Sans-abrisme : regarder ce(ux) qu’on ne veut pas voir

“Couple d’amoureux sur un banc et un clochard”, vers 1932 © BRASSAÏ

Chaque président de la République a confié sa détermination à lutter contre le sans-abrisme. L’impératif : « Plus personne dans la rue ». Emmanuel Macron ne fait pas figure d’exception, lorsqu’il annonçait en faire « sa première bataille » en juillet 2017. La récente pandémie a fait démonstration du contraire : les mesures de confinement sont venues accentuer la solitude et la vulnérabilité des personnes sans-abri. Deux ans après, ce bouleversement a-t-il eu des conséquences sur notre société ? Force est de constater que les regards continuent de se détourner. À rebours de l’amnésie collective, il est encore temps de questionner l’inédit de cet événement, la violence à laquelle il nous confronte et la politique à laquelle il oblige.

L’oubli complice des célébrations hâtives

Mars 2020. Dans nos rues vides, le temps traîne… Le Covid-19 provoque l’impensable : arrêter ou, tout du moins, ralentir considérablement le souffle chaud de l’activité économique. Dans le ciel, les longues trainées blanches s’estompent progressivement avant de disparaître. Les mégalopoles sont privées de leurs connexions aériennes intimes. À terre, les voitures se reposent sagement. Quelques personnes se pressent pour faire leurs courses, d’autres se croisent en tenues de sport. Ici ou là-bas, les distances restent bien gardées. Un silence assourdissant habille nos quotidiens interloqués. Au cœur de ce dernier apparaît une nouvelle étrangeté : l’espace public est délaissé.

Les rues ne sont pourtant pas entièrement vides et parmi les rares passants, certains ne sont pas pressés : les personnes sans-abri investissent un espace public dans lequel, pour une fois, il est impossible de nier leur présence. Elles traversent ces journées, préoccupées par des menaces qui leur paraissent plus imminentes que le virus : comment se nourrir, s’abriter, boire et se laver ? La mise sous cloche de l’assistance habituelle est préoccupante. Comment subsister dès lors que le confinement tient éloigné de l’espace public et les prive par là même des liens indispensables à leur survie ? Finalement, les semaines passèrent et, alors que « l’angoisse pointait, le cataclysme n’a pas eu lieu »1. Le mérite en revient aux mondes associatif et administratif qui se sont fédérés sous l’égide de l’exceptionnalité : dispositif d’hébergement d’urgence, réquisition d’hôtels, investissement d’argent public, mesures – éphémères – sur le droit au logement, etc.

Ces célébrations hâtives oublient que le problème n’est pas tant l’événement pandémique, mais ce qu’il est venu révéler de nos sociétés.

La mobilisation ponctuelle cache cependant le cynisme des regards rétrospectifs : certains se félicitent de la gestion de la crise. Ces célébrations hâtives oublient que le problème n’est pas tant l’événement pandémique, mais ce qu’il est venu révéler de nos sociétés. Là où le bât blesse, c’est que des « naufragés » s’amassent dans nos rues et qu’on ne peut les confiner face aux dangers2. Surtout, que leur nombre ne cesse d’augmenter depuis le confinement, sous l’effet conjoint de la spéculation immobilière et de la destruction systématique du filet social. L’année dernière, la fondation Abbé Pierre dénombrait 300 000 personnes privées de domicile en France. « Pour rester chez soi, il faut un chez-soi » signent par conséquent encore aujourd’hui citoyens, citoyennes et organisations, dénonçant le mutisme des pouvoirs publics face au non-respect du droit au logement. Un droit universel reconnu, mais non garanti, bien qu’il soit la condition sine qua non de l’accès régulier aux autres droits.

De l’invisible au visible : les leçons du confinement

Un événement ne prend sens que par rapport au système qu’il affecte3. Or, penser cette affectation, c’est s’interroger sur la réforme de l’espace et du temps qui a bouleversé nos expériences individuelles et collectives lors du confinement. Il aura notamment fallu que s’ouvre cette soudaine parenthèse pour que la présence des personnes sans-abri devienne impossible à cacher. Leur condition limite est alors apparue au grand jour : ni pleinement dedans ni pleinement dehors, elles évoluent au seuil de l’ordre social et de ses mécanismes de protection.

Cette visibilisation, précisément parce qu’elle fut éphémère, ne doit pas tomber dans l’oubli. La lutte contre l’amnésie politique consiste à prolonger le travail déjà entamé par d’autres et à mettre en place une mémoire collective. À travers elle, il s’agit de pointer les défaillances systémiques que la béance de l’événement a laissé apparaître, comme le suggérait déjà Andy Battentier dans un article intitulé « Après l’épidémie, nous n’oublierons pas ». Ne doivent donc être omis les premiers balbutiements, les regroupements à la hâte en hébergement d’urgence alors que nous n’avions d’idée claire sur l’exposition à la contamination que cela représentait, les cris du coeur, la faim, la soif… et encore moins le sentiment d’abandon des premiers jours. Ce regard en arrière est, par ailleurs, la condition d’une tâche qui se conjugue au présent : une lutte quotidienne contre l’oubli qui empêche le retour à l’embarras et à la cécité collective.

Cette visibilisation, précisément parce qu’elle fut éphémère, ne doit pas tomber dans l’oubli.

Si les deux ans qui séparent les printemps 2020 et 2022 ont transformé l’événement en souvenir, il est d’autant plus nécessaire de travailler ce dernier : il fait désormais office de réserve de sens. Il faut comprendre par là qu’il a la capacité d’influer sur nos représentations et nos formations politiques par les questions qu’il laisse ouvertes au temps présent. Aussi nous confronte-t-il à ce qui, aujourd’hui, fait encore trop souvent défaut dans le traitement de la question sans-abri : la mobilisation de modes de perceptions politiques de la réalité. Un chemin qui nous mène non seulement auprès de ceux qu’on ne veut pas voir, mais aussi plus près de ce qu’on ne veut pas voir.

Ceux qu’on ne veut pas voir : la relégation

La visibilisation des personnes sans-abri a dévoilé la brutalité de l’ordre social actuel. Elle le confronte à une forme de violence consentie en vue de sa pérennisation : celle de la relégation. Des masses « en sont constamment réduites à devenir superflues, si nous nous obstinons à concevoir notre monde en termes utilitaires », avertissait déjà Hannah Arendt dans les Les Origines du Totalitarisme4. Ce mécanisme a depuis été étudié par Bertrand Ogilvie dans ses analyses sur la production de « l’homme jetable5». Selon lui, cette violence spécifiquement moderne nait de l’industrialisation de nos sociétés : « […] au moment même où s’enclenche la révolution industrielle, on voit s’amorcer une analyse spécifique de la violence qui lui est propre : celle d’une société entièrement organisée autour de la dénégation de l’idée de société, celle d’une société condamnée à faire éprouver à certains de ses membres ce qu’on pourrait croire qu’elle aurait intérêt par ailleurs, pour sa survie, à cacher : à savoir l’absence profonde de convergence entre les finalités, ou les conséquences, du tout et les objectifs des particuliers6».

La condition d’interchangeabilité valorisée par la formation industrialo-capitaliste conduit à désacraliser les vies humaines : certaines sont renvoyées à leur insignifiance face aux objectifs de l’ordre social dominant. Elles sont “superflues”. Des hommes et des femmes s’amassent alors dans les villes, marginalisés et non loin d’être chosifiés. C’est dire combien les idéaux modernes d’égalité et de liberté ont été travestis. L’explosion actuelle des inégalités renforce ce tableau et révèle les contradictions flagrantes d’un ordre social qui se présente pourtant comme le garant des droits humains.

La relégation opère là où le système utilitaire a échoué. Elle intervient comme ultime mode de traitement pour se débarrasser du « superflu » dont l’ordre social est lui-même responsable.

Ainsi, la relégation opère là où le système utilitaire a échoué. Elle intervient comme ultime mode de traitement pour se débarrasser du « superflu » dont l’ordre social est lui-même responsable : elle cache, elle invisibilise. De nombreux dispositifs tendent en effet à maintenir « ceux qu’on ne veut pas voir » toujours plus loin de nos vi(ll)es : décrets anti-mendicité, mouvements Nimby, créations de mobilier urbain anti-SDF, dispositifs d’accueils centralisés. Le succès est contrasté et la manière d’intervenir toujours plus brutale. Une violence qui atteint aujourd’hui un certain seuil, la faisant basculer dans la « violence extrême » qui, à suivre Étienne Balibar, passe tout à la fois par une destitution de l’humain et une destitution du politique7.

Ce qu’on ne veut pas voir : la déshumanisation

Tandis que des frontières physiques permettent de reléguer les formes de vies jugées indésirables, des frontières symboliques tendent à en normaliser le processus dans les consciences collectives. La relégation est en effet dédoublée par une autre forme de violence : celle de la déshumanisation. Selon Claudia Girola, la construction moderne de la figure du sans-abri est le résultat de la conjonction de deux pratiques sociales : les « différentes formes de déterritorialisation » se combinent à des « mutilations biographiques »8. Le qualificatif sans-abri connote l’image d’un être déraciné socialement, « vaincu » et sans attaches apparentes aux lieux qu’il traverse. Il est désubjectivé : sa vie biographique ne compte plus, comme en témoignent de nombreuses pratiques narratives (clochard, vagabond, errant, sans-logis, mendiant, sans-domicile) qui contribuent à faire disparaître les traces d’une individualité active. La déshumanisation prend donc le relai de la relégation. Ensemble, elles redessinent les contours biographiques et territoriaux des personnes en les assignant à territoire « commun », tout en les repoussant, dans un même mouvement, en dehors de notre « monde commun »9 – ou ce qu’il en reste.

Une invisibilisation qui agit comme une justification de la violence. Elle exclut ces personnes de la communauté humaine et des droits qui lui sont associés. Ce ne sont plus des semblables qui vivent à même nos rues, mais une « infra-humanité » usée et indifférenciée, à laquelle ni la pitié ni l’hospitalité ne peuvent ou ne doivent être accordées. Ces deux modalités de l’attention portée à l’autre constituent pourtant le socle de toute collectivité. Dans le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité (1755), Jean-Jacques Rousseau a en effet montré que la pitié ne relevait pas du moralisme, mais du « sentiment naturel » qui « concourt à la conservation mutuelle de toute l’espèce »10. Deux siècles plus tard, Emmanuel Lévinas met en évidence dans L’Humanisme de l’autre homme la condition hospitalière de chaque homme : « Le visage s’impose à moi sans que je puisse rester sourd à son appel, ni l’oublier, je veux dire sans que je puisse cesser d’être responsable de sa misère11 ».

Dès lors que la souffrance d’autrui n’entraîne plus de réaction, il ne paraît pas déraisonnable de conclure à l’atrophie de l’humanité.

Dès lors que la souffrance d’autrui n’entraîne plus de réaction, il ne paraît pas déraisonnable de conclure à l’atrophie de l’humanité. L’excès d’humanitarisme ne saurait pourtant être une réponse satisfaisante : « ce qu’on ne veut pas voir » est autant l’appel que porte en lui le visage d’une personne sans-abri que notre propre impuissance face aux structures économico-sociales qui condamnent à une complicité coupable.

Ouvrir les yeux et sortir de l’impuissance 

Que faire alors ? Ouvrir les yeux, comme le veut une injonction largement répandue, mais dont la portée n’est pas toujours clairement établie. Elle invite à arrêter de détourner le regard et à mobiliser d’autres modes de perception politiques de la réalité. En suivant ce chemin, le surplus de visibilité apparu lors du premier confinement se transforme en interpellation. Il nous confronte à la disposition de nos yeux internes, qui tolèrent et construisent (a)normalement l’invisibilité de la personne sans-abri : dans un contexte où la production de richesse poursuit son ascension vertigineuse, comment expliquer qu’une masse toujours croissante d’individus occupe un carreau d’une froideur impassible sinon grâce aux grandes fables qui naturalisent les dispositifs de relégation et de déshumanisation ?

Pour sortir de l’impuissance, il faut alors viser les contradictions qui travaillent ces mêmes fables. Leur logique sélectionne ce qui est rendu visible ou non ; l’affronter, c’est lever le voile sur les processus politiques par lesquels se banalisent notre indifférence et notre impuissance collective. C’est déplacer les points d’importances, voir ce qui fait défaut ou ce qui apparaît de manière prégnante dans les discours dominants. À commencer par ceux qui présentent les naufragés comme les « dommages collatéraux » accidentels de nos modèles de société, et non comme leur produit le plus pur. En d’autres termes, c’est déconstruire certains laïus qui pourfendent l’égalité au nom d’une idée travestie de la liberté. Ainsi s’offre-t-on la possibilité d’aiguiser au temps présent un mode de perception politique de la réalité attentif à la dignité des personnes sans-abri. 

Ainsi s’offre-t-on la possibilité d’aiguiser au temps présent un mode de perception politique de la réalité attentif à la dignité des personnes sans-abri. 

Il importe également d’ouvrir des espaces pour le témoignage afin de susciter de la réaction et de la mobilisation. Des contre-récits qui tendent à la « désincorporation » et qui permettent de ressentir au plus près de soi la douleur inscrite par l’indifférence dans le corps des superflus. Des paroles vives qui affectent et sensibilisent dans le but d’intégrer la lutte contre le sans-abrisme dans les priorités politiques. Un rapprochement et un dialogue qui empêcheront toujours un peu plus ce que Paul Ricoeur appelait « l’oubli et la mémoire manipulée » : l’idéologisation de la mémoire et la dépossession des acteurs sociaux de la faculté de se raconter12.

Il est enfin question de retrouver autant que possible ce temps qui traîne. Dans l’effervescence de nos rues, le temps doit s’interrompre de nouveau pour répondre à celles et ceux dont le visage appelle. Marquer un temps d’arrêt : affirmer que même dans les situations de pauvreté les plus extrêmes, le caractère de l’humain en chaque sujet est irréductible et que rien ne permet de justifier une telle atteinte à leur dignité dans un monde d’opulence. Il en va d’une justice et d’une politique ; pour ceux que nous voyons, à travers ce que nous voyons. « À quoi bon ? », les plus sceptiques rétorqueront. Car ce sont dans ces nœuds éthiques que réside notre humanité, qui ne se confond plus avec la seule proclamation de droits abstraits et la confiance en une certaine idée du progrès héritière des logiques utilitaires. Loin de l’indifférence silencieuse, se dressent les voies de la subjectivation politique. Reste à faire advenir un sujet collectif capable de ressentir, de percevoir et de dire la violence qui se manifeste sous ses yeux.

1. Damon, J., Inconfinables ? Les sans-abri face au coronavirus. Paris : Éditions de l’Aube, 2020, p. 33.
2. J’emprunte ici la terminologie utilisée par Patrick Declerck dans Les naufragés. Avec les clochards de Paris, Paris : Plon, 2001. Pour une réponse à cet ouvrage prédominant mais caricatural, voir Rullac, S., Et si les SDF n’étaient pas des exclus ? Essai ethnologique pour une définition positive, Paris : L’Harmattan, 2004.
3. Morin, E., « L’événement-Sphinx ». Dans : Communications, 18, 1972, pp. 173-192, p. 173.
4. Arendt, H., Les origines du totalitarisme, Paris : Gallimard, 2002, pp. 811-812.
5. Ogilvie, B., L’homme jetable. Essai sur l’exterminisme et la violence extrême, Paris : Editions Amsterdam, 2012. 
6. Ibid, p. 74.
7. Balibar, E., Violence et civilité, Paris : Galilée, 2010.
8. Girola, C., « Tenir malgré tout dans une vie à la rue », Tumultes, 43, 55-66, 2014, p. 59.
9. Ibid, p. 60.
10. Rousseau, J-J., Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité (1755), Les Échos du Maquis, 2011, p.38.
11. Lévinas, E., Humanisme de l’autre homme, Fata Morgana, 1972, p. 49.
12. Ricoeur, P., La mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris : Seuil, 2000, pp. 579-585.

Mathieu Slama : « La crise sanitaire finit comme elle a commencé, dans l’arbitraire »

Mathieu Slama © Pablo Porlan pour LVSL

L’essayiste Mathieu Slama est une des figures de l’opposition aux mesures sanitaires. Il souligne toutefois que les critiques dont ces dernières ont fait l’objet ont été captées par les extrêmes et les complotistes, au détriment d’une appropriation politique des questions scientifiques. La « démocratie sanitaire » s’est en effet très largement absentée des débats publics, laissant orphelins les derniers républicains attachés à l’État de droit ou à la souveraineté populaire. Mathieu Slama se revendique de la première filiation, protectrice des libertés individuelles, et alerte contre l’émergence d’une société disciplinaire. Dans son ouvrage Adieu la liberté (Presses de la cité, 2022), il invite à ne pas considérer comme une victoire la liberté retrouvée depuis la fin du passe et de l’obligation de port du masque. La levée des restrictions ne signifie pas nécessairement la fin des dispositifs qui ont été mis en oeuvre pendant la pandémie. Pis encore, la demande croissante de sécurité qui traverse la société pourrait bien légitimer des pratiques de gouvernement de plus en plus autoritaires. Entretien réalisé et édité par William Bouchardon et retranscrit par Dany Meyniel.

LVSL – Après le pic Omicron en janvier, l’épidémie a fortement reflué et le passe vaccinal et le port du masque viennent d’être levés. On peut y voir un geste électoraliste à l’approche des élections mais le gouvernement répète toujours le même argument selon lequel « c’est le virus qui décide des libertés ». Cela pose la question suivante : toutes ces mesures dites sanitaires sont-elles prises ou supprimées pour des raisons de santé ou faut-il y voir des décisions purement politiques ?

Mathieu Slama – C’est une bonne question. D’abord, la première chose dont on se rend compte, c’est à quel point c’est arbitraire : tout d’un coup le président de la République annonce la fin du passe le 14 mars mais on ne sait pas sur quels critères. C’est le fait du prince. Pourtant, deux jours avant, il y avait eu une audience au Conseil d’État sur un recours pour demander la fin du passe, mené par quelques juristes, comme Paul Cassia. De même la Commission d’enquête du Sénat l’a demandée et le Conseil d’État a dit non. Tout cela symbolise tout ce qu’on vit depuis deux ans : cela finit comme cela a commencé, dans l’arbitraire. Alors qu’on parle de l’une des mesures les plus graves qui aient jamais été prises, les décisions politiques sont prises sans réelles justifications et le droit ne veut plus rien dire. C’est inquiétant qu’il n’y ait plus de base juridique rationnelle, car cela signifie que tout est possible et que c’est le règne de l’arbitraire.

La deuxième chose c’est qu’on savait que l’épidémie reculait et que le virus devenait de moins en moins grave. L’inquiétude que nous devrions avoir c’est qu’au fond pendant deux ans, nous avons brisé tous les tabous et nous avons accepté des choses qui étaient auparavant inacceptables. Surtout, des monstres politiques et juridiques comme le confinement, le masque dans la rue, le passe ont été créés. Ce sont en réalité de nouvelles méthodes de gouvernement. Le passe par exemple, c’est quand même l’idée d’exclure des gens de la vie sociale pour les amener à se comporter comme on veut. On a inventé et normalisé de nouvelles méthodes qui sont maintenant dans la “boîte à outils”, comme le disait une députée LREM. Certains veulent faire entrer le passe dans le droit pour ne plus passer par des lois d’exception. Le passe pourrait bien réapparaître si nous avons une recrudescence épidémique ou sous d’autres formes, pour d’autres crises.

LVSL – Cette normalisation de mesures d’exception est en effet inquiétante. Mais le gouvernement a toujours affirmé qu’il n’y était pour rien et que ses choix étaient contraints par l’épidémie…

M.S. – C’est, de fait, un argument qui a beaucoup été utilisé par le pouvoir, qui a affirmé que c’est le virus qui est liberticide. Mais cela signifie que la politique disparaît ! Depuis deux ans, on nous présente les choses comme s’il n’y avait pas d’autres alternatives et qu’on ne faisait que suivre ce que disent les scientifiques. Sauf que la politique consiste à faire des choix, des arbitrages entre différentes alternatives. Évidemment il faut lutter contre le virus mais il y a aussi d’autres considérations à prendre en compte : des considérations pratiques, éthiques, psychologiques, économiques, sociales, etc. C’est le rôle du politique de filtrer des recommandations scientifiques à l’aune de ces différents critères.

« Évidemment, il faut lutter contre le virus mais il y a aussi d’autres considérations à prendre en compte : des considérations pratiques, éthiques, psychologiques, économiques, sociales, etc. C’est le rôle du politique de filtrer des recommandations scientifiques à l’aune de ces différents critères. »

C’est très inquiétant parce que cela signifie que dans l’urgence, face à une crise, la fin justifie tous les moyens. Le politique peut alors prendre des mesures sans considération éthique. L’évolution est de plus en plus inquiétante : face au terrorisme, des mesures très problématiques ont été mises en place comme des assignations à résidence totalement arbitraires, mais il y avait un débat public. Par exemple sur la déchéance de citoyenneté, beaucoup de Français ont dit qu’il ne fallait pas céder sur nos valeurs, qu’il fallait qu’on reste dans un État de droit. À l’époque, le Défenseur des droits, Jacques Toubon, ancien ministre de l’Intérieur très sécuritaire qui s’est ensuite trouvé une âme de républicain, a fait un travail remarquable. Il disait notamment que la citoyenneté, comme la République, doit être indivisible.

Il y a eu débat sur cette question. Lorsqu’on voit comment ce débat a été évacué pendant la crise sanitaire, il y a lieu de s’inquiéter. Les nombreuses crises qui arrivent vont nous poser des questions d’ordre démocratique. Par exemple, la crise ukrainienne a conduit à la suppression de médias de propagande étrangers (Russia Today et Sputnik ont été interdits, ndlr). Si ces médias posent d’énormes problèmes, cela soulève néanmoins des questions au sujet de la liberté de la presse ou sur le fait que cela a été décidé au niveau européen (en France, seul l’ARCOM, ex-CSA, peut normalement décider de telles interdictions, ndlr).

LVSL – Vous estimez donc que le confinement, le couvre-feu, les passeports ou encore les attestations peuvent revenir, soit à la faveur d’une nouvelle vague de COVID, soit pour d’autres motifs. Vous allez jusqu’à parler de l’émergence d’une « société disciplinaire ». De quoi s’agit-il ?

M.S. – Cette société disciplinaire renvoie à un vieux débat. C’est Foucault qui l’amène dans toutes ses réflexions sur les hôpitaux psychiatriques, les prisons et tous les lieux où la norme se matérialise concrètement. Il étudie comment se construit la norme, comment elle se matérialise, comment certains membres du corps social sont mis en dehors de la société, comment les comportements se normalisent de cette manière. Toute l’idée de Foucault consiste à dire que les sociétés libérales ne l’ont jamais vraiment été et que c’est avec l’avènement des sociétés libérales au XVIIIe siècle qu’apparaissent des techniques disciplinaires modernes. A partir du XVIIIe, on régule de plus en plus les corps, les comportements, les normes etc. Je pense qu’on vit aujourd’hui l’aboutissement de ce processus ; nos vies s’inscrivent de plus en plus dans le droit, le pouvoir peut réguler tous les aspects de nos vies et joue de plus en plus le rôle de distributeur de droits. C’est le grand paradoxe de l’État de droit, même si j’en reste un grand défenseur.

« On a banalisé le QR code, que l’État peut activer ou désactiver, et instauré des systèmes de checkpoint dans les endroits de la vie sociale. Or, cette technologie du QR code permet de réguler les comportements des individus. »

Comment cela peut-il se manifester demain ? Je n’en sais rien. Mais je sais qu’on a banalisé le QR code, que l’État peut activer ou désactiver, et instauré des systèmes de checkpoint dans les endroits de la vie sociale. Or, cette technologie du QR code permet de réguler les comportements des individus. On peut faire toutes sortes de choses avec, ça peut marcher pour les questions de délinquance, de régulation des comportements par rapport à l’écologie… Un rapport de trois sénateurs, assez peu médiatisé, proposait par exemple de désactiver les moyens de paiement ou le permis de conduire (pour ceux qui ne respecteraient pas les règles sanitaires, ndlr). Au Canada, lors du mouvement des « convois de la liberté », le gouvernement a retracé les individus qui avaient fait des dons aux bloqueurs. On se rend compte de ce que peut faire l’État avec la technologie, en désactivant certains aspects de la vie sociale ou des finances d’un individu.

Dans le rapport sénatorial, il y avait une phrase incroyable, qui pour moi, dit quelque chose du tournant que nous vivons : « Si une “dictature” sauve des vies pendant qu’une “démocratie” pleure ses morts, la bonne attitude n’est pas de se réfugier dans des positions de principe. » Ainsi, on relativise la démocratie, on se dit que, finalement, on pourrait s’inspirer de certaines mesures totalement attentatoires à nos libertés prises dans les dictatures. Donc tout est imaginable et c’est ce qui fait peur. Bien sûr, le gouvernement n’a pas de plan de manipulation et il n’y a pas de complot, mais le problème c’est qu’à partir du moment où nous généralisons de nouvelles méthodes, on s’y habitue. Imaginons que demain nous ayons un gouvernement d’extrême-droite : il aurait carte blanche pour sortir de l’État de droit…

LVSL – Pourtant, on entend souvent que la société française est rebelle, que notre peuple est traversé par une sorte d’ethos révolutionnaire, comme nous l’avons vu pendant les gilets jaunes. On aurait donc pu s’attendre à un mouvement social majeur face aux mesures sanitaires. Au contraire, vous estimez que les Français ont avant tout exprimé une demande d’autorité et de fermeté lors de la crise sanitaire. Comment expliquer ce paradoxe ?

M.S. – C’est un peu ce que j’ai cherché à comprendre dans le livre, bien que je n’aie pas totalement réussi. Ce qui est certain, c’est que tous les sondages montrent que les Français sont majoritairement ou très majoritairement en faveur de toutes les mesures qui ont été prises. Le confinement était soutenu par 80 ou 90% des Français au début, le couvre-feu, le masque, le passe. Toutes ces mesures étaient largement plébiscitées. Il faut donc relativiser le discours selon lequel cela a été imposé par le pouvoir. Même si Emmanuel Macron a décidé seul de mettre un passe pour toutes les activités sociales, il savait qu’il allait être approuvé par une majorité de Français.

La question est : pourquoi ? De fait, dans les moments de crise, les Français ont tendance à privilégier la demande de sécurité et de protection par rapport à leurs libertés. Je rappelle dans mon livre un sondage effectué juste après les attentats du Bataclan où 95% des Français étaient d’accord pour des mesures de sécurité très dures, y compris celles qui étaient attentatoires à leur propre liberté et aussi à leur vie privée. Par ailleurs, il est vrai qu’il n’y a eu aucun mouvement d’ampleur contre le confinement en France, contrairement à des pays comme l’Allemagne. Une telle obéissance, surtout à la suite des Gilets jaunes, doit nous interroger. J’ai essayé d’élaborer un concept, qui vaut ce qu’il vaut, pour résumer cela : l’idéologie du safe. En fait, je trouve qu’un paradigme de la sécurité s’est instauré, qui conduit à une surenchère, comme on le voit chez les candidats du centre à l’extrême-droite. Sur la sécurité, face au terrorisme et même sur le climat on voit aujourd’hui que des mouvements réclament des mesures très attentatoires aux libertés. Bien sûr, il est essentiel de se protéger du terrorisme ou du virus, mais encore une fois les principes ne sont pas là pour rien.

« Sur la sécurité, face au terrorisme et même sur le climat on voit aujourd’hui que des mouvements réclament des mesures très attentatoires aux libertés. »

C’est la même chose concernant la liberté d’expression : on est très loin des années 70 libertaires. Ce que les humoristes se permettaient à l’époque est impossible aujourd’hui. De même, quand un rappeur insulte un policier, la droite demande son interdiction. Mais c’est la même chose chez une certaine gauche puritaine, qui veut plus de peines de prison, notamment pour les crimes sexuels et sexistes. Or, si ce sont évidemment des problèmes de fond, la réponse ne peut pas être uniquement sécuritaire. Pourtant, dans les années 1970, la gauche voulait la fin des prisons voire sortir du système judiciaire ! Elle avait toute une réflexion sur la façon de régler les différends en dehors du pénal, elle était pour la liberté des mœurs, contre la censure… Je me sens d’ailleurs assez proche de cette gauche qui disait « interdit d’interdire ».

L’hypothèse que je fais, ce que j’appelle l’idéologie du safe, c’est donc qu’un nouveau paradigme très sécuritaire s’installe à gauche comme à droite. On assiste à un mouvement de fond où, in fine, l’idée de liberté devient menaçante. Cette société qui s’éloigne de nos idéaux républicains m’inquiète.

LVSL – L’opinion publique adhère peut-être en effet à cette idéologie du safe. Mais qu’en est-il des partis politiques, des syndicats, du monde intellectuel, de tous les corps intermédiaires qui auraient pu prendre position sur ces questions de défense des libertés ? Pourquoi ont-ils eu tant de mal à se positionner sur cette gestion de crise ?

M.S. – C’est une vraie question. Les partis politiques ont globalement soutenu les mesures sanitaires. Les syndicats ont eux souligné l’injustice entre ceux qui étaient confinés donc protégés et ceux qui allaient travailler dans les usines ou les supermarchés au début de l’épidémie. Mais dans la deuxième phase, celle du passe, on ne les a pas entendus sur le licenciement des personnes non-vaccinées, alors qu’il y avait des atteintes fondamentales sur le droit du travail. 

En ce qui concerne les intellectuels, il y a eu quelques courageux. Bernard-Henri Lévy, dont on peut penser ce que l’on veut, mais qui connaît l’histoire de la République, a écrit un livre remarquable lors du premier confinement (Ce virus qui rend fou, Grasset, 2021), mais il a ensuite lâché ce combat. Il y a aussi André Comte-Sponville ou Barbara Stiegler (philosophes, ndlr). Mais globalement le monde intellectuel a été silencieux et notamment à gauche. Tous les grands intellectuels comme Alain Badiou, Jacques Rancière, Slavoj Zizek, Noam Chomsky et d’autres n’ont non seulement rien vu mais ont même soutenu les mesures. Par exemple, Badiou disait qu’il n’était pas contre le confinement car cela ne changeait rien au problème central qui était le capitalisme. Chomsky a même dit qu’il fallait isoler les non-vaccinés ! Bref, ils se sont tous plantés. Le seul intellectuel de gauche qui a vu juste c’est Giorgio Agamben (philosophe italien, ndlr), même si je pense qu’il va parfois trop loin.

LVSL – Comment l’expliquez-vous ?

M.S. – D’une part, on pourrait presque dire qu’on a vécu un moment communiste. Les mesures qui ont été prises, au nom du collectif et du bien commun, impliquaient la planification étatique et la solidarité. Or, le principe du communisme est justement d’effacer l’individu devant le collectif. Au contraire, pour moi, la Révolution française et la modernité politique, c’est l’individu. Donc quelque part, idéologiquement, les atteintes aux libertés fondamentales ne dérangent pas les marxistes car c’est au nom du bien commun.

Mathieu Slama © Pablo Porlan pour LVSL

Pourquoi Agamben est-il le grand penseur de l’époque ? Parce qu’il est foucaldien ! Il maîtrise le marxisme comme personne mais ne vient pas de cette culture-là. Il vient plutôt de la gauche critique, qui n’est pas vraiment marxiste, mais plutôt libertaire, qui pense l’individu. C’est pour cela qu’il est obsédé par les normes, parce qu’il refuse cette injonction du collectif. Cette tradition part de Nietzsche, en passant par Deleuze et Foucault. Cela renvoie au célèbre débat entre Foucault et Chomsky dans une université anglo-saxonne : Chomsky fait son grand discours sur la Révolution et Foucault lui rétorque que ce qui importe ce sont les systèmes de pouvoir que le peuple mettra en place une fois qu’il aura triomphé. C’est un discours qui naît dans la bourgeoisie du XVIIIe siècle, qui ne sacralise pas la lutte des classes et se concentre sur les normes et l’individu. Pour moi, cette tradition philosophique et politique foucaldienne, dont Agamben est le représentant actuel, a quasiment disparu. Si on regarde le courant woke par exemple, c’est une mécompréhension de Foucault : Foucault était libertaire, pas puritain ! On se demande où sont les libertaires aujourd’hui…

LVSL – On aurait pu penser que les intellectuels libéraux se seraient mobilisés, non ?

M.S. – Le libéralisme français est inspiré de Raymond Aron. Or, Aron était contre Mai 68. Comment peut-on être libéral et contre Mai 68 ? Mai 68, c’est un cri de libération face aux structures, face à l’étouffement d’une société ultra-normée, ultra-disciplinaire ! En fait, les libéraux français n’ont jamais été libéraux, ils n’ont jamais vraiment été les défenseurs des libertés. Ils défendent la liberté d’entreprendre, mais celle-ci n’a rien à voir avec la liberté des hommes, c’est même antinomique pour moi. Donc il n’est pas si surprenant que des libéraux aient défendu des mesures très liberticides et autoritaires.

« Les libéraux français n’ont jamais été libéraux, ils n’ont jamais vraiment été des défenseurs des libertés. Ils défendent la liberté d’entreprendre, mais celle-ci n’a rien à voir avec la liberté des hommes. »

Ensuite il y a la question managériale, qui pour moi est centrale. Une des explications à ce que l’on a vécu, c’est aussi que l’on vit dans un monde de l’entreprise, dont les valeurs rejaillissent dans toute la société. On le voit par exemple à travers le succès du développement personnel. Ce paradigme du management nous imprègne tous, en particulier les macronistes, qui sont des managers, des cadres, des personnes sans culture politique, républicaine ou démocratique. Donc ils prônent un système managérial où il faut mettre en place des mesures très efficaces à l’aune des critères de performance. C’est l’utilitarisme, le dogme de l’efficacité.

En fait, tout ce qui se passe depuis deux ans, c’est une grande opération de management. Le confinement et le passe sont des outils de management de la population. Le management consiste à amener un salarié à être plus productif et plus efficace à travers des mécanismes pour diriger les comportements. Il y a des versions plus ou moins hard ou soft. Ainsi, on a aussi mis en place des outils de nudge, c’est-à-dire des dispositifs qui nous contraignent en donnant l’impression qu’il n’y a pas de contrainte, que notre décision est souveraine. Un cabinet de conseil en nudge a conseillé le gouvernement par exemple (la BVA Nudge Unit, ndlr). Donc ils ont fait du management de population en oubliant totalement que ce n’est pas ça la politique ! En politique, on ne manage pas, on ne considère pas les citoyens comme des salariés. Ce sont des citoyens qui ont des droits, des systèmes juridiques, des contre-pouvoirs, des principes fondamentaux…

« L’entreprise est une dictature plus ou moins douce. Ce sont des univers, des imaginaires, des habitudes qui nous amollissent d’un point de vue démocratique. »

Mais on ne peut pas accuser les macronistes de tout. Je fais l’hypothèse que si nous avons accepté toutes ces mesures et cet autoritarisme, c’est parce que la plupart d’entre nous sommes des salariés. Or, dans la pensée des libertés, il y a toujours cet angle mort de l’entreprise : en fait un citoyen arrête d’être citoyen dans l’entreprise, il est salarié…

LVSL – C’est ce que disait Jaurès : « La liberté s’arrête aux portes de l’entreprise »

M.S. – C’est exactement ça. Dans l’entreprise on reçoit des ordres, on est soumis à des objectifs de performance, à de la compétition… Bref on n’est plus du tout libre. L’entreprise est une dictature plus ou moins douce. Ce sont des univers, des imaginaires, des habitudes qui nous amollissent d’un point de vue démocratique. Elle nous conditionne à accepter les ordres et les injonctions politiques. Il y a quelques décennies, il y avait des syndicats d’entreprise forts, un rapport de force, cette culture du salarié contre le patron. Aujourd’hui ce n’est plus le cas : les syndicats n’existent pratiquement plus, on a remplacé ça par des psys d’entreprise ! C’est la toute puissance du management.

LVSL – Vous avez mentionné Barbara Stiegler tout à l’heure. Dans son livre De la démocratie en pandémie (Tracts Gallimard, 2021), elle rappelle qu’il n’y a pratiquement pas eu de débat scientifique sur notre gestion de la pandémie, alors même que les professionnels de santé étaient partagés sur les différentes mesures, comme on a pu le voir une fois que des psychiatres ont intégré le conseil scientifique. Comment en sommes-nous arrivés à la quasi-unanimité observée dans les médias depuis deux ans ? Pourquoi est-ce si difficile de débattre politiquement des questions scientifiques ?

M.S. – C’est une vraie question, que j’aborde néanmoins assez peu dans mon livre. Je pense que les médias ont été terrorisés par la désinformation et que beaucoup se sont dit qu’il fallait faire très attention, car il y aurait des morts à la clef. Il y a eu cette espèce de réflexe d’affirmer : « On va donner la parole à des scientifiques qui sont validés, qui vont dans le sens de la protection maximum. » Cela a fait émerger des figures scientifiques qui sont devenues des sortes de prophètes médiatiques, des oracles qui ont toujours adopté des positions très dures. Nous avons besoin de paroles scientifiques. Cependant, lorsqu’ils commencent à dire qu’il faut un confinement ou un passe, ce n’est pas une parole scientifique mais politique. Par exemple, lors d’un débat face à Karine Lacombe, je lui ai dit que je la respectais énormément en tant que scientifique, mais qu’elle outrepassait ses compétences lorsqu’elle se prononçait sur ces questions. C’est aussi une déformation professionnelle car ils voient tout par la lorgnette sanitaire et n’ont pas forcément conscience des autres aspects.

D’autre part, et c’est peut-être encore plus grave, l’opposition s’est retrouvée, au fond, soit chez les extrêmes, soit chez les complotistes. Ces derniers étaient évidemment minoritaires, mais dans l’opposition médiatique, ce sont eux que nous avons entendus. Le problème c’est qu’il n’y avait plus vraiment d’opposition crédible, raisonnable, audible, qui ne soit pas dans l’hystérisation mais dans un discours rationnel. D’ailleurs, il s’agissait de gens souvent très hypocrites et très opportunistes, tel Florian Philippot, qui demandait de durcir le premier confinement. Comment peut-il ensuite être crédible sur la défense des libertés ? Surtout que c’est quelqu’un qui propose par ailleurs des mesures tout à fait attentatoires à l’Etat de droit sur la sécurité ou l’immigration. Je ne critique pas tous les opposants aux mesures, mais ceux que nous avons entendus, comme Philippot, Dupont-Aignan, Asselineau ou l’avocat Fabrice di Vizio, n’étaient pas cohérents et étaient les plus mauvais. Ce kidnapping de la question des libertés par les extrêmes a rendu le sujet inaudible. Pour moi, cela explique beaucoup l’incapacité de l’opposition à se faire entendre.

« Les opposants que nous avons entendus n’étaient pas cohérents et étaient les plus mauvais. Ce kidnapping de la question des libertés par les extrêmes a rendu le sujet inaudible. »

Il suffisait pourtant qu’il y ait des paroles censées qui ne soient pas anti-vaccin. Comte-Sponville et moi-même avons été invités par exemple. François Ruffin (député LFI de la Somme, ndlr) et François-Xavier Bellamy (eurodéputé LR, ndlr) ont pris des positions courageuses et modérées, censées, argumentées. Je pense aussi à Charles Consigny (avocat, ndlr), représentant d’une droite modérée et républicaine, attachée aux libertés. Dommage qu’il n’y en ait pas eu plus, qu’il y ait eu une certaine lâcheté des modérés. Je pense donc que c’est un peu facile d’incriminer les médias, il suffisait qu’il y ait une parole sérieuse. 

LVSL – Vous évoquiez la tribune de François Ruffin et François-Xavier Bellamy contre le passe sanitaire. Ces manifestations en plein été 2021 ont tout de même constitué un tournant : pour la première fois depuis le début de la crise, une forte opposition s’est exprimée. Comment analysez-vous ce mouvement et son échec ?

M. S. – C’est complexe à expliquer. S’il y a eu un émoi, certes minoritaire, mais qui a poussé des dizaines de milliers de gens dans la rue en plein été, je pense que c’est notamment car le passe représente une rupture d’égalité, alors que le confinement, le couvre-feu, les fermetures de commerce s’appliquaient à tous. Le fait que ce tabou a été brisé et qu’on exclut ceux qui ne voulaient pas se faire vacciner a choqué beaucoup de monde, y compris des vaccinés.

Ensuite, cela s’est accompagné d’un discours incendiaire de la part du gouvernement, qui a traité les non-vaccinés d’irresponsables et en a fait les coupables d’un potentiel reconfinement. Cette stratégie de bouc émissaires, totalement assumée, a mis de l’huile sur le feu. Le gouvernement voulait visiblement envenimer les choses, pour ensuite accuser les manifestants anti-passe d’être des excités ou des antisémites, qui existaient bien sûr, mais étaient très minoritaires. Cela a marché, même si on voyait des différences entre les jeunes et les personnes âgées. 

Dans les manifestations, il y avait de tout. Mais dans les sondages, on voyait un clivage générationnel, au sens où les jeunes étaient moins favorables au passe et plus favorables aux manifestants que les personnes âgées. C’est assez simple à expliquer : évidemment les plus âgés sont plus à risque face au virus, ont moins de vie sociale, et puis plus on est âgé, plus on est conservateur et on veut de l’ordre. On voit d’ailleurs que l’électorat de Macron et des Républicains est quand même assez âgé. Ce n’est pas très étonnant que ce clivage entre partisans de l’ordre et défenseurs de la liberté se retrouve d’un point de vue générationnel. Cela représente-il un espoir, au sens où la jeunesse aurait réalisé qu’elle peut tout perdre très rapidement, que l’État peut à peu près tout faire, y compris les enfermer ? Je l’espère, mais je ne suis pas sûr que c’est ce à quoi on assiste actuellement. On a été libéré gracieusement par le pouvoir et les gens vont passer à autre chose.

« Certains disent qu’il n’y a pas eu assez de démocratie, mais s’il y avait un référendum, on aurait eu la même chose ! »

De manière générale, il faut revenir à la question centrale, qui est la demande d’autorité. Certains disent qu’il n’y a pas eu assez de démocratie, mais s’il y avait un référendum, on aurait eu la même chose ! C’est là où la République est importante. La République c’est bien sûr la souveraineté populaire, mais aussi l’État de droit, les principes fondamentaux, la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen. La liberté, c’est le cœur de la République, c’est le premier des droits imprescriptibles de l’homme. Même Clémenceau, qui a pourtant été très dur, disait que la République, c’est la protection des libertés et que l’autorité ne peut être que la garantie du droit à la liberté des citoyens. De même, Rousseau disait que le contrat social consiste à « forcer les hommes à être libres ». Pour moi, la République c’est ça, c’est le contraire du populisme démagogique. La République naît de la rupture avec l’Ancien Régime et l’arbitraire. L’idée républicaine consiste à poser des règles pour l’empêcher, en se fondant sur l’individu, la citoyenneté, les droits fondamentaux. Donc, par exemple, si le peuple veut des caméras de surveillance ou des policiers partout, l’État de droit doit lui dire non.

Mathieu Slama © Pablo Porlan pour LVSL

Or, les contre-pouvoirs n’ont pas fonctionné, ils n’ont pas su nous protéger de l’arbitraire du pouvoir. Il faut se demander pourquoi. Mon explication, c’est qu’aujourd’hui il n’y a plus de républicains. Les institutions ne fonctionnent qu’à condition qu’il y ait des hommes derrière qui sont attachés à ce que ces institutions représentent. Quand on voit les scores de l’extrême-droite ou de la droite sécuritaire que défend Valérie Pécresse, c’est inquiétant. De même, je débattais récemment avec un professeur de droit spécialiste des libertés et des droits fondamentaux, qui défendait le passe, et il a dit quelque chose qui m’a profondément frappé : selon lui, le principe de la République, c’est le primat du collectif sur l’individu. Pour un spécialiste des droits de l’homme, c’est une aberration philosophique et politique ! Il semble qu’il n’y ait plus de vigie aujourd’hui.

LVSL – Votre livre aborde assez peu le rôle joué par le progrès technologique dans cette crise sanitaire. Ainsi, on peut se demander si le confinement aurait été autant respecté si l’épidémie avait eu lieu il y a dix ans, alors qu’internet était beaucoup moins développé qu’aujourd’hui. De même, le chercheur Félix Tréguer a par exemple évoqué une forme de « solutionnisme technologique » dans les réponses apportées à la crise par le gouvernement, c’est-à-dire une sorte de foi dans des dispositifs techniques : les applis de tracing, le passe sanitaire, l’école en ligne… Comment analysez-vous l’impact du progrès technologique dans la crise sanitaire ?

M. S. – Effectivement c’est moins mon sujet, mais il y a une réflexion à avoir sur cette question. Frédéric Taddeï (animateur de débats à la télévision, ndlr) me disait quelque chose de très juste à ce sujet : il y a 20 ou 30 ans, ce que nous avons vécu n’aurait pas été possible, parce que le télétravail n’existait pas. Tout cela a été rendu possible par le monde capitaliste moderne. Finalement tous ces outils qui étaient censés nous libérer, et qui peuvent nous libérer, peuvent aussi nous asservir. Finalement, la technique n’est qu’un moyen supplémentaire qui permet au pouvoir de faire appliquer ses injonctions. Le passe par exemple n’est possible que grâce à la technique du QR code. On sait aussi que l’État a les moyens de surveiller tous les citoyens, jusque dans leur vie privée. Donc la technique donne au gouvernement des possibilités de discipline infinies. Par ailleurs, elle rend les gens plus à même d’accepter ces injonctions puisqu’elle adoucit les effets de la privation de liberté. 

« Des mesures très archaïques comme le confinement ou la ségrégation s’inscrivent dans une modernité technologique et économique. »

Ce qui est également frappant, c’est que ces technologies ont émergé dans les régimes capitalistes occidentaux. Le QR code par exemple n’est pas une invention chinoise, mais vient du monde de l’entreprise et du management. Le premier pays à avoir instauré un passe, c’est Israël, qui est un pays occidental. On pourrait aussi aller plus loin et évoquer l’hygiénisme qui est aussi un produit de la modernité occidentale, même si la Chine fait de même. C’est intéressant de se dire que des mesures très archaïques comme le confinement ou la ségrégation s’inscrivent dans une modernité technologique et économique.

En fait, le solutionnisme technologique est une sortie du politique. C’est une forme d’utilitarisme ou de managérialisme, puisqu’on met en place des technologies considérées comme plus efficaces. Bien sûr, cela peut être efficace, mais la politique ce n’est pas ça. La politique consiste à arbitrer entre de grands principes, c’est ce que Max Weber appelait la « guerre des Dieux ». S’en remettre à une technocratie managériale, c’est le contraire. 

On voit d’ailleurs que les macronistes, les sociaux-démocrates et les néolibéraux plus largement, adorent les termes de « pédagogie » et « d’acceptabilité ». Selon eux, il faut de la pédagogie car les gens comprennent mal. C’est Barbara Stiegler qui résumait cela dans son livre Il faut s’adapter (NRF essais, Gallimard, 2019). Jacques Rancière avait une très bonne formule qui résumait également cet impératif néolibéral : « La société se représente ainsi à la manière d’une vaste école ayant ses sauvages à civiliser et ses élèves en difficulté à rattraper », c’est-à-dire qu’il y a les bons élèves et les mauvais élèves et qu’il faut discipliner les mauvais. On l’a vu avec les non-vaccinés, qui sont présentés comme des gens qui n’ont pas compris et qui doivent rentrer dans le rang. On essaie même pas de réfléchir, de leur parler comme à des adultes, on en revient à l’ordre moral, à un puritanisme avec des gentils et des méchants. Donc ce solutionnisme technologique rejoint la question du managérialisme, d’autant plus quand ce sont des chefs d’entreprise qui nous dirigent…

J’en viens parfois à regretter les professionnels de la politique, cumulards et corrompus, mais qui avaient au moins une culture politique. Nous avons aujourd’hui en responsabilité des gens qui ne savent plus ce qu’est la République et qui sont autoritaires sans même le savoir. J’ai beaucoup débattu avec les macronistes, ils ne sont pas mal intentionnés, mais ils ne se rendent pas compte des ruptures qu’ils introduisent. Beaucoup d’entre eux ne voient pas le problème avec la répression des Gilets jaunes, le fait d’entourer les manifestations de policiers, les gardes à vue préventives, les états d’exception…

LVSL – Globalement, votre livre est assez pessimiste sur l’avenir de nos libertés. Comment pensez-vous que nous pourrions repolitiser cette question de la liberté ? Comment faire en sorte que la culture républicaine ou celle de Mai 68, dont vous vous réclamez, retrouvent un écho auprès des citoyens ?

M.S. – Il nous faut une inspiration démocratique. Le mouvement des Gilets jaunes était critiquable à certains égards, mais il a montré qu’il y avait un désir de plus de démocratie. De fait, une démocratie sans mouvements sociaux, sans résistance à des mesures estimées injustes, ce n’est plus vraiment une démocratie, encore moins un pays libre. Ce type de résistance est un indicateur de la vitalité démocratique. On dit beaucoup que les gens ne votent plus, personnellement je trouve cela très bien, cela veut dire qu’ils refusent le système tel qu’il est. Le RIC est une piste intéressante mais à une seule condition : qu’il ne soit jamais contraire à la constitution. C’est mon anti-populisme.

Deuxièmement, la priorité c’est de rétablir l’État de droit. Quand on voit la nomination de Jacqueline Gourault (ministre de la Cohésion des territoires, ndlr) au Conseil constitutionnel ce n’est pas possible. Il faut que ce soit des personnes irréprochables, des grands experts, de grands juristes, comme Jacques Toubon. Je n’ai pas la solution mais il faut le réformer. Quant au Conseil d’État, je crois que c’est peine perdue. Il faut aussi rendre beaucoup plus difficiles les états d’urgence ou d’exception. Je ne suis pas juriste mais j’estime qu’il faut un congrès pour rendre cet état beaucoup plus compliqué, en créant des mécanismes de dialogue démocratique. Sur la liberté d’expression, il faut sortir des lois liberticides, il faut une liberté totale. Il faut peut-être renforcer la loi de 1881 sur les métiers de la presse avec une spécialité réseaux sociaux pour que les traitements soient plus rapides, mais les plateformes ne doivent rien censurer. De même, en matière de sécurité, je suis contre le fait que les policiers demandent la carte d’identité – les Anglais n’en ont pas de carte d’identité d’ailleurs.

Pour résumer, il faut renforcer les contre-pouvoirs. Aujourd’hui la séparation exécutif-législatif, qui est au cœur de la séparation des pouvoirs et est censée nous protéger de la dictature, n’existe plus. Quand l’exécutif n’est plus séparé du législatif, Carl Schmitt (juriste et philosophe, ndlr) dit que c’est une dictature. Cela implique-t-il de la proportionnelle ? Je ne sais pas. En Allemagne par exemple, ce sont des coalitions qui gouvernent, cela évite l’autoritarisme. Faire renaître un esprit démocratique ou un attachement à la liberté ex nihilo est un vœu pieux, mais par contre renforcer l’État de droit est possible. Il suffit d’une volonté politique. Même si cela peut être très impopulaire, sur les questions d’insécurité par exemple.

Adieu la liberté, essai sur la société disciplinaire.

Mathieu Slama

Les Presses de la Cité, janvier 2022.

20 €.

Commerces fermés, emplois menacés

Restaurant fermé à Paris suite aux mesures contre le COVID-19. © Mikani

Alors que semblait se profiler un troisième confinement, les bars et restaurants restent désespérément clos. Comme tant d’autres, ces professionnels se retrouvent donc sans perspective stable après presque un an de fermeture. Cette mesure, catastrophique pour les petits commerces, ne repose pourtant sur aucun fondement scientifique, notamment dans les zones peu denses. Dès lors, elle est apparue comme une distorsion de concurrence au profit de la grande distribution et de la vente en ligne. La portée des conséquences pour les 600.000 entreprises et les 1,3 millions d’actifs potentiellement menacés est loin d’être pleinement mesurée par le pouvoir politique.

Le 30 octobre, le président annonçait une deuxième vague de confinement en France. Dès le lendemain, les commerces « non essentiels » devaient baisser leur rideau. Depuis, la fronde autour de cette définition floue a traversé tout le pays. L’opinion a en particulier perçu la situation de concurrence déloyale induite par la possibilité pour d’autres canaux de distribution de continuer à vendre. Cette mesure est subie d’autant plus durement que les efforts et investissements consentis par ces « commerces non essentiels » pour se conformer aux nouvelles contraintes ont été importants. En tout état de cause, la définition du protocole après la fermeture administrative plutôt qu’avant laisse songeur.

La brutalité de cette mesure, annoncée la veille pour le lendemain, sans concertation et sans alternative, est symptomatique de la gestion de crise. La grande distribution avait pourtant bénéficié de quelques jours pour faire fermer ses rayons non essentiels, suscitant la ruée sur les jouets de Noël. In fine, cette dernière mesure s’est révélé parfaitement inique : elle n’a bénéficié qu’aux géants de la vente en ligne, comme l’ont déjà fait remarquer associations et élus.

La brutalité de cette mesure, annoncée la veille pour le lendemain, sans concertation et sans alternative, est symptomatique de la gestion de crise.

Les déclarations – uniquement symboliques – du gouvernement à propos d’Amazon révèlent un rapport de force largement défavorable. Visiblement, l’intérêt général ne permet pas d’envisager des mesures limitatives à l’égard de la vente en ligne, alors qu’il s’agit de la justification qui a présidé à la fermeture des commerces. Et ce malgré la distorsion de concurrence induite par le virus et les risques existants sur les plateformes logistiques. En parallèle, les propos de la start-up nation invitant les commerces traditionnels à se numériser et les aides proposées font l’impasse sur la relation humaine au cœur de leur activité.

En outre, le passage à la vente en ligne relève d’une véritable stratégie, et ne constitue en rien une solution de crise. Les villes qui ont permis d’effectuer ce passage l’avaient préparé dès le premier confinement. Aussi, l’État aurait eu davantage intérêt à nationaliser l’une des start-ups qui interviennent dans le domaine. En créant un véritable service public pour ces entreprises, il aurait offert une aide concrète et immédiate. En l’absence de stratégie coordonnée pour engager ce virage, les initiatives ont essaimé dans tous les sens. Bien que proche du terrain, cette effusion a beaucoup coûté en énergie et en temps, et elle désoriente le consommateur.

Un tissu économique vital très fragilisé

Depuis le premier confinement, les commerces physiques se trouvent fragilisés. En effet, malgré les aides existantes, les commerces ont dû investir pour rouvrir en mai mais sont encore confrontés à des évolutions du protocole sanitaire. En parallèle, suite aux restrictions, ces établissements se voient contraints de fonctionner en sous régime par rapport à leurs capacités. En conséquence, ils se retrouvent face au dilemme suivant : ou bien rester fermés et ne plus avoir de revenus pour assumer leurs charges, ou bien rester ouverts en fonctionnant à perte.

La première variable d’ajustement sera logiquement l’emploi, malgré les mécanismes mis en place pour le soutenir. Les aides apportées, notamment sous forme de prêts ou de reports de charges, se sont vite avérées insuffisantes. Si elles répondent à un besoin temporaire de trésorerie, elles ne compensent pas les pertes liées au manque d’activité. Et ce d’autant que l’endettement des entreprises avait déjà augmenté ces dernières années. Les montants consentis dans le cadre du plan de relance en septembre, entre 10 et 20 milliard d’euros, apparaissent déjà bien en deçà des besoins.

Aujourd’hui encore c’est l’incertitude qui menace les perspectives de ces employeurs.

Aujourd’hui encore c’est l’incertitude qui menace les perspectives de ces employeurs. Les tergiversations permanentes du gouvernement depuis les fêtes ont conduit de nombreux français à renoncer ou à reporter leurs dépenses, d’où une gestion particulièrement complexe des stocks, notamment dans le secteur de la restauration. Les restaurateurs, s’appuyant par ailleurs sur une date de réouverture aussi lointaine que provisoire, souffrent, à l’égal des dirigeants d’entreprise, d’un manque de visibilité sur la perspective d’une vraie reprise d’activité qui les empêche de prendre les mesures nécessaires pour « tenir ». Nous avons recensé ci-dessous le niveau de menace sur l’emploi dans les principaux secteurs concernés :


Tableau de synthèse du niveau de risque pour les principales activités touchées par le confinement.

Des chiffres encore parcellaires

Pourtant, l’ensemble des mesures consenties pour soutenir les entreprises a amorti les effets de la crise. De nombreux facteurs s’alignent pour repousser les faillites d’entreprises. En premier lieu, le moratoire sur les dettes bancaires a permis de gagner plusieurs mois. En outre, de nombreux professionnels ont cherché à limiter leurs pertes au moment du déconfinement. Le temps du bilan est attendu avec la clôture comptable, au 31 décembre ou au 31 mars, pour l’essentiel des entreprises. Enfin, les procédures de liquidation ont également pris du retard, même si, pour l’heure, l’activité des tribunaux de commerce reste limitée.

Le nombre d’entreprises en difficulté pourrait en revanche faire gonfler le volume des fermetures très prochainement.

A ce titre, les données de leur activité 2019 et les statistiques de 2020 (à fin novembre), sont éloquentes. Si le bilan est globalement positif, l’impact sur les créations d’entreprise est déjà visible – en baisse de 4 %. Toutefois, une forte concentration est observée sur le début d’année (20 % des créations sur janvier-février). Le nombre d’entreprises en difficulté (procédure de sauvegarde, de redressement judiciaire, ou liquidation judiciaire) pourrait en revanche faire gonfler le volume des fermetures très prochainement. Les annonces successives de plans sociaux ajoutées à celles de ces fermetures laissent présager une année noire pour l’économie et l’emploi.

Dynamiques de création d’entreprises en 2019 et 2020 (source : Observatoire statistique des greffiers des tribunaux de commerce).

En outre, de nombreuses entreprises se trouvent fragilisées en termes de trésorerie. Elles y ont largement puisé pour assumer leurs charges au cours du premier confinement, mais le deuxième et le troisième pourraient s’avérer fatal. Ainsi, selon l’observatoire BPI France des PME, 50 % d’entre elles déclaraient déjà rencontrer des difficultés de trésorerie à la veille du reconfinement. Or, c’est une double crise qui menace ces établissements. Tout d’abord, une crise d’insolvabilité, compte-tenu de l’activité non réalisée et non récupérable. À ce titre, les seules mesures de prêts ou de reports se révèlent insuffisantes, comme évoqué précédemment. En second lieu, c’est une crise de rentabilité qui s’annonce. En effet, même avec des comptes positifs, de nombreux dirigeants d’entreprise estimeront que les revenus tirés de leur activité récompensent péniblement leurs efforts et le risque associé.

De lourdes conséquences à venir

Ce contexte risque d’avoir des conséquences durables, en particulier dans les villes moyennes et certaines zones rurales, où le petit commerce représente l’essentiel de l’activité et de l’emploi. Ainsi, le commerce en ville moyenne représente 12 % du nombre total de commerces en France. Pourtant, avant d’être jugés « non essentiels » ceux-ci avaient fait l’objet d’une attention particulière des pouvoirs publics. Le programme Cœur de ville prévoyait 5 milliards d’euros d’aides sur un programme pluriannuel. Et 5 millions d’euros avaient déjà été mobilisés en soutien aux boutiques impactées par les manifestations des Gilets jaunes.

Le soutien aux commerces et artisans a pu être jugé excessif au regard d’autres dispositifs d’aides. Il faut toutefois prendre en compte le fait qu’il agit pour contrer un risque impondérable et global ; comme pour l’emploi au travers du chômage partiel, il est légitime que la collectivité prenne sa part de l’effort. Mais malgré cela, la protection face à la perte d’activité des indépendants reste limitée. Il faut également considérer qu’il s’agit d’un moment économique inédit, celui d’un arrêt complet de l’activité. On ne peut le comparer à la « destruction créatrice » chère aux économistes libéraux. Ici, le coût de la destruction économique a d’autres répercussions : l’effondrement simultané de plusieurs secteurs sans possibilité de transfert, le découragement des entrepreneurs, des coûts liés à la liquidation des entreprises.

Il convient par ailleurs de relativiser la pertinence de ce soutien. En effet, de nombreuses entreprises n’ont pas encore accédé à ces dispositifs, du fait de la complexité des dossiers et de l’engorgement des services chargés de les traiter. Pour étayer ce point, il suffit de relever que l’administration compte 1.923 types d’aides différents pour les entreprises, cela ne contribue guère à leur lisibilité. En outre, les 402.000 entreprises créées cette année sont exclues d’office des aides directes.

La conséquence la plus spectaculaire devrait être un renforcement de la concentration du capital.

La conséquence la plus spectaculaire devrait être un renforcement de la concentration du capital. Or, l’économie française est déjà particulièrement hiérarchisée. Selon les données de l’INSEE sur les entreprises, 50 grandes entreprises emploient 27 % des salariés, réalisent 33 % de la valeur ajoutée totale et portent 46 % du total de bilan des sociétés. L’accroissement du patrimoine des grandes fortunes en est un symptôme. En parallèle, tandis que l’économie n’a cessé de croître, le nombre des indépendants (artisans, commerçants et chefs d’entreprise) a baissé de façon spectaculaire sur des décennies.

Ceci implique qu’un nombre croissant d’entreprises se retrouve entre les mains d’un nombre de plus en plus restreint d’individus, expliquant pour partie la croissance des inégalités. La concurrence exacerbée tendra inexorablement à amplifier cette concentration ; on l’observe sur de nombreux marchés, les grandes entreprises finissent par avoir les moyens de racheter ou de faire disparaître les plus petites. Les données de l’INSEE montrent ainsi que le poids des artisans, commerçants et chefs d’entreprise dans la population totale a diminué de deux tiers depuis 1954 et encore de moitié depuis 1982.

Part des indépendants dans la population active (source : INSEE).

Cette baisse n’est pas continue, elle s’est stabilisée dans les années 2000 peu avant une remontée liée au statut d’auto-entrepreneur, remontée qui ne traduit toutefois pas véritablement un regain de « l’esprit d’entreprise » si l’on s’en tient au profil et aux activités des créateurs concernés. En effet, pour une part significative d’entre eux, l’autoentreprise représente principalement une alternative au chômage. Ainsi 25 % des 400.000 nouveaux auto-entrepreneurs de 2019 étaient chômeurs au lancement de leur activité. En complément, il ne faut pas négliger le phénomène « d’uberisation » – d’externalisation du salariat –, plus avancé qu’il n’y paraît. Ainsi, les chauffeurs représentent une part non négligeable de la croissance des microentreprises, dont près de 10 % sont actives dans les transports. Le secteur du BTP est également bien représenté, où il s’agit aussi en grande partie d’un salariat déguisé.

Par conséquent, ce coup d’arrêt forcé pourrait plus que jamais mettre à mal le modèle concurrentiel fondé sur l’entreprise individuelle, modèle déjà progressivement rongé par les privilèges exorbitants que peuvent se faire attribuer les grandes entreprises. Il faut également garder à l’esprit que l’entreprise, et plus précisément le commerce, a permis à des générations entières d’accéder à une promotion sociale en dehors du cursus scolaire classique. Il reste dès lors à prendre la mesure des conséquences morales et politiques de cette période. En effet, un tiers des artisans est âgé de plus de 50 ans, et nombre d’entre eux pourraient se montrer complètement découragés, menaçant l’extinction d’une grande partie de notre savoir-faire en matière d’artisanat, de gastronomie, d’hospitalité et de tant d’autres domaines.

COVID : aux origines d’une surenchère contre-productive

© Hugo Baisez

Presque un an après le début de la pandémie, le confinement et les mesures drastiques prises contre le COVID-19 semblent faire définitivement partie de notre quotidien. Si la vaccination nourrissait il y a quelques mois encore les espoirs d’un « monde d’après » où nous retrouverions nos libertés, celle-ci s’annonce finalement longue et ses résultats incertains. En attendant une très hypothétique accalmie de l’épidémie, nous voilà soumis, de gré ou de force, à des mesures à l’efficacité douteuse contre l’épidémie, mais aux impacts catastrophiques sur nos vies. Alors que nous sommes sommés d’apprendre à « vivre avec le virus », une question se pose : pourquoi les mesures anti-COVID nous apparaissent-elles systématiquement comme inéluctables ? Pourquoi le gouvernement, mais également la quasi-totalité des opposants et une grande partie des Français, semblent-ils incapables de penser d’autres réponses face à un virus dont la létalité et la dangerosité sont empiriquement inférieures à ce que laisse suggérer la panique médiatique ?

En mars dernier, le monde s’effondrait. Du jour au lendemain, des mesures radicales étaient décrétées arbitrairement face à un ennemi inconnu, justifiant jusqu’au recours à une mesure médiévale : le confinement. L’écrasante majorité de la population suivit alors les restrictions sans broncher, malgré l’absurdité évidente de certaines règles comme le fameux « un kilomètre ». Malgré le manque d’anticipation manifeste de nos dirigeants, les critiques étaient rares et les règles édictées en réponse au virus surplombaient tous les clivages politiques. Et depuis ? Bien qu’ayant connu plusieurs mois de répit et bénéficié d’un ample décryptage des erreurs de gestion de la « première vague », la France semble n’avoir tiré aucune leçon de cet épisode. Le « distanciel », le « sans contact », les masques, la fermeture des universités, des lieux culturels et de restauration, les attestations nécessaires pour sortir de chez soi ne semblent pas avoir de fin. Même la vaccination, qui s’annonce d’ores et déjà comme un fiasco supplémentaire dans notre pays, risque de ne pas suffire à arrêter la propagation du virus, conduisant les autorités sanitaires à demander le maintien quasi-perpétuel des « gestes barrières ».

D’abord bien acceptées, ces mesures suscitent désormais interrogations et colère. Si certains y voient une stratégie délibérée afin d’accélérer le tournant numérique de la société, d’accroître la concentration économique en éliminant les petits commerçants ou encore d’établir un régime dictatorial, la réalité est évidemment plus complexe. La multiplication de théories farfelues, qui constitue un réel danger, nous rappelle cependant la nécessité pour chacun de donner du sens à une situation qui nous dépasse et nous désoriente en permanence. Pour la majorité de la population, cette recherche de sens passe par une confiance, certes dénuée d’enthousiasme, dans l’efficacité des mesures prises au nom de la lutte contre le virus, malgré les innombrables ratés et virages à 180 degrés. Après tout, aucune alternative ne semble réellement envisageable. 

Ce refus de questionner les restrictions anti-COVID s’avère néanmoins contre-productif. Bien sûr, la saturation des hôpitaux est réelle. Mais faut-il rappeler qu’il s’agit d’un phénomène structurel recherché par les politiques de « rationalisation » de la dépense publique auquel le gouvernement n’a toujours pas renoncé ? Malgré des mouvements sociaux massifs chez les soignants ces dernières années et le soutien de la population, le régime macroniste n’a en effet concédé qu’un « Ségur » très insuffisant et continue à fermer des lits. Sans un vrai plan de long terme pour rebâtir nos services de santé, nos efforts risquent fort d’être vains.

Des mesures loin d’être évidentes

Surtout, l’efficacité de la plupart des mesures prises contre l’épidémie n’est pas prouvée. Les confinements, armes de prédilection dans la guerre contre le virus, ont été très sévèrement jugés par de nombreuses études scientifiques récentes. À travers un panorama de pays très différents, l’American Institute for Economic Research a recensé 26 d’entre elles, toutes très sceptiques sur l’intérêt de ces assignations à résidence. De même, les chiffres officiels de l’épidémie en France indiquent un pic de contaminations à peine quatre jours après le début du second confinement et une décrue comparable du nombre de cas à la fin octobre entre les métropoles sous couvre-feu et celles non-concernées par ce dispositif, rappelle une journaliste dans 24H Pujadas. L’étude des eaux usées, qui permet de relever la circulation du virus avant même l’apparition de symptômes et le dépistage, montre quant à elle une baisse en Île-de-France dès le 17 octobre, premier jour du couvre-feu. Autant de paradoxes qui invitent donc à questionner la pertinence des mesures de confinement et qui nous rappellent que l’apparent consensus occulte de multiples controverses scientifiques.

La sédentarité, le développement de conduites addictives, le report de soins et bien sûr les dépressions – qui ont doublé depuis le début de l’épidémie et concernent désormais un Français sur cinq – ont toutes les chances de surcharger les hôpitaux pour longtemps.

Autre motif de doute : le cas des asymptomatiques. Une étude conduite à Wuhan publiée dans la revue Nature affirme ainsi qu’aucune infection n’a pu être constatée dans l’entourage des individus infectés mais ne présentant pas de symptômes. Un condensé de 54 études sur le sujet dans le magazine Jama va dans le même sens en estimant à seulement 0,7% le risque de contamination en présence d’un malade asymptomatique dans le foyer, contre 18% en présence d’un malade. Ces chiffres remettent en question la principale justification de la stratégie de confinement de toute la population. Enfin, l’efficacité des masques est également source de discordes : selon l’université d’Oxford, leur efficacité est loin d’être avérée, sauf pour les professionnels de santé. Les masques en tissu n’apportent même aucune protection, voire sont nocifs selon la même étude.

Si l’efficacité des supposés remèdes à l’épidémie est donc très discutable, leurs effets secondaires sont eux avérés. Les confinements interminables et la mise à l’arrêt d’une bonne partie de l’économie ont d’ores et déjà créé une vague de pauvreté et de chômage sans précédent depuis 1929. Or, le chômage entraînait déjà entre 10.000 et 14.000 décès par an avant l’épidémie, en raison des dépressions, addictions et maladies cardio-vasculaires qu’il engendre. Il s’agit aussi de la première cause de divorce, un phénomène lui aussi amplifié par le confinement. Chez les jeunes, l’échec scolaire et les difficultés d’insertion professionnelle qui s’ensuivent devraient exploser à la suite de la généralisation des cours en ligne. Ce format d’enseignement conduit en effet à la perte totale de motivation des étudiants et des enseignants, faute de véritables interactions sociales, tandis que le confinement nuit fortement à la mémoire. Enfin, la sédentarité, le développement de conduites addictives, le report de soins et bien sûr les dépressions – qui ont doublé depuis le début de l’épidémie et concernent désormais un Français sur cinq – ont toutes les chances de surcharger les hôpitaux pour longtemps. À ce rythme actuel, le COVID constituera-t-il bientôt un « monde d’avant » enviable pour les soignants ? Mais alors, si le remède est pire que le mal, pourquoi continue-t-on à l’appliquer ? Comment comprendre l’obsession absolue pour le COVID sans égard pour les conséquences des mesures, en particulier parmi les responsables politiques, justement supposés se préoccuper de l’intérêt général ?

Qui pourrait être contre la vie ?

« Sauver des vies ». Le premier des arguments en faveur des mesures anti-COVID est inattaquable. Qui pourrait s’y opposer ? Pourtant, l’ampleur de la réaction au COVID-19 a de quoi surprendre quand on découvre l’âge médian des malades décédés (85 ans) et le taux de mortalité de ce virus (moins de 1%). A titre de comparaison, l’épidémie de grippe de Hong Kong survenue en 1968, comparable à celle du COVID-19, n’a suscité aucune réaction à l’époque. « Jusqu’à une date récente dans l’histoire humaine, rappelle le philosophe Olivier Rey, l’épidémie que nous connaissons aurait affecté l’humanité autant qu’une vaguelette trouble la surface de l’océan ». Dans son livre L’idolâtrie de la vie, il pointe les éléments qui nous ont conduits à une telle sacralisation de la vie, « quoi qu’il en coûte », et en particulier la laïcisation de la société, qui a transformé la vie d’une simple phase temporaire avant l’inévitable envol vers l’au-delà — pour lequel il fallait parfois se sacrifier — en un horizon indépassable.

Dans une société nihiliste qui n’offre plus d’autre horizon que la jouissance sans limites, la préservation de la vie biologique est un argument suffisant pour justifier toutes les mesures les plus déshumanisantes.

Si le recul de la religiosité n’a pas que des défauts, l’effondrement des grandes idéologies au cours du vingtième siècle a à son tour réduit la politique à la post-politique. Sans aucun projet collectif pour le peuple français, le gouvernement n’a donc plus rien d’autre à proposer que la préservation de la vie, réduite à son sens biologique. Par ailleurs, les incroyables progrès technologiques de l’humanité nous ont progressivement conféré un sentiment de toute-puissance prométhéen qui nous a conduit à penser que la mort était presque évitable. Cette foi technicienne, dont l’exemple le plus extrême nous est offert par les transhumanistes de la Silicon Valley, nous conduit de plus en plus à refuser de regarder la mort en face, et à chercher à prolonger la vie à tout prix, y compris à travers l’acharnement thérapeutique dont souffrent de nombreuses personnes âgées.

Dès lors, dans une société nihiliste qui n’offre plus d’autre horizon que la jouissance sans limites, la préservation de la vie biologique est un argument suffisant pour justifier toutes les mesures les plus déshumanisantes. Ce projet de civilisation est résumé par la déclaration de Gérald Darmanin le 13 novembre dernier au micro de France Info : « La vie est plus importante que tout, et la vie, c’est de lutter contre le coronavirus. » Le chef de l’État, qui pratique davantage la communication que la politique, a évidemment saisi cette opportunité pour se poser en nouveau Churchill, nous promettant une version réactualisée « du sang et des larmes » de la Seconde Guerre mondiale au fil de ses discours martiaux. Au nom de la vie, nous voilà donc dans une guerre qui justifie tous les sacrifices. Drôle de renversement de situation…

Médias : quand la peur fait vendre

Toutefois, la lutte contre le COVID-19 n’est pas devenue l’enjeu politique numéro 1 sans efforts. Certes, Emmanuel Macron y a sans doute trouvé une occasion de mettre un terme à la contestation de sa réforme des retraites et aux innombrables critiques sur son action politique. Mais le sensationnalisme des médias y est aussi pour beaucoup. La peur constitue en effet un excellent moyen de tenir un public en haleine, en particulier à la télévision, comme l’avait déjà montré le triste épisode des attentats de 2015. Cette fois-ci, tous les records ont été battus : au cours du mois de mars 2020, les journaux de TF1 et France 2 ont retrouvé leurs pics d’audience d’il y a 10 ans, tandis que BFMTV a doublé sa part d’audience, mais aussi la durée d’écoute de ses téléspectateurs. Le temps moyen passé par les Français devant le petit écran a littéralement explosé, passant de 3h40 par jour en avril 2019 à 4h40 un an plus tard selon les chiffres de Médiamétrie. Par ailleurs, la part des journaux d’information dédiée aux questions de santé, d’habitude marginale, a elle aussi explosé : durant le premier semestre 2020, 60% de l’offre d’information globale fut dédiée au COVID-19, un chiffre similaire sur toutes les chaînes. Autant de temps ayant certes servi à informer les Français, mais aussi à les exposer à la publicité et à attiser leurs angoisses.

Si la pandémie nécessite évidemment une place dans l’actualité, fallait-il en faire un feuilleton interminable et effacer tous les autres sujets ? Toutes les occasions semblent en effet bonnes pour surfer sur la vague du COVID, parfois jusqu’au ridicule, comme dans cet article qui affirme que la prononciation de certaines consonnes propagerait davantage le virus… Au lieu d’accorder une place raisonnable au coronavirus, les médias n’ont eu de cesse d’entretenir une peur démesurée. Les décomptes morbides quotidiens sont ainsi relayés sans aucune mise en perspective et sans jamais en expliquer la méthodologie pourtant complexe. Quand ce n’est pas le nombre de morts qui fait flasher les bandeaux des chaînes d’info en continu, c’est le nombre de cas positifs, alors que l’on y mélange les individus malades, guéris et non-malades. Quelle sera la prochaine étape : des livestreams dans les chambres de réanimation ? 

Cela vous semble excessif ? Vous n’êtes pas seul. Dans un sondage Viavoice réalisé début septembre, c’est-à-dire avant la seconde vague ayant fait exploser l’anxiété des Français, 60% de nos compatriotes estimaient déjà que le sujet occupait une place trop importante dans les médias. Selon la même étude, 43% des Français pensent que le travail des journalistes « a alimenté la peur de la pandémie » et 32% considèrent que les médias ont « utilisé cette peur pour faire de l’audience ». Enfin, les trois adjectifs les plus cités pour qualifier le traitement médiatique de l’épidémie sont, dans l’ordre, « anxiogène » (50%), « excessive » (45%) et même « catastrophiste » (28%). Face à un traitement médiatique aussi caricatural, certains s’étonnent ensuite que la confiance envers les médias soit au plus bas et que les Français se montrent de plus en plus friands de sources d’informations « alternatives » à la qualité très variable.

Plutôt que de balayer devant leur porte en faisant preuve de plus d’objectivité sur la pandémie, par exemple en traitant les effets délétères des mesures prises contre le virus, les médias grand public ont surtout cherché à disqualifier les sources d’information concurrentes. Une lutte pour le contrôle de la vérité qui se révèle chaque jour un peu plus contre-productive : au nom de la lutte contre les fake news, le système médiatique a par exemple offert une incroyable publicité gratuite au film Hold-Up, dont l’audience s’annonçait superficielle. Nourrissant les « complotistes » qu’ils prétendent combattre, nombre d’éditorialistes et de journalistes mainstream cherchent désormais à créer un clivage autour du vaccin. Opposant la vérité officielle, qui s’est pourtant montrée discutable jusqu’ici, à quelques décérébrés qui assimilent une piqûre à l’installation d’une antenne 5G sous la peau, ils méprisent la majorité de la population, qui n’adhère à aucun de ces deux discours et se pose légitimement un certain nombre de questions.

Le politique sommé de réagir

Face à la paranoïa créée par les médias et à l’imparable impératif de sauver des vies humaines « quoi qu’il en coûte », le pouvoir politique n’a guère eu de choix. Les mesures les plus draconiennes ont donc été décrétées sans aucune prise en compte de l’avis des citoyens ni réflexion préalable sur leurs effets économiques, sociaux, scolaires ou encore psychologiques. Malgré cela, le tribunal médiatique s’est régulièrement remis en marche : à chaque fois que l’étau était un peu desserré, les accusations de « laxisme » ont fusé. Quant à la comparaison avec les pays étrangers, elle s’est souvent limitée à la dénonciation des mensonges de Trump ou de Bolsonaro, ou à la supposée folie de la stratégie suédoise sans plus d’explications. À l’inverse, le fait que la France soit un des rares pays à exiger des attestations de sortie a par exemple été très peu évoqué.

Le gouvernement est donc en réalité très contraint dans ses choix, non par l’épidémie elle-même mais bien par l’interprétation irrationnelle qui en est faite.

Un autre facteur contribue également à la surenchère de mesures anti-COVID : le risque judiciaire. À la suite des mensonges d’Agnès Buzyn et de la pénurie de masques, les plaintes de victimes de l’épidémie se sont accumulées contre le gouvernement depuis le printemps. Dernièrement, c’est Jérôme Salomon qui a été visé par la commission d’enquête du Sénat. La colère des plaignants et l’envie de punir les responsables sont bien sûr compréhensibles. Étant donné l’impossibilité de démettre des responsables politiques en place au cours de leur mandat comme le réclament les gilets jaunes, il ne reste que l’action en justice pour obtenir gain de cause. Mais la menace d’une condamnation ne conduit-elle pas à prendre des mesures disproportionnées apportant plus de problèmes que de solutions ? Un conseiller de Matignon est de cet avis : « Castex est sur une ligne très dure. Plus il y a des risques de morts, plus il y a un risque pénal. Il n’est pas là pour se retrouver en procès. » De même, c’est vraisemblablement cette peur des procès qui a entraîné la prise de décisions liées à l’épidémie en conseil de défense, soumis au secret défense, au détriment de toute transparence démocratique.

Le gouvernement est donc en réalité très contraint dans ses choix, non par l’épidémie elle-même mais bien par l’interprétation irrationnelle qui en est faite. Cela explique d’ailleurs en bonne partie pourquoi les oppositions, à quelques exceptions près, concentrent leurs critiques sur l’absurdité de certaines mesures, les mensonges, le manque de transparence ou l’absence de concertation. Autant d’éléments certes intéressants, mais qui omettent de questionner la nécessité et l’efficacité de restrictions aussi drastiques des libertés publiques.

Chasse aux sorcières

Si les responsables politiques demeurent hésitants à aller au bout de leurs critiques, de plus en plus de citoyens questionnent et rejettent désormais les mesures anti-COVID. Pour certains, il s’agit d’une question de survie économique, pour d’autres de leur réussite scolaire, de leur bien-être mental ou tout simplement d’une exaspération générale. Mais ce combat reste difficile : au-delà des amendes pour désobéissance aux règles et la résignation de nombre de Français, ils se heurtent surtout à une incroyable campagne de stigmatisation. 

Outre les accusations de complotisme, la culpabilisation des déviants consiste principalement à leur faire porter la responsabilité des reprises régulières de l’épidémie. D’après ce discours, ces « irresponsables » réduiraient à néant les efforts collectifs par leurs « relâchements » égoïstes. Le combat contre des crimes aussi intolérables que des retrouvailles entre amis, des sorties un peu trop régulières de son domicile ou le refus du port permanent du masque légitiment alors la mise en place d’une surveillance de tous les instants. La réponse à un problème de santé publique passe alors par une méfiance de ses voisins, l’emploi des forces de l’ordre, voire la délation.

S’ils conçoivent la plupart du temps les difficultés entraînées par les mesures anti-COVID, les plus fervents partisans de la réponse actuelle à l’épidémie invoquent souvent l’argument selon lequel « nous sommes tous dans le même bateau ». Or, si les restrictions s’appliquent théoriquement à tous, les inégalités sautent pourtant aux yeux. Il s’agit d’abord de la situation des « premiers de corvée » qui n’ont jamais connu le confinement et sont systématiquement ignorés, y compris dans le versement de primes qu’ils — et surtout elles — ont largement mérité. Quiconque a été contraint au télétravail et aux interminables visioconférences aura également constaté d’importantes disparités en matière de connexion internet et de logement. De même, l’expérience d’un confinement à la campagne n’a rien à voir avec celle dans un appartement dans une grande métropole.

En nous transformant en zombies, la poursuite de la stratégie actuelle prépare une future épidémie de suicides et sème le doute et la division dans la population, alors que l’unité et la confiance sont indispensables pour sortir de cette épreuve.

Enfin, n’oublions pas les boucs émissaires favoris des partisans de la soumission de la vie à la lutte contre le virus : les jeunes. Faut-il y voir la conséquence des passions de jalousie créées par le jeunisme hégémonique ? Peut-être est-ce tout simplement plus simple d’incriminer ceux qui s’abstiennent le plus ? Quoi qu’il en soit, l’accusation est doublement ridicule. D’une part, les « relâchements » se retrouvent à tous les âges. D’autre part, l’amalgame de toutes sortes d’individus qui n’ont en commun que leur classe d’âge n’est guère pertinent. Au contraire, il est même surprenant de constater que la grande majorité des jeunes consentent à des sacrifices incroyables quand on sait que cette maladie ne les atteint pas les plus gravement.

Dystopie VS démocratie

Résignés. Désabusés. Dépassés. Épuisés. Après une année 2020 éreintante, le moral des Français est au plus bas. Si les mesures anti-COVID sont devenues omniprésentes en à peine quelques mois, elles sont si déshumanisantes et si nuisibles qu’elles ne pourront s’implanter dans la durée, à moins de franchir un nouveau cap et d’instaurer un régime de type chinois. Si les opposants aux mesures de restriction des libertés n’occupent toujours qu’une place très marginale sur les plateaux télé et parmi la classe politique, ils sont de plus en plus nombreux au sein de la population. Le décalage croissant entre le peuple français et ses « élites » risque de mal finir. En attendant, il semble que le peuple ne puisse compter que sur lui-même pour mettre un terme à la dystopie qui s’est instaurée et imposer une autre gestion de l’épidémie, fondée en premier lieu sur la responsabilité individuelle et des investissements massifs dans le secteur de la santé.

Dans une analyse sévère de la gestion de la « première vague » publiée en juin dernier, l’Institut Montaigne, pourtant idéologiquement proche du macronisme, pointait ainsi deux problèmes majeurs dans la gestion de la crise sanitaire : « la faiblesse de la dimension de santé publique, et le manque de confiance politique dans la société civile ». Le think tank invitait alors le gouvernement à écouter davantage les corps intermédiaires et la population, ainsi qu’à s’appuyer sur les associations au contact des plus fragiles pour mieux les protéger. Le cas des SDF, des travailleurs précaires, des personnes en situation irrégulière, dont les contacts avec l’État se résument trop souvent à la rencontre avec un fonctionnaire de police, méritent ainsi une attention particulière pour freiner la progression de l’épidémie. 

La poursuite de la stratégie actuelle de contrôle du moindre aspect de la vie de nos concitoyens est une impasse. En nous transformant en zombies, elle prépare une future épidémie de suicides et sème le doute et la division dans la population, alors que l’unité et la confiance sont indispensables pour sortir de cette épreuve. Au contraire, la solidarité, la débrouille et la persévérance des Français, régulièrement saluées par le gouvernement lors d’épisodes d’auto-congratulation, ont pour le moment donné de bien meilleurs résultats que l’improvisation et les accès d’autoritarisme du pouvoir politique. Reconnaissons l’échec de la caste politique, laissons les citoyens décider eux-mêmes des mesures à appliquer et demandons l’avènement d’une réelle démocratie sanitaire.

Télétravail : quand le capitalisme numérique menace les salariés

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Consacré par la pandémie du Covid-19, le recours à l’activité à distance, ou télétravail, interroge quant aux transformations contemporaines du monde du travail. L’engouement autour du télétravail et sa mise en œuvre, renouvelés à l’occasion du reconfinement, témoignent de la numérisation croissante de l’économie et de la société. Dans l’état, en l’absence d’accords individuels et collectifs encadrant juridiquement cette pratique, sa généralisation pourrait menacer les conditions de travail des salariés. De l’individualisation à l’aliénation des travailleurs, en passant par la crainte de la dérive marchande, l’expérimentation du télétravail présage des déboires de l’« accélération du capitalisme numérique » [1], favorisée par la crise sanitaire.


Avec le regain du nombre de contaminations au Covid-19 et le grand retour du confinement général, l’actualité de ces dernières semaines fut marquée par la confrontation autour du rétablissement provisoire de l’activité à distance, opposant Élisabeth Borne, ministre du Travail, aux représentants du patronat. Afin de freiner la seconde vague de l’épidémie, la ministre du Travail a affirmé que « chacun [devait] faire le maximum pour réduire sa présence sur [son] lieu de travail ». Elle a en ce sens exhorté les entreprises françaises à faire en sorte que « 100% des tâches télétravaillables [soient] télétravaillées ». De leur côté, les employeurs se sont montrés beaucoup plus frileux à appliquer les consignes gouvernementales, le non-respect de ces dernières n’étant pas assorti de sanctions. Si une partie du patronat s’est montrée très favorable à une extension du télétravail, la majorité des employeurs affirmait à la mi-novembre s’évertuer à trouver un point d’équilibre entre son rétablissement et le maintien de leur activité économique.

Près de la moitié des salariés pratiquant le télétravail régulièrement le font en dehors de tout accord individuel ou collectif.

Tandis qu’à l’Assemblé nationale, de la droite conservatrice à la gauche libérale, tous s’accordaient sur la nécessité d’encourager massivement le recours au télétravail par les entreprises, les organisations de salariés ont fini par tirer la sonnette d’alarme. Les syndicats s’inquiètent en effet de la généralisation d’une pratique encore trop peu encadrée et réclament des négociations interprofessionnelles sur la question. D’après un rapport de la DARES[2], datant d’octobre 2019, près de la moitié des salariés pratiquant le télétravail régulièrement le font en dehors de tout accord individuel ou collectif[3].

Les attentes et les craintes que peut aujourd’hui susciter le recours au télétravail invitent à porter un autre regard sur un procédé qui bouleverse les pratiques du monde professionnel. Pour le chercheur en sciences humaines et sociales Alexandre Largier, le télétravail doit être analysé à la fois comme un « projet politique », un « projet de mode vie » et un « projet managérial et organisationnel »[4]. Le télétravail, au vu des mutations socio-économiques qu’il induit, doit être abordé sous le prisme de sa capacité à transformer la société dans son ensemble, à modifier « les relations sociales, les échanges économiques, les organisations et les cultures ». Appliqué au monde de l’entreprise, le télétravail constitue un outil pouvant apporter flexibilité, hausse de la productivité et diminution des coûts. En somme, une hausse de la rentabilité et du profit, chère aux dirigeants et aux actionnaires. Dans de telles perspectives, le déploiement du télétravail n’est pas dénué de conséquences sur le réel et requiert une analyse critique de ses potentiels effets, notamment sur les conditions de travail des salariés.

La genèse et le développement du télétravail en France

Le concept de télétravail est un « vieux serpent de mer »[5] de la recherche en sciences humaines et sociales, qui ne fait l’objet d’aucune définition consensuelle. On peut néanmoins relever deux éléments de caractérisation concomitants : la distance géographique par rapport au lieu de travail et l’utilisation des nouvelles technologies d’information et de communication. En ce sens, le télétravail peut revêtir diverses formes organisationnelles, et le travail domicilié, sous un aspect moderne, représente l’une d’entre elles.

Le télétravail émerge dès les années 1950 aux États-Unis avec les travaux de Norbert Wiener sur la cybernétique et se diffuse progressivement à partir des années 1970 dans le sillage de la révolution numérique. Largier montre que l’essor du travail à distance ne représente à l’origine pas un enjeu en soi pour les États occidentaux, dans la mesure où il est davantage perçu comme « un moyen au service d’enjeux économiques nationaux », tels que la crise de l’emploi et les transformations de l’organisation sociospatiale du territoire. Le télétravail parvient à s’imposer au début des années 2000 au niveau européen mais ne fait son entrée dans le code du travail français qu’en 2012, qui le définit comme un travail effectué hors des locaux de l’employeur, « de façon régulière et volontaire » et s’inscrivant « dans le cadre d’un contrat de travail ou d’un avenant à celui-ci ».

L’estimation du pourcentage de télétravailleurs en France reste pourtant difficile. Dans un rapport rendu en septembre 2015 par Bruno Mettling à l’ancienne ministre du Travail, Myriam El Khomri, la part des télétravailleurs est estimée à près de 17%[6]. D’après une étude de l’Observatoire du télétravail, publiée la même année, la proportion de télétravailleurs ne dépasserait pas la barre des 2% si l’on s’en tient à la définition inscrite dans le code du travail, qui n’inclut pas le télétravail « non-formalisé »[7].

Alors que le ministère du Travail a récemment estimé à 30% la part des salariés susceptibles de travailler à distance[8] et que près de 49% d’entre eux se disent aujourd’hui favorables à l’expérimentation du dispositif[9], on peut légitimement s’interroger sur les raisons d’un tel succès, qui dépasse le simple cadre de la pandémie. Le travail à distance est ainsi principalement promu au regard des bénéfices, supposés ou avérés, que pourraient en tirer les travailleurs. On vante ainsi les mérites du télétravail au regard de l’économie de temps, engendrée par la suppression des trajets, et de l’amélioration globale des conditions de vie au travail, permise par une plus grande souplesse dans l’organisation quotidienne des salariés. En découle dès lors une représentation très optimiste, voire utopique du télétravail, comme permettant d’aboutir à « l’épanouissement du travailleur et de sa famille »[10] par une réduction des nuisances inhérentes à la société post-industrielle. Or, il semble impératif de sortir d’une vision si idéaliste du télétravail.

Individualisation, aliénation, dérive marchande : travailleurs en danger ?

Dans son rapport sur le lien entre télétravail et amélioration des conditions de travail des cadres, la DARES conclut que « les télétravailleurs ne sont ni plus ni moins satisfaits de leur travail que leurs collègues ». Elle déconstruit notamment le mythe, pour les travailleurs, d’une « meilleure conciliation avec leur vie personnelle », du fait de leur « tendance à pratiquer des horaires plus longs et atypiques ». La DARES va plus loin encore, en affirmant que les télétravailleurs ressentent « un sentiment d’insécurité économique » et présentent « des risques dépressifs » plus importants que la moyenne des salariés français. Dans ce cadre, comment ne pas prêter attention aux dérives qui pourraient accompagner la généralisation du télétravail ?

« Le télétravail risque de fragiliser le sens du collectif dans la cité », selon Pierre-Olivier Monteil.

La première d’entre elle est l’individualisation des travailleurs. Dans une société dont les réformes successives tendent déjà vers un affaiblissement de la logique syndicale, l’extension du télétravail pourrait venir à son tour saper le sens du collectif, aussi bien au sein de l’entreprise que dans le reste de la société. Pierre-Olivier Monteil, docteur en philosophie politique, analyse pour le média indépendant Philonomist les effets néfastes du télétravail[11]. Cette pratique reposerait selon lui sur le modèle de « l’individualisme connecté », entendu comme forme de sociabilité par écrans interposés, au travers de laquelle les travailleurs ne constitueraient plus qu’une nébuleuse d’individus indépendants, reliés entre eux ponctuellement par l’injonction aux contraintes entrepreneuriales. Basé sur un déni du corporel, des subtilités du langage non-verbal et plus largement des fondements de la sociabilité humaine, un tel modèle aboutirait d’une part à l’isolement du salarié par rapport à sa communauté de travail. « Atomisé », « éclaté »[12], ce dernier ne pourrait plus compter sur la cohésion et la solidarité professionnelle de ses pairs. D’autre part, bien au-delà du cadre de l’entreprise, Monteil craint que ce délitement du lien social n’aboutisse finalement à la destruction du « commun », de ce qui permet de faire société. Il affirme ainsi que : « le télétravail risque de fragiliser le sens du collectif dans la cité ».

Entre intrusion intimiste et phagocytage des moments dits « improductifs », le télétravail présente un risque certain pour le respect du temps de travail et du temps de repos quotidien des travailleurs.

L’autre crainte, c’est celle de l’aliénation des travailleurs. Ce concept est originellement utilisé par Karl Marx afin de décrire la dépossession, pour la classe ouvrière, du résultat de son travail par le patronat. Il s’entend plus largement comme une dénonciation de la dépossession de l’humanité même du travailleur, contraint de vendre son temps, son corps et son esprit. Plus largement, un travail peut être aujourd’hui considéré comme aliénant dès lors qu’il implique pour le salarié un contrôle difficile de ses conditions de travail. En ce sens, le télétravail peut apparaître comme une nouvelle forme d’aliénation dans la mesure où il se traduit par une reconfiguration officieuse et pernicieuse du temps et des conditions de travail, mais aussi qu’il implique une dilution de la séparation entre sphère privée et sphère professionnelle. Alors que l’ère industrielle reposait sur « l’imposition de limites spatiales et temporelles au travail », l’ère du tout numérique a quant à elle banalisé « l’incursion du travail dans l’espace privé »[13]. Entre intrusion intimiste et phagocytage des moments dits « improductifs », le télétravail présente un risque certain pour le respect du temps de travail et du temps de repos quotidien des travailleurs. Les débats que peuvent susciter sa généralisation remettent ainsi sur le devant de la scène l’enjeu du « droit à la déconnexion » pour le salarié. D’aucuns pourraient cependant répondre que le travail à distance renforce l’autonomie et la libre organisation du travailleur, rejetant dès lors la thèse de l’aliénation. Pourtant, quand bien même le télétravailleur parviendrait à échapper à la surveillance de sa hiérarchie, ce dernier aurait déjà suffisamment intériorisé les contraintes entrepreneuriales pour perpétuer sa situation de subordination[14].

Enfin, la généralisation du télétravail laisse craindre une possible dérive marchande de l’activité. Pour Largier, la « possibilité de travailler n’importe où et n’importe quand » ouvre la voie à la capacité de « faire travailler, partout et tout le temps ». Contribuant de fait à l’aliénation des travailleurs par une mise en compétition toujours accrue, cette dérive marchande laisse planer la menace d’une délocalisation à venir de certains emplois qualifiés, hors des frontières françaises et européennes[15].

En phase avec les principes néolibéraux, le télétravail et les menaces que fait peser cette pratique sur les travailleurs nous invitent finalement à prendre garde aux processus de restructuration de la société capitaliste. On notera ainsi que les vices et les vertus de la numérisation ont tendance à se confondre, dès lors qu’ils servent à légitimer le projet néolibéral et les politiques qui en découlent.


[1] « Daniel Cohen : le coronavirus, accélérateur du capitalisme numérique », Alternatives Economiques. URL : https://www.alternatives-economiques.fr/daniel-cohen-coronavirus-accelerateur-capitalisme-numerique/00092478.
[2] Direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques, rattachée au Ministère du Travail.
[3] DARES, Le télétravail permet‑il d’améliorer les conditions de travail des cadres ?, Insee Références, L’économie et la société à l’ère du numérique, octobre 2019.
[4] Largier Alexandre, « Le télétravail », Réseaux, 2001, no 106, no 2, pp. 201‑229.
[5] Delhaye R., Lobet-Maris C. et Van Bastelaer B., 1996 dans Largier Alexandre, 2001, pp. 201‑229.
[6] Metling Bruno, Transformation numérique et vie au travail, rapport ministériel, septembre 2015.
[7] « Le télétravail ne serait pas de 16% mais de seulement 2% », consulté le 22 novembre 2020, URL :  https://www.20minutes.fr/economie/1773155-20160125-teletravail-16-seulement-2.
[8] « Télétravail: ce qu’en retiennent les entreprises », Le Monde.fr, 17 mai 2020, consulté le 13 novembre 2020, URL : https://www.lemonde.fr/emploi/article/2020/05/17/coronavirus-le-teletravail-nouvel-ideal_6039941_1698637.html.
[9] Boucaud-Victoire Kévin, « Essor du télétravail : vers un éclatement des travailleurs et de la société », 13 mars 2020, consulté le 13 novembre 2020, URL :  https://www.marianne.net/economie/essor-du-teletravail-vers-un-eclatement-des-travailleurs-et-de-la-societe
[10] Largier Alexandre, 2001, pp. 201‑229.
[11] « Du nomade à la monade », consulté le 13 novembre 2020, URL :  https://www.philonomist.com/fr/article/du-nomade-la-monade.
[12] Boucaud-Victoire Kévin, 13 mars 2020.
[13] Rey Claudie et Sitnikoff Françoise, « Télétravail à domicile et nouveaux rapports au travail », Revue Interventions économiques. Papers in Political Economy, 1 juillet 2006, no 34, doi : 10.4000/interventionseconomiques.697.
[14] « Le télétravail : L’aliénation 2.0 ? », consulté le 29 novembre 2020, URL :  https://www.welcometothejungle.com/fr/articles/philo-boulot-teletravail-l-alienetation-2-0.
[15] « « Le télétravail creuse les inégalités entre les travailleurs, entre les sexes, entre les pays » », Le Monde.fr, 12 novembre 2020, consulté le 13 novembre 2020, URL : https://www.lemonde.fr/idees/article/2020/11/12/le-teletravail-creuse-les-inegalites-entre-les-travailleurs-entre-les-sexes-entre-les-pays_6059428_3232.html.

Brésil : contre l’austérité et la pandémie, l’agroécologie ?

https://www.youtube.com/watch?v=a0zNBJHeE9c
© Réseau d’agroforesterie de la région de Ribeirão Preto

Alors que les plus précaires sont abandonnés à leur « isolement social » par l’État brésilien, à Ribeirão Preto, dans la province de São Paulo, des réseaux d’entraide se structurent et promeuvent la distribution des productions de paysans agroécologiques locaux vers la ville et ses favelas. Ils s’inscrivent à contre-courant des réformes du gouvernement actuel, qui remet en cause les politiques publiques mises en place sous la présidence de Lula Da Silva, visant à concrétiser le droit à l’alimentation des plus pauvres.


Aidant à décharger les aliments des véhicules venus livrer une tonne d’aliments agroécologique à la favela de Vila Nova União, Wallace Bill résume : « Nous cherchons à trouver des réponses, là où les pouvoirs publics abandonnent ». Le jeune leader du Mouvement social pour le Logement ajoute que ce projet du Réseau d’agroforesterie « est très important en cette période de confinement, il apporte un grand soulagement aux familles de la favela qui vivent ce moment difficile dans la précarité ».

En effet, si le président Bolsonaro continue de considérer le Covid–19 comme une « gripette », le virus a déjà contaminé plus de 4,4 millions de personnes et fait plus de 135 000 victimes au Brésil. Le pays est ainsi le deuxième État le plus touché au monde par la pandémie derrière les États-Unis. Face à l’inaction présidentielle, la plupart des provinces brésiliennes ont décrété leurs mesures de confinement.

L’État de São Paulo – le plus peuplé et le plus touché du pays – entre ainsi dans son sixième mois de confinement. Mais sans stratégie nationale et face à la cacophonie d’un gouvernement ayant changé deux fois de ministre de la Santé en pleine pandémie, ces mesures d’exception ont un effet limité sur la propagation du virus.

À l’inverse, leurs conséquences sur les populations les plus vulnérables sont, elles, catastrophiques. Ainsi, à São Paulo, les vingt quartiers les plus touchés par le virus se trouvent dans les périphéries.

Quand « l’isolement social » s’additionne aux inégalités structurelles

Le Brésil est connu pour être l’un des États les plus inégalitaires au monde1. Il suffit de marcher dans les rues de Porto Alegre, Rio, São Paulo, Salvador ou Manaus pour se rendre compte de la violence de cette réalité. Celle des favelas, bien sûr. Mais aussi celle de ceux qui n’ont pas même accès à ces habitats précaires et survivent au jour le jour sur des cartons ou de vieux matelas, entassés sur les trottoirs de ses grandes villes.

Autant d’existences d’une vulnérabilité inimaginable. Autant de vies pour lesquelles le coronavirus vient s’ajouter à une liste interminable d’épreuves. Dans les favelas ou comunidades (communautés), comme les appellent plus respectueusement les Brésiliens, la promiscuité et le caractère aléatoire des réseaux d’eau, d’électricité et des commerces d’alimentation viennent s’ajouter aux inconvénients propres au confinement. Difficultés à se maintenir dans des conditions « d’isolement social » saines, difficultés à réaliser les mesures sanitaires de base, difficultés, enfin, pour se ravitailler en biens de première nécessité.

Cette dernière question n’est pas la plus problématique pour les petits paysans brésiliens. Comme l’explique Hemes Lopes, petit producteur agroforestier de la région de Ribeirão Preto, dans l’État de São Paulo, « Les gens ont réussi à survivre durant cette époque, parce que nous avons une certaine quantité d’aliments ici ». Toutefois, « nous avons aussi besoin de vendre notre production, ajoute-t-il, parce que nous avons d’autres nécessités d’achats. Et nous devons aller acheter ces choses en ville ».

Mais ayant lui-même vécu dans les favelas de Rio avant d’intégrer le Mouvement des travailleurs Sans Terre (MST), Hemes se rappelle « n’avoir pas tous les jours mangé trois repas par jour » dans sa vie passée. En 2005, le MST gagne au terme d’une lutte de plusieurs années, l’espace où il vit et cultive aujourd’hui, diverses espèces d’arbres, buissons et plantes basses, autour de Ribeirão Preto. Et c’est aujourd’hui avec le sourire du soulagement de celui qui se sait à l’abri de la faim, que le paysan se remémore cette époque. Mais c’est aussi avec la préoccupation du militant qui connaît la violence de cette réalité à laquelle sont encore confrontés trop de Brésiliens.

Des programmes sociaux ayant fait la renommée du Brésil

Pour répondre à ces difficultés structurelles, le Parti des travailleurs (PT) de Lula Da Silva avait mis en place le PAA (Programa de Aquisição de Alimentos, Programme d’acquisition d’aliments) dans le cadre du plan Fome Zero (Faim Zéro). Avant la pandémie, Hemes vendait ainsi sa production à travers des marchés et foires agroécologiques, mais la majorité était acquise par ce PAA et le PNAE (Programa Nacional de Alimentação Escolar, Programme national d’alimentation scolaire), créé lui en 1955. Deux « filets sociaux » qui avaient valu au pays la qualification de « champion mondial dans la lutte contre la faim » de la part du Programme alimentaire mondial de l’ONU.

Selon le site du gouvernement, le PAA a pour objectif de « promouvoir l’accès à l’alimentation et encourager l’agriculture familiale », en achetant « des aliments produits par l’agriculture familiale, pour les destiner aux personnes en situation d’insécurité alimentaire et nutritionnelle ». Il repose pour cela sur un « modèle d’achats simplifiés favorables aux petits producteurs », comme l’explique un document de la FAO, l’organisation des Nations unies pour l’Agriculture et l’alimentation.

Le PNAE, lui, vise à « satisfaire les nécessités nutritionnelles des étudiants pendant le temps qu’ils passent à l’école. C’est le programme alimentaire le plus ancien du Brésil et l’un des systèmes d’alimentation scolaire les plus importants au monde » selon Chmielewska et Souza, cités dans ce même document de la FAO. Comme le PAA, le PNAE a été pensé pour bénéficier autant aux consommateurs qu’aux producteurs. Les produits achetés étant ceux issus de l’agriculture familiale.

Ces deux programmes avaient pu bénéficier d’importants moyens dans les années 2000, suite à l’explosion mondiale du cours des matières premières, sous l’effet de la demande chinoise. Cette conjoncture économique internationale avait en effet été très favorable au Brésil, en dopant sa croissance, et permettant  ainsi de financer les politiques sociales de Lula Da Silva, telles que la « Bolsa Familial » et le plan « Fome Zero ». Elle avait également permis d’acheter la paix sociale en conciliant les intérêts des paysans pauvres, regroupés au sein du MST, et des grands propriétaires terriens dont les bénéfices ont continué de croître. Ces derniers ont cependant activement milité pour le démantèlement de ces politiques publiques, sitôt que le prix des matières premières a commencé à stagner, lors des dernières années de la présidence de Dilma Rousseff.

« L’abandon des plus pauvres »

« Le gouvernement Bolsonaro est arrivé avec cette intention d’en finir avec toutes ces conquêtes. Mais aussi d’en finir avec le MST. Il en avait clairement parlé dans sa campagne », explique Hemes. « Et ça s’est concrétisé par la création de toujours plus de bureaucratie, pour que les paysans n’arrivent plus à accéder à ces ressources », poursuit-il. Jair Bolsonaro n’a ainsi pas purement et simplement supprimé des programmes sociaux d’aide alimentaire salués à l’échelle internationale. La communication officielle continue même de vanter l’utilité de ces aides pour les plus nécessiteux. Mais il les a rendu beaucoup plus difficiles d’accès pour les paysans et en a considérablement baissé le budget.

La première modification s’est d’abord faite à travers une réforme à première vue anodine, décrétée par Dilma Rousseff : la possibilité « d’achats institutionnels » au sein du PAA. Cette révision a réduit la participation de la Conab (Companhia Nacional de Abstecimento, Campagne nationale d’approvisionnement), l’agence nationale qui réalisait les achats aux petits producteurs, en laissant plus de places aux diverses institutions publiques fédérales, provinciales ou municipales. Silvio Porto (directeur de la Conab de 2003 à 2014) considère que ce nouveau type d’achats a favorisé les moyennes et grandes coopératives, capables de produire de grands volumes de peu de produits différents, là où la Conab achetait tout type de produit, même en très petite quantité. Se sont ajoutées à cela, dans les années qui ont suivi, diverses procédures, licences, registres, ayant encore éloigné les plus petits producteurs de ces programmes nationaux, au bénéfice des structures plus organisées.

Michel Temer puis Jair Boslonaro ont finalement dissipé le rôle de la Conab, en la transformant en une agence d’information des acteurs du marché agricoles. Parallèlement, les stocks que permettait de réaliser le PAA, pour maîtriser les prix, ont commencé à être vendus. Au premier semestre 2019, ce sont ainsi 27, des 92 structures de stockage qui ont été cédées, avec pour objectif de « réduire leur présence dans les domaines d’activités de l’agro-industrie », comme le souligne le journal Brasil de Fato.

Ainsi, « quand il était possible d’accéder à ces ressources [PAA et PNAE], c’était pour des quantités très faibles ». Les financements du PAA qui avaient continuellement augmentés entre 2003 et 2012, jusqu’à atteindre le montant maximal de 1,2 milliard de réais (soit 450 millions d’euros), ne représentent aujourd’hui, plus que 101 millions de réais (soit 15 millions d’euros). Initiée sous Dilma Rousseff, la diminution des ressources fédérales s’est accentuée sous Michel Temer, puis Jaïr Bolsonaro. Le second n’ayant pas caché sa volonté de « mettre un terme à ces politiques qui bénéficiaient aux populations les plus pauvres », comme le raconte Hemes.

La désorganisation née de la pandémie n’a bien entendue pas aidé. Au contraire, « aujourd’hui, ajoute le paysan, les petits paysans vivent avec beaucoup plus de difficultés pour écouler leur production ». À l’autre bout de la chaîne, Wallace Bill insiste lui aussi sur l’abandon des Brésiliens des favelas par « les pouvoirs publics ». Déjà avant la crise sanitaire, ceux-ci étaient livrés à eux-mêmes, ils s’auto-organisaient « en créant divers projets internes à la communauté tels que des jardins communautaires, la création d’une cuisine communautaire et des projets futurs, comme la construction du premier Centre social, à l’intérieur d’une favela de Ribeirão Preto », poursuit l’habitant de Vila Nova União.

« Nourriture agroécologique pour tous »

C’est ainsi que via leurs divers réseaux militants et humains, ces différents acteurs (Réseau d’Agroforesterie de la région de Ribeirão Preto, MST, Groupement de consommateurs, militants associatifs, universitaires, étudiants, etc.) sont entrés en contacts et ont mis en commun leurs besoins et savoir–faire. Avec comme objectif de répondre au triple problème « d’isolement social nécessaire », de délaissement des populations les plus précaires et de pertes de débouchés des petites productions agroforestières de la région.

Suite à une première récolte de fonds, six premières livraisons ont eu lieu courant juillet, dans diverses favelas de Ribeirão Preto. Face à ce succès, les acteurs se sont engagés dans une seconde étape, à plus grande échelle. Ils ont ainsi lancé une campagne de crowfunding sur internet, pour réunir 30 000 réais (soit environ 5 000 €), afin d’acheter neuf tonnes d’aliments aux petits producteurs agroforestiers ayant perdu leurs moyens de commercialisation avec la pandémie, et les distribuer, durant les neuf dernières semaines de l’année (à raison d’une tonne par semaine) dans les différentes favelas de Ribeirão Preto.

Ces denrées sont réparties entre les cuisines communautaires existantes et les familles des favelas. Ces dernières reçoivent des paniers de 5 kg de nourriture agroécologique. Ce sont ainsi 200 familles qui seront aidées chaque semaine, soit près de 1 800 sur l’ensemble de la durée du projet. « Je pense que ça représente tout ce que le Mouvement attendait, une aide de ce genre devrait arriver toute l’année, pas seulement en cette période d’isolement » ajoute Wallace. C’est en effet là une question qui mérite d’être posée. Si intéressante que soit cette action, comment une initiative si localisée et périphérique pourrait remplacer des programmes nationaux ?

De l’auto-organisation à la politique publique ?

Des pistes sont en discussions en ce sens. Lors d’une réunion en visioconférence réalisée fin août, Wallace a tout d’abord invité les membres du Réseau d’agroforesterie à venir partager leurs savoirs agricoles, avec les habitants de la favela Vila Nova União, autour du jardin communautaire créé il y a quelques années. Une proposition qui a reçu un très bon accueil. « Puisque les pouvoirs publics ne s’occupent pas de nous, nous allons leur montrer que nous sommes meilleurs qu’eux ! » ajoute Wallace.

Parallèlement, les producteurs s’organisent aussi avec des Groupes de consommateurs de produits agroécologiques (GCA), des « groupes de personnes se réunissant pour acheter directement aux producteurs des aliments à un « prix juste ». L’absence d’intermédiaire permettant un prix qui soit aussi intéressant pour les consommateurs que pour les producteurs », explique Hemes. Un nouveau GCA s’est ainsi créé pendant la pandémie. L’auto-organisation des consommateurs remplaçant des réseaux de commercialisation abandonnés.

Et de nouveaux réseaux sont en formation à destination de São Paulo et Campinas (autre ville de la province de São Paulo). Le but, explique Hemes, est aussi « d’amplifier les réseaux existants, en y intégrant des produits naturels, mais aussi des produits transformés artisanalement, en les échangeant en dehors du marchés et de la bureaucratie qui l’accompagne ».

Des initiatives citoyennes qui demandent à être encouragées, mais qui risquent d’être insuffisantes, en absence de politiques publiques d’envergures nationales, pour contrecarrer la violence des réformes économiques et sociales de l’État brésilien. Ces actions peuvent en effet être rapprochées de celles mises en œuvre par des ONG et mouvements citoyens, en Amérique latine, dans les années 80. En pleine vague néolibérale, ces dernières avaient permis d’atténuer localement la douleur des réformes gouvernementales. Mais elles s’étaient avérées insuffisantes pour endiguer la pauvreté et la misère à une échelle plus globale. Quoi qu’il en soit, l’issue aux problèmes alimentaires et écologiques ne pourra qu’être politique. Et ces actions esquissent d’autres relations possibles entre les villes et leurs campagnes.

1Avec un coefficient Gini de 0,539, selon les données de la Banque mondiale, le Brésil est le 9ème État le plus inégalitaire au monde.

Le confinement a exacerbé les inégalités entre étudiants

https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Manifestation_19_octobre_2010_Orl%C3%A9ans_-_UNEF.jpg
Manifestation de l’UNEF à Orléans le 19 octobre 2010 © DC

L’immolation d’Anas K. à Lyon en novembre 2019 a mis en lumière les vulnérabilités estudiantines. Précaires, anxieux, isolés, les conditions de vie sont préoccupantes pour une grande partie de cette population. Les inégalités entre les étudiants ont été exacerbées pendant le confinement. Une enquête nationale menée par le laboratoire IREDU a permis de dessiner les contours de leurs conditions de vie durant cette période. Les résultats montrent une double nécessité : la défamiliarisation des aides et la mise en place d’un salaire étudiant.


La mise en lumière des vulnérabilités étudiantes

Vendredi 8 novembre 2019, 59 rue de la Madeleine dans le 7ème arrondissement de Lyon. Anas K., un étudiant lyonnais de 22 ans s’immole devant le CROUS de Lyon. « Je vais commettre l’irréparable » avait-il écrit avant de s’asperger d’essence et de tenter de mettre fin à ses jours. Ce geste est profondément politique. Sa tentative de suicide a été précipitée, voire causée, par sa condition étudiante, d’une précarité qui lui apparaissait inextricable : « Cette année, faisant une troisième L2 (deuxième année de licence), je n’avais pas de bourses, et même quand j’en avais, 450 euros, est-ce suffisant pour vivre ? ». Dans sa lettre, Anas K. accuse les différents dirigeants français et l’Union européenne d’avoir « créé des incertitudes sur l’avenir de tout.es ». Son immolation a provoqué une vague d’indignation nationale et a mis en lumière les vulnérabilités étudiantes, entendues comme la « difficulté de s’inscrire dans la quête statutaire imposée par les normes sociales »[1]. Celles-ci sont causées par les inégalités sociales et économiques qui entravent et affectent les études et leur réussite. Ces inégalités peuvent conduire certains étudiants à abandonner leur projet d’études ou à faire des sacrifices pour le mener à terme. La condition étudiante est donc profondément inégalitaire, et cela à différents niveaux.

Tout d’abord, dans la perspective de Bourdieu, la cellule familiale joue un rôle primordial dans la reproduction sociale. Les différents types de capitaux transmis par les parents et l’entourage (social, économique et culturel) influencent grandement la poursuite d’études. Contrairement à une croyance répandue, l’accès à l’enseignement supérieur n’est pas garanti à quiconque s’en donnerait les moyens : si les éléments intra-individuels (la motivation, les notes, la détermination, l’ambition) jouent un rôle incontestable, l’environnement est un facteur décisif. Un étudiant sera plus à même de poursuivre des études s’il n’a pas à se soucier de ses conditions de vie. En l’espèce, Anas K. n’était pas en mesure de poursuivre de façon sereine ses études : n’ayant plus de ressources financières et de logement propre à Lyon, ses perspectives d’avenir étaient très incertaines. Cette incertitude était exacerbée par la précarité financière, qui a de nombreuses conséquences sur la vie étudiante : le renoncement aux soins, l’isolement social, un redoublement causé entre autres par le salariat étudiant.

L’immolation d’Anas K. a été le catalyseur des revendications pour améliorer les conditions de vie étudiante en France. Plusieurs mobilisations ont eu lieu dans les villes universitaires afin de réclamer une vie étudiante digne et notamment plus de ressources financières. En effet, les bourses versées par l’État, lorsqu’on en bénéficie (37% des étudiants sont concernés)[2], ne suffisent pas à couvrir l’ensemble des besoins. Dans un rapport remis par l’Inspection générale des affaires sociales (IGAS) en 2015, il est souligné que 19% des étudiants (1 sur 5 environ) vivent sous le seuil de pauvreté, qui est placé à 60% du revenu médian (987 euros par mois). Le budget moyen des étudiants est de 681 euros selon l’Observatoire de la vie étudiante (OVE). Ce faible budget et la hausse des dépenses contraintes – se loger coûte de plus en plus cher notamment en raison de la pénurie des logements CROUS – obligent 46% des étudiants à avoir une activité rémunérée. Le salariat étudiant diminue les chances de réussite car le temps consacré aux études s’amenuise à mesure que les heures de travail augmentent.

Contrairement à une croyance répandue, l’accès à l’enseignement supérieur n’est pas garanti à quiconque s’en donnerait les moyens.

Ainsi, les besoins étant très rarement couverts par les financements publics, les transferts familiaux sont primordiaux pour éviter de devoir mener une activité salariée. Par transferts, il est entendu une somme d’argent versée régulièrement par les parents, ou des dons en nature comme de la nourriture. Ces transferts familiaux sont quasiment absents dans les familles d’origine populaire, obligeant ainsi les étudiants concernés à trouver d’autres moyens pour subvenir à leurs besoins. Toujours selon l’OVE, seuls 43% des étudiants déclarent disposer d’assez d’argent pour subvenir à leurs besoins en comptant les transferts familiaux.

L’épidémie de la COVID-19 et le confinement ont bouleversé les conditions de vie étudiante. Tout d’abord, les universités ont dû s’adapter à la crise sanitaire et proposer un enseignement à distance, dont l’efficacité et l’équité sont discutables. Par ailleurs, le confinement a accentué les inégalités qui existaient entre étudiants. Les étudiants salariés ont pu perdre leur source de revenus car les « jobs étudiants » se trouvent dans des secteurs très touchés par la crise sanitaire, comme la restauration, la vente ou l’éducation. Peu d’étudiants ont bénéficié du chômage partiel en raison de la précarité de leur contrat : nombre d’entre eux enchaînent les CDD de courte durée ou encore les contrats de vacation.

Le confinement a donc provoqué une hausse de la précarité des étudiants, a fortiori pour ceux qui ne bénéficient pas de transferts familiaux. Après moultes protestations de représentants des étudiants et des universités pour défendre les « oubliés du confinement », des aides ont toutefois été mises en place par le gouvernement quelques semaines après le confinement. Problème, les conditions d’obtention de ces aides sont très strictes. Par exemple, l’aide exceptionnelle de 200 euros versée par le CROUS est conditionnée au fait d’avoir perdu un emploi, dans certaines circonstances, ou un stage rémunéré. L’aide exceptionnelle, également versée par le CROUS, est, pour sa part, conditionnée à de graves difficultés financières. Ces deux aides, bien qu’utiles pour les plus précaires, ne concernent pas assez d’étudiants, en particulier ceux des classes moyennes inférieures : beaucoup de familles issues de ce milieu gagnent « trop » pour que leur enfant touche une bourse, mais pas assez pour qu’il bénéficie de transferts familiaux suffisants. Ces transferts familiaux ont également pu être réduits lorsque les familles ont vu leurs revenus amputés en raison d’une perte d’emploi, d’un chômage partiel ou d’une hausse des dépenses, par exemple liée à la garde d’enfants. Et même si ces aides soutiennent les plus défavorisés, la somme de 200 euros n’est pas suffisante pour couvrir les dépenses contraintes, en particulier les frais de logement.  Outre l’aspect financier, le confinement a mis en lumière d’autres fragilités, notamment psychologiques, et des difficultés liées au bouleversement des conditions d’étude par le passage aux cours à distance.

L’impact du confinement sur les conditions de vie des jeunes

Un questionnaire réalisé par une équipe de chercheurs du laboratoire IREDU (Université de Bourgogne) a été diffusé à partir d’avril 2020 via les réseaux sociaux et institutionnels tels que les universités ou groupes de chercheurs. Cette enquête a été menée pour connaître les conséquences – financières, matérielles et psychologiques – de cette crise sanitaire sur les conditions de vie étudiante. Ces deux mois d’étude ont permis de toucher plusieurs milliers d’étudiants. Les résultats en exclusivité sont intéressants car l’enquête montre bien que le confinement a exacerbé certaines vulnérabilités étudiantes ; l’enquête pointe également du doigt les inégalités sociales puisque tous les étudiants ne sont pas confinés dans les mêmes conditions. Si 53% des étudiants interrogés ont quitté leur logement principal pour se rendre chez leurs parents, 40% des jeunes, notamment les étudiants étrangers et les plus précaires, ont dû rester dans leurs logements étudiants de taille réduite, accentuant ainsi leur isolement pendant le confinement. En l’espèce, ces étudiants déclarent n’avoir pas assez eu de temps ou d’argent pour changer de lieu de confinement. Ce sont aussi ces deux catégories qui déclarent avoir le plus de difficultés financières pendant la crise sanitaire. Cela n’est guère étonnant, puisque ce sont les plus à même d’avoir une activité salariée en parallèle de leurs études. Les difficultés financières liées au confinement ne se limitent d’ailleurs pas à ces deux catégories. Selon l’étude, 49% des boursiers et 35% des non-boursiers ont connu une précarité financière pendant le confinement. L’échantillon montre que 50% des étudiants interrogés ont eu des difficultés financières en raison de la perte, ou même de l’absence d’aide familiale, 36% à cause de la perte d’un emploi étudiant et enfin 5%  en raison de l’arrêt d’un stage rémunéré. Ce dernier point est non seulement conséquent pour la partie financière, mais aussi pour le cursus en lui-même dans la mesure où la validation de certains cursus est soumise à la validation d’un stage. L’absence de cette première expérience professionnelle peut également avoir des répercussions sur l’entrée de ces jeunes sur le marché du travail. Les primo-entrants avaient déjà, en temps normal, des difficultés à s’insérer durablement sur le marché du travail en raison de leur « inexpérience ». La crise économique qui s’annonce va aussi réduire significativement les offres d’emploi à destination des « juniors ».

Par ailleurs, selon la même enquête, 57% des étudiants déclarent être inquiets au regard d’une possible crise économique : les femmes, les étudiants en Master et les étudiants salariés sont significativement plus inquiets que les autres. Il faut noter que si le diplôme protège relativement de l’emploi, comme l’a souligné le sociologue Romain Delès, les comparaisons internationales montrent que la jeunesse française est parmi la plus pessimiste au monde quant à sa capacité d’obtenir un emploi à l’issue des études. Cette inquiétude renvoie aussi à la montée des incertitudes dans la société actuelle. Les étudiants se sentent concernés par les risques associés à la précarité et les nouvelles formes de pauvreté. Les étudiants en Master étaient relativement sereins avant la crise car le diplôme conditionnait leur futur proche et la fin temporaire des incertitudes mais la crise sanitaire a changé la donne. Enfin, en ce qui concerne les jobs d’été, 58% des étudiants interrogés sont inquiets. Cette incertitude touche davantage les boursiers, les femmes, les étudiants salariés et les étudiants en licence.

Les étudiants se sentent concernés par les risques associés à la précarité et les nouvelles formes de pauvreté.

Le confinement a également eu un effet non négligeable sur la santé des étudiants. Avant la crise sanitaire, leur santé était déjà préoccupante. L’enquête Conditions de vie de l’Observatoire de la vie étudiante (2016) montre qu’une majorité d’étudiants déclare connaître des états d’épuisement, des problèmes de sommeil ou des épisodes de déprime. Le renoncement aux soins est également inquiétant : 30% des étudiants interrogés déclarent en 2016 avoir déjà renoncé à aller voir un médecin. De ce fait, selon l’étude, ce confinement a exacerbé les fragilités psychologiques des étudiants, en particulier le stress et les troubles du sommeil. Le stress est notamment causé par le bouleversement des pratiques pédagogiques et par l’incertitude quant à l’année universitaire, et l’avenir professionnel mais aussi quant à l’avenir de leur famille (53% des étudiants sont concernés). 2020 est une année particulièrement anxiogène pour eux. Ainsi, 64% des étudiants déclarent être inquiets quant à la possibilité de réussir leurs examens, et 58% quant à la possibilité de les passer. Cela concerne surtout les étudiants en licence, les femmes et les boursiers. Enfin, 42% se préoccupent de la valeur de leur futur diplôme.

L’alimentation est aussi un sujet problématique : 22% des boursiers et 15% des non-boursiers déclarent devoir faire attention ou se restreindre. Cette restriction alimentaire s’explique en partie par la fermeture des restaurants universitaires qui permettaient aux étudiants les plus modestes de bénéficier, pour 3 euros 25, d’un repas complet (18% des étudiants interrogés). Ce changement est également dû au fait que les magasins proches du domicile des étudiants concernés, comme les petites supérettes de centre-ville, sont trop chers (57% des étudiants). La pénurie alimentaire en est aussi une cause : les étudiants ont dû se tourner vers des aliments ou des marques qu’ils n’achetaient pas à l’accoutumée.

Comme mentionné précédemment, l’augmentation du stress des étudiants est en partie causée par les changements de pratiques pédagogiques et à la mise en place de la « continuité pédagogique ». Ainsi, 53% des étudiants interrogés déclarent manquer d’informations sur le contenu des cours et 43% manquent de ressources complémentaires en raison de la fermeture des bibliothèques universitaires. De fait, des inégalités de réussite entre étudiants sont présentes : certains établissements ont des abonnements permettant aux étudiants de consulter des ressources en ligne alors que d’autres n’en ont pas. Des étudiants issus de familles favorisées peuvent également se permettre d’acheter des ouvrages dont ils ont besoin pour leur mémoire de recherche ou leurs cours. Pour faire face à ce problème, certains étudiants ont créé des groupes Facebook pour s’échanger des ouvrages. Leur succès montre à quel point l’absence d’alternatives aux bibliothèques proposées par les établissements d’enseignement supérieur pose un problème. Par ailleurs, des inégalités subsistent concernant l’accès à internet. Si 97% des étudiants interrogés ont accès à internet, 60% d’entre eux déclarent avoir de fréquents problèmes de connexion. Ces inégalités ont un impact sur le suivi des cours, notamment lorsque ceux-ci se font par visioconférence. Ces problèmes expliquent en partie pourquoi 35% des étudiants déclarent ne pas avoir de contenus pédagogiques principaux comme le support d’un cours magistral. Enfin, la charge mentale, comprise comme une charge cognitive invisible concernant les tâches domestiques ou la nécessité de s’occuper d’une autre personne (enfants, parents…), concerne une partie des étudiants : 26% d’entre eux déclarent avoir des charges domestiques qui les empêchent de travailler correctement.

Vers une défamiliarisation des aides à destination des étudiants ?

Les inégalités sociales entre étudiants, exacerbées lors du confinement, posent la question de l’aide sociale à destination de cette population particulièrement vulnérable. Les aides publiques sont liées aux revenus des parents ou tuteurs légaux, peu importe la relation que l’étudiant a avec ces derniers. Seules les APL font exception et nombreux sont les étudiants qui ne vivent que de ces aides puisque, dans certains cas, les parents payent le loyer de leur enfant. Au-delà de ces aides contingentées, comme les bourses sur critères sociaux, il y a un déséquilibre des transferts familiaux monétaires ou non monétaires (dons de nourriture, achat d’équipements…). Ces deux éléments participent à la précarité des étudiants et à la nécessité pour ces derniers d’avoir recours à une activité salariée. Pourtant, différentes études montrent que plus un étudiant travaille moins il a de chances de valider son année.

Pour y faire face, la minorité sociale, qui est établie à 25 ans – âge à partir duquel on peut bénéficier du RSA –, doit être remise en question. Il est également possible de mettre en place un revenu inconditionnel pour les étudiants. Face à un marché du travail de plus en plus fermé – les jeunes étant particulièrement touchés par le chômage –, les études supérieures deviennent un passage quasi-obligé ; il faut donc leur permettre de les réussir dans les meilleures conditions.

L’ère est à la responsabilisation des individus. Un jeune se doit désormais d’être employable, il doit se « prendre en main » : choisir un cursus avec un bon taux d’employabilité, acquérir un réseau, faire des stages etc. Or, cela est impossible pour un étudiant qui travaille 25 heures par semaine car il doit subvenir à ses besoins, voire se mettre en dispense d’assiduité, ne pouvant plus assister au cours. Si on veut tendre vers l’égalité des chances et de réussite, la possibilité d’un salaire étudiant doit être discutée. Les études sont perçues comme un investissement : les étudiants subissent le coût d’opportunité, le fait de ne pas travailler pour faire des études supérieures dans l’objectif de gagner plus en retour. Ce n’est pourtant pas le paradigme des pays scandinaves qui considèrent les études comme une expérience : le jeune voyage, se construit, devient adulte. Les étudiants bénéficient d’une allocation universelle afin qu’ils puissent profiter pleinement de leurs études et maximiser leurs possibilités. Ces pays nordiques voient les étudiants comme des producteurs de valeur, notamment lors des stages, souvent non rémunérés. En France, le débat est présent au sein de syndicats comme l’UNEF ou Solidaires, mais trouve peu d’écho chez les personnalités politiques. Jean-Luc Mélenchon avait cependant proposé la mise en place d’un salaire étudiant lors des présidentielles de 2017.

Une controverse subsiste : pour certains, un salaire étudiant conduirait à la déresponsabilisation des jeunes et, pour l’éviter, il serait préférable d’augmenter le plafond des prêts étudiants garantis par l’État (15 000 euros). Avec le salaire étudiant, les jeunes ne verraient pas la valeur de leurs études et se complairaient dans une sorte d’expérience transitionnelle vers l’âge adulte.

Plusieurs possibilités sont donc sur la table pour réduire les inégalités des chances et de réussite entre les étudiants. Il est inacceptable d’envisager qu’un jeune ne fasse pas d’études, ou les arrête, parce qu’il n’a pas assez pour subvenir à ses besoins, même en travaillant à côté de ses études.

[1] Becquet, V. (2012). Les « jeunes vulnérables » : essai de définition. Agora débats/jeunesses, 62(3), 51-64. doi:10.3917/agora.062.0051.

[2] Ministère de l’Enseignement Supérieur

La crise économique du coronavirus expliquée à tous

Cours de bourse en chute. @jamie452

À l’heure où le gouvernement engage un déconfinement progressif, l’activité économique est restée gelée dans de nombreuses entreprises depuis deux mois. Une crise économique de grande ampleur est devant nous. Cet article s’adresse aux personnes peu familières de l’économie, en expliquant les mécanismes de base qu’entraîne la crise sanitaire due au coronavirus sur l’économie, afin que chacun puisse comprendre les enjeux de la récession à venir. En ce sens, il ne vise pas l’exhaustivité mais fait davantage office d’introduction.


Commençons par le plus simple : en économie, on raisonne généralement en termes de confrontation de l’offre (la production de biens et services des entreprises et de l’État) et de la demande (la consommation des ménages, mais aussi les dépenses d’investissement des entreprises et de l’État).

La plupart des crises connues par le capitalisme libéral sont des crises de demande, c’est-à-dire une situation où l’offre est trop élevée comparativement à la demande ; pour le dire de manière moins ampoulée, les gens n’ont plus assez d’argent (ou ne dépensent pas assez) pour acheter ce qui est produit, ce qui conduit les entreprises à vouloir moins produire, donc à licencier, ce qui diminue à nouveau la demande, et ainsi de suite. La forme la plus commune de la crise de demande est la crise financière, où un certain nombre de personnes ou d’entreprises n’ont plus assez d’argent pour rembourser leurs dettes.

Connaissons-nous une crise de demande ? Oui, car le confinement a conduit les ménages à épargner davantage, et donc à moins consommer (à part dans le secteur alimentaire), et les entreprises à (beaucoup) moins investir par peur de l’avenir. Ainsi, la demande chute, cela ne fait pas de doute, et c’est une des raisons pour laquelle l’offre chute.

Une seule des raisons ? Oui, car, fait rarissime (voire nouveau), la crise de la demande se cumule à une crise d’offre provoquée volontairement. Des entreprises ne peuvent plus produire à cause des mesures prises pour contenir l’épidémie. Pour imposer une distanciation physique entre les personnes, certaines activités ont été interdites, puisque les conditions de celles-ci concentraient les personnes dans un même lieu (bars, restaurants, centres commerciaux, cinémas, etc.). D’autres se voient contraints d’utiliser le télétravail (notamment parmi les emplois de bureau), ce qui peut compliquer la production [1]. Le commerce international tourne également au ralenti notamment du fait des restrictions sur les voyages internationaux et du renforcement des contrôles aux frontières, or de nombreuses entreprises ont besoin d’importer des biens pour continuer à produire [2]. Enfin, la fermeture des écoles contraint un certain nombre de parents à devoir trouver des solutions de garde, ce qui est particulièrement compliqué lorsque le télétravail n’est pas possible, c’est-à-dire dans une majorité des cas ; ce qui conduit certains parents à devoir rester chez eux et à ne pas pouvoir travailler [3], et d’autres à voir leur travail entravé.

Il est à noter que, contrairement à ce qui a parfois été affirmé, toutes les entreprises ont la possibilité de continuer leur activité, si elle n’implique pas de rassemblement et que certaines mesures sanitaires sont respectées.

Si l’on en croit l’estimation de l’OFCE du 20 avril dernier, le secteur le plus atteint est celui de la construction (en raison des mesures sanitaires difficiles à faire appliquer sur les chantiers, et des ruptures des chaînes d’approvisionnement), suivi de l’hébergement-restauration, pour des raisons évidentes. D’autres secteurs ont vu leur production de valeur chuter d’au moins 40 %, notamment ceux liés aux transports (les transports eux-mêmes, matériels de transport, la cokéfaction et le raffinage), au commerce ou aux services aux entreprises (parmi lesquels nous retrouvons notamment les sous-traitants ou les activités de conseil).

Double crise d’offre et de demande : pourquoi est-ce un problème ?

L’économie de marché est une sorte de « machine à créer de la croissance ». Elle produit toujours plus et ne peut pas être arrêtée comme cela : il faut, à minima, payer les salariés et les loyers, sinon c’est la faillite, et les licenciements. Sans ressources suffisantes, cela implique de s’endetter [4].

Si l’endettement des entreprises pose lui-même problème puisqu’il faut que les entreprises puissent rembourser plus tard, un autre problème se pose : pour s’endetter, il faut qu’il y ait des institutions qui acceptent de prêter. Or, ces institutions elles-mêmes ne doivent pas faire faillite. C’est ainsi qu’on passe de la sphère de l’économie réelle à celle de la finance.

Les banques commerciales qui réalisent ces prêts sont très frileuses en période de crise : pour prêter, il faut être à peu près sûr que le nombre de personnes qui ne rembourseront pas ne sera pas trop élevé ! C’est loin d’être garanti en ce moment. C’est pour cela que l’État français a affirmé garantir les prêts à hauteur de 300 milliards d’euros, en partenariat avec la Banque Publique d’Investissement (BPI). Si une entreprise ne rembourse pas, l’État empruntera lui-même auprès des marchés financiers pour racheter les dettes des entreprises défaillantes, permettant par ce biais de rembourser les banques, pour un maximum de 300 milliards. Mais alors, que sont les marchés financiers ? En faisant un gros raccourci, on peut dire que c’est la Bourse. Ce qu’il faut retenir, c’est que prêter à l’État est considéré comme faiblement risqué car la probabilité qu’il rembourse est très forte [5].

Alors, tout va bien, les banques prêtent à nouveau ? Certes un peu plus, mais il y a un autre problème : la Bourse chute, ou du moins, elle chutait dans la deuxième moitié de mars et il est toujours possible qu’elle fasse une “rechute”. Qu’est-ce que la bourse ? C’est un marché où s’échangent des actifs financiers. Lorsqu’on dit que la Bourse baisse, ça veut dire que les prix de ces actifs diminuent. La valeur de la Bourse représente la valeur (théorique) des actifs financiers, dont les plus connus sont les actions, c’est-à-dire les titres de propriété des entreprises. Autrement dit : la valeur théorique des entreprises chute (car les propriétaires estiment que les bénéfices vont chuter, pour le dire vite). Mais en soi, on pourrait s’en ficher royalement : tout ce que cela change sur le court terme, c’est une baisse de la rémunération des actionnaires (les propriétaires de l’entreprise) et autres acteurs financiers. Et aussi, plus problématique, une baisse des retraites par capitalisation, qui restent heureusement peu répandues en France (il en est autrement, par exemple, des Pays-Bas…). Autre conséquence fâcheuse : les dirigeants sont souvent mis sous pression par les actionnaires pour restaurer leurs profits en baissant leurs coûts, parmi lesquels les salaires, ce qui peut entraîner des licenciements et une dégradation des conditions de travail.

Mais revenons-en aux banques : quasiment tout ce qu’elles possèdent, ce sont des actifs financiers. Lorsque la valeur théorique des entreprises baisse, cela veut dire que la valeur des possessions des banques chute drastiquement. Or, principalement en raison de normes comptables, une entreprise ne peut pas posséder moins que son niveau d’endettement – cela vaut aussi bien pour les entreprises classiques que pour les banques commerciales. Si cela arrive, il y a alors une faillite dite d’insolvabilité, c’est-à-dire que la faillite est non négociable. Si la banque ne peut plus prêter, toute l’épargne qu’elle détient part en fumée – c’est-à-dire, toutes vos économies si vous êtes client de cette banque. C’est pour cela qu’un Fonds spécifique permet une garantie bancaire des dépôts pour indemniser les déposants.

Pour éviter cette situation, la Banque Centrale Européenne, surnommée la « banque des banques », intervient avec un outil du nom de « quantitative easing » (ou assouplissement quantitatif en français). La banque centrale rachète les créances[6] des banques (les titres de dettes privées ou publiques qu’elles détiennent) avec de l’argent frais qui permet aux banques de continuer leurs activités. La Fed, banque centrale étasunienne, pratique le même genre de politique. Concrètement, les banques centrales créent directement de la monnaie pour racheter ces actifs auprès des banques afin de diminuer le risque bancaire. La dette est transformée en monnaie (on parle aussi de « monétisation de la dette »). La banque centrale européenne fait d’une pierre deux coups : elle sauve directement les banques, qui peuvent continuer à leur tour à prêter de l’argent aux organisations qui en ont besoin. C’est ce qui permet au système économique de se maintenir et de garantir la confiance des entreprises et des ménages. Étant donné que les indices boursiers sont fortement repartis à la hausse durant le mois d’avril, la BCE et la Fed ont atteint leur objectif de ce point de vue – du moins pour le moment.

Pour résumer, notre économie connaît une crise à laquelle il est extrêmement difficile de faire face puisque l’économie de marché est totalement incompatible avec un arrêt planifié de l’activité. Les dangers sont liés à l’endettement des entreprises qui entraînent des faillites et une montée du chômage, à l’endettement public, qu’on devra gérer plus tard [7], et à l’instabilité financière qui pourrait entraîner des faillites bancaires, ou au minimum un accès restreint à l’emprunt (qui, au passage, contraint également les possibilités d’investissement). Il est à noter que l’OFCE estime à 620 000 le nombre de chômeurs supplémentaires lié au confinement, ce qui représente une augmentation du nombre de chômeurs de près d’un quart.

L’inflation, un risque réel ?

Nous pouvons évoquer un dernier risque : l’inflation, c’est-à-dire la hausse généralisée des prix des biens et services. Le risque d’inflation n’est pas principalement lié, comme on l’entend parfois, à la création monétaire par la Banque Centrale (les 750 milliards dont nous avons parlé). En revanche, si trop d’entreprises font faillite ou ne sont pas en capacité de reprendre la production à la suite du confinement, et que l’épargne accumulée est dépensée, que les investissements reprennent en partie, alors il pourrait y avoir une hausse brutale de la demande sans que l’offre ne puisse suivre. C’est une situation où il n’y a pas assez de biens et services pour satisfaire tout le monde, et donc où un rationnement est nécessaire.

Dans une économie capitaliste, le rationnement se fait par l’argent : on priorise donc les plus riches via l’augmentation des prix. Cette situation pourrait devenir rapidement problématique : plus l’inflation est élevée, plus elle s’entretient elle-même [8], plus elle a tendance à s’accélérer et il devient très difficile d’en sortir. Si un taux d’inflation proche du taux de croissance est plutôt une bonne chose, les crises d’hyperinflation sont parmi les plus destructrices humainement que peuvent connaître le capitalisme. L’exemple le plus connu et récent est le Venezuela, mais on peut aussi rappeler que c’est suite à une crise d’hyperinflation en Allemagne qu’Adolf Hitler est arrivé au pouvoir.

Ce risque est toutefois à nuancer pour les économies développées : s’il peut y avoir une offre ayant des difficultés à remonter à son niveau d’avant-crise, la baisse du prix du pétrole (vidéo explicative) a également des conséquences déflationnistes, c’est-à-dire de baisse des prix. En effet, quasiment toutes les entreprises dépendent directement ou indirectement du pétrole (du fait du transports de marchandises ou de personnes, à minima, mais aussi en raison du fait qu’un nombre important de biens manufacturés sont composés en partie de pétrole). Cela entraîne des coûts réduits, qui peuvent partiellement compenser les autres difficultés connues. Au détriment, cela va sans dire, de leur impact écologique. De plus, la reprise de la demande pourrait être assez faible, car de fait, les personnes perdant leur emploi dépensent moins – sans compter que les ménages pourraient continuer à épargner par crainte d’une deuxième vague du coronavirus. Toujours est-il qu’un secteur comme l’alimentaire subit des pressions inflationnistes du fait d’une demande forte croisée à une distribution parfois défaillante (liée à la fermeture des marchés notamment) et à un manque de main-d’œuvre, causes d’une offre plus limitée.

Ainsi, si le risque d’inflation existe, il semble malgré tout assez limité, comparativement aux autres aspects de la crise économique que nous sommes en train de vivre – en dehors de certains secteurs comme l’alimentaire.


[1] Cela est par exemple démontré par l’économiste Mayasuki Morikawa sur des données japonaises. Quatre raisons sont avancées par ce dernier : un manque d’habitude aux logiciels de télétravail, une sécurité informatique moindre qui limite l’exécution de certaines tâches, la communication de moindre qualité, et un environnement de travail qui peut être moins confortable au domicile qu’au bureau. Nous pouvons y ajouter, au moins pour le cas de la France, la question de la garde des enfants.

[2] L’Organisation Mondiale du Commerce s’attend à un déclin des échanges internationaux compris entre 12 et 32% sur l’année 2020. Il est également à noter que dans certains cas, les exportations de fournitures médicales et de denrées alimentaires ont été interdites.

[3] Les télétravailleurs représentent 43 % des salarié-es hors chômage partiel, et les personnes ne travaillant pas pour garde d’enfant 9 % des mêmes salarié-es, selon l’OFCE (calcul effectué à partir du tableau 4, p.21).

[4] C’est pour éviter un endettement trop élevé des entreprises que l’État propose son aide, avec les fameux 45 milliards d’aide annoncés (en réalité, ce sera beaucoup plus, comme l’estime l’OFCE), qui représentent pour les quatre cinquièmes des reports de cotisations et d’impôts (il ne s’agit donc pas d’un cadeau mais d’une sorte de prêt à taux zéro !), et pour le reste le financement d’une très large partie du chômage partiel pour les entreprises qui voient leur activité chuter drastiquement. Il s’agit, pour cette dernière mesure, d’un transfert de l’endettement privé vers l’endettement public, qui pose moins de problèmes car l’État ne peut pas faire faillite.

[5] A noter que pour des raisons idéologiques, l’État ne peut emprunter qu’auprès d’entités privées, et pas auprès de la Banque Centrale (« banque des banques », publique), comme cela pouvait être le cas sous certaines conditions jusqu’au traité de Maastricht (1992, même si les conditions ont été rendues très strictes depuis les années 1970). Cela nous prive d’un outil qui pourrait nous être bien utile en de telles périodes, puisqu’on ne dépendrait plus des marchés financiers pour le taux d’intérêt de l’endettement public !

[6] Point vocabulaire : Si vous prêtez à quelqu’un, vous disposez d’une créance. La dette pour la personne endettée, représente la créance pour la personne qui prête.

[7] L’endettement public pose problème principalement parce que nous dépendons des marchés financiers pour emprunter, c’est-à-dire d’agents privés qui peuvent augmenter leurs taux d’intérêt si la confiance baisse (par exemple, si un gouvernement un peu trop à gauche arrive au pouvoir…). Si l’on pouvait emprunter directement auprès de nos banques centrales, alors le taux d’intérêt serait fixe et l’endettement public ne serait plus un gros problème, sachant que les États ne peuvent pas faire faillite. Problème : cela est strictement interdit à la BCE, de manière légale, et pour des raisons idéologiques liées principalement à ce qu’on appelle l’ordolibéralisme allemand (pour en savoir plus, vous pouvez regarder cette vidéo). L’idéologie de nos gouvernants tend à considérer qu’il faut avoir le niveau d’endettement public le plus bas possible, ce qui risque de faire pas mal de dégâts une fois la crise terminée : le grand perdant économique de la crise du coronavirus pourrait bien devenir nos services publics…

[8] C’est ce qu’on appelle une spirale inflationniste : l’augmentation des prix entraîne une augmentation des coûts pour les entreprises, à la fois via les achats qu’elle effectue, mais aussi potentiellement par les salaires sous la pression des syndicats ; ce qui amène les entreprises à augmenter les prix à nouveau, ce qui entraîne une augmentation des coûts, et ainsi de suite.

« La levée du confinement peut conduire à la reprise de l’épidémie » – Entretien avec Odile Launay

Odile Launay
Odile Launay, infectiologue à l’hôpital Cochin © France 24

Odile Launay est infectiologue, chercheuse au sein du Centre d’Investigation Clinique Cochin-Pasteur. Elle est aussi membre du consortium COCONEL, lancé à l’initiative de l’Agence nationale de la recherche dans le cadre de la lutte contre le COVID-19. Elle a accepté de répondre à nos questions sur l’évolution de l’épidémie, sa gestion par les pouvoirs publics et la situation à laquelle nous serons confrontés dans les prochaines semaines. Entretien réalisé par Léo Rosell.


LVSL – L’épidémie de coronavirus continue à sévir dans le monde, et le nombre de morts en France augmente chaque jour. Malheureusement, le pic semble encore loin d’avoir été atteint. Quelles sont les prévisions des spécialistes ? À quoi doit-on s’attendre dans les prochaines semaines ?

Odile Launay – Précisons d’abord que le pic épidémique correspond à l’incidence la plus élevée enregistrée pour une maladie infectieuse. Il peut donc être estimé avec précision uniquement a posteriori, lorsque l’incidence de l’infection commence à décroître. Concernant le COVID-19, on s’attend à un pic épidémique dans les jours qui viennent, puisque le confinement commence à faire baisser le nombre de nouvelles infections.

Après trois semaines de confinement, on voit en effet baisser le nombre d’hospitalisations et le nombre d’hospitalisations en unité de soins intensifs. Cela devrait donc correspondre à un pic épidémique qu’on pourra potentiellement estimer autour du 4 avril, en tout cas pour ce qui est de la région parisienne, puisque ce pic a pu être atteint un peu plus tôt pour les régions du Grand Est.

« Les prochaines semaines dépendront beaucoup de la façon dont on va pouvoir mettre en place le déconfinement, en particulier en termes de masques et de capacité de tests. »

Pour les prochaines semaines, va d’abord se poser la question de la sortie du confinement, puisque l’épidémie a besoin, pour continuer à exister, que le virus se transmette d’individu à individu. De ce fait, si le confinement est levé et que les mesures nécessaires pour éviter la transmission du virus sont réunies, à savoir le port de masques, la détection précoce des cas permettant de les isoler et la distanciation sociale, mais qu’elles ne sont pas suffisamment respectées, il y aurait un risque important de voir à nouveau circuler le virus, ce qui pourrait provoquer une reprise de l’épidémie. Les prochaines semaines dépendront donc beaucoup de la façon dont nous mettrons en place le déconfinement, en particulier en termes de masques et de capacité de tests.

LVSL – Des annonces alarmistes font état du risque de mutation du virus, qui pourrait le rendre encore plus mortel. De même, de nouvelles vagues sont envisagées dans les prochains mois. Selon-vous, ces scénarios-catastrophes sont-ils envisageables, ou est-il trop tôt pour pouvoir le dire ?

O. L. – Le scénario catastrophe, nous y sommes déjà puisque nous n’avions jamais eu autant de patients en réanimation en France, et que cette situation se voit partout dans le monde. C’est pourquoi il est difficile de penser à un scénario encore plus grave et plus catastrophique que celui auquel nous sommes confrontés aujourd’hui. Cependant la levée du confinement peut conduire à la reprise de l’épidémie.

« Il est très probable qu’il y ait des nouvelles vagues, dans la mesure où le virus ne va pas s’arrêter de circuler avant qu’un vaccin soit disponible. »

Par rapport au risque de mutation du virus, celui-ci est possible mais jusqu’à présent le virus n’a pas muté. Le virus qui circule actuellement est déjà très contagieux, se transmet facilement et il ne semble donc pas avoir à muter pour s’adapter davantage à l’homme. et devenir potentiellement plus mortel. Il faut aussi garder à l’esprit qu’une mutation pourrait tout aussi bien créer un virus moins grave …

La problématique des nouvelles vagues est différente. Tout d’abord, il est très probable qu’il y ait des nouvelles vagues, dans la mesure où le virus ne va pas s’arrêter de circuler avant qu’un vaccin soit disponible. Si l’on parvient à la sortie du confinement à restreindre et à limiter la diffusion du virus, nous pourrions envisager de retarder la survenue d’une seconde vague à la rentrée prochaine. C’est tout à fait possible.

Si la sortie du confinement ne permet pas de limiter sa diffusion, nous pourrions alors nous attendre à une nouvelle vague plus précoce. Les premières données aujourd’hui disponibles montrent en effet qu’une très faible proportion de la population a été infectée par le virus dans les régions de France les plus touchées (région du Grand Est et Île de France), et qu’il reste donc de nombreuses personnes pouvant être infectées par la suite.

LVSL – Dans ce contexte, l’absence de vaccin et de traitement pour ce nouveau virus semble renforcer une situation déjà très anxiogène. Quel regard portez-vous sur les espoirs et les interrogations suscités au sein de la population par les débats sur l’efficacité potentielle du traitement à l’hydroxychloroquine ? Peut-il au moins constituer une réponse à court terme, faute de mieux ? Y a-t-il d’autres pistes de traitement suscitant l’espoir à court terme ?

O. L. – Nous sommes confrontés à un nouveau virus. Il y avait eu des émergences précédemment, avec des coronavirus, mais elles n’avaient pas conduit à la mise au point de traitement ou de vaccin contre ce type de virus. Aujourd’hui, il est donc nécessaire et urgent de reprendre les recherches pour un traitement efficace. C’est très important, en particulier pour le traitement des formes les plus graves.

Les approches en cours sont de deux types. La première vise à développer des antiviraux, qui s’attaquent directement au virus pour éviter sa réplication, limiter le risque de diffusion dans l’organisme ainsi que le risque de transmission. La deuxième se tourne davantage vers la recherche de médicaments qui agiraient sur l’immunité, puisqu’il semble que l’aggravation que l’on observe dans un deuxième temps chez les personnes infectées, et qui est responsable des problèmes respiratoires très sévères, serait liée à des réponses immunitaires exacerbées et inadaptées, sans que l’on sache encore précisément pourquoi certaines personnes en présentent plus que d’autres.

« L’hydroxychloroquine pourrait permettre d’éviter certaines hospitalisations. »

Pour ce qui est de l’hydroxychloroquine, c’est une question plus difficile, car il ne s’agit pas d’un médicament qui va agir directement sur la réplication du virus. Par contre, en modifiant le PH, c’est-à-dire l’acidité de la cellule dans laquelle le virus se multiplie, il peut avoir une action antivirale, ce qui a bien été montré sur des cultures de virus in-vitro, mais reste, en revanche, à démontrer dans le cas d’une utilisation médicamenteuse. Il a aussi un effet immunomodulateur, qui stimule ou freine les réactions du système immunitaire.

Le problème est que les données aujourd’hui publiées ne sont pas sur un plan méthodologique celles que l’on pourrait attendre et qui sont exigées pour permettre de recommander l’utilisation d’un médicament dans une nouvelle indication. C’est pourquoi, personne ne peut pas dire que l’hydroxychloroquine n’a aucun effet, mais nous restons malheureusement encore limités dans la possibilité d’interpréter ces données. Il est très probable que le rôle de ce médicament intervienne en amont, c’est-à-dire sur des personnes qui n’ont pas encore développé de formes sévères. Ce médicament pourrait permettre dans ce cas-là d’éviter certaines hospitalisations.

L’usage ou non de ce traitement fait l’objet de débats au sein du corps médical. En fonction de l’avis et de la perception de chaque médecin, on peut considérer que ce médicament a un intérêt certain, tandis que d’autres plus attentifs aux questions méthodologiques considèrent qu’il n’y a pas encore suffisamment d’éléments pour proposer ce médicament.

Pour ce qui est des vaccins, c’est évidemment la piste de recherche indispensable pour pouvoir immuniser une grande partie de la population, en particulier pour celles et ceux qui ont le plus de risques de faire des complications. Là encore, le vaccin est au tout début de son développement, et on ne peut espérer avoir un vaccin avant au mieux une année, voire un an et demi, et encore, ce serait vraiment exceptionnel de pouvoir développer un vaccin aussi rapidement.

Toujours est-il que dans les études menées aujourd’hui, seulement 76% des personnes interrogées – 61 % chez les 26-35 ans –, accepteraient de se faire vacciner avec un vaccin pour le coronavirus, alors que l’on est à la période la plus aiguë de l’épidémie.

LVSL – Cette crise a aussi suscité la créativité de chacun, des masques de plongée Décathlon transformés en respirateurs aux innombrables tutoriels pour créer ses propres masques. De nombreux élans de solidarité sont aussi apparus, pour rendre le confinement plus supportable. Les applaudissements aux balcons chaque soir pour rendre hommage aux personnels soignants ont donné de belles images de communion, diamétralement opposées à celles de la répression subie par les professionnels de santé il y a quelques mois seulement. Croyez-vous que cela annonce une revalorisation sociale de ces professions en voie de précarisation depuis de trop nombreuses années ?

O. L. – C’est vrai que cette crise et ces réactions mettent en avant l’importance d’un système de soin de qualité dans notre société. Les professions de santé ont en effet été beaucoup dévalorisées au cours des dernières années, en particulier à l’hôpital public.

« Il y a une vraie prise de conscience de la part de la population générale mais aussi de la part de nos dirigeants, de l’importance d’avoir un système de santé qui soit fonctionnel. »

En tout cas, les conditions matérielles des personnels soignants – en particulier des infirmières et des aides-soignants – avaient été de façon assez générale dégradées, suscitant des mouvements sociaux de grande ampleur depuis plus d’un an, ayant débuté dans les services d’urgences. Cette situation provenait d’une part de l’augmentation du nombre de patients arrivant aux urgences, en raison en particulier d’un manque de médecins généralistes, et d’autre part des difficultés de niveau de vie pour ces personnels, surtout en région parisienne où le coût de la vie est plus élevé.

On l’a vu, le gouvernement a fait des annonces dans ce sens. Je crois qu’il y a une vraie prise de conscience de la part de la population générale mais aussi de la part de nos dirigeants, de l’importance d’avoir un système de santé qui soit fonctionnel et de la façon dont les professionnels de santé répondent aujourd’hui à l’urgence, devant parfois prendre des risques très importants.

En effet, les personnels de santé, en particulier au début de l’épidémie face au manque de moyens de protection, ont été massivement infectés, et certains ont développé des formes sévères, voire sont décédés, des drames que l’on a pu voir aussi dans d’autres pays.

LVSL – Le 22 mars dernier, vous avez signé avec 572 autres médecins hospitaliers une lettre intitulée « Nous aider, c’est respecter strictement le confinement ». Adressée au président de la République Emmanuel Macron et au gouvernement, il s’agissait d’un appel à « un respect strict des mesures de confinement à domicile, accompagné d’une communication plus explicite ». Vous pointiez du doigt la désinvolture de certains vis-à-vis des mesures de confinement prises à la légère, mais aussi le manque de clarté de la part des autorités, qui d’un côté appellent au confinement en culpabilisant ceux qui ne le respectent pas, et de l’autre incitent les Français à continuer à aller au travail. N’y a-t-il pas là en effet une incohérence ?

O. L. – Le confinement est quelque chose de tout à fait inédit. Nous n’avions jusqu’ici jamais eu recours au confinement en France et dans la majorité des pays, pour contenir une maladie infectieuse. Cela s’est avéré difficile pour la population de comprendre que ce confinement était vraiment important.

Peut-être que maintenant, avec les chiffres de la baisse du nombre de cas grâce au confinement, les gens comprennent mieux les mesures qui ont été mises en place à un moment où l’on voyait augmenter fortement le nombre de cas et le nombre de cas graves en réanimation, avec une grande inquiétude sur la capacité de nos structures de réanimation à prendre en charge nos malades.

Ce fut donc compliqué de mettre en place ce confinement, d’autant plus qu’il s’agit d’une mesure qui a été mise en place pour garantir au maximum la santé de nos concitoyens, mais qui a nécessairement des répercussions économiques très importantes, avec une économie quasiment à l’arrêt.

« Le confinement peut être plus ou moins facile à vivre selon les conditions dans lesquelles il est vécu. »

Dans ce contexte, on a finalement vu que nos gouvernants oscillaient entre l’importance du confinement et la nécessité de maintenir une certaine vie économique, une attitude qui a parfois pu paraître un peu incohérente, et qui n’a pas aidé à ce que la population comprenne bien l’importance de ce confinement et l’applique de façon très rigoureuse.

Il faut comprendre aussi que le confinement peut être plus ou moins facile à vivre selon les conditions dans lesquelles il est vécu, et qu’il est évidemment beaucoup plus difficile pour des gens qui habiteraient très nombreux dans des petites surfaces, sans possibilité de sortie. C’est ce que montrent en tout cas les résultats de l’étude COCONEL, menée par un consortium de chercheurs sur les effets et la perception du confinement. Cet impact est en effet socialement différencié. Il contribue à creuser des inégalités sociales existantes, notamment en lien avec l’isolement, mais aussi la promiscuité, en particulier dans les banlieues modestes.

Après dix jours de confinement, un Français sur cinq disait connaître des difficultés financières dues au confinement. Cette proportion atteint même 54 % lorsque le chef de ménage est artisan, contre 30 % pour les enquêtés dont le chef de ménage est ouvrier, et 14 % pour les cadres.

Pour ce qui est des opinions à l’égard du confinement, sa nécessité fait consensus. 88 % des personnes interrogées estiment qu’il s’agit du seul moyen efficace pour lutter contre l’épidémie, et 93 % jugent qu’il devra durer encore plusieurs semaines pour être efficace.

Deux Français sur trois critiquent par ailleurs la stratégie globale de contrôle de l’épidémie, surtout en milieu populaire : 66 % des enquêtés estiment que le confinement est la conséquence du manque de moyens hospitaliers, et 50 % pensent qu’il aurait pu être évité par le port du masque généralisé. Ces opinions se révèlent très contrastées selon la catégorie socioprofessionnelle des enquêtés. Par exemple, plus de 80 % des ouvriers mettent en cause le manque de moyen hospitaliers, contre 49 % des cadres supérieurs et professions libérales.

LVSL – Peut-on aussi évaluer les effets psychologiques du confinement dans la population ?

Oui. La deuxième vague de l’étude montre qu’après deux semaines de confinement, les trois quarts des adultes ont des problèmes de sommeil, dont la moitié sont apparus avec le confinement. Encore une fois, cet impact est socialement différencié, mais il est aussi particulièrement aigu chez les jeunes adultes.

Cela souligne la dimension probablement traumatique de cette situation. D’ailleurs, 37 % des enquêtés présentent des signes de détresse psychologique, un taux particulièrement élevé chez les jeunes hommes, et au sein des milieux défavorisés.

Enfin, relevons qu’1 % des enquêtés déclare avoir eu une infection au COVID-19 confirmée par un test biologique ou un médecin, que 9 % pensent avoir déjà été infectés sans que cela ait été confirmé, et que les personnes qui rapportent avoir été infectées présentent plus souvent des signes de détresse psychologique.

Effets psychologiques coconel

LVSL – Le gouvernement essuie de nombreuses critiques, pointant du doigt son impréparation, et la timidité de mesures adoptées au compte-gouttes. De nombreux élus et acteurs de la vie politique française envisagent même des actions juridiques mettant en cause la responsabilité du gouvernement. Pensez-vous néanmoins que la gestion de la crise par le gouvernement est adaptée à la situation ? Quelles auraient été les mesures les plus efficaces pour enrayer au plus vite l’épidémie ?

O. L. – C’est difficile, alors que nous sommes toujours en plein milieu de la crise, de faire des critiques, qui commencent déjà à s’afficher, en particulier au sein de l’opposition. Il sera toujours temps de tirer les leçons – et j’espère que l’on en tirera – de ce que l’on est en train de vivre aujourd’hui. De fait, nous n’avions jamais été confrontés à une telle épidémie depuis de très nombreuses années.

Nous aurions pu bien sûr anticiper un peu plus, notamment en voyant ce qu’il se passait en Chine – et dans une moindre mesure en Italie, avec un décalage beaucoup plus réduit –, en particulier sur l’achat des masques. La France avait acheté plus d’un milliard de masques au moment de la grippe H1N1 en 2009, et puis finalement ces masques n’ont pas été utilisés puisque cette épidémie eut des conséquences moins graves que celle que nous vivons, et la France avait décidé de ne plus renouveler ce stock stratégique. Il avait plutôt été prévu de compter sur une production locale en cas de crise. Or, cela n’a pas été rendu possible, ce qui a créé un retard à ce niveau-là.

« Pour ce qui est d’un confinement plus strict et surtout plus précoce, on peut en effet regretter le maintien des élections municipales, qui avait été particulièrement débattu. Je m’étais personnellement exprimée contre leur maintien. »

La même question se pose autour des tests. Certains pays ont eu un recours massif aux tests, notamment la Corée du Sud. Certes, ces pays ont des régimes très différents du nôtre, mais là aussi, nous avons mis trop de temps, et pris du retard dans la distribution des tests, qui ne sont pas faisables à très grande échelle. Nous espérons que cela sera le cas pour la phase de déconfinement.

Pour ce qui est d’un confinement plus strict et surtout plus précoce, on peut en effet regretter le maintien des élections municipales, qui avait été particulièrement débattu. Je m’étais personnellement exprimée contre leur maintien. Maintenant que c’est de l’histoire ancienne, je laisse le débat sur la responsabilité de ce maintien aux politiques. Et encore une fois, cela a dû être une décision difficile à prendre pour le gouvernement.

Quand on regarde ce qu’il s’est passé dans d’autres pays, il semblerait que nous ayons pris des mesures relativement précoces et assez strictes. Je pense en tout cas que le retard pris sur l’approvisionnement en masques et en tests a eu des conséquences plus néfastes que l’absence de confinement plus précoce, même s’il aurait pu être appliqué deux ou trois jours avant.

LVSL – L’absence de stock stratégique de masques, la réduction du nombre de lits dans les hôpitaux ou encore la délocalisation de chaînes de production de médicaments et de matériel médical ont fait l’objet d’arbitrages budgétaires et de choix politiques dénoncés depuis longtemps par les soignants, et dont le pays paye le prix cher aujourd’hui. Le président de la République a répété plusieurs fois qu’il y aurait un avant et un après cette crise, laissant entendre qu’il investirait davantage dans l’hôpital public. Pensez-vous qu’il s’agit d’une véritable prise de conscience de la part de l’exécutif, ou bien d’une simple communication de crise ?

O. L. – À nouveau, il est difficile de dire aujourd’hui ce qui se fera dans les mois prochains. La France va être confrontée à une crise économique très importante.

La prise de conscience de l’importance de l’hôpital public est très claire. En revanche, pour ce qui est des moyens qui vont lui être attribués, il est encore trop tôt pour savoir ce qui va pouvoir être réellement faisable, dans le contexte de crise qui va être celui de la sortie de cette épidémie. D’ailleurs, on ne sait pas encore vraiment quand cela se fera, ni comment.

L’hôpital a donc été très clairement mis en avant, et je le répète, la prise de conscience de la part des politiques et de la part de la population générale semble évidente. Néanmoins, pour ce qui est des moyens, je pense que personne aujourd’hui ne peut y répondre. Les débats sur le financement de notre système de santé, sur le financement de la recherche thérapeutique, sur le financement de la vieillesse, sur le financement de crises sanitaires comme celle d’aujourd’hui, reviendront nécessairement sur la table.

Confinement et Covid-19 : la protection de l’enfance dans la tourmente

Les restrictions qu’impose le confinement, les inquiétudes et les risques sanitaires que provoque la pandémie de Covid-19 n’épargnent pas le secteur de la protection de l’enfance. Comme toutes les crises, celle-ci met en évidence les dysfonctionnements d’un système : aujourd’hui, les enfants bénéficiant de ce service public essentiel sont plus fragilisés qu’ils ne l’étaient déjà. Les travailleurs sociaux à leurs côtés sont dans une situation d’autant plus délicate et précaire que l’accompagnement des enfants ne connaît aucune interruption. Retour sur un service public déjà sous tension, qui subit la crise sanitaire de plein fouet.


Temps de crise et temps normal, même situation ?

La politique publique de protection de l’enfance vise à « garantir la prise en compte des besoins fondamentaux de l’enfant, à soutenir son développement physique, affectif, intellectuel et social et à préserver sa santé, sa sécurité, sa moralité et son éducation. » Ses actions consistent en la prévention, à destination des parents et des enfants, mais aussi dans le repérage des situations de danger ou de risque de danger pour l’enfant, ainsi qu’en des décisions administratives et judiciaires pour protéger l’enfant. Cette politique s’inscrit dans un triple cadre : international, national et local. La Convention internationale des droits de l’enfant (CIDE), traité ratifié par la France et presque tous les pays du monde, est censée garantir les droits de chaque enfant dans tous les pays signataires. Dans le cadre national, c’est le Ministère des solidarités et de la santé qui mène la politique générale de la protection de l’enfance. Cette politique étant décentralisée, elle relève donc des départements.

La crise de Covid-19 et le confinement mettent à rude épreuve le respect des différentes mesures prises en temps normal ou qui pourraient l’être dans les différents cas de violences subies par l’enfant. Si l’enfant bénéficie d’un suivi éducatif à domicile, un travailleur social, en temps normal, passe régulièrement le voir en présence de ses parents au domicile familial pour les assister dans l’éducation de leur enfant. Or, pendant le confinement, toutes les mesures d’accompagnement éducatif au domicile des parents ont été interrompues. Le risque de subir des violences est donc accru. De manière générale, même les enfants qui ne font pas l’objet d’un suivi éducatif à domicile sont, du fait du confinement, s’il se passe en présence des parents, plus exposés aux violences potentielles dans le cadre familial. Dans certains cas, le seul fait d’être confiné avec des parents dans un espace très restreint peut être considéré comme une violence faite à l’enfant (et aux autres membres de la famille). Certains enfants sont même hébergés dans des chambres d’hôtel, comme c’est le cas pour 300 mineurs suivis par l’Aide sociale à l’enfance (ASE) des Hauts-de-Seine, dont certains, comme le reportait Le Parisien le 1er avril dernier, vivent à plusieurs dans une toute petite chambre. Les éducateurs qui suivent ces jeunes sont contraints de maintenir le contact avec eux à distance comme ils le peuvent (par le biais de l’application WhatsApp par exemple).

« Le seul fait d’être confiné avec des parents dans un espace très restreint peut être considéré comme une violence faite à l’enfant. »

Si l’enfant a été placé au sein d’une structure éducative, comme une Maison d’enfants à caractère social (MECS), un foyer de l’enfance, une pouponnière à caractère social, un village d’enfants, une famille d’accueil, cela engendre d’autres problèmes. En effet, au début de la période de confinement, les travailleurs du secteur social ne faisaient pas partie des professionnels désignés prioritaires pour bénéficier de la garde d’enfants, de l’accès aux écoles et collèges, de l’accueil en crèche et de la scolarisation de leurs enfants. Les effectifs d’éducateurs étaient alors insuffisants. La garde de leurs propres enfants ou leur état de santé les retenait chez eux, ils ne pouvaient donc pas se rendre au travail.

Lyes Louffok, membre du Conseil national de la protection de l’enfance (CNPE) et de l’association SOS Enfants Placés, rapportait à France Inter le 21 mars dernier que certains foyers se retrouvaient même avec moins de 50 % des effectifs. Les conditions d’hébergement étant très inégales d’un établissement à l’autre sur le territoire national, les foyers ont connu des difficultés différentes : quand ils se situent en milieu urbain, le manque de place est plus problématique, comme le montre l’exemple dans le 6e arrondissement de Paris d’un foyer qui n’a qu’une petite cour intérieure pour une trentaine d’enfants. Un article du 20 mars dernier dans Le Monde rapportait qu’une bagarre au couteau y avait eu lieu parmi des adolescents atteints de troubles psychiques. D’autres problèmes se sont manifestés, comme le manque de matériel de protection (certains travailleurs accueillant les mineurs non accompagnés travaillent sans masques) ou encore le manque d’ordinateurs pour les enfants qui doivent pouvoir poursuivre leur scolarité en ligne pendant le confinement. La réponse du gouvernement : un appel aux dons et la mise en place d’une plateforme qui y est dédiée. Cette plateforme, « Des ordis pour nos enfants », a pour but de combler le manque de plus de 10 000 ordinateurs. Et ce matériel s’avère d’autant plus nécessaire que, comme le rapporte Lyes Louffok, 70 % des enfants placés qui sortent de l’Aide sociale à l’enfance se retrouvent sans diplôme ; il s’agit donc d’éviter que les enfants soient dans une extrême précarité aggravée par l’absence de diplôme.

« 70 % des enfants placés qui sortent de l’Aide sociale à l’enfance se retrouvent sans diplôme. »

L’autre problème est que les effectifs d’éducateurs n’étaient pas forcément préparés à d’éventuels retours d’enfants vivant habituellement en foyer, mais exceptionnellement partis dans leur famille pendant le confinement. D’autres difficultés étaient plus propres à certains établissements : par exemple, la gestion des addictions de certains jeunes placés et confinés. L’association SOS Enfants Placés, qui a fait remonter l’information au gouvernement par Twitter, a revendiqué la mise à disposition de médecins addictologues dans les établissements et la facilitation de l’accès à des substituts. Après la mobilisation de certains acteurs de la protection de l’enfance, Adrien Taquet, secrétaire d’État auprès du ministre des Solidarités et de la santé chargé de la protection de l’enfance, dans un communiqué de presse du 24 mars dernier, a enfin reconnu aux travailleurs du secteur de la protection de l’enfance les droits des professionnels désignés prioritaires. Enfin, dans le cas où l’enfant serait victime de violences pendant le confinement et qu’il n’aurait jamais eu affaire à la protection de l’enfance auparavant, le problème serait alors celui du repérage et du signalement des violences subies. Pour cela, un numéro d’appel existe et le confinement n’empêche pas la poursuite du service : il s’agit du 119. Il existe aussi le 114 auquel on peut envoyer des SMS. Ces services sont gratuits, accessibles nationalement 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7.

Depuis le début du confinement, le gouvernement a pris une mesure particulièrement exceptionnelle, que certains militants de la protection de l’enfance n’espéraient plus. Il s’agit de la prolongation de la prise en charge des jeunes majeurs jusqu’à 21 ans, pour qu’ils ne se retrouvent pas à la rue une fois leur suivi terminé à l’Aide sociale à l’enfance.

© Capture d’écran Twitter

 

Or, cette mesure, qui apparaît dans la « loi d’urgence pour faire face à l’épidémie de Covid-19 » du 23 mars dernier, est limitée dans le temps jusqu’à la fin du confinement. On voit donc les priorités : on limite la durée d’une mesure pour la protection de l’enfance, mais quand il s’agit de faire travailler certaines franges de la population plus longtemps, aucune date limite n’apparaît dans le texte de loi. On peut donc dire que le temps normal et le temps de crise ont tendance à ne pas être très différents l’un de l’autre. Certaines améliorations ne seront en place que pendant le confinement, tandis que d’autres mesures prises rendent les conditions de travail et de vie pour les travailleurs et les enfants encore plus difficiles qu’en temps normal.

Un service public et des enfants déjà abandonnés ?

Avant cette période de crise, certaines mesures libérales ont été prises en matière de protection de l’enfance, notamment dans la loi Bourguignon. Le suivi des enfants à l’Aide sociale à l’enfance se fait jusqu’à 18 ans, voire 21 ans. Après le suivi, la précarité guette souvent ces jeunes. On estime qu’un SDF sur quatre est un ancien enfant placé. Pour éviter ce phénomène, les départements peuvent décider de prolonger le suivi jusqu’à 21 ans en concluant avec le jeune un « contrat jeune majeur ». Mais Brigitte Bourguignon, députée La République en Marche à l’origine de la proposition de loi, a fait état des lacunes du dispositif et d’une ambiguïté législative permettant aux départements de considérer ce prolongement comme facultatif. Bourguignon a donc proposé, dans la version initiale de son texte, de rendre obligatoire la conclusion d’un contrat jeune majeur pour les majeurs de moins de 21 ans qui cumulent un certain nombre de difficultés. Adoptée en commission en juillet 2018, la proposition de loi a pour objectif d’en finir avec les difficultés rencontrées par les jeunes placés quand ils atteignent la majorité. Mais le dispositif est finalement modifié peu avant son examen dans l’hémicycle. Le 6 mai 2019, Brigitte Bourguignon présente devant la commission des affaires sociales un amendement réécrivant totalement l’article 1er du texte. Le nouvel amendement inclut notamment une mesure décisive : le jeune souhaitant conclure un contrat devra avoir été confié à l’aide sociale à l’enfance pendant au moins 18 mois, entre l’âge de 16 ans et celui de 18 ans. Lyes Louffok trouve cette mesure discriminatoire. Selon lui, 44 % des personnes bénéficiant d’un contrat jeune majeur ont été placées après l’âge de 16 ans et cette mesure discriminerait certaines populations comme les mineurs isolés étrangers, les enfants placés tardivement, les jeunes LGBT exclus de leur domicile et les victimes de la traite d’être humain.

En somme, cette mesure prise en temps normal tend à confirmer ce que la crise a révélé : là où la générosité pourrait s’exprimer de la part du gouvernement, elle est inexistante. En revanche, elle s’exprime vis-à-vis d’autres personnes, comme par exemple les plus favorisés, quand il s’agit de supprimer l’Impôt de solidarité sur la fortune (ISF).

La protection de l’enfance, une question politique

On peut donc dire que la protection de l’enfance n’incombe pas seulement aux familles, mais que c’est bien une question politique, un problème auquel il s’agit de répondre collectivement. On peut penser que le collectif doit agir comme un filet de sécurité pour les plus fragiles. À l’inverse, on peut dire que considérer la protection de l’enfance comme relevant seulement des familles serait le signe d’une conception libérale.

« La protection de l’enfance n’incombe pas seulement aux familles, c’est bien une question politique, un problème auquel il s’agit de répondre collectivement. »

Plus largement, tout ce qui se passe dans le cadre familial est politique. On peut penser aux violences domestiques envers les enfants, mais aussi à celles faites aux femmes, qui sont l’expression d’un système de domination patriarcale. La famille n’est pas séparée du reste de la société. Si des moyens collectifs pour rendre des situations familiales plus supportables sont mis en place, il y a fort à parier que cela constitue une amélioration pour l’ensemble de la société. Les mesures néolibérales, à l’inverse, laissent les inégalités s’amplifier et permettent la maltraitance. Le libéralisme laisse les individus « libres », sans prendre en compte leurs conditions de vie matérielles de départ, ignorant par là que certains sont nés dans des conditions qui les pénalisent, là où d’autres ont eu plus de chance. En somme, c’est la liberté sans l’égalité ni la fraternité. Ainsi, bien des sujets, pourtant politiques, se retrouvent relégués par certains traitements médiatiques parmi les faits divers : les violences faites aux femmes, celles subies par les enfants ou encore, les accidents du travail. Autant de problèmes qui pourraient être compris comme le produit d’un système dont il s’agirait de faire la critique, sont présentés comme un propos sensationnel, qui n’a aucune analyse critique de la situation.

Revendications et questionnements

Il y a plusieurs revendications visant à améliorer la protection de l’enfance. Lyes Louffok demande notamment la revalorisation du travail social. En effet, il semblerait que les travailleurs du secteur social souffrent de la même violence structurelle que subissent les personnels de santé, due à des conditions de travail dégradées (manque d’équipements et de personnels), laquelle se répercute sur les enfants sous forme de maltraitances institutionnelles, que les travailleurs les plus zélés ne peuvent que commettre à contrecœur. Dans la santé comme dans le social, il existe cette même tendance à faire reposer le poids de tous les dysfonctionnements sur les épaules des travailleurs, comme si chacun était responsable individuellement de tous les maux. En tout cas, cette volonté de revaloriser le travail social questionne, d’autant plus en temps de crise. Quelles professions sont essentielles au fonctionnement de notre société ? Qui sont les élites ? Pourquoi telle ou telle fonction est plus valorisée qu’une autre ?

Par ailleurs, Lyes Louffok revendique un encadrement des formations professionnelles des travailleurs sociaux. Il propose, par exemple, de créer un ordre professionnel pour cadrer la profession, comme les médecins, et ainsi éviter les dérives dues au fait que certaines personnes ne sont pas diplômées.

Une autre revendication est la renationalisation de la protection de l’enfance. Avant l’Aide sociale à l’enfance, l’instance qui s’occupait de la protection de l’enfance était la DDASS (Direction départementale des affaires sanitaires et sociales), qui était gérée par l’État. Aujourd’hui, la libre administration des départements peut avoir des effets pervers : il y a d’importantes inégalités entre les territoires, notamment en ce qui concerne les financements : les établissements se retrouvent avec plus ou moins de moyens, selon qu’ils sont dans tel ou tel département. Si on a la chance de naître dans un département et d’être suivi dans un établissement bien financé, tant mieux. Sinon, tant pis. Les inégalités entre départements sont telles que le rapport d’information de juillet 2019 sur l’Aide sociale à l’enfance réalisé à l’Assemblée nationale mentionne que : « La décentralisation engendre autant de politiques d’aide sociale à l’enfance qu’il existe de départements. » Nous sommes bien loin du principe d’une République une et indivisible.

« La décentralisation engendre autant de politiques d’aide sociale à l’enfance qu’il existe de départements. »

Un autre argument évoqué est celui, plus spécifique, qui concerne les familles d’accueil. Pour devenir famille d’accueil, il faut avoir reçu un agrément. À la suite de maltraitances subies par un enfant dans une famille, celle-ci, condamnée dans un département, peut, si elle le veut, déménager et redevenir famille d’accueil dans un autre département. C’est pourquoi Lyes Louffok propose la création d’un fichier national répertoriant les familles maltraitantes, pour éviter que celles-ci ne reproduisent leurs méfaits.

Enfin, un questionnement émerge quant à la Convention internationale des droits de l’enfant. Bien qu’elle soit censée être contraignante pour les pays signataires, on constate que certains des droits de ce traité ne sont pas respectés en France. À titre d’exemple, qu’en est-il du droit « d’avoir une alimentation suffisante et équilibrée » alors que l’interdiction du glyphosate est sans arrêt repoussée ? Qu’en est-il du droit « d’être protégé de la violence, de la maltraitance et de toute forme d’abus et d’exploitation » si la protection de l’enfance qui, précisément, devrait s’employer à cette tâche, est contrainte de maltraiter du fait de conditions de travail dégradées dues à une politique d’austérité ? Qu’en est-il du droit « d’être protégé contre toutes les formes de discrimination » quand on voit les mesures prises dans la loi Bourguignon qui discriminent certaines populations ? Qu’en est-il du droit « d’avoir un refuge, d’être secouru, et d’avoir des conditions de vie décentes » quand on sait qu’un SDF sur quatre est un ancien enfant suivi par l’Aide sociale à l’enfance ? Autant de questions pour témoigner du fait qu’il reste encore du travail pour améliorer ce service public trop longtemps invisibilisé.