot et Sophie Wahnich le 26 avril à la Sorbonne, autour du thème « en finir avec le concept de totalitarisme » ? Cliquez ici pour réserver votre place.

La définition que Montesquieu fait du « despotisme » – un pouvoir absolu et arbitraire, sans loi, fondé sur la peur – s’adapte mal à ces régimes. Le XXe siècle a donné naissance à des pouvoirs caractérisés, selon la définition de Hannah Arendt, par une fusion inédite d’idéologie et de terreur, qui ont cherché à remodeler globalement la société par la violence. Dans le cadre de l’historiographie et de la sociologie politique, au contraire, l’idée de totalitarisme est loin de faire l’unanimité. Elle apparaît limitée, étroite, ambiguë, pour ne pas dire inutile si l’on veut saisir, au-delà des affinités superficielles des systèmes politiques « totalitaires », leur nature sociale, leur origine, leur genèse, leur dynamique globale, leurs aboutissements.

Selon sa définition classique – systématisée durant les années 1950 par Carl Friedrich et Zbigniew Brzezinski –, le totalitarisme suppose différents éléments corrélés et indissociables, également présents dans le nazisme et dans le communisme. Tout d’abord, la suppression de l’État de droit fondé sur la séparation des pouvoirs – donc la domination de l’exécutif – et l’élimination de la démocratie représentative, qui reconnaissent les libertés individuelles et collectives par une charte constitutionnelle. Deuxièmement, l’introduction de la censure et l’instauration du monopole étatique sur les moyens de communication afin d’imposer une idéologie officielle. Troisièmement, un parti unique dirigé par un chef charismatique, objet d’un culte presque religieux exercé par la masse de ses adeptes.

Les slogans sur les portails d’entrée des Goulags, visant à exalter le travail forcé, source « d’honneur et de gloire, de valeur et d’héroïsme », voire de « félicité », évoquent l’aphorisme célèbre d’Auschwitz : « le travail rend libre ». Mais l’analogie est trompeuse.

Quatrièmement, la violence comme forme de gouvernement, grâce à la mise en place d’un système concentrationnaire tendant à l’exclusion sinon à l’élimination des adversaires politiques et des groupes ou individus considérés comme étrangers à une communauté homogène sur les plans politique, national ou racial. Enfin, un fort interventionnisme étatique marqué par une planification autoritaire et centralisée de l’économie3.

Bien que l’on puisse facilement repérer l’ensemble de ces caractéristiques dans le nazisme et dans le communisme soviétique, force est de constater que cette définition est pour le moins statique et superficielle. Dans ses formes idéal-typiques, le totalitarisme est un modèle abstrait qui, souvent, correspond davantage aux fantaisies littéraires de George Orwell qu’au fonctionnement réel des régimes fascistes ou communistes. Un simple regard sur l’origine, l’évolution et le contenu social de ces régimes, révèle des différences très profondes quant à leur durée, leur idéologie et leur contenu social.

Leur durée : le nazisme a connu une radicalisation progressive pendant douze ans, jusqu’à sa chute finale ; l’URSS une succession d’étapes (révolutionnaire, autoritaire, totalitaire et post-totalitaire) étalées sur soixante-dix ans. Leur idéologie : le stalinisme revendiquait, radicalisait et caricaturait l’héritage des Lumières ; le nazisme créait une synthèse étonnante de scientisme et de Gegen-Aufklärung radicale. Leur contenu social : grâce à une révolution, le communisme a exproprié les anciennes élites dominantes et étatisé l’économie, alors que le régime hitlérien a préservé le système capitaliste. Bien qu’extrêmes l’une et l’autre, les violences totalitaires étaient aussi de natures différentes.

Celle du communisme soviétique a été essentiellement interne à la société qu’elle cherchait à soumettre, normaliser, discipliner, mais aussi à transformer et moderniser par des méthodes autoritaires, coercitives et criminelles. Les victimes du stalinisme ont presque toujours été des citoyens soviétiques. La violence du nazisme, au contraire, a été essentiellement projetée vers l’extérieur4. Après une première phase de « normalisation » répressive de la société allemande (Gleichschaltung), intense mais rapide, la violence nazie s’est déchaînée au cours de la guerre comme une vague de terreur rigoureusement codifiée.

Dirigée d’abord contre des groupes humains et sociaux exclus de la communauté du Volk (juifs, Tziganes, handicapés, homosexuels), elle s’est ensuite étendue aux populations slaves, aux prisonniers de guerre et aux déportés antifascistes (dont le traitement répondait à une hiérarchie raciale précise). Un analyste lucide comme Raymond Aron a clairement indiqué la différence entre le stalinisme et le nazisme : le premier a abouti au camp de travail, soit une forme de violence liée à un projet de transformation autoritaire de la société ; le second à la chambre à gaz, c’est-à-dire l’extermination comme finalité en soi, inscrite dans un dessein de purification raciale5.

Ils déployaient aussi deux modèles antinomiques de rationalité. D’une part, une rationalité des fins (moderniser la société) accompagnée par une irrationalité foncière des moyens employés (travail forcé, exploitation « militaro-féodale » de la paysannerie, etc.) ; d’autre part, une rationalité instrumentale poussée à l’extrême (l’extermination conçue selon les méthodes de la production industrielle) mise au service d’un but social complètement irrationnel (la domination du Volk germanique). Cette différence n’est pas marginale, mais elle échappe au concept de totalitarisme qui se limite à prendre en considération les analogies.

Dans les camps d’extermination nazis, les méthodes de production industrielle, les règles d’administration bureaucratique, la division du travail, les résultats de la science (le zyklon B) étaient utilisés dans le but d’éliminer un peuple considéré comme incompatible avec l’ordre « aryen ». Durant la guerre, la politique nazie d’extermination s’est révélée irrationnelle, même sur les plans économique et militaire, puisqu’elle a été réalisée grâce à la mobilisation de ressources humaines et de moyens matériels soustraits de fait à l’effort de guerre et en détruisant une partie de la force de travail présente dans les camps.

En URSS, en revanche, les déportés (zek) étaient « utilisés » et « consumés » par millions pour déboiser des régions, extraire des minerais, construire des voies ferrées et des lignes électriques, certaines fois pour créer de véritables centres urbains. Des procédés « barbares » et coercitifs, qui s’apparentaient souvent à des formes d’« extermination par le travail », étaient adoptés pour moderniser le pays et construire le socialisme. Selon Anne Applebaum, le paradoxe du stalinisme réside dans le fait que ce fut le Goulag qui « apporta la civilisation » en Sibérie. Pendant les années 1930, les camps soviétiques étaient devenus d’« authentiques colosses industriels » dans lesquels travaillaient deux millions de déportés6.

Dans l’Allemagne nazie, à l’opposé, les méthodes les plus avancées de la science, de la technique et de l’industrie étaient utilisées pour détruire des vies humaines7. Dans les KZ, à proprement parler, il ne s’agissait pas d’esclavage ayant une finalité économique, mais de « transformation du travail humain en travail de terreur », car « l’intensification du travail des détenus était uniquement un changement de degré dans la terreur »8. Dans le cas des camps d’extermination, la seule structure « productive » était celle du meurtre sérialisé.

Comme l’a montré Sonia Combe en comparant Serguiej Evstignev, le chef d’Ozerlag, un Goulag sibérien sur les rives du lac Baïkal, et Rudolf Hoess, le plus connu des commandants d’Auschwitz, leur travail n’était pas le même. Le premier devait « rééduquer » les détenus et, avant tout, construire une voie ferrée : la « trace ». À Ozerlag, la mort était la conséquence du climat et du travail forcé.

Hoess, quant à lui, calculait le « rendement » d’Auschwitz-Birkenau en tenant la comptabilité des juifs tués dans les chambres à gaz. Cela explique aussi la différence considérable entre les taux de mortalité de ces deux systèmes : dans le Goulag, il n’a jamais dépassé 20 %, en dépit du caractère massif de la déportation (18 millions de citoyens soviétiques entre 1929 et 1953), tandis que, dans les camps de concentration nazis, il était de 60 % et, dans les camps d’extermination, il était supérieur à 90 % (la plupart des rescapés sont revenus d’Auschwitz, qui était à la fois un camp de concentration et d’extermination)9.

Les slogans inscrits sur les portails d’entrée des Goulags, visant à exalter le travail forcé, source « d’honneur et de gloire, de valeur et d’héroïsme », sinon de « félicité » ou de « liberté », évoquent irrésistiblement l’aphorisme célèbre qui accueillait les déportés à Auschwitz : « le travail rend libre » (Arbeitmachtfrei), mais il s’agissait d’une analogie trompeuse. Dans leur grande majorité, les juifs déportés n’ont pas connu l’univers concentrationnaire, car ils ont été tués le jour même de leur arrivée aux camps grâce à un système d’extermination industrialisée fonctionnant comme une chaîne de production : évacuation des convois, sélection, confiscation des biens, spoliation, gazage, incinération.

Tout cela explique la grande méfiance que le concept de totalitarisme suscite au sein de l’histoire sociale. Les chercheurs qui ont essayé de comprendre le comportement d’une société au-delà de sa façade totalitaire ont été obligés d’aller outre les ressemblances extérieures entre communisme et nazisme. Bien qu’il n’ait pas toujours rejeté la notion de totalitarisme, ce travail d’analyse comparative l’a tout au moins problématisée, en indiquant ses limites10.

Notes :

1 Pour une synthèse, cf. Enzo Traverso (dir.), LeTotalitarisme. Le XXe siècle en débat, Seuil, Paris, 2001 ; Abbott Gleason, Totalitarianism. The Inner History of the Cold War, Oxford University Press, New York, 1995 ; et Wolfgang Wippermann, Totalitarismustheorien, Primus Verlag, Darmstadt, 1997.

2 Article issu de Enzo Traverso, L’histoire comme champ de bataille, Paris, la Découverte, 2012, publié sur LVSL avec l’autorisation de la maison d’édition et de l’auteur.

3 Carl Friedrich et Zbigniew Brzezinski, Totalitarian Dictatorship and Autocracy, Harvard University Press, Cambridge, 1956.

4 Cf. Ulrich Herbert, « Nazismo e stalinismo. Possibilità e limiti di un confronto », in Marcello FLORES (dir.), Nazismo, fascismo, comunismo. Totalitarismi a confronto, Bruno Mondadori, Milan, 1998, p. 37-66.

5 Raymond Aron, Démocratie et Totalitarisme, Gallimard, « Folio », Paris, 1965, p. 298-299, p. 61. Voir aussi, pour une comparaison entre les taux de mortalité des deux systèmes, Philippe Burrin, « Hitler et Stalin », Fascisme, nazisme, autoritarisme, Seuil, Paris 2000, p. 83, et Joël Kotek, Pierre Rigoulot, Il secolo dei campi. Concentramento, detenzione, sterminio : la tragedia del Novecento, Mondadori, Milan, 2001, p. 333-335.

6 Anne Applebaum, Gulag. A History, Doubleday, New York, 2003, ch. 5 [Goulag, Seuil, 2004].

7 Wolfgang Sofsky, L’Organisation de la terreur, Calmann-Lévy, Paris, 1995, p. 214.

8 Voir Sonia Combe, « Evstignev, roi d’Ozerlag », Ozerlag 1937-1964, Autrement, Paris, 1991, p. 214-227.

9 Cf. Anne Applebaum, Gulag, op. cit., p. 578-586. Voir aussi Nicolas WERTH, « Un État contre son peuple », in Stéphane Courtois (éd.), Le Livre noir du communisme. Crimes, terreur, répression, Robert Laffont, Paris, 1997, où il souligne la fonction productive essentielle des camps soviétiques, en ajoutant que « l’entrée au camp ne signifiait pas, en règle générale, un billet sans retour » (p. 228-229). Sur le taux de mortalité des KZ nazis, cf. Wolfgang Sofsky, L’Organisation de la terreur, op. cit., p. 61. Voir aussi, pour une comparaison entre les taux de mortalité des deux systèmes, Philippe Burrin, « Hitler et Stalin », Fascisme, nazisme, autoritarisme, Seuil, Paris 2000, p. 83, et Joël Kotek, Pierre Rigoulot, Il secolo dei campi. Concentramento, detenzione, sterminio : la tragedia del Novecento, Mondadori, Milan, 2001, p. 333-335.

10 Cf. Ian Kershaw, « Retour sur le totalitarisme. Le nazisme et le stalinisme dans une perspective comparative », in Enzo Traverso (dir.), Le Totalitarisme, op. cit., p. 845-871.

Parti de la patrie et Général de gauche : qu’en fut-il du gaullo-communisme ?

© Joseph Édouard

À plus de 50 ans de la mort du Général et de 100 ans de la fondation du PCF, le « gaullo-communisme » inspire les espaces militants les plus divers. Tout se passe comme si cette étiquette avait fini par subir la métamorphose qu’ont bien connue, avant elle, celles d’« impressionniste », de « décadent » ou de « romantique » en littérature : le retournement d’un stigmate discréditant en fierté définitoire. Il suffit de lire certaines professions de foi « souverainistes » aux élections, d’interpréter le « gaullisme social » revendiqué par certains candidats à la présidentielle ou de suivre, sur les réseaux sociaux, d’improbables débats en « fraternité gaullo-communiste » qui mythifient de façon souvent abusive l’ambiance « cordiale » censée avoir régné entre les deux camps durant les années 1960. C’est l’occasion de revenir sur une notion, peut-être sur un espoir ; sur ses apories, et peut-être sur sa part de vérité.

Le lundi 1er mars 2021, la Chaîne parlementaire française (LCP) diffusait Une révolution politique, 1969-1983. Ce documentaire iconoclaste, en examinant à contre-progrès les « destins croisés des gaullistes et des communistes », dépeint les mélancolies parallèles des deux camps qui se sont partagé la France des années 1960. Deux camps entre lesquels « pas une feuille à cigarette » n’était censée pouvoir s’intercaler, selon le mot célèbre de Malraux, mais dont l’antagonisme à tout de même fini par disparaître au profit de remplaçants libéraux de droite et de gauche (pour faire simple : Giscard, d’un côté, Delors bientôt de l’autre). À quelques mois de cela reparaissait, chez Perrin, une édition enrichie du copieux De Gaulle et les communistes (1988, puis 2020) du bien moins nostalgique Henri-Christian Giraud. L’ancien directeur éditorial du Figaro y documente les tractations qu’engagea De Gaulle dès 1940 auprès des Soviétiques afin d’enrichir le jeu diplomatique français.

Dans ces deux productions fait retour la notion controversée du gaullo-communisme, caractérisant l’entente tacite, la division des tâches, voire les pactes ponctuels de non-agression qui ont uni, périodiquement, les deux principales forces politiques de l’après-guerre. Que « l’année De Gaulle » que fut 2020 coïncidât avec le centenaire du Congrès de Tours n’explique pas tout. Au-delà de l’occasion de commémorer, le documentaire de LCP et le livre réédité de Giraud doivent aussi être lus comme les signaux faibles – parmi d’autres – d’un très palpable remords historique, forcément aimanté par un ressenti très actuel sur l’état de la France : spleen de la souveraineté, perte d’influence dans le monde, grignotage néolibéral de la Sécurité sociale, primat des droits individuels sur le pacte social, liquéfaction de la lutte de classes dans les identitarismes, etc.

Réalisé par Florent Leone, le documentaire de LCP a le mérite d’examiner les bouleversements politiques des années 1970 dans une perspective quelque peu inhabituelle, puisqu’elle évite pour une fois le présupposé médiatique rituel d’un progrès irrésistible vers l’Europe, l’antitotalitarisme ou la mondialisation. Ce qui est montré ici d’irrésistible, c’est, au contraire, l’histoire d’un reflux plus que celui d’une échappée progressiste. Reflux d’un certain antagonisme fondateur du consensus français, à mesure qu’apparaissent, précisément, une droite et une gauche bien plus conformes, et rendues mieux conformes encore par leurs choix européens : droite et gauche « classiques » qui n’avaient existé jusque-là qu’à titre supplétif, dans l’ombre de la bataille hégémonique (hégémonique jusque dans son antagonisme) que se livrèrent les deux autres camps dont les adhérents s’appelaient respectivement compagnons et camarades : le gaullisme et le mouvement ouvrier.

Admettons donc que l’anti-gaullo-communisme constitua un front sans doute plus solide que le gaullo-communisme lui-même ; autrement dit, ce sont ceux qui déploraient le gaullo-communisme qui étaient les plus convaincus de son existence dans la politique française.

Transparaissant de l’histoire parallèle des deux camps, le « gaullo-communisme » se montre, dans ce documentaire au creux de la vague, quand il commence à manquer, au moment même où s’impose tout ce qui bientôt le remplacera : après l’échec de Chaban à la présidentielle de 1974 gouvernera, côté gaulliste, ce giscardisme euro-libéral qui avait répudié De Gaulle en 1969. Pour lui porter la contradiction, un camp uni de la « gauche » refait son apparition, porté par un Mitterrand roublard et résolu, depuis le Programme commun, à faire le siège de l’électorat communiste – ce qui aboutira en 1981, et transformera la « gauche » de la même façon que Giscard venait de transformer la « droite ».

La généalogie noire d’une étiquette : de Giraud à Onfray

Le livre du petit-fils du général Giraud situe son intervention à l’autre bout de l’histoire. Le gaullo-communisme y fermente au cœur même de la Seconde Guerre mondiale, à partir d’une série de démarches effectuées dès 1941 auprès du PCF clandestin comme de l’URSS par un De Gaulle fragilisé, résolu à ne pas mettre tous ses œufs dans le panier atlantiste pour maximiser les chances d’indépendance de la France libérée. Richement documenté, l’ouvrage n’en transforme pas moins sa thèse en soupçon complaisant, jusqu’à l’étendre sur toute l’histoire de l’après-guerre : en concédant trop aux communistes (français et étrangers), De Gaulle se serait lié les mains, aurait excessivement renforcé ces derniers, leur aurait laissé un crédit et un pouvoir qu’il aurait pu ou dû contenir en agissant autrement.

D’autres essayistes de droite moins rigoureux et moins scrupuleux que Giraud se sont fait plus explicites : à les entendre, De Gaulle aurait carrément consenti à un pacte avec le diable pour se maintenir au pouvoir après la guerre. C’est un grief que des post-vichystes comme Jacques Laurent seront les premiers à formuler après-guerre (Mauriac sous De Gaulle, 1964), en parfaite cohérence avec la propagande de Radio Paris contre le « Général Micro » : faux militaire, De Gaulle serait aussi un faux patriote, disposé qu’il fut à livrer le pays aux Alliés, et surtout aux communistes, pour conserver les rênes du pouvoir. La notion de gaullo-communisme n’a, au départ, pas d’autre origine que ce grief fait au militaire politisé De Gaulle de s’être associé à l’Union soviétique pour conforter sa place de leader de la France libre et de la Résistance.

À partir des années 1960, les tenants de cette thèse seront rejoints par des déçus de l’Algérie française, puis ce seront d’autres acteurs qui cotiseront à cette rhétorique, ces centristes libéraux, ces radicaux, ces socialistes issus du centre du spectre politique et qui avaient fait vivre la IVe République en boutant gaullistes et communistes dans l’opposition. Cette rhétorique, surtout, sera fortement réactivée au retour du général au pouvoir, alors même que la SFIO se marginalisera dans l’ombre du PCF. Inventé pour dénoncer son objet, le concept de « gaullo-communisme » doit ainsi son existence à un mélange de notabilité de gauche et de ressentiment de droite.

C’est Henri-Christian Giraud, donc, qui a conféré à ce concept son scénario historiographique le plus élaboré et néanmoins contestable. Dans l’entière production de l’écrivain, le « gaullo-communisme » (formule qu’il attribue à Raymond Aron, sans qu’on ait pu en trouver trace) a fini par fonctionner comme une sorte de grille de lecture filée. Son De Gaulle et les communistes (1ère édition : 1988) ouvrait le bal avec des arguments qui, autrement interprétés, auraient pu apporter une contribution intéressante. Même s’il s’abandonne à l’autorité d’anticommunistes virulents (Stéphane Courtois, maître d’œuvre du Livre noir du communisme, est cité des dizaines de fois) et parfois de francs collaborateurs (comme Alfred Fabre-Luce), et qu’il relaie quelques hypothèses calomnieuses (Jean Moulin est ainsi fait « agent de l’URSS » sur la foi d’un « faisceau de preuves » dépourvu d’un seul document tangible), l’essai expose certaines sources pertinentes, qu’il croise efficacement en renfort de sa thèse principale.

Mais la lourdeur démystificatrice du discours fait ressembler l’opération, au final, à un déboulonnage de statue opéré au tournevis. De Gaulle a engagé avec Staline des tractations parallèles aux actes diplomatiques officiels que l’on connaissait déjà : c’est un fait. Mais Giraud souhaite un peu trop ostensiblement que ce fait scandalise son lecteur, au point de représenter un Général qui, de la main qu’il n’employait pas à sauver la France, la trahissait déjà pour l’après-guerre. Des conclusions aussi borgnes et relativistes peinent à convaincre. Elles n’ont d’ailleurs pas sensiblement modifié la mémoire du gaullisme dans le débat public. Les ouvertures de De Gaulle à l’URSS, aussi diligentes fussent-elles, n’avaient aucune chance de placer la France libérée devant un danger et une humiliation comparables à ceux qu’avait constitué quatre ans d’occupation allemande.

Avec L’Accord secret de Baden-Baden (2018), Giraud a plus récemment recyclé le même genre de scénario pour la période conclusive de la carrière du Général. Sa nouvelle hypothèse – pour le coup, polémique et contestable de bout en bout – considère que le fameux « repli stratégique » du président, au cœur de mai 68, fut une manœuvre pour s’assurer du soutien des Soviétiques et circonvenir le Parti communiste français. Rien d’autre cette fois que des conjectures orientées qui en vaudraient d’autres. La démonstration est appuyée par un chapelet de petits faits péniblement égrenés, mais qui trahissent partout l’épaisseur de la ficelle du « grand dessein » supposé. Difficile aussi de ne pas en arriver à questionner les intentions du petit-fils du général Giraud, qui, de livre en livre, mobilise décidément ses forces pour montrer que De Gaulle s’imaginait devenir un « Tito français » (l’auteur dixit), fondateur d’une république socialiste soutenue par le PCF. Une thèse qui, cette fois, désespère la vérité et espère tout du scandale.

Reste qu’il ne fait pas bon ignorer la généalogie dépréciative d’une étiquette, surtout si l’on souhaite la réactualiser ou la reprendre à son compte. Ce gaullo-communisme à quoi Giraud finira par donner une forme de scénario historiographique correspondait bel et bien à un reproche adressé à De Gaulle par l’OAS et les néo-pétainistes. Des pamphlets d’extrême droite comme La Droite cocufiée (1968) d’Abel Clarté (voir illustration) définissent le gaullisme comme un « nationalisme au service du communisme ». Toute la plaquette prétend, elle aussi, significativement dévoiler la trame d’une « combinazione gaullo-communiste » inaugurée avec le retour au pouvoir de De Gaulle et les accords d’Évian, puis concrétisée avec la réélection complice du Général au suffrage universel en 1965.

Mais cette rhétorique du crypté-à-déconstruire associant le gaullo-communisme à un arrangement explicite a régulièrement dépassé les espaces politiques qui l’ont vu naître. Ce sont en fait tous les usages militants du désignant « gaullo-communisme » qui se heurtent, en général, à la contradiction interne. La revue Front populaire, patronnée par Michel Onfray et Stéphane Simon, compte ainsi parmi ses rédacteurs beaucoup d’ex-communistes, de gaullistes affirmés et quelques « gaullo-communistes » déclarés (tous fédérés sous l’enseigne « souverainiste » de la publication). Or, les membres de cette alliance par trop enthousiaste sont peut-être oublieux des origines de l’appellation, eux qui ont laissé écrire à leur philosophe-directeur, dans sa récente Théorie de la dictature (2019), cette analyse ricaneuse, stéréotypée et grossière, pastiche aussi impeccable qu’involontaire du pamphlet anti-gaullo-communiste d’extrême droite :

« Tant que de Gaulle est resté au pouvoir, autrement dit jusqu’en 1969, un pouvoir gaullo-communiste s’est partagé le gâteau français. À la gauche communiste, la culture ; à la droite gaulliste, l’économie et le régalien. C’est l’époque où le PCF parvient à faire oublier ses deux années collaborationnistes en créant sa mythologie du PC résistant, du Parti des soixante-quinze mille fusillés et du Parti des héros prétendument antinazis du genre Guy Môquet. »

Il n’est pas nécessaire de banaliser un antagonisme qui a marqué tant d’acteurs gaullistes et communistes pour en même temps reconnaître que ce dissensus n’a jamais remis en cause un certain cadre discursif, associé à de solides acquis, qu’aucune des deux forces ne paraissait vouloir entamer.

Avant de l’envisager sur d’autres bases, admettons donc que l’anti-gaullo-communisme constitua un front sans doute plus solide que le gaullo-communisme lui-même ; autrement dit, ce sont ceux qui déploraient le gaullo-communisme qui étaient les plus convaincus de son existence dans la politique française. Encore aujourd’hui, c’est dans le regard de ses contempteurs apeurés qu’on discerne le mieux ce spectre gaullo-communiste. Une horresco referens qui hante régulièrement l’actualité, à chaque fois que le peuple français oppose ou impose à ses élites un geste de souveraineté. Chez Daniel Cohn-Bendit dénonçant la « République gaullo-communiste » (Libération, 16 mai 2005) lors de la campagne référendaire de 2005 ; chez l’éditorialiste poujado-libéral Éric Brunet redoutant la tournure populiste prise par la présidentielle de 2017 (« Le Gaullo-communisme, une tragédie française… qui perdure », Revue des Deux Mondes, avril 2017) ; ou, dans un style plus étayé, chez le politiste Gaël Brustier constatant, avec le mouvement des Gilets jaunes, que « le gaullo-communisme contre-attaque » (Slate, 23 janvier 2019). Même si Daniel Lindenberg, lui, avait vu dans l’accession de Le Pen au deuxième tour de la présidentielle de 2002 l’indice de « la fin du gaullo-communisme » (Esprit, juin 2002), la notion semble bel et bien cristalliser tout ce que les élites politiques contemporaines ont pu assimiler à des « débordements » de la souveraineté française (… qui déborderaient de la droite comme de la gauche).

Le gaullo-communisme comme champ de forces hégémonique

Si un « gaullo-communisme » a jamais existé, on a donc peu de chances de le trouver dans ces complots polémiques et ces démonstrations sinueuses qui cèdent sans pudeur à la rhétorique de l’histoire secrète ou de la révélation taboue : démonstrations orientées a priori pour éreinter politiquement, produit si caractéristique d’une « déconstruction discursive » où la droite ressentimenteuse d’après-guerre a très tôt excellé (avant qu’une « gauche critique » s’y convertisse à son tour depuis une quarantaine d’années). Pour délimiter la zone de pertinence d’un certain gaullo-communisme, il est sans doute plus prudent de nous intéresser aux dynamiques hégémoniques à l’œuvre dans la vie politique et démocratique française des années 1960.

Une analyse de l’évolution des forces attentive à l’antagonisme des discours, allant de Gramsci à Marc Angenot, peut permettre de voir, dans les débuts de la Ve République, un moment – éphémère, transitoire, toujours relatif, parfois contredit et souvent contrarié – de partage d’hégémonie entre pouvoir gaulliste et opposition communiste autour de mots d’ordre, d’acquis, d’intérêts ou d’adversaires bien définis. Toutes choses égales par ailleurs : De Gaulle continuera d’organiser l’infréquentabilité des « séparatistes » communistes, et ceux-ci ne cesseront pas de contester la politique gaulliste – notamment économique – ni d’accompagner contre elle le mouvement social – jusqu’à la grève historique des mineurs de 1963.

Ainsi, il n’est pas nécessaire de nier l’existence d’un dissensus politique, économique, philosophique, ni de banaliser un antagonisme qui, sur le terrain, a marqué tant d’acteurs sincères de part et d’autre, pour en même temps reconnaître que ce dissensus, malgré maintes secousses (guerre d’Algérie, luttes sociales, Mai 68), n’a jamais remis en cause un certain cadre discursif, associé à de solides acquis, qu’aucune des deux forces ne paraissait vouloir entamer. Si l’hégémonie d’un moment historique donné, comme l’écrit Marc Angenot, peut voir s’entrecroiser des discours contradictoires et mêmes opposés, alors l’hégémonie des années 1960 (des référendums de 1958 jusqu’à, mettons, la mort de Pompidou) fut, tendanciellement, gaullo-communiste, en ceci que l’espace politique et culturel s’y organisa autour de deux camps résolus à rester, dans leur affrontement, hégémoniques, c’est-à-dire co-propriétaires exclusifs de leur théâtre de lutte. Disons, par parenthèse, que c’est aussi ce mélange d’intense conflictualité et d’insensible statu quo – auquel il faut ajouter l’émergence d’une nouvelle culture populaire, d’une nouvelle littérature, d’un nouveau cinéma – qui ont conféré sa base objective à la nostalgie dont font encore l’objet les sixties français. En témoigne la triade De Gaulle-L’Huma-Brigitte Bardot, si bien évoquée dans La France d’hier de J.-P. Le Goff.

Plutôt qu’une intrigue voulue, continue et impunie qui, de juin 1940 à Mai 1968, aurait attendu dans l’ombre qu’un Giraud de passage vienne nous la révéler, on préfèrera regarder cette « connivence » gaullo-communiste comme, essentiellement, une hégémonie faite d’exclusions partagées ; une hégémonie qui reposait donc, avant tout, sur un minimum de refus communs, plus ou moins conscients selon les cas. Il s’agissait d’abord de maintenir certains acteurs, lobbys, demandes et positions aux marges des institutions ou de la société civile – aux plans national et, dans une certaine mesure, international. Bien sûr, cette définition en creux, priorisant l’adversaire (mais la désignation des adversaires n’est-elle pas le fond constitutif de la décision politique ?), n’empêchait pas qu’existassent certains parallélismes « objectifs » entre les deux forces, en particulier au plan des symboles : le « joli nom » de camarade par exemple, qui désignait le lien d’entente unissant les communistes, ne trouvait pas sans raison son correspondant symétrique, parmi les gaullistes, dans celui de compagnon, cette dualité s’abreuvant tout entière à la source de souvenirs et de fraternités historiques sur lesquelles il nous faudra revenir.

Représentons-nous donc la vie politique française des Trente Glorieuses comme un champ magnétique dont gaullistes et communistes auraient constitué les deux pôles conflictuels, et que chacune des deux parties s’entend à entretenir en marginalisant peu à peu d’autres acteurs sociaux et d’autres offres politiques. Peu importe, dès lors, que les deux camps aient multiplié l’un contre l’autre les procès en « fascisme » ou en « séparatisme » : dans un tel système, les dénonciations réciproques sont aussi des brevets d’exclusivité donnés à l’autre, renforçant le champ de forces commun. Latentes à l’époque de la IVe République où, pour ainsi dire, tout le monde gouverne sauf le PCF et le RPF gaullien, cette hégémonie ne s’actualisera vraiment qu’à l’arrivée des institutions de 1958, que complètera l’élection du président de la République au suffrage universel.

Tandis que De Gaulle se taille son espace d’hégémonie sur la France comme entité symbolique et sur le pilotage (politique et géopolitique) de la nouvelle République, le PCF règne quant à lui presque sans partage sur l’hégémonie populaire et culturelle. Le parti se maintient toute la décennie à un haut niveau électoral, conserve ses bastions historiques tout en s’implantant plus largement dans le pays, des municipalités aux institutions de la vie intellectuelle, parfois même au détriment des cellules d’entreprise. De Gaulle avait donc tout pouvoir au plan régalien, mais presque aucun relais et peu de prise – malgré des alliés tempérés comme Raymond Aron – sur tout ce qui se réputait avancé dans la vie intellectuelle de son temps. Régis Debray le résume avec éloquence : « Servan-Schreiber, Gagarine et Frantz Fanon n’étaient d’accord sur rien, sauf sur ceci que de Gaulle était un fétiche poussiéreux et qu’une humanité régénérée nous attendait au coin de la prochaine décennie ». Ainsi, s’il est devenu banal de ricaner de la télévision publique (ORTF) vouée à être la voix du pouvoir gaullien, celle-ci était déjà gaullo-communiste dans son économie interne ; car outre l’information poinçonnée par le gouvernement, la production culturelle (téléfilms, documentaires) était prise en charge par de nombreux sympathisants du PCF.

Les oppositions discursives croisées qui ont pu faire consensus en politique intérieure ne sont pas difficiles à comprendre : après 1945, De Gaulle impose sa légitimité comme incarnation d’une France libre, restaurée en sa souveraineté et ayant rétabli les libertés sur le territoire. Quant au PCF, il est parvenu – par l’héroïsme de militants, mais aussi par habileté politique – à conforter sa mutation, déjà engagée sous le Front populaire, en parti national de la classe ouvrière, résolu (et encouragé par l’URSS) à assumer le pouvoir pour reconstruire le pays. À cette charge de légitimité historique s’ajoute la conception objectivement convergente que se fait chacun des deux camps des institutions politiques : là où De Gaulle tire ses conclusions personnelles de la débâcle parlementaire de 1940 en vilipendant la IVe République et son « régime des partis », les communistes opposent à ces mêmes partis leur vieux procès idéologique de la « démocratie formelle », censée dissimuler la conflictualité structurelle de la lutte des classes.

La relativisation, sinon le dédain de la vie parlementaire est donc partagé : ici au nom d’une conception de la décision, là au nom d’une critique de la représentation. Cela explique qu’au plan intérieur, les deux forces se soient glissées dans le nouveau régime et en aient cueilli des fruits différenciés. Tandis que De Gaulle, avec l’élection à deux tours, barre la route aux majorités mosaïques soumises à tous les chantages d’assemblée, le PCF profite de la relative neutralisation parlementaire des autres forces politiques (de gauche) auxquelles il dame le pion, puisque sa force à lui continue de s’exercer sur des espaces où il règne sans partage.

La rationalisation du parlementarisme n’eut d’ailleurs pas pour effet immédiat de fédérer tous les opposants du Général contre lui, dans la mesure où certains partis, même sans se l’avouer, disposaient de plus d’espace de prospérité dans le nouvel état institutionnel. On peut en donner une bonne illustration en comparant les élections présidentielles de 1965 et 1974, situées de part et d’autre – si l’on peut dire – de l’hégémonie gaullo-communiste. À deux reprises, l’on y voit le PCF soutenir une candidature Mitterrand, mais dans des perspectives significativement différentes. En 1965, les communistes, qui ont engagé un rapprochement – au niveau local, notamment – avec le PS, conservent une attitude et des mécanismes qui ressortissent encore à l’ère gaullo-communiste. Tout à son hégémonie intellectuelle et dans la société civile, l’élection présidentielle intéresse encore peu le PCF. C’est sans conditions particulières, presque comme pour « passer son tour », que le parti soutient Mitterrand aux élections de décembre.

Les éventuels aspects gaullo-communistes de la politique extérieure, bien que celle-ci s’entremêle souvent aux dynamiques intérieures, répondent plus volontiers à de vrais croisements d’intérêts, qu’ils soient liés à la doctrine ou aux circonstances du moment.

En 1974 en revanche, la nouvelle candidature Mitterrand acquiert la densité d’un long aboutissement programmatique, deux ans après qu’a été adopté le Programme commun de la gauche. À partir de là, ce désignant de « gauche » restera prioritaire jusque récemment pour restructurer un camp dans le débat politique – d’autant plus que le camp adversaire, lui aussi, se normalise en tant que « droite » à la faveur du tournant giscardien. Non seulement De Gaulle a disparu, mais le PCF – depuis 1968 symboliquement – commence à souffrir de la concurrence sur ses bases sociale et intellectuelle. Le Parti, ne profitant plus de la tenaille gaullo-communiste, fait son deuil de cette hégémonie de fait et se met à rechercher, avec plus ou moins de fortune, d’autres espaces et articulations politiques.

Une politique gaullo-communiste ?

Envisager le gaullo-communisme sous l’angle de l’hégémonie partagée permet non seulement de situer celui-ci comme structure (partage discursif et institutionnel de l’espace politique) plutôt que comme conspiration (accords secrets et trahisons latentes). Cela permet aussi, semble-t-il, de mesurer raisonnablement le phénomène sous l’angle de ses contenus politiques. Tâche encore ici essentielle, tant sont polarisées les opinions à ce sujet dans le discours social.

À gauche, on voyait à l’époque (et parfois récemment) en De Gaulle un dirigeant conservateur, colonialiste ou réactionnaire comme les autres : le président du 17 octobre 1961, le premier « liquidateur » de la Sécu en 1967. Pour certaines droites, il fut, selon les cas, un décolonisateur soumis au FLN (l’OAS et les tenants de l’« Algérie française »), un président adepte de coups d’éclat stériles, hostile aux « Anglo-Saxons », improvisateur en économie, animé par d’anachroniques utopies redistributrices (les libéraux et giscardiens, voire les pompidoliens). Il serait facile de renvoyer ces deux faisceaux de discours à leurs contradictions mutuelles, qui dénotent forcément des aveuglements respectifs. Chez les « souverainistes » les plus épris, on exalte au contraire une sorte de programme commun qui aurait uni tacitement gaullistes et communistes – scénario pas davantage convaincant. Tentons donc de contourner ces trois impasses militantes pour circonvenir ce « socle » gaullo-communiste sans idéalisation ni polémique.

D’abord au plan de l’économie de de la politique intérieures : après 1945 (mais déjà, en réalité, depuis le milieu des années 1930), le PCF fait mouvement vers la nation, se pensant moins comme la section d’une internationale que comme un parti français dépositaire de la cause ouvrière – ce en quoi Moscou, cœur vibrant du Komintern, l’aura paradoxalement aidé ! À cet effort correspond celui du militaire Charles de Gaulle qui, depuis sa culture chrétienne attachée à de vagues idées sur l’harmonie sociale , consentira toutefois, conscient qu’il est du rapport des forces, à la refondation d’une Sécurité sociale – même s’il ne l’aurait sans doute pas souhaitée aussi extensive, notamment dans la gestion paraétatique qu’a mis en place en 1946 le ministre communiste Ambroise Croizat. Pour autant, des économistes comme Bernard Friot, en niant que De Gaulle y ait été pour quoi que ce fût, cèdent à un affect aussi partial que la droite qui vocifère contre le « bolchévisme d’État ». Sans sa relégitimation par le gaullisme (Thorez, autorisé à revenir d’URSS, appelle d’emblée à reconstruire le pays plutôt qu’à faire la révolution), le PCF n’aurait jamais obtenu ni le consensus, ni les manettes institutionnelles indispensables à la construction de ce « déjà-là communiste » que fut la Sécurité Sociale.

Les éventuels aspects gaullo-communistes de la politique extérieure, bien que celle-ci s’entremêle souvent aux dynamiques intérieures, répondent plus volontiers à de vrais croisements d’intérêts, qu’ils soient liés à la doctrine ou aux circonstances du moment. Un premier moment – quoique complexe – de l’histoire de ces croisements intervient avec la crise algérienne. La droite pro-Algérie française reprochait à De Gaulle de faire la politique décolonisatrice du PCF : c’était minimiser la politique du Général entre 1958 et 1961, qui fut en réalité tâtonnante, avança au coup par coup, et devait d’ailleurs, à son dénouement, frustrer tous les bords de l’échiquier politique. Mais c’était aussi prêter aux communistes une détermination plus univoque qu’elle ne l’était en réalité : en effet, les figures de proue de l’activisme indépendantiste algérien (du PSU à L’Observateur) reprocheront souvent à la direction communiste sa modération durant toute la période. Entre porteurs de valises et attentistes prudents, le PCF n’agit pas comme un seul homme, sachant conserver sa part stratégique d’ambiguïté sur la question algérienne. Sans doute par indécision entre son âme nationale et son âme internationaliste, mais aussi parce que le Parti avait pris conscience que De Gaulle, tout à sa propre logique, s’était finalement converti à l’autodétermination.

Pourtant les « événements » algériens, torrent quasi-fratricide vécu au fil de l’eau par nombre d’acteurs, ne sont pas la meilleure illustration des croisements gaullo-communistes en matière de politique extérieure. Le plus significatif, en la matière, reste le rapport à « l’ami américain », selon la formule d’Éric Branca. Il n’est plus à prouver que De Gaulle, sa volonté de dialoguer et de se défendre « tous azimuts », a souvent pu donner des satisfactions au PCF : tantôt pour conforter directement le crédit international de l’URSS, tantôt pour saper indirectement les arguments de la droite et de la gauche atlantistes. Des décisions comme la reconnaissance de la Chine populaire ou la sortie du commandement intégré de l’OTAN ont ainsi été explicitement saluées par les communistes français (à titre de comparaison : Mitterrand, lui, avait contesté le retrait gaullien de l’OTAN à l’Assemblée nationale). D’autres fois, le Général devait tout bonnement couper l’herbe sous le pied à l’ensemble des forces anti-impérialistes. Dans l’histoire des peuples à disposer d’eux-mêmes, peut-être un jour conviendra-t-on qu’il faut placer très haut son discours prononcé à Phnom Pen le 1er septembre 1966 – presque à l’avant-garde, et a minima au même rang que l’activisme étudiant de Californie. Un discours que Castro et Guevara, qui s’y trompaient moins qu’un Cohn-Bendit, devaient d’ailleurs immédiatement saluer.

Il n’y eut donc pas de politique gaullo-communiste ; plutôt, un esprit tacite de conservation, et parfois pour des raisons opposées, d’une assise minimale de contenus et de principes – relative indépendance face aux blocs, conservation (elle aussi relative) du programme social du CNR, maintien opportuniste de la stabilité des institutions – qui assuraient leur champ hégémonique commun aux deux forces. « Car leur vraie force, à ces deux mémoires, a été de constituer un système, de se nourrir mutuellement l’une de l’autre, de se rendre un service réciproque », écrit Pierre Nora. « C’est le génie, en effet, du général de Gaulle d’avoir su ériger le parti communiste en interlocuteur privilégié, en adversaire le plus favorisé, en solution de rechange impossible. […] Il a pu obtenir parfois des voix de communistes, en 1958, il a pu obtenir leur neutralité toujours, il a pu même, en 1968, obtenir leur aide ».

Le gaullo-communisme : alliage mystique ?

À l’issue de notre raisonnement, il nous faut néanmoins encore faire un pas de plus pour éviter de nous leurrer sur le phénomène : si gaullistes et communistes ont pu structurer autour d’eux un champ de forces assez exclusif des autres formations politiques, s’ils ont pu s’accorder ou s’approuver autour de quelques principes refondateurs du pacte social et de l’indépendance française, ce n’était guère par l’effet automoteur des jeux de discours et des rapprochements objectifs. Au-delà du constat stratégique, il convient donc aussi d’envisager les motivations profondes. Qu’est-ce qui a vraiment fini de convaincre les communistes que la France en tant que nation était une chose « très valable », selon le mot célèbre de De Gaulle? Symétriquement, comment, depuis sa « conception héroïque de la vie » (pour parler comme Christopher Lasch) et son imperméabilité aux affects marchands, De Gaulle a-t-il évolué, jusqu’à se heurter à l’opposition de son camp politique, vers une prise en compte aussi pragmatique qu’énergique de la question des classes populaires et, plus largement, de l’homme dans l’économie et la société (au point de le conduire ce militaire impassible à formuler dans la participation sa propre réponse à la question de la justice sociale) ? Le moteur de ces deux mises en mouvement ne saurait être seulement d’ordre politique. Il y entrait une dose non-négligeable de mystique, réactivée par la tragédie que venaient de vivre les générations actives du milieu du siècle.

L’expérience ne pouvait bien sûr pas durer plus longtemps que ce laps d’une génération, qui court de 1945 à 1970. Comme pour Valmy, comme pour la Commune, cette mémoire devait vite devenir celle de regrets, regrets bien plus durables que l’euphorie de l’événement lui-même.

Les mesures sociologiques, discursives, stratégiques sont explicatives sans être fondatrices, surtout quand elles font l’abstraction du liant qui seul, nous semble-t-il, explique qu’on espéra ou qu’on espère encore au gaullo-communisme. Au cas où l’on redouterait le langage littéraire de Charles Péguy, on peut s’en remettre à l’historien François Azouvi, qui propose d’envisager comme une « expérience métahistorique » ce qui reste, à ce jour, le dernier grand moment mystique de l’histoire de France : cette parenthèse capitale de la Résistance et de la France libre, avec sa poignée d’années de clandestinité, d’espionnage, de sabotages, de désobéissance, de lutte armée contre l’Occupant, dans et hors de la France.

Pour Azouvi, la France de la Libération ne fut pas aveuglément « résistancialiste » comme un discours paresseux se plaît à le prétendre depuis plusieurs décennies. L’auteur rappelle a contrario toute la diversité des discours, des œuvres, romans et métrages qui ont diffusé une vision subversive, désenchantée, cynique ou humiliante du conflit dès ses lendemains, c’est-à-dire bien avant l’ère de démythification supposée qu’on fait traditionnellement débuter en 1971, avec la sortie du Chagrin et la Pitié de Marcel Ophüls. Ce qu’on nomme « résistancialisme » correspondait en réalité à un affect tout sauf insincère et opportuniste qui sut étreindre une grande partie des acteurs de la refondation de la France d’après-guerre. Parce qu’il était intimement lié à un vécu d’exception, cet affect était fragile, et forcément éphémère à l’échelle historique. Azouvi tient pourtant à distinguer le résistentialisme temporel, affect affecté, voire guidé, et finalement moins prégnant qu’on ne l’a dit, de l’intensité bien réelle d’une Résistance ressentie « comme événement métahistorique, mystique », qui suscite une mémoire sacrée » ; or, bien que périssable, « cette mémoire est étrangère au temps, elle est anhistorique ».

Il faut considérer que quelque chose dans le phénomène résistant restait insécable, « résilient », comme on dit de nos jours, aussi bien aux dissections cyniques qu’aux déconstructions cliniques, et que ce quelque chose garantit l’alliage gaullo-communiste. La rencontre, même ponctuelle, entre des nationaux-légitimistes dépouillés du ressentiment stagnant de la droite et des communistes gagnés à la nation avec le peuple qu’ils représentaient, était fonction de la mémoire du moment mystique qui venait matériellement d’être vécu. Si ces deux forces sont parvenues à s’arroger le quasi-monopole mémoriel de la Résistance, c’est parce qu’elles seules (à la différence des radicaux, de la SFIO, de la droite libérale et patronale) n’apparaissaient pas comptables des erreurs d’une IIIe République avilie par un régime d’occupation, puis remisée, après-guerre, par deux nouvelles Constitutions.

Interdit dès l’été 1939 par Daladier, et donc écarté du vote des pleins pouvoirs à Pétain, le PCF profite de sa disgrâce se mettre relativement hors de cause dans la débâcle républicaine. Après 1941, son organisation efficace de la lutte intérieure, couplée au poids stratégique de l’URSS qui combat à l’Est, achèveront aussi de faire oublier les atermoiements du pacte germano-soviétique. Quant au gaullisme, au moins sur le plan de la symbolique, il naissait tout armé de l’événement politico-médiatique du 18 juin 1940. Le sous-secrétaire d’État De Gaulle, comptable de rien d’autre que de son audace et, par-là même, en rupture de ban, devait incarner cette renaissance chevaleresque de la nation dans sa propre personne. Ainsi, dans la Résistance, les communistes trouvent une fontaine de jouvence et la France libre, son bain baptismal.

Après la Libération, l’ensemble des débats politiques et stratégiques resteront durablement lestés par une expérience aussi transcendante, au point que Gaël Brustier n’hésite pas à qualifier d’« inconscient FTP » (Reconstruire, 4 mars 2019) l’imaginaire sous-tendant tout le débat public des Trente Glorieuses. Au fur et à mesure qu’il se déréalise en mémoire historique, le gaullo-communiste devient un argument politique. Ainsi, pour rallier à l’Union de la gauche certains groupes de gaullistes sociaux déroutés par la candidature de Valéry Giscard d’Estaing, Georges Marchais, secrétaire général du PCF, entonnera entre les lignes un vibrant appel à l’histoire commune : « Entre les communistes et les gaullistes, il y a des choses qui ne sont pas liées à des circonstances électorales mais qui sont autrement plus profondes. Il s’agit de l’attachement à la nation et à sa grandeur, de l’aspiration à voir notre peuple rassemblé pour faire une société plus juste, plus fraternelle, au progrès de laquelle participent réellement tous les Français ».

Bien sûr, en 1974, le temps effectif du gaullo-communisme était passé : l’affrontement entre Giscard et Mitterrand rétablissait un axe électoral beaucoup plus structuré par l’opposition gauche-droite. Mais sous la couverture du souvenir, le pacte entre les deux mémoires pouvait, justement, d’autant plus être rappelé que les deux camps autrefois hégémoniques se marginalisaient. Dans l’apaisement d’un retour mémoriel, on verra s’élever des analyses différentes du phénomène, comme celle de Pierre Nora. Dans son article célèbre, l’historien consacrera le gaullisme et le communisme comme « deux mémoires qui, historiquement, se rapprochent en sœurs ennemies, parce qu’elles avaient en commun d’être toutes les deux imaginaires, syncrétiques et complémentaires ».

Pour un lecteur de Régis Debray, de René Girard ou de Carl Schmitt, il n’y a pas de paradoxe à ce qu’une hégémonie discursive se réenchante dans une grande intensité mémorielle, voire en théologie politique. C’est que la prise en compte de la Résistance comme expérience métahistorique requiert précisément de conserver la sagesse de l’imprévisible, ou au moins de prendre en compte la part de spontanéité incalculable dans la conviction des acteurs. A fortiori lorsque ces derniers vont au sacrifice : on peut par exemple s’étonner qu’une sociologie du sacrifice pour ses idées ne soit plus pensable au-delà des seuls paradigmes de la « position » et de la « domination ». Que faire du préfet Jean Moulin refusant aux Allemands la part d’autorité dont il est dépositaire au point de tenter de se trancher la gorge ? Ou de Pierre Brossolette se jetant de la fenêtre de la Komandantur de peur de se trahir sous la torture ? La question du sacrifice tangente aussi celle de l’héroïsme : quid d’une pensée de l’héroïsme qui fasse sa part à l’exemplum d’exception, sans ramener toute forme de bravoure à un malentendu ?

Gilbert Durand l’a bien montré : les épistémès d’une époque changent en même temps que ses grands affects. Or, il est évident que la mémoire historique des cinquante dernières années a lentement installé la figure de la victime à la place qu’occupait naguère celle du héros. Comme l’écrit François Azouvi pour le cas de la Seconde Guerre, « tandis que le temps travaille pour la mémoire du génocide, il travaille contre celle de la Résistance ». Le même parallèle serait d’ailleurs à faire, mutatis mutandis, pour le mouvement ouvrier, puisque les nouveaux imaginaires militants commençaient eux aussi, durant la même période, à conférer aux groupes de marginalisés de la société le statut de « sujets révolutionnaires » privilégiés, statut auparavant associé une classe de travailleurs constituée en sa masse, et définie par son rapport au travail. Il n’en va pas autrement des imaginaires scientifiques, à plus forte raison ceux des sciences dites « humaines et sociales ». Toute conception hégémonique se définit avant tout par la dimension qu’elle ignore ou escamote, et qui marque les limites de sa « scientificité ». Ce qu’un esprit sociologique diffus parmi les savoirs universitaires croit avoir remisé à l’enseigne de l’une ou l’autre forme d’« objectivation » correspond, en réalité, à l’élément précis que le dit esprit se choisit plus ou moins consciemment comme angle mort.

C’est aussi ou (peut-être) avant tout l’effet de ce double reflux affectif et épistémique qui fait voir à certains le gaullo-communisme comme périmé, obsolète, fantasmé ou tout bonnement impensable. Sans nier que des instrumentalisations parasitaires se soient greffées sur son affect métahistorique, il faudrait pourtant pouvoir le repenser en ré-imaginant que la Résistance se pensa elle-même comme une intensité sacrificielle vécue à l’enseigne de la nation envahie et, par-là même, comme un insécable sociologique et psychologique. Moins méthodique que nos sociologues, Maurice Merleau-Ponty avait perçu dès 1945 ce qui, dans l’expérience collective à peine achevée, échappe encore à ses objectivateurs d’aujourd’hui : « Les résistants ne sont ni des fous ni des sages, ce sont des héros, c’est-à-dire des hommes en qui la passion et la raison ont été identiques, qui ont fait, dans l’obscurité du désir, ce que l’histoire attendait et qui devait ensuite apparaître comme la vérité du temps ».

Que l’affect de sacrifice pour la nation soit venu habiter cette « obscurité du désir » explique qu’autant de frères ennemis se soient rejoints au diapason de la patrie déshonorée. Qu’on y voie ou pas l’horizon d’un programme anthropologique, ce phénomène requiert, au moins pour qu’il soit compris, de pouvoir admettre qu’honneur et sacrifice aient pu apparaître comme des idées valables, des idées que certains citoyens ont pu juger déshonorées, au point parfois de se sacrifier au nom de l’attachement qu’ils leur portaient, dans un geste aussi sincère qu’éclairé.

Tout à la fois beaucoup moins et beaucoup plus que ce que peuvent en dire, respectivement, ses mythologues et ses démythificateurs, le gaullo-communisme n’est saisissable qu’à la condition d’alterner entre différents registres dans la réflexion qu’on lui consacre. Comme doctrine ou comme « programme » éventuel, il demeure introuvable si on n’y reconnaît pas avant tout une polarité, dans la tension qu’elle installe, fondatrice d’une hégémonie, et d’où peuvent émaner quelques principes sur lesquels gaullistes et communistes purent s’entendre plus ou moins tacitement, surtout entre 1958 et 1969. Mais surtout, souterrainement à ces articulations politiques de discours, le phénomène est impensable si l’on ne fait pas crédit à la Résistance d’avoir été aussi un engagement mystique. À tort ou à raison, De Gaulle et le PCF ont pu récolter l’essentiel du prestige de cet événement métahistorique : ce prestige, les deux camps ne l’ont capté que marginalement sous la forme d’un « capital » objectivable et exploitable dans la vie publique de l’après-guerre, mais beaucoup plus sérieusement comme une expérience qui oblige ses parties prenantes – d’où qu’il vinssent au départ – et qui a pu réellement les voir se réunir, en dernière instance, en vertu de ce lien qui n’est pas réductible à un calcul cynique de position.

L’expérience ne pouvait bien sûr pas durer plus longtemps que ce laps d’une génération, qui court de 1945 à 1970. Comme pour Valmy, comme pour la Commune, cette mémoire devait vite devenir celle de regrets, regrets bien plus durables que l’euphorie de l’événement lui-même. Nihil novum sub soli, donc. Mais quittes à être rendus à la seule mémoire déceptive du gaullo-communisme, autant en travailler la qualité, conscient de ses limites, pour dégager, pour les occasions des temps qui viennent, les principes politiques et mystiques d’une inspiration qui n’est peut-être pas tout à fait desséchée.

Raoul Hedebouw : « Nos Parlements sont des institutions fondamentalement anti-populaires »

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Raoul Hedebouw, le 9 septembre 2023, à l’occasion de la fête populaire Manifiesta © Dieter Boone

En forte progression depuis une dizaine d’années, le Parti du Travail de Belgique détonne dans le paysage de la gauche radicale européenne : contrairement à d’autres, il continue de se revendiquer du marxisme. Au-delà du discours, cet héritage transparaît dans toute l’organisation du parti, de la sélection et la formation de ses cadres, au contrôle des parlementaires, en passant par le développement d’institutions au service des travailleurs et des liens avec les syndicats. Dans cet entretien-fleuve, Raoul Hedebouw, le président du parti, nous présente sa conception d’un communisme pour le XXIème siècle et la façon dont le PTB agit concrètement pour s’y conformer. Entretien réalisé par William Bouchardon et Laëtitia Riss, avec l’aide d’Amaury Delvaux.

LVSL – Le PTB reste encore assez méconnu en dehors de la Belgique. Lors de sa fondation dans les années 1970, le parti s’oppose au Parti communiste de Belgique, au motif qu’il n’est pas assez révolutionnaire, et s’inspire notamment du maoïsme. Depuis les années 2000, la période à laquelle vous rejoignez le parti, les références idéologiques ont cependant évolué. Le PTB s’apparente aujourd’hui à un parti de gauche radicale assez similaire à ceux qui existent dans d’autres pays, à ceci près qu’il continue de revendiquer explicitement un héritage marxiste. Pouvez-vous revenir sur vos inspirations idéologiques et l’évolution du PTB depuis une quinzaine d’années ?

Raoul Hedebouw – D’abord, il est important d’avoir un dialogue ouvert avec les autres composantes de la gauche radicale dans les différents pays. Le PTB a sa singularité, mais nous avons toujours du respect pour les doctrines et les actions que mènent les autres partis de notre famille politique. Chaque pays est déterminé par sa situation historique particulière et il faut respecter ce que font nos camarades étrangers. Je le dis, car le PTB a pu être très sectaire par le passé, à la fois en Belgique et à l’extérieur, en faisant la leçon à d’autres partis en Europe.

Notre spécificité réside bien dans le fait que nous nous revendiquons du marxisme. Le parti naît à partir de 1968 dans les universités au sein du mouvement maoïste. Mais très vite, nos anciens mettent en place des liens très forts avec la population et s’appuient sur leurs pratiques pour évaluer la pertinence de leur stratégie politique. C’est notre façon d’aborder l’éternel débat entre la théorie et la pratique. C’est à ce moment que nos membres vont travailler dans des entreprises, mettent sur pied des maisons médicales et abandonnent l’hyper-sectarisme du mouvement maoïste. En France, où ce sectarisme a perduré, le maoïsme a vite périclité. Cet ancrage dans la société est une colonne vertébrale que nous voulons garder.

« Nous continuons de nous inscrire dans l’analyse de classes et notre objectif est de réaliser un “socialisme 2.0”.»

Le marxisme nous définit bien car nous continuons de nous inscrire dans l’analyse de classes et notre objectif est de réaliser un « socialisme 2.0 », c’est-à-dire une révolution, un changement de paradigme dans notre pays. Nous voulons changer le système économique capitaliste et passer à une économie socialisée, avec toutes les variantes qu’il est possible d’imaginer, en transférant la propriété des grands moyens de production. Cette singularité se traduit ensuite dans notre stratégie et notre organisation, de même que sur les théories sur lesquelles on travaille, le type de formation qu’on propose, les membres que l’on recrute, etc.

LVSL – La gauche radicale a été profondément renouvelée par la vague populiste des années 2010, qui a privilégié l’efficacité stratégique à l’élaboration idéologique. De nouveaux partis-mouvements se revendiquant de la stratégie populiste sont ainsi apparus avec notamment La France Insoumise, Podemos ou Syriza… Comment analysez-vous ce moment populiste ? Le pari consistant à « construire un peuple » par le discours, tel qu’il a été théorisé par Ernesto Laclau et Chantal Mouffe, vous semble-t-il aussi prometteur que la structuration d’un bloc de classe ?

R. H. – Stratégiquement, ce sont des voies différentes. Bien sûr la classe ouvrière a évolué, à la fois dans sa composition sociale et au sein des entreprises. Il faudrait être aveugle pour ne pas le voir et considérer qu’elle se résume aux salariés de la grande industrie. Dans nos discours, nous parlons d’ailleurs de « classe travailleuse » plutôt que de « classe ouvrière », car cela nous semble mieux englober la réalité du prolétariat d’aujourd’hui. Toutefois, même si le prolétariat s’est recomposé, nous continuons à penser qu’il joue un rôle de locomotive dans la lutte sociale. Ce n’est pas que de la théorie, car cela pose des questions concrètes sur l’organisation du parti au sein des entreprises, dont nous reparlerons.

« Nous pouvons partager avec les populistes le constat selon lequel il faut construire un peuple, mais la question reste ouverte : que prend-on comme référence pour construire cette identité ? »

Il est certain également que la conscience de classe n’amène pas automatiquement à la fierté de classe, comme le montre Karl Marx. Nous pouvons donc partager avec les populistes le constat selon lequel il faut construire une identité collective, mais la question reste ouverte : que prend-on comme référence ? Pour des raisons multiples – le libéralisme qui a gagné du terrain, l’effondrement de l’URSS et du bloc de l’Est, le désintérêt de la social-démocratie pour la classe ouvrière – la pertinence de l’identité de classe pour elle-même s’est affaiblie. Et je ne suis pas naïf : le travail politique pour reconstruire cette conscience de classe est immense. Toutefois, nous croyons qu’elle demeure le levier le plus intéressant pour créer un rapport de force.

De ce point de vue, nous ne sommes pas populistes. Ce ne sont d’ailleurs pas des élites contre un peuple, ce sont des classes qui s’affrontent. Faire de la classe travailleuse notre locomotive, cela n’empêche pas toutefois de faire front avec d’autres composantes des couches populaires, comme les petits indépendants, les artistes ou les étudiants. Notre analyse de classe ne doit pas nous mener à un repli sur une « classe ouvrière » fantasmée. Elle nous engage plutôt sur le chemin d’un long travail de politisation pour élargir notre base populaire.

LVSL – Par rapport à ces formations populistes de gauche, le PTB est, en effet, resté un parti « à l’ancienne », avec une formation idéologique importante, une mobilisation militante exigeante, une tenue régulière de congrès. Cela tranche avec l’investissement plus souple, réclamé par de nombreux citoyens aujourd’hui, qui préfèrent s’engager « à la carte ». À la lumière de cette nouvelle conjoncture, pourquoi conserver une organisation partisane et comment susciter l’engagement pour votre parti ? 

R. H. – Cette question renvoie à un débat très ancien entre l’anarchie et le marxisme, dont Proudhon, Marx et Bakounine sont les meilleurs représentants. Le spontané suffira-t-il à réaliser une révolution sociale ou faut-il structurer la lutte ? Je suis, pour ma part, un homme d’organisation. Historiquement, le mouvement ouvrier s’est décanté d’un noyau de révolutionnaires « professionnels », jusque dans des clubs de football ouvriers comme le FC Châtelet (club belge fondé par les Jeunesses Ouvrières Chrétiennes, ndlr). Contrairement aux idées reçues, la révolution ne suppose pas que chacun ait le même niveau d’engagement professionnel. Chaque révolution a sa spécificité : les camarades cubains ont commencé leur lutte à 50 en débarquant d’un bateau !

Chez nous, en Europe occidentale et en Belgique, le fait d’avoir différents niveaux d’organisation me semble une bonne pratique, avec pour but de faire monter le degré d’implication. Je n’ai pas le culte du spontané, mais je ne prends pas non plus pour acquis l’idée selon laquelle les gens ne voudraient pas s’engager. Bien sûr, dans le contexte de 2023, l’engagement ne coule pas de source et l’espoir suscité par l’engagement dans un parti de la gauche de rupture est limité. Néanmoins, les raisons objectives de se mobiliser n’ont jamais été aussi importantes. Nous devons donc réfléchir à des formes d’organisations diversifiées et accessibles. 

Raoul Hedebouw lors de notre interview. © Amaury Delvaux pour Le Vent Se Lève

Dans le cas du PTB, nous avions jusque dans les années 2003-2004 une structure ultra-militante. Nous avons ouvert depuis lors notre parti à des membres plus ou moins présents, tout en conservant l’importance d’une forme militante. Nous avons en ce sens des militants qui sont là presque tous les jours, mais aussi des membres organisés, c’est-à-dire des camarades qui viennent une fois par mois à des réunions, et des membres consultatifs, pour lesquels c’est nous qui faisons l’effort d’aller les voir et de les inviter à participer une ou deux fois par an. La flexibilité du monde du travail, les enfants, le combat syndical leur prend déjà beaucoup de temps, donc on essaie de s’adapter. 

« Je n’ai pas le culte du spontané, mais je ne prends pas non plus pour acquis l’idée selon laquelle les gens ne voudraient pas s’engager. »

Une autre spécificité est que nous nous revendiquons encore du centralisme démocratique (principe d’organisation partisane défendu par Lénine, ndlr). Pour organiser notre congrès, il nous faut un an et demi, pourquoi ? Car si nous voulons que tous nos membres ouvriers et nos couches populaires participent, lisent les articles, introduisent leurs amendements, etc… cela prend du temps – contrairement aux autres partis belges traditionnels, qui font des congrès en 48h avec des votes électroniques sur des motions que personne n’a lues, pour que finalement, ce soit les bureaux d’étude qui décident de tout ! 

Cela étant dit, je comprends tout à fait que d’autres, comme la France Insoumise, fassent des choix différents, pour essayer de répondre aux mêmes défis, comme celui par exemple de l’organisation de la jeunesse. Nous le faisons pour notre part avec les Red Fox (mouvement de jeunesse du PTB, ndlr) et Comac (branche étudiante du parti, ndlr), mais je pense que nous avons beaucoup à apprendre de l’usage très créatif des réseaux sociaux par la France insoumise, car c’est une manière contemporaine de susciter l’engagement. Il faut vivre avec son temps et être avant-gardiste : rappelons-nous que lorsque l’imprimerie est apparue, les révolutionnaires s’en sont immédiatement emparés, ou que Pablo Picasso ou Pablo Neruda n’ont jamais cédé au passéisme.

LVSL – Au-delà du parti, le mouvement ouvrier a longtemps tenté de construire d’autres institutions pour les travailleurs, à la fois pour améliorer le quotidien des classes populaires et pour leur permettre d’entrer dans le combat politique. Continuer à développer ces lieux collectifs semble être une priorité pour vous, si l’on en croit l’énergie que vous investissez dans l’organisation de ManiFiesta ou de Médecine pour le peuple, une initiative qui propose des soins gratuits et politise via les questions de santé. Où trouvez-vous les moyens financiers et humains nécessaires pour les faire durer ?

R. H. – Si nous insistons autant sur le développement de ces structures, c’est parce que nous avons fait le constat que l’organisation politique de la société et la doctrine qui l’accompagne sont les grandes absentes des débats politiques. C’est très bien d’avoir de longues discussions sur la géopolitique, sur la stratégie, sur la philosophie d’Hegel ou de Marx, mais cela ne résout pas la question principale : quelles structures devons-nous mettre en place pour augmenter le taux d’engagement des gens ? Cela passe par de multiples lieux du quotidien : entre le membre de la coopérative qui vient juste acheter son pain, le permanent syndical qui s’engage pour ses collègues, sans aucune rétribution, le gars dans un café qui s’écrit « bien parlé mon député communiste ! » ou met un « like » sous une publication, tout participe de la diffusion de nos idées. À ce titre, je ne pense pas d’ailleurs que les réseaux sociaux aient ouvert quelque chose de nouveau sur le plan théorique : ils l’ont fait seulement sur le plan pratique.

Quant à votre question sur les moyens financiers, je n’ai pas de réponse évidente. Ce qui est clair, c’est qu’ils doivent venir de la classe travailleuse pour ne pas rendre le mouvement ouvrier vulnérable et dépendant de la superstructure capitaliste. Nous avons un système de cotisation particulier au PTB : plus on prend des responsabilités, plus on contribue, ce qui est tout à fait contre-intuitif. Cependant, avant d’être une question budgétaire, c’est une question idéologique. C’est beaucoup plus simple que toutes les règles éthiques qu’on peut inventer. J’ai de cette manière l’assurance que les camarades avec lesquels je milite sont animés par la passion de changer la situation sociale dans notre pays. S’ils veulent faire carrière, et sont motivés par l’appât du gain, ce n’est pas chez nous qu’ils doivent s’inscrire ! Je vis, pour ma part, avec 2300€ par mois, comme tous mes autres camarades députés. 

« Au PTB, plus on prend des responsabilités, plus on contribue. Avant d’être une question budgétaire, c’est une question idéologique. »

Ces cotisations nous permettent de financer des initiatives qui valent la peine. Cela nous permet de mettre en place des choses qui peuvent paraître secondaires mais qui sont en réalité très importantes, comme par exemple affréter des bus ou des trains pour que le maximum de gens puissent venir à notre fête populaire (ManiFiesta est l’équivalent belge de la Fête de l’Humanité, ndlr). Cela vaut aussi pour la formation de nos membres. On dit souvent qu’il faut sept ans pour former un médecin. Mais pour comprendre la société et la transformer, il faut au moins quinze ans ! Sans compter que ce n’est pas dans les universités que l’on pourra s’approprier de tels savoirs. Nous avons donc une école de formation, au sein de laquelle nos militants apprennent à analyser la complexité du monde contemporain, en vue de devenir des cadres. 

LVSL – Une fois atteint une certaine place dans l’appareil du parti, il existe néanmoins une tentation permanente à concentrer les pouvoirs, comme l’a montré le sociologue Roberto Michels avec sa « loi d’airain de l’oligarchie ». En tant que président et porte-parole du PTB, comment concevez-vous votre place au sein du parti ? Pour poursuivre la comparaison avec les mouvements populistes, la plupart d’entre eux sont très centrés autour de leurs leaders, qui peuvent être très talentueux mais aussi entraîner leur organisation dans leur chute…

R. H. – Sur mon cas personnel, je me présenterais comme un leader collectif. Mais la question théorique qui se pose est avant tout celle du rapport entre l’individu et la classe. Je m’intéresse aux contradictions et, en ce sens, je suis un dialecticien. Nous devons résoudre l’équation suivante : la classe doit faire sa révolution et, en même temps, elle doit créer ses propres leaders. Les leaders ont toujours eu un rôle important dans les processus révolutionnaires, que ce soit Karl Liebknecht, Rosa Luxemburg, ou Julien Lahaut en Belgique. Mais tout leader doit avoir l’humilité de comprendre son rôle historique. 

Moi-même, je suis un produit de la lutte sociale. J’ai commencé comme leader lycéen en 1994-1995 à Herstal, une petite commune à côté de Liège. Pour aller rejoindre les autres étudiants en manifestation à Liège, nous avions 9 kilomètres à faire. Ce trajet, je l’ai fait près de 80 fois, à l’âge de 17 ans, avec mon copain Alberto et quelques 600 étudiants. Si je raconte cela, parce que je crois au matérialisme et que cette expérience m’a donné une praxis : on finit par développer un certain talent oratoire pour chauffer les foules, à force d’allers-retours ! De la même manière que la réforme des retraites en France a aussi permis à des gens de se dévoiler…. C’est un aspect essentiel de la question : la mobilisation collective façonne l’émergence de leaders.

« Tout leader doit avoir l’humilité de comprendre son rôle historique. »

Au sein du parti, je crois que le pouvoir doit être structuré de la manière la plus claire possible. Personnellement, j’ai un mandat du bureau du parti et du conseil national du PTB et je suis content que ces organes me contrôlent fortement. C’est très important, surtout aujourd’hui dans une période dominée par l’audiovisuel. Le collectif m’a donné un mandat de porte-parole du parti devant les caméras, car c’est une de mes capacités, mais il en faut d’autres pour mener la lutte. Pourquoi le fait d’aller sur les plateaux et de parler devant des centaines de milliers de personnes me donnerait davantage de pouvoir ? Je jouis d’une notoriété disproportionnée par rapport à mes autres camarades du bureau du parti, qui sont pourtant tout aussi valables que moi. 

Raoul Hedebouw et Peter Mertens © Sophie Lerouge

On s’efforce de constituer un vrai collectif avec Peter Mertens (ancien président du PTB, désormais secrétaire général du parti, ndlr) et les autres membres. Nous ne sommes pas d’accord sur tout, mais nous sommes attachés à l’unité de notre parti, dont le maintien est un travail de tous les jours. Nous discutons de sujets compliqués en interne, mais jamais à l’extérieur, car cela finit toujours par nous desservir. Un petit désaccord se transforme très vite en rancœur et en guerre de clans, et nous essayons de l’éviter autant que possible. C’est pourquoi le PTB ne permet pas le droit de tendance, car on sait très bien ce qui va se passer à long-terme : je vais créer un courant, d’autres aussi, on va compter nos scores et puis, chacun finira par créer son propre parti. Beaucoup de partis de la gauche radicale se sont sur-divisés de la sorte.

Je me sens donc un parmi les autres. Il n’y a aucun problème à me critiquer quand je fais des erreurs ; et nous veillons toujours à assumer nos erreurs collectivement pour ne pas se retrouver tout seul pointé du doigt. C’est une aventure collective, et je ne m’imagine pas faire de la politique autrement. Il y a eu de nombreux magnifiques dirigeants avant moi et il y en aura beaucoup d’autres après. Les cimetières sont remplis de personnes indispensables, comme le dit un proverbe !

LVSL – Votre parti a connu une forte progression électorale ces dernières années et vous êtes passés de 2 à 12 élus au niveau fédéral en 2019 (sur un total de 150, ndlr). L’insertion dans l’arène parlementaire a pourtant toujours posé beaucoup de questions chez les marxistes, étant donné le train de vie des députés, le fait que les parlementaires s’émancipent parfois de la position de leur parti ou qu’ils privilégient le travail à la Chambre plutôt que d’autres formes de mobilisation. Quel est le rôle des députés PTB et quelles règles avez-vous fixées ?

R. H. – D’abord, nous considérons que l’appareil d’État n’est pas neutre. Il est né de l’État-nation bourgeois et a donc un rôle historique précis : reproduire l’ordre existant. Il n’est pas conçu pour permettre le changement de société à l’intérieur du cadre qu’il impose. D’ailleurs, je dis souvent que j’ai vu beaucoup de choses au Parlement belge, mais ce que je n’ai jamais trouvé, c’est du pouvoir ! Le vrai pouvoir n’y est pas, ni même dans les ministères. Il est dans les milieux économiques, dans les lobbys, que ce soit sur l’énergie, les questions environnementales etc. C’est pourquoi nous nous inscrivons dans une stratégie où l’extra-parlementaire est aussi important que l’intra-parlementaire. Le Parlement est au mieux une chambre de débat, et c’est à ce titre que nous l’investissons. J’ai eu l’occasion de citer les textes de Marx sur la Commune de Paris pour rappeler cette analyse élémentaire et faire entendre aux autres parlementaires qu’ils ne sont pas l’épicentre du pouvoir politique ! 

Nos députés PTB assurent ainsi essentiellement une fonction tribunitienne. Lorsque nous sommes entrés au Parlement, avec nos deux élus en 2014, c’est la première chose qui a frappé les autres partis : on ne cherchait pas à s’adresser aux ministres, mais directement à la classe travailleuse via la tribune du Parlement. On n’avait plus vu ça depuis les années 80. Le parlementarisme est un régime fondamentalement anti-populaire. Le mépris de classe dans les yeux des autres députés envers nos députés ouvriers est d’ailleurs flagrant : ils les regardent différemment de nos députés qui ont fait des études supérieures.

« Le parlementarisme est un régime fondamentalement anti-populaire. »

Nous sommes alors d’autant plus fiers aujourd’hui d’avoir 4 députés ouvriers sur les 12 actuellement élus au niveau fédéral. Maria Vindevoghel, qui a travaillé comme nettoyeuse à l’aéroport de Zaventem pendant vingt ans, Nadia Moscufo, caissière dans les supermarchés Aldi, Roberto D’Amico, ex-travailleur de l’industrie lourde, électricien chez Caterpillar, et Gaby Colebunders, ancien travailleur chez Ford Genk. Ils expriment une fierté de classe précisément parce qu’ils ne sont non pas que pour la classe, mais parce qu’ils viennent de la classe. Et quand ils « démontent » des politiciens traditionnels, ils rendent une fierté aux travailleurs puisqu’ils incarnent, non seulement dans leur verbe, mais surtout dans leur manière d’être, les revendications populaires. Il est impératif pour nous de ne pas perdre ce rapport à notre base sociale : on insiste pour chaque député conserve une pratique militante et ne finisse par baigner exclusivement dans le monde parlementaire ou médiatique.

LVSL – Les travailleurs sont, à l’heure actuelle, plus souvent représentés par les syndicats que par les partis. Dans le cas français, partis et syndicats se parlent mais depuis la charte d’Amiens en 1906, chacun veille à éviter de se mêler des affaires de l’autre. À l’inverse en Belgique, les syndicats n’hésitent pas à interpeller directement les politiques, comme l’a fait encore récemment Thierry Bodson (président de la FGTB, deuxième fédération syndicale belge, ndlr). Quels liens entretenez-vous avec les syndicats et quel est le rapport de votre parti au monde du travail ?

R. H. – La situation est en effet historiquement différente entre la France et la Belgique. Le mouvement socialiste s’est notamment construit en Belgique sur une organisation de solidarité regroupant un parti, les syndicats et les mutuelles. Elle existe encore aujourd’hui sous la forme de « L’Action commune », une structure politico-syndicale d’obédience plutôt sociale-démocrate. Il y a donc une plus forte interdépendance entre partis et syndicats, qui s’observe toujours dans le paysage politique.

Ce qui est inédit, en revanche, pour un parti de gauche radicale comme le PTB, c’est la volonté de renforcer son ancrage dans la classe travailleuse, par-delà les liens déjà existants avec les réseaux syndicaux. Nous souhaitons empêcher la disparition progressive des sections d’entreprises et maintenir l’organisation politique des lieux de travail, car en laissant faire « le spontané », ces derniers se dépolitisent très rapidement. Les droits de l’homme s’arrêtent aux portes des entreprises : s’il y a bien un espace au sein duquel l’expression d’une opinion politique est taboue, c’est dans la sphère du travail. 

Raoul Hedebouw avec les travailleurs du port d’Anvers © Karina Brys

Face à cette domestication du travail et à l’émiettement des travailleurs – songeons qu’au siècle passé, 40.000 travailleurs étaient réunis sur des sites sidérurgiques, alors qu’aujourd’hui 2.000 travailleurs, au même endroit, c’est déjà beaucoup ! –, il y a un impératif à rappeler que les lieux de travail sont tout sauf des endroits neutres. En comparaison, s’engager dans une commune, à échelle locale, c’est beaucoup plus facile, précisément parce que les rapports de force ne sont pas aussi conflictuels. 

« Les droits de l’homme s’arrêtent aux portes des entreprises. »

Aussi, lors de notre dernier congrès, nous avons fait l’analyse que le « Parti du Travail » n’était pas « le parti des travailleurs » dans sa composition sociologique. Nous sommes très autocritiques et nous n’avons pas de mal à reconnaître que subjectivement nous voulons représenter le travail, mais qu’objectivement nous rencontrons en interne un véritable plafond de béton – à l’instar du plafond de verre pour nos camarades femmes. 

Pour pallier cette difficulté, nous essayons de corriger ces inégalités, issues de la société et qui se reproduisent dans le parti, en faisant le choix d’une promotion ouvrière très forte. Nous avons mis en place des quotas de travailleurs, tout en connaissant les débats théoriques autour du recours aux quotas. Toujours est-il que dans les faits, ça fonctionne : 20% des représentants du PTB viennent des entreprises industrielles et n’ont pas de diplôme du supérieur. C’est un moyen de rendre audible des majorités – et non des minorités – qui ne sont habituellement pas présentes dans le paysage politique. 

LVSL – Depuis quelques mois, les libéraux francophones se présentent comme le « véritable parti du travail ». Son président, Georges-Louis Bouchez (Mouvement Réformateur), s’est même décrit comme « prolétaire », suivant selon lui la définition marxiste. Comment comprenez-vous cette prise de position ? Que répondez-vous à ce discours qui prétend que la gauche ne se préoccupe plus du travail ?

R. H. – Paradoxalement, j’y vois un signe d’espoir. Après trente ans de doxa néolibérale, nos adversaires sont soudain obligés de revenir sur notre terrain. Or, celui qui arrive à imposer les thèmes et la grammaire du débat politique est toujours dans une position de force. Le mythe d’une classe moyenne généralisée, dans lequel ma génération a grandi, a été rattrapé par la réalité. La période du Covid a notamment été un accélérateur du retour à une certaine fierté de classe : on a réhabilité à travers les fameux « métiers essentiels », l’analyse marxiste des métiers où sont produits la plus-value. Travailleurs et prolétaires sont à nouveau des mots qui permettent de nommer cette conscience de classe diffuse qui est en train de revenir dans nos sociétés. 

« Travailleurs et prolétaires sont à nouveau des mots qui permettent de nommer cette conscience de classe diffuse qui est en train de revenir dans nos sociétés. »

Que la droite s’engouffre dans cette brèche n’a alors rien d’étonnant. Historiquement, à chaque fois que la classe ouvrière s’est renforcée, il y a toujours eu des tentatives pour essayer de se l’accaparer. C’est un combat permanent que de savoir qui parvient à remporter la direction politique de sa propre classe et à conquérir l’hégémonie culturelle. Si l’on pense à la montée de l’extrême-droite en Allemagne dans les années 30, je rappelle qu’elle s’est présentée sous la bannière d’un « national-socialisme » – et non d’un « fascisme » ou d’un « néolibéralisme »,comme on l’entend parfois. S’il s’agit bien d’un fascisme, il n’a jamais dit son nom, et n’a pas hésité à utiliser la phraséologie socialiste, tout en la détournant, pour récupérer les travailleurs, comme l’a montré Georgi Dimitrov (voir Pour vaincre le fascisme, Éditions Sociales Internationales, 1935, ndlr).

Je suis néanmoins confiant sur un point : les gens ont toujours plus confiance dans l’original que dans la copie, dès lors que nos discours politiques et syndicaux sont à la hauteur.

LVSL – Contrairement à tous les autres partis belges, vous êtes un parti national, c’est-à-dire présent à la fois en Flandre et en Wallonie. Ces deux régions se caractérisent toutefois par des dynamiques politiques très différentes : tandis qu’un basculement à l’extrême-droite s’observe du côté flamand, la gauche radicale revient en force du côté wallon. Avez-vous une stratégie différenciée dans chacune des régions ou misez-vous sur la résurgence d’une identité de classe commune ? 

R. H. – Une chose est certaine : la Belgique est un laboratoire passionnant. Je suis président d’un parti national qui est confronté, dans un même pays, à un melting pot de ce que la gauche européenne doit aujourd’hui résoudre. Chez nous, tous les problèmes sont en effet concentrés et dispersés selon les régions : cela nous complique assurément la tâche, mais cela nous permet aussi de prendre au sérieux la question stratégique. Nous croyons en un discours commun qui articule la fierté des travailleurs par-delà les clivages régionaux. Il faut aller chercher les « fâchés mais pas fachos », comme on dit en France – cette expression me semble juste. En Flandre, la colère de ces travailleurs est canalisée par l’extrême-droite, mais il n’y a rien de gravé dans le marbre.

Raoul Hedebouw lors de notre interview. © Amaury Delvaux pour Le Vent Se Lève

La politique, c’est croire qu’on peut changer le réel, et j’y crois : nous sommes passés de 6 à 10% dans les sondages en Flandre. Cela montre bien qu’il y a une marge de progression, une politisation possible contre la classe bourgeoise. De l’autre côté en Wallonie, nous avons la chance d’hériter d’une région sans extrême-droite, qui est vraiment le résultat d’une histoire particulière, ne se prêtant guère au nationalisme. Une des premières questions que l’extrême-droite s’est posée dans les années 90 à consister à trancher entre un front national belge, francophone ou wallon… C’est dire la confusion ! Dans les régions où l’identité est plus importante, l’extrême-droite peut plus facilement pénétrer.

« Nous croyons en un discours commun qui articule la fierté des travailleurs par-delà les clivages régionaux. »

Il faut toutefois se rappeler qu’il n’y a aucun déterminisme. C’est même, plus souvent, des paradoxes que nous rencontrons sur le terrain : la Flandre est une région qui s’est beaucoup industrialisée et qui connaît quasiment le plein-emploi, ce qui signifie qu’elle a le taux de « prolétaires » le plus élevé en Europe. La conscience de classe qui devrait accompagner cette composition sociale n’est pas encore là mais le PTB est tout de même en progression en Flandre et nous sommes devant le parti du Premier Ministre libéral, Alexander De Croo, selon le dernier sondage. Notre but est de s’adresser aux travailleurs de ces industries, qu’il s’agisse, par exemple, du port d’Anvers ou des usines de biochimie, et de politiser leur appartenance de classe.

C’est un combat difficile, comme nous le rappelle l’histoire. Quand les mineurs français faisaient grève, durant les siècles passés, qui venait les casser ? Pas les bourgeois, mais les mineurs belges ! C’est pourquoi, nous devons mener un travail de pionnier, qui doit être politique, syndical, culturel… La Flandre est pour moi un terrain de reconquête, au même titre que les régions du Nord de la France, ou celles de l’Est de l’Allemagne. Finalement, la Wallonie est l’exception plutôt que la règle. 

Il faut avoir l’humilité de reconnaître que notre succès est dû en bonne partie à l’absence d’une extrême-droite structurée. D’une certaine manière, tant mieux, cela nous permet de garder les deux pieds sur terre.

LVSL – Une dernière spécificité du PTB, dans le paysage politique belge, tient à son rapport au Parti Socialiste. Les désaccords internes à la NUPES en France ressemblent à une promenade de santé par rapport à la rivalité historique que vous entretenez avec « la gauche de gouvernement », actuellement membre de la Vivaldi (une grande coalition rassemblant des sociaux-démocrates, des libéraux, la droite traditionnelle et les écolos, ndlr). Comment expliquez-vous cette hostilité réciproque ? S’agit-il d’un simple clivage électoral ou de désaccords plus profonds ?

R. H. – Pour commencer, je rappelle une question classique : le capitalisme peut-il être oui ou non réformé ? On s’attendrait à ce que le Parti socialiste choisisse la voie de la réforme, mais il a préféré, depuis 30 ans, voter les privatisations des services publics, l’austérité, le blocage des salaires ou l’allongement des carrières… Durant tout ce qui s’est passé en Belgique de rétrograde ou de réactionnaire, le Parti socialiste était au gouvernement sans interruption ! 

Quant au côté « épidermique » qui transparaît dans certaines réactions à notre égard, il faut avoir en tête que, depuis les années 70, le Parti socialiste n’avait plus connu aucune concurrence sur sa gauche. Cette domination totale de la social-démocratie a été pendant longtemps une spécificité belge. Beaucoup étaient convaincus que l’engouement pour notre parti allait retomber, que le PTB n’était qu’un feu de paille voué à disparaître. Ils n’ont compris que très récemment qu’ils allaient devoir composer avec une autre force de gauche. 

© Sophie Lerouge

Cela étant dit, je ne souhaite pas l’implosion de la social-démocratie belge, car si elle a lieu, elle peut être remplacée par pire, en l’état actuel des choses. Je souhaite plutôt un réalignement stratégique, bien qu’il n’arrive malheureusement pas. Pour une raison simple : les cadres du Parti socialiste n’ont jamais été formés à la politique de rupture. C’est ce qui sonne si faux dans les prises de paroles, à l’étranger, de Paul Magnette (président du Parti Socialiste belge, ndlr). Il y a une telle distorsion entre sa parole, qui se prétend jaurésienne, et sa pratique, qui incarne la « troisième voie » social-démocrate, dans tout ce qu’elle a de plus pragmatique. Le Parti Socialiste n’a rien revu de sa doctrine depuis 30 ans et s’est contenté d’accompagner le système.

Au cas par cas, il nous arrive de travailler en commun au Parlement, par exemple avec la proposition de loi Hedebouw – Goblet (ancien dirigeant syndical et député PS, ndlr) pour revoir la loi de 1996 qui bloque les salaires. Cela dépend des sujets et des affinités de chacun, mais nous cherchons à renforcer notre pouvoir d’initiative ; de la même manière qu’avec les députés écologistes, même s’ils sont vraiment sur une ligne encore plus libérale en Belgique. Nous espérons ainsi construire notre colonne vertébrale idéologique et inviter nos éventuels alliés à considérer nos positions. Notre capacité à imposer des impératifs stratégiques de type Front Populaire dépendra du rapport de force que nous parviendrons à créer au Parlement et dans la société. 

LVSL – Rétrospectivement, la dernière décennie peut apparaître comme une séquence de grande impatience politique, dans laquelle la gauche radicale a essayé, coûte que coûte, de remporter des victoires-éclairs. À l’inverse, il semble que vous cherchiez plutôt à préparer patiemment votre arrivée au pouvoir. Serait-ce l’enseignement que la gauche européenne peut tirer du PTB : parier sur une progression qui soit à la mesure de son organisation ?

R. H. – Nous nous interrogeons beaucoup sur le succès d’une prise de pouvoir populaire. Nous avons notamment étudié de près l’expérience Syriza, en Grèce, parce qu’elle n’a pas suffisamment été assez méditée, selon nous, par la gauche européenne. Il y a pourtant des conclusions stratégiques importantes à en tirer. Je retiens, à titre personnel, deux leçons : d’une part, les forces extra-parlementaires, voire extra-gouvernementales, qui sont prêtes à affronter un parti de la gauche radicale sont incroyablement puissantes, même pour s’opposer à des petites réformes. 

Certes, Syriza ne défendait pas la Révolution, ni même un programme comme celui d’Allende (président socialiste du Chili entre 1970 et 1973, ndlr) ou du Front Populaire, ils étaient simplement attachés au refus d’appliquer le mémorandum de l’Eurogroupe. Un tel refus a pourtant valu des menaces en cascade : coupure des liquidités, rumeurs de coup d’État par l’armée grecque… Dans son livre, Yanis Varoufakis, l’ancien ministre des finances, décrit très bien comment les négociateurs extérieurs connaissaient mieux que lui l’état des finances de son propre pays. C’est dire combien la démocratie s’arrête assez vite lorsque le rapport de force parlementaire met en danger l’hégémonie de classe dominante. 

Deuxième leçon : dès lors que l’on reconnaît l’existence de ces mécanismes de défense, que faut-il au pouvoir populaire pour s’exprimer ? Le degré de conscience et d’organisation du monde travail est-il suffisant pour tenir le coup ? Les partis et les syndicats y sont-ils assez implantés ? À plus grande échelle, dispose-t-on d’organisations capable d’assurer un contre-pouvoir ? À Athènes, par exemple, lors des grandes paniques bancaires, que se serait-il passé si la gauche avait été capable de nationaliser la banque de Grèce ou de dire « nous allons produire notre propre monnaie » ? Dans tous les cas, il est certain que si l’on s’en tient au niveau ministériel, toute politique de rupture est morte dans l’œuf.

« Les 18% que nous attribuent les sondages en Belgique pour la prochaine élection ne reflètent pas une conscience de classe à 18%. »

Si les conditions d’un rapport de force ne sont pas réunies, c’est-à-dire une articulation entre un parti de gouvernement et une organisation de la société, il faut se préparer à de grandes défaites. C’est là où nous sommes des réalistes : les 18% que nous attribuent les sondages en Belgique pour la prochaine élection ne reflètent pas une conscience de classe à 18%. De même, si la gauche radicale est à 3% dans les sondages – comme c’est le cas par exemple aux Pays-Bas –, cela ne signifie pas que la conscience de classe s’est évaporée entre les 20% d’il y a quinze ans et aujourd’hui. Les sondages et les votes ne sont qu’un baromètre de l’état de conscience, comme le disait Friedrich Engels. Les études d’opinion ne veulent pas rien dire, mais elles ne veulent pas tout dire non plus. 

Je l’affirme d’autant plus franchement que cela retombera peut-être en Belgique aussi, et qu’il ne faudra pas abandonner pour autant. Nous ne faisons pas de la politique en fonction des sondages. Beaucoup d’éléments peuvent influer sur un hypothétique succès électoral : l’offre politique générale, le degré de concurrence entre les gauches, la percée de l’extrême-droite dans certaines circonstances… Cela ne doit pas surdéterminer notre travail politique. J’en tiens aussi pour preuve que les gauches radicales ont été largement sanctionnées en participant à des gouvernements sans avoir derrière elles les conditions minimales d’un pouvoir solide.

Si l’on doit tirer un bilan de la décennie, selon moi, ce n’est pas qu’une question de temps. Il s’agit plutôt de la mise en évidence d’une réalité stratégique : la capacité à mener une véritable politique de rupture s’avère compliquée dans un cadre strictement électoral. 

L’actualité des marxismes chinois

© Ribeiro Simões

À la manière d’une mise en abyme, le numéro 73 d’Actuel Marx porte sur les « marxismes chinois ». Il s’agit d’étudier une question trop souvent balayée d’un revers de main : l’importance véritable de la pensée marxiste en Chine depuis le début du XXe du siècle à nos jours, tant pour les autorités, les milieux universitaires que les courants d’opposition. Ainsi, la revue offre des clés précieuses pour comprendre les dynamiques à l’œuvre dans la seconde puissance économique mondiale.

Il est courant d’évoquer la République populaire de Chine (RPC) sur le mode de la démonologie. Si la nature répressive du régime est indéniable – que l’on pense à la gestion autoritaire du Covid-19, à l’internement de millions d’Ouïghours dans le Xinjiang ou aux multiples répressions de conflits ouvriers –, une telle perspective n’aide aucunement à le comprendre. Pas davantage qu’il ne permet d’éclaircir son paradoxe central : si la pensée marxiste se veut émancipatrice, comment interpréter son omniprésence dans une Chine bien peu socialiste ?

Le parti dirige tout

Conformément au rôle que lui conféraient déjà Marx et Engels dans leur Manifeste, le Parti communiste est dans le marxisme officiel chinois l’organisation qui doit conduire le pays vers le communisme. Nathan Sperber1 analyse les ressorts concrets de cette fonction dirigeante à l’aune du précédent soviétique. Tout comme en Union soviétique, ce que les marxistes appellent l’appareil d’État n’est pas supprimé mais doit servir d’instrument d’exécution au service du Parti communiste qui, lui, décide.

Dès lors, le Parti communiste et l’État restent deux entités bien distinctes, mais structurées de manière homologique de sorte à assurer la domination du premier sur le second. À chaque échelon étatique correspond un échelon partidaire, ce qui permet un contrôle à tous les niveaux. Une autre similitude tient dans la concentration du pouvoir par les instances dirigeantes. En dépit de l’affirmation du principe de centralisme démocratique2 par le Parti communiste d’Union soviétique (PCUS) et le Parti communiste chinois (PCC), les échelons supérieurs exercent un contrôle sur la nomination des membres des organisations inférieures.

Tous ne considèrent pas ainsi la Chine comme capitaliste, à l’image de Remy Herrera et Zhimming Long pour qui le système chinois est un régime « avec capitalistes mais non capitaliste ».

Le chercheur Nathan Sperber note néanmoins plusieurs différences significatives qui permettent de prendre la mesure du caractère inédit de la domination partidaire en Chine. Il est singulier que l’Armée populaire de libération (chinoise), contrairement à l’Armée rouge (soviétique), soit entre les mains du Parti et non de l’État. Ensuite, les dangzu ne connaissent pas d’équivalent en Union soviétique. Aussi appelés groupes du parti, on les trouve partout (ministères, administrations territoriales, entreprises publiques, grandes institutions éducatives, sanitaires, sportives, etc.) et leur autorité y est souveraine.

Enfin, le système servant à nommer aux postes de responsabilités au sein du PCC (la nomenclature) est centralisé horizontalement autour de zuzhibu ou « départements de l’organisation » présents à chaque échelon du parti – ce qui est censé restreindre le développement d’une « bureaucratie » comme en URSS, et participerait à assurer la domination concrète du Parti sur l’appareil d’État.

Le tournant opéré sous Xi Jinping à partir de 2012 ne fait qu’accroître cette domination du parti. Alors que toute réduction du périmètre d’intervention du PCC est rejetée depuis le mouvement de Tiananmen et l’effondrement de l’URSS, Xi Jinping estime néanmoins que la direction de l’État par le parti pourrait être plus systématique et rigoureuse. Il s’ensuit alors une « suractivité réglementaire, des réagencements bureaucratiques majeurs et une hausse des moyens à la disposition du Comité central et de ses instances ». En parallèle, émerge du discours officiel une conception absolutiste du Parti. Ainsi Xi Jinping affirme-t-il, dans son rapport au 19e Congrès du PCC, que « le parti dirige tout ». Mais dans quelle direction ?

Le modèle chinois, une alternative au néolibéralisme ?

Si d’aucuns peuvent légitimement douter de la nature communiste du régime chinois, Jean-Numa Ducange et Nathan Sperber3 rappellent que la question du mode de production chinois fait l’objet de vives discussions dans la communauté scientifique, dont ils présentent les grandes contributions. Tous ne considèrent pas ainsi la Chine comme capitaliste, à l’image de Remy Herrera et Zhimming Long pour qui le système chinois est un régime « avec capitalistes mais non capitaliste ».

Selon Wu Xiaoming et Qi Tao4, « le socialisme aux caractéristiques chinoises » offre au monde l’exemple d’un « projet de civilisation post-néolibérale ». Depuis l’ouverture du pays à l’économie de marché et aux capitaux étrangers sous Deng Xiaoping, les problèmes structurels de bulles économiques, de dégradation écologique, et de l’inégale répartition des richesses perdurent en Chine. Pour autant, l’horizon de la « prospérité commune » fixé par Xi Jinping, ainsi que la politique de lutte contre l’extrême pauvreté5 permettent aux auteurs d’affirmer que la Chine est entrée dans une nouvelle ère de son développement. Après être restée pendant des décennies au « stade primaire du socialisme », la Chine aurait atteint un nouveau stade de développement dont la portée dépasse la politique intérieure. Wu Xiaoming et Qi Tao vont jusqu’à voir dans cette nouvelle orientation une source d’espoir pour le socialisme mondial.

Nous regrettons toutefois que les auteurs ne se soient pas davantage attardés sur les parts d’ombres de ce « défi à l’ordre néolibéral occidental », et qu’ils se soient contentés de les évoquer par la formule de « contradictions inhérentes à la crise ». Une analyse de l’état de la lutte des classes en Chine, et de l’attitude active des autorités chinoises dans la répression des contestations ouvrières, aurait été de quelque utilité. D’autant plus que Wu Xiaoming et Qi Tao reconnaissent eux-mêmes que ce sont précisément ces « contradictions » qui empêchent une grande partie des chercheurs occidentaux – et donc plus largement de la population occidentale – de ne voir en la Chine autre chose qu’une menace.

Vers la domination ou l’harmonie universelle ?

Dans l’esprit d’un certain nombre de commentateurs occidentaux, la Chine, de l’Empire du milieu, est devenue l’Empire du mal. C’est pour lutter contre l’idée reçue d’une Chine expansionniste et dangereuse pour l’ordre international que Viren Murthy6 revient sur la notion de tianxia chez Zhao Tingyang. À l’origine, le tianxia est un concept confucéen qui signifie littéralement « tout ce qui est sous le ciel ». Zhao Tingyang l’analyse d’un point de vue cosmologique, en ce que le Tianxia mènerait à « l’idée de l’un comme unité harmonieuse de la multiplicité », et est ainsi vecteur d’universalisme.

On regrettera l’absence d’analyse des pratiques auxquelles s’adonne la Chine en matière de politique internationale. Que l’on parle d’asservissement par la dette ou de rachat d’actifs stratégiques, on voit mal en quoi elle se distingue des États-Unis.

Zhao Tingyang formule à partir de là un projet normatif de communauté universelle libérée de l’impérialisme et gouverné pour le bien commun. Il n’est pas inintéressant de relever que pour certains penseurs chinois cités par l’auteur, les institutions internationales comme les Nations-Unies constituent un tremplin dans la réalisation de l’ordre global auquel appelle le tianxia.

Cette notion est également brandie par Xi Jinping, qui bute néanmoins sur deux obstacles selon Viren Murthy. Sur le plan intérieur, les exemples du Tibet et du Xinjiang démontrent « incontestablement l’échec du “multiple” en même temps que de l'”Un” ». À propos de l’ordre international, si Xi Jinping, conformément à l’idéal du tianxia, parle fréquemment de « communauté de destin pour l’humanité », il résout néanmoins la tension entre l’un et le multiple en faisant primer le premier sur le second lorsqu’il considère que la question de la démocratie est une affaire interne à chaque État.

On voit ainsi que le concept de tianxia, profondément ancré dans la culture chinoise, assure à celle-ci un idéal régulateur opposé à l’ordre mondial impérialiste et guerrier actuel. En bon dialecticien, Viren Murthy souligne, avec la marxiste Lin Chun, que « jusqu’à présent ce discours s’est gardé de prendre en compte […] la question du capitalisme », tout en reconnaissant que le souci qu’a Zhao Tingyang de « remodeler l’ordre mondial dans le sens de l’épanouissement humain et de l’égalité entre les nations » porte une charge révolutionnaire compatible avec la perspective marxiste d’abolition du capitalisme.

On regrettera ici l’absence de mise en perspective de cette notion philosophique avec les pratiques réelles auxquelles s’adonne la Chine en matière de politique internationale. Que l’on parle d’asservissement par la dette – du Sri Lanka à divers pays d’Asie centrale – au rachat d’actifs stratégiques, on voit mal en quoi la Chine se distingue des États-Unis en matière de contrats financiers.

La question de l’échange inégal

Plus fréquent encore que la critique de son interventionnisme extérieur, on reproche souvent à la Chine sa politique commerciale agressive. Celle-ci profiterait de la sous-évaluation de sa monnaie – et des faibles salaires – pour doper ses exportations. De même, les subventions aux entreprises nationales et le poids des contraintes réglementaires constitueraient des freins à l’importation de marchandises, ce qui renforcerait l’endogénéité de la production du pays. En outre, la Chine est accusée de pratiquer le vol de propriété intellectuelle. C’est en portant ces accusations que les États-Unis (dirigés par Donald Trump mais avec le soutien du Parti démocrate) ont enclenché en 2018 une « guerre commerciale » contre l’Empire du milieu.

Si le creusement du solde de la balance commerciale entre les États-Unis et la RPC constitue une preuve indéniable de « l’avantage » commercial chinois, le véritable bénéficiaire n’est pas nécessairement celui auquel on pense. C’est la thèse que défendent les économistes Rémy Herrera, Zhiming Long, Zhixuan Feng et Bangxi Li7 en s’appuyant sur le concept d’« échange inégal ». Forgé par Arghiri Emmanuel puis approfondi par Samir Amin, l’« échange inégal » désigne le transfert de valeur qui s’opère des pays en développement vers les pays « développés » à travers le commerce de biens et de services dont la production nécessite un nombre d’heures de travail humain sensiblement différent. L’échange d’un tracteur contre une certaine quantité de café est certes égal nominalement, le prix des deux termes est le même, mais la quantité de travail qu’il aura fallu pour les produire ne l’est pas.

À mesure que le transfert de valeur de la Chine vers les États-Unis se réduit, c’est l’exploitation économique du premier pays par le second qui est remise en cause.

À partir de deux méthodes de calculs différentes, les auteurs tentent une démonstration économétrique visant à établir l’inégalité de l’échange entre les États-Unis et la Chine. Ils concluent ainsi qu’« entre 1978 et 2018, en moyenne, une heure de travail aux États-Unis a été échangé contre près de 40h de travail chinois ».

Néanmoins, on observe une baisse considérable de l’échange inégal entre les deux pays sur cette même période. En 2018, 6,4h de travail chinois étaient en moyenne échangées contre une heure de travail des États-Unis. Une explication à cela tient dans la stratégie de développement chinoise grâce à laquelle les biens et les services de haute technologie représentent aujourd’hui plus de la moitié des exportations du pays8.

À mesure que le transfert de valeur de la Chine vers les États-Unis se réduit, c’est l’exploitation économique du premier pays par le second qui est remise en cause. Or, si les Chinois ne peuvent accepter plus longtemps la domination économique américaine, les États-Unis ne sauraient abandonner un des fondements de leur prospérité sans livrer bataille.

Cette contribution a selon nous le grand mérite de poser la question de l’actualité de la théorie marxiste de la valeur pour l’analyse de l’économie mondiale, à l’heure où celle-ci est pratiquement oubliée – ou ignorée – par une gauche française, qui tend à faire du débat sur la « valeur-travail » une question morale.

Le numéro 73 d’Actuel Marx offre de précieux éclairages sur les liens entre parti et État, le régime économique intérieur et les relations commerciales entre la Chine et le reste du monde – autant de questions sur lesquelles la grille de lecture marxiste s’avère féconde. C’est tout juste si l’on regrettera que le paradoxe central qui vient à l’esprit de tout observateur – l’omniprésence de la pensée marxiste dans un régime caractérisé par de fortes inégalités et une répression des conflits ouvriers – ne soit qu’effleuré…

Notes :

1 Sperber, Nathan. « Les rapports entre parti et État en Chine aujourd’hui : une clé de lecture soviétique », Actuel Marx, vol. 73, no. 1, 2023, pp. 21-39.

2 Le centralisme démocratique, tel qu’établi par Lénine, consiste dans le devoir qu’a la minorité de respecter la majorité, et l’organe inférieur de suivre l’organe supérieur, en échange du fait que toutes les institutions du Parti soient gouvernées par des élections démocratiques.

3 Ducange, Jean-Numa, et Nathan Sperber. « Marxismes chinois et analyses marxistes de la Chine : les défis du XXIe siècle », Actuel Marx, vol. 73, no. 1, 2023, pp. 10-20.

4 Xiaoming, WU, et Qi Tao. « Modernisation à la chinoise et possibilités d’une nouvelle forme de civilisation », Actuel Marx, vol. 73, no. 1, 2023, pp. 78-93.

5 Il est estimé que, depuis les quarante dernières années, le nombre de Chinois vivant sous le seuil de pauvreté tel que défini par la Banque mondiale (1,9 $ par jour et par personne) a diminué de 800 millions.

6 Murthy, Viren. « Le « tianxia » selon Zhao Tingyang : l’ordre du monde de Confucius à Mao », Actuel Marx, vol. 73, no. 1, 2023, pp. 64-77.

7 Herrera, Rémy, et al. « Qui perd gagne. La guerre commerciale sino-étasunienne en perspective », Actuel Marx, vol. 73, no. 1, 2023, pp. 40-63.

8 La hausse du niveau des salaires en Chine est aussi un facteur explicatif. La rémunération du travail dans les pays du Sud et la « mauvaise » spécialisation sont débattues comme causes de l’échange inégal entre Samir Amin et Arghiri Emmanuel. Voir : http://partageonsleco.com/2022/06/13/lechange-inegal-fiche-concept/.

Derrière le retour du folklore maoïste, la mise au pas des travailleurs chinois

© Marc Burckhardt, en illustration d’un article du Wall Street Journal intitulé « Xi Jinping s’inscrit dans l’héritage radical de Mao »

Le Parti communiste chinois (PCC) connaîtrait-il un retour à l’ère maoïste ? Depuis quelques années, les médias occidentaux ne sont pas avares de comparaisons entre Xi Jinping et le fondateur de la République populaire de Chine (RPC) Mao Zedong. Un rapprochement favorisé par la propagande du PCC lui-même, qui multiplie les références au marxisme et au socialisme – « à la chinoise ». Cette inflation rhétorique masque mal la réalité d’une société de marché brutale, où la répression contre les mouvements ouvriers s’est accrue depuis l’arrivée au pouvoir de Xi Jinping. Ce dernier s’appuie sur une partie de la faction « maoïste » du PCC, et les mécontents de la transition vers le capitalisme en général. Si leurs revendications sont piétinées par les orientations politiques de Xi Jinping, du moins obtiennent-ils satisfaction dans les symboles… Par Marc Ruckus, traduction Albane le Cabec.

Dans les années 1990, la République populaire de Chine (RPC) devenait « l’usine du monde » des biens de consommation. Le boom de la manufacture, de la construction et d’autres secteurs reposait sur une main-d’œuvre abondante, procurée par la migration interne de travailleurs chinois issus des campagnes.

Leurs conditions de travail difficiles ont entraîné de nombreux conflits sociaux, notamment des grèves sporadiques dans les usines et sur les chantiers de construction, suivies de près par de courtes vagues de grèves dans les provinces de la côte est – en particulier dans le Guangdong. Ces mobilisations comprenaient également des formes cachées de résistance quotidienne sur le lieu de travail – sabotage, ralentissements et ce que James Scott nomme les « armes des faibles ».

De la migration interne à la lutte

Dans la première moitié des années 2000, les revendications des travailleurs migrants étaient majoritairement défensives, réclamant le respect du droit du travail ou le paiement des arriérés. S’ils ne négligeaient pas les stratégies de pression sur la direction, ils recouraient surtout aux voies légales, comme les conseils d’arbitrage ou les tribunaux du travail.

Dans la seconde moitié des années 2000, l’expérience des travailleurs s’est accrue et ils ont commencé à adopter une attitude plus offensive, réclamant des augmentations de salaire, un meilleur traitement de leur hiérarchie et une diminution de leur temps de travail – parfois même des négociations collectives ou une représentation adéquate des travailleurs au sein de l’entreprise.

Dans l’industrie légère, la construction et les transports – secteurs caractérisés par une forte concentration de travailleurs, ce qui leur confère une capacité d’action particulière – les mouvements les plus significatifs ont eu lieu. Les travailleurs ont ainsi bénéficié de l’amélioration de leur pouvoir de négociation générée par les pénuries de main-d’œuvre dans certains secteurs clés de la côte est.

Le nombre de manifestations ouvrières a continué d’augmenter jusqu’en 2015, avant de décroître lentement. La nature des protestations changeait elle aussi : la tertiarisation de l’économie a notamment impliqué davantage de travailleurs des services – transports, éducation, banque, informatique – dans les conflits sociaux.

Les travailleurs chinois migrants ne se définissaient pas eux-mêmes comme « travailleurs », ils utilisaient plutôt le terme de dagongmei, « garçon travailleur », ou nongmingong, « travailleur du pays », qui expriment le statut précaire et temporaire des travailleurs des villes

Avec le ralentissement de la croissance économique, et les restructurations et délocalisations qui en ont résulté, les travailleurs ont multiplié les luttes contre les licenciements massifs qui avaient cours. Il faut ajouter à cela que suite au vieillissement des travailleurs migrants – dont beaucoup atteignaient alors la quarantaine ou la cinquantaine -, les cotisations sociales sont devenues un objet de revendications.

Conflit de classes sans langage de classes

La plupart de ces luttes étaient spontanées et autonomes des organisations. Elles prenaient place dans un contexte législatif où les grèves n’étaient ni garanties ni protégées par la loi, et où le Parti communiste chinois (PCC) n’autorisait pas la création de syndicats indépendants.

Lorsque leurs luttes se sont propagées dans les années 2000, les travailleurs migrants n’exprimaient pas leurs revendications en termes de classes sociales. La base de l’auto-organisation était souvent constituée du lieu d’origine des travailleurs – issus d’un même village ou d’une même région. Mais avec leur installation pérenne dans des zones urbaines, de plus en plus de protestations se sont organisées sur la base d’intérêts communs et l’emploi commun, le département commun, ou l’usine commune sont devenus le fondement de la mobilisation.

Dans les débats publics, le langage des classes (jieji) et de la lutte des classes (jieji douzheng) avait disparu dans les années 1980, abandonné par le PCC et la plupart des universitaires et analystes, pour être remplacé par un discours wébérien sur les « couches sociales » (jieceng).

Les travailleurs migrants ne se définissaient pas eux-mêmes comme « travailleurs », car le terme chinois gongren était encore réservé aux travailleurs des entreprises publiques urbaines. Ils utilisaient plutôt celui de dagongmei, « garçon travailleur », ou nongmingong, « travailleur du pays », qui expriment le statut précaire et temporaire des travailleurs des villes.

Si elles se sont heurtées à la répression du parti-État, les mobilisations et les luttes des travailleurs migrants ont été victorieuses sur plusieurs plans.

Dans les années 90 et 2000, le parti au pouvoir, alors sous la direction de Jiang Zemin et en pleine restructuration de l’économie chinoise, n’a souvent pas été en mesure de répondre aux conflits sociaux de manière cohérente et planifiée ; il a préféré les résoudre en envoyant la police, jetant de l’huile sur un feu déjà brûlant. La stratégie du gouvernement change seulement avec Hu Jintao dans le milieu des années 2000 et s’appuie davantage sur des méthodes de concession et de cooptation.

La carotte et le bâton

À cette époque, les grèves présentaient rarement un problème majeur pour les entreprises, publiques ou privées : le faible niveau des salaires et le boom de l’économie autorisaient de petites concessions. Les autorités locales ou régionales toléraient les manifestations ouvrières tant qu’elles se limitaient à une seule entreprise, tandis que les organisateurs de grève étaient licenciés et les tentatives de création de syndicats indépendants étaient sévèrement réprimées.

C’est seulement lorsque les luttes ouvrières se sont propageaient au-delà des limites de l’entreprise, accouchaient de revendications politiques ambitieuses ou ne pouvaient être résolues rapidement que les autorités locales intervenaient. Après plusieurs années de développement de ses capacités répressives cependant, l’État chinois était prêt, dans la décennie 2010, à recourir à des mesures policières plus systématiques. La police avait crû en nombre et en qualification, la surveillance et de censure en ligne avaient gagné en efficacité, les activités des ONG étaient mieux réglementées – sans compter que de nouvelles lois sociales encadraient davantage la vie au travail et renforçaient le pouvoir des syndicats officiels.

La passation de pouvoir entre Hu Jintao et Xi Jinping n’a rien changé quant aux méthodes institutionnalisées de résolution des conflits au travail, qui ont continué à demeurer prévalentes. Dans le même temps cependant, la répression des conflits s’accroissait à mesure que la croissance se tassait, tandis que d’autres facteurs – les fermetures d’usines causées par leur délocalisation, les problèmes liés au vieillissement des travailleurs migrants, etc – tendaient à les multiplier.

ONG syndicales et néo-maoïsme : la nouvelle donne politique

La popularité des ONG s’accroissait en Chine à mesure que l’État cessait peu à peu de remplir ses fonctions de service public – respectant à la lettre le slogan « petit gouvernement, grande société » (xiaozhengfu, dashehui). La plupart n’affichaient au départ aucune coloration politique et ne se présentaient pas en opposition au régime. Seule une minorité soutenait ouvertement les luttes sociales.

Des militants de gauche issus de Hong Kong n’ont pas peu fait pour politiser les ONG et investir les réseaux syndicaux chinois. Et certaines de ces organisations ont alors commencé à recevoir un soutien financier d’ONG et de fondations basées à Hong Kong, en Europe et en Amérique du Nord.

La répression repose sur une palette variée d’outils destinés à limiter l’activité de la gauche d’opposition, et ce depuis son renouveau dans les années 1990. Les libertés politiques ont été plus restreintes encore sous la nouvelle direction de Xi Jinping après 2012.

Elles ont joué un rôle non négligeable lorsque les luttes des travailleurs migrants se sont généralisées à la fin des années 2000 – aidant en coulisse à coordonner des mobilisations, notamment sur internet, appelées « actions collectives déguisées » ou « mobilisation sans les masses ».

Une grande diversité caractérisait ces « ONG syndicales » en termes d’orientation politique. Le Bulletin des travailleurs chinois, par exemple, basé à Hong Kong, défendait une perspective sociale-démocrate et d’indépendance syndicale. D’autres étaient influencées par le trotskysme.

L’utilisation croissante des plateformes a créé un espace de débats qui a permis à une variété de courants d’émerger – du moins jusqu’à ce que la censure ne restreigne leur importance. C’est dans le néo-maoïsme que les militants syndicaux ont puisé leur influence la plus importante – un courant distinct de la gauche maoïste qui avait fait ses armes au cours de la Révolution culturelle. Dans de nombreuses universités chinoises, de jeunes étudiants issus de milieux urbains – et de plus en plus fréquemment de familles migrantes – ont formé des « groupes d’étude marxistes » où la littérature maoïste était relue à l’aune de la nouvelle réalité capitaliste de la RPC. Les visites dans les zones industrielles du sud sont devenues monnaie courante, ainsi que les enquêtes secrètes dans des usines – comme celles du fournisseur d’électronique Foxconn. Des actions spectaculaires d’étudiants rejoignant l’usine pour y soutenir les luttes ouvrières ont eu lieu.

La répression a commencé après l’affaire de l’usine Jasic à Shenzhen – fabricant de machines à souder – en 2018. Au départ, les étudiants maoïstes recevaient peu de soutien des autres travailleurs. Mais lorsque la police locale a procédé à des arrestations, ils sont parvenus à organiser des mobilisations massives. C’est alors que la police a procédé à une campagne nationale de répression contre les groupes d’étude maoïstes dans tout le pays.

Cette vague de répression a frappé non seulement les personnes impliquées dans l’affaire Jasic, mais également d’autres groupes militants et ONG syndicales. Au sein de la gauche, elle a disqualifié la stratégie néo-maoïste d’éducation populaire et d’organisation des travailleurs portée par ces groupes étudiants.

Au tournant de la décennie 2010, un clivage politique s’est creusé entre différents courants du néo-maoïsme. Alors que certains saluaient les réformes sociales de Hu Jintao (et son programme visant à instituer de « nouvelles campagnes socialistes »), le « modèle de Chongqing » suscitait encore davantage d’enthousiasme. Dans la grande ville de Chongqing, à l’Ouest de la Chine, Bo Xilai, le dirigeant du PCC, défendait une politique de logement et de protection sociale tout en menant une campagne contre le crime organisé. Il entretenait soigneusement le folklore maoïste et la nostalgie des grandes années « rouges » de la Chine.

Bo était largement perçu comme le concurrent du successeur désigné de Hu Jintao, Xi Jinping. La direction du parti trancha contre la ligne de Bo, qui fut finalement arrêté en 2012 et reconnu coupable de corruption. Le « modèle de Chongqing » s’éteint avec lui. Mais non sans avoir durablement accru les fractures entre les tendances de « gauche maoïste » (maozuo) et de « droite maoïste » (maoyou). La « gauche maoïste », qui converge dans un rejet du tournant pro-capitaliste du PCC, est elle-même un courant très large, unissant des socialistes démocrates à des partisans d’une forme plus autoritaire de socialisme.

La droite maoïste, de son côté, continue de critiquer l’impact négatif des réformes libérales sur la classe ouvrière, mais s’accroche à l’idée marxiste-léniniste d’un parti-État unique. Elle espère ramener la direction du PCC vers une voie « socialiste » et a même soutenu la direction du parti sous Xi Jinping, qui avait multiplié les clins d’oeil à son égard ces dernières années…

Repeindre en rouge l’intégration des « capitalistes » au Parti

La répression repose sur une palette variée d’outils destinés à limiter l’activité de la gauche d’opposition, et ce depuis son renouveau dans les années 1990. Les libertés politiques ont été plus restreintes encore sous la nouvelle direction de Xi Jinping après 2012. La répression contre différentes formes d’opposition organisée s’est intensifiée, et ciblait les journalistes, les avocats et les militants.

Alors que bon nombre de ces personnalités de l’opposition étaient des libéraux éloignés des actions militantes, la répression contre les militants syndicaux et les ONG en décembre 2015 a indiqué qu’ils sont également dans le collimateur des forces de sécurité de l’État. Sur le front idéologique, et afin de renforcer sa légitimité, le PCC a promu une interprétation monolithique et simplifiée du marxisme, du maoïsme et de son propre héritage socialiste. La redéfinition du « marxisme » par la direction du parti avait commencé peu de temps après que les « capitalistes » furent autorisés à rejoindre leurs rangs, dans les années 2000.

Le parti craignait alors de perdre sa légitimité et son soutien parmi les ouvriers et les paysans. Sous Xi Jinping, la direction a tenté de renforcer le pouvoir du parti par des réformes à la fois institutionnelles et idéologiques. Confronté au ralentissement de la croissance économique, aux contradictions généralisées au sein du parti au pouvoir et de l’appareil d’État, et à la persistance des inégalités et des tensions sociales, il a décidé de renforcer son pouvoir par des campagnes, des purges et la censure.

Les mesures répressives ont été complétées par la réintégration d’une rhétorique de gauche et marxiste dans le discours officiel. La répression étatique de l’opposition de gauche est devenue préventive, et tente désormais de tuer dans l’œuf toute coordination entre les manifestants et les militants. Ni les ONG syndicales ni les groupes d’étudiants maoïstes n’ont pu poursuivre leur engagement depuis le début de la vague de répression. Cette jeune génération de militants pourrait d’ores et déjà être arrivée à son terme.

« Meloni veut en finir avec le mouvement ouvrier » – Entretien avec David Broder

© LHB pour LVSL

L’arrivée au pouvoir de l’extrême droite en Italie a fait couler beaucoup d’encre. Pour David Broder, historien et responsable de l’édition européenne du magazine Jacobin (partenaire de LVSL), la victoire électorale de l’an dernier n’est pourtant pas surprenante. Au cours des dernières décennies, et particulièrement depuis les années 1990, la mouvance « post-fasciste » (distincte par bien des aspects du fascisme historique) a réussi à réécrire l’histoire de la Seconde guerre mondiale, apparaître comme une opposante à l’establishment et devenir un mouvement légitime au sein des élites, grâce à une alliance des droites. Dans son livre Mussolini’s grandchildren (Pluto Books, non traduit en français), il revient sur l’histoire tourmentée de cette famille politique et la façon dont elle s’est progressivement installée au coeur du système politique. Entretien.

Le Vent Se Lève : Lorsque Giorgia Meloni est devenue Première Ministre de l’Italie il y a six mois, de nombreux journalistes ont évoqué un « retour du fascisme » tout juste 100 ans après la marche sur Rome de Mussolini. Si son parti, les Fratelli d’Italia (Frères d’Italie), réunit les représentants actuels des héritiers du fascisme, Meloni a cependant rejeté ces comparaisons en affirmant que « tout ça appartient au passé » et qu’il ne s’agit que d’une campagne de peur de la part de ses opposants. Vous consacrez justement tout votre livre à revenir sur la longue histoire de cette famille politique et ses nombreuses mutations depuis 1945. Selon vous, peut-on donc qualifier les Fratelli de « fasciste » ou ce terme n’est-il pas approprié ?

David Broder : Il y a une mutation importante entre le fascisme au début du XXème siècle et les mouvements d’aujourd’hui. Cela est largement dû à un renouvellement générationnel. C’est pour ça que le titre de mon livre est « Les petits enfants de Mussolini » et non « les clones de Mussolini ». Bien sûr, il y a des liens, parfois personnels, comme dans le cas du Président du Sénat Ignazio La Russa, dont le père était un leader fasciste en Sicile. Il y a aussi une filiation politique, avec des idées et une culture politique qui se sont transmises. Mais si l’on parle de post-fascisme ou de néo-fascisme, c’est bien car il y a une distinction importante entre l’histoire du régime fasciste et le mouvement qui lui a succédé. Giorgio Almirante, leader du Mouvement Social Italien [le MSI était le parti néo-fasciste de l’après-guerre, ndlr] faisait d’ailleurs cette distinction.

La démarche discursive de Giorgia Meloni est de séparer les deux choses. Dans ses discours, elle présente le MSI comme le parti de droite démocratique d’après-guerre, en rappelant que le MSI a condamné l’antisémitisme de Mussolini il y a déjà plusieurs décennies et a accepté la compétition électorale. Mais évidemment, réduire le fascisme à l’antisémitisme et à la dictature est incomplet et d’autres aspects n’ont pas véritablement été abandonnés. L’évolution s’est faite progressivement, en fonction du contexte politique. Durant les décennies d’après-guerre, par exemple durant les années de plomb [années 1970, marquées par de nombreux attentats en Italie, ndlr], le MSI était déjà un parti important (quatrième ou cinquième suivant les élections) mais minoritaire.

« Meloni est un produit de la fin de l’histoire. »

Quand Meloni a adhéré au MSI à l’âge de 15 ans, dans les années 1990, l’époque avait déjà bien changé. C’était la fin de la Guerre froide, le Parti communiste et la Démocratie chrétienne, les deux grands partis de l’après-guerre, étaient en train de disparaître, l’Italie accélérait son intégration européenne avec le traité de Maastricht et Berlusconi invitait le MSI à rejoindre sa coalition de gouvernement (en 1994, ndlr). Meloni est un produit de la fin de l’histoire. En 1995, au congrès du MSI à Fiuggi, où le parti est devenu Alleanza Nationale, on parlait déjà de la fin des idéologies, des violences etc., comme le fait Meloni aujourd’hui. A l’époque, l’historien Robert Griffin parlait d’une hybridation d’une culture idéologique fasciste, avec d’un côté une vision exclusiviste et homogénéisante de la nation et d’autre part l’acceptation du cadre de compétition électorale de la démocratie libérale. C’est pourquoi je parle de post-fascisme.

Les comparaisons médiatiques de 2022 avec 1922 sont donc beaucoup trop réductrices : le monde a tellement changé. A l’époque, non seulement les seuils de violence étaient beaucoup plus hauts et la démocratie électorale était moins implantée, mais c’était aussi une époque de massification de la vie politique, avec des partis qui comptaient des centaines de milliers d’adhérents. Aujourd’hui, on constate plutôt l’inverse : l’abstention augmente et la politique n’intéresse plus les masses. Finalement, l’histoire du mouvement post-fasciste est celle d’un parti minoritaire de la Première République (période de 1945 au début des années 1990 avec un système politique dominé par la Démocratie chrétienne et le Parti communiste, qui a ensuite volé en éclats en quelques années, ndlr) qui a su devenir un parti important d’une démocratie en crise.

LVSL : Votre démarche à travers le livre est celle d’un historien. Ainsi, vous accordez une place importante aux questions mémorielles et à la façon dont le MSI et les partis qui lui ont succédé ont réussi à réécrire certaines pages de l’histoire italienne à son avantage. Vous donnez notamment l’exemple des foibe, ces fosses communes où ont été enterrés des partisans fascistes, mais aussi des Italiens innocents, tués notamment par les communistes yougoslaves. Comment le mouvement post-fasciste est-il parvenu à renverser l’antifascisme hégémonique dans l’après-guerre, notamment en s’appuyant sur l’anti-communisme ?

D.B. : Fratelli d’Italia est un parti obsédé par l’histoire de la Seconde Guerre mondiale. Il cherche à tout prix à détruire la culture mémorielle antifasciste de l’Italie d’après-guerre, qui était alors hégémonique. Comme je le disais, Meloni arrive en politique dans les années 1990, à une époque où la vie politique est marquée par la fin des grands récits, mais aussi des violences. Pour elle, l’enjeu n’est pas d’héroïser les fascistes, mais plutôt de les présenter comme des victimes. Elle s’inspire en cela de ce qui se fait ailleurs en Europe, comme en Pologne, en Hongrie ou en Lituanie. Pour elle, 1945 n’était pas une libération, mais le moment où les communistes profitent de la défaite de l’Italie pour tenter d’imposer une dictature pire que le fascisme.

Cette histoire de foibe est un bon moyen d’introduire cette culture mémorielle est-européenne en Italie. Selon ce discours, les communistes yougoslaves ne sont pas des paysans qui ont libéré l’Italie aux côtés des Alliés, mais des meurtriers qui ont tenté de commettre un nettoyage ethnique envers les Italiens. Certes, ce récit s’appuie sur une certaine réalité : il y a des exactions commises par les communistes qui ne sont pas excusables. On prend souvent l’exemple de Norma Cossetto, une jeune fasciste violée puis tuée et jetée dans un foibe. Bien sûr, elle ne le méritait pas. Mais les post-fascistes ont réussi à faire passer ces exactions (qui ont tué plusieurs milliers de personnes, ndlr) commises dans un contexte trouble pour un second Holocauste. Il y a d’ailleurs deux jours de commémoration en Italie : un pour les victimes de l’Holocauste, le jour de la libération d’Auschwitz, et l’autre pour les victimes des foibe. Cela témoigne du succès de ce discours révisionniste.

« Dans le discours des post-fascistes, l’Italie est victime des nazis et des communistes yougoslaves. »

C’est une vision de l’histoire ultra-auto-indulgente, qui met sur le même plan les victimes du fascisme et les victimes fascistes. A travers ce discours, ils excluent complètement les responsabilités du fascisme. Par exemple, ils reconnaissent que la Shoah et l’antisémitisme sont inexcusables, mais ils imputent ces faits à l’alliance à l’Allemagne nazie, qui aurait été une erreur de Mussolini. Dans le discours des post-fascistes, l’Italie est donc victime des nazis et des communistes yougoslaves. En revanche, l’invasion de l’Ethiopie [où les troupes du dictateur ont notamment employé du gaz moutarde contre les civils et attaqué les équipes humanitaires de la Croix Rouge, ndlr] et de la Yougoslavie ou la colonisation de la Libye ne sont presque jamais mentionnées dans le débat public.

L’antifascisme se retrouve donc dépolitisé : les fascistes sont présentés comme des Italiens victimes de violence en raison de leur nationalité. Cette construction d’un nouveau récit historique avec les foibe a été répliquée avec les victimes des violences des années de plomb. L’exemple emblématique est celui de Sergio Ramelli, un jeune militant fasciste de 18 ans agressé dans la rue, alors qu’il n’était pas un véritable soldat politique qui aurait agressé des adversaires politiques. Meloni et ses lieutenants se servent de cet exemple pour se présenter comme innocents et affirmer que le MSI a été opprimé par la culture antifasciste d’après-guerre, dont il faudrait à tout prix se débarrasser. Selon elle, l’ennemi absolu est le communisme, qu’elle résume au goulag et au stalinisme, alors que le Parti communiste Italien a par exemple largement écrit la Constitution italienne.

LVSL : Outre cette question mémorielle, le MSI faisait face à de nombreux obstacles lors de son apparition après la guerre. Jusqu’aux années 1990, les deux partis ultra-dominants sont la Démocratie chrétienne, continuellement au gouvernement, et le Parti communiste Italien, continuellement exclu du pouvoir. Durant cette période appelée « Première République » par les Italiens, le MSI a tenté plusieurs tactiques : la stratégie de l’insertion, puis celle de la tension et enfin celle de la pacification. Pouvez-vous revenir sur ces différentes phases ?

D.B. : Dans le système politique italien d’après-guerre, il y avait des ex-fascistes dans tous les partis. Mais la spécificité du MSI, c’est qu’il défendait la République de Salò [nouvelle version du régime mussolinien entre 1943 et 1945, ndlr] et que les fascistes qui avaient abandonné Mussolini en 1943 n’avaient pas le droit d’en faire partie. La ligne du parti vis-à-vis des 23 années au pouvoir de Mussolini est assez clairement définie dès le congrès fondateur du MSI en 1948 : ni restaurer le régime de Mussolini, ni renoncer à cet héritage. C’est une façon de réconcilier les deux âmes du parti, l’une plutôt sociale et anti-bourgeois, l’autre plus conservatrice. Ce positionnement a permis des prises de positions qui tranchent parfois avec l’histoire du fascisme sous Mussolini. Je trouve ça assez drôle quand certains s’étonnent de l’atlantisme de Meloni : le MSI soutient l’OTAN depuis 1951 !

LVSL : Oui c’est un tournant intéressant. Les Américains et leurs alliés ont contribué à la chute de Mussolini et pourtant, le MSI rejoint très vite le camp atlantiste car il le voit comme un rempart au communisme. Et cette position n’a pas changé depuis…

DB : En effet, cette transformation est assez remarquable. A l’origine, le récit du MSI autour de la République de Salò en fait une sorte de révolution manquée du fascisme, qui aurait tenté de se débarrasser de la monarchie et de l’Eglise pour créer une République sociale, ainsi que l’expression d’un patriotisme désintéressé, d’une défense coûte que coûte de l’Italie malgré une défaite certaine contre les Alliés. Mais seulement six ans plus tard, ils ont abandonné ce positionnement pour devenir un partenaire de l’Alliance atlantique. Bien sûr, certains courants et certains militants, comme Giorgio Almirante, n’ont pas adhéré à cette idée et ont plutôt repris l’idée gaulliste d’une équidistance entre Washington et Moscou. Mais la position hégémonique a bien été de chercher à construire la légitimité du parti en adhérant à cette alliance occidentale et anti-communiste.

Par ailleurs, pour se légitimer, les post-fascistes tentent de devenir un partenaire de coalition acceptable pour les Chrétiens démocrates, au nom d’une lutte commune contre le communisme. Cette volonté d’alliance a failli se concrétiser en 1960, quand Tambroni, le Premier ministre de l’époque, a eu besoin de leurs voix pour être majoritaires au Parlement. Mais cette période a été marquée par une contestation sociale très forte, qui a montré aux Chrétiens-démocrates que les Italiens ne toléraient pas cette alliance [le gouvernement est alors tombé, ndlr].

Le journaliste et historien David Broder. © Pluto Books

Suite à cet échec de la « stratégie de l’insertion », il y a au sein du MSI une analyse presque conspirationniste selon laquelle les Etats-Unis finiront par avoir besoin des fascistes pour combattre le communisme. L’objectif, notamment durant les années de plomb (années 1970, ndlr) est donc de faire un coup d’Etat afin d’instaurer un régime autoritaire, comme au Chili. Une telle option a bien été préparée à l’époque, notamment au travers de la loge P2 et de l’opération Gladio. Mais finalement, face à cette menace d’un coup d’Etat, des compromis réformistes ont été trouvés pour calmer la contestation sociale et cette option n’a jamais été déclenchée. En outre, le MSI a un peu surestimé sa propre utilité pour les soutiens d’un potentiel coup d’Etat, qui n’avaient pas nécessairement besoin de leur poids électoral pour mener cette opération.

« L’existence d’un pan électoral et légaliste du mouvement fasciste italien à travers le MSI a bénéficié à des militants et des organisations fascistes radicales plus violentes. »

En revanche, l’existence d’un pan électoral et légaliste du mouvement fasciste italien à travers le MSI a bénéficié à des militants et des organisations fascistes radicales plus violentes. Cela s’est vu par exemple avec l’attentat de la Piazza Fontana à Milan en 1969, commis par le groupe paramilitaire Ordine Nuovo, fondé par Pino Rauti, qui était aussi un cadre important du MSI pendant des décennies et a même brièvement dirigé le parti en 1990. Les deux phénomènes vont de pair : pendant que le MSI cherchait à bâtir une alliance des droites, des mouvements terroristes d’extrême-droite qui partageaient à peu près la même idéologie commettaient des violences « préventives » pour éviter une victoire communiste en Italie.

LVSL : Néanmoins, qu’il s’agisse de la stratégie de l’insertion, c’est-à-dire d’une alliance des droites, ou de celle de la tension, par un coup d’Etat, ces deux tactiques échouent et le MSI reste un parti minoritaire. Mais tout change au début des années 1990 : le Parti communiste est délégitimé après la chute du Mur de Berlin et la fin de l’URSS, tandis que les socialistes et la Démocratie chrétienne s’effondrent suite au scandales de corruption Tangentopoli. De nouveaux acteurs politiques émergent, notamment Berlusconi, qui va tendre la main au MSI pour former un gouvernement. Pouvez-vous revenir sur les nombreux changements qui ont lieu avec l’émergence de la Seconde République ?

D.B. : La chute du mur de Berlin a certes achevé la chute du Parti communiste Italien, mais en réalité, elle a surtout fait exploser les contradictions préexistantes et aidé ceux au sein du parti qui voulaient le transformer en parti européiste et libéral. Cet événement, ainsi que l’effet de Tangentopoli sur la Démocratie Chrétienne et le Parti Socialiste, ont rendu plus probable une victoire électorale du nouveau centre-gauche, qui a émergé sur les décombres du Parti communiste. C’est ce qu’on a observé par exemple lors des élections locales en 1993, où se sont affirmés ces anciens communistes devenus libéraux, mais aussi la Lega – alors un parti régionaliste – et un peu le MSI. Lors des municipales cette année-là, le second tour à Rome a par exemple opposé un candidat écologiste à Gianfranco Fini, du MSI.

Comme il n’avait pas participé aux différents gouvernements, le MSI a été épargné par les scandales de corruption et s’est présenté comme le parti des honnêtes gens. En outre, le MSI a aussi été légitimé par le Président de la République de l’époque, Francesco Cossiga (ancien démocrate-chrétien, ndlr). Celui a repris les slogans du MSI, en évoquant la nécessité d’en finir avec la « particratie », c’est-à-dire la mainmise de certains partis sur la vie politique, pour passer à un régime plus plébiscitaire etc. Berlusconi a aussi profité du moment pour entrer en politique début 1994.

Déjà, l’année précédente, il avait soutenu Fini comme potentiel maire de Rome au nom de la lutte contre « l’extrême-gauche ». Son discours a été largement construit sur la peur d’une victoire des anciens communistes, qui, selon lui, auraient seulement changé leurs discours mais pas leurs idées. Ainsi, de manière assez bizarre, l’élection de 1994 s’est largement joué sur l’identité communiste ou anti-communiste de l’Italie, à un niveau inégalé depuis les années 1960. C’est d’autant plus absurde que tous ces progressistes ex-communistes ne cessaient de reprendre la rhétorique et les mesures originellement issues de la droite !

« De manière assez bizarre, l’élection de 1994 s’est largement joué sur l’identité communiste ou anti-communiste de l’Italie, alors que tous ces progressistes ex-communistes ne cessaient de reprendre la rhétorique et les mesures originellement issues de la droite ! »

Ainsi, Berlusconi et son « alliance des modérés » avec la Lega et le MSI, remporte l’élection de 1994. Giuseppe Tatarella, du MSI, devient alors vice-Premier ministre. A l’époque, sa présence choque : par exemple Elio di Rupo, futur Premier Ministre belge, refuse de lui serrer la main. On imagine mal cela aujourd’hui avec Meloni. Certes, ce moment coïncide avec une sorte de dédiabolisation du MSI conduite par son chef de l’époque, Gianfranco Fini. Mais il faut bien comprendre qu’il ne s’agit pas d’un abandon des racines du MSI, mais plutôt l’achèvement du processus lancé dès les années 1950 par Almirante : construire une grande alliance des droites anti-communistes dans laquelle la tradition néo-fasciste aurait droit de cité. Bien sûr, il y a eu des mobilisations antifascistes importantes – un million de manifestants à Milan en 1994 par exemple – mais clairement les barrières à une éventuelle alliance avec les néo-fascistes au sein de la droite avaient disparu.

En fait, quand on parle de la montée en puissance électorale de l’extrême-droite, on pense souvent à une arrivée au pouvoir de barbares violents, mais la réalité est celle d’un processus de long terme. Si on en revient à Meloni, elle ne doit pas tant sa victoire à son génie, mais plutôt à cette longue progression. Dès les années 1990, Alleanza Nationale (nouveau nom du MSI après 1995, ndlr) réunissait six millions de voix; l’an dernier, Fratelli d’Italia en a réuni sept millions. En réalité, le fait le plus marquant est la victoire intellectuelle des idées d’extrême-droite au sein de l’alliance des droites. On voit un peu la même chose en France avec le Rassemblement National, en Espagne avec Vox ou en Suède : ce n’est pas tant l’extrême-droite qui se modère, mais plutôt la droite historique qui se recompose sur des bases nouvelles, nationalistes et tournées autour de l’idée d’un déclin national. Le même récit postmoderne se retrouve un peu partout. En Italie, Meloni a par exemple tout un discours autour des financiers – toujours plus ou moins sionistes ou juifs – qui s’allient avec les marxistes et les ONG pour organiser un grand remplacement. Ce qui est par ailleurs assez drôle, c’est le contraste entre la grande vision du défi civilisationnel et de l’extinction programmée du peuple italien et les moyens qu’ils proposent pour y faire face, qui sont assez faibles.

LVSL : Oui, on peut citer à ce sujet un discours où Meloni évoquait les « valeurs nationales et religieuses » qui seraient attaquées, pour transformer les individus en simples « citoyens x, parent 1 ou parent 2 » qui deviendraient alors « de parfaits esclaves à la merci des spéculateurs de la finance ». Tous ses discours sont très offensifs et permettent à Meloni de se présenter en outsider défendant les intérêts du peuple italien. Pourtant, son parti ne remet aucunement en cause l’appartenance à l’Union européenne et l’austérité qu’elle impose, à l’euro, à l’OTAN, les livraisons d’armes à l’Ukraine… Finalement, les Fratelli d’Italia semblent donc très bien s’accommoder du statu quo en matière économique et focalisent leurs actions sur des enjeux comme le droit à l’avortement, l’immigration ou les questions de genre.

D.B. : En effet, les Fratelli n’entendent pas remettre en cause la position de l’Italie sur la scène internationale et son appartenance à l’OTAN ou à l’UE. De toute façon, un Italexit n’a jamais été sérieusement envisagé : même il y a une dizaine d’années, lorsque Meloni avait un discours plus eurosceptique qu’aujourd’hui, elle proposait une vague sortie commune de tous les pays, avec une déconstruction organisée. Donc cela n’a jamais été une option. Meloni emprunte plutôt un discours de politique identitaire à l’américaine, qui dépeint les Italiens en victimes de l’histoire, trahis par leurs élites etc. Pour vous donner un exemple, la Lega de Salvini avait par exemple produit une affiche où l’on voyait un amérindien avec le slogan « il n’a pas su défendre son pays »

Bien sûr, il faut reconnaître que le racisme des Fratelli peut déjà s’exprimer dans le cadre des politiques migratoires actuelles de l’UE par exemple. Mais en accédant au pouvoir, Meloni va permettre de légitimer des positions encore plus extrêmes, d’autant que les libéraux ne défendent pas les fameuses « valeurs » et les droits de l’homme dont ils parlent en permanence. Même en France, sans arriver au pouvoir, le Rassemblement National réussit déjà à changer la vie politique française en profondeur. Ce qui est particulièrement dangereux en Italie, c’est qu’il n’y a pas d’opposition face aux propositions de l’extrême-droite. Je vous donne un exemple récent : après la publication d’un rapport de la Cour Européenne des Droits de l’Homme sur la torture dans les prisons italiennes, les Fratelli ont proposé de supprimer la torture du code pénal. En gros, les idées que défendent les Fratelli rejoignent beaucoup celles d’Orbán, par exemple en faisant une loi pour criminaliser ceux qui feraient une soi-disant apologie du communisme ou de l’islamisme. Donc plus qu’une prise de pouvoir par des milices fascistes dans la rue, c’est plutôt un scénario similaire à celui de la Pologne ou de la Hongrie qui se dessine. En ramenant toujours les ONG et les oppositions, pourtant dominées par les libéraux, au totalitarisme stalinien qui voudrait détruire l’Italie, Meloni veut achever la culture antifasciste et le mouvement ouvrier.

« En accédant au pouvoir, Meloni va permettre de légitimer des positions encore plus extrêmes. »

Donc même si je pense que Meloni n’aura pas trop de difficultés à conclure des accords avec des gens comme Biden par exemple, je pense qu’il ne faut rien laisser passer. Bien sûr, crier à la menace fasciste n’est souvent pas la bonne manière de les combattre politiquement et il est nécessaire d’aborder des questions centrales comme l’économie ou l’abstention. Mais tout de même, on ne peut pas renoncer à la lutte sur ces questions d’identité et d’histoire. 

LVSL : A la fin du livre, vous abordez les liens des Fratelli avec d’autres partis d’extrême-droite à l’étranger, comme le Fidesz de Viktor Orbán, le parti Droit et Justice en Pologne ou les Républicains américains. Tous ces partis ont en commun de promouvoir des théories du complot, notamment l’idée d’un grand remplacement, et de remettre en cause des avancées progressistes, comme le droit à l’avortement. Lorsque Meloni a été élue, beaucoup de médias français ont fait des parallèles avec Marine Le Pen et le Rassemblement National. Selon vous, qu’ont-elles en commun et qu’est-ce qui les différencie ?

D.B. : Sur le plan des différences, j’en vois plusieurs. D’abord, si, un courant un peu plus social, en faveur de l’Etat-Providence, a existé au sein du MSI historiquement, il a disparu depuis longtemps, comme on l’a vu depuis les gouvernements dominés par Berlusconi. Certes, le parti se dit toujours « social » et se présente comme une droite défendant les petites gens, mais quand on regarde la réalité, Meloni a repris toutes les idées de Reagan. Elle parle tout le temps de « l’assistanat », on croirait presque entendre la droite du XIXème siècle. Tout récemment, un ministre a par exemple déclaré que les bénéficiaires des aides sociales devraient être envoyés dans les champs pour s’occuper des cultures, car ce serait de leur faute si l’Italie est obligée de recourir à des travailleurs migrants pour ces tâches. Donc, même si l’on peut fortement douter des promesses sociales de Marine Le Pen, pour moi, Meloni se rapproche plus de la ligne idéologique défendue par Jean-Marie Le Pen dans les années 1980.

« L’équivalent en France de Meloni est davantage Eric Zemmour que Marine Le Pen selon moi. »

Plus largement, l’équivalent en France de Meloni est davantage Eric Zemmour que Marine Le Pen selon moi. Marine Le Pen ne parle guère de la Seconde guerre mondiale ou de débats historiques par exemple, c’est plutôt Zemmour qui tente de réhabiliter Vichy et de polariser les débats sur des questions aussi clivantes. De même, Zemmour est le grand théoricien du grand remplacement, avec cette idée des ex-colonisés qui envahissent la métropole, que Meloni utilise très souvent. Enfin, c’est encore Zemmour et Marion Maréchal qui reprennent la stratégie des Fratelli, à savoir l’union des droites. Néanmoins, Marine Le Pen et Meloni ont tout de même des points communs. Toutes les deux cherchent à renouveler l’identité d’un vieux parti minoritaire, pour les rendre moins sectaires et marginaux. Le fait d’être des femmes y contribue en partie. Mais ces transformations concernent plus l’image que le fond idéologique de leurs partis.

Mussolini’s Grandchildren (non traduit en français), David Broder, Pluto Books, 2023.

La Guerre Froide, un obstacle aux victoires sociales ?

Manifestation étudiante à Amsterdam dans les années 1970. Domaine public

Dans tous les bords politiques, nombreux sont ceux qui pensent que la menace d’une révolution communiste a rendu possibles les réformes sociales-démocrates du 20e siècle. En réalité, l’environnement hostile de la Guerre Froide a divisé la gauche et exclut les partis communistes du gouvernement. En comparant la Suède, dominée par les sociaux-démocrates, avec la France et l’Italie, où les partis communistes étaient hégémoniques à gauche, l’historien Jonah Birch propose une autre lecture de l’histoire sociale de l’après-guerre. Article publié par notre partenaire Jacobin, traduit par Alexandra Knez et édité par William Bouchardon.

Pendant une grande partie du vingtième siècle, les combats en faveur de réformes sociales-démocrates, telles que celles établissant des États-providence généreux et des systèmes de négociation collective centralisés, ont eu pour toile de fond le conflit des grandes puissances de la Guerre Froide. Cela a souvent influé sur les interprétations des acquis sociaux obtenus au cours de ces années. Quand on repense à la vague de réformes introduites à cette époque, au cours de laquelle les gouvernements ont érigé des États-providence fondés sur la redistribution dans la plupart des pays du Nord, un argument revient souvent : ce qui distingue cette période de la nôtre, c’est l’absence actuelle de toute menace existentielle d’une révolution, menée alors par une Union soviétique puissante et des partis communistes gouvernant un tiers de la population mondiale. 

Que la menace du communisme ait rendu possibles les réformes sociales-démocrates est un point de vue largement partagé par l’ensemble du spectre politique. Dans son récent ouvrage sur l’après-guerre, The Rise and Fall of the Neoliberal Order : America and the World in the Free Market Era, l’historien américain Gary Gerstle soutient que la peur du communisme a été à la base de l’État-providence d’après-guerre. Ces angoisses, affirme Gerstle, “ont rendu possible le compromis de classe entre le capital et le travail qui a sous-tendu l’ordre issu du New Deal.”

Selon Gerstle, ce fut le cas non seulement aux États-Unis, mais aussi dans toute l’Europe au cours des décennies qui ont suivi la fin de la Seconde Guerre mondiale. En Europe, la reconstruction économique financée par les Américains, notamment grâce au plan Marshall, a ravivé les économies ravagées par la guerre. Ce qui a motivé ces mesures n’était pas de la bienveillance mais la crainte d’une prise de pouvoir communiste imminente, justifiée par des événements tels que la guerre civile grecque (qui opposa la monarchie aux communistes, entre 1946 et 1949, ndlr), la poussée du communisme italien et les élections parlementaires françaises de novembre 1946, au cours desquelles l’énorme Parti communiste français (PCF) a terminé avec le plus grand nombre de sièges à l’Assemblée nationale, remportant plus de 28 % des voix et rejoignant le gouvernement de coalition qui en a résulté. 

Bien que ce récit soit convaincant, il ignore le rôle de la lutte des classes au niveau national dans la création des États-providence et la manière dont le climat anticommuniste de la Guerre Froide a handicapé les politiques de gauche.

La gauche à l’écart du pouvoir

Pour la gauche, les gouvernements d’après-guerre ont introduit ou continué à soutenir toute une gamme de réformes égalitaires, allant de généreuses prestations d’assurance sociale contre le chômage aux soins de santé universels, juste pour répondre à la menace communiste. Cette idée est séduisante pour trois raisons principales. 

Premièrement, cette thèse prolonge à l’échelle internationale le récit américain traditionnel affirmant que la Guerre Froide aurait eu des conséquences positives, notamment en matière de droits civiques. Selon les défenseurs de cette position, ces progrès ont été encouragés par la crainte de paraître moins démocratique ou progressiste que les pays du bloc communiste. 

Deuxièmement, elle sape l’affirmation selon laquelle les sociétés capitalistes étaient principalement responsables des droits sociaux et des niveaux de vie qu’elles offraient à leurs citoyens en insistant sur le fait que les pressions géopolitiques leur ont forcé la main.

Enfin, elle renforce la réputation de la gauche, même dans les pays où elle ne détenait pas le pouvoir, en suggérant que la simple présence d’une alternative communiste – que ce soit sous la forme de partis communistes nationaux ou de l’Union soviétique au niveau international – était suffisante pour façonner la politique dans les années d’après-guerre. D’après cet argument, même sans s’emparer des leviers du pouvoir d’État, la gauche était toujours capable d’orienter la politique dans la direction qu’elle souhaitait.

A y regarder de plus près, ces arguments souffrent de défauts majeurs. Ils reflètent une compréhension étroite et superficielle de la lutte des classes et de son influence sur la politique des démocraties capitalistes. Il surestiment également le rôle progressiste de l’URSS et du bloc de l’Est dans la politique occidentale, et ne fournissent aucune explication plausible quant au moment précis et à la dynamique de l’augmentation des dépenses sociales ou de la diminution des inégalités en Occident. Vu d’un œil objectif, les arguments en faveur de la Guerre Froide comme moteur essentiel du réformisme d’après-guerre sont faibles.

C’est en effet dans les pays où les socialistes réformistes non communistes étaient les plus forts, comme en Scandinavie, que l’État-providence s’est développé le plus intensément et que les travailleurs ont obtenu les pouvoirs et protections institutionnels les plus forts. À l’inverse, là où les pressions de la Guerre Froide ont été le plus durement ressenties – non seulement dans les pays qui ont subi des dictatures de droite après la Seconde Guerre mondiale comme la Grèce, l’Espagne et le Portugal, mais aussi dans les démocraties capitalistes comme l’Italie et la France – les élites ont exclu les travailleurs et la gauche du pouvoir, les réformes en faveur des travailleurs ont été plus lentes à venir et la croissance de l’État-providence a nécessité un conflit beaucoup plus soutenu avec les entreprises. Dans ces pays, les gouvernements ont tissé des liens étroits avec les puissants capitalistes, tandis que les relations avec les syndicats et la gauche étaient souvent hostiles et contrariées.

C’est dans les pays où les socialistes réformistes non communistes étaient les plus forts, comme en Scandinavie, que l’État-providence s’est développé le plus intensément et que les travailleurs ont obtenu les pouvoirs et protections institutionnels les plus forts.

La peur de la révolution communiste, loin de rendre les élites occidentales plus disposées au compromis, les a endurcies. En Allemagne de l’Ouest, sous protectorat américain, les tensions avec l’Est ont conduit à l’interdiction du parti communiste (KPD) en 1953 et à miner les efforts de dénazification en employant d’anciens fascistes au sein de son système judiciaire et de sa fonction publique.

En règle générale, là où le communisme représentait la menace la plus directe pour les intérêts géopolitiques des démocraties capitalistes, l’hostilité à la coopération avec la gauche est devenue la norme. Les progrès réalisés dans ce contexte se sont produits en dépit, et non à cause, des conflits entre grandes puissances. La clé pour comprendre comment et pourquoi les acquis sociaux-démocrates ont pu être réalisés se situe au niveau de la lutte des classes au sein même des nations, sur les lieux de travail et dans les urnes.

C’est à ces échelles que, dans leurs pays respectifs, les militants de gauche ont utilisé les niveaux incroyablement élevés de croissance économique et de productivité de l’après-guerre pour créer un compromis de classe qui s’est avéré relativement résistant, précisément parce qu’il acceptait les relations de propriété capitalistes. Ces partis ont réussi à construire des institutions qui ont érodé le pouvoir des capitalistes et renforcé la capacité des travailleurs à mener la lutte des classes.

La gauche et l’État-providence

L’histoire de l’apogée d’après-guerre de la social-démocratie ne correspond pas à celle de ses premières années ou de sa pré-histoire. En ces temps, les mouvements socialistes existant au sein de régimes fragiles et souvent non démocratiques représentaient une menace existentielle pour les institutions prémodernes. La poussée du mouvement socialiste allemand à partir des années 1870 – qui s’est manifestée par la croissance du puissant parti social-démocrate allemand (SPD) – a ainsi conduit le chancelier impérial ultraconservateur Otto von Bismarck à introduire une série de programmes de protection sociale, tels que les pensions de vieillesse, afin d’écarter la menace d’une révolution. 

Dans un registre similaire, en Grande-Bretagne, la force croissante du mouvement ouvrier et la montée en puissance du Parti travailliste ont poussé les Libéraux à introduire le People’s Budget en 1909 qui comprenait de nouvelles taxes pour financer les programmes de protection sociale. En France, le pouvoir de la gauche socialiste, fracturée mais toujours puissante, a forcé les gouvernements de coalition de centre-gauche à adopter d’importantes réformes du travail, telles que de nouvelles limites sur la durée du temps de travail des employés en 1900 et 1919. 

Partout en Europe, la montée en puissance de gouvernements socialistes élus, ou de coalitions dirigées par la gauche dans l’entre-deux-guerres, ont donné lieu à des mesures de plus grande envergure. Bien que la Grande Dépression ait principalement entraîné la montée de courants réactionnaires et du fascisme, le gouvernement français du Front populaire dirigé par Léon Blum et les sociaux-démocrates suédois, qui ont pris le pouvoir pour la première fois en 1932 et y sont ensuite restés sans interruption pendant quarante-quatre ans, ont établi des réformes majeures. L’accord de Saltsjöbaden, conclu en 1938 par les sociaux-démocrates, a par exemple obligé les employeurs du pays scandinave à reconnaître les syndicats et à s’engager dans des négociations collectives régulières. Cet accord allait devenir un modèle pour le « compromis » d’après-guerre entre capitalistes et travailleurs en Europe du Nord.

Pour beaucoup, la concurrence entre l’URSS et les Etats-Unis explique la poursuite de ces avancées social-démocrates après la guerre. Selon eux, au cours de cette période, l’impact de la gauche a été renforcé par les pressions de la Guerre Froide. Ceci, cependant, repose sur une mauvaise analogie.

Si les dépenses sociales (mesurées en pourcentage du PIB ou de la production économique totale) ont certes fortement augmenté dans la plupart des pays développés pendant l’après-guerre, des différences nettes apparaissent. Dans les pays d’Europe occidentale où les partis communistes étaient les plus forts après la Seconde Guerre mondiale, comme la France et l’Italie, les inégalités sont restées relativement élevées. Les États-providence y étaient moins égalitaires et les travailleurs bénéficiaient de bien moins de protections que leurs homologues d’Europe du Nord.

Lorsque des progrès ont été réalisés dans ces pays, ils ont généralement été le résultat d’intenses luttes de classe pour obtenir des améliorations de salaires et de protections sociales. Ainsi, les inégalités des revenus ont augmenté en France et en Italie au cours des années 1950, et sont restées à des niveaux comparables à ceux des États-Unis (ou, dans le cas de l’Italie, encore plus élevés) jusqu’à la fin des années 1960.

L’âge d’or de la social-démocratie

Si les racines des États-providence européens remontent au XIXe siècle, l’ère majeure d’expansion de la protection sociale après la Seconde Guerre mondiale ne peut être comprise qu’à la lumière d’une combinaison de croissance économique rapide et de démocratisation qui ont marqué la période d’après-guerre. Dans le contexte de ce boom économique de plusieurs décennies qui a débuté dans les années 1950, la puissance des syndicats et la hausse générale de la productivité du travail ont facilité une expansion massive de la protection sociale. Lorsque le ralentissement de la prospérité d’après-guerre au début des années 1970 a entraîné une hausse du chômage, les gouvernements sociaux-démocrates ont réagi en augmentant les dépenses sociales. En conséquence, les pays capitalistes développés de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) ont vu leurs dépenses publiques moyennes de protection sociale, mesurées en pourcentage du PIB, passer d’environ 8 % en 1960 à 15,6 % en 1980, puis à 19,2 % en 2007, à la veille de la crise financière de 2008.

La toile de fond de ces avancées était la situation historiquement sans précédent créée par la fin de la guerre. Après une brève période de quasi-effondrement, la plupart des économies d’Europe occidentale ont connu une croissance d’une incroyable rapidité dans les années qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale. Au niveau régional, la croissance du PIB de l’Europe de l’Ouest a atteint en moyenne 4,6 % par an entre 1950 et 1973. L’Allemagne de l’Ouest, l’Italie et la France ont bénéficié des taux de croissance parmi les plus élevés du continent. En Italie et en Allemagne, cette période est qualifiée de « miracle économique ». 

Dans ces nations, les taux de croissance élevés reposaient sur des taux d’investissement constants et des niveaux élevés de compétitivité économique. Les augmentations annuelles de tous les indicateurs économiques clés ont été substantielles au cours des années 50 et 60 : en Allemagne de l’Ouest, par exemple, la production a augmenté de 4,5 % par an en moyenne, la productivité du travail de 4,6 % et les salaires réels de 5,7 %.

Après de longues décennies de dépression et de privations de guerre, les gouvernements démocratiques nouvellement reconstitués se sont retrouvés confrontés à une population peu disposée à accepter un retour au statu quo d’avant-guerre.

Sur le plan politique, la défaite du fascisme et le retour de gouvernements démocratiques en Europe occidentale ont permis aux militants de gauche de sortir des années passées dans la clandestinité ou en exil pour réformer leurs partis et briguer le pouvoir. Le discrédit des élites traditionnelles, compromises par leur association avec le nazisme ou ses alliés locaux, ainsi que les incroyables destructions provoquées par la guerre, ont créé un énorme élan en faveur de réformes diverses. Après de longues décennies de dépression et de privations de guerre, les gouvernements démocratiques nouvellement reconstitués se sont retrouvés confrontés à une population peu disposée à accepter un retour au statu quo d’avant-guerre. Après une période de dislocation et de troubles économiques, ils ont pu profiter du début d’un boom économique mondial de plusieurs décennies pour établir l’État providence fondé sur le plein emploi. 

Qu’ils aient fondé des syndicats ou qu’ils aient été fondés par eux, les partis sociaux-démocrates et ouvriers d’Europe occidentale étaient généralement étroitement liés aux organisations syndicales centralisées. Dans certains cas, les partis sociaux-démocrates ont accordé aux syndicats un statut privilégié au sein de leurs structures, par exemple en permettant aux syndicats de voter en bloc unifié au nom de tous leurs membres lors des élections du parti. 

En exerçant leurs fonctions, les sociaux-démocrates ont cherché à plusieurs reprises à construire ou à étendre un soutien institutionnel aux organisations syndicales. Même dans des pays comme l’Allemagne de l’Ouest, où les partis chrétiens-démocrates conservateurs (l’Union chrétienne-démocrate [CDU] ou, en Bavière, l’Union chrétienne-sociale [CSU]) ont dominé le gouvernement national pendant la majeure partie de la Guerre Froide, les organisations syndicales ont pu tirer parti de leur position de force pour se forger des rôles institutionnels importants et des mécanismes de protection solides.

Ceux-ci pouvaient prendre la forme de droits légalement garantis pour les syndicats et leurs membres des organisations fortes destinées aux salariés sur leur lieu de travail, comme les comités d’entreprise et les règles de cogestion ; des systèmes de négociation collective vastes et centralisés ; des États-providence qui protégeaient les travailleurs syndiqués des dangers du marché ; et la reconnaissance des syndicats en tant que partenaires sociaux essentiels partageant la responsabilité du fonctionnement efficace des institutions socio-économiques nationales.

Les gouvernements sociaux-démocrates ont institué une variété de réformes favorables aux travailleurs. Là où ils ont été au pouvoir pendant de longues périodes, ils ont créé des États-providence et d’autres institutions économiques qui ont non seulement amélioré la vie professionnelle des salariés, mais aussi renforcé la force organisationnelle du travail.

Le modèle suédois

C’est dans les bastions nord-européens de la social-démocratie que les travailleurs ont réalisé les gains les plus importants au cours de ces années. La stratégie du camp social-démocrate après la Seconde Guerre mondiale y a notamment consisté à institutionnaliser le pouvoir des travailleurs par le biais de systèmes de négociation collective centralisés et de programmes sociaux publics universels. Au début des années 1960, le modèle suédois était considéré comme l’exemple ultime de réussite sociale-démocrate. L’État-providence suédois allait devenir célèbre non seulement pour ses généreux programmes de protection sociale – pensions de vieillesse, assurance chômage, indemnités en cas d’accident du travail et de maladie – mais aussi pour son caractère « universel », axé sur les services sociaux.

La Suède est un cas particulièrement intéressant, car elle a constamment assuré la répartition des revenus la plus égalitaire d’Europe occidentale – non seulement grâce à son vaste et généreux État-providence, mais aussi grâce aux stratégies macroéconomiques employées par le parti social-démocrate suédois (SAP) pour façonner les modèles d’investissement dans l’économie suédoise pendant l’ « âge d’or » d’après-guerre. Contrairement à ce que l’on pourrait penser, le SAP ne s’est guère appuyé sur la propriété publique de l’appareil de production. La France gaulliste a ainsi nationalisé une part bien plus importante de son économie que ne l’ont fait les Suédois, du moins jusqu’à l’apparition de difficultés économiques dans les années 1970. Entre 1976 et 1979, confrontés à une situation économique difficile, les conservateurs suédois, revenus au pouvoir, ont alors entrepris plus de nationalisations au cours en trois ans que les sociaux-démocrates durant les 44 années précédentes.

Plutôt que de recourir à la régie d’État, le « modèle Rehn-Meidner », du nom des deux économistes (Gösta Rehn et Rudolf Meidner) qui l’ont conçu, adopté par les sociaux-démocrates au pouvoir en Suède dans les années 1950, utilisait les institutions de négociation collective pour obtenir les résultats souhaités par le biais de négociations entre syndicats et patronat. Plus important encore, les sociaux-démocrates suédois ont poursuivi une stratégie de négociation salariale « solidariste » menée par le biais d’un système de négociations centralisées « au sommet » dans lequel la principale fédération syndicale, la LO, et la principale fédération patronale, la SAF, se sont réunies pour uniformiser les salaires des travailleurs dans la majeure partie de l’économie suédoise.

Affiche du syndicat suédois LO faisant un lien entre la démocratie institutionnelle, la social-démocratie et la démocratie sur les lieux de travail. © Marleen Zachte

Ces accords ont été très efficaces pour faire converger les salaires des travailleurs les mieux et les moins bien payés en réduisant ceux des premiers pour augmenter ceux des seconds. Cela a eu pour effet de faciliter l’organisation et la solidarité de la classe ouvrière dans l’après-guerre, mais aussi, de favoriser les entreprises hautement productives et à forte capitalisation. Celles-ci, alors qu’elles pouvaient payer les très hauts salaires des cadres, ont bénéficié de la baisse des rémunérations chez ces professions. A l’inverse, les entreprises moins efficaces et à forte intensité de main-d’œuvre ont souffert de coûts salariaux élevés.

L’objectif de ce programme était de maintenir une économie productive et efficace, et donc capable de soutenir des salaires élevés, et un État-providence avancé tout en évinçant les entreprises inefficaces du marché. Pendant ce temps, des « politiques actives de gestion du marché du travail », telles que des programmes de formation et de réinsertion, étaient utilisées pour aider les travailleurs victimes de la faillite de leur entreprise à trouver un nouvel emploi.

L’objectif de ce programme était de maintenir une économie productive et efficace, et donc capable de soutenir des salaires élevés, et un État-providence avancé tout en évinçant les entreprises inefficaces du marché.

En échange d’une limitation des salaires au sommet de la distribution des revenus et de garanties au patronat que la propriété privée ne serait pas remise en cause, la classe ouvrière suédoise a obtenu le plein emploi. En juillet 1989, le taux de chômage était encore de 1,3 %, mais il a rapidement augmenté l’année suivante dans le contexte de la crise financière massive qui a frappé la Suède au début des années 1990. Les travailleurs suédois bénéficiaient également de l’État-providence universel le plus généreux d’Europe. Cela a contribué à renforcer le pouvoir organisationnel des travailleurs en compensant le désavantage inhérent des travailleurs par rapport aux entreprises sur le marché du travail. En fournissant des biens et des services essentiels à tous en tant que droit social, indépendamment des moyens de chacun, l’État- providence suédois a réduit la menace du chômage et a ainsi facilité la mobilisation des salariés sur leur lieu de travail.

Les communistes, les syndicats et l’État

La présence de partis de masse à gauche était donc clairement une condition préalable à la croissance de l’État-providence après la Seconde Guerre mondiale. Mais dans les pays où les plus éminentes de ces organisations étaient des partis communistes, les inégalités ont été plus importantes, le développement de l’État-providence plus tardif et les disputes idéologiques entre les représentants de la classe ouvrière ont entraîné une division du mouvement ouvrier. L’effet général de l’hégémonie d’organisations communistes au sein de la gauche était de marginaliser ce camp et d’isoler la classe ouvrière des institutions du pouvoir économique et politique. C’était bien sûr le résultat du climat de la Guerre Froide : les nombreuses convictions des partis communistes – comme l’opposition à l’OTAN – étaient un critère de radiation de la bonne société.

En France et en Italie, qui comptaient de loin les partis communistes les plus forts de toutes les démocraties occidentales durant l’après-guerre, les victoires politiques de la gauche ont été moins importantes que dans les pays où les partis communistes étaient moins puissants. En Italie, où les communistes et les socialistes étaient alliés après la Seconde Guerre mondiale, le Parti communiste italien (PCI) était la force dominante. Le PCI a atteint sa force maximale en 1953, lorsqu’il a revendiqué plus de deux millions de membres et remporté 22,3 % des voix aux élections parlementaires.

L’effet général de l’hégémonie d’organisations communistes au sein de la gauche était de marginaliser ce camp et d’isoler la classe ouvrière des institutions du pouvoir économique et politique.

De son côté, le Parti communiste français remportait régulièrement entre 20 et 25 % des voix aux élections nationales et dominait le mouvement ouvrier grâce à ses liens avec la Confédération générale du travail (CGT). Bien qu’exclu du pouvoir au niveau national après 1947, le parti dirigeait, au niveau local, une bonne part des plus grandes villes de France. Même à la fin des années 1970, il contrôlait encore un tiers de toutes les municipalités de plus de trente mille habitants.

Certes, l’énorme influence de la gauche française dominée par le PCF a effectivement contraint les gouvernements de droite du pays à mettre en œuvre des réformes pendant l’après-guerre. Mais, durant cette période, les inégalités étaient élevées par rapport au reste de l’Europe et les droits des travailleurs étaient fortement restreints.

Dans les syndicats marqués par une forte présence communiste, la division syndicale a souvent empêché les travailleurs de réaliser des avancées significatives. Les forces politiques concurrentes, peu disposées à accepter la direction communiste, se sont en effet rapidement séparées pour former leurs propres syndicats. Encouragés par les États-Unis et les élites locales hostiles à l’URSS et au communisme, les dirigeants syndicaux non communistes ont construit des fédérations syndicales concurrentes sur une base explicitement idéologique.

En conséquence, les mouvements ouvriers français et italiens se sont fracturés le long de lignes politiques pour devenir des groupes mutuellement antagonistes, chacun étant étroitement lié à un parti politique ou à un courant politique distinct, comme celui avec l’Église catholique par exemple. Il en résulte des décennies de compétition sans fin entre les organisations syndicales, prenant principalement la forme de conflits opposant les fédérations syndicales communistes, socialistes et catholiques. Ainsi, le mouvement ouvrier français d’après-guerre s’est fracturé en trois grands courants. L’organisation la plus importante était la CGT dirigée par les communistes, suivie par la Confédération Française des Travailleurs Chrétiens (CFTC, qui s’est séparée en 1964, entraînant la création de la Confédération Française Démocratique du Travail, ou CFDT, réformiste et socialiste), et Force Ouvrière (FO), traditionnellement « apolitique » (mais issue d’une scission de la CGT pilotée par la CIA, ndlr). En Italie, en 1950, les syndicats étaient déjà divisés, de manière parallèle, entre une fédération dirigée par le PCI, la Confédération générale italienne du travail (CGIL), et l’Union italienne du travail (UIL), plus orientée vers la social-démocratie, ainsi que la Confédération italienne catholique des syndicats (CISL).

Cette dynamique concurrentielle était renforcée par des systèmes de relations industrielles dans lesquels la représentation des travailleurs était divisée non seulement entre, mais aussi au sein des secteurs, des industries et des lieux de travail individuels. Les employés des entreprises italiennes et françaises pouvaient être couverts par un contrat négocié par un syndicat sans adhérer à celui-ci, et il n’existait aucun mécanisme institutionnel permettant à un syndicat unique d’obtenir une autorité légale exclusive sur un groupe de travailleurs. En d’autres termes, aucun des deux pays ne connaissait le système de « monopole d’embauche ». 

Au lieu de cela, de multiples syndicats divisés sur la base de leurs engagements politiques et idéologiques étaient actifs sur chaque lieu de travail – ils se battaient pour obtenir une influence dans l’atelier et un pouvoir organisationnel qui se manifestait par exemple lors des élections aux comités d’entreprise et aux comités d’usine.

La France est un bon exemple de ce à quoi ressemblait cette situation dans la pratique. L’État d’après-guerre construit par le général de Gaulle et ses alliés a été confronté à un mouvement ouvrier militant, mais fracturé, dominé par la CGT d’obédience communiste. Les taux de grève étaient élevés, surtout dans les industries manufacturières où la CGT était la plus forte.

La peur du communisme a motivé de Gaulle à développer un État-providence qui lie étroitement la plupart des avantages à l’emploi. Mais elle a également conduit le gouvernement français à s’engager dans une répression violente de la gauche, notamment le massacre de la station de métro Charonne en février 1962, où neuf participant présents à une manifestation dirigée par les communistes contre la guerre d’Algérie et l’extrême droite ont été assassinés par la police française.

La suspicion quant au pouvoir des communistes sur le mouvement syndical a également conduit le gouvernement à essayer de restreindre le pouvoir des syndicats.

La suspicion quant au pouvoir des communistes sur le mouvement syndical a également conduit le gouvernement à essayer de restreindre le pouvoir des syndicats. L’historien John Keeler note que les « responsables gaullistes hésitaient à renforcer un mouvement syndical dominé par un syndicat communiste », la CGT. Cela a eu des implications importantes pour la négociation collective, puisque « l’absence de consensus politique entre les syndicats et l’État était le facteur le plus fondamental limitant le pouvoir des syndicats ». 

Plutôt que d’offrir des concessions aux travailleurs, l’État gaulliste a cherché à réduire l’influence et l’autonomie des syndicats. En 1959, le gouvernement français a créé la « promotion collective », un système de subventions aux syndicats en échange de leur coopération dans les efforts d’éducation et de planification. En l’absence de toute autre source de financement, les syndicats sont rapidement devenus dépendants du financement gouvernemental pour leur survie. Sans surprise, l’État a fini par discriminer systématiquement la CGT lors de la distribution de ces fonds, alors qu’il était le plus grand syndicat de France. Ainsi, la Confédération s’est vu accorder entre un quart et un huitième des fonds que ses rivaux recevaient dans les années précédant 1968. L’une des conséquences de cette exclusion du pouvoir est que les syndicats français n’ont pas pu développer l’expérience de gestion du capitalisme acquise par d’autres syndicats sociaux-démocrates opérant dans des climats moins hostiles.

Plus tard, les bouleversements de mai 1968 en France et l’« automne chaud » de 1969 en Italie ont entraîné une nouvelle vague de réformes qui ont contribué à une nouvelle baisse des inégalités. En Italie, ces réformes comprenaient notamment un nouvel accord sur l’indexation des salaires sur l’inflation. En France, elles se traduirent par d’importantes augmentations des salaires et des prestations sociales. Dans les deux pays, les militants ouvriers des partis communistes et des syndicats dirigés par des communistes ont joué un rôle de premier plan dans ces luttes. Mais les syndicats n’ont jamais pu forger le type d’institutions qui ont caractérisé la social-démocratie de l’« âge d’or » en Europe du Nord.

La leçon est claire : les succès des gouvernements sociaux-démocrates reposaient sur leur capacité à institutionnaliser leurs revendications en s’incorporant aux États capitalistes. Là où les communistes dominaient la gauche et le mouvement ouvrier, les entreprises et les gouvernements étaient moins disposés à faire des compromis. Dans un climat politique où les taux élevés de croissance économique offraient des possibilités de réduction des inégalités aux partis disposés à travailler dans les limites des démocraties capitalistes, la gauche communiste a donc eu moins de succès que ses homologues sociaux-démocrates.

Désormais, le vent a clairement tourné et l’ensemble unique de circonstances qui a défini l’après-guerre ne reviendra pas. Quarante ans de désorganisation de la classe ouvrière, d’arrangements politiques et de déclin économique ont sapé les fondements sociaux de l’accord d’après-guerre. En fin de compte, la gauche devra trouver d’autres voies pour construire le type de société auquel nous aspirons. Néanmoins, alors qu’elle tente de tracer cette nouvelle voie, la gauche doit être claire sur son histoire et analyser finement ce qui lui a permis, et ce qui l’a entravé, à concevoir une société plus juste.