Aaron Bastani : « Nous sommes en train de vivre les dernières décennies du capitalisme »

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Aaron Bastani est un des fondateurs de Novara Media, turbulent média qui agite la politique britannique à l’ombre du Labour. Il est aussi l’auteur d’un ouvrage à succès, Fully Automated Luxury Communism, qui a provoqué un débat important sur les nouvelles technologies et la possibilité d’une société post-travail. Nous l’avons rencontré à Brighton, pendant la conférence annuelle du Labour. Traduction par Guillaume Ptak et Nicolas Clément.


LVSL – Vous avez récemment publié un livre intitulé Fully Automated Luxury Communism[1] [ndlr, « communisme de luxe automatisé »]. Cette formule a un caractère provocant, qu’est-ce que vous entendez par-là ? Est-ce que qu’il s’agit d’une vision épique, ou utopique, du futur de l’humanité ? Ou est-ce qu’il s’agit d’un projet à l’ordre du jour pour notre génération ?

Aaron Bastani – Le livre est composé de trois parties. Le premier tiers porte sur la crise dans laquelle nous nous trouvons, qui est une crise de notre modèle économique qui commence en 2009 et qui ne semble pas prête de s’arrêter. Il y en a d’autres, que je présente dans le livre comme des défis existentiels pour le capitalisme : le changement climatique, le vieillissement démographique, l’impact de l’automatisation sur le marché du travail, et la façon dont celle-ci va probablement accroître les inégalités… Cela crée également une multitude de problèmes en lien avec la crise du travail, les maladies qu’elle peut engendrer ou l’épuisement des ressources.

À n’importe quelle autre époque, une seule de ces crises aurait été dramatique, mais le 21ème siècle va en connaître 4 ou 5. Qu’il s’agisse de la France, du Royaume-Uni ou des États-Unis, ce constat est unanimement partagé. Les libéraux au pouvoir, les grands patrons, les conservateurs d’extrême droite et la gauche radicale sont tous d’accord. Ce que j’affirme dans le deuxième tiers du livre, et qui fait un peu plus débat est qu’en parallèle de ces crises nous assistons à l’émergence de ce que Marx aurait appelé un nouveau mode de production. De la même façon que le capitalisme ou le féodalisme sont des modes de production avec un début, un milieu et une fin, j’affirme que nous assistons potentiellement à la fin du capitalisme comme mode de production. Le capitalisme repose sur deux piliers que sont la vente de la force de travail contre un salaire et la production pour le profit. Depuis le début des années 2000, nous assistons de plus en plus à une « démarchandisation » involontaire au sein des marchés, à une rupture du mécanisme des prix, etc. Ce phénomène va se généraliser. Avec l’automatisation et la généralisation de l’intelligence artificielle, le prix obtenu par un travailleur pour sa force de travail chute soudainement.

En plus de ces crises, les contradictions inhérentes au capitalisme nous permettent d’identifier la fin du capitalisme et l’émergence de quelque chose d’autre. Ce n’est pas inévitable, mais je pense que c’est plausible. Cela dépendra des politiques mises en place, et des actions que nous entreprenons, mais c’est possible. Cela exige une politique révolutionnaire, qui est le communisme. Le communisme est clairement différent du capitalisme en cela qu’il ne nécessite pas de vendre sa force de travail contre un salaire, il n’y pas de production pour le profit, et à cause de certaines variables technologiques que je mentionne dans le livre, je pense que c’est l’ensemble des paramètres au sein desquels les progressistes et socialistes doivent constituer leur projet pour le 21ème siècle. En substance, qu’est-ce que cela signifie pour le « communisme de luxe automatisé » ? Est-ce un objectif réalisable pour notre génération ? Pour notre génération, probablement pas. Cela revient à demander si l’économie de marché était réalisable pour la génération d’Adam Smith, sans doute que non. Mais ce qu’Adam Smith a pu faire dans les années 1770, c’était identifier un nouveau mode de production. Je crois que c’est aussi ce que nous pouvons faire au XXIème siècle. À partir de là, nous devons œuvrer pour des politiques adéquates, des relations sociales, des formes de solidarité et un rapport à la nature adapté, qui nous permettront de faire progresser la justice sociale. D’une certaine façon, le « communisme de luxe automatisé » est censé être provocateur, et c’est mon but, mais ce n’est pas juste une formule marketing. Je situe mon analyse dans une perspective marxiste, dans ce que Marx a dit au sujet du communisme qui est distinct du socialisme. Dans le livre, le socialisme est pensé comme un pont vers le communisme, car ce sont des systèmes assez différents. Il s’agit bien d’un véritable état politique que nous pouvons atteindre. À quelle vitesse ? Nous verrons bien. Mais en même temps, je plaide coupable pour l’usage de cette formule pour faire réfléchir les gens, pour changer leurs préjugés.

 

LVSL – Vous avez suggéré qu’une série d’avancées technologiques, dont l’intelligence artificielle, l’automatisation, l’agriculture cellulaire et les manipulations génétiques offrent des leviers pour émanciper l’humanité du travail et de la rareté. Cependant, et en accord avec la loi de Moore, les progrès dans les technologies de l’information ont montré leur compatibilité totale avec de longues journées de travail, un ralentissement de la croissance de la productivité, et des conditions de vie qui stagnent. Pour quelles raisons les transformations technologiques des 50 années à venir seraient-elles plus libératrices ? Est-ce que vous n’exagérez pas le potentiel qu’ont ces innovations technologiques à transformer des relations sociales ?

A.B. – Ce sont trois choses différentes. Au sujet de la productivité, il y a une très bonne citation qui dit « la révolution de l’information est partout, mais la productivité n’est que statistique ». L’argument que je défends dans le livre est que les valeurs d’usage créées par la troisième disruption, par ces nouvelles technologies, ne peuvent être captées. Leur valeur ne peut être appréhendée à travers le modèle traditionnel de la productivité. Alors, qu’est-ce que la productivité ? La productivité est le PIB par personne par heure travaillée. Mais Wikipédia par exemple n’apparaît pas dans les statistiques du PIB. De même pour un groupe Facebook, qui vous permet de coordonner votre projet. Chez Novara [ndlr, le média au sein duquel Aaron Bastani travaille], nous utilisons Whatsapp. Ces outils sont généralement gratuits. Historiquement, ils auraient requis des institutions, ou une sorte de transaction monétaire à travers le mécanisme du prix. À travers notre compréhension obsolète du PIB et donc de la productivité, une grande part de cette valeur n’est pas prise en compte. C’est pourquoi nous devons laisser tomber ce concept de productivité. En revanche, en matière de conditions de vie, de salaires et de durée de travail, la situation s’est dégradée. Cela met en lumière un point très important, dont je parle dans les premiers chapitres du livre : j’y fais la distinction entre John Maynard Keynes et Karl Marx. En 1930, Keynes affirme que dans 100 ans, nous n’aurons besoin de travailler que 6 à 10 heures par semaine. En fait, il dit même que nous n’aurons quasiment pas besoin de travailler, ou du moins juste pour satisfaire notre besoin psychologique de travail. Keynes pense que, grâce à la technologie et à ce qu’il appelle les « intérêts composés », donc grâce aux progrès intrinsèques du capitalisme, nous arriverons à un monde débarrassé du travail et de la pénurie. Keynes, le plus puissant économiste bourgeois du XXème siècle parle donc de post-capitalisme. Il ne parle pas de communisme, qui est une chose différente, mais de post-capitalisme. Dans les années 1860, Marx évoquait un débat assez similaire à travers le progrès technologique et sa signification. Selon Marx, celui-ci n’implique pas nécessairement de meilleures conditions de vie, moins de travail et plus d’avantages pour les travailleurs. Il affirme que les travailleurs les plus qualifiés faisant usage des technologies les plus modernes, s’ils sont assujettis aux relations sociales capitalistes, peuvent avoir une vie plus difficile que les « sauvages ». Par elle-même, la technologie ne permet pas d’améliorer les conditions de vie. Il faut avoir des politiques publiques, la lutte des classes, des formes d’organisation sociale, etc. Marx dirait donc à Keynes qu’il est un « déterministe technologique ». Isolées, ces technologies ne peuvent pas émanciper l’humanité. Elles ne mèneront pas à une société post-travail.

LVSL – Ce qui ne répond pas à la question fondamentale sur les technologies futures…

A.B. – Parce que nous n’avons pas eu les politiques publiques nécessaires, voilà pourquoi. Nous pourrions d’ores et déjà avoir une semaine de 25 heures. Il existe beaucoup d’emplois socialement inutiles. Il y a beaucoup de captation de valeur qui est complètement improductive. L’essentiel de la finance n’aide vraiment pas la production utile et la création de valeur. Si nous parlons de dégradation des conditions de vie et de baisse des salaires, c’est donc en raison de la nature des politiques publiques mises en place. Il faut comprendre qu’après la fin des années 70, nous avons subi une contre-révolution. Moins en France, évidemment, vous avez eu Mitterrand au début des années 80. Mais dans l’ensemble du monde occidental, nous avons assisté à une contre-révolution. Cette contre-révolution est une réponse à une révolution. Les 65 premières années du XXème siècle sont révolutionnaires : elles sont révolutionnaires du point de vue du suffrage universel, des droits des femmes, des droits des LGBT, des luttes anticoloniales, etc. Elles sont aussi révolutionnaires du point de vue technologique. Le fordisme est une forme révolutionnaire du capitalisme en 1900, mais elle est tout à fait normale en 1960. Qu’est-ce que le Fordisme ? C’est l’idée selon laquelle un travailleur peut consommer les produits et services qu’il a lui-même créés, et que la demande induite crée une sorte de stabilité au sein du système. C’est une idée très radicale en 1900, mais tout à fait normale en 1965. Elle se conjugue très bien avec le keynésianisme. Tout cela est très bien : les travailleurs obtiennent une part du gâteau plus importante en 1965 qu’en 1900. Ce sont des gains très graduels.

Si nous avons reculé, c’est donc à cause d’une contre-révolution. Cette contre-révolution a su mettre à profit les technologies que j’évoque dans mon ouvrage. Prenons par exemple la mondialisation : nous assistons à une mondialisation du marché du travail, avec l’apparition de la conteneurisation, de formes globales de communication en temps réel, de formes globales de distribution, de stockage et de livraison. Tout cela dépend de la technologie. Et au lieu de permettre aux travailleurs de travailler moins, d’investir leur énergie dans des activités socialement utiles, ces technologies ont été récupérées par la contre-révolution pour servir les intérêts des 1% les plus riches. Le meilleur exemple est celui du charbon en Grande-Bretagne. Évidemment, le Royaume-Uni devait se débarrasser du charbon et aller vers les énergies renouvelables. C’est en partie ce qui s’est produit avec le thatcherisme, mais pas avec une transition socialement équitable, qui aurait bénéficié aux travailleurs, qui aurait amélioré la qualité de l’air qu’ils respirent et leur aurait donné des bons emplois syndiqués. Cela s’est produit comme un moyen permettant à Thatcher de conduire une guerre de classe. Les technologies en elles-mêmes ne sont pas émancipatrices, elles peuvent même participer à l’asservissement. Elles peuvent tout à fait servir les intérêts des élites. Ce que j’essaie de mettre en lumière dans le livre, c’est que les technologies que nous voyons émerger aujourd’hui, qui permettent une disruption potentielle du projet politique du XXème siècle, si elles ne sont pas accompagnées d’une véritable volonté politique, ne vont pas améliorer les choses. Au contraire, elles vont les empirer. C’est un point très important à mentionner lors de conversations avec les utopistes technologiques dont je ne fais pas partie.

LVSL – L’imposition de la rareté à la société n’est pas seulement le produit des relations sociales du capitalisme, elle découle aussi du rapport de l’être humain à la nature et des limites matérielles de l’environnement à un moment donné. Alors que le changement climatique et d’autres crises environnementales deviennent de plus en plus menaçants, l’humanité ne s’oriente-t-elle pas précisément vers des ressources disponibles plus limitées, une abondance matérielle moindre et donc plus rare ? Comment répondez-vous aux appels des militants écologistes en faveur de la limitation de la consommation individuelle et de l’abandon des mantras du progrès matériel et de la croissance continue ?

A.B. – Je parle d’abondance publique, de luxe public. Qu’est-ce que cela signifie ? De façon très provocatrice, j’affirme que je veux des piscines « illimitées » pour tout le monde. Cela veut-il dire que je souhaite que chaque personne ait une piscine « illimitée » dans son jardin ? Vous avez tout à fait raison, nous n’avons pas les ressources matérielles pour nous le permettre, même si nous le voulions. Ce dont je parle, ce n’est pas d’universaliser le droit de posséder une piscine « illimitée », mais d’universaliser le droit d’accès à une piscine « illimitée ». Cela nécessiterait bien moins de ressources que ce que nous utilisons en ce moment, mais cela sous-entendrait nécessairement une certaine remise en cause des relations de propriété actuelles. Je vais vous donner un exemple. Certains biens ne sont pas rares. L’air par exemple n’est pas un bien sujet à la rareté. L’air est un bien public et non-rival. Je peux respirer autant que je le souhaite, et ça n’impacte pas votre capacité à respirer. Il existe beaucoup de biens qui ne sont pas rivaux. Permettez-moi de vous donner un exemple : Wikipédia. Mon utilisation de Wikipédia ne limite pas la vôtre. Alors qu’avec un livre de bibliothèque, si je l’emprunte, vous ne pouvez pas le lire. C’est une forme de rivalité économique : si j’ai le livre, vous ne pouvez pas le lire, alors que nous pouvons tous les deux lire le même article de Wikipédia, en même temps. De même avec Spotify : nous pouvons tous les deux écouter la même chanson, en même temps. Cela semble un peu puéril, mais ça illustre bien le propos sur la rareté. Auparavant, ces biens étaient rivaux, qu’il s’agissait d’un livre ou d’un CD. Si une personne y avait accès, une autre en était privée. Il y avait donc une rareté. En revanche, avec les biens numériques et notamment les biens informationnels, nous sommes dans une situation de post-rareté. Il y a donc une petite partie de l’économie où la rareté n’existe pas.

Dans le livre, j’affirme que l’information est de plus en plus un facteur central de la production. Ce n’est pas le travail ou la terre comme auparavant. Beaucoup d’économistes bourgeois soutiennent également cette idée. L’information est donc progressivement le facteur central de la production, mais elle est aussi de moins en moins chère et sa reproduction est presque infinie. On se rapproche donc de la post-rareté, mais dans le mode de production capitaliste, cela est de plus en plus le lieu de la création de la valeur. C’est un paradoxe incroyablement difficile à surmonter pour les capitalistes. Je vais vous donner un exemple : nous n’avons pas besoin d’imaginer les industries du futur, prenons l’industrie pharmaceutique. D’où provient la valeur des produits pharmaceutiques ? Elle ne provient pas du travail ou de la terre, mais de l’information. Et comment s’assure-t-on que les produits pharmaceutiques soient profitables ? On utilise l’excluabilité : on impose une rareté artificielle à travers les brevets, les droits de marque, les droits de reproduction, les droits d’auteur, etc. Nous voyons donc déjà des manifestations bien réelles de rareté imposée dans des conditions d’abondance potentielle. Je crois que cette centralité de l’information va se généraliser progressivement dans l’économie. On le voit également dans l’automatisation, dans l’apprentissage automatisé ou dans la manipulation génétique.

Le capitalisme va devoir offrir une réponse similaire à ces évolutions, de la même façon que dans le secteur pharmaceutique. Dans des conditions d’abondance, ils devront imposer une rareté artificielle. Au Royaume-Uni, n’importe quel ouvrage d’économie décrit l’économie comme la distribution de biens et de services dans des conditions de rareté. Mais dans certaines parties de l’économie, ces conditions ne s’appliquent plus. La question de la rareté se décompose donc en deux parties : premièrement, ces conditions ne s’appliquent pas nécessairement à tous les biens. Deuxièmement, quand elles s’appliquent, nous pouvons tout à fait avoir une plus grande abondance pour le plus grand nombre grâce au rôle de l’information. En revanche, il s’agit de droit d’accès, pas de droits de propriété. Tout le monde devrait avoir accès à un logement gratuit, à l’éducation gratuite, aux transports gratuits, et pas nécessairement à leur propriété.

Historiquement, la réponse serait « on ne peut pas payer pour ça ». La meilleure façon de commencer la transition vers le communisme automatisé de luxe est de mettre en place des services de bus gratuits. C’est une bonne méthode pour réduire la pollution carbone et pour améliorer la qualité de l’air. C’est une très bonne politique que le Labour ou la France Insoumise pourraient mettre en place dès demain, et ça ne coûterait pas si cher que ça. La réponse historique serait « on ne peut pas se le permettre ». Mais si vous regardez le rôle central de l’information et la chute des prix, qu’il s’agisse du prix des voitures autonomes, de la production physique du bus, et de la baisse du prix des énergies renouvelables, la réponse est « au contraire, nous pouvons nous le permettre un peu plus chaque année. » La chute spectaculaire du prix de l’information et cette tendance vers la post-rareté devraient donc être une base pour des politiques socialistes très radicales. Les services basiques universels sont donc de plus en plus abordables chaque année, parce que leur prix sont déflationnistes, et c’est quelque chose que nous observons depuis très longtemps.

LVSL – Votre livre s’approprie la conception marxiste du communisme, mais il n’envisage pas une lutte de classes entre le prolétariat et la bourgeoisie comme Karl Marx. Quelle en est la raison ?

A.B. – D’une part, je souscris à l’idée que les sociétés sont divisées en classes. J’adhère aussi à la conception selon laquelle deux classes structurent les sociétés capitalistes, à savoir : celle qui doit vendre sa force de travail pour vivre, et celle pour qui ce n’est pas nécessaire, la classe capitaliste. Je reconnais que même les « bons capitalistes » doivent également reproduire ce schéma. S’ils ne le font pas, leur manque de compétitivité les entrainera vers la prolétarisation. Il y a donc une structure fondamentale qui rend cette division inéluctable. À partir de cela, Marx nous dit qu’il existe un agent révolutionnaire : la classe ouvrière, fossoyeuse de la bourgeoisie. Ce sujet surgit sur la scène de l’Histoire par l’action de la bourgeoisie, qui creuse donc sa propre tombe. D’une certaine manière, je pense que c’est une réalité. Il me semble que la classe ouvrière, soit l’ensemble des individus condamnés à vendre leur force de travail, demeure toujours le sujet révolutionnaire.

Toutefois, je crois qu’il nous faudrait une compréhension plus approfondie de ce que cela signifie. Par exemple : je suis en désaccord avec cette idée des années 1990 et 2000, selon laquelle le précariat ou encore l’hémisphère sud seraient devenus les nouveaux sujets révolutionnaires. À vrai dire, cela me semble absurde. Je pense que le prolétariat industriel de Chine est un sujet révolutionnaire, je pense que les codeurs sous-payés de la Silicon Valley sont de potentiels sujets révolutionnaires, je pense qu’un agent d’entretien de Brighton où nous sommes actuellement est un sujet révolutionnaire. Ce que je défends dans mon livre, c’est que nous devons nous organiser autour du thème de la baisse du niveau de vie entrainée par le néolibéralisme, et nous diriger vers un projet radical de social-démocratie. Tout bien considéré, j’ai l’intuition que la conscience de classe se développera à travers les partis politiques. Je dis cela parce que j’ai la conviction qu’il existe une relative autonomie du politique. Je ne conçois pas le sujet révolutionnaire comme s’incarnant uniquement dans le rapport salarial et au travail. De ce point de vue, je serais probablement en désaccord avec quelqu’un comme Karl Marx. Quoi qu’il en soit, il n’est plus parmi nous et vivait vraisemblablement dans un monde bien différent du nôtre. C’est en tous cas sur ce sujet que j’aurais tendance à prendre mes distances avec certains aspects du marxisme orthodoxe.

En tout état de cause, je crois que cette classe ouvrière élargie est toujours une classe révolutionnaire. La question qui demeure étant : « comment établir un lien entre cette subjectivité révolutionnaire et l’enjeu de l’organisation ? ». C’est la problématique fondamentale à laquelle nous allons tous essayer de répondre collectivement. À mon avis, une partie de la réponse réside dans un socialisme enraciné dans le monde du travail, et une autre dans les mouvements sociaux. Il me semble également que les partis politiques devraient participer aux élections. Par ailleurs, c’est grâce aux gens comme vous qui gérez des médias que les idées bougeront dans les têtes. En tant que socialistes, nous croyons que les gens, sous réserve d’être correctement informés, agissent rationnellement selon leurs intérêts. Hélas, à cause de l’idéologie ou encore de la fausse-conscience, cela n’arrive que très rarement. Pour cette raison, je crois qu’une action politique significative doit être comprise dans ses différents aspects.

LVSL – Vous préconisez une forme populiste de construction politique, à déployer principalement sur le plan électoral. Vous plaidez ainsi pour un « populisme de luxe ». Votre bibliographie cite les écrits de Jacques Rancière sur le populisme, mais ne fait aucune référence à ceux d’Ernesto Laclau. Étant donné les contours flous de cette notion de populisme dans le débat public d’aujourd’hui, pourriez-vous nous expliquer ce qui est spécifique au populisme dont vous vous réclamez, et comment il peut s’agir d’une stratégie viable pour parvenir à un « fully automated luxury communism » ?

A.B. – Le populisme, tout comme les thèses de Rancière et Laclau, font souvent l’objet de vives critiques, n’est-ce pas ? Il me semble que nous projetions d’éditer Laclau, mais nous avons dû abandonner. Malheureusement, cela se produit souvent lorsque l’on travaille dans l’édition. Rancière défend l’idée selon laquelle le mépris du populisme peut être associé à une forme d’antidémocratisme, et qu’il existe différentes formes de populisme. Selon sa théorie, le prérequis nécessaire à toute action politique efficace est l’identification du sujet ou du groupe social qui incarne le peuple. Cette phase est absolument fondamentale et inévitable si l’on est un démocrate. Ainsi, la question est la suivante : qui est le peuple ? Mettons-nous un instant à la place d’un ethno-nationaliste français. Dans ce cas précis, le peuple serait constitué de blancs, parlant le français et étant issus d’un territoire précis. Ce territoire peut un jour se limiter à la simple France, un autre inclure des pans de l’Espagne, peu importe… Paradoxalement, le peuple correspond également à une invention des technocrates libéraux. Selon leur perspective, à quoi ressemble le peuple ? De toute évidence, il est pour eux constitué de tous ceux dont on doit s’assurer qu’ils n’aient aucun contrôle sur quoi que ce soit. Cela peut s’expliquer : le peuple est caricaturé par la doxa libérale et la politique traditionnelle comme « ceux qui sont représentés ». Suivant cette conception, le peuple n’apparait que périodiquement sur la scène de l’histoire, pendant les élections, lorsqu’il vote pour ses représentants. Ainsi, le peuple existe bel et bien dans la conscience libérale, mais seulement momentanément.

Quoi qu’il en soit, le peuple existe encore. Ils ne s’en débarrassent pas, mais le traitent d’une manière bien différente. En tant que populistes de gauche, il nous faut également inventer le peuple. C’est d’ailleurs ici que s’invitent les questions de la nation et de l’internationalisme. Quand nous parlons du peuple, nous parlons de la classe des travailleurs. C’est dans cette classe que réside le peuple, celui qui doit se réapproprier les moyens de productions, entrer sur la scène de l’Histoire et la construire en dehors du cadre qui lui est imposé. Si l’on souhaite disposer d’une stratégie politique efficace et fonctionnelle, il nous faut mobiliser un certain type de population. Il faut « inventer le peuple », dirait Rancière. La gauche devrait s’y atteler, plutôt que de dénoncer la dangerosité du populisme. Quand elle se manifeste, cette posture s’apparente toujours à un glissement vers des tendances antidémocratiques. Comment cela se traduit dans le « communisme de luxe entièrement automatisé » ? Dans cette perspective, on informe le peuple, la classe ouvrière, que notre système économique n’est pas seulement en sous-régime, mais qu’il enlise délibérément son propre développement. Il est tout à fait défendable de dire que le capitalisme a produit des choses détestables durant ces 250 dernières années. À l’inverse, il faut également admettre que ce système a réalisé de bonnes choses. Même le marxisme orthodoxe ne s’y oppose pas. Marx considérait que le capitalisme était un prélude nécessaire au communisme. Il voyait le communisme comme le dernier et le plus haut stade de l’Histoire.

Le réchauffement climatique, le vieillissement de la population et l’autonatisation doivent nous faire prendre conscience que nous sommes en train de vivre les dernières décennies du mode de production capitaliste. Ces éléments rendent aujourd’hui impossible le bon fonctionnement de sa dynamique interne. Le capitalisme a besoin de ressources gratuites, d’une nature gratuite et illimitée. Marx lui-même parlait des « dons de la nature ». Ce système a besoin d’une sécurité sociale gratuite, mais il doit toujours solliciter un nombre croissant de travailleurs sans jamais rémunérer ceux qui les font naitre, qui s’occupent d’eux et qui les élèvent. Avec la chute du taux de natalité, il y a de moins en moins de travailleurs. Toutefois, il y a de plus en plus de personnes âgées en incapacité de travailler, du moins de manière productive, pour qui il faudra payer. Dans la théorie de Rosa Luxembourg, le capitalisme est représenté par une roue. Lorsqu’elle tourne, cette roue crée constamment de la valeur, en générant de l’argent issu de la production de marchandises. Cependant, cette roue ne doit pas être la seule à être prise en compte. Il en existe d’autres qui participent à faire tourner la grande roue du capital, à créer de la valeur : l’argent génère toujours plus d’argent. Ces autres roues sont la reproduction sociale, ainsi que le travail non-rémunéré et historiquement genré : le colonialisme correspond en règle générale à la vision selon laquelle on peut disposer gratuitement des ressources du Sud Global. Concernant la question du climat, on retrouve une conception selon laquelle on peut détruire la planète en toute impunité, sans en souffrir les conséquences. Ces trois petites roues, qui contribuent au mouvement général de la grande roue de la valeur, sont peu à peu en train de s’enrayer.

À vrai dire, ce mouvement de ralentissement a commencé il y a un moment déjà. Je pense qu’il est fondamental d’y réfléchir en prenant en compte la baisse du taux de profit, le déclin du PIB par habitant, la baisse des salaires, etc. Cela nous ramène d’ailleurs à votre première question. Du fait des nouvelles technologies et des nouveaux enjeux que nous devons affronter, je ne crois pas que le paradigme politique actuel soit capable de proposer des perspectives. Il faut que nous vendions notre projet politique au peuple. Nous devons faire comprendre que la lutte contre le vieillissement, le réchauffement climatique et les inégalités nécessite une transformation complète du système. Cependant, il faudra insister sur le fait qu’il ne s’agit pas de faire des sacrifices. En d’autres termes : nous n’aurons pas une vie au rabais parce qu’il faut sauver la planète ou combattre le vieillissement de la population. Fondamentalement, ce qui rend la vie horrible, c’est le capitalisme. Certes, on ne pourra plus prendre l’avion cinq fois par an, il faudra voyager en train et cela prendra deux fois plus de temps. Certains pourraient considérer cela comme un sacrifice. Néanmoins, les problèmes fondamentaux de notre époque viennent du capitalisme. C’est ce type de populisme que je souhaite défendre. Les masses ont des problèmes divers, mais la cause première de leurs maux est le mode de production économique.

LVSL – Que pensez-vous de l’idée selon laquelle le clivage fondamental est désormais entre les métropoles à l’avant-garde du capitalisme et les périphérises délaissées ?

A.B. – Je crois que c’est un clivage fondamental, au sein duquel la France est à l’avant-garde. Elle l’est bien plus que la Grande-Bretagne, bien qu’il soit également visible ici. Les gens parlent souvent de la décomposition de l’Union européenne, n’est-ce pas ? C’est aussi un des clivages auxquels il nous faut réfléchir en Grande-Bretagne. L’Écosse souhaite devenir indépendante, le Pays de Galles s’interroge, l’Irlande va peut-être se réunifier. Même en Ecosse, le vote nationaliste est principalement issu des grandes villes : Glasgow et Dundee. Si on analyse les votes lors du référendum pour le Brexit, on s’aperçoit que les grandes villes telles que Londres, Liverpool et Manchester, ont essentiellement voté pour le « Remain ». Il me semble toutefois que les résultats de Birmingham étaient très serrés. Nous sommes donc face au même problème qu’en France. Les classes populaires qui ne vivent pas dans les métropoles sont en colère contre la mondialisation et l’échec de son système économique. Ils considèrent qu’ils ne partagent pas d’intérêts matériels communs avec ceux qui vivent dans les grandes villes. La gauche a une tâche historique à accomplir : elle doit faire converger ces luttes. Il faut qu’elle articule un projet politique qui dise : « vous partagez un intérêt commun ». Ce défi a marqué la limite de la gauche jusqu’à aujourd’hui. Du moins, cela a été la limite des politiques de la gauche libérale durant des décennies, et cela va également le devenir pour la gauche radicale, comme nous pouvons le constater avec le corbynisme.

Cette convergence est nécessaire. Nous pourrions réunir 52% des suffrages en adoptant une stratégie focalisée sur les grandes villes. Nous aurions le soutien des BAME (noirs, asiatiques et minorités ethniques), des étudiants et des jeunes. Cela pourrait fonctionner, durant une élection ou deux. Dans cette éventualité, nous pourrions en profiter pour effectuer de grandes réformes. Cependant, dans la perspective d’une transformation de la société, cela ne suffirait pas, du fait de la structure du capitalisme moderne. En effet, l’accumulation du capital est aujourd’hui concentrée dans des espaces géographiques restreints. Ces zones s’enrichissent, deviennent de plus en plus productives et les salaires tendent à y augmenter. Si l’on prend l’exemple de Londres durant ces dix dernières années, on s’aperçoit que la productivité de la ville a augmenté, tandis que celle du pays stagnait. Les investissements directs étrangers n’ont certes pas augmenté, mais sont restés tout à fait corrects. De plus, les salaires et le prix du logement étaient toujours supérieurs. Londres bénéficie d’une économie à part. La doxa libérale nous dit : « Londres indépendante ! Londres devrait rester dans l’UE et l’Angleterre devrait partir. L’Angleterre est réactionnaire ». De toute évidence, je suis en désaccord avec ce point de vue. La difficulté de cette tâche ne signifie pas qu’elle n’est pas nécessaire. Une fois de plus, nous sommes face à la grande question qui se pose à gauche depuis le siècle dernier : la question nationale, particulièrement pertinente concernant la situation de la France. Vous disposez d’un projet politique de gauche conséquent, qui parvient à articuler une dimension socialiste dans le cadre de la République française. Il est vrai qu’une partie de la gauche ne le voit pas d’un bon œil. Toutefois, vous faites face à une réalité politique à laquelle vous devriez au moins réfléchir : le fossé entre les classes populaires et les villes. On peut considérer que cette stratégie est mauvaise. Dans ce cas, il faut proposer une alternative. Pour l’instant, je n’en vois nulle part.

Il ne s’agit pas ici d’appeler à l’avènement d’un socialisme organisé autour de l’État-nation. Il est plutôt question de faire remarquer que l’on ne peut pas penser un socialisme qui rassemble les masses laborieuses sans réfléchir à la problématique de la nation. Nous croyons au socialisme et à l’auto-détermination. Mais qui gouverne ? Sont-ce les cités-États ? Pourquoi pas. Je pourrais m’en accommoder, c’est une forme de démocratie tout à fait cohérente. Est-ce l’État-nation ? Est-ce le fédéralisme, auquel cas nous bénéficierions d’un fort pouvoir local ? Il me semble que ce sont des débats que nous devrions avoir. Hélas, en tant que militants de gauche, nous n’y parvenons peut-être pas toujours. En Grande-Bretagne, je crois que notre approche se résume à un économisme par défaut. Nous sommes contre l’austérité et je suis d’accord avec cela. Cependant, nous ne traitons jamais des autres sujets qui n’ont pas vraiment de liens avec l’économie politique de la crise. Nous nous devons avoir une position concernant l’État écossais : en tant que socialiste, quel est ton avis sur l’indépendance de l’Écosse ? On ne peut pas se contenter de répondre : « laissez-les se débrouiller ». C’est une opinion défendable et je la partage. Néanmoins, dans l’absolu, je crois que ce pays, le Royaume-Uni, devrait adopter une politique de fédéralisme radical. Cela n’engage que moi, mais il me semble que cette forme d’auto-détermination est la plus efficace. Nous devons reconquérir les classes populaires avec un programme qui ne se borne pas aux problématiques économiques, mais qui propose également un projet de reconstruction politique. En France, cela pourrait correspondre à la 6ème République. En Grande-Bretagne, cela pourrait prendre la forme d’une convention constitutionnelle, bénéficiant d’une constitution écrite et d’une solution fédérale. La gauche ne peut ignorer ces enjeux et se focaliser uniquement sur l’économie politique. Parfois, il faut également traiter des problèmes relatifs à l’État.

[1]    https://www.versobooks.com/books/2757-fully-automated-luxury-communism. Voir aussi https://www.nytimes.com/2019/06/11/opinion/fully-automated-luxury-communism.html

Álvaro García Linera : « Les processus historiques se manifestent par vagues »

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©Matthew Straubmuller

Álvaro García Linera est l’actuel vice-président de Bolivie. Homme clé d’Evo Morales et architecte de la stratégie socialiste du gouvernement, nous avons souhaité l’interroger à la veille d’élections générales qui ont lieu après 13 ans au pouvoir. Réalisé par Iago Moreno et Denis Rogatyuk, traduit par Marie Miqueu et Rachel Rudloff.


LVSL – Nous souhaiterions débuter cet entretien avec une analyse du panorama politique actuel en Bolivie. Quel est le bilan du gouvernement par rapport aux promesses électorales des élections présidentielles de 2014 [triomphalement remportées par l’actuel président Evo Morales et son vice-président Álvaro García Linera ndlr] ? Pensez-vous que le terrain politique du MAS [Movimiento al socialismo, le parti au pouvoir depuis 2006] s’est réduit du fait de la progression de figures d’opposition comme Carlos Mesa ou Oscar Ortiz ?

Álvaro García Linera – Chaque élection a ses particularités et il n’est pas possible que les mêmes scénarios se répètent. Aujourd’hui, les opposants ont des visages différents de ceux d’il y a 5 ans ou 10 ans. Cependant, le point commun entre ces forces d’opposition reste l’absence d’un projet étatique, économique et social alternatif ; c’est là où réside leur principale faiblesse. Au-delà de la nouveauté ou de l’ancienneté des visages, des sigles et de la rhétorique, la grande limite des forces conservatrices réside dans le fait qu’elles n’ont pu dépasser l’horizon qui prévaut aujourd’hui : celui de l’État plurinational [depuis la réforme constitutionnelle de 2009 menée par le MAS, la Bolivie est un État plurinational ndlr]. Elles n’ont pas de projet alternatif à celui d’un État qui articule classes populaires et classes dirigeantes. Elles n’ont pas de projet alternatif sur le plan de l’économie, qui permettrait le dépassement de l’État comme acteur clef de l’économie et de la redistribution des richesses. Elles n’ont pas non plus de propositions alternatives, à l’émancipation et à la responsabilisation des peuples indigènes dans la construction de l’État.

La politique et l’économie de cette dernière décennie reposent sur ces trois piliers ; ils n’ont pas de contrepartie aujourd’hui, et il n’existe pas de projet alternatif. En ce sens, nous sommes plus ou moins dans la même situation qu’il y a cinq ans. Il reste à voir comment s’exprime le soutien populaire en termes électoraux, mais nous avons confiance dans le fait que les bases fondamentales du projet et de la structure hégémonique de la plurinationalité vont se maintenir.

LVSL – Pendant des années, une offensive idéologique et médiatique a été menée, ayant pour finalité le retour de l’Amérique latine dans la « longue nuit néolibérale » de laquelle elle était progressivement sortie dans les années 2000. Cependant, la victoire sans précédent d’Andrés Manuel López Obrador au Mexique, et le surprenant avantage obtenu par le Frente de Todos [le mouvement mené par Alberto Fernandez et Cristina Kirchner contre le président Mauricio Macri], à l’issue des primaires en Argentine, ont l’air de démontrer que cet inévitable retour au passé n’était rien de plus qu’une chimère. Comment voyez-vous le rôle de la Bolivie dans les nouvelles alliances régionales et la possibilité de reconstruire un nouveau bloc de pouvoir continental alternatif au néolibéralisme ?  

AGL – On assiste curieusement à une sorte de coïncidence philosophique entre le discours de la fin de l’histoire, mis en avant par les courants libéraux des années 1980, et certains courants progressistes, qui évoquent la fin d’un « cycle » progressiste. Je parle de coïncidence car ces deux courants portent un regard téléologique sur l’histoire, comme si elle était fondée sur des lois qui se situent au-delà de l’action humaine. Les discours néolibéraux et ceux qui évoquent la « fin d’un cycle » ont malheureusement coïncidé ; mais l’histoire a montré qu’elle n’évolue pas en fonction de lois, qu’il n’est aucune téléologie à l’œuvre. En réalité, c’est dans l’histoire même que réside la contingence, le renouveau, l’imprévisible et les probabilités.

Ainsi, au moment même où certains criaient à la fin du cycle des gauches et annonçaient une nouvelle ère conservatrice, on assistait aux victoires électorales du Mexique. Ceux-là ont alors répondu qu’il s’agissait d’un dernier sursaut avant la fin du cycle des gauches. Puis s’est produit la victoire des progressistes lors des primaires en Argentine. Nous souhaitons que cela se passe aussi en Bolivie et en Uruguay.

Ce que ces approches fantaisistes de la réalité ne prennent pas en compte, c’est que les processus historiques ne suivent pas des cycles ni des « lois » indépendantes de l’action humaine. Les processus historiques se manifestent par vagues. Face au concept de « fin de cycle », je propose celui de « vagues ». Les actions collectives et les luttes sociales se manifestent sous la forme de vague. Elles se mettent en marche, avancent, triomphent, arrivent au sommet, puis s’arrêtent, reculent, mais elles peuvent ensuite se remettre en marche avec une autre vague, et encore une troisième vague, etc.

Je pense donc que nous sommes en train d’assister – nous allons pouvoir le vérifier à la fin de ce mois d’octobre – à une nouvelle vague de processus progressistes dans un monde et une Amérique latine à la recherche de solutions, d’alternatives à l’inégalité, à la misère et à l’exploitation. C’est la raison pour laquelle je propose cette logique de « vagues », où le moteur de l’action se situe chez les personnes, et non dans des processus basés sur des « lois » que personne ne comprend.

Le deuxième problème de cette lecture en termes de « fin de cycle » est qu’elle conçoit les victoires conservatrices et le retour du néolibéralisme comme le début d’un long cycle qui pourrait durer une ou deux décennies. Les choses ne sont pas ainsi. Le grand problème de ce néolibéralisme 2.0, c’est qu’il n’accouche d’aucun projet de société. Il consiste avant tout en une action de vengeance, une manifestation de dégoût [à l’égard des processus progressistes] et une volonté de règlement de comptes. Ce n’est pas un projet qui provoque de l’enthousiasme : il interpelle seulement des émotions négatives dans le but de trouver des coupables aux problèmes et de les régler par des réponses démagogiques. Cela ne peut fonctionner qu’à court terme. On ne peut pas construire une hégémonie de longue durée, une acceptation morale des gouvernés par les gouvernants, avec pour seules bases la haine et la rancune. C’est pour cette raison que ce néolibéralisme 2.0 n’a pas d’avenir sur le long terme. Ses possibilités sont très limitées parce qu’il n’a pas réussi à créer une nouvelle proposition alternative de mode de vie et de société.

Il a été capable de le faire dans les années 1980, ce fut là sa force. Tandis que leurs adversaires cherchaient à conserver ce qui existait, les néolibéraux ont dit : « nous allons changer le monde de cette façon : libres entreprises, globalisation et économie de libre-échange ». C’était une proposition de mode de vie et de société qui a su provoquer l’enthousiasme, l’adhésion, et le consensus actif des secteurs subalternes des classes populaires. Mais aujourd’hui ce n’est plus le cas.

De plus, ce néolibéralisme 2.0 survient à un moment où le monde entier constate l’effondrement de la croyance en la fin de l’histoire basée sur des préceptes néolibéraux. L’Angleterre et les États-Unis, porte-drapeaux du libre-marché il y a trente ans, sont aujourd’hui devenus protectionnistes. L’économie planifiée de la Chine, avec un parti unique, est aujourd’hui le porte-drapeau du libre-échange. Les communistes sont devenus les libre-échangistes, et les partisans du libre-échange et de la démocratie libérale sont en train de devenir protectionnistes : c’est le monde à l’envers.

Ainsi, la proposition néolibérale n’est plus attractive, et ses modèles ne sont plus idéaux : l’Angleterre et les États-Unis, qui étaient vus comme un horizon à conquérir, se situent aujourd’hui à contre-courant. Dans ce scénario de chaos généralisé, d’effondrement du récit globalisateur néolibéral, les projets libéraux mis en place dans quelques pays ne possèdent plus l’éclat, la force, la conviction et l’intégrité d’antan. Ils n’arrivent plus à capter l’enthousiasme des gens.

Les classes aisées peuvent mettre des années à se venger des classes moyennes et populaires et à régler leurs comptes, mais elles ne pourront jamais emporter l’esprit collectif de la société sur le long terme. C’est pour cette raison que ce sont des projets de court terme, et qu’ils finissent par être confrontés à de nouvelles vagues de mal-être populaire, car ces projets génèrent une pauvreté généralisée.

LVSL – Le projet du MAS a combiné plusieurs dimensions de la politique révolutionnaire : la gestion de l’État, la lutte politique contre l’opposition, la prise en compte et la réponse aux demandes des mouvements sociaux. D’après vous, quels sont les principaux centres de gravité du pouvoir politique au sein du MAS, et quels sont les enjeux clefs qui se présentent au gouvernement d’Evo Morales ?

AGL – Un des divers enseignements que l’on peut tirer de l’expérience bolivienne repose sur le fait qu’on ne construit pas un gouvernement ni une stabilité sociale et politique en se fondant uniquement sur la force parlementaire. Le gouvernement et la stabilité sociale et politique se construisent par l’action collective, la présence dans la rue. Il s’agit d’un point décisif.

Les deux piliers de la forme de gouvernement que nous avons construite sont les suivants : une majorité parlementaire doublée d’une majorité sociale dans la rue. L’action collective dans la rue est un élément clef pour comprendre les nouvelles formes de démocratisation. Le second pilier consiste dans l’articulation complexe et flexible des organisations sociales au sein des structures de pouvoir et de décision. Les syndicats, corporations, confédérations, mouvements paysans, indigènes, juntes d’action communale, forment une structure de pouvoir dans l’État.

Cette articulation est flexible : parfois ces organisations se retirent, puis décident de se réincorporer au sein de l’État. La structure du gouvernement bolivien consiste dans une confédération flexible d’organisations sociales. Le MAS n’est pas vraiment un parti, mais plutôt une organisation fluide et souple, fruit de la négociation entre organisations sociales. C’est aussi quelque chose de nouveau dans les formes d’organisations collectives : les organisations sociales se font État, se font gouvernement, et donnent une autre dynamique au processus politique bolivien.

Quant aux défis, il y en a plusieurs. Le fait que le monde plébéien ait maintenant accès aux postes de pouvoir et de décision dans les parlements, les ministères, les mairies et les collectivités territoriales desquels il était en permanence exclu a créé un appétit pour la participation politique et la volonté de réaliser une forme de carrière : « je suis dirigeant ouvrier, et la prochaine étape est de devenir conseiller municipal, député, vice-ministre, ou ministre ». Je ne critique pas cette attitude, après 500 ans de marginalisation et de gestion publique aux mains d’une oligarchie d’à peine quelques familles, il s’agit d’un élargissement du droit d’être reconnu et de prendre des décisions.

Mais cela provoque un problème dans l’organisation sociale, car ce sont des militants, syndicalistes, paysans, ouvriers, indigènes, qui passent subitement d’une carrière syndicale ou sociale à la gestion de la politique étatique, délaissant ainsi leur domaine antérieur sans cadre politique. Cela se traduit par une dépolitisation lente et graduelle des structures sociales du pays. À moyen terme, ceci peut devenir compliqué.

Nous avons besoin d’une repolitisation permanente des secteurs sociaux. En Bolivie, tous les cinq ans, les députés, sénateurs, maires, conseillers municipaux et élus départementaux changent à 98%. Autrement dit, tous les cinq ans il y a un renouvellement de 98% des cadres politiques en moyenne. Cela se produit très rapidement, et l’on voit arriver de nouveaux visages au niveau des directions intermédiaires, encore et encore : cela produit des dirigeants avec moins de formation et moins d’expérience, une trajectoire moins importante, ce qui, avec le temps, pourrait fragiliser la structure organisationnelle des syndicats.

C’est pour moi l’un des risques qui nous impose, dans les cinq prochaines années, de soutenir les processus de repolitisation de la vie syndicale, de qualification des cadres dirigeants des syndicats, corporations et des communautés paysannes et indigènes. Ce serait un premier défi à relever.

LVSL – Vous avez confessé en 2017 l’envie de pouvoir libérer plus de temps pour vous dédier à « l’objectif de former de nouveaux cadres socialistes ». Entre-temps, les circonstances ont exigé un nouveau mandat de votre part en tant que vice-président. On sait que cela reste néanmoins une des grandes orientations que vous avez en tête, et par la même occasion l’un des défis fondamentaux pour la survie à long terme du processus de changement. Quels seraient, d’après vous, les limites de cette tâche, et quel rôle peuvent tenir les organisations de jeunesse autour du Movimiento del Socialismo (comme La Resistencia, Generación Evo, Siglo XXI ou Columna Sur) dans ce processus et leurs branches internationales, leurs initiatives de jeunesse à l’échelle mondiale ? 

Alvaro García Linera – Ces organisations de jeunesse sont une de nos grandes réussites. Elles sont une force vitale qui enrichit et renouvelle sans cesse les idées et les leaders, il faut les encourager. Cependant, il est aussi nécessaire de renforcer la formation politique, idéologique et collective dans les constructions de direction, de formations d’opinions dans les syndicats ouvriers, dans les communautés rurales, dans le leadership de quartiers.

Comme le MÁS est fondamentalement une structure prolétarienne où ceux qui prennent les décisions appartiennent à ces secteurs sociaux, c’est principalement là qu’il manque une organisation de formation de cadres. J’ai l’intention de créer une grande école de formation au cours des cinq prochaines années, avec autant de jeunes de ces différents secteurs, mais aussi des syndicalistes, des voisins, des travailleurs manuels et intellectuels. Ils recevront des cours intensifs et durables.

Il ne faut pas oublier que la première génération qui est entrée dans la structure de gouvernement du MÁS venait de deux versants. D’une part, de la vieille école de la gauche : ceux qui ont fondé les partis socialiste, communiste et la gauche partisane. D’autre part, de l’ancienne formation de cadres de la lutte syndicale : des manifestations, des blocages, des arrestations et des détentions du monde syndical. Ces deux versants ont été la pépinière qui a alimenté la première génération du gouvernement du MÁS.

Mais ce n’est plus le cas. Il n’y a plus de grandes manifestations et de blocages, et plus d’école pour former les cadres. La formation que donnait la gauche à ses cadres politiques au fil des décennies s’est aussi beaucoup affaiblie, c’est comme si le MÁS les avait absorbés, et ce militantisme, petit mais solide, n’a pas duré. Aujourd’hui, ce sont d’autres circonstances qui obligent à travailler sur ces deux aspects. D’abord avec la jeunesse, mais aussi avec les organisations sociales, dans une perspective de construction de nouveaux leaderships, idéologiquement réformés et politiquement bien préparés à la nouvelle bataille qui approche.

LVSL Aujourd’hui en Bolivie, après des années d’intrusion nord-américaine dans le processus de changement, les nouveaux « plans Condor » paraissent indiquer l’orchestration d’une sorte de « révolutions de couleur » financée et encouragée depuis l’extérieur. La privatisation de certaines universités par l’opposition, les campagnes de désinformation autour de la Chiquitania, le retour de la violence adverse et les grèves ont mis en évidence cette tendance. Quels sont les mécanismes d’autodéfense démocratique dont peut se servir le peuple face à ce type de harcèlement idéologique et culturel ?

Alvaro García Linera – En politique, les adversaires font tout leur possible pour nous affaiblir, sinon ils ne seraient pas des adversaires. Même si on ne les voit pas, ils le font.

De plus, je suis d’avis que quand quelqu’un lance un objet dur et solide sur un vase de verre, celui qui casse le vase de verre ne le fait pas grâce à la solidité de l’objet, mais grâce à la faiblesse du vase. Il faut construire un vase qui est durable, et qui résiste quand on lance un objet solide. C’est ainsi que j’imagine les processus révolutionnaires : il y aura toujours des attaques de part et d’autre. Des pays étrangers, des logiques impérialistes, il y en aura toujours. Je serais naïf si je n’anticipais pas toutes ces actions. Ainsi, il faut construire quelque chose qui sera en mesure de résister.

C’est ce que l’on a essayé de faire ces 13 dernières années, se débrouiller pour que le vase ne se casse pas, construire un vase qui n’est pas fragile face aux coups qu’il reçoit de l’extérieur. Il est évident que ces derniers temps, les forces conservatrices et l’intelligentsia planétaire – conservatrice elle aussi -, ont peaufiné leur stratégie. Ils utilisent aussi la culture et le sens commun pour construire un appui et une adhésion durables. C’est ce que faisait aussi la gauche qui tout au long de sa vie a été marginale, mais qui s’est employée à construire des idées-forces pour convertir les petites idées en horizons qui capturent des parties de l’imaginaire collectif. Dîtes-moi quelle influence vous avez sur le sens commun, et je vous dirai de quelle force politique vous disposez. La gauche s’est éloignée de ce travail. Nos débats théoriques, nos cours de formation, notre capacité à analyser la situation concrète visaient à figer les idées-forces qui peuvent irradier et capturer l’imaginaire des gens, l’ordre moral et la logique du monde. La droite le sait aussi, et c’est ce qu’elle essaie de faire, c’est pourquoi elle a changé. À la place des coups d’états, des dictatures, elle a compris que la bataille politique est une bataille pour des idées-forces, à travers le sens commun, pour l’ordre logique, moral, procédural et instrumental de la vie quotidienne des gens.

Ainsi, ils sont aujourd’hui plus sophistiqués, ce qui rend la bataille de la gauche d’autant plus compliquée, mais peu importe. Si je n’avais pas un adversaire intelligent en face, je deviendrais quelqu’un avec des limites évidentes. Ce sont les points forts de ton adversaire, ses stratégies, qui t’obligent à avoir des capacités pour pouvoir l’affronter et le vaincre.

Ces nouvelles tactiques de l’opposition ne me surprennent pas, on les attendait, elles étaient prévisibles, mais on doit les affronter avec de nouvelles stratégies et de nouvelles tactiques nous aussi, capables de de contrecarrer l’assaut, et ramener du côté progressiste le regard général sur le monde et sur le futur. Ce que nous sommes en train de vivre est nouveau, mais ce n’est pas surprenant, cela fait partie du monde infini mais limité des possibilités qui peuvent arriver dans la lutte politique.

LVSLEn parlant précisément des stratégies futures et de comment répondre aux nouvelles manœuvres de l’adversaire, nous voulions vous poser une question en lien avec les nouveaux défis liés aux réseaux sociaux et à l’émergence du cyberespace et de la domination d’internet. Les dernières élections brésiliennes ont démontré le tournant dangereux qui se joue dans cette nouvelle configuration. Après des années d’utopies optimistes, cet espace, que beaucoup décrivent comme paré d’une aura démocratique, s’est avéré être un terrain placé sous le contrôle d’une minorité d’entreprises multinationales et de pouvoirs globaux. Concrètement, aujourd’hui, ce sont les réseaux comme Facebook et Whatsapp qui utilisent massivement les bots, les appels téléphoniques, et qui sont le point de départ des campagnes d’intoxication massive de la sphère publique. Pour beaucoup de critiques, le manque de protection sur les réseaux de Bolivie s’est d’abord reflété dans la défaite du 21 février, puis dans la facilité avec laquelle les adversaires de l’Estado Plurinacional de Bolivia ont réussi à engager sur les réseaux sociaux une campagne de désinformation sur la Chiquitania. Est-ce que la période 2020-2025 sera aussi une période de domination des réseaux sociaux ? Le processus peut-il aussi rassembler des millions de personnes grâce aux réseaux sociaux ?

AGL – Il est certain que les réseaux sociaux ont introduit une nouvelle plateforme dans l’espace politique, un nouveau support technique de construction de l’opinion publique. En matière de construction de l’opinion publique, il y a d’abord eu le face à face et les joutes oratoires qui remontent à des milliers d’années, puis est apparue l’imprimerie, jusqu’aux journaux, ensuite la radio, puis la télévision et enfin les réseaux sociaux.

Il y a donc cinq supports technologiques fondamentaux de communication et chacun possède sa complexité, ses caractéristiques, ses vertus, ses limites et ses formes de manipulation. C’est un élément nouveau qu’il est important de comprendre. Je ne fais pas partie de ceux qui croient que les réseaux sociaux peuvent réinventer le monde, ce n’est pas vrai. Évidemment, ils peuvent créer des imaginaires, comme le faisait la radio à son époque ou la télévision. Ils peuvent déformer la réalité comme le faisaient les journaux, la radio et la télévision. Ils peuvent renforcer certains préjugés sociaux comme l’ont fait les autres plateformes et supports technologiques. De même que pour tous ces médias, qui a le plus d’argent a le plus de pouvoir.

Ceux qui peuvent contrôler l’intelligence artificielle pour repérer vos couleurs préférées, votre film préféré et vous envoyer des messages avec vos couleurs préférées à l’heure à laquelle vous êtes disponible et vous passez le plus de temps sur le portable pour regarder vos messages, aura le plus de marges de manœuvre. Le cas de l’entreprise Cambridge Analytica a démontré qu’il est facile de manipuler les réseaux avec un peu d’argent et un peu d’intelligence artificielle aux mains d’un certain nombre de personnes intelligentes qui savent construire ces mécanismes d’orientation de l’information.

Cependant, les réseaux ont besoin de s’appuyer un minimum sur la réalité pour rendre les choses crédibles, vraisemblable, ou au moins pour qu’elles génèrent des doutes. Elles ne peuvent pas inventer des choses extraordinaires, et l’intelligence artificielle ne peut pas manipuler les cerveaux de telle sorte qu’elle ferait changer d’avis radicalement quelqu’un d’un instant à l’autre. Ce n’est pas vrai. On disait la même chose de la télévision, « la boîte idiote ». Les gens ne sont pas stupides, nous ne sommes pas non plus des éponges sur lesquelles n’importe qui pourrait venir et laisser la marque qu’il veut. Les êtres humains ont toujours été des êtres de croyances, donc bien évidemment les réseaux sociaux sont un espace fantastique pour manipuler et réorienter ces dernières, mais elles doivent se fonder un minimum sur le terrain et sur la réalité pour être efficace. Elles nécessitent un encadrement matériel fondé sur la réalité qui permet que la manipulation et l’information soient efficaces.

Les réseaux sociaux jouent un rôle d’informateurs, et surtout un grand rôle de désinformateurs. Mais ils ne peuvent pas non plus créer un monde complètement manipulable et différent de celui que le citoyen vit tous les jours. Car ce dernier compare l’information qu’il vient de voir sur les réseaux sociaux avec ce qu’il vit quand il va acheter du pain, quand il monte dans le bus, quand il parle avec ses collègues de travail. En définitive, il ne retient que l’essentiel et ce qui correspond le plus à sa propre expérience.

Combien de personnes utilisent les réseaux sociaux ? 90% des gens. Quels sont les médias crédibles ? La Télévision, la radio et les journaux. Les réseaux sociaux apparaissent en dernier. Donc, ne cédons pas à l’image d’êtres humains uniquement constitués d’os et de muscles, avec une tête creuse remplie par les réseaux sociaux. Ce n’est pas le cas, les êtres humains n’ont jamais été et ne seront jamais des êtres sans capacités de discernement ou d’esprit critique. Bien sûr que les réseaux aident et peuvent approfondir à diffuser un mensonge. Ils peuvent déformer les choses mais ils ne sont pas tout puissants : ils ne peuvent pas créer un monde virtuel éloigné du monde réel. Sont-ils efficaces ? Oui, en partie car ils sont liés à la réalité des gens, mais s’ils s’en éloignent ils ne servent à rien.

C’est ce que nous avons appris. Pour nous, c’est un média technologique comme a pu l’être l’imprimerie, la télévision ou la radio. Désormais, nous disposons d’un nouveau média avec de nouvelles règles et technologies, de nouvelles formes de construction de la volonté collective et de l’information, plus sophistiquées, plus compliquées, plus difficiles, mais cela fait partie du système que l’humanité a créé petit à petit depuis cinq mille ans.  Ils jouent un rôle important, nous en sommes conscients et nous essayons d’y apparaître de plus en plus.

En ce qui concerne les manipulations de l’intelligence artificielle réalisées par certains gouvernements étrangers, entreprises ou partis ayant trop d’argent, il faut les contrecarrer avec l’utilisation de cette même intelligence artificielle pour y opposer une information plus véridique et vérifiable. Il faut lutter, car un nouveau monde s’est ouvert avec les réseaux sociaux, mais c’est un monde dont les règles du jeu et les tactiques d’occupation et d’affrontement ne sont pas si différentes de celles auxquelles Sun Tzu a fait face il y a 3 500 ans.

LVSL – Nous aimerions vous poser une question plus personnelle. Qui est Álvaro García Linera ? Vous avez été syndicaliste, soldat dans l’armée Túpac Katari, professeur et vice-président. Comment a évolué votre trajectoire politique ? Quelles références intellectuelles d’Europe et d’Amérique Latine se cachent derrière Álvaro García Linera ?

AGL – Depuis l’adolescence je suis socialiste et communiste. Je suis un homme qui sait qu’il vaut la peine de vivre en essayant de transformer les conditions de vie des personnes en vue d’améliorer l’égalité, la justice et la liberté. Tout le reste n’est qu’éléments, outils temporaires et contingents servant ces objectifs qui définissent le communisme et le socialisme.

De mon point de vue, le socialisme et le communisme n’impliquent pas de militer pour un parti mais de militer pour la société. Dans le cas bolivien, on ne peut pas être socialiste, on ne peut pas être communiste si on ne comprend pas la réalité, la justice, les rapports, les luttes, le mouvement ouvrier, le mouvement indigène et l’indianisme. En d’autres termes, on ne peut pas être communiste en Bolivie sans être en même temps indianiste.

Je suis quelqu’un qui essaie de constamment mélanger le débat contemporain, les luttes idéologiques et les avancées en sciences sociales. J’aime m’imprégner de savoir, mais il est clair qu’en même temps je ne peux pas comprendre, je ne peux pas rendre utile ce savoir comme dans un simple exercice de réflexion logique, de mots et d’idées. Cet exercice me semble trop simple. Je peux comprendre cet exercice d’idées, de concepts, d’auteurs afin d’enrichir ma compréhension de ce qui se passe en Bolivie, sur le continent, dans le monde, et ce qui se passe dans la Bolivie indigène, non indigène, ouvrière, pauvre, des élites, des interventions, du colonialisme…

J’ai donc toujours été quelqu’un qui a mêlé ces idées et cherché à les articuler avec d’autres expériences du monde. Je crois que cette articulation idéologique et spirituelle prend son origine dans mon militantisme au collège. Je n’ai pas changé depuis. À certains moments il y a des auteurs qui m’ont davantage influencé, certaines actions politiques me semblant plus marquantes. Puis le temps passe et d’autres auteurs m’ont davantage attiré : leurs politiques me surprennent et m’enthousiasment. Cependant, il y a un fil conducteur qui est celui du militantisme socialiste, communiste et indianiste. Je crois qu’à ce niveau-là je n’ai pas changé et je ne changerai pas. Mais nous verrons bien ce que nous réserve le futur.

Afghanistan : comment le cauchemar islamiste a germé sur les ruines de la révolution

La symbolique socialiste arborée par les révolutionnaires afghans © Asian Marxist Review

Abondamment commentés, les quarante ans de la Révolution islamique iranienne, ont occulté un autre événement survenu lui aussi entre les années 1978 et 1979 : la révolution afghane marxisante du Parti populaire démocratique d’Afghanistan. La comparaison entre ces deux révolutions est éloquente : l’une, en mêlant le vocabulaire et les méthodes des mouvements tiers-mondistes à un rejet de la modernité occidentale, a conduit à un retour de l’élément religieux dans la géopolitique de la région. L’autre, menée par des militants formés à l’école du marxisme-léninisme orthodoxe, désireux d’imposer la sécularisation d’une société encore largement traditionnelle, apparaît comme la dernière du genre, entraînant dans son échec une URSS mourante qui n’a pas pu supporter une guerre asymétrique qui s’est imposée à elle par la force des événements ainsi que la volonté des États-Unis et du Pakistan.


De la révolution afghane, les pays occidentaux auront surtout retenu le dénouement, avec l’entrée des forces soviétiques sur le territoire de leur voisin du sud, occasion pour les anti-communistes de pointer du doigt, cinq ans après la chute de Saïgon, l’agressivité d’une puissance communiste conquérante qui n’a pas les scrupules du monde occidental, tandis que journalistes et artistes affichaient un soutien sans nuances à la rébellion [1]. Les communistes européens se faisaient remarquer, dans le même temps, par leur défense contre-productive du grand-frère soviétique (on se souvient du « droit de cuissage » évoqué par Georges Marchais, qui n’avait pas plus de réalité dans l’Afghanistan des années 1970 que dans l’Europe médiévale). L’armée soviétique renversait en réalité un gouvernement nourri d’idéologie marxiste-léniniste pour le remplacer par un autre qui ferait preuve, au fil des ans, de plus en plus de modération ; elle n’intervenait en fait qu’après de longues hésitations et plusieurs refus adressés aux gouvernements afghans précédents.

L’Afghanistan : un État-tampon dans le Grand jeu centrasiatique

L’État afghan tel qu’on le connaît apparaît au XVIIIe siècle. Il a longtemps été confronté aux velléités conquérantes de l’Empire russe au nord et de la Compagnie des Indes orientales britannique au sud. Il s’est trouvé au centre d’un affrontement géostratégique que l’on a communément appelé le Grand jeu.

Malgré plusieurs effondrements du pouvoir central et des divisions du pays entre dynasties rivales et de surcroît, trois interventions militaires britanniques, le pays conserve son indépendance. Cela permet à ses souverains d’apparaître comme les défenseurs de l’Islam face aux puissances chrétiennes tout en jouant sur la rivalité anglo-russe, les deux puissances ayant rapidement compris que l’intervention indirecte était un meilleur moyen de contrôler le pays que l’intervention militaire. Cette qualité d’État invaincu et refuge de l’Islam sert de fondement à un début de sentiment national au sein d’un pays composé d’une mosaïque d’ethnies, elles-mêmes traversées de divisions claniques internes.

https://en.wikipedia.org/wiki/Remnants_of_an_Army#/media/File:Remnants_of_an_army2.jpg
Remnants on an army d’Elizabeth Thompson représente le retour du chirurgien William Brydon, seul survivant de l’expédition envoyée contre Kaboul en 1841, en Inde britannique. Ce tableau illustre, dans l’imaginaire occidental, l’idée de l’Afghanistan comme un pays éternellement insoumis aux grands empires.

Si le Grand jeu prend fin avec l’alliance anglo-russe de 1907, il est réactivé par la guerre froide, qui voit s’opposer cette fois la puissance américaine et ses alliés iraniens et pakistanais à l’URSS restée maîtresse de l’Asie centrale. Le pays, toujours monarchique, conserve son rôle d’État-tampon avec sa neutralité et profite ainsi des offres d’aide de l’un et de l’autre des joueurs, en orientant selon les circonstances sa diplomatie vers l’un ou vers l’autre des camps. Un équilibre séculaire brutalement rompu en 1978 par la prise de pouvoir du Parti populaire démocratique d’Afghanistan, allié de Moscou.

Un parti marxiste-léniniste au pouvoir

Il peut paraître à première vue étrange qu’un parti d’inspiration communiste ait pu prendre le pouvoir dans un pays comme l’Afghanistan des années 1970 : malgré une certaine ouverture sur le monde de la jeunesse urbaine, un timide développement du tourisme et des travaux de modernisation des infrastructures réalisés avec le soutien de l’un ou l’autre compétiteur de la Guerre froide, le pays apparaît comme encore très largement rural et peu modernisé. Avec une population agricole intégrée à des mécanismes clientélaires qui régissent une grande partie de la vie sociale, un poids écrasant de l’Islam traditionnel et une classe ouvrière quasi-inexistante, on était aux antipodes du modèle révolutionnaire marxiste. Pourtant, des intellectuels nourris de marxisme-léninisme et trouvant dans cette doctrine un moyen de moderniser radicalement le pays plus qu’une utopie collectiviste, fondent en 1965 le Parti populaire démocratique d’Afghanistan, appelé à prendre le pouvoir au cours de la décennie suivant. Le parti ne se présente pas comme communiste ; mais si, à l’instar de son homologue iranien le Tudeh (parti des masses populaires), comme nationaliste et réformateur, le parcours intellectuel de ses dirigeants et ses liens avec Moscou ne laissent pas de doutes quant à son positionnement. D’autres partis d’inspiration marxiste, notamment maoïstes, voient le jour parmi les groupes ethniques minoritaires du nord du pays, tandis que le Parti populaire démocratique d’Afghanistan (PPDA) reste implanté dans l’ethnie majoritaire pashtoune.

L’équilibre du Grand jeu est rompu, et l’Union soviétique ne peut désormais plus lâcher le gouvernement de Taraki sous peine de subir un grave revers diplomatique et de remettre en cause le dogme de l’irréversibilité révolutionnaire

C’est en avril 1978 que le PPDA passe à l’action et proclame la République démocratique d’Afghanistan, dirigée par l’écrivain Nur Mohammad Taraki et son adjoint, Hafizollah Amin, qui occupe le ministère des affaires étrangères. Sans que Moscou ne lui ait donné de directives, un parti communiste s’est donc emparé de tous les leviers du pouvoir en Afghanistan, de sa propre initiative. Mais Moscou ne peut que suivre, et signe dans la foulée un traité d’amitié avec l’Afghanistan, fournissant des conseillers, des subsides et du blé en échange de l’installation de bases militaires. L’équilibre du Grand jeu est rompu, et l’Union soviétique ne peut désormais plus lâcher le gouvernement de Taraki sous peine de subir un grave revers diplomatique et de remettre en cause le dogme de l’irréversibilité révolutionnaire.

De la « République Démocratique » à l’intervention soviétique

Arrivé au pouvoir, le PPDA met en place une politique de vastes transformations de la société afghane, dont la radicalité tranche avec le réformisme modéré du gouvernement nationaliste précédent : abolition des dettes paysannes, réforme agraire sans compensations, égalité homme-femme. Si cet agenda est indéniablement progressiste, leur caractère profondément déstabilisateur pour la société traditionnelle s’ajoute à la répression systématique des opposants, fussent-ils des modernisateurs ou d’autres marxistes, avec une pratique de la torture dont l’usage à grande échelle inquiète Moscou, rend rapidement le régime impopulaire. Le choix de l’abandon du tricolore afghan pour un drapeau entièrement rouge, faisant disparaître le vert islamique, et les déclarations de responsables locaux contre la religion contribuent encore à attiser l’hostilité qui se mue rapidement en révoltes armées. Si des mouvements hostiles au pouvoir central au nom de la défense de l’Islam traditionnel existaient avant la révolution, ils prennent une autre dimension face au pouvoir communiste. Le 9 mars 1979, une insurrection éclate à Hérât, grande ville de l’ouest afghan, où des militaires se rallient à la population et aux religieux. La situation ne peut être résolue que grâce à l’appui des soviétiques.

Si cet agenda est indéniablement progressiste, leur caractère profondément déstabilisateur pour la société traditionnelle s’ajoute à la répression systématique des opposants, fussent-ils des modernisateurs ou d’autres marxistes

Conscients de la détérioration de la situation et sceptiques quant à l’action du gouvernement ainsi qu’au bien-fondé de politiques socialistes dans le pays, les dirigeants soviétiques reçoivent Nur Mohammad Taraki le 20 mars, et restent sourds face à ses demandes d’intervention militaire [2]. Mais la situation échappe de plus en plus à leur contrôle, alors que le 14 septembre, Hafizollah Amin renverse Taraki et élargit encore la répression ; les soviétiques le soupçonnent par ailleurs d’être un agent américain, multipliant les actions contre-productives pour décrédibiliser l’agenda socialiste de la révolution. Du 8 au 12 décembre, le politburo prend définitivement la décision de destituer Amin et de déployer des troupes en Afghanistan pour assurer la solidité du nouveau régime, qui sera dirigé par Babrak Karmal, l’ancien chef de fil du Partcham. Après avoir échappé à deux tentatives d’empoisonnement, Amin est éliminé par un assaut des forces spéciales soviétiques le 27 décembre [3]. Le lendemain, des blindés soviétiques traversent la frontière, l’occupation commence.

La guerre des États-Unis et du Pakistan

Avec l’invasion soviétique, un conflit interne à un pays alors largement méconnu allait devenir un enjeu mondial. Les Occidentaux n’avaient pourtant pas attendu l’intervention directe pour intervenir en Afghanistan aux côtés des opposants au régime du PPDA, participant à la déstabilisation du pays dans le but clairement défini d’attirer les troupes de l’Union soviétique en Afghanistan et d’en faire un « Vietnam de l’armée soviétique », comme l’avait reconnu Zbigniew Brzezinski [4]. L’invasion soviétique puis l’élection de Ronald Reagan amplifient l’aide américaine aux rebelles, qui reçoivent plusieurs milliards de dollars de subsides et d’armements. Le missile américain Stinger, apparu sur le terrain en 1987, marque un tournant : permettant d’abattre les hélicoptères, il prive l’armée rouge de sa maîtrise totale du ciel et ruine une stratégie de contre-guérilla jusqu’alors plutôt efficace.

C’est l’aide étrangère qui transforme progressivement la nature de la guérilla, qui passe d’une insurrection visant à défendre la société traditionnelle à un ensemble de mouvements prônant un Islam radical importé d’Arabie Saoudite et des écoles Déobandi indo-pakistanaises, bientôt insérés dans des réseaux djihadistes mondiaux. On évoque souvent l’importance des réseaux de volontaires internationaux, comme ceux du saoudien Oussama Ben Laden, et leurs liens avec les services américains et les dirigeants de l’Arabie Saoudite. Mais c’est le Pakistan qui joue le rôle plus important : pays d’accueil de l’opposition politique afghane, la République islamique alors dirigée par le général Zia est bientôt chargée de la répartition de l’aide internationale. Le général va en faire une arme pour servir ses propres intérêts stratégiques. Avec leur expérience du clientélisme tribal, les services pakistanais privilégient les groupes appartenant à l’ethnie dominante pashtoune et prônant le plus ouvertement l’Islam le plus fondamentaliste. Il ne s’agit pas, pour le régime de Zia, de reconstituer un Afghanistan unifié et souverain mais d’exercer un contrôle indirect sur les zones pashtounes, stratégiquement utiles en cas de conflit futur avec l’Inde, tout en mettant fin aux vieilles revendications irrédentistes afghanes sur les régions pashtounophones pakistanaises. Les groupes plus modérés comme les Tadjiks d’Ahmad Shah Mas’ud, dont le charisme et la francophilie lui vaudront pourtant le soutien de l’intelligentsia française, bénéficient d’une aide bien moindre.

De la fin du gouvernement révolutionnaire au cauchemar islamiste

Alors que l’Armée rouge et les troupes régulières afghanes s’embourbent dans une lutte qu’il est de plus en plus improbable de remporter, le gouvernement, désormais dominé par la faction Pârtchâm, cherche à poursuivre ses réformes tout en jouant la carte de la modération. Le drapeau rouge est abandonné au profit d’une nouvelle version du tricolore afghan, lequel est orné en médaillon d’une étoile rouge…surmontant un Coran ouvert. Le remplacement de Karmal par Muhammad Nadjibollah en 1987, accentue encore cette tendance. Conscient que le retrait des troupes soviétiques voulu par Gorbatchev est proche, il présente son gouvernement comme musulman et nationaliste, prône une réconciliation nationale et cherche à prendre contact avec ses adversaires. Malgré son implication indéniable dans la répression et la torture des opposants politiques, il parvient à gagner une véritable popularité en apparaissant comme le garant de l’unité nationale face aux ingérences du Pakistan, nouvel ennemi extérieur après le retrait des troupes soviétiques achevé en 1989. Cette stratégie explique le maintien du régime jusqu’en 1992, d’autant plus que certaines exactions commises par les groupes rebelles convainquent les populations urbaines de se ranger derrière Nadjibollah, ou tout au moins de ne pas ouvrir leurs portes à la rébellion.

Conscient que le retrait des troupes soviétiques voulu par Gorbatchev est proche, nadjibollah présente son gouvernement comme musulman et nationaliste, prône une réconciliation nationale et cherche à prendre contact avec ses adversaires

La disparition de l’Union soviétique et de son aide financière condamne cependant le régime à la chute. Le 29 avril 1992, Mas’ud entre dans Kaboul sans combattre après avoir rallié une partie des fonctionnaires issus comme lui des minorités du Nord. Un nouveau gouvernement est mis en place. Le retour à la paix reste possible : Mas’ud et Rabbani, chef politique de son mouvement, sont conscients qu’il leur faut s’appuyer sur l’ancienne administration pour permettre le retour à l’unité et l’indépendance. Mais l’absence de soutien des occidentaux et la pression du Pakistan ne permettent pas de parvenir à rétablir une situation stable ; les factions rebelles s’affrontent dès lors dans une guerre civile aux alliances mouvantes. Avec le soutien de l’ancien communiste Rashid Dostom, principal dirigeant de la minorité ouzbèke, rallié un temps à Mas’ud, les troupes islamistes de Hekmatyar bombardent une première fois Kaboul, mais les troupes de Mas’ud tiennent bon.

Au Pakistan, le retour progressif à la démocratie ne change pas fondamentalement la politique afghane. Face aux alliés islamistes pashtounes des services de renseignement de l’armée de l’ancienne dictature, restés très puissants, le gouvernement de la première ministre Benazir Bhutto créé sa propre force islamiste afghane ; ce seront les Talibans. Ceux-ci bousculent les troupes de Hekmatyar puis chassent Mas’ud de Kaboul. Le cauchemar fondamentaliste s’abat sur le pays, qui n’en est jamais tout à fait ressorti.

Menée par des factions aussi pressées d’imposer leur vision au pays que de s’entre-déchirer, se perdant dans un cycle de répressions et de violences en ne voulant pas prendre en compte les réalités de l’Afghanistan traditionnel, la révolution afghane clôt sur un échec total la vague des révolutions progressistes et modernisatrices au Moyen-Orient. En enfonçant l’URSS dans une guerre qui use ce qui lui restait de ressources financières et de crédibilité internationale, elle contribue également à mettre fin à l’aventure révolutionnaire du XXe siècle. Alors que le chiisme politique s’installe dans l’Iran voisin, l’Afghanistan devient le point de ralliement des réseaux fondamentalistes sunnites qui, l’ennemi communiste athée abattu, ne tardent pas à se retourner contre l’Occident, tout autant haï. Pour les décennies suivantes, l’opposition à la mondialisation libérale et à l’impérialisme va sembler passer, dans le discours du moins, de la revendication de l’indépendance et du développement à une question de spiritualité et de civilisation, et sera ressentie comme telle dans tous les camps.

[1]Henri Souchon, « Quand les djihadistes étaient nos amis », in Le Monde Diplomatique, février 2016 (https://www.monde-diplomatique.fr/2016/02/SOUCHON/54701 )

[2] Gilles Rossignol, « L’intervention militaire soviétique vue de Moscou », in « Les nouvelles d’Afghanistan », n°157, juin 2017.

[3] Gilles Rossignol, « L’élimination d’Hafizollah Amin », in « Les Nouvelles d’Afghanistan », n°158, septembre 2017.

[4] Interview de Zbigniew Brzezinski par le Nouvel Observateur, 15/01/1998 : https://www.les-crises.fr/oui-la-cia-est-entree-en-afghanistan-avant-les-russes-par-zbigniew-brzezinski/

Principales sources pour la contextualisation historique et géopolitique:

Michael Barry, Le Royaume de l’Insolence. L’Afghanistan 1504-2011, Flammarion, 2011.

Anthony Arnold, Afghanistan’s two party communism, Hoover Press, 1983.

Christian Parenti, « Retour sur l’expérience communiste en Afghanistan », in Le Monde Diplomatique, août 2012

 

Ian Brossat : « Nous sommes populaires, pas populistes »

Ian Brossat, adjoint à la mairie de Paris. ©Vidhushan

Ian Brossat est tête de liste du PCF pour les élections européennes. Une tâche compliquée dans un contexte de morcellement des candidatures considérées comme étant de gauche, après des élections difficiles et un congrès tumultueux pour sa formation. L’aisance médiatique et la prestation remarquée de cet ancien professeur de français redonnent pourtant le sourire aux militants communistes puisqu’il a pratiquement remporté un premier pari : redonner un peu de visibilité au PCF. Atteindre 5% des suffrages semble cependant encore difficile alors que la liste du PCF ne récolte dans les intentions de vote qu’entre 2 et 3% des voix. Un score qui signifierait pour la première fois l’absence de députés communistes Français au Parlement européen… Entretien retranscrit par Loïc Renaudier.


LVSL – Dans le cadre des élections européennes, il y a toute une série de candidats classés à gauche : Jadot, Hamon, Aubry ou encore Glucksmann. Quelle est la particularité de votre candidature par rapport à ces différents candidats ? Dans les débats on ne voit pas forcément de démarcation franche.

IB – D’abord, ce ne sont pas des candidatures, ce sont des listes. Ce sont des listes qui sont constituées de 79 noms, d’hommes et de femmes. Personnellement, je conçois cette campagne comme une campagne collective. Pour le reste, j’ai d’abord une première remarque. Il y a effectivement beaucoup de dispersion à gauche avec une multiplication du nombre de listes, sans doute liée au mode de scrutin. C’est un scrutin proportionnel, à un tour, et c’est le seul scrutin national de ce type. Ceci ne favorise pas les rassemblements.

La deuxième remarque, c’est que la particularité du Parti communiste dans cette campagne, c’est sa cohérence sur la question européenne. Le PCF a rejeté tous les traités européens sans exception. C’est une constance que personne ne pourra nous enlever. Nous avons voté contre l’Acte unique en 1986. Nous avons voté contre le Traité de Maastricht. Nous avons voté contre le Traité constitutionnel européen. Pour nous c’est une position constante, non pas par refus de l’Europe mais parce que nous avons perçu très tôt l’ADN libérale de cette Union européenne. Ainsi sur cette question européenne, nous n’avons jamais menti, jamais fait croire que l’on pourrait construire une Europe sociale avec des traités européens qui disent tout l’inverse, de manière explicite.

Troisièmement, c’est le choix de présenter une liste à l’image de la société française : 50% d’ouvriers et d’employés, avec une représentation très forte du monde du travail tel qu’il est aujourd’hui. Nous avons en deuxième position de notre liste une ouvrière textile, Marie-Hélène Bourlard ; des ouvriers en lutte comme Franck Saillot, de la papeterie Arjowiggins, ou Nacim Bardi d’Ascoval ; et puis aussi des secteurs ubérisés que l’on voit peu dans le monde politique comme Arthur Hay, qui est livreur à vélo et qui a créé le premier syndicat des livreurs ; ou encore un salarié d’Amazon Khaled Bouchajra. Nous avons eu la volonté de représenter le monde du travail sur notre liste pour une raison simple : depuis trop longtemps maintenant, l’UE est la propriété des banques et de la grande bourgeoisie. Il nous semble important d’envoyer au Parlement des combattants et des hommes et femmes qui sont très différents des personnes qui ont l’habitude de siéger au Parlement européen.

LVSL – Le PCF a connu des mouvements récents avec l’élection de Fabien Roussel. L’analyse habituelle du dernier congrès est qu’il a confirmé la volonté du PCF d’exister par lui-même. Partagez-vous cette analyse ?

IB – Oui. Le PCF a vocation à exister dans le paysage politique. Il a souffert ces dernières années de n’avoir pas été suffisamment investi. On peut ne pas aimer l’élection présidentielle, mais c’est l’élection structurante de la vie politique française. Le fait d’avoir été absents à deux reprises de l’élection présidentielle nous a compliqué la tâche. Je suis militant communiste depuis l’âge de 17 ans. Dans le cadre de cette campagne, je parcours le territoire. J’ai fait plus de 5 ans de déplacements dans des centaines de départements et à chaque fois que je suis au contact des militants de notre parti, je me dis que le PCF mérite mieux que l’image que beaucoup de gens en ont. C’est un parti d’une richesse incroyable composé d’hommes et de femmes désintéressés, généreux, qui se battent pour leurs idées, qui ne cherchent pas à faire carrière. Dans un monde politique où chacun pense d’abord à lui, j’ai une admiration sans bornes pour ces militantes et militants. Ce que nous souhaitons effectivement, c’est que cette force militante là puisse se voir à l’échelle nationale. Cela suppose que le PCF soit présent aux élections nationales.

LVSL – Cela implique donc une candidature du PCF seul…

IB – Seul, je n’en sais rien. En tout cas le PCF a vocation à être présent à toutes les élections nationales et a vocation à retrouver sa place dans le paysage politique. Ça j’en suis convaincu. Je ne le dis pas avec un raisonnement opportuniste. Mais je suis convaincu que le PCF peut être utile pour la période que nous traversons. C’est une période politiquement très confuse. Le PCF peut être un repère, car composé d’hommes et de femmes fiables qui ne changent pas d’avis comme de chemise, qui n’ont pas de convictions à géométrie variable. L’autre jour, je me suis fait la réflexion lorsque j’étais au débat de France 2. J’étais entouré de gens qui appartiennent à des partis qui, soit n’existaient pas il y a quelques mois, ou soit ont changé de nom. Finalement, j’étais le seul à être représentant d’un parti qui n’est pas né hier et qui ne disparaîtra pas demain. Le PCF défend ses convictions dans la durée.

LVSL – À propos de ce débat, une grande partie des français vous a découvert. Les observateurs ont signalé une bonne prestation de votre part. On sait que l’aisance médiatique a longtemps fait défaut au PCF, du moins ces dernières années. On l’a vu aussi au dernier Congrès, avec une bifurcation stratégique qui consiste à vouloir remettre un peu d’incarnation dans votre projet. Quelle a été votre stratégie auprès des grands médias audiovisuels ?

IB – Ce serait prétentieux de dire que l’on a élaboré une stratégie pour être médiatisés. En l’occurrence pour France 2, on s’est surtout battus pour être présents, ce qui n’était pas prévu au départ. Or j’étais convaincu qu’il fallait qu’on y soit et que ce débat serait structurant puisque même s’il a été peu regardé, c’était le premier débat des élections européennes. Si nous avions été absents de ce premier débat, cela aurait engendré une multiplication de débats dont nous aurions été absents par la suite. La stratégie que nous avons eue à ce moment-là a été de le traiter par l’humour plus que par l’agressivité, notamment par des vidéos avec des chats qu’ont diffusées les militants communistes. Cela a été une stratégie payante. Nous avons bien fait de faire comme ça.

LVSL – Jusqu’alors, il y avait au PCF un certain refus de la personnalisation. Or aujourd’hui il y a un retour de la visibilisation par l’incarnation du projet, ce qui semble être une rupture vis-à-vis des dernières années…

IB – C’est une question redoutable. Le PCF se bat pour que le pouvoir soit partagé entre un nombre de mains plus important. Marier cette conviction avec la nécessaire incarnation politique, cela vous confronte à des contradictions importantes. Je pense que l’on est contraint de tenir compte des règles du jeu. On ne joue pas au tennis avec un ballon de football. Il faut tenir compte des réalités. Moi j’assume la part d’incarnation qu’il y a dans la politique. Parce que la politique est ainsi faite aujourd’hui, on ne peut pas passer à côté de cette réalité-là si on veut changer la société.

LVSL – Sur des aspects plus programmatiques, nous avons noté lors du débat sur France 2 que vous aviez déclaré que la pratique libérale de l’Union européenne n’était pas compatible avec les traditions et les valeurs françaises. Selon vous, il ne faut pas que l’UE entraîne les peuples sur une voie qu’ils n’ont pas choisie en matières économique et sociale. Et dans un tout autre domaine, c’est justement un argument qui est employé aussi par des gouvernements d’extrême-droite, lorsqu’ils refusent d’accueillir des migrants. Est-ce que le droit européen est à géométrie variable sur les questions économiques et non sur les droits fondamentaux ?

IB – Tel que je le conçois moi, oui bien sûr. Je dirais qu’on ne peut pas traiter la question des droits fondamentaux de la même manière que les questions économiques. Mais surtout je voudrais insister sur un point. La France, au sortir de la Deuxième Guerre Mondiale, a élaboré un modèle économique différent avec un secteur public puissant adossé à des entreprises puissantes qui disposaient d’un monopole dans certains secteurs. Dans le domaine de l’énergie, dans le domaine du transport ferroviaire et dans le domaine des télécoms, par exemple. Parce que, à l’époque, le gouvernement, sous l’impulsion du Conseil National de la Résistance, avait considéré que ces secteurs n’avaient pas vocation à être livrés aux marchands, parce que ce sont des réponses à des besoins fondamentaux. À partir de là, on a considéré qu’il appartenait aux pouvoirs publics de prendre en charge ces secteurs. Ce système donnait satisfaction : il permettait un – relatif – égal accès à ces droits fondamentaux ; il permettait un maillage territorial. Et là-dessus est intervenue l’Union européenne. De manière dogmatique, l’UE nous a contraints à mettre en concurrence ces services publics. Elle va au bout de cette démarche puisque d’autres secteurs qui avaient jusque-là échappé à cette mise en concurrence risquent d’y être confronté, notamment les barrages hydrauliques.

Cela pose une question : est-ce que nous acceptons que l’UE nous fasse entrer de force dans un moule libéral ? Je me dis que c’est insupportable. Tout pays dans ce cas-là devrait faire valoir une clause spéciale de non régression. C’est-à-dire que nous devrions pouvoir dire à la Commission européenne : « vous nous pourrissez la vie avec vos directives, nous avons un système qui fonctionne bien et donc laissez-nous développer notre propre modèle économique ». En somme, l’UE doit accepter l’idée qu’en son sein puissent cohabiter des modèles économiques différents. Et je pense que l’UE se meurt aujourd’hui d’être incapable d’accepter cette diversité. La voie que nous proposons est donc la plus pragmatique. J’insiste sur un point. Ça ne peut marcher qu’à une seule condition, c’est que nos entreprises publiques ne doivent pas elles-mêmes, dans le modèle que je propose, aller chercher à récupérer des marchés dans d’autres pays de l’UE. C’est ça qui doit cesser. Le cœur de métier de ces entreprises doit être de s’occuper de ces services publics, en France. Si nous faisons valoir ce système de clause de non régression, il faut évidemment qu’il y ait une réciprocité. C’est-à-dire que la SNCF devrait pouvoir disposer d’un monopole en France mais ne doit pas elle-même concurrencer des entreprises publiques ailleurs. J’en viens à l’autre question qui pointait une éventuelle contradiction. Comment peut-on, dans ce contexte, dire à la Pologne qu’elle doit prendre sa part à l’accueil des réfugiés ? La Pologne reçoit 12 milliards d’euros chaque année de l’UE. Dès lors elle ne peut pas considérer que les pays du Sud devraient assumer seuls la charge d’accueillir les réfugiés. Là encore le principe qui s’applique est celui de la solidarité. Elle fonctionne dans les deux sens : si l’UE verse 12 milliards d’euros à la Pologne, la Pologne se doit en échange d’assumer sa part de l’accueil.

LVSL – À propos de la possibilité de développer un modèle différent au sein de l’Union Europénne, outre les services publics, quels domaines pourraient être concernés ? En termes de directives, nous pensons par exemple aux travailleurs détachés ou à la question du protectionnisme ; les GAFA, les investissements chinois ou américains… quel est le modèle que vous proposez ? À quelle échelle envisager le protectionnisme ?

IB – Le PCF s’est longtemps battu autour du slogan Produisons français. J’assume parfaitement ce slogan. Et je veux que la France reste une terre de production agricole comme de production industrielle. Or force est de constater que le fonctionnement de l’UE conduit au fait que la France risque d’être, demain, un pays sans usines. Et nous voyons bien à quel point les règles qui s’appliquent à l’échelle de l’Union, par exemple la règle de la concurrence libre et non faussée, conduisent à une désindustrialisation de notre pays en l’absence d’harmonisation sociale. Je suis donc favorable à ce qu’au moins dans les marchés publics, nous puissions instituer une clause de proximité. Il devrait être possible de choisir de privilégier les entreprises qui produisent en France. Typiquement, j’ai rencontré en début de semaine les salariés de Saint-Gobin, en Meurthe-et-Moselle, cette entreprise ne fonctionne que par la commande publique (ils fabriquent des canalisations d’eau), et aujourd’hui dans les marchés publics ils sont mis en concurrence avec des entreprises qui produisent en Inde ou en Europe de l’Est. Or, pour le moment nous n’avons pas la possibilité d’instituer des clauses de distance. Idem dans les cantines scolaires où on ne peut pas privilégier des produits alimentaires issus d’exploitations à proximité du lieu où ils vont être mangés, ce qui est absurde. Ce serait, à mon sens, juste et légitime de rompre avec ces règles de libre-concurrence non-faussée.

LVSL – Et sur les travailleurs détachés par exemple ?

IB – Sur les travailleurs détachés, il y a eu un certain nombre d’avancées malheureusement trop timides bien que le principe « à travail égal salaire égal » soit censé être respecté. En revanche la question des cotisations sociales n’est toujours pas réglée puisque l’ouvrier polonais qui travaille en France paie ses cotisations sociales à la mode polonaise, comprendre moins élevées qu’en France. Donc il y a toujours une forme de concurrence déloyale qui s’applique. Le principe auquel je suis favorable est le suivant : un travailleur polonais qui travaille en France devrait être protégé de la même manière qu’un travailleur français.

LVSL – Vous n’êtes donc pas pour l’abolition du travail détaché tout court ?

IB – Je suis favorable au principe suivant : travail en France, contrat français. Ce qui revient à son abolition.

LVSL – Est-ce que la clause de distance s’appliquerait au niveau intra-européen ou au-delà ?

IB – En intra-européen. Parce que j’ai bien vu la gigantesque arnaque de la proposition de Macron, dans sa lettre aux citoyens d’Europe. Non content de s’être adressé aux citoyens français, dans le cadre du grand débat national, il s’est aussi adressé aux citoyens d’Europe dans une belle missive. Il dit qu’il faut une préférence européenne dans les marchés. Mais ça ne règle rien puisque, aujourd’hui, notre industrie se délocalise en Pologne ou en Roumanie. Vous pouvez instituer une préférence communautaire, mais ça ne change rien.

Ian Brossat, dans son bureau de la mairie de Paris. ©Vidhushan Vikneswaran pour LVSL

LVSL – C’est probablement parce que c’est plus facile à faire passer qu’en intra-européen…

IB – C’est logique. Dès lors qu’il ne veut pas rompre avec les traités européens, il est logique qu’il dise cela. Mais cela ne règle rien. Quand je vois que les rames de métros et de RER qu’on vient de lancer dans le cadre d’un marché public confié à Alstom, vont en réalité être fabriquées en Pologne et en Tchéquie, c’est du délire. L’argent du contribuable devrait permettre de développer ceci en France. D’un point de vue environnemental, quel est le sens de promener des rames de métro de Pologne en France, et inversement ?

LVSL – Ces élections européennes ont lieu dans un contexte qui est un peu inédit. On voit du côté des américains des signaux très protectionnistes avec Trump qui veut taxer le vin, le fromage, les voitures… qui met des freins à la mondialisation telle qu’elle s’était construite jusqu’ici d’une certaine façon. D’autre part la situation au Royaume Uni avec le Brexit qui a encore été reporté. Ce report a provoqué une montée de Farage qui est donné à plus de 25% dans les sondages pour les européennes. Enfin, on voit l’Italie faire un virage illibéral après la Pologne et la Hongrie. Il y a une vague réactionnaire très forte qui touche un certain nombre de pays européens. Ce sont des nouvelles menaces d’instabilité qui se généralisent partout dans le monde. Dans ce contexte de demande de protection, quelle doit être l’attitude des parlementaires européens, mais aussi de la France ?

IB – D’abord je partage l’idée que nous vivons un moment particulier avec une remise en cause de la fable de la mondialisation heureuse. Ceux qui chantaient les louanges de la mondialisation ont bien du mal aujourd’hui à continuer sur ce ton-là, parce que cela ne convainc plus personne. Cela dit, Macron continue malgré tout à défendre son modèle libéral. Face à Trump, le cœur du message qu’il a développé, c’est la défense du libre-échange. La manière dont Macron cherche à structurer le débat en vue des élections européennes, avec d’un côté l’extrême droite qu’il désigne comme son principal adversaire, et de l’autre lui et ses amis libéraux, me laisse penser que c’est une alternative un peu faussée. Disons que la remise en cause de la mondialisation heureuse peut conduire au pire comme au meilleur. La voie que nous propose Trump est une voie réactionnaire. En même temps, cette remise en cause pourrait ouvrir la voie à une autre idée, celle que nous devons défendre un nouveau modèle de société à l’échelle de la France et de l’Europe. La souveraineté européenne défendue par Macron est quand même une vaste fumisterie à mes yeux. Il ne propose rien d’autre que la soumission au marché.

LVSL – La France a pourtant récemment voté contre l’ouverture de négociations de libre-échange avec les États-Unis…

IB – Oui enfin la France continue de négocier tous les jours des accords de libre-échange. C’est le principe même du libre-échange, qui est d’ailleurs contraire à la défense du climat. Il faudrait renoncer à ces traités avec l’ensemble des pays et non pas seulement avec les pays qui refusent de signer les accords sur le climat.

LVSL – Revenons à la campagne. Vous avez dit tout à l’heure que votre candidature était plus une liste qu’une candidature. De votre côté, vous êtes un urbain et un lettré qui a fait l’ENS, et vous êtes adjoint à la Mairie de Paris. Tandis que Marie-Hélène Bourlard, numéro deux sur la liste, est une ouvrière du Nord. Comment comptez-vous parler à ces deux électorats très différents ?

IB – Tout simplement, parce que les couches moyennes sont elles aussi les victimes des politiques libérales. Ce qu’on appelle les couches moyennes urbaines ce sont les enseignants, les agents de la fonction publique, les intermittents du spectacle. Et donc à mon sens la grande question qui se pose à nous, à gauche, une question stratégique qui n’est pas nouvelle, est l’alliance entre ces couches moyennes et les catégories populaires. Moi je ne pense pas que nous ayons quoi que ce soit à gagner à construire un mur entre les catégories populaires et les couches moyennes urbaines. Je ne partage pas l’analyse selon laquelle ces deux électorats seraient incompatibles. Parce que nous sommes confrontés au même ennemi, aux mêmes politiques libérales. Nous devons au contraire tout faire pour construire une alliance !

LVSL – Mais comment ? Si l’on part du postulat que les demandes de ces catégories de population sont a priori différentes… Par exemple la question de l’arrêt de la taxation de l’essence est une revendication qui parle moins aux classes urbaines qu’aux classes populaires des périphéries.

IB – Certes, mais les deux catégories ont intérêt à ce qu’on développe des transports publics qui fonctionnent et que ceux-ci soient moins chers. Je ne dis pas que les réalités sont les mêmes. Mais je ne pense pas pour autant que l’on puisse considérer que leurs sorts sont antinomiques.

LVSL – En parlant des tensions éventuelles entre ces deux catégories, on a vécu des mois exceptionnels avec le mouvement des gilets jaunes, qui a remodelé le champ politique. Parmi les revendications, il y a eu le RIC, une remise en cause de la représentation telle qu’elle fonctionne aujourd’hui, et un rejet du clivage gauche-droite. À l’inverse, vous êtes très attachés à votre identité de gauche. Ne craignez-vous pas justement que cela ne vous empêche de vous adresser à cette France qui ne supporte plus la politique institutionnelle ?

IB – Le terme de gauche a été évidemment galvaudé et sali au cours des dernières années parce que certains ont appliqué une politique qui n’avait rien de gauche, tout en se présentant comme tels, notamment au cours du quinquennat Hollande. Dans ce contexte, deux stratégies sont possibles : soit on décide de renoncer à ce terme, considérant qu’il est mort à jamais ; soit on considère qu’il est de notre devoir de lui redonner vie. Cela ne veut pas dire que je pointe du doigt ceux qui ont une autre stratégie, mais celle du PCF est qu’il faut redonner du sens à la gauche. Ceci n’est possible qu’à la condition de renouer avec les catégories populaires. Ma ligne est que nous sommes populaires pas populistes. Il nous faut nous adresser aux ouvriers, aux employés, à ceux qui souffrent de ces politiques libérales appliquées à l’échelle de l’UE et de la France depuis 30 ans. Cela passe forcément par une représentation de ces catégories, y compris dans les institutions. Le PCF a ceci de particulier qu’il a été le premier dans l’histoire de France à permettre à des ouvriers d’entrer à l’Assemblée nationale, au Sénat, de devenir ministre. Nous cherchons à renouer avec cette tradition. Notre liste a été conçue comme cela. J’ai dit un peu vite que Marie-Hélène serait la première ouvrière à entrer au parlement européen. En réalité, ce serait la deuxième puisqu’il y a eu Jackie Hauffman qui a été élue au Parlement européen en 1979. Ce serait donc la deuxième fois. Je suis convaincu que le rôle du PCF c’est de travailler ça.

LVSL – Dans le numéro spécial du Monde Diplomatique sur la caractérisation des populismes, il y a une citation de Maurice Thorez en 1936 qui dit : « nous sommes le parti du peuple français », et non pas « de la gauche en France ». Ne trouve-t-on donc pas dans les origines mêmes du PCF l’ambition de dépasser ce clivage ?

IB – Le PCF a fait les deux, parce que la construction du Front populaire a rassemblé jusqu’au parti radical de gauche. Il était basé sur l’idée du rassemblement de la gauche. On peut faire les deux. Je ne vois pas pourquoi on renoncerait à l’idée que la gauche a vocation à rassembler le peuple.

LVSL – Au Parlement européen, pour l’instant, il y a un groupe qui s’appelle GUE-NGL dans lequel siège le PCF, aux côtés notamment d’autres partis européens comme SYRIZA ou la France Insoumise. Est-il possible et souhaitable de continuer dans un groupe commun avec ces deux formations politiques ?

IB – Si elles le souhaitent, oui ! Ce groupe est un groupe qui compte 52 membres, et qui a été long à construire. C’est le résultat d’un travail acharné de Francis Wurtz [ndlr, ancien député européen PCF de 1979 à 2009, président de la GUE-NGL]. Ce n’est pas facile de rassembler des formations de la gauche radicale qui ont des cultures, des identités et des positions diverses. Malgré tout, ce groupe a mené des batailles cohérentes comme sur le dumping social. Certaines batailles ont été couronnées de succès, comme par exemple sur la question des travailleurs de la honte. Notre combat a fait avancer des choses permettant d’éviter le pire. Donc ce groupe doit continuer à exister. Je préfère faire de la politique par addition plutôt que par soustraction. Malgré notre grande diversité, je pense qu’il est souhaitable que ce groupe continue d’exister.

LVSL – Souhaitable, oui, mais possible ?

IB – Cela je n’en sais rien. C’est en tout cas une question importante. Que gagnerait-on d’une dispersion supplémentaire à l’intérieur du Parlement européen ?

LVSL – Certaines personnes pensent qu’il y a un manque de cohérence au sein de ce groupe…

IB – Peut-être mais on est déjà tellement faibles au sein de ce Parlement – ceci va peut-être évoluer suite aux élections, mais enfin aujourd’hui on est 52 sur 751 eurodéputés ! Que pèserions-nous si au lieu d’être 52 dans un groupe nous étions 52 dans deux groupes ? L’attachement à la cohérence ne doit pas conduire à un affaiblissement important face aux rapports de force présents dans le Parlement européen.

LVSL – Une de vos propositions consiste à réorienter l’investissement monétaire de la BCE des banques vers le financement public et l’écologie. Le fait est que la BCE est indépendante, et que le Parlement n’a aucun poids sur elle. Comment reprendre la main sur ce type d’institution ?

IB – C’est une honte. Notre argent échappe totalement au contrôle démocratique des citoyens d’Europe et même des parlementaires. Que peut faire le parlement ? Seuls, les parlementaires ne peuvent pas reprendre le contrôle sur la BCE. C’est un combat politique à mener. Ce doit être une revendication populaire. Cela doit devenir une question politique et que les députés européens de notre groupe ne soient pas les seuls à en parler au Parlement. On parle de 3000 milliards d’euros qui ont été prêtés aux banques privées au cours des 10 dernières années, sans aucune condition. On est dans un système fou avec une BCE qui continue avec les mêmes recettes qu’avant 2008. Il faut faire en sorte que cette question-là soit connue par d’autres. Mais on a quand même quelques expériences de batailles portées par nos députés européens, au départ minoritaires, et qui ont finies par devenir des batailles dont se sont emparés d’autres gens – l’évasion fiscale par exemple. C’était une question au départ assez limitée au cénacle d’experts. Cette question, portée par des députés et sénateurs français comme Éric et Alain Bocquet, et portée par des députés européens, est aujourd’hui une bataille dont on parle sur les ronds-points et dans les manifestations. Tout le monde en parle. Cela a conduit la Commission européenne, qui n’était pas toujours combative sur le sujet, à faire en sorte qu’Apple rende de l’argent aux Irlandais.

LVSL – Il y a deux façons d’aborder la question de la démocratie au sein de l’Union européenne : est-ce que l’on considère que c’est au Parlement de prendre le pouvoir et de contraindre la Banque centrale européenne, ou est-ce que c’est aux États membres d’avoir plus de pouvoir démocratique et donc de restreindre les marges de manœuvre de la BCE ? En d’autres termes, la question est celle-ci : faut-il renforcer le pouvoir du Parlement ?

IB – Nous sommes favorables à un renforcement du pouvoir du Parlement. Il faudrait que la BCE soit sous le contrôle démocratique du Parlement européen.

LVSL – À propos de votre vision de l’Europe. Le Parti communiste parle « d’une union des nations et des peuples souverains, libres et associés ». N’y-a-t-il pas une contradiction dans ce slogan avec le fait de refuser une sortie des traités ? Quelle est votre stratégie ?

IB – Nous sommes favorables à une sortie des traités. Le PCF n’a voté aucun des traités européens. Aujourd’hui nous avons une stratégie en deux temps : premièrement il faut s’affranchir des traités européens. Les États devraient conduire leurs politiques indépendamment des contraintes contenues dans ces traités européens…

LVSL – Mais sortir des traités, n’est-ce pas sortir de l’Union européenne ?

IB – C’est plutôt mener notre propre politique. Je suis convaincu que si la France pouvait mener sa propre politique, personne ne ferait sortir la France de l’UE. Nous devons mener notre propre politique. Si la France décidait de s’affranchir de ces traités européens, la question de la renégociation des traités irait de soi. Mais il faut quand même partir d’un constat : jamais les dirigeants français n’ont choisi d’emprunter la voie du rapport de force vis-à-vis de l’UE. Parce que les politiques européennes leur allaient comme un gant. C’est le cas pour Nicolas Sarkozy, c’est le cas pour François Hollande, et c’est le cas pour Emmanuel Macron qui est très favorable aux politiques libérales. Donc si nous nous sommes soumis à l’UE depuis plus de 20 ans, ça n’est pas parce que l’UE est puissante, c’est parce que nos chefs d’État étaient faibles. Ils ne cherchaient même pas à imposer leurs objectifs.

LVSL – Quand on regarde les négociations entre la France et l’Allemagne sur le Brexit, qui ont eu lieu au dernier Conseil le 10 avril, Emmanuel Macron a été extrêmement ferme. On sait aujourd’hui que les rapports entre la France et l’Allemagne se sont dégradés au Conseil. D’un côté E. Macron voulait un report qui soit le plus court possible, voire même pas de report du tout puisqu’il est partisan du No Deal. De l’autre côté, l’Allemagne veut vraisemblablement faire annuler le Brexit. Malgré sa volonté, Macron a dû reculer alors que la position de la France était soutenue par plusieurs États dont l’Espagne, la Belgique et l’Autriche. Comment envisager une nouvelle construction de l’UE, qui semble très difficile à faire bouger ?

IB – La position que défendait Macron, c’est-à-dire pousser à une sortie rapide sans deal, n’était de mon point de vue pas la bonne. C’est une bonne question. Sa stratégie à lui est de punir les britanniques. Je suis favorable à un Brexit avec deal. Je suis favorable à ce qu’on respecte le vote des Britanniques mais je ne suis pas favorable à ce qu’on les punisse, en faisant tout pour que le Brexit ait des conséquences catastrophiques.

LVSL – Mais les brexiters appelaient Macron à mettre son veto, le comparaient à De Gaulle…

IB – Lorsqu’on défend de telles positions, on n’est pas défendu par le peuple. Du coup, il ne crée pas un rapport de force qui est soutenu par tout le monde. Alors que si l’on avait en France un Président qui menait une belle politique de justice sociale – augmentation des salaires, retour des services publics, envoyer balader la Commission européenne avec sa règle des 3%, instituer une clause de proximité dans les marchés publics… – il aurait un soutien populaire formidable. Il aurait alors un rapport de force vis-à-vis de la Commission européenne qui n’aurait rien à voir avec celui d’aujourd’hui.

LVSL – Si on prend le cas italien, le gouvernement a voulu négocier sur son budget à l’automne avec un appui dans les sondages d’environ 60%, parce que la coalition a essayé de vendre, du moins médiatiquement, des dépenses budgétaires supplémentaires, des investissements dans les infrastructures… ils se sont aussi cassés les dents ! Ils ont réussi à grappiller 1,2 point de PIB de déficit supplémentaire, mais doivent rester sous les 3%. Finalement, qu’est-ce que construire un rapport de force ?

IB – D’abord l’Italie n’est pas la France. Avec le mouvement des gilets jaunes, ce n’est pas Macron qui institue un rapport de force, c’est bien le peuple français. Certes, on aurait pu aller plus loin. Mais l’Allemagne aussi s’est un peu écrasée.

LVSL – Nous voulions juste mettre le doigt sur la dureté des relations à l’intérieur de l’Union européenne et donc sur la difficulté de subvertir une telle construction…

IB – Si la France menait une bonne politique, nous serions soutenus par une partie des Allemands.

 

Reprendre l’ascendant idéologique pour déconstruire le vieux monde

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CC0 Domaine public – Think outside of the box

Nous allons nous aventurer dans une réflexion – assurément contestable – mais qui touche du doigt, nous semble-t-il, une réalité de notre époque. Nous vivons de plein fouet la crise politique qu’engendre l’individualisme des égos. Cette crise tient tout d’abord du paradoxe puisqu’elle se manifeste elle-même à travers un rejet des égos du personnel politique comme intellectuel. Ce rejet se traduit parfois par l’abstention.


La capacité de l’individualisme à forger des esprits critiques, sinon allergiques, à toutes formes d’incarnation matérielle d’une idéologie ou « mystique » collective – qu’elle soit alternative, révolutionnaire, critique ou même conforme à l’idéologie dominante – tient peut-être aussi de notre histoire et des dérives du pouvoir dont elle recèle. En s’emparant de la chute de l’URSS via l’image symbolique de la chute du mur de Berlin en 1989, Francis Fukuyama, universitaire américain, affirme que nous assistons à cette époque à la « fin de l’Histoire »1 et surtout par extension, à la victoire des démocraties libérales et de l’économie de marché face à toute autre structuration, notamment communiste ou socialiste d’une société. Ce discours a d’ailleurs servi les nombreux occidentaux néo-libéraux, partisans de la construction de l’Union Européenne et notamment Alain Madelin déclarant en 1992 à Chalon-sur-Saône : « Le traité de Maastricht agit comme une assurance-vie contre le retour à l’expérience socialiste pure et dure. »

Pourtant, loin s’en faut, ce n’est pas la fin de l’Histoire : de nombreuses critiques sont formulées, sans qu’elles parviennent pour le moment à se matérialiser au sein d’un groupe social unifié, au sein d’un appareil politique stable. En attendant, nous constatons un affaiblissement de l’idéologie communiste à la française, de son parti, mais surtout, des institutions qu’elle a créées, celles-là même qui forgent encore aujourd’hui une partie de notre socle social. Du fait de cette fin de l’Histoire, nous devrions donc nous empêcher de penser/panser le communisme, de se saisir de maintes alternatives dont il a été l’initiateur ? Quotidiennement, ne trouvons-nous pas aux vicissitudes du capitalisme bien des excuses ? Dès lors nous sommes en droit de nous demander : le peuple français souhaite-t-il réellement ce démantèlement ?

Une idéologie, dominante ou non, instituée ou non, implique d’être partagée de manière collective et souvent massivement. Par les temps qui courent, il existe tant et plus de moyens de partager ses idées, de construire une idéologie et d’émettre des critiques, qu’il devient difficile de croire en l’apparition d’une grande « masse » du peuple français, descendant dans la rue, investissant l’espace public et ce pour défendre un bouquet d’idées homogènes. Après 40 ans de « psychologie positive », de recherche du bonheur intérieur, de développement personnel où la responsabilité individuelle est la seule explication rationnelle à sa condition d’existence, comment pourrions-nous encore y croire à l’ère de l’individualisme ?2

Autre effet de cet individualisme des égos, d’autant plus au sein des classes sociales supérieures ou les professions intellectuelles, il y a là – très précisément – un réflexe critique systématique que nous voudrions expliciter: en s’attachant avant même d’adhérer à une idéologie, à la déconstruire, à pointer du doigt ses contradictions, à discourir sur ses éventuels risques, nous nous privons de possibles, d’ouvertures, de renouveaux. Ce travail critique, nécessaire et bien des fois salutaire, apparaît donc contre-productif lorsqu’il se met au service d’un déjà-là, d’un déjà-vu inculqué comme un indépassable, un « insurmontable ». Effet pervers d’une « scientificité froide » enfermant toutes les aspirations qu’une idéologie balbutiante encore non instituée, peut engendrer.

Avant même qu’une nouvelle représentation du monde ou de la légitimité ait été mise en place théoriquement et politiquement, elle est déjà vouée aux gémonies. Encore fût-elle renvoyée à ses impensées, ce serait constructif ! Mais non elle est tout bonnement rejetée. Sans vergogne on crie haro sur ses contraintes son inconstitutionnalité et ses limites ! Pourtant ce nouveau-né théorique, cette nouvelle esquisse du collectif, quelles qu’en soient ses imperfections constitue bien, au commencement, la seule démarche possible si nous souhaitons édifier, pas à pas, une organisation matérielle aussi viable qu’audacieuse. Structure qui ultérieurement, soyons-en certains, sera prompte à combler ses impensées via des choix collectifs.

Pour mettre fin à l’idéologie dominante du capitalisme, les risques autoritaires du passé nous tétanisent. Tel un garde-fou, nous adoptons un mécanisme (sain ou non, telle est la question) que nous nommons ici « scientificité froide ». Cette scientificité paralysante nous remplit malgré nous d’un égo qui se défie de tous les au-delà. Que cette scientificité froide et ce réflexe critique existe et puisse être bénéfique, soit. Pourtant, il nous semble important de comprendre que l’idéologie dominante s’accommode parfaitement de ce mécanisme, car il la consacre comme seul principe de réalité possible, ou en tout cas, permet d’en prolonger sa durée. L’individualisme des égos sert donc l’immobilisme. Ce faisant, combien de penseurs critiquent dans le même temps capitalisme et communisme ? Cela n’amène pour autant à court terme qu’un effet palpable: la perpétuation de l’ordre actuel du capitalisme et la déconstruction d’une alternative décredibilisée, souvent par le prisme d’un risque de dérives autoritaires, de restrictions de « libertés individuelles », notamment celle d’entreprendre.

« Le XXIème siècle et ses multiples crises nous met face à la nécessité de passer un cap, de nous émanciper enfin du « scrupule » des dérives autoritaires soviétiques. […] Nous pourrions partir, par exemple, de l’héritage que nous laisse les communistes français. »

Le XXIème siècle et ses multiples crises nous met pourtant face à la nécessité de passer un cap, de nous émanciper enfin du « scrupule » des dérives autoritaires soviétiques par exemple. Cela nécessite aussi d’être plus offensif en coupant court aux préjugés véhiculés par certains commentateurs médiatiques. Ces derniers n’ont de cesse d’alimenter des références ou des comparaisons rocambolesques aux figures des mouvements latino-américains, à toutes incarnation politique revendiquant une sortie du néolibéralisme, de l’économie de marché. En tentant d’effrayer une masse occidentale souvent mal-informée sur ces sujets, leur stratégie discursive tend à renvoyer uniquement aux personnages comme Chavez, Bolivar, Castro et consorts à l’imagerie révolutionnaire, sinon autoritaire, sans pointer du doigt d’autres aspects fondamentaux de leurs politiques. Pourtant, en France, nous avons les armes idéologiques et des faits historiques à mettre en lumière afin de ne pas tomber dans ces anathèmes irrationnels. Nous pourrions partir, par exemple, de l’héritage que nous laisse les communistes français.

Si les grévistes du Front Populaire ont obtenu des avancées sociales, c’est parce qu’ils étaient des millions dans la rue avec des objectifs politiques clairs, inspirés directement d’idéologies prêtes à questionner notre façon de concevoir le travail, prêtes à interroger la valeur ajoutée et son appropriation, la vie en société, prêtes à redéfinir les responsabilités citoyennes. Ces idéologies en somme se proposaient de réécrire le contrat social, à redessiner la voie de la coexistence. Pour ce faire, elles remettaient en cause les fondements de l’idéologie dominante et notamment la puissance de l’État. En 1946, on retrouve cette aspiration à un renouveau au sortir de la seconde guerre mondiale chez les syndicalistes et communistes révolutionnaires, lorsqu’ils instituent la sécurité sociale, le statut de la fonction publique et des électriciens et gaziers, au grand dam des gaullistes, du MRP, de la SFIO.

Est-il nécessaire de rappeler le contexte économique et l’état des infrastructures au sortir de la guerre ainsi que la durée de la journée de travail ? Cette capacité à penser l’émancipation de l’individu, la création d’une autre société, la construction de nouveaux horizons est d’autant plus remarquable qu’elle s’observe dans un contexte de guerres, d’impérialismes, d’aliénation au travail. Aujourd’hui la survie économique engendrée par l’emploi contraint et les temps qu’il confisque – mettons de côté l’épanouissement qu’il peut procurer individuellement – ne permet pas encore d’exercer convenablement sa citoyenneté. En effet, refonder ou construire des institutions sur la base de nouveaux rapports sociaux établis collectivement, à l’échelle locale ou nationale, cela prendra nécessairement du temps et beaucoup d’énergie.

Voilà à quoi nous a mené la construction progressive de « l’individualisme des égos ». Cette caractéristique auxiliaire de l’individualisme nous volent d’emblée les potentiels way-out, les échappatoires au système en place. Dès lors il n’est pas étonnant qu’aujourd’hui les hérauts d’un nouveau monde, les personnalités de premier plan qui font montre pourtant d’un courage exemplaire en exprimant au grand jour l’idée d’une autre hégémonie, l’idée d’un autre possible collectif, soient l’objet des critiques les plus virulentes. Les gilets jaunes sont une incarnation de la nécessité d’un coup de balai, mais dont les tenants de l’idéologie dominante récusent toute légitimité. Et nous le savons, si les gilets jaunes courent bien des risques, le plus grand péril auquel ils font face reste cette scientificité froide, méthodique, qui s’échine à désarmer toute volonté d’émancipation collective, y compris, parfois, dans les rangs de leurs sympathisants. Aussi doivent-ils absolument faire le lien entre leur condition d’existence et l’idéologie néolibérale. Nous pensons que la plupart d’entre eux ont déjà fait ce chemin ; en atteste la volonté de changer les institutions, d’instituer une assemblée constituante, une démocratie plus directe en faisant entrer des sujets dans l’agenda politique par l’intermédiaire du référendum d’initiative citoyenne.

L’enjeu, ici, est d’aider à construire une nouvelle idéologie qu’il faudra dotée un jour prochain de forces politiques, syndicales et associatives, forces issues du monde tel que nous le connaissons aujourd’hui. Cet enjeu est plus que nécessaire à l’heure de l’urgence environnementale et de l’accumulation de richesses faramineuses. Une contre-hégémonie politique et culturelle, structurée par des arguments empiriques, reste à construire avec confiance et détermination, en acceptant, parfois, le risque que peut représenter l’inattendu, l’incertain. Pour cela, les citoyens, mais aussi les intellectuels se réclamant de cette contre-hégémonie, ayant leur part de responsabilité dans sa fondation, ont tout intérêt à analyser les différentes strates et composantes qui instituent l’état de fait actuel, pour penser un nouveau contrat social, redéfinir ce qui fait valeur ou non dans nos vies et dans nos sociétés. Un des éléments clés à interroger nous semble être notre rapport au travail et son utilité dans la société, au-delà de son sens et sa forme nécessairement hétérogènes, mais surtout la répartition de ses fruits et de sa création de richesse, de la possession des moyens de production etc.

Et pourquoi pas, pour point de départ, se saisir de ce qui a déjà été tenté en France et qui ne semble pas faire hurler dans les chaumières : la prolongation et la continuité de la sécurité sociale comme solution à l’émancipation collective. Nous devrions décorréler son financement du seul productivisme et de l’emploi c’est à dire des seuls revenus du travail salarial. Nous devrons aller chercher ses financements vers les profits et leur capitalisation privée servant à leur propre reconduction et leur extension. En construisant des bourses du travail et des caisses de salaires socialisées, ne pourrions-nous pas reprendre la main sur ce qu’est le travail ? Car d’autres formes sont à valoriser, celles engendrant des externalités sociales substantiellement positives, locales ou non, diminuant le coût de certains faits sociaux fortement dommageables : dépression, suicide, burn-out, solitude, perte de sens, isolement de personnes âgées et/ou en situation de handicap, anomie… Des thèmes relativement proche d’une institution que nous connaissons et dont les fonds par un éventuel surplus de cotisations, pourraient d’autant plus rembourser ces activités, pour enfin donner un salaire décent à tous les travailleurs sociaux, de santé, de soins et d’accompagnement en tout genre, à qui nous ne rendons jamais assez hommage.

Moins d’État, plus de sécurité sociale. Moins d’impôts, plus de profits collectivisés grâce au système de cotisations. Inventons des organisations politiques et économiques vertueuses. Inspirons-nous de notre histoire, de Louis Blanc et ses ateliers sociaux. Ces organisations seraient nécessairement populaires puisqu’elles seraient participatives, inclusives et démocratiques. Mais d’autres arguments offensifs peuvent encore nous pousser plus loin dans la capacité à saper les bases stratégiques de l’idéologie néolibérale.

https://www.google.fr/search?tbm=isch&source=hp&biw=1536&bih=742&ei=bMQLXYqzA4HTwQLOyIXgCQ&q=Louis+Blanc&oq=Louis+Blanc&gs_l=img.3..0l10.404.2145..2388...0.0..0.307.2891.2-11j1......0....1..gws-wiz-img.....0.hLUluceGHm8#imgrc=yYqU21pAAIIGkM:
“Portait de Louis Blanc”. Photo Etienne Carjat

Ils peuvent être tirés premièrement, de l’enseignement de notre héritage politique français, notamment des ministres communistes de 1946 : l’assignation d’un salaire, non pas à un poste de travail, mais à la personne, en fonction de ses qualifications reconnues automatiquement par l’État. D’autres encore, émanant de réflexions plus actuelles peuvent porter sur la régulation des problématiques rencontrées au sein des espaces de travail de notre époque (l’entreprise n’étant pas le terme le plus adéquat à l’ensemble des possibles relations de travail, en fonction de comment nous le considérons).

 

«Tout ordre social est construit sur une idéologie. Victime de notre temps, l’idéologie capitaliste s’est glissée partout, dans les moindres cavités cérébrales et elle s’attache à vouloir annihiler toute remise en question écologique, socialiste ou communiste.»

Pensons d’abord à la limitation des écarts de salaire dans une même entreprise ou la création et l’autogestion par les travailleurs de caisses de salaire, vers lesquelles les employeurs privés devraient verser le salaire net, ainsi que l’ensemble des cotisations patronales et salariales. Sans oublier la possibilité – qui sera sans doute conspuée – d’augmenter les cotisations sur les bénéfices et non plus que sur les salaires, transférant celles-ci du seul « coût » du travail vers celui du « coût » du capital. Une solution pour éviter la rémunération indécente des actionnaires ? Plus l’on empoche, plus l’on prélève des cotisations. Ce procédé ne permettrait-il pas de de considérablement baisser le coût de la masse salariale ? Ces solutions ne permettraient-t’elles pas notamment de rééquilibrer les écarts de salaire pouvant exister entre différents secteurs d’activité ? Mais surtout, l’objectif est de reprendre possession des fruits et de la valeur véritable de notre travail réel.

Tout ordre social est construit sur une idéologie. Victime de notre temps, l’idéologie capitaliste s’est glissée partout, dans les moindres cavités cérébrales et elle s’attache à vouloir annihiler toute remise en question écologique, socialiste ou communiste. Elle dévoie le sens originel des luttes et des aspirations sociales et s’approprie subrepticement les renouveaux qui éclosent des citoyens, notamment dans le numérique, mais aussi dans certains pans de l’économie sociale et solidaire. Pourtant, à l’heure des entreprises du numérique, dont le chiffre d’affaire et les taux de croissance font pâlir les anciens dirigeants du secteur industriel, la part de la valeur ajoutée pourrait être largement ponctionnée en cotisation sociale sans aucun effet sur la capacité de l’entreprise à rémunérer correctement les salariés.

Ce chapelet d’idées nous le croyons est significatif : si nous avons de la volonté, nous nécessitons maintenant d’idéologues et de scientifiques éclairés, afin de structurer une pensée ambitieuse prompte à combattre au quotidien « l’individualisme des égos », à nous dessiller les yeux. Nous devons ré-enchanter le politique sur le fond comme sur la forme, notamment après avoir totalement cerner ses rouages actuels, comme l’a fait Juan Branco dans son ouvrage Crépuscule. Nous nous devons de servir l’Homme : son identité, son altérité, son avenir. La seule critique très superficielle de la politique politicienne et des égos des figures politiques n’est pas suffisante pour inverser le rapport de force qui est à l’œuvre. Surtout lorsqu’elle est proférée par des personnes dont l’intérêt n’est que de réconforter leur propre égo.

Bien que de nombreux philosophes aient polémiqué entre les siècles sur la nature de l’homme – en tant qu’être profondément seul ou individualiste (Pascal), ou à l’opposée, comme animal social (Aristote) -, force est de constater que l’appropriation de ces différentes conceptions servent de piliers aux idéologies façonnant notre monde social et l’instauration de certaines valeurs dominantes. L’individualisme a moins pour effet d’arracher ou de gommer tout individu à une quelconque identité collective que de mettre un point d’honneur à se détacher de ses semblables par une quelconque distinction, somme toute infime, sinon insignifiante. Cela permet d’affirmer ou faciliter la mise en place d’un système de démarcation de l’autre, le plaçant en concurrence avec notre propre identité. Par exemple, la relation que l’Homme entretient à son apparence vestimentaire est symptomatique de cette distinction, laissant proliférer un certain nombre d’industrie confortant ce désir de ne pas être comme, ou être mieux que tout le monde. De même, le mythe de la méritocratie a cet égard dans le secteur éducatif s’est très bien accommodé de ce soucis de s’élever au-dessus de sa condition, confortant aujourd’hui un mécanisme d’entre-soi et de distinction quasi-assumée sur le prestige d’avoir étudier au sein de tels ou tels établissements ainsi que le fameux clivage public / privé ou grandes écoles / universités.

Alors, après 40 ans de néolibéralisme et la promotion d’une vision de la société comme étant la somme d’individualités, peut-être est-il temps, de nouveau, d’affirmer une autre manière de penser, à l’heure où existe une volonté populaire de se saisir d’un signifiant collectif – le gilet jaune -, d’un sentiment de communauté de destin et de but : renverser un ordre politique jugé à bout de souffle. Au début, le collectif sera peu nombreux, mais les autres suivront, soyons-en sûr.

  1. https://www.atlantico.fr/decryptage/1605307/25-ans-apres-la-fin-de-l-histoire-francis-fukuyama-maintient-c-est-bien-la-fin-alexandre-delvalle-eric-deschavanne
  2. Lire Happycratie, Comment l’industrie du bonheur à pris le contrôle de nos vies, Eva Illouz et Edgard Cabanas, 2018

Cuba après Castro : permanence, changement et durcissement du contexte international

© Vincent Ortiz pour Le Vent Se Lève

À l’heure où les Etats-Unis d’Amérique adoptent des orientations géopolitiques plus agressives que jamais à l’égard de Cuba, des changements semblent se profiler sur l’île. Le 24 février, les Cubains ont adopté à 86% la nouvelle constitution du pays. Celle-ci prévoit le remplacement du « communisme » par le « socialisme » dans les textes, actant la reconnaissance de la propriété privée et l’ouverture aux investissements étrangers. Après de nombreux débats, il ne contient finalement pas d’ouverture en vue de la légalisation du mariage entre personnes du même sexe. L’occasion est propice pour effectuer un bilan de la première année du président Diaz-Canel, dans un contexte international à l’hostilité croissante.


Le durcissement du contexte géopolitique et le risque d’un isolement croissant

Malgré un isolement permanent dû à l’embargo américain sur l’île, les rapprochements avec les pays étrangers se sont multipliés ces dernières années. Ils se sont accompagnés du développement du tourisme, encouragé par les autorités cubaines, qui représente tout de même 4 millions de visiteurs étrangers en 2017, pour un pays de 11 millions d’habitants. La volonté de mettre fin à l’enclavement de Cuba se voit également dans l’arrivée tardive d’Internet sur l’île, avec le développement du wifi public dans les grandes villes. La couverture internet demeure pour le moment beaucoup trop chère pour la grande majorité des Cubains, strictement publique – les boxes personnelles étant interdites -, et limitée à quelques points sur l’île.

Un semblant de dégel s’était amorcé en 2014 sous l’administration Obama, avec l’appui diplomatique du Vatican. Cependant l’embargo imposé sous Kennedy, bien que légèrement assoupli, n’a pas été remis en cause et continue d’étouffer l’île. Le dernier décret de politique étrangère signé par Barack Obama portait sur la confirmation des sanctions américaines contre Cuba, que Donald Trump prévoit de durcir encore. Les pertes pour l’économie cubaine sont considérables. On estime qu’elles s’élèvent chaque année à plusieurs milliards de dollars, et limitent drastiquement les capacités de consommation de la population. L’embargo américain rend difficile pour Cuba d’effectuer du commerce avec d’autres pays, les mesures de rétorsion étant de taille : un bateau qui accoste à Cuba est interdit d’entrée aux Etats-Unis pendant six mois. L’élection de Donald Trump à la tête des Etats-Unis a entraîné un recul du tourisme américain. L’administration Trump s’est en effet employée à mettre des bâtons dans les roues aux potentiels touristes, notamment en empêchant les voyages personnels, c’est-à-dire non-encadrés par un groupe. Il pousse le gouvernement cubain à réaffirmer l’antagonisme structurant entre Cuba et l’impérialisme américain.

Le gouvernement cubain a mené ces deux dernières décennies une stratégie de diversification de ses partenaires. À échelle régionale, le Panama constitue l’un de ses partenaires les plus importants, avec deux millions de dollars d’exportations de celui-ci vers l’île en 2015. Ces liens entre l’île socialiste et le gouvernement conservateur du Panama peuvent paraître contre-nature, mais les importations composant 80% de l’offre de biens cubaine, les accords commerciaux ne peuvent que bénéficier aux deux camps. Cuba a également cherché à contracter des accords économiques avec le Portugal ou encore le Canada, ce dernier servant souvent d’intermédiaire dans les relations avec les Etats-Unis. L’Union européenne a elle aussi revu sa copie en revenant en 2016 sur la « Position commune » de 1996. Cependant, cette évolution positive des relations diplomatico-économiques de Cuba menace d’être compromise par le virage néolibéral et pro-américain d’une majorité de pays d’Amérique latine.

Jair Bolsonaro, président du Brésil, et Juan Guaido, président de l’Assemblée nationale vénézuélienne auto-proclamé président du Venezuela. © Telesur

L’île perd les bonnes relations qu’elle entretenait avec le Brésil – cultivées depuis l’élection de Lula (2002) – avec l’arrivée de Bolsonaro, qui revendique un anti-communisme digne de la Guerre Froide. Le programme Mais Medicos, qui permettait à quelques 8500 médecins cubains de venir travailler au Brésil a pris fin il y a trois mois suite à des critiques du nouveau président. L’Equateur ou l’Argentine, alliés politiques importants du gouvernement cubain sous la présidence de Rafael Correa (2007-2017) et des Kirchner (2003-2015), comptent désormais parmi ses adversaires résolus. La contestation grandissante du gouvernement de Nicolas Maduro pourrait faire perdre un nouvel allié à Cuba, et non des moindres. Le président vénézuélien Hugo Chavez (1999-2013), prédécesseur de Maduro, avait été adoubé par le gouvernement cubain comme « le meilleur ami de la Révolution cubaine ». Il avait mené à un rapprochement considérable des deux pays, qui s’est manifesté par une explosion du commerce bilatéral ainsi qu’une politique d’entraide mutuelle baptisée  « pétrole contre médecins » – le Venezuela fournissant une abondante manne pétrolière à Cuba, Cuba envoyant ses médecins appuyer les « missions sociales » mises en place par Hugo Chavez.  L’avenir des relations cubano-vénézuéliennes dépendra de l’issue de la tentative de coup d’Etat de Juan Guaido contre Nicolas Maduro appuyée par les Etats-Unis. La lutte pour la tête du Venezuela oppose un allié historique de Cuba à un partisan inconditionnel des Etats-Unis, qui affiche ouvertement son hostilité envers le gouvernement cubain. Dans ce basculement global du sous-continent américain, seule la Bolivie d’Evo Morales semble demeurer une alliée stable du gouvernement cubain.

Ce durcissement considérable du contexte international ne doit pas voiler l’importance des mutations que l’on peut observer sur l’île.

« Actualisation » du socialisme et volonté de conserver l’héritage de la Révolution

Les mots ont un sens. Ceux de la nouvelle Constitution cubaine, bien qu’essentiellement symboliques, sont symptomatiques d’un changement en cours sur l’île. Mais quelle est son ampleur réelle ? Le nouveau texte prend pour base la Constitution de 1976, instaurée par le Parti communiste cubain à la suite de la révolution de 1959 contre le despote Batista, tout en la modifiant sur certains points non négligeables. Si dans la version initiale on peut lire : « l’Etat oriente les efforts communs vers les hautes fins de la construction du socialisme et le progrès vers la société communiste », la révision se limite à : « L’Etat oriente les efforts communs vers les hautes fins de la construction du socialisme. Il s’emploie à préserver et fortifier l’unité patriotique des Cubains et à développer des valeurs éthiques, morales et civiques ». En règle générale, le mot « communisme » a disparu du texte, si l’on excepte les expressions liées au parti (« Parti communiste cubain » et « Union des jeunes communistes »).

La transition vers davantage de libéralisme, allant jusqu’à un régime hybride, semble bien être à l’œuvre. Raul Castro a mené depuis son accession au pouvoir en 2006 une politique dite d’actualización, en ouvrant par exemple les secteurs automobiles et immobiliers au privé. 200 corps de métier sont aujourd’hui ouverts au secteur privé. Cuba est-elle en passe de muer en un “socialisme de marché” à la chinoise, alliant multinationales capitalistes et contrôle étatique ? La libéralisation de l’économie, très modeste avec seulement 13% des emplois relevant du secteur privé, donne du grain à moudre aux futurologues. Mais elle semble beaucoup trop faible pour que la comparaison soit pertinente. De même, l’encadrement extrêmement strict de la propriété privée par le gouvernement cubain, excluant tout mécanisme d’accumulation ou d’apparition d’acteurs économiques au poids significatif, n’autorise pour l’instant aucune assimilation avec la dynamique chinoise. Si la politique du gouvernement cubain cherche à encourager l’initiative individuelle, le développement accru de la propriété privée et l’apparition d’un secteur non-étatique de l’économie, il semble qu’elle cherche également à se prémunir du développement d’un capitalisme de milliardaires.

La Constitution réaffirme plusieurs “acquis” de la Révolution cubaine : gratuité des soins et de l’éducation, droit universel au logement, ou encore à l’alimentation. La prise en charge étatique de ces secteurs a permis aux Cubains et leur permet encore de bénéficier d’une espérance de vie supérieure à celle des Etats-Unis et d’un taux de scolarisation de 100% jusqu’à la fin du secondaire.

De quoi Miguel Diaz-Canel est-il le nom ?

L’ère Castro est-elle réellement terminée ? La mort de Fidel fin 2016 et le départ de Raul Castro de la présidence en 2018 ont semblé marquer sa fin. Raul Castro demeure cependant secrétaire général du Parti communiste de Cuba, conservant ainsi un grand pouvoir. L’actuel président Miguel Diaz-Canel est un proche des Castro, ayant été le vice-président de Raul pendant son mandat, mais d’un point de vue symbolique il incarne une époque nouvelle. Né en 1960, il n’a pas participé à la Révolution. L’image est importante : il s’agit de montrer que la Révolution se perpétue même sans lutte armée, sous la forme d’un processus continu.

Miguel Diaz-Canel et Raul Castro. © Telesur

La présidence de Diaz-Canel survient à un moment où une ouverture politique – relative – semble voir le jour. Bien sûr, le cadre autoritaire hérité des années Castro, mis en place pour lutter contre les agressions des Etats-Unis, reste en place : parti unique, contrôle étatique de la presse, censure des opinions critiques. Le développement de nouvelles formes de communication ne permet pas toujours d’y échapper. Récemment, les SMS contenant les mots « Yo voto No » ou « Yo no voto », (« Je vote Non » ou « Je ne vote pas ») ont été filtrés pendant la campagne pour l’adoption de la Constitution.

Force est cependant de reconnaître qu’une place plus grande est accordée à la contestation depuis quelques temps. La campagne physique pour le « Non » au référendum par exemple n’a pas été réprimée et a permis l’émergence d’opposants comme Manuel Cuesta Morua – dont les liens avec Washington sont pourtant de notoriété publique -, qui critique la nouvelle Constitution dans le poids qu’elle continue d’accorder au PCC et la trop timide libéralisation de l’économie. L’accès à internet a également permis au dark web de se développer. Des changements progressifs voient donc le jour. La question de la démocratie à Cuba est cependant sur-déterminée par le contexte géopolitique. Tant que les Etats-Unis maintiendront l’embargo sur l’île et que le spectre d’une nouvelle Baie des Cochons planera sur Cuba, une libéralisation politique réelle semble très peu probable.

Le recul sur la question du mariage gay

Alors que le gouvernement fait profession d’une défense sans concessions des droits LGBT, l’article 68 de la Constitution, qui dispose que « le mariage est l’union volontairement consentie d’un homme et d’une femme », n’a finalement pas été changé en « l’union volontairement consentie de deux personnes ». Il s’agit du débat qui a le plus agité les commissions au moment de la rédaction de cette révision. Il faut dire que Cuba entretient un rapport particulier aux droits des homosexuels.

En 1959, Fidel Castro considérait les homosexuels, selon ses propres mots, comme des produits de la « décadence bourgeoise ». Il a initié une politique d’arrestation et de « rééducation » des homosexuels. Un événement marquant de cette répression est la nuit dite des 3P – prostituées, pédérastes et proxénètes – où des prostituées et homosexuels ont été arrêtés et envoyés dans des camps de travaux forcés, les guanahacahibes. Ils ont été fermés peu de temps après leur ouverture, sur ordre personnel de Fidel Castro, qui y constatait les vexations dont étaient victimes les homosexuels. Le gouvernement a progressivement effectué certaines concessions, dépénalisant l’homosexualité en 1979.

Aujourd’hui, Cuba est devenue une figure de proue de la lutte pour les droits LGBT en Amérique Latine. Mariela Castro Espin, la fille de Raul Castro, est l’une des pierres angulaires de cette lutte. Avec sa défunte mère Vilma Espin, elles ont permis l’acceptation des personnes queer au sein de la société cubaine. Grâce à elles, les Cubains peuvent changer de sexe dans leur pays depuis 2008. Elle a aussi fortement milité pour le droit au mariage des personnes du même sexe mais a, cette fois, essuyé un revers. Le retour en arrière sur le texte constitutionnel du régime cubain s’explique notamment par la pression exercée par les églises évangéliques, encore puissantes sur l’île. La communauté évangélique cubaine se composant d’environ 1 million de personnes, soit 10% de la population, la mention polémique a été retirée du texte. Cette question est cependant loin d’être tranchée : le gouvernement a annoncé que le mariage gay à Cuba serait soumis à référendum d’ici 2 ans, pour savoir s’il sera intégré au Code de la Famille.

À l’abri de la tempête géopolitique qui couve, la société cubaine évolue, lentement mais de manière significative. L’élection de Hugo Chavez au Venezuela en 1999, suivie par celle de ses alliés géopolitiques, avait permis à Cuba de se libérer momentanément de l’asphyxie de l’embargo américain. Plus que Cuba après Castro, c’est peut-être Cuba après le chavisme – et la possibilité pour l’héritage de la Révolution de 1959 de survivre au chavisme – qui devrait poser question.

“Les communistes attendent de nous que l’on soit unis” – Entretien avec Fabien Roussel

Fabien Roussel devant l’Assemblée nationale. © Ulysse Guttmann-Faure/Hans Lucas pour Le Vent Se Lève

Fabien Roussel vient d’être élu secrétaire national du Parti Communiste Français lors d’un congrès historique, au cours duquel la majorité sortante a été mise en minorité pour la première fois. Nous avons pu l’interroger brièvement à l’issue de ce congrès.


LVSL – La majorité sortante du PCF a été mise en minorité pour la première fois par le texte « Pour un manifeste du parti communiste du XXIè siècle » dont vous étiez signataire. Ce texte, dont le titre sonne comme un renouveau, ancre pourtant son analyse dans l’urgence d’un retour aux fondamentaux du PCF pour qu’il puisse se réaffirmer. Que signifie concrètement ce paradoxe ?

Fabien Roussel – Il y a une surprise qui a été créée par le choix du texte et on aurait pu sortir déchirés de ce congrès. Les communistes ont fait le choix de nous demander de trouver les solutions pour être rassemblés et pour conserver les orientations écrites du texte qui a été choisi. Ce texte a été amendé largement par plus de 7 000 amendements. Avec Pierre Laurent, on a beaucoup discuté et on a créé les conditions de pouvoir construire une direction renouvelée. Cela veut dire quoi aujourd’hui ? Cela signifie que les communistes attendent de nous que l’on soit unis. On a réussi à le faire, et on est désormais combatifs. Cela implique de mener dès maintenant une vaste campagne dans toute la France pour l’augmentation du SMIC, des salaires, et des pensions. Cette question du pouvoir d’achat doit être centrale dans notre combat, donc on va toujours se battre pour dénoncer le coût du capital, mais on va aussi exiger de meilleurs salaires, de meilleures pensions, pour pouvoir vivre dignement quand on travaille. Voilà où nous allons.

LVSL – En parlant d’économie, aujourd’hui, les pays de l’Union européenne semblent pris dans l’engrenage de la concurrence fiscale et sociale dû à la monnaie unique. Face à ce constat, ne pensez-vous pas que la remise en question de l’euro s’impose ?

Fabien Roussel – Non, ce n’est pas du tout ce qui est à l’ordre du jour. Aujourd’hui, il y a des traités européens qui ont fait la preuve qu’ils étaient nocifs pour les peuples. Ce que nous voulons mettre à l’ordre du jour est de demander à ce que ces traités soient mis au placard et que l’on construise une Europe des peuples, des nations, une Europe de la coopération. Il faut que les peuples et les nations puissent travailler ensemble pour relever les défis qui sont importants, je pense notamment au défi écologique. Voilà ce qu’on a décidé de mettre en avant : contester les traités européens ; dire clairement « ces traités, on n’en veut plus » ; et construire une autre Europe respectueuse des peuples et des nations.

LVSL – Concernant cette stratégie de coopération, qu’en est-il des discussions avec Génération.s qui avaient été amorcées par Ian Brossat ?

Fabien Roussel – Non, on a affirmé que nous souhaitions que Ian Brossat soit notre tête de liste, à la tête d’une liste qui soit la plus large et rassembleuse possible. On va continuer à travailler, pas seulement avec Benoit Hamon, mais avec toutes celles et ceux qui se diront disponibles. C’est pourquoi nous allons rencontrer prochainement les différentes forces de gauche. Et puis on décidera ensemble de comment on atterrit. L’objectif c’est qu’on puisse en tout cas être rapidement en campagne avec une liste complète, et aujourd’hui on y va déjà avec Ian Brossat.

Aux origines du roman populiste

Un hôtel sur les rives du Canal Saint Martin, le phrasé d’Arletty, voilà ce que l’histoire a retenu du roman populiste. L’heure de la rentrée littéraire constitue une invitation à prêter attention à des prix à la renommée variable. Au sein de ces prix pléthoriques, le prix Eugène Dabit du roman populiste a su traverser le XXème siècle pour venir à nous. Cette année, neuf romans ont été retenus pour un lauréat. Fidèle à ses origines, ce prix au nom programmatique a perduré au cours du siècle, se faisant dès lors le reflet des évolutions et transformations politiques, sociales et littéraires.


Parmi les courants littéraires qui ont été en partie ou totalement oubliés, celui du “roman populiste” figure en bonne position. Les années 1930 ont été marquées par les œuvres de Louis-Ferdinand Céline, Louis Aragon, Pierre Drieu La Rochelle ou encore André Malraux. Les auteurs populistes sont loin d’avoir eu un impact similaire, au point que certains ont cessé d’être édités après leur mort. Ce courant ne manque pourtant pas d’intérêt, dans la manière dont il interroge l’histoire, repense le roman et conçoit son rapport à la politique. Les querelles qui scindaient le monde littéraire étaient en effet en grande partie une transposition de querelles politiques.

Se référer à la genèse de ce mouvement pose des questions fondamentales tant sur le plan littéraire que sur le plan politique. Le Trésor de la Langue Française définit le populisme comme un « courant pictural et cinématographique qui s’attache à dépeindre la vie des milieux populaires ». Si l’articulation entre les populismes littéraire et politique se pose spontanément, l’écrivain Léon Lemonnier, auteur d’un Manifeste du populisme, conçoit le « populisme » littéraire comme un néologisme plus que comme une appropriation littéraire d’un courant politique. Au populisme russe, conçu de manière très politique, s’oppose un populisme français qui se confine aux sphères littéraires et ne se pense pas comme une littérature engagée.

https://www.youtube.com/watch?v=6DKI0EP-RMA

Dans cette optique, Lemonnier explique qu’il a pour objectif de « peindre les petites gens, les gens médiocres qui sont la masse de la société et dont la vie, elle aussi, compte des drames ». Défini de la sorte, le projet ne semble pas inédit et se rapproche du naturalisme qui, dans la continuité du réalisme, entendait présenter la réalité en envisageant des déterminismes conditionnant les comportements des protagonistes, comme par exemple l’origine sociale ou géographique.

Les années 1920 ont cela de nouveau qu’elles sont une période de « débat sur la figuration démocratique » selon les mots de Marie-Anne Paveau. Les auteurs populistes s’opposent en effet au courant de la « littérature prolétarienne », puis aux auteurs d’obédience communiste. Contrairement aux auteurs de la mouvance prolétarienne, l’objectif des auteurs populistes n’est pas d’être, d’incarner le peuple mais de le donner à voir dans les romans. Aussi, c’est dans l’altérité que les auteurs populistes abordent le peuple : ils sont issus du monde universitaire, de la critique littéraire. C’est en réaction à cette perspective que l’école « prolétarienne » est fondée, en janvier 1932. Les écrivains « prolétariens » estiment que pour pouvoir se considérer membre de cette école, un romancier doit être issu d’une famille ouvrière ou paysanne.

Cependant, à cet effort de catégorisation rigoureux s’oppose une porosité des étiquettes ; l’exemple d’Eugène Dabit en témoigne. Ce romancier a d’abord été accepté au sein de l’école prolétarienne pour finalement rejoindre l’Association des Écrivains et des Artistes Révolutionnaires fondée en mars 1932, une association tacitement rattachée au PCF qui réunit des plumes telles que Louis Aragon, Paul Nizan, André Breton ou Charlotte Perriand. Il est cependant marqué du sceau du populisme, suite au « prix du roman populiste » qui lui a été décerné par les membres de cette école.

Le prix du roman populiste rebaptisé en 2012 « prix Eugène-Dabit du roman populiste » récompense en effet une œuvre romanesque qui met en avant le peuple pour l’ériger en personnage central, et qui a pour arrière-plan les milieux populaires. Il s’inspire directement du mouvement populiste russe qui a vu des étudiants abandonner leur parcours universitaire pour aller partager leurs savoirs avec des artisans et des paysans, et puise son origine dans le Manifeste publié dans L’Œuvre le 27 août 1929, écrit par Léon Lemonnier, et Populisme d’André Thérive. Les deux hommes définissent leur école comme un retour du roman « à la peinture de classe, à l’étude des problèmes sociaux ».

En ce sens, ils s’opposent à une littérature perçue comme bourgeoise qui peignait essentiellement les groupes les plus aisés de la société et qui se plaisait à décrire leurs élans psychologiques au détriment des interactions sociales et des existences plus difficiles. C’est un courant exigeant dans le sens où les prolétaires y étaient envisagés d’une manière qui confinait presque à l’ethnologie, sans se rattacher à la littérature engagée.

« Nous en avons assez des personnages chics et de la littérature snob ; nous voulons peindre le peuple. Mais avant tout, ce que nous prétendons faire, c’est étudier attentivement la réalité.

Nous nous opposons, en un certain sens, aux naturalistes. Leur langue est démodée et il convient de n’imiter ni les néologismes bizarres de certains d’entre eux, ni leur façon d’utiliser le vocabulaire et l’argot de tous les métiers. Nous ne voulons point non plus nous embarrasser de ces doctrines sociales qui tendent à déformer les œuvres littéraires.

Il reste deux choses. D’abord de la hardiesse dans le choix des sujets : ne pas fuir un certain cynisme sans apprêt et une certaine trivialité –j’ose le mot– de bon goût. Et, surtout, en finir avec les personnages du beau monde, les pécores qui n’ont d’autre occupation que se mettre du rouge, les oisifs qui cherchent à pratiquer des vices soi-disant élégants. Nous voulons aller aux petites gens, aux gens médiocres qui sont la masse de la société et dont la vie, elle aussi, compte des drames. Nous sommes donc quelques-uns bien décidés à nous grouper autour d’André Thérive, sous le nom de “romanciers populistes”.

Le mot, nous l’avons dit, doit être pris dans un sens large. Nous voulons peindre le peuple, mais nous avons surtout l’ambition d’étudier attentivement la réalité. Et nous sommes sûrs de prolonger ainsi la grande tradition du roman français, celle qui dédaigna toujours les acrobaties prétentieuses, pour faire simple et vrai. »

— Léon Lemonnier, L’Œuvre, août 1929.

Comme nous l’avons dit, c’est Eugène Dabit qui reçoit le premier prix du roman populiste avec son roman Hôtel du Nord en mai 1931. Si le prix s’inspire du manifeste de Thérive et Lemonnier, c’est l’écriture même de cet ouvrage qui a motivé la création du prix du roman populiste. Ce roman, qui consiste en une succession de personnages et d’anecdotes, est inspiré de l’expérience familiale de l’auteur, et calqué sur le rythme de son existence dans l’Hôtel du Nord dont ses parents étaient copropriétaires.

Hôtel du Nord de Marcel Carné

Eugène Dabit faisait partie du Groupe des écrivains prolétariens de langue française, un courant littéraire fondé par Henry Poulaille. Pour être considéré comme auteur prolétarien, un auteur devait être issu d’une famille ouvrière ou paysanne, avoir quitté le système scolaire précocement ou avoir fait des études grâce à une bourse et témoigner dans ses écrits des conditions d’existence de sa classe sociale. Cependant, les populistes ne sont pas à cette période les seuls auteurs à se servir du peuple comme principe de légitimation.

Le courant prolétarien se distingue du courant populiste par le Parti Communiste. Si les frontières entre ces mouvements sont poreuses et que les auteurs vont et viennent, les querelles théoriques et politiques n’en demeurent pas moins nombreuses et sont parfois très vives. Comme le souligne Xavier Vigna, le courant de Poulaille rebute notamment du fait de son projet initial, qui postule que les seuls auteurs issus du peuple sont à même d’en parler. À cet égard, Tristan Rémy écrit : « La vie du prolétariat racontée par des auteurs qui sortent de ses rangs, voilà la littérature prolétarienne ». Cette prise de position très dure écarte de facto un certain nombre d’ouvrages.

A contrario, le populisme prend le peuple comme sujet de fiction, s’inscrivant ainsi dans la veine du naturalisme et de Zola qui évoquait de son temps le monde ouvrier ou paysan. Cependant, certains auteurs prolétariens ont reçu et accepté le prix du roman populiste comme Tristan Rémy pour son roman Faubourg Saint-Antoine ou René Fallet.

Si le PCF soutient un temps la littérature prolétarienne, les consignes d’Union Soviétique amènent le parti à prendre ses distances. Il devient dès lors prioritaire que la littérature serve d’agit-prop pour son combat politique. Ainsi, Paul Nizan et Louis Aragon publient des attaques parfois violentes contre Poulaille et adhèrent finalement au réalisme soviétique. Il s’agit de représenter de manière figurative l’existence des classes populaires dans une optique d’éducation et de propagande. Pour le PCF, la priorité n’était pas l’appartenance sociale des auteurs mais l’adhésion au Parti, même si dans le même temps des concours de nouvelles étaient périodiquement organisés et des romans ouvriers publiés aux Editions Sociales Internationales.

Par-delà ces querelles, le roman populiste se donne pour perspective de construire, littérairement, un peuple. Dans son manifeste, Lemonnier multiplie les qualificatifs pour le désigner : les petits, les humbles… Il les oppose au « snobisme » de la littérature des années 1920, 1930 qui se complaît dans l’analyse psychologique de héros issus des couches supérieures de la société. À ce haut de la société qui sert de matériau privilégié au roman, s’oppose un bas de la société que les auteurs désirent mettre en avant. C’est un appel au peuple qui se dresse contre la littérature moderne. Dans les œuvres, cela se traduit par des références récurrentes au monde du travail: dans Hôtel du Nord, la caractérisation des personnages se fait en grande partie par le travail qu’ils occupent. La narration se veut moins psychologisante, et le narrateur prend la place d’un observateur discret.

Léon Lemonnier affirme néanmoins que ce n’est pas le peuple qui constitue son lectorat puisque pour qu’il en soit ainsi, il faudrait totalement le « rééduquer ». Aussi, le peuple est conçu comme un instrument de stratégie de reconquête du champ littéraire mais il n’y a pas pour autant de projet politique, éducateur qui accompagne ce courant. Leur démarche confine au littéraire et la construction d’un peuple est intrinsèque à l’espace romanesque, là où le PCF se sert de la littérature comme un instrument de prise de conscience.

Si la genèse du prix traduit les tensions qui parcouraient le genre du roman, le devenir du prix permet d’envisager le devenir du populisme littéraire. La remise du prix a connu des phases d’interruption : entre 1937 et 1939, 1946 et 1947 puis 1978 et 1983. La transformation du nom du prix en 2012 a été un moyen de se réintégrer dans une filiation qui place le peuple au centre de la création littéraire et également de se démarquer du dévoiement sémantique qui accole au « populisme » un signifiant négatif.

Olivier Adam

Tous les auteurs qui ont reçu ce prix ne jouissent pas de la même notoriété, y compris pour les lauréats les plus récents. Parmi eux, un certain nombre de journalistes et d’universitaires. Certains lauréats sont également militants au PCF, ce qui atteste de l’effacement de la querelle des années 1930, comme André Stil dont les œuvres ont été traduites en URSS. Certaines thématiques sont très présentes dans les œuvres primées ; parmi elles, le monde du travail, le monde rural. La critique sociale en constitue un enjeu majeur.

Aussi, s’il ne s’agit pas d’un prix qui se veut engagé, les romans qui l’obtiennent ont pour toile de fond ou pour objet une France en crise, souvent en marge. En ce sens, l’œuvre d’Olivier Adam trouve souvent place dans les banlieues pavillonnaires de région parisienne, lieu de la marginalité sociale, ferment d’une précarité professionnelle et familiale. Il s’est vu remettre le prix du roman populiste en 2007 pour À l’abri de rien qui met en scène la rencontre entre une mère de famille et des réfugiés kurdes. Cette femme se coupe progressivement de ses proches pour venir en aide à des hommes qui ont tout quitté pour un autre monde.

Le roman d’Olivier Adam peint ainsi une vision de la France contemporaine au moment où la crise des migrants commençait et fait se rencontrer deux groupes sociaux en crise avec pour toile de fond le Nord du territoire (les repères laissent supposer que l’histoire prend place à proximité de Lens). La focalisation interne fait de Marie la narratrice. Ce choix de focalisation est en soi populiste : le « je » est celui du peuple, d’une France populaire et périphérique qui se désespère, s’ennuie et qui voit son existence bouleversée. Cet exemple parmi les plus contemporains permet de comprendre que malgré des mutations qui correspondent aux mutations de la société française, le prix du roman populiste ne s’est que peu éloigné de ce qui constituait son fondement, à savoir faire parler le peuple grâce à la littérature.

Karl Marx chez Balzac : l’envers de l’histoire contemporaine

« Je suis un triste prophète », se plaint Balzac dans une lettre à Madame Hanska. Pourquoi cette tristesse devant l’avenir si ce n’est parce que le futur pressenti en 1848 par l’écrivain ne correspond pas forcément aux préférences sociales et politiques de l’individu Balzac ? Balzac n’adhère pas à la marche d’une société qui, au milieu du XIXème, conteste les changements dus à la transformation économique et la mise en place douloureuse du capitalisme. Ses liens avec Mme Hanska, qu’il va enfin épouser, renforcent son parti pris pour le trône et l’église.


Européen d’avant-garde, il sillonne les routes pour retrouver sa bien-aimée en Ukraine et traverse l’Allemagne en râlant contre les révolutionnaires dont l’action contrarie ses projets financiers de rente et de profit ! Pourtant, dans son dernier roman, il offre une niche à ces gens qui font éclater la vieille société et communique ainsi, à son lecteur, la misère de la banlieue et témoigne de l’implantation du mouvement communiste chez le prolétariat. L’entrée dans sa formidable machine à écrire d’une figure imaginaire de l’intelligentsia communiste ne lui apporte-t-elle pas une certaine légitimité ?

Jamais les tensions entre les deux tenants de son écriture, la volonté de dire le monde tel qu’il le veut et celle de le dire tel qu’il le voit, n’ont été aussi fortes chez Balzac. C’est au point que l’esthétique du roman s’en ressent sans doute en même temps qu’une formidable nébuleuse créatrice se forme sous nos yeux. Malheureusement, l’état de santé de l’auteur, le temps consacré à ses projets personnels, avec son mariage et les voyages qu’il entreprend entre Paris et Wierszchownia, en Pologne, nous priveront, à jamais sans doute, que le peintre achève son tableau. Son décès, en août 1850, deux ans après la conclusion du roman laisse un sentiment de frustration.

L’Initié et Madame de la Chanterie, le parti pris de l’ordre

L’Initié est la continuation d’une première œuvre publiée 4 ans plus tôt, Madame de la Chanterie dans laquelle Balzac présente une association dite bienveillante, une conspiration secrète fomentée autour d’une aristocrate inspirée par L’Imitation de Jésus Christ et impliquée jadis dans une conspiration de chouannerie. Madame de la Chanterie, condamnée à de la prison, est soutenue par quatre personnages, emblématiques de la société réactionnaire bourgeoise : un représentant de la religion, un militaire, un magistrat et un bourgeois. Un jeune homme séduit par ce groupe va décider d’y adhérer. Le second roman raconte la première épreuve subie par le héros au bout de laquelle il sera définitivement intronisé dans la confrérie.

Si l’œuvre apparaît comme une œuvre de propagande, c’est qu’elle est conçue froidement comme telle. Balzac, toujours en peine d’argent, compte postuler pour le concours Montyon, au Prix de Vertu bien doté, dont le but est de récompenser un ouvrage fait pour les bonnes mœurs.

Ce parti pris délibéré en faveur d’un ordre bien-pensant éclate à la fin de l’Initié dans une scène de pardon – la victime présente étant le bourreau de jadis – d’un larmoyant, mélodramatique qui prouve que les bons sentiments ne font pas les grandes œuvres. Pourtant, le roman ne peut se résumer à cette apologie bourgeoise, car il montre d’une manière impitoyable une réalité sociale, la misère urbaine, et l’apparition de ghettos sociaux avec l’irruption d’éléments nouveaux, comme le communisme. Le roman capte la nouveauté et séduit totalement.

Je me permets ici de notifier à mon lecteur, qu’il ne soit pas offensé par la leçon, quelques éléments de contexte historique. De 1842 à 1844, Madame de la Chanterie est publiée dans la presse en 4 parties. En 1847, au cours d’un séjour à Wierschownia, Honoré de Balzac s’attèle à l’écriture de L’initié tandis que Karl Marx jette le Manifeste sur du papier blanc. Le 1er août 1848, L’Initié paraît, en 18 chapitres dans le Spectateur républicain. Enfin, en 1854, les deux romans, publiés du vivant de Balzac, sont ré-édités sous la forme d’un seul ouvrage : L’Envers de l’histoire contemporaine.

L’exclusion au cœur de Paris

Justement classés par Balzac dans la section Scènes de la vie parisienne, les deux romans, réunis sous le titre L’envers de la société contemporaine, dessinent une sociologie de Paris qui préfigure d’une manière criante certaines situations d’exclusion.

La première mission confiée à Godefroid, le héros du roman, est située avec précision : la famille qu’il doit espionner et éventuellement aider habite dans un immeuble situé rue Notre Dame des Champs, derrière le boulevard Montparnasse.

Ce lieu est abandonné par les pouvoirs publics : non pavé, il se transforme en un terrain de boue, sur lequel des planches permettent une circulation hasardeuse. Il est isolé, désert et très dangereux. Monsieur Bernard explique à Godefroid qu’on ne peut sortir la nuit, car le moindre risque est de s’y faire voler ! Et la nuit commence à 6 heures du soir à défaut d’éclairage. Lorsque Godefroid, après avoir rendu compte de sa mission à Madame de la Chanterie, veut rentrer dans son logement rue Notre Dame des champs, cette dernière refuse de le laisser partir à pieds et l’oblige à prendre un cabriolet. L’insécurité se joint au délabrement des maisons. Les constructions sont laides, de mauvaise qualité. Aucun aménagement de confort n’est fait.

La population qui y vit est toujours misérable. Sans aucune solidarité, on s’y fait exploiter sans pitié. Les mœurs sont féroces. La tenancière joue sur tous les tableaux pour profiter du plus misérable ; enfants et vieillards, les plus fragilisés dans l’échelle sociale sont les victimes désignées de cette cruauté. Mme Vauthier fait travailler deux enfants pauvres et orphelins contre une nourriture de misère. Leur journée de travail est épuisante et pour eux il n’y a aucune issue. Le petit Népomucène explique sans effroi qu’à sa mort, on utilisera ses os pour que, broyés, ils servent à raffiner le sucre.

Premier souci pour ces malheureux privés de tout : la santé ! Elle est au centre des préoccupations de la famille dont doit s’occuper Godefroid puisque Vanda de Mergi, la fille de monsieur Bernard, souffre d’une maladie étrange et dépend entièrement des médecins.

D’ailleurs, c’est le premier dispositif que prend l’association caritative de Madame de la Chanterie : trouver 12 médecins qui rentrent dans son jeu, placer dans chaque arrondissement de Paris, un de ces savants pour qu’ils puissent accéder aux demandes des miséreux certes, les soigner mais aussi signaler les cas sociaux. Il est difficile de se soigner quand on est pauvre et le pauvre monsieur Bernard sait bien comment son apparence misérable peut rebuter un médecin ! Le docteur Berton qui veille sur le quartier délabré de Montparnasse habite symboliquement rue d’Enfer !

En 1848 Paris est découpé en 12 arrondissements.

La première initiative de Godefroid est justement de contacter un fameux médecin polonais et, à force d’argent, de le convaincre de s’occuper de Vanda. La misère est décrite par Balzac, celle des vêtements élimés, usés, celle des figures pâles, affamées : rien n’est laissé de côté : le prix du bois, des œufs, du lait, des repas. On assiste à une saisie pour dettes, on voit la misère d’un vieillard poussé à dormir à la rue et la dégradation morale d’un garçon obligé au vol pour survivre.

Trois occurrences du mot communiste sont faites dans le roman. Le terme s’est-il déjà trouvé dans le monde balzacien ? L’actualité semble forcer la plume de l’écrivain.

Le monde ouvrier

La première fois, le mot est employé par Alain, un des Frères de la consolation. Sa prochaine mission consiste à infiltrer le prolétariat d’une grande fabrique, à s’insinuer auprès de 100 ou 120 foyers ouvriers pour les retenir dans la bonne voie ! Dans cette grande fabrique « tous les ouvriers sont infectés des doctrines communistes ». « Ils rêvent une destruction sociale, l’égorgement des maîtres ». « Ces pauvres gens » sont « égarés sans doute par la misère avant de l’être par de mauvais livres ». Or pour les amis d’Alain, « ce serait la mort de l’industrie, du commerce, des fabriques »

Alain prévoit que la tâche risque d’être longue et qu’il se cachera sous le rôle de contremaître dans l’usine pendant un an. Va-t-il réussir à détourner des ouvriers du communisme ? Balzac n’évoquera plus cet épisode. Alain réapparaît une fois à la fin du roman alors qu’il est absent lors du premier retour de Godefroid, rue Chanoinesse où logent les associés, sans évoquer son expérience ouvrière.

L’implantation des idées communistes au sein de la classe ouvrière française est donc décelée dès 48 par Balzac qui semble suivre de près l’actualité politique. Sans doute n’est-il pas impossible de voir dans la mention des mauvais ouvrages que lisent les ouvriers une allusion au Manifeste du parti communiste de Karl Marx, parution très contemporaine. Balzac se tient au courant de tout ce qui est nouveau.

Cependant il n’y a pas que dans les basses classes que se propagent les idées communistes.

La figure de l’intellectuel communiste

En 1848, un nouveau type, doté d’un certain nombre de propriétés particulières, rejoint dans l’univers balzacien une collection préexistante, celle des médecins géniaux.

C’est que Moïse Halpersohn est médecin, génial, émigré polonais, et… communiste. Par deux fois il est nettement signifié comme tel.

Tout le monde semble connaître la position idéologique de ce médecin très doué, qui possède « la science innée des grands médecins » auquel Godefroid confiera la vie de Vanda et qui la sauvera. Le père de Vanda dit qu’il ne fonde plus ses espoirs que sur lui et le décrit à Godefroid. Avec l’hésitation que connote l’emploi de trois points de suspension il ajoute à ce portrait un dernier élément : « Enfin il est … communiste ». A bout d’arguments devant cet homme qui choisit ses malades souvent en raison de leur richesse, Godefroid l’interpelle en lui rappelant que comme Vanda il est Polonais et en plus communiste.

L’auteur semble bien informé sur le mouvement révolutionnaire puisqu’il précise « cet ami du révolutionnaire Lelewel », ce dernier étant un Polonais républicain exilé en France, expulsé et finalement exilé en Belgique.

Lié étroitement à Mme Hanska, aristocrate polonaise, Balzac connaît la situation de la Pologne asservie par la Russie. Le couple aura d’ailleurs à souffrir de l’autoritarisme du tsar qui ne laissera pas Mme Hanska, après son mariage avec un Français libre, disposer de ses biens. A Paris comme en Allemagne, il fréquente les milieux polonais patriotes mais reste cantonné dans un cercle aristocrate. Mme Hanska, quant à elle se défie, de ces émigrés politiques. En mai 1850, elle a l’occasion de s’arrêter en Galicie auprès de la comtesse Mniszech, belle-mère de sa fille et approuve l’attitude de celle-ci qui a préféré payer pour ne pas héberger d’émigré polonais ! « Car partout où l’on a reçu ces personnages, non seulement on s’en est repenti pour le présent, mais même pour l’avenir tous les gens de ces maisons-là ayant été suspectés de communisme, de socialisme et autres poisons et venins semblables. »

Pourtant, étonnamment, son appartenance au mouvement communiste ne disqualifie nullement le médecin qui jouit d’une grande considération et gagnera dans son milieu la célébrité. Le portrait de ce personnage est néanmoins paradoxal. Balzac en brosse les traits physiques, qui relèvent de la caricature et révèlent ses préjugés antisémites.

Juif polonais, Halpersohn a un nez « hébraïque » ( « courbé comme un sabre de Damas » mais son front est large et noble car polonais ! D’ailleurs, la comparaison de cet individu, vieillard de 56 ans, à Saint Joseph surprend. Son regard avait « l’expression curieuse et piquante des yeux du juif polonais, ces yeux qui semblent avoir des oreilles ».

Le nom du personnage vient certainement de l’établissement Halpertine and Son, banquiers juifs de Galicie, que Balzac mentionne souvent dans sa correspondance avec Mme Hanska. L’argent se trouve liée à l’élaboration du personnage.

Pourtant, sa cupidité est-elle en relation avec son caractère « juif » selon les préjugés habituels ? Pas sûr. L’auteur laisse planer l’ombre d’une explication différente. Car Halpersohn ne se défend pas devant Godefroid de sa rapacité mais explique « chacun fait le bien à sa manière et croyez que l’avidité qu’on me prête a sa raison. Le trésor que j’amasse a sa destination. Elle est sainte. » A quelle entreprise cet admirateur de Lelewel fait-il allusion ? Cet homme qui n’est pas forcément passionné par la médecine, qui vit dans un environnement qui ne ressemble en rien à celui d’un médecin, qui a beaucoup voyagé, est-il engagé dans une entreprise collective ? Nous n’en saurons rien car si des marques sont faites pour un développement d’une intrigue Balzac n’a pas eu la possibilité d’aller plus loin dans l’élaboration romanesque.

En tout cas, il permet d’aborder le thème de la médecine et d’enrichir ce sujet. En effet, par l’intermédiaire d’Halpersohn, Balzac évoque le développement des recherches, montre qu’il est au courant des études sur les névroses, ou sur l’homéopathie. Il cite des médecins européens, notamment allemands. Halpersohn, grâce à ses voyages, a acquis l’expérience la plus diversifiée et complète de la médecine traditionnelle avec des pratiques populaires.

Balzac montre que cet homme va aller plus loin que les médecins français, jaloux d’ailleurs de son succès, et va réussir. Communiste, Halpersohn est apprécié de sa cliente, la baronne de Mergi qui lui est reconnaissante de sa guérison totale. Cet homme qui sait se défendre d’un vol comprend aussi les situations délicates et sait pardonner. Il va jusqu’à gentiment tenter d’amadouer le grand-père choqué par le méfait commis en toute bonne intention par son petit-fils. On le sent proche de la famille de la patiente et attentif à leur bonheur. Bref, jamais le médecin n’est présenté comme un homme immoral ou dangereux, malgré ses idées politiques.

Si l’individu génial semble imposer sa présence et ses convictions à son auteur et ses lecteurs, il reste que pour les amis de Godefroid, lutter contre la propagation des idées communistes chez les misérables est une priorité.

La lutte contre les idées communistes : l’argent, le nerf de la guerre

Pour lutter contre la propagation du mal, l’idée de Madame de la Chanterie est de créer une organisation secrète. Elle est bâtie sur un groupe très étroit, fonctionne incognito et demande au nouveau membre une initiation psychologique et une épreuve avant l’adhésion. Comme pour une secte, le groupe habite une demeure commune située par l’auteur rue Chanoinesse. C’est la religion catholique qui règle leur but et leur vie comme elle plane sur leur habitat situé derrière Notre Dame de Paris.

Cette organisation intervient auprès des infortunés quel que soit leur milieu. Ainsi Monsieur Bernard, retraité, ancien magistrat, deviendra-t-il leur obligé. Mais l’auteur nous montre l’influence des Frères de la consolation sur les travailleurs et met en scène la méthode des pieux militants pour en démontrer l’efficacité.

Dans la première partie de l’Envers de l’histoire contemporaine Godefroid assiste à un entretien entre le vicaire et un ouvrier qui se voit refuser de l’aide. Nous apprendrons ensuite que c’était un filou. Puis, il entend la conversation de deux malheureux qu’assiste la confrérie et la conversation montre que les idées passent grâce à la bienveillance offerte.

S’il est facile d’avoir de l’influence sur des familles bourgeoises déclassées, les travailleurs des fabriques sont plus difficiles à toucher. L’association offre une aide financière qui l’attache à elle puisque les emprunteurs sont tenus de la rembourser quand ils le peuvent. Attirés par le prêt, tenus par cette dette d’honneur, les malheureux ne perdront pas leur temps à se révolter et seront contraints d’accepter par cette voie douce l’ordre social existant.

Avec un réalisme proche du cynisme le plus complet, Balzac juge là cette initiative à son poids. Elle tient bien la route et l’argent accumulé équivaut à une véritable fortune. Le capital de départ, cautionné par une banque amie, ne cesse d’enfler depuis douze ou quinze ans « à la façon des boules de neige » et l’argent placé sur ces quelques 2000 familles couvre facilement les comptes non soldés. En tout, ce sont près de 5000 foyers qui sont tenus dans les mains de l’organisation.

Aussi Godefroid comprend-il mieux la proposition de départ de Madame de la Chanterie et de ses confrères : pour gérer ce « capital considérable » il faut un véritable comptable. Godefroid est prêt à troquer l’aventure sociale auprès des démunis pour tenir un livre de comptes.

Le roman est-il capable de pousser la jeunesse de 1848 à s’engager dans la voie étroite du militant pieux et capitaliste ? Il ne paraît pas avoir connu beaucoup d’écho. La lecture de ce dernier roman donne l’impression qu’un nouveau monde est en gestation, et que sous nos yeux travaille un Balzac renouvelé. Roman raté alors ? Que nenni !

Karl Marx admire l’écrivain et reconnaît sa capacité à dévoiler la réalité sociale. Mais se doute-t-il qu’en 1848, cette formidable machine à écrire est en passe de faire de lui et de ses semblables un personnage de cette vaste Comédie humaine ?

 

Par Martine Gaertner.

Pierre Laurent : “Une marche du 5 mai réussie est une marche qui additionnerait toutes les forces”

Pierre Laurent à la fête de l’humanité de 2017. ©Ulysse Guttmann-Faure pour Le Vent Se Lève

Congrès extraordinaire en novembre prochain, grève à la SNCF, rapports avec la France Insoumise de Jean-Luc Mélenchon et Génération·s de Benoît Hamon, stratégie pour les européennes : dans cet entretien, le secrétaire national du Parti Communiste Français, Pierre Laurent, fait le bilan de l’élection présidentielle et parle de ses ambitions pour l’avenir


LVSL – Le PCF connaîtra un congrès extraordinaire en novembre 2018, deux ans après le précédent, qui avait vu votre parti faire le choix du rassemblement, avant de décider de soutenir Jean-Luc Mélenchon pour la présidentielle de 2017 lors d’une consultation des militants. Pourquoi ce nouveau congrès ?

Il y a deux raisons à ce congrès. Les élections présidentielle et législatives ont changé en profondeur le paysage politique. Emmanuel Macron est parvenu à constituer une rupture dans le processus de recomposition politique du pays ; il a donné des ailes – comme on le voit avec l’offensive quasi quotidienne contre les droits sociaux  – aux forces libérales pour tenter de redonner le pays aux forces de la finance. Et pourtant, nous sommes convaincus que si le hold-up de Macron sur l’élection présidentielle a réussi, il ne témoigne pas d’une adhésion en profondeur du pays aux thèses libérales. Il y a donc bien, à la sortie de ces élections, une situation qui nous interroge. Pourquoi, alors qu’il y a tant de forces sociales, populaires, attachées à une issue progressiste à la crise sociale et politique du pays, ces forces ont été une nouvelle fois mises en échec et écartées du second tour présidentiel ? Nous pensons donc que la contre-offensive de ces forces doit être organisée.

“Emmanuel Macron a donné des ailes aux forces libérales pour tenter de redonner le pays aux forces de la finance. Et pourtant, nous sommes convaincus que si le hold-up de Macron sur l’élection présidentielle a réussi, il ne témoigne pas d’une adhésion en profondeur du pays aux thèses libérales.”

La deuxième raison, c’est que le Parti Communiste a besoin d’une relance politique de son projet ; il a besoin de faire un bilan critique des initiatives politiques qu’il a prises. Nous avons cherché, depuis la création du Front de Gauche en 2009, à ouvrir une perspective positive et renouvelée à gauche après la dérive que nous sentions inéluctable du Parti Socialiste vers les thèses sociales-libérales. Cette stratégie a marqué des points, mais elle a été traversée par des divisions et par l’impossibilité d’offrir une perspective gagnante majoritaire. Le PCF, qui a soutenu Jean-Luc Mélenchon, a subi aux élections législatives un recul important, même si nous avons conservé un groupe parlementaire à l’Assemblée nationale et au Sénat. Pour toutes ces raisons, nous pensons nécessaire d’effectuer une revue d’ensemble de notre stratégie, de notre bilan, de l’analyse de la situation française, européenne, mondiale qui est la nôtre, et de conduire des changements importants dont nous parlons depuis plusieurs années, et que nous devons aujourd’hui pousser beaucoup plus loin pour répondre à ces nouveaux défis politiques. Je souhaite que ce congrès ne soit pas seulement un congrès de bilan, mais un congrès d’initiatives politiques nouvelles pour les transformations du Parti Communiste, pour la relance de son projet politique, et pour de nouvelles innovations stratégiques qui répondent à la situation actuelle.

LVSL – Quelles sont les priorités de votre congrès ? Dans quel sens votre organisation doit-elle se réformer ?

Il y a trois grandes questions qui sont discutées. Premièrement, l’actualité de notre combat communiste. Nous pensons que la crise de civilisation dans laquelle est désormais entré le système capitaliste mondialisé le conduira à être incapable de faire face aux grands défis du monde contemporain au XXIème siècle. Il ne saura plus relever le défi des inégalités sociales dans notre pays et dans le monde, et non seulement il ne le relèvera pas, mais la poursuite des logiques capitalistes mondialisées actuelles, sous domination de la finance, va accroître ces inégalités, avec des déstabilisations croissantes, politiques et démocratiques.

Deuxièmement, ce système ne sera pas capable de répondre aux grands défis écologiques de notre période, ni à la lutte contre le réchauffement climatique, ni à une vision plus solidaire et plus respectueuse des biens communs de l’humanité, absolument nécessaire pour faire face à ces défis. Enfin, dans une période où les possibilités émancipatrices pourraient être très importantes, avec le niveau des connaissances atteint, avec la révolution numérique, avec un niveau de maîtrise potentiel par les travailleurs de la richesse de leur travail, le système capitaliste, lui, va livrer ces possibilités à la mainmise de multinationales de plus en plus puissantes, et on voit bien que le projet des GAFA n’est plus seulement un projet de domination économique, mais est un projet de contrôle social bien plus vaste et bien plus dangereux pour la démocratie. Nous considérons que face à ces enjeux-là, la réponse communiste, qui au fond est la recherche d’un dépassement des logiques capitalistes – c’est la vision anticipatrice de Karl Marx qui fonde ce mouvement – trouve aujourd’hui une très grande actualité. Mais cette actualité doit être réénoncée dans les conditions du XXIème siècle, à partir de défis qui sont en grande partie nouveaux. Le congrès doit donc être un congrès qui énonce avec beaucoup plus de force, de modernité et de clarté, le projet communiste que nous portons.

La deuxième question discutée par le congrès, c’est la réévaluation de nos stratégies de transformation révolutionnaire. Pour conduire ces stratégies, il ne faut pas d’abord des alliances électorales. Il faut d’abord un mouvement de lutte et d’appropriation de ces objectifs de transformation, un mouvement populaire le plus large possible. Comment donc conduire de nouvelles initiatives stratégiques, qui nécessitent des politiques unitaires, des politiques de rassemblement ? En favorisant, beaucoup plus que nous n’avons réussi à le faire, cet investissement populaire de la transformation sociale. Il faut donc réinventer les luttes, les pratiques politiques, et l’articulation de ces luttes populaires à de nouvelles constructions politiques unitaires, qui ne délaissent pas le mouvement populaire, et qui ne conduisent pas à la délégation de pouvoir vers les seules échéances électorales. C’est d’autant plus un défi que le système institutionnel actuel réduit de plus en plus la cristallisation des changements politiques à la seule élection présidentielle. Or, le mouvement de transformation sociale que nous visons ne peut pas se réduire seulement aux présidentielles. Il faut un mouvement beaucoup plus diversifié, beaucoup plus continu, qui intervient sur la question de la conquête des pouvoirs, à toutes les échelles – nationale, européenne, mondiale. La deuxième question est donc la réinvention stratégique, dans les conditions actuelles, de notre mission de changement.

“Le système capitaliste, lui, va livrer ces possibilités à la mainmise de multinationales de plus en plus puissantes, et on voit bien que le projet des GAFA n’est plus seulement un projet de domination économique, mais est un projet de contrôle social bien plus vaste et bien plus dangereux pour la démocratie.”

Enfin, nous avons besoin de procéder à des transformations du Parti Communiste pour porter beaucoup plus haut cette capacité transformatrice. Nous ne pensons absolument pas que le Parti Communiste soit dépassé, nous croyons dans l’avenir du Parti Communiste, et de formations politiques qui organisent l’intervention populaire. Mais nous avons plusieurs défis à relever de manière nouvelle.

D’abord, nous voulons devenir un mouvement beaucoup mieux organisé dans la proximité. Par exemple, dans le monde du travail qui s’est totalement transformé et qui va continuer de se transformer, la politique a été évacuée. Elle est monopolisée par le patronat et les forces libérales. Il faut donc refaire de la politique dans le travail, réintervenir dans le monde du travail. Le Parti Communiste a été un parti très organisé dans le monde de l’entreprise, qui ne l’est plus aujourd’hui, et c’est une question que nous devons repenser. Cette proximité doit être aussi une proximité beaucoup plus transversale sur des enjeux de société qui ne sont pas territoriaux, qu’on organiserait seulement à échelle locale, mais qui sont des modes d’intervention nouveaux sur les questions écologiques, sur les questions d’alimentation, sur les questions du pouvoir, des pouvoirs dans la société. Notre organisation ne peut donc être seulement une organisation verticale et territoriale. Elle doit être une organisation de réseaux thématiques, qui organise de manière transversale la créativité politique de milliers de citoyens et de militants.

Et puis enfin, nous croyons qu’il faut, tout en utilisant les nouveaux outils numériques, les utiliser au service de la créativité militante décentralisée, et pas au service de structures verticales.

Pierre Laurent à la fête de l’humanité 2017. ©Ulysse Guttmann-Faure pour LVSL

LVSL – Vous envisagez la création d’une plateforme numérique ?

Oui, je pense qu’il faut aller vers un parti plateforme, qui puisse être un parti de mouvement, un parti des mouvements. On oppose souvent « parti » et « mouvement ». Nous croyons à la nécessité des partis, c’est-à-dire d’espaces d’organisation citoyenne et populaire, mais il faut que les pratiques politiques que nous développons soient beaucoup plus ouvertes à la mobilité, à la transversalité, à l’inventivité militante et populaire. Nous avons donc beaucoup de changements à faire. Ces changements, nous les conduirons aussi avec un effort d’éducation populaire, de formation militante beaucoup plus important qu’avant, pour les militants mais aussi dans la société. Je pense qu’il y a un appétit d’appropriation des grandes questions contemporaines, des questions théoriques et des modes d’intervention militante.

LVSL – Sous quelle forme ? Envisagez-vous le retour des « écoles du Parti »  ?

Nous voulons redévelopper l’offre de formation du Parti Communiste. Il faut développer des modèles d’université populaire plus décentralisés, favoriser une rencontre nouvelle entre les milieux universitaires, les chercheurs, les intellectuels, et le monde militant. La revue que nous avons relancée (Cause Commune) est l’un des lieux de ces échanges, mais on veut démultiplier ces moyens-là. Nous travaillons à une refonte complète de la plateforme numérique du Parti.

LVSL – Vous avez parlé tout à l’heure des élections législatives. On observe un paradoxe, dans le sens où le PCF recule à échelle nationale, mais voit son nombre d’élus augmenter. Est-ce que le PCF est condamné à une forme de dénationalisation, et à la mutation en un parti de bastions ?

Pas du tout. Non seulement nous ne devons pas être condamné à cela, mais ce serait mortifère. Je pense qu’il faut au contraire renouveler notre ancrage de proximité, qui reste une des forces du Parti Communiste. A gauche aujourd’hui, le PCF est le parti qui a le plus d’adhérents, (plus de 100,000, 60,000 cotisants réguliers), et puis il y a autour de cette force militante des centaines de milliers de citoyens qui sont au contact de celle-ci. Cette force est vraiment organisée de manière décentralisée. Son ancrage principal est celui du terrain. Je pense qu’il faut au contraire conserver cela comme la prunelle de nos yeux, parce que je crois que la reconstruction d’une initiative militante et de luttes de transformations se mènera justement de plus en plus à partir de la créativité citoyenne et populaire. Donc cette dimension militante, cette présence sur l’ensemble du territoire, c’est quelque-chose que nous devons non seulement garder, mais continuer à développer. La réélection des députés communistes, des sénateurs communistes, présents au Sénat contre toutes les prévisions, est le témoignage que le savoir-faire militant dans cet ancrage de proximité reste l’un des atouts du Parti Communiste. Donc il faut le développer. Mais il faut le développer avec une plus grande efficacité dans la visibilité nationale de cette activité. Et donc nous avons besoin de penser cette initiative militante décentralisée plus en lien avec l’organisation de nos réseaux d’intervention nationaux, qui pour le Parti Communiste ne peuvent pas passer seulement par la présence nationale de quelques porte-paroles. Notre force centrale doit plutôt venir d’une effervescence d’idées, de propositions, de notre capacité à projeter sans cesse dans le débat public de la société des idées nouvelles sur la transformation sociale.

LVSL – Pour revenir sur cette thématique de la dénationalisation, on a pu entendre parmi vos militants que l’absence du PCF aux dernières élections présidentielles, échéance qui cristallise les enjeux politiques dans ce pays, a contribué à son effacement. Qu’en pensez-vous ?

C’est en grande partie vrai. Moi qui me suis prononcé dans le débat que nous avons eu pour le soutien à Jean-Luc Mélenchon, pour favoriser des dynamiques populaires de rassemblement dans la société, je constate avec d’autres que ce processus a effectivement un effet d’effacement de notre parole politique nationale. Dans une vie politique qui s’est outrageusement présidentialisée, cette question doit nécessairement être traitée. Comment résoudre ce problème de l’effacement de la parole politique nationale des communistes ? Est-ce que c’est par la présentation systématique d’un candidat à la présidentielle ? est-ce que ça passe par d’autres formes d’intervention dans la vie politique nationale ? Ce sont les questions que doit résoudre le congrès. Ce qui est certain, c’est que le Parti Communiste a vocation à présenter son projet politique dans toutes les grandes échéances, donc aussi l’élection présidentielle. Il y a donc une contradiction à résoudre qui n’a jamais été bien résolue, sur notre présence à l’élection présidentielle, dans un paysage où cette élection est devenue une échéance majeure. Il faut donc à la fois faire reculer la présidentialisation excessive des institutions, mais aussi des consciences, parce qu’il n’est pas sain que les forces sociales démocratiques, politiques, qui veulent transformer la société, se concentrent sur cette seule échéance. La conquête des pouvoirs par la société passe par bien d’autres luttes que la seule élection présidentielle. En même, temps, oui, il faut réfléchir de manière nouvelle à la présence du Parti Communiste dans cette échéance. Il faut organiser notre visibilité dans cette échéance sans nous faire aspirer par la logique présidentialiste. Je ne dis pas que la réponse est simple. Ce serait intéressant que le congrès du Parti Communiste travaille cette question de manière dialectique.

LVSL – Le grand événement politique de cette présidentielle, c’est l’irruption de la France Insoumise au détriment des deux forces qui structuraient jadis le champ progressiste anti-libéral, c’est-à-dire le Parti Communiste et le Parti Socialiste. Comment analysez-vous cette irruption de la France Insoumise ? Pensez-vous qu’elle est durable, qu’elle va devenir hégémonique ? Comment analysez-vous cette stratégie politique ?

Je pense qu’aucun des mouvements politiques qui s’est manifesté dans l’élection présidentielle de 2017 n’est installé durablement. Tout reste pour le moment encore très instable. Je crois que c’est vrai pour toutes les forces politiques. Ce que je pense de cette irruption, c’est deux choses. Je crois qu’on a connu dans les dix dernières années un déclin accéléré du Parti Socialiste – causé par sa dérive sociale-libérale – parce que la grande masse des électeurs de gauche ne se reconnaissait pas dans cette dérive. La chute de ce parti qui avait marqué la gauche depuis les années 80 a partiellement entraîné avec elle le discrédit de l’idée de « gauche ». Nous en avons subi les conséquences, parce que nous avons été un parti de la gauche, et bien malgré nous, bien que nous ayons construit le Front de Gauche précisément parce que nous ne voulions pas laisser la gauche aller à sa marginalisation. Nous avons donc apporté une réponse à cette question avec la création du Front de Gauche. Notre ambition était que ce Front de Gauche devienne la gauche nouvelle dont le pays avait besoin, débarrassée de ses débris sociaux-libéraux, ceux du Parti Socialiste. C’est ce qui nous a convaincu, après notre soutien en 2012 à Jean-Luc Mélenchon et malgré les désaccords qui avaient surgi, qu’il fallait aller au bout de cette logique de la présidentielle de 2017. Je continue à considérer que le résultat de Jean-Luc Mélenchon à l’élection présidentielle est le résultat de cette dynamique collective, qui n’appartient pas uniquement à la France Insoumise. D’ailleurs les résultats, dès les élections législatives, sont différents.

“Cela ne disqualifie pas la « gauche », l’idée de « gauche » à mes yeux : la gauche comme point de repère face à la droite, comme expression politique de l’affrontement capital-travail, et comme point de repère dans l’espace républicain, la gauche étant le camp de la République démocratique et la droite subissant la tentation anti-républicaine autoritaire.”

Deuxièmement, je pense qu’il y a, en France comme en Europe et dans le monde, la montée de courants populistes et dégagistes, qui sont la conséquence de la crise démocratique dans laquelle le système capitaliste s’enfonce. La démocratie elle-même, ses institutions représentatives, sont discréditées par ces processus de plus en plus autoritaires des forces libérales. Le sentiment gagne qu’on ne changera pas les choses avec ce système démocratique, puisque malgré les alternances, c’est toujours le système libéral qui gagne. Cette crise démocratique profonde permet la réémergence de formes de droites radicalisées, autoritaires, fascistes ; elle conduit aussi, dans la gauche, à l’émergence de courants qui pensent que seule l’émergence de nouvelles formules politiques, loin des systèmes de représentation et des partis anciens, résoudra ces problèmes-là.

Il y a en Europe plusieurs mouvements qui émergent aux frontières de la gauche et d’autres mouvements aux tendances plus floues, des mouvements de ce type. Je pense que la France Insoumise a cristallisé une partie de ce courant-là, qui est un courant qui se détourne des repères traditionnels de la gauche, de la référence principale à l’affrontement entre le capital et le travail, et des repères qui ont fondé l’histoire de la gauche. Nous avons aujourd’hui une géographie des forces de gauche qui est tout à fait nouvelle, dans laquelle la structuration n’est plus principalement entre un courant social-démocrate et un courant communiste, mais entre des courants politiques plus divers : des courants communistes, un courant social-démocrate affaibli, mais aussi de nouveaux courants, qu’on nomme parfois « populistes », parfois « dégagistes »… Tout cela traduit au fond la recherche de nouveaux modèles politiques dans la crise démocratique. C’est un défi nouveau, et probablement le périmètre des alliances de ces forces, demain, ne ressemblera pas au périmètre qu’on a connu durant les décennies précédentes avec l’ « union de la gauche ». Ça ne disqualifie pas la « gauche », l’idée de « gauche » à mes yeux : la gauche comme point de repère face à la droite, comme expression politique de l’affrontement capital-travail, et comme point de repère dans l’espace républicain,. La gauche étant le camp de la République démocratique et la droite subissant la tentation anti-républicaine autoritaire. Mais cela signifie que nous allons probablement vers une représentation politique de cette gauche très différente de celle qu’on a connue jusque-là. Bien évidemment, cela interroge les pratiques du Parti Communiste.

Pierre Laurent à la fête de l’humanité 2017. ©Ulysse Guttmann-Faure pour LVSL

LVSL – Les élections européennes semblent être centrales dans l’agenda de votre prochain congrès. C’est aussi un point de clivage entre vous et Jean-Luc Mélenchon. D’une certaine façon, votre programme européen semble plus proche de celui de Benoît Hamon et de Génération·s. Envisagez-vous la possibilité d’une liste commune ?

Nous envisageons cette élection à partir de ses défis. Il y a un très grand besoin de transformation démocratique, sociale, à l’échelle nationale, mais aussi à l’échelle européenne. Nous considérons que pour pouvoir engager des transformations profondes dans notre pays et dans d’autres pays européens, il faut mener le combat de transformation sociale à l’échelle européenne, et même à l’échelle mondiale. Notre première approche de cette question, c’est l’importance de cette échéance, que nous ne considérons pas comme une parenthèse dans laquelle devrait s’exprimer simplement l’opposition à Macron. Plus profondément, nous voulons aller à cette élection avec une ambition de conquête sur la possibilité de gagner dans toute l’Europe.

Deuxièmement, il y a le risque, dans cette situation que nous connaissons, que la scène européenne ne soit pas dominée par ces forces démocratiques qui chercheraient des issues sociales progressistes, mais par les forces de droite et d’extrême-droite. L’évolution politique d’un certain nombre de pays européens, à l’Est, mais aussi en Italie par exemple, rendent malheureusement cette perspective crédible. Il faut donc non pas se replier face à ces risques, mais au contraire aborder l’élection de manière offensive. Nous l’abordons donc avec une proposition de rassemblement la plus large possible des gauches en France, c’est-à-dire visant à redonner leur périmètre à toutes celles qui aujourd’hui souhaitent s’engager dans la lutte contre la réforme de la SNCF, ou contre l’attaque plus globale contre les services publics. Cette perspective est aujourd’hui difficile à réaliser, parce qu’on voit bien que par exemple, la France Insoumise souhaite aller à cette élection sous ses propres couleurs, et en portant un projet ambigu à nos yeux. Comme nous, ce mouvement porte la volonté de transformer très profondément la politique européenne ; mais contrairement à nous, il envisage le fait que l’on puisse se retirer de ce combat européen, en pensant que ne pouvant pas être gagné, on mènera la lutte à l’échelle nationale. Nous ne croyons pas à ce scénario ; la bataille européenne est inéluctable pour transformer aussi les politiques en France. Nous avons une discussion d’une autre nature avec Benoît Hamon et Yanis Varoufakis, avec qui il s’est rapproché en vue de ces élections. Nous avons un autre débat, sur le fait qu’il pourrait être tenté, à l’inverse, de privilégier une bataille qui ne s’enfermerait pas dans le cadre actuel de l’Union européenne. Mais nous discutons avec Benoît Hamon, ce que nous ne faisons pas avec la France Insoumise ; cela ne tient pas à notre offre politique.

LVSL – Avec le Parti Socialiste, envisagez-vous une discussion ?

Non. Il n’y a eu aucune discussion avec le PS durant la dernière période. Il maintient beaucoup d’ambiguïtés sur sa ligne. J’entends dire que Pierre Moscovici va être l’un des chefs de file du Parti Socialiste lors des élections européennes. Cela en dit long.

LVSL – La mobilisation actuelle semble dessiner de nouvelles convergences. On vous a notamment vu aux côtés de Benoît Hamon, de François Ruffin et d’Olivier Besancenot. Souhaitez-vous voir se former un nouveau front ?

Je pense que les démarches unitaires qui ont été entreprises ces dernières semaines sont plutôt réjouissantes et encourageantes. Quand se lèvent des mouvements sociaux importants, ils poussent dans le sens de cette unification politique. Il faut donc encourager ce mouvement, multiplier les occasions de ces rapprochements, d’abord pour les luttes en cours, c’est-à-dire avec l’objectif de faire gagner ces luttes en faisant reculer Macron sur la réforme de la SNCF. Mais aussi des victoires dans d’autres services publics, par exemple contre la privatisation des barrages hydrauliques. Pour aider à ce mouvement, on vient de proposer, comme nous l’avons fait, devant des barrages hydrauliques, de multiplier dans tout le pays les chaînes humaines qui symboliseraient la mise sous protection citoyenne des services publics, et de faire de ces chaînes humaines des occasions de rassemblement citoyen et populaire. Dans ces luttes, il faut construire à chaque fois que c’est possible des progrès vers une plateforme qui pourrait unir un nouveau front social et politique. Nous savons que ce chemin va prendre du temps à être parcouru. Il faut donc être tenace, y aller progressivement, saisir toutes les occasions d’avancer vers cela. Ce front ne trouvera pas forcément à chaque fois la traduction électorale que l’on pourrait souhaiter, mais il faut marquer des points à chaque fois que l’on peut le faire et progresser vers cet objectif. C’est comme cela que l’on pourra construire une possibilité d’alternative majoritaire au pouvoir de Macron.

LVSL – Dans la mobilisation actuelle, l’une des personnalités qui émerge particulièrement est François Ruffin. Il a obtenu un large soutien de la part des communistes lors des élections législatives. Est-il un point d’appui potentiel pour le PCF dans la recomposition en cours ?

On travaille bien avec François Ruffin, on l’a vu avec l’élection législative de la Somme, puisqu’on a dès le départ construit cette candidature avec lui. Je pense qu’il ne faut pas renouveler à chaque étape la même erreur, c’est-à-dire penser qu’à chaque fois qu’une personnalité s’affirme elle doit devenir le point de référence unique de ce rassemblement. Il faut en permanence garder en tête que la pluralité du rassemblement que nous avons à construire doit additionner toutes les forces. François Ruffin, avec la culture politique qui est la sienne, les nouvelles pratiques politiques qui sont les siennes, qu’il a expérimentées, a beaucoup à apporter à ce mouvement. Les communistes ont aussi beaucoup à apporter. Notre recette politique devrait être en permanence l’addition de ces cultures politiques, et pas la domination de l’une sur l’autre. C’est selon moi la recette gagnante. Je vois bien que c’est un débat qui ressurgit régulièrement, parce que dès qu’un rassemblement naît, on voudrait qu’il devienne uniforme.

“Nous pensons qu’une marche du 5 mai réussie est une marche qui additionnerait toutes les forces. Manifestement, à l’heure où nous parlons, les syndicats ne sont pas présents dans cette marche.”

Mais la pluralité reste l’une des dimensions centrales du mouvement à construire, avec bien sûr de la cohérence. Ce sont des conditions essentielles, surtout dans un pays comme le nôtre qui est un pays de grande culture politique et un pays dans lequel on est très attaché à sa liberté de penser. Beaucoup de cultures politiques, beaucoup de liberté de penser, cela produit nécessairement des mouvements démocratiques, des mouvements de transformation qui sont pluralistes. Tous les mouvements qui ont marqué l’histoire populaire et sociale du pays ont été marqués par cette diversité. Le Front Populaire, Mai 68, 1995… Ces mouvements ont mêlé culture ouvrière, culture populaire, cultures de transformation sociale… Il ne faut pas avoir peur de cette diversité, mais en faire une force.

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Pierre Laurent aux côtés de Benoît Hamon et de François Ruffin. ©Facebook de Pierre Laurent

LVSL – Serez-vous présent le 5 mai à la marche à laquelle François Ruffin a appelé ?

Nous sommes en train de discuter de cette question. Nous participons aux réunions unitaires qui en débattent. Nous pensons qu’une marche du 5 mai réussie est une marche qui additionnerait toutes les forces. Manifestement, à l’heure où nous parlons, les syndicats ne sont pas présents dans cette marche. Ils tiennent à leur agenda syndical, à commencer par la journée du 19 avril dont ils veulent faire une occasion d’élargissement du mouvement de lutte et de renforcer la convergence des luttes. Ils tiennent au 1er mai. Nous sommes donc favorables au principe d’un temps fort national, qui permettrait à des gens très engagés comme à des gens qui le sont moins de converger. Il faut créer pour cela les conditions d’une addition de toutes ces forces. Pour le moment elles ne sont pas réunies, nous y travaillons. Philippe Martinez vient de déclarer que la CGT n’y sera pas présente car le 1er mai est trop proche du 5 mai. Il faut donc poursuivre cette discussion. Nous tentons de verser au-delà des idées qui nourrissent ces processus d’élargissement – j’ai parlé de chaînes humaines, nous soumettons aussi l’idée d’une grande consultation populaire et citoyenne -. Nous cherchons la bonne formule, et nous sommes dans la discussion. Cet objectif n’est pas atteint pour le moment.

LVSL – Jean-Luc Mélenchon considérait en septembre que les luttes syndicales n’aboutissaient pas parce qu’il existait une division entre le politique et le syndical. Il considère aujourd’hui que la condition du recul du gouvernement, c’est que cette division cesse. Qu’en pensez-vous ?

Les causes sont multiples. Au moment des ordonnances Macron, nous étions encore très proche des élections présidentielles. Le niveau de rejet de la politique de Macron n’était pas ce qu’il est devenu aujourd’hui. La prise de conscience s’est faite au cours des mois qui ont suivi, au moment du budget, quand la dimension « président des riches » a commencé à émerger dans la conscience populaire. Cela s’est accentué avec la multiplication des réformes anti-sociales et les attaques contre les services publics. A l’automne, le principal obstacle a été l’échec de l’élargissement du mouvement, pas seulement à cause du manque d’unité, mais aussi parce que le mécontentement que nous connaissons n’était pas encore là. La prise de conscience de la nature profondément anti-sociale, autoritaire, du pouvoir, est beaucoup plus partagée dans le pays aujourd’hui. Il y a donc beaucoup plus de catégories sociales qui entrent dans l’action : des travailleurs du secteur privé, les étudiants, les salariés de différents services publics… Cela favorise l’unité d’action, parce que la pression populaire se fait plus grande. On voit donc des secteurs dans lesquels cette unité n’existait pas à l’automne exister et tenir. Elle favorise donc l’unité politique, parce que ce que nous avons réussi à faire ces dernières semaines avec Olivier Besancenot, Benoît Hamon, la France Insoumise et d’autres, nous ne réussissions pas à le faire à l’automne. Il y a donc aujourd’hui des conditions qui sont meilleures. Mais la clef est dans un mouvement populaire qui peut encore beaucoup grandir dans l’action et dans les grèves, et de réponse unitaire des organisations syndicales et des organisations politiques. Enfin, n’oublions pas une leçon de l’histoire : les grands mouvements ne sont jamais décidés par un mot d’ordre. Ils sont l’agrégation de facteurs multiples, qui à un moment donné se généralisent sans que personne n’ait appuyé sur un bouton. Nous travaillons à la généralisation de cette contestation. Il faut additionner tous ces critères-là.

 

Propos recueillis par  Lenny Benbara

Crédit photo Une et entretien : Ulysse GUTTMANN-FAURE pour LVSL