Pour gagner, la gauche doit-elle en revenir aux partis de masse ?

Congrès du parti communiste de l’URSS en 1988 à Moscou. © Anders via Flickr

Hugo Chávez, Bernie Sanders, Jeremy Corbyn, les Indignados, SYRIZA, la France insoumise… Depuis le commencement du XXIème siècle, une série de mouvements et de leaders contestent l’ordre, en-dehors des partis traditionnels. Ils mobilisent un imaginaire, une rhétorique et une stratégie qualifiés de « populiste » : clivage entre élites et peuple, mobilisation des affects, tentatives-éclair de prendre le pouvoir. Le Vent Se Lève a consacré de nombreux articles à l’analyse des mérites de cette approche politique, notamment théorisée par Chantal Mouffe et Ernesto Laclau. Le populisme comporte pourtant un certain nombre de taches aveugles. Et en premier lieu le rejet du parti de masse comme forme d’organisation et de la classe sociale comme référent. Contre l’horizon socialiste d’une conquête d’hégémonie, la stratégie populiste envisage la prise de pouvoir comme un hold-up électoral. Et se fracasse contre les intérêts dominants lorsqu’elle y parvient par miracle. C’est ce que défend Cihan Tuğal, professeur de sociologie à l’Université de Berkeley.

Depuis près de deux décennies, les sciences sociales critiques désignent le « néolibéralisme » comme la principale source de nos problèmes. Bien que cette analyse soit juste, elle présente un angle mort : les mouvements de gauche – en particulier ceux centrés sur les travailleurs -, sont en profonde crise depuis la fin des années 1960, qui précède l’ère néolibérale. Non sans ironie, les années 1960 sont aujourd’hui perçues non comme un moment de crise, mais d’explosion de créativité militante préfigurant une révolution avortée [la décennie 1960 voit de multiples contestations de l’ordre établi, en dehors du cadre des partis ouvriers traditionnels, ndlr]. C’est pourtant à cette époque que les partis de gauche ont progressivement perdu leur emprise sur les masses. Sur leurs ruines, des « nouveaux mouvements sociaux » ont émergé [centré sur des luttes citoyennes, écologistes, féministes ou anti-racistes, ndlr] ; ils auraient pu réorganiser les vieux partis socialistes et communistes, ou les remplacer par de nouveaux partis de masse, mais ils n’ont jamais poursuivi un tel objectif « hégémonique ».

Au lieu de cela, ils ont accru la désorganisation de la gauche. L’avertissement d’Eric Hobsbawm, qui attirait l’attention sur cette crise, a été éclipsé par l’enthousiasme révolutionnaire de l’époque [1]. Le néolibéralisme a émergé sur ce terrain socio-politique désorganisé. La critique « anti-bureaucratique » des États-providence a joué un rôle particulier dans la consolidation du néolibéralisme [2].

Contrairement aux intentions de Chantal Mouffe et d’Ernesto Laclau, leur oeuvre est restée dans l’histoire non comme une tentative de mettre fin à la fragmentation des « nouveaux mouvements sociaux » mais comme une célébration de leur diversité.

Le ralentissement du mouvement ouvrier et la perte de l’ancrage ouvrier des partis de gauche ont été les principaux moteurs de ce processus. Ces évolutions ont été délibérément imposées d’en haut (par les États, la bourgeoisie, ainsi que par les directions syndicales et partisanes). De nombreux intellectuels et militants de gauche y ont contribué en prenant leurs distances avec ces sphères.

Des « nouveaux mouvements sociaux » aux « révoltes sans leaders »

Dans les années 1980 et 1990, la gauche a concentré la majeure partie de ses énergies sur les « nouveaux mouvements sociaux ». Dans les régions où elle a rencontré le plus de succès, elle a utilisé ces mouvements pour encercler les partis établis. Alors que tous les partis traditionnels s’unissaient autour du néolibéralisme sur le plan économique, ces mouvements ont radicalisé le centre-gauche et ce qui subsistait de « la vraie gauche » sur les enjeux anti-racistes, de genre et environnementaux. Il ne restait que quelques rares intellectuels pour déplorer que la dimension de classe de ces questions n’ait pas été prise en compte. La majeure partie de la gauche occidentale s’est contentée d’une stratégie visant à « radicaliser » le système de l’intérieur, comme le proposaient Ernesto Laclau et Chantal Mouffe dans Hegemonie et Stratégie Socialiste [3].

Cependant, cela devait autant à l’idéologie spontanée des « nouveaux mouvements sociaux » qu’à des processus structurels bien plus profonds. Hégémonie et stratégie socialiste a reconnu le risque de fragmentation que cette trajectoire pouvait entraîner et, suivant Gramsci, a proposé une stratégie visant à l’« articulation » des « nouveaux mouvements sociaux ». Toutefois, sous l’influence du culturalisme qui prévalait à l’époque, Mouffe et Laclau ont rejeté l’orientation de classe qui pouvait précisément fournir cette articulation ; ils ont développé des propositions stratégiques confinées au langage, sans évoquer les formes organisationnelles qui devaient constituer l’ossature de cette articulation ; ils ont, enfin, tourné le dos à l’idée que la politique ne pouvait exister qu’à travers la confrontation de deux camps antagonistes, élément fondamental de la pensée et de l’action de Gramsci [là où Gramsci, en marxiste, estime que les enjeux politiques sont essentiellement polarisés en fonction d’antagonismes de classe indépassables, Mouffe et Laclau, sans nier l’existence de la lutte des classes, envisagent l’identité des camps « adversaires » de manière bien plus fluctuante, en fonction des luttes articulées par les « nouveaux mouvements sociaux », ndlr].

Ainsi, contrairement aux intentions des auteurs, Hégémonie et stratégie socialiste est resté dans l’histoire non comme une tentative de mettre fin à la fragmentation des « nouveaux mouvements sociaux », mais comme une célébration de leur diversité.

Manifestement, le système refusait de se « radicaliser » de l’intérieur sous la pression des « nouveaux mouvements sociaux ». De leur échec ont jailli deux nouvelles voies dans les années 2010 : des « révoltes sans leaders » et des partis « populistes ». Les bases de ces phénomènes avaient été posées depuis la fin des années 1990. Du mouvement zapatiste aux protestations contre l’Organisation mondiale du commerce à Seattle en 1999, des contestations massives émergeaient aux quatre coins du monde. Dans le même temps, l’officier progressiste Hugo Chávez était élu président au Venezuela – première manifestation d’une vague « populiste » qui devait déferler sur l’Amérique latine les années suivantes.

Bien que ces développements semblaient largement confinés aux frontières de la région, la crise financière de 2008 a mobilisé des dizaines de millions de personnes dans le monde entier. Des révoltes à l’apparence révolutionnaire ont éclos dans les années 2009-2013, dont l’objectif divergeait selon les spécificités géographiques [du mouvement des indignados en Espagne aux « printemps arabes », ndlr]. Mais un esprit libertaire général en était le dénominateur commun. À son apogée, autour de 2011, cette vague a reçu un large soutien, aussi bien de la gauche radicale que d’une partie de l’establishment progressiste. Ces soulèvements semblaient indiquer l’inutilité de leaders, d’organisations, d’idéologies. Même en leur absence, ne s’opposait-on pas aux dictatures et aux marchés financiers ?

L’enthousiasme devait lentement retomber. Ces révoltes, qui n’avaient pas donné une direction concrète ni une méthode générale, ont fini par être balayées à peu près partout – et ont justifié un tour de vis autoritaire. Les graines de la coalition AKP en Turquie ont été semées après la défaite de la révolte de Gezi [4]. En Égypte, le règne d’Hosni Moubarak a été fait place à la dictature encore plus brutale (et pro-saoudienne) d’Al-Sissi. Le destin de la Syrie se passe de commentaire : avant que la révolte ne devienne un mouvement à part entière, elle s’est transformée en une guerre par procuration entre la Russie et l’Iran d’un côté, les États-Unis et l’Arabie Saoudite de l’autre. Le pays ne s’est pas seulement complètement effondré ; le système a encore gagné en autoritarisme.

De nombreux éléments d’un soulèvement similaire au Brésil ont amorcé le processus qui a conduit à la formation d’un nouveau front conservateur ayant permis à l’extrême droite de porter Bolsonaro au pouvoir. La spécificité de la Tunisie – seule exception pendant quelques années, avant un rétablissement autoritaire – était que la révolte s’est développée sous l’influence des partis et des syndicats (même si ces derniers n’en étaient pas les initiateurs).

Enlisement de la gauche populiste

La défaite des soulèvements à connotation libertaire du début des années 2010 a déplacé l’attention vers les élections. Les « nouveaux mouvements sociaux » puis les révoltes avaient échoué à changer le système. Peut-être qu’une révolte anti-establishment par les urnes, poussée par des mouvements extérieurs aux partis établis, pourrait aboutir à des résultats différents ?

Podemos en Espagne, Syriza en Grèce ou La France Insoumise en France sont devenus les porte-étendards de cet état d’esprit « populiste » en Europe. D’autres représentants plus indirects de cette même vague, comme Bernie Sanders aux États-Unis et Jeremy Corbyn en Grande-Bretagne, ont émergé de partis traditionnels, dans des systèmes politiques bipartisans. Malgré leurs liens respectifs avec les Democratic Socialists of America et la mouvance trotskyste, c’est comme leaders individuels qu’ils se présentaient devant les masses, plutôt que comme représentants d’organisations socialistes traditionnelles. Les stratèges de ces mouvements – notamment en Espagne et en Grèce – ont rendu hommage à un autre livre d’Ernesto Laclau. Hégémonie et stratégie socialiste avait « spontanément » coïncidé avec l’état d’esprit des années 1980 et 1990.

Le livre d’Ernesto Laclau de 2005, De la raison populiste, a été plus explicitement utilisé comme « manuel » par les leaders « populistes » [5][6]. Ce nouveau livre est qu’il nuance de nombreux aspects du précédent. Hégémonie et stratégie socialiste rompait avec le marxisme de Gramsci sur deux points centraux : la polarisation essentielle de la politique autour de deux camps antagonistes, et la centralité des classes sociales. Dans son ouvrage de 2005, Laclau effectue un véritable retournement, sans l’assumer complètement. Il admet que la politique se polarise autour de deux camps, mais continue de rejeter la centralité de la classe. Ce n’est pas la lutte des classes qui mobilise le peuple contre l’oligarchie : c’est un leader.

Bien sûr, une simple analyse sociologique des organisations « populistes » permet de comprendre pourquoi. Les réseaux sociaux, qui avaient prouvé leur efficacité lors des révoltes, ont créé une nouvelle bulle d’espoir : l’explosion qu’ils avaient (ou semblaient avoir) provoquée dans les rues pourrait désormais se refléter dans les urnes. Il n’était plus nécessaire, semblait-il, de passer des années à s’organiser dans les quartiers ou sur les lieux de travail, comme les partis de masse le proposaient traditionnellement.
En Grèce, cette logique « populiste » a conduit à l’ascension miraculeuse de la gauche. Syriza, petit parti quelques années plus tôt, est arrivé au pouvoir avec plus de 35 % des voix début 2015.

Cependant, le vide organisationnel du parti avait empêché qu’une stratégie organisée s’élabore contre l’Union européenne – d’où la défaite toute aussi fulgurante de ce parti face à Bruxelles. Quelques mois après son élection, Syriza annonçait aux marchés qu’il ne poursuivrait pas une politique économique très différente de celle du centre-gauche et du centre-droit qu’il avait remplacés. Le parti espagnol « populiste » Podemos, quant à lui, n’a pas même dirigé un gouvernement.

En Bolivie et au Venezuela, une stratégie « populiste » a permis des résultats plus tangibles. Mais ceux-ci ont finalement été contrecarrés par les limites imposées par le cadre néolibéral. Les structures économiques et écologiques de ces deux pays imposaient déjà certaines limites à la construction du socialisme – but affiché aussi bien par Hugo Chavez qu’Evo Morales. Aujourd’hui, le Venezuela subsiste presque entièrement grâce à une économie fondée sur le pétrole. Au lieu d’avoir diversifié l’économie par une dynamique fondée sur l’organisation des travailleurs, le chavisme a préféré redistribuer une rente pétrolière instable – à grand renfort de confrontations bruyantes entre son leaders charismatique et l’oligarchie.

Ce « populisme économique », au sens étroit du terme, a produit des résultats spectaculaires dans un premier temps, mais il n’a pas empêché la catastrophe économique qui a commencé avec la chute du cours du baril en 2013. Le blocus américain a bien entendu contribué à détruire ce qu’il restait de « socialisme du XXIe siècle » au Venezuela. Depuis, le seul projet du mouvement chaviste demeure de prolonger l’hégémonie du nouveau leader – Nicolas Maduro – contre les tentatives américaines de le renverser.

Contrairement au Venezuela, on trouve en Bolivie des organisations autonomes bien plus fortes. Le parti socialiste MAS (Mouvement vers le socialisme), contrairement à celui de Chávez, est organiquement lié à des structures syndicales ou indigènes. Le MAS, dans des conditions plus favorables que le Venezuela pour initier un projet socialiste, s’est heurté aux structure d’airain de l’économie mondiale. Son projet d’industrialisation et de diversification économique est demeuré balbutiant, et la Bolivie est essentiellement demeurée une exportatrice de matière premières. Comme au Venezuela, les socialistes boliviens savaient que ces obstacles ne pouvaient être surmontés que par une mobilisation continentale plus large. Ils ont essayé d’étendre leur vision socialiste à l’Amérique latine, dans le contexte d’une hégémonie de gauche plus large, et ont échoué.

Pourquoi ces deux expériences sont-elles restées relativement isolées ? En 2011, il semblait que presque toute l’Amérique du Sud était gouvernée par des gouvernements de gauche. Si le Venezuela et la Bolivie ont bénéficié du soutient inconditionnel de Cuba (ou de l’Équateur sous Rafael Correa), les conditions structurelles et idéologiques n’étaient favorables à des variantes de leur socialisme dans les autres pays. Dans une grande partie de l’Amérique latine, la « vague rose » était incarnée par une gauche plus modérée. Et celle-ci gouvernait dans les pays les plus puissants et influents, au Brésil et en Argentine.

Dans les médias traditionnels et le milieu académique, c’est principalement sous l’angle de l’« autoritarisme » que l’on a analysé les divergences entre la gauche bolivienne et vénézuélienne d’une part, argentine et brésilienne de l’autre. Le véritable facteur est ailleurs : celles-ci n’ont pas touché aux rapports fondamentaux de propriété. Si en Bolivie et au Venezuela, une partie significative des ressources naturelles ont été nationalisées, aucune tentative n’a été effectuée en ce sens au Brésil.

Le Parti des travailleurs (PT) brésilien était le produit d’une classe ouvrière militante qui avait lutté contre la dictature militaire qui a duré de 1964 à 1985, puis contre les décennies néolibérales suivantes. Au début des années 2000, Lula, leader syndical qui était entré en politique après avoir été forgé par les luttes contre la dictature, affirmait encore vouloir construire le socialisme. Mais ces rêves ont rencontré deux obstacles majeurs.

D’abord, à mesure que le PT gouvernait, les anciens organisateurs syndicaux se fondaient dans la bureaucratie et même la gestion du pouvoir économique sans barguigner. Et ils développaient un ethos conservateurs plutôt que révolutionnaire à mesure que les années passaient [7]. Surtout, à mesure que l’économie occidentale stagnait sous le poids de la hausse des prix des matières premières, les pays du BRICS ont saisi cette opportunité pour bénéficier d’un taux de croissance confortable. Ainsi, les objectifs à long terme d’une économie durable et d’un plus grand contrôle des travailleurs ont progressivement été remplacés par la distribution des revenus d’exportation aux pauvres. Bien qu’il ait accru son soutien et son prestige parmi les plus pauvres, le PT n’a pas réussi à les organiser – il a même contribué à la démobilisation de sa propre base de travailleurs. Malgré quelques mesures favorables à l’environnement, l’importance continue des exportations basées sur l’agriculture industrielle a également élargi le fossé entre le PT d’une part et les peuples indigènes et le mouvement paysan sans terre (MST) d’autre part.

Ayant perdu la force de frappe d’une base organisée dans les années 2010, le PT a commencé à reproduire les dynamiques du chavisme – avec sa touche de centre-gauche. La raison de sa chute n’a pas été un embargo américain, comme cela a été le cas au Venezuela, mais la chute du prix des matières premières à partir du milieu des années 2010. La présidente Dilma Rousseff, qui n’avait aucun autre pouvoir que de distribuer l’excédent des exportations à la population, a perdu sa légitimité lorsque ce gâteau s’est rétréci. Une simple révolution de palais a suffi pour l’expulser du pouvoir.

Aujourd’hui, le simple rejet de Bolsonaro et le rétablissement du consensus démocratique a permis au PT de revenir au pouvoir en 2022, comme deux décennies plus tôt – la promesse du socialisme en moins. Cette fois, sans base organisée et dans un contexte de prix modéré des matières premières, la puissance exportatrice brésilienne a perdu de sa superbe. Et si cela était nécessaire, le poids de la bourgeoisie dans la nouvelle coalition PT empêchera probablement toute initiative ambitieuse dans le sens des classes populaires.

Vers une organisation du XXIe siècle

En Europe ou en Amérique latine, de sérieux obstacles ont freiné les expériences « populistes ». Le bilan de Syriza (Grèce), du MAS (Bolivie) et du PT (Brésil) montrent que l’enjeu principal ne consiste pas à accéder au pouvoir : le nombre et la force des organisations de masse engagées dans le processus de transition sont tout aussi cruciaux. Les outils de l’État peuvent être utilisés, mais les cadres néolibéraux de l’économie globale constituent des obstacles qui poseront tôt ou tard des problèmes à des leaderships « populistes » sans base organisée.

Le bilan de Syriza (Grèce), du MAS (Bolivie) et du PT (Brésil) montrent que l’enjeu principal ne consiste pas à accéder au pouvoir : le nombre et la force des organisations de masse engagées dans le processus de transition sont tout aussi cruciaux.

Bien sûr, beaucoup de travail reste à faire avant que les forces de gauche ne commencent à « arriver au pouvoir ». À l’exception de quelques pays comme le Brésil, la Bolivie et la Grèce, l’influence corruptrice des sièges de gouvernement est trop lointaine pour que la gauche puisse en rêver. Pourtant, les limites de ces expériences imposent une réflexion sur le retour de la classe comme sujet politique et le parti de masse comme organisation.

En résumé, nous sommes dans un état de désarroi général. L’évanouissement des « révoltes sans leaders », la défaite (en Europe occidentale et aux États-Unis) ou la dégénérescence (au Venezuela) du « populisme » accroît la démoralisation de la gauche. Néanmoins, il est utile de se rappeler que la situation générale pour la gauche aujourd’hui est bien meilleure que dans les années 1990, lorsqu’elle semblait condamnée à choisir entre des « nouveaux mouvements sociaux » en pleine expansion et un néolibéralisme de gauche.

Les révoltes « sans chefs », l’explosion « populiste » de gauche et, bien sûr, la crise de l’impérialisme ont remis la contestation du capitalisme à l’agenda. Mais un autre problème point : face à la désorganisation persistante de la gauche, c’est désormais la droite anti-establishment qui parvient (de manière superficielle et temporaire) à incarner l’alternative. L’énergie soulevée par les mouvements à connotation libertaire des années 2010, par les expériences « populistes », doit être canalisée dans des organisations de classe et un parti structuré autour de cadres.

Notes :

[1] Eric Hobsbawm (1978). “The Forward March of Labor Halted?” Marxism Today 22/9, 279-287

[2] Luc Boltansky and Eve Chiapello (1999). Le nouvel esprit du capitalism. Gallimard; Johanna Bockman (2011). Markets in the Name of Socialism: the Left-Wing Origins of Neoliberalism. Stanford University Press

[3] Ernesto Laclau and Chantal Mouffe (1985). Hegemony and Socialist Strategy: towards a Radical Democratic Politics. Verso Press

[4] Cihan Tuğal, “Democratic Autocracy: a Populist Update to Fascism under Neoliberal Conditions.” Historical Materialism (published online ahead of print 2024), https://doi.org/10.1163/1569206x-20242360

[5] Arthur Borrielo et Anton Jager (2023). The Populist Moment: The Left after the Great Recession. Verso Books

[6] Ernesto Laclau (2005). On Populist Reason. Verso Books

[7] Ruy Braga. 2018. The Politics of the Precariat: From Populism to Lulista Hegemony. Brill.

Article originellement publié sur LeftEast, traduit et édité pour LVSL.

Jeremy Corbyn : « The Conservatives will most probably lose the next election »

Jeremy Corbyn in 2019. © Public domain

What has Jeremy Corbyn become ? For nearly five years as leader of Labour, from 2015 to 2020, he embodied immense hope for the radical left in the UK and the rest of the world. His openly socialist agenda contrasted with the unanimous adherence to neoliberalism and austerity of the Tories and the Blairite apparatchiks who controlled the opposition party. After an excellent result in 2017 – 40% of the vote – which deprived Theresa May of a majority and almost made him Prime Minister, he lost to Boris Johnson two years later, notably because of his party’s plan for a second referendum on Brexit.

Since then, Corbyn has mostly been in the news when his successor Keir Starmer tried to expel him from the party and the media called him an anti-Semite, a lie used as a pretext to dismiss the threat he poses to the British oligarchy. Despite these relentless attacks, the MP stands firm and continues tirelessly to defend public services, the welfare state, freedoms, the environment, peace and international solidarity, as he has done since he entered politics. Le Vent Se Lève met him in Belgium, during the Manifiesta festival. The former Labour leader gave us his analysis of the resurgence of trade unions in the UK over the last year, argued in favour of nationalising strategic sectors and negotiating peace rather than escalating the war in Ukraine. He also spoke to us about the work of the Peace and Justice Project, a political structure he set up two years ago, and shared his views on the forthcoming General election. Interview by William Bouchardon, with the help of Laëtitia Riss and Amaury Delvaux.

LVSL – It is the first time you come to Manifiesta, which is both a political and musical festival, organised by the Workers Party of Belgium (PTB). What types of links do you have with them and what are some common fights that you share ?

Jeremy Corbyn – I was inspired by the idea of Manifiesta, which, as I see it, is similar to the Fête de l’Humanité in Paris, which I have been to on some occasions. I like the idea of an inclusive festival for left, trade union and working class organisations to come together not looking for divisions and boundaries but looking for opportunities for discussions.

I know the Workers party of Belgium from my membership of the Council of Europe, where I met many of the European left. I have met many of the leaders of the PTB and I am very pleased to be here. I am also here representing the Peace and Justice Project with Laura [Laura Alvarez is Jeremy Corbyn’s wife], who is the international secretary of the Peace and Justice Project and we are promoting our own conference on November the 18th.

LVSL – Yesterday, you appeared on stage alongside the leaders of the FGTB and the CSC, two major Belgian unions, and Chris Smalls, the founder of the first Amazon union in the USA. Since last year, the UK has seen a huge wave of strikes and unions have been at the heart of the news. This level of industrial action had not been seen since the early years of Margaret Thatcher premiership. Do you think that the successive defeats of the labour movement have finally stopped and that a renaissance of unions has started ?

J. C. – I know Chris Smalls very well and I think he is emblematic of what the new generation of labour leaders look like : he is a young, very brave guy, working in a completely anti-union atmosphere and has managed to recruit people and win recognition at some Amazon sites in the USA. This truly is an Herculean struggle and unionising people at other Amazon facilities in the US will also be extremely hard. We have seen similar attempts in the UK, notably at the Amazon centre in Coventry, where the GMB union has tried to organise workers.

Jeremy Corbyn during our interview. © Laëtitia Riss for Le Vent Se Lève

I was a trade union organiser before I became a member of Parliament. In the 1970s, I was directly responsible for 40.000 union members, as a negotiating secretary for Great London employees. So I have a lot of experience in trade union work. At that time, union membership in the UK was around 12 million people and there was a very high level of density : roughly half of the working population was unionised. However, they were heavily concentrated in older, heavy industries or the public sector and much less present in small, private companies.

The Conservative government of 1979 led by Thatcher was radically different from any other government Britain had seen since the 1930s. Indeed, in many ways, it was a throwback to the 1930s. Their priorities were to destroy trade union power and to privatise and destroy big manufacturing industries. They did exactly that and privatised everything they could : gas, electricity, steel, coal, motor industry, aircraft and shipbuilding, oil, British Telecom, Royal Mail and so on. 

“In the 1970s, public ownership in Britain accounted for 52-53% of GDP. More than half of the economy was in public hands !”

At that time, public ownership in Britain accounted for 52-53% of GDP. More than half of the economy was in public hands ! This destruction of heavy industry caused huge job losses in steel and coal and, as a result, union membership started to decline. This trend continued for a long time but recently, union membership has started to go up again.

LVSL – Would you say that the tide has changed ?

J. C. – The tide has changed because the austerity introduced since 2008 led a lot of people to question their own security in society. Many have seen no real wage rise for 15 years now. In some cases, they even have lost money over this period because their wages haven’t kept pace with inflation. Because of wage demands, union membership has started to increase. For instance the teachers union recruited 60.000 new members during its recent dispute, and similar things have happened in other sectors. So there has been an upsurge in activity. 

Most of the settlements that have been reached as a result of recent strikes are not what you would call knock-out victories, but there are not defeats either. It is usually something around inflation-rate wage increase. But significantly, the effort of Royal Mail to turn its staff into self-employees, just like Amazon or others do, was defeated comprehensively. But defeating something nasty isn’t the same as winning, which therefore hasn’t given people an enormous boost. Many fights are still ongoing : the rail dispute, the civil service one or even the teachers one in the long term are far from resolved.

As well as this big increase in union activity, there also is a big increase in people joining unions in the informal sector. Some of the new unions are not affiliated to the TUC, it doesn’t make them bad unions, but it just means people who are trying to represent their coworkers in their own way. It is up to the older unions and the TUC to work with them. I am personally very happy to work with all types of unions.

LVSL – Due to very high inflation in the UK, the political agenda has been mostly focused on bread-and-butter issues recently. But the other big fight of the left is the ecological crisis, as demonstrated again by an extreme summer all across the world. Here at Manifiesta, you took part in a debate on environmental issues and class. Indeed, many left-wing parties are trying to articulate the two together. What advice would you have for them ?

J. C. – During this debate, there was a very good speech by a steelworker from the Netherlands. This union leader has managed to force the company to completely change the production process, by moving to a lower-energy, sustainable production of “green steel”. Instead of blast furnace and open-hearth furnace production, their facility is implementing electric production and using scraps rather than iron ore to manufacture new steel. Bringing about that change was an incredible achievement. To me, that’s the example of trade unions in action, managing to reduce the levels of pollution and CO2 emissions while protecting jobs at the same time. I mention this because I think trade unions have to use their power to force companies to be sustainable.

“The middle class escapism route of moving to the suburbs and the countryside and work from home is not an option for the majority of the population.”

But it is also about working class communities. It is working class kids in Glasgow, London, Paris, Mumbai, Delhi, New York or San Paolo who are suffering the worst effects of air pollution, reducing lung capacity and life expectancy. The middle class escapism route of moving to the suburbs and the countryside and work from home is not an option for the majority of the population. The issue is about cleaning up the air and making the polluters pay for it. That is why I approach this issue from a class angle.

© Laëtitia Riss for Le Vent Se Lève

I promoted a Green Industrial Revolution as leader of the Labour Party. It was not about condemning and guilt-tripping people about driving a diesel vehicle for a job or working in a steelworks, but about changing that and protecting jobs at the same time. People are not gonna buy into climate protection issues unless their living standards are protected at the same time. I also talked a lot about education on biodiversity. We have to bring up a generation that understands that we have to live with the natural world, not in opposition to it. I am very determined to achieve all that.

LVSL – You said polluting companies must pay for repairing the damage they caused and that unions are essential to change the way production is organised. I can only agree with you but shouldn’t we also fight for public ownership in order to change the way the economy is run ?

J. C. – Public ownership is essential for major services. Water is an obvious example : we all need water, all day long, every day. It is the most basic necessity of all. Yet, it was privatised in Britain by the Thatcher government for a price that was much lower than the actual value of the industry. The companies that took it other immediately developed or sold the considerable land assets that the publicly-owned water companies had. Then they paid out enormous profits and dividends to shareholders instead of investing in new pipes and protection of nature. As a result, last year, there were 300,000 sewage discharges into English rivers. There is no case but for bringing water companies back into public ownership and putting them under democratic control. They must be controlled by local communities, workers, local authorities and local businesses with a clear remit on environmental protection as well as water production and delivery.

“Public ownership is essential for major services.”

The same applies to energy. The British government paid billions in subsidies to the energy companies on the agreement that they would only raise the price for consumers by 100%. In other words, all of our electricity bills have doubled, the companies have made massive profits out of it and the government has used public money to ensure those profits are maintained. It’s a crazy situation. There is no argument but to bring them into public ownership and we strongly support that. Indeed we work with We Own It and are organising a meeting next week to demand just that.

LVSL – The meeting you mention will be organised by the Peace and Justice Project, an organisation you created recently. Could you tell us more about it ? What is its purpose and what type of campaigns are you working on ?

J. C. – We set it up after the general election of 2019 and finally launched it in January 2021. It has about 60.000 people signed up as followers, who receive regular videos, emails and so on about our different activities. We also have a considerable number who donate money to ensure the project can survive, not vast amounts of money : the average donation is between 5 and 10 pounds a month. We are grateful for this support. 

“The Peace and Justice Project is intended to be a political home for those who were homeless.”

The Peace and Justice Project is intended to be a political home for those who were homeless. Therefore, it doesn’t have a very tight set of political principles behind it, but rather multiple campaigns. First of all, we built a platform of five demands, on wages, health, housing, environment and international policy and peace. These were elaborated with unions : we work closely with the CWU [communication], the RMT [transport] and BFAWU [food industry]. We work together against privatisations and on union rights campaigns for people in the gig economy such as Starbucks and Amazon workers.

© Laëtitia Riss for Le Vent Se Lève

Secondly we are promoting the ideas of arts and culture as being part of the labour movement, which implies two things. One is doing “Music for the many” concerts around the country, where we defend our live music venues, which are at risk of closure because of austerity and the cost-of-living crisis. We have organised six of these concerts so far and many more are coming. Each time, we give an opportunity for usually young, not very well-known musicians to play and promote our campaigns.

We are also writing a book called Poetry for the Many [a direct reference to his campaign slogan, For the Many, not the Few], which has already received a lot of pre-sale orders. This came out as an idea because I receive a lot of poems from young people. One day, Len McCluskey [former general secretary of Unite] and I were in my office one day talking about economic policies and strategies and he asked me: “Why do you have those poetry books in your office ?”. I was quite offended and I replied “why not ?”, to which he then replied “I haven’t got that one, can I borrow it ?”. So we decided to publish this book, which includes poems from a wide range of countries, and are now preparing another one, called Poetry from the many, which will include the best ones we have received.

Finally, there is the international work we do, with the help of Laura. We are working on union recognition campaigns with foreign organisations, like the international transport workers federation. We are hosting a major conference in London in November with labour leaders from all around the world, from Latin America to Europe, Russia and the Middle East. The goal is to work together on major topics such as climate change and social justice and fight wars.

LVSL – Indeed, the fight against wars has been one of the major themes of this edition of Manifiesta. You have been a lifetime advocate for peace, as demonstrated, for instance, by your opposition to the Iraq War. Even if there are other ongoing conflicts, the Western media focuses on the war between Russia and Ukraine. What would left-wing pacifism look like, according to you, in this specific conflict ?

J. C. – First, I want to emphasise how appalling this war is and how wrong the Russian aggression is. That being said, conflicts end by negotiation and this one will too one day. How many more people are going to die before we get to that point ? The policy of Western countries and Western companies of pouring more and more arms into Ukraine and NATO more and more involved in Ukraine military activities can only make the conflict worse. The UN and the European Union did not, in my opinion, try anything to bring an enhancement of the Minsk agreement in order to maintain relative peace. I say relative because of course the conflict in the Donbass has been going on for nine years already.

“The UN and the European Union did not try anything to enhance the Minsk agreement in order to maintain relative peace.”

There has to be talks for peace. Well done the African Union, well done the Latin American leaders and well done the Pope on trying to bring about ceasefire talks. If they don’t happen now, they will happen at some point. My question is how many more will die in the process ? Ukraine and Russia are capable of talking to each other regarding grain shipments in the Black Sea, so they are perfectly capable of doing the same for reaching a ceasefire. We have got to push for it all the way and support those in Ukraine and in Russia that fight for peace. I also want to use this opportunity to call for the release of Boris Kagarlitsky, he is an old friend, a great thinker, a great peace activist and he should not be in jail.

LVSL – There will be elections next year in the UK. What do you expect to happen and what role are you going to play in them ?

J. C. – The latest possible date for the next elections is January 2025, but I imagine they will be held sooner than that. The government is currently extremely unpopular for its incompetence and the way it handed out billions of pounds of contracts during Covid, many of which were awarded without much oversight to Conservative party donors and friends. Therefore, the Conservative will most probably lose the election. 

But Labour has to have an alternative. Merely offering to manage the economy in the same way, refusing to introduce a wealth tax, refusing to follow the policy of public ownership that were put forward in the last two Labour manifestos [when Jeremy Corbyn led the party] will not encourage people to vote Labour. So, what I want to see is a real alternative to the Conservatives being put forward.

There are huge issues of democracy in the Labour Party and Keir Starmer was elected leader on the policy of democratising the party. I don’t quite know what direction he has followed here because shutting down local debate and democracy, imposing candidates and using his majority in the NEC [the National Executive Council is the governing body of Labour] to prevent people from even being a candidate is hardly a democratic process. I have been suspended as a member of the parliamentary party, but not of the Labour Party and I am a member of Islington North Labour Party and I attend branch meetings as anybody else does. I am not going to allow myself to be driven away by this process. There is a huge thirst for radical alternative voices in Britain and I am happy to be one of those many voices.

LVSL – Beside the Peace and Justice Project, could you tell us a bit more about what form your engagement might take ? Will you stand at the next election ?

J. C. – I’m available to serve the people of Islington North if that is what they wish.

Au Royaume-Uni, le grand retour de la lutte des classes

Manifestation dans les rues de Londres le 1er octobre 2022. © Compte Twitter du mouvement Enough is enough

Écrasés par une inflation à 10%, les Britanniques sont de plus en plus nombreux à ne plus pouvoir payer leurs factures et à se rendre dans les banques alimentaires. Vénérant l’idéologie thatchérienne, le nouveau gouvernement de Liz Truss préfère cependant multiplier les cadeaux fiscaux aux plus riches et déréguler encore davantage l’économie. Un programme de guerre sociale qui a conduit à une chute spectaculaire des conservateurs dans les sondages et que même le Fonds Monétaire International et les marchés financiers jugent inapproprié. Si le Labour bénéficie de son statut de parti d’opposition, la timidité de ses propositions déçoit largement. Face à cette crise politique, les syndicats paralysent depuis plusieurs mois le pays par des grèves largement soutenues.

« Enough is enough ! » (« trop c’est trop ! »). Samedi dernier dernier, plus de 100.000 personnes ont manifesté au Royaume-Uni autour de ce slogan et réclamé des mesures fortes pour faire face à l’explosion du coût de la vie. Avec une inflation à plus de 10% et des salaires qui n’ont augmenté que d’environ 5%, de très nombreux Britanniques connaissent en effet un appauvrissement rapide. 

Un appauvrissement à grande vitesse

Comme dans le reste de l’Europe, les prix de l’énergie sont le principal moteur de l’inflation. Mais le choc est plus fort qu’ailleurs : selon les statistiques officielles, en août 2022, le prix du gaz s’est envolé de 96% en un an et celui de l’électricité (produite à environ 40% grâce au gaz) de 54%. En cause : l’arrêt des exportations russes et la spéculation qui l’accompagne bien sûr, mais aussi de faibles capacités de stockage et une production particulièrement faible en Mer du Nord en raison d’opérations de maintenance et de l’épuisement progressif des gisements exploités. Grand importateur de nourriture, le Royaume-Uni subit aussi une forte hausse du prix des aliments : +13% sur un an.

Ces augmentations sont d’autant plus violentes qu’elles percutent un pays où beaucoup peinaient déjà à finir le mois. Depuis plusieurs décennies, et notamment suite à la privatisation des logements sociaux par Margaret Thatcher, le coût exorbitant des logements absorbe en effet une part considérable du budget des britanniques. Cette situation s’est encore aggravée depuis 2010, date du retour au pouvoir des conservateurs, avec l’enchaînement des politiques d’austérité qui ont décimé les services publics et les aides sociales. Le regroupement de six prestations sociales majeures (crédit d’impôt parental, allocation chômage, allocation logement…) en un seul « universal credit » a notamment plongé de nombreux ménages précaires dans la pauvreté. D’une complexité incroyable, son déploiement, toujours pas terminé, devrait au total coûter 12 milliards de livres…

Avant le déclenchement de la guerre en Ukraine, la pauvreté touchait déjà 14,5 millions de personnes, soit 22% de la population.

Ainsi, avant le déclenchement de la guerre en Ukraine et de ses conséquences en chaîne sur le niveau de vie, la pauvreté était déjà particulièrement élevée : en janvier, celle-ci touchait déjà 14,5 millions de personnes, soit 22% de la population, un chiffre qui monte même à 31% chez les enfants. De même, le Trussell Trust, une ONG humanitaire responsable de nombreuses banques alimentaires, annonçait au début de l’année une augmentation de 81% du recours à l’aide alimentaire sur les cinq dernières années. Autant de chiffres qui ont sans aucun doute encore augmenté depuis.

Enfin, contrairement à la France, le Royaume-Uni n’a pas mis en place de bouclier tarifaire sur les prix de l’énergie, ce qui explique donc l’envolée des factures. Pendant des mois, les Tories ont en effet augmenté régulièrement les plafonds des factures, leur gel étant considéré trop coûteux pour les finances publiques. Face à la contestation grandissante, notamment du mouvement Don’t Pay UK, qui invitait à refuser de payer ses factures d’énergies, les prix ont finalement été plafonnés très récemment à 2.500 livres par an pour un ménage moyen, soit tout de même le double de la facture de l’an dernier. Si les superprofits des entreprises énergétiques sont certes taxés à 25% – avec une possibilité de déduire des investissements de cette taxe – ce plafonnement des coûts énergétiques, en place pour deux ans, devrait coûter une fortune au gouvernement britannique : entre 130 et 150 milliards de livres selon les estimations

Liz Truss, le retour du thatchérisme au pire moment

Si la réaction du gouvernement, bien que très insuffisante, a tant tardé, c’est aussi en raison de la crise interne du parti conservateur. A la suite de plusieurs scandales, notamment l’organisation de soirées arrosées en plein confinement, Boris Johnson a dû se résoudre à la démission début juillet. De plus en plus critiqué par les députés de son propre parti, « BoJo » traînait en effet une image de menteur arrogant largement méritée. L’été a donc été marqué par le scrutin interne aux Tories, où les 170.000 membres du parti ont dû se prononcer sur le successeur de Johnson. Surfant sur son image de « Dame de fer » et sur l’impopularité de son adversaire Rishi Sunak, perçu comme un traître par certains conservateurs pour avoir abandonné Johnson qui l’avait nommé ministre des finances, Liz Truss l’emporta assez facilement. Si Truss n’a eu aucun mal à convaincre les membres de son parti grâce à ses promesses thatchériennes, l’électorat britannique est cependant beaucoup plus sceptique à son égard, voire franchement opposé.

Élue avec 81.000 voix, l’héritière proclamée de Margaret Thatcher a en effet d’emblée connu une crise de légitimité. Pour séduire son camp, elle a promis un retour aux grandes heures du néolibéralisme, à travers des baisses d’impôts drastiques et une dérégulation de l’économie. Un projet qui s’inscrit dans la dérive libertarienne d’une frange du parti, qui voit dans le Brexit une opportunité de se défaire de toutes les normes précédemment imposées par l’UE et de signer des accords de libre-échange à tout-va. Leur objectif ? Transformer la Grande-Bretagne en un gigantesque duty free, où les businessmen pourront mener leurs affaires sans entraves et où la finance pourra s’épanouir sans aucune limite, transformant Londres en « Singapour sur Tamise ».

Si Truss n’a eu aucun mal à convaincre les membres de son parti grâce à ses promesses thatchériennes, l’électorat britannique est cependant beaucoup plus sceptique à son égard, voire franchement opposé.

Après l’annonce d’un bouclier tarifaire sur l’énergie et une courte pause en raison des funérailles de la reine Elizabeth II, Liz Truss a choisi de marquer les esprits en annonçant des mesures fortes. Kwasi Kwarteng, nouveau chancelier (équivalent du ministre des finances) a donc présenté un « mini-budget » prévoyant la fin du taux d’imposition à 45% sur les plus hauts revenus et du plafond sur les bonus des traders. Pour répondre aux besoins d’énergie, Truss a par ailleurs levé le moratoire sur la fracturation hydraulique afin d’exploiter au plus vite les réserves de gaz de schiste, qu’importe les conséquences environnementales. La surenchère devrait se poursuivre : 570 règles relatives aux pesticides, à la qualité de l’alimentation et à la santé des consommateurs doivent être abrogées prochainement. Le nouveau ministre de l’économie, Jacob Rees-Mogg, multimillionnaire gestionnaire de hedge fund et figure de l’aile libertarienne des Tories, souhaite quant à lui supprimer toutes les lois s’appliquant aux entreprises de moins de 500 salariés. Comblé de voir ses propositions les plus délirantes être reprises par le nouveau gouvernement, l’Institute of Economic Affairs, qui se décrit comme « le think tank originel du libre marché » réfléchit déjà à la suite, par exemple en organisant des conférences avec des climatosceptiques pour pousser l’exécutif à renoncer à l’objectif de neutralité carbone en 2050.

Les Tories dans une impasse politique

En pleine crise sociale, l’annonce de nouveaux cadeaux fiscaux aux plus riches a évidemment excédé la population. Plus surprenant, ces mesures ont aussi suscité des réactions très négatives des marchés financiers. En effet, les baisses d’impôt et les nouvelles dépenses considérables du bouclier énergétique doivent être financées uniquement par l’emprunt. Un choix pour le moins hasardeux en pleine période de remontée des taux d’intérêt des banques centrales. Inquiets de cette fuite en avant par la dette et de l’absence d’investissements parmi toutes ces nouvelles dépenses, les marchés ont vivement réagi. La valeur de la livre sterling a plongé à son plus bas niveau, pratiquement à parité avec le dollar. Une chute qui a cependant permis à un proche de Kwasi Kwarteng d’empocher plusieurs millions. Les taux d’intérêt sur la dette britannique se sont eux envolés, obligeant la Bank of England à intervenir en urgence en rachetant pour 65 milliards de livres d’obligations, avec des résultats limités. Dans la foulée, le Fonds Monétaire International a officiellement demandé au gouvernement de « reconsidérer » son budget, jugé inflationniste et trop inégalitaire. Un désaveu d’autant plus violent qu’il émane d’institutions éminemment néolibérales.

Comme le souligne l’économiste James Meadway, le nouveau gouvernement britannique pensait sans doute pouvoir imiter les Etats-Unis et s’endetter sans compter. Mais si les Etats-Unis peuvent s’appuyer sur le « privilège exorbitant » du dollar, monnaie de référence mondiale, le Royaume-Uni ne peut pas en dire autant. Sous la pression des marchés, Kwarteng a donc dû se résoudre à renoncer à son projet de supprimer la tranche supérieure d’impôt à 45%. Exaspérés par l’incompétence d’un gouvernement aux manettes depuis moins d’un mois, des députés conservateurs ont déjà envoyé des lettres pour demander le départ de Truss et de son équipe. L’inquiétude des parlementaires conservateurs se comprend aisément : les derniers sondages indiquent environ 50% d’intentions de vote pour le Labour, contre environ 20 à 25% pour les Tories ! Si une élection avait lieu prochainement, les travaillistes obtiendraient donc la plus forte majorité de l’histoire et les Conservateurs perdraient près de 250 sièges.

D’ores-et-déjà, de nombreux conservateurs regrettent Boris Johnson. Si ce dernier était sans aucun doute un personnage fantasque et un tartufe, il a néanmoins toujours été doué d’une certaine clairvoyance politique. En 2016, sentant l’ampleur du rejet de l’Union européenne, il se rangea du côté des Brexiters dans le seul but de sa propre ascension politique. Cette stratégie sera payante : trois ans plus tard, remplaçant une Theresa May impuissante car dépourvue de majorité, il écrase Jeremy Corbyn en axant presque tout sa campagne sur la nécessité de respecter le verdict du référendum. Par ailleurs, s’opposant à la frange austéritaire de son parti, il prit soin de promettre des investissements importants dans le NHS (service de santé public), la police et les infrastructures nécessaires pour développer le Nord de l’Angleterre, particulièrement pauvre. Malgré ses nombreux défauts, Johnson avait ainsi créé une offre politique populiste répondant aux demandes de l’électorat, ce qu’aucun politicien de son camp ne semble capable de faire aujourd’hui. Là encore, les sondages sont cruels pour Truss : 30% des électeurs pensent que Johnson serait meilleur qu’elle (contre 13% dans l’autre sens), un chiffre qui monte à 48% (contre 19%) chez les électeurs conservateurs.

Le Labour, nouveau parti préféré des élites

Pour le Labour de Keir Starmer, le départ de Boris Johnson offre une opportunité sans précédent. Étant donné les niveaux d’impopularité de Liz Truss, le leader travailliste n’a pas à promettre grand chose pour être plus attirant. Un rôle qui convient tout à fait à Starmer, qui n’a eu de cesse de renoncer au programme radical de Jeremy Corbyn et d’attaquer la gauche de son parti en l’accusant d’antisémitisme depuis qu’il est devenu le chef de l’opposition en avril 2020. Pendant près de deux ans, la stratégie centriste de Starmer n’a guère fonctionné : ses différences avec les politiques menées par Boris Johnson étaient minces et les conflits internes au Labour donnaient l’impression que le parti n’était pas prêt à gouverner. Avec le départ de Johnson et avec la folie thatchérienne de Liz Truss, le contexte devient soudainement très différent : Starmer peut se targuer d’être l’opposition de bon sens, représentant le « centre de la vie politique britannique » comme il l’a affirmé lors de son discours au congrès de son parti en septembre.

Bien sûr, face à l’angoisse du déclassement et de l’appauvrissement, Starmer a fait quelques concessions à sa gauche. En matière énergétique, il promet notamment un énorme plan d’investissement dans le renouvelable et le nucléaire pour arrêter la production électrique d’origine fossile dès 2030 et souhaite créer une nouvelle entreprise nationale de production électrique, Great British Energy. Enfin, pour se différencier des Conservateurs qui avaient privatisé la rente des gisements gaziers de la Mer du Nord dans les années 1990, il entend créer un fonds souverain sur le modèle de celui de la Norvège. Ce fonds, qui serait alimenté par les revenus issus des énergies renouvelables, permettrait de financer des investissements stratégiques pour l’avenir du pays. Un programme intéressant, mais qui se garde bien d’évoquer la renationalisation du secteur énergétique comme le proposait son prédécesseur. Pour Starmer, pas question de reprendre possession des entreprises énergétiques, il suffit que l’Etat pallie les déficiences du marché en accélérant la transition écologique. 

De même en matière de logement : Starmer s’inscrit dans le rêve thatchérien d’un pays de propriétaires. Pour que davantage de Britanniques puissent acquérir leur logements malgré des prix exorbitants, il promet par exemple des emprunts garantis par l’Etat et une préférence aux acheteurs qui ne possèdent pas déjà plusieurs logements. Des mesurettes qui évitent soigneusement d’aborder les vrais enjeux : la lutte contre la spéculation, la protection des locataires, l’encadrement des loyers et bien sûr la construction de logements sociaux. Si le discours de Starmer ne suscite pas l’enthousiasme des foules, il apparaît cependant correct face à celui, totalement surréaliste, de Truss. Les acteurs économiques et les grands médias ne s’y sont pas trompés : rassurés par la mise à l’écart de la gauche et le programme très modéré de Starmer, ils le dépeignent déjà en futur Premier ministre. Mais les prochaines élections ne devraient pas avoir lieu avant deux ans, ce qui laisse encore le temps aux Tories de corriger le tir et de remplacer Truss par quelqu’un de plus compétent, voire de faire revenir au pouvoir Boris Johnson.

Le retour en force du syndicalisme

Si les intentions de vote indiquent un vote massif pour le Labour faute d’alternative, nombreux sont les Britanniques à ne pas se satisfaire des demi-mesures proposées par l’opposition. Dans ce contexte, les syndicats sont constamment sur le devant de la scène ces derniers mois. Dans de très nombreux secteurs de l’économie, les grèves se multiplient depuis cet été, atteignant un niveau jamais vu depuis l’offensive thatchérienne il y a 40 ans. Les cheminots, les dockers, les travailleurs d’Amazon, les enseignants, les postiers, les chauffeurs de bus, les infirmières du NHS, les éboueurs, les avocats… tous se mobilisent pour exiger des hausses de salaires. Même les employés du Daily Express, un journal connu pour ses positions très hostiles aux syndicats, ont pris part à des journées de grève.

Ce niveau de contestation sociale est d’autant plus impressionnant qu’organiser des grèves est particulièrement compliqué outre-Manche : d’une part, les grèves non-déclarées et reconductibles sont totalement interdites, tandis que le droit individuel à faire grève n’existe pas. D’autre part, une grève n’est légale que si les syndicats consultent l’ensemble de leurs membres lors d’un scrutin dans lequel la participation doit s’élever à au moins 50% et le souhait de faire grève à 25% des votants (40% dans certains secteurs jugés essentiels), la voix des absents étant considérée comme une voix contre. Un processus extrêmement laborieux instauré notamment par Margaret Thatcher afin d’affaiblir le pouvoir des syndicats. Malgré ces obstacles, ceux-ci ont réussi à fédérer largement ces derniers mois et n’entendent pas s’arrêter tant que leurs revendications n’auront pas été satisfaites, notamment une hausse des salaires au niveau de l’inflation. Malgré les attaques habituelles des médias évoquant des blocages gênant la population, les syndicats sont pour l’instant très bien vus, leur action étant jugée légitime étant donné la situation économique.

Malgré les attaques habituelles des médias évoquant des blocages gênant la population, les syndicats sont pour l’instant très bien vus, leur action étant jugée légitime étant donné la situation économique.

Dépassée par l’ampleur du mouvement, Liz Truss compte compliquer encore l’organisation de grèves et réagir avec la même fermeté que Thatcher. Mais contrairement à celle dont elle se veut l’héritière, elle ne peut s’appuyer sur une base sociale solide. Sa stratégie de confrontation risque donc de galvaniser encore le soutien de la population aux grévistes. La percée médiatique de Mick Lynch et d’Eddie Dempsey, leaders du RMT (syndicat des cheminots, des travailleurs maritimes et des transports), inconnus jusqu’à il y a peu et devenus de véritables stars sur les plateaux télé, témoigne de l’inversion de la situation par rapport à celle des années 1980. Mais si la population soutient les grèves, le bras de fer social est encore loin d’être gagné : peu d’entreprises ont pour l’instant accédé aux revendications des travailleurs. Or, une grève qui s’éternise signifie l’épuisement et l’appauvrissement de ceux qui s’y sont impliqués, d’où une démoralisation et des divisions parmi les grévistes.

Par ailleurs, la traduction politique de ce mouvement social n’est pas encore évidente. Fondé par des syndicats, le Labour devrait être le débouché naturel des revendications des travailleurs dans l’arène politique. Mais depuis la reprise en main par Keir Starmer, le parti s’est montré très distant à l’égard des mobilisations sociales. Starmer lui-même est incroyablement silencieux sur les grèves qui paralysent le pays. Pour tenter de lui forcer la main, des syndicalistes, des représentants de l’aile gauche du Labour et le journal socialiste Tribune se sont réunis pour lancer le mouvement Enough is Enough, qui espère fédérer la colère sociale autour de cinq revendications phares : la hausse des salaires (avec à terme un salaire minimum à 15£/heure), la baisse des coûts de l’énergie grâce à la renationalisation des entreprises du secteur, un grand plan contre la faim, un programme de construction de logements sociaux et de protection des locataires et une taxation des grandes fortunes. Pour l’heure, le mouvement a réussi son lancement, en organisant des meetings dans de nombreuses métropoles et villes moyennes, puis une grande journée d’action nationale le 1er octobre. Mais la suite est encore incertaine : l’épuisement et la division mineront-ils le mouvement ou celui-ci sera-t-il galvanisé par quelques victoires et par la fragilité du gouvernement ? Quel que soit le dénouement du mouvement en cours, Liz Truss aura au moins réussi sur un point : être autant détestée que la « Dame de fer ».

Après Boris Johnson, les conservateurs toujours hégémoniques

Après une succession de scandales et la démission de nombreux ministres, Boris Johnson a annoncé sa démission le 7 juillet 2022. © Number 10

À la suite de sa mise en cause dans plusieurs scandales, Boris Johnson va quitter le 10 Downing Street. Mais les critiques à son encontre se focalisent presque exclusivement sur son manque d’intégrité et occultent son très mauvais bilan politique. Cherchant à se positionner comme un meilleur gestionnaire du pays, Keir Starmer, leader de l’opposition travailliste, ne remet pas en cause la plupart des décisions des conservateurs. Article de David Broder, rédacteur en chef Europe du magazine Jacobin, traduit par Alexandra Knez et édité par William Bouchardon.

La chute de Boris Johnson constitue l’aboutissement de mois de pression sur son leadership, ponctué par des scandales répétés sur ses mensonges au public et au Parlement. Les accusations d’agression sexuelle contre Chris Pincher, whip du Parti conservateur (leader du groupe parlementaire, chargé de faire respecter la discipline de vote du parti, ndlr) et le fait que Johnson était au courant de sa conduite passée avant qu’il ne le nomme – ne sont que les dernières étincelles d’une série d’affaires attestant du mépris flagrant du Premier ministre pour le respect de la loi. Avant cela, le scandale des fêtes organisées au 10 Downing Street en plein confinement avaient déjà fortement affaibli la popularité et la crédibilité du leader conservateur. Ces révélations, alimentées par les SMS et les emails parus dans la presse ces derniers mois, ne surprennent personne, et encore moins les ministres conservateurs auparavant fidèles qui ont soudainement considéré Johnson inapte à exercer ses fonctions.

Si Boris Johnson a annoncé sa démission le 7 juillet dernier, il demeure Premier ministre jusqu’à début septembre, le temps que les parlementaires conservateurs, puis les adhérents du parti, choisissent son successeur. Étant donné la large majorité conservatrice à la Chambre des communes – y compris les dizaines de nouveaux députés élus sous la direction de Johnson lors des élections de 2019 – un changement majeur de cap politique est peu probable. Les différents candidats à sa succession, qui ont été des alliés de longue date avant de le laisser tomber pour obtenir sa place, ont en effet presque tous le même programme thatchérien et très à droite sur les enjeux sécuritaires. La crise sociale et le changement climatique sont en revanche très peu abordés durant cette compétition interne.

Une grande partie du discours médiatique sur le refus initial de Johnson de quitter ses fonctions a pris la tonalité d’une crise constitutionnelle – et, pire que tout, le risque que ses efforts pour rester en poste finissent par « embarrasser la Reine ». Le producteur et journaliste écossais Andrew Neil, créateur de la chaîne de télévision d’extrême droite GB News, a pris la parole sur Twitter pour affirmer que les comparaisons entre Johnson et Donald Trump étaient finalement fondées. Des propos qui ne visent sans doute qu’à tracer un trait entre Johnson et du courant dominant des Tories, pour en faire un simple individu dévoyé dont on peut se passer sans trop de difficulté.

Le Labour est-il encore un parti d’opposition ?

Le leader du Parti travailliste, Keir Starmer, a quant à lui appelé à la tenue d’élections anticipées, déclarant qu’il souhaitait un changement « fondamental » de gouvernement et pas seulement un nouveau leader conservateur. Pourtant, M. Starmer et son parti ont soigneusement refusé de « politiser » leurs reproches à Johnson. Les plateaux de télévision ont vu ainsi défiler de nombreux ministres travaillistes de l’opposition (au Royaume-Uni, le principal parti d’opposition nomme des « ministres fantômes » amenés à exercer tel ou tel poste en cas de victoire électorale, ndlr) insistant sur le fait que Johnson était individuellement malhonnête, arrogant et indigne de sa fonction, et que le drame interne des Tories était une « distraction » handicapante pour la bonne conduite des affaires d’Etat. En revanche, les « Starmerites » évitent tout commentaire sur l’agenda idéologique que Johnson et ses ministres poursuivent depuis déjà douze ans (le parti conservateur est au pouvoir depuis 2010, avec successivement David Cameron, Theresa May et Boris Johnson, ndlr), pour se présenter uniquement – dans le plus pur style centriste – comme de compétents futurs gestionnaires d’une machine gouvernementale dépolitisée.

Les « Starmerites » évitent tout commentaire sur l’agenda idéologique que Johnson et ses ministres poursuivent depuis déjà douze ans pour se présenter uniquement – dans le plus pur style centriste – comme de compétents futurs gestionnaires d’une machine gouvernementale dépolitisée.

Certes, il est évidement important que les élus obéissent aux mêmes règles qu’ils imposent aux autres, mais cela ne suffit pas à représenter une alternative aux Tories. Les douze années de pouvoir des conservateurs – dont cinq en partenariat avec les libéraux-démocrates – ont été marquées par une très forte austérité qui a détruit de manière les services publics britanniques pour longtemps. En outre, les conservateurs ont adopté des mesures dignes du nationalisme réactionnaire, notamment une loi renforçant fortement l’impunité de la police et un système d’envoi des demandeurs d’asile déboutés vers le Rwanda, peu importe d’où ils viennent.

La réponse mitigée du Parti travailliste semble néanmoins conforme à la stratégie adoptée par M. Starmer depuis qu’il préside le parti depuis deux ans, qui consiste à se rapprocher le plus possible du gouvernement, en insistant sur le fait qu’il s’agit d’une opposition « responsable » et non d’une opposition « idéologique » comme celle du prédécesseur Jeremy Corbyn, qui promouvait explicitement le « socialisme ». Ainsi, lorsque la politique des vols vers le Rwanda a été annoncée, M. Starmer l’a critiquée en raison de son coût financier plutôt que sur son inhumanité pure et simple. Même le soutien à l’Union européenne qui galvanisait autrefois les partisans de Starmer est désormais marginalisé (ce dernier ayant fait le choix de ne pas rouvrir le débat du Brexit, qui avait permis à Johnson d’infliger une sévère défaite au Labour en 2019, ndlr). Pourtant, alors même que l’opposition politique est réduite à une question de probité individuelle et que le débat public britannique se focalise sur les normes sacrées de la vie publique qui sont souillées, des menteurs bien connus comme Tony Blair et son ancien assistant Alastair Campbell en profitent pour laver leur réputation, ternie par la désastreuse guerre en Irak et d’autres scandales.

« There is no alternative »

Les travaillistes n’ayant pas réussi à mettre en place une opposition politique, d’autres ont décidé de remplir ce rôle, au moins partiellement. En juin, les grèves ferroviaires menées par le syndicat National Union of Rail, Maritime and Transport Workers (RMT) ont suscité une large sympathie de la part des Britanniques touchés par la hausse du coût de la vie, alors même que les médias traditionnels et la direction du Parti travailliste s’accordaient à penser que le grand public ne voyait les syndicats que comme une nuisance. Lors d’une récente émission spéciale consacrée au mélodrame en cours à Westminster (siège du Parlement britannique, nldr), il ne restait plus que Martin Lewis, fondateur du site web Money Saving Expert, pour souligner que la flambée des prix de l’énergie empêchera des millions de Britanniques de payer leurs factures d’énergie cet hiver, ce qui pourrait provoquer des « troubles sociaux » qui éclipseraient les querelles entre conservateurs au sujet de Johnson.

Certes, le Parti conservateur rassemble des personnalités plus ou moins favorables à l’intervention de l’Etat dans l’économie. Cependant, la compétition interne aux conservateurs est marquée par un véritable fanatisme de l’économie de marché. Le remplacement du chancelier (équivalent du ministre des Finances, ndlr) milliardaire Rishi Sunak par le magnat du pétrole Nadhim Zahawi dans les derniers jours du mandat de Johnson – Zahawi ayant immédiatement promis de renoncer à la faible hausse prévue de l’impôt sur les sociétés – avait déjà donné le ton. Les critiques des conservateurs à l’encontre de M. Johnson, notamment de la part de Liz Truss (favorite pour succéder à Johnson, ndlr), ont essentiellement porté sur des appels à la réduction des impôts et à l’abandon de tout programme écologique, même théorique. Il est également probable que la course à la succesion de Johnson se joue sur la peur du nationalisme écossais et de la montée du Sinn Féin en Irlande (parti de gauche favorable à l’unification du pays, ndlr).

La chute de Johnson est en partie le résultat de la menace qui pèse sur les députés en place, ceux-ci craignant pour leurs sièges après les récentes défaites aux élections partielles. Il laisse son parti dans le doute à la fois dans les anciens sièges travaillistes – le très mythifié « Red Wall » (mur rouge) dans l’Angleterre désindustrialisée du Nord, conquis par les Tories en 2019 – et dans les régions plus riches du Sud, où les libéraux-démocrates sont de sérieux challengers. Pourtant, avec une opposition aussi faible que celle des deux dernières années, il semble très probable qu’un nouveau leader conservateur sera en mesure de définir sans encombre la politique du pays dans les mois à venir, auréolé de la même lune de miel médiatique que Boris Johnson et Theresa May ont eu lors de leur prise de pouvoir. Alors que les scandales n’ont pas manqué et que la population s’appauvrit, les travaillistes n’ont que quelques points d’avance dans les sondages nationaux, loin de la marge solide et durable nécessaire pour obtenir une majorité.

Avec une opposition aussi faible que celle des deux dernières années, il semble très probable qu’un nouveau leader conservateur sera en mesure de définir sans encombre la politique du pays dans les mois à venir.

Keir Starmer semble lui convaincu que le pouvoir va juste lui tomber dessus à mesure que les Tories se désintègrent. L’expulsion de milliers de « socialistes » des rangs du Labour et l’abandon de la défense de toute politique de gauche, sur lesquelles Starmer avait pourtant été élu leader en 2020, témoignent d’une rupture radicale avec l’ère Corbyn. Renouant avec le blairisme, il s’agit de faire du Labour une sorte de parti Tory « light » et respectable, une option « sans danger » pour le capitalisme britannique. Pourtant, au-delà de tous les débats sur la bienséance et la personnalité qu’un responsable politique est censé avoir, les lignes de fracture fondamentales de la politique britannique restent inchangés : les Tories peuvent compter sur une base solide et mobilisée de propriétaires, généralement âgés et riches, tandis que l’électorat visé par le Labour, à savoir les Britanniques en âge de travailler, qui voient leurs intérêts matériels quasiment ignorés dans ce cirque médiatique, ont toutes les chances de renoncer au vote. Tant que les travaillistes ne défendront pas ces derniers et ne traceront pas de véritables lignes de démarcation, ils n’auront aucune chance de briser l’hégémonie des conservateurs sur la scène politique britannique.

N’enterrons pas le populisme de gauche

Pablo Iglesias à Madrid en 2015. © Ahora Madrid

Les revers essuyés par les partis de gauche à travers l’Europe ont conduit nombre de commentateurs à déclarer que le « moment populiste de gauche » ouvert par la crise financière de 2008 était terminé. Mais un rebond est possible et les stratégies populistes restent un outil essentiel pour mobiliser les masses. Article originel de Giorgos Venizelos et Yannis Stavrakakis pour Jacobin, traduit et édité par Mathieu Taybi et William Bouchardon.


Après la capitulation de Syriza en Grèce, les compromis de Podemos en Espagne et la défaite du Labour de Jeremy Corbyn en décembre 2019, le scepticisme semble être de mise dans les cercles de gauche quant à la viabilité du populisme comme stratégie politique. Des débats qui rappellent ceux à propos de l’Amérique latine il y a quelques années, à mesure que des administrations de droite remplaçaient les gouvernements populistes de gauche de la « vague rose » des années 2000. 

Souvent, ce scepticisme mène à l’affirmation que le moment populiste est désormais terminé pour la gauche. Nombreux sont d’ailleurs ceux qui, naguère favorables à la stratégie populiste, doutent de son efficacité, allant parfois jusqu’à préconiser un retour à la pureté des stratégies de lutte des classes. Dans un récent numéro consacré au populisme de gauche, Jacobin évoquait la « fugace et cruelle expérience du populisme de gauche, qui est maintenant au point mort » en Europe. La version italienne de ce numéro titrait même « Où est passé le populisme ? ». 

Bien que conscients des limites du populisme, nous devons examiner de plus près cette affirmation d’échec. Les déclarations de ce genre trahissent souvent une logique linéaire et déterministe, qui semble ignorer la fluidité de la sphère politique et la réactivation régulière de cycles d’antagonisme politique. Pensons par exemple à l’Argentine, où la gauche populiste est revenue au pouvoir en 2019 après quatre ans d’absence. Ou plus largement à l’Amérique latine, un continent qui semble vivre un autre « moment populiste ». Nous estimons que ces cycles de déclin et de réactivation sont inscrits dans la lutte politique elle-même, ce qui implique de ne pas tirer de conclusions hâtives.

Le populisme condamné au déclin ?

Le lien entre la gauche et le populisme n’a rien de neuf. Mais le populisme de gauche a resurgi après la crise financière de 2008, à la faveur d’un exaspération sociale et du mécontentement et de la désillusion vis-à-vis de la politique. A ce titre, les mouvements d’occupation de places publiques en Espagne ou en Grèce et le mouvement Occupy Wall Street aux États-Unis ont marqué un tournant politique dans la dernière décennie. Alors que les éditorialistes européens associent couramment le populisme à une politique réactionnaire, au nationalisme et à la démagogie, ces mouvements mettaient en avant des demandes de démocratie, d’égalité, de dignité et de justice économique. Autant d’éléments à contre-courant des valeurs dominantes, auxquels les experts ont réagi avec perplexité. En traduisant d’une certaine façon l’héritage du mouvement altermondialiste dans l’arène électorale, ces mouvements ont ouvert des discussions sur la réorganisation et la réorientation de la stratégie de gauche. Au fond, ils ont remis au cœur du débat la question du parti et de la façon de gouverner.

Ces expériences populistes avaient recours à une nouvelle grammaire politique, dont la logique d’articulation et la symbolique se centraient sur « le peuple » et étaient marquées par un profond anti-élitisme, tandis que les références aux classes sociales, typiques de la gauche traditionnelle, étaient reléguées au second plan.

Dans les années qui suivirent, on vit de nombreuses tentatives visant à sortir la gauche de son impasse chronique (amplement illustrée par les événements de 1989 et de 1968). Certains soulevèrent la question de la participation et travaillèrent sur les formes digitales d’organisation, de communication et de démocratie. Si bon nombre défendaient des structures prenant la forme d’un mouvement, d’autres préféraient une organisation hiérarchique ou une forme hybride. Certains poussaient à un discours plus radical, d’autres à une rhétorique plus modérée. Au fond cette collection d’expériences politiques s’avère protéiforme tant les organisations internes ont souvent peu en commun, et cette diversité est d’autant plus forte si on y inclut l’Amérique latine. Mais de façon générale, ces expériences populistes avaient recours à une nouvelle grammaire politique, dont la logique d’articulation et la symbolique se centraient sur « le peuple » et étaient marquées par un profond anti-élitisme, tandis que les références aux classes sociales, typiques de la gauche traditionnelle, étaient reléguées au second plan.

Mais tout ne s’est pas passé comme prévu. En Espagne, Podemos nous offre un exemple-type d’un populisme de gauche qui cherchait à « restaurer la souveraineté populaire » en prenant le « contrôle de l’État ». Après d’âpres conflits au sein de sa direction et de multiples tentatives de former des coalitions avec des forces précédemment considérées comme faisant partie de l’establishment – et alors que des adversaires populistes de droite gagnaient en puissance – Podemos a perdu la plupart de sa crédibilité. Son engagement institutionnel a été accompagné de revers cinglants, et sa dynamique électorale s’est brisée – même si Podemos a réussi à conclure un accord avec les sociaux-démocrates du PSOE pour former un gouvernement autour d’un agenda de réformes sociales.

De même, en France, la popularité de Jean-Luc Mélenchon s’est estompée. Alors que la France Insoumise avait amassé un fort soutien populaire, ce qui en avait fait la première force de la gauche française, ses messages contradictoires, ses positions ambiguës (par exemple, sur l’Europe) et la personnalité souvent erratique de son leader ont rendu son positionnement politique illisible. Autant d’éléments qui ont cassé la dynamique électorale de la France Insoumise depuis son apogée à l’élection présidentielle de 2017.

L’exemple le plus prometteur du populisme de gauche radicale était Syriza en Grèce, dont l’histoire est bien connue. Syriza émerge à la suite d’un nouveau cycle de mobilisations populaires après 2008 qui exigeaient l’annulation des politiques néolibérales et voulaient disposer du pouvoir de l’Etat. Les enjeux étaient considérables, tout comme les promesses faites par Alexis Tsipras et les espoirs que les gens plaçaient en lui. Mais quelques mois seulement après sa prise de fonction, sans levier d’action dans les négociations avec les créanciers internationaux, Syriza dut signer un sévère plan d’austérité. Bientôt, l’histoire de Syriza fut décrite en de tout autres termes, évocateurs du goût amer laissé aux Grecs et à la gauche internationale : « capitulation », « échec » et même « trahison ».

Aux élections de juillet 2019, la droite grecque a repris le pouvoir. Nous voilà ainsi confrontés au retour de l’establishment. Cependant, il faut noter que le score obtenu par Syriza n’est pas très loin de celui qui lui fit accéder au pouvoir.

Certes, Syriza a tenté, à travers quelques politiques publiques, de sauvegarder ou d’étendre légèrement les derniers bastions de droits sociaux des plus marginalisés, mais le parti a clairement échoué à tenir ses promesses. Après tout, il s’était construit en promettant de restaurer les conditions de vie d’avant-crise des classes populaires et, surtout, autour de l’annulation de la dette grecque et des mesures d’austérité. C’est sur ce point que se centrent les critiques de Syriza, et par extension de la stratégie populiste de gauche. Pour autant, la vraie question est de savoir si c’est au populisme de Syriza qu’il faut imputer les raisons de son échec. Il en est de même concernant Podemos et Corbyn. Cette assertion semble fondée sur l’hypothèse selon laquelle « la bonne recette pour la gauche, c’est plus de stratégie de lutte des classes et moins de populisme ». Bien sûr, on ne peut nier que le dernier cycle de populisme de gauche (dans les urnes) n’a pas produit les résultats escomptés. Mais est-ce que l’échec de Syriza peut résumer l’échec des stratégies populistes en général ? Selon nous, il faut avant tout distinguer, au moins dans l’analyse, stratégie populiste et contenu idéologique.

Clarifications sur le populisme de gauche

Evidemment, une telle analyse se heurte aux définitions conflictuelles du populisme. Mais ne nous laissons pas embourber dans ces débats académiques souvent réducteurs. Ce que nous voulons souligner, c’est la dimension stratégique du populisme. La stratégie populiste construit performativement un puissant sujet collectif populaire : une majorité démocratique construite à travers l’action politique, et non préexistante. Ce processus inclut diverses luttes et demandes, au nom d’un « peuple » qu’il s’agit de construire et non au nom d’un « peuple » déjà existant. Bien sûr, une telle stratégie n’offre en soit aucune garantie de succès, et d’autres facteurs ont leur importance pour déterminer ce qu’il en adviendra, surtout après l’entrée au gouvernement. 

Dans des sociétés marquées par de multiples divisions, inégalités et polarisations, le populisme consiste donc en une pratique discursive qui vise à créer des liens entre les exclus et les dominés, afin qu’ils retrouvent du pouvoir dans leurs luttes contre ces exclusions. Ces discours sont articulés autour du « peuple » comme sujet politique central demandant son intégration dans la communauté politique, afin de restaurer la dignité et l’égalité, ainsi que d’honorer la promesse d’une « souveraineté populaire ». 

La stratégie populiste construit performativement un puissant sujet collectif populaire : une majorité démocratique construite à travers l’action politique, et non préexistante.

Ainsi, la centralité du « peuple » est le premier critère permettant d’identifier un discours populiste. Par ailleurs, le populisme a recours, pour créer un peuple au pouvoir politique fort à partir de mouvements et d’activités très hétérogènes, à une représentation dichotomique et antagoniste du champ sociopolitique. Celui-ci est divisé entre « Nous » et « Eux », « le peuple » et « la classe politique », les « 99 % » contre les « 1 % ». En cela, le refus de l’élitisme constitue le second critère d’une identification rigoureuse du populisme. 

Et c’est tout. Pas plus, pas moins. 

Une telle stratégie peut s’avérer efficace, et de nombreux exemples historiques le prouvent. Mais elle ne fournit ni garantie de succès de mise en place d’une politique publique, ni renversement éternel de l’équilibre des antagonismes politiques. 

En effet, il faut nous détourner de tout présupposé essentialiste sur le populisme, et plutôt se concentrer sur ses opérations stratégiques. Si l’on déconstruit la critique de gauche du populisme (fondée sur les rapports entre classes), deux courants se distinguent. Premièrement, pour certains, le populisme échouerait car il serait intrinsèquement réformiste, son refus de rentrer en conflit ouvert avec le capitalisme finissant tôt ou tard par montrer ses limites. Pour certains, c’est ainsi que l’on pourrait résumer la récente expérience du populisme de gauche en Europe. On peut cependant se demander à quelle autre option, supposément victorieuse, cette stratégie est comparée.

Deuxièmement, la critique de gauche du populisme suggère que le moment populiste pour la gauche est définitivement dépassé. Une affirmation problématique car elle se fonde sur une essence téléologique du populisme et de l’histoire en général. Mais il est important de se concentrer sur les dynamiques performatives du populisme, présentes dans sa fonction mobilisatrice, plutôt que dans une essence programmatique idéalisée. Abordons ces problèmes un par un. 

Il est vrai que les populistes de gauche européens n’ont pas réussi à tenir la plupart de leurs promesses anti-néolibérales. Il est également vrai qu’ils ont subi de profondes transformations suite à leur institutionnalisation. Mais nous considérons que ce résultat n’est pas dû au populisme, mais bien aux éléments « de gauche » des expériences récentes.

Le populisme de gauche n’entraîne pas nécessairement le réformisme. Il s’agit plutôt d’une des façons dont un programme de gauche, quel que soit son degré de radicalité, peut former des coalitions, articuler des demandes et mobiliser des soutiens, afin de construire une identité collective prenant une forme capable d’ébranler le statu quo au sein des systèmes représentatifs. En ce sens, tout projet communiste, socialiste, social-démocrate ou d’extrême-gauche peut être populiste. Par exemple, un programme de gauche autour de la redistribution des richesses, de la gratuité de la santé gratuite et de l’éducation peut formuler ces demandes d’une manière populiste, c’est-à-dire en mettant en avant la souveraineté populaire (et non la souveraineté d’une classe sociale ou de la nation toute entière).

Ainsi, la déception des espoirs incarnés par Syriza n’a rien à voir avec le fait que ce parti utilisait une stratégie populiste, mais plutôt avec l’abandon progressif par ce parti de sa promesse de rupture nette avec le néolibéralisme. En fait, sans une stratégie de mobilisation populiste, Syriza et Podemos n’auraient même pas été en position d’honorer ou de trahir leurs engagements électoraux, tout comme Bernie Sanders n’aurait pas réussi à populariser son programme social-démocrate aux États-Unis. Nous n’aurions tout simplement pas entendu parler d’eux.

Les critiques du populisme émanant des puristes de gauche se trompent sur un autre point : elles considèrent que le moment populiste est terminé. Certes, la situation de 2020 diffère grandement du cycle de protestation proto-populiste de 2010-2012 (c’est-à-dire les mouvements du 15M, d’Occupy Wall Street et de la place Syntagma, ndlr) et de la phase de poussée électorale de partis populistes les années suivantes. Au vu de leurs performances électorales, ces derniers semblent désormais être sur la défensive, tandis que le populiste réactionnaire de la droite se porte bien. On pourrait donc considérer que la fenêtre d’opportunité populiste s’est refermée. Mais ce serait oublier que cette vague populiste n’est pas sortie de nulle part, comme un cheveu sur la soupe. Cette capacité à canaliser les frustrations et à offrir un espoir à des millions de personnes peut tout à fait resurgir. C’est précisément ce qu’il s’est passé en Argentine. Mais tout cela ne doit rien au hasard.

Anti-populisme et élitisme

On oppose souvent le populisme à une pratique de la politique fondée sur le conflit de classes, qui serait nécessairement anti-populiste. L’anti-populisme est devenu manifeste après 2008, à travers la dénonciation des mouvements des places demandant la « souveraineté populaire » et la « vraie démocratie » et a atteint son paroxysme avec le référendum du Brexit et l’élection de Donald Trump. Durant cette période, tout ce qui n’était pas apprécié en politique était taxé de populiste.

Si l’anti-populisme émane couramment d’une perspective libérale ou d’extrême-centre, des courants de gauche emploient le même régime discursif (par exemple certains communistes orthodoxes, pour qui « le peuple » n’est pas une notion suffisamment conscientisée historiquement pour mener une lutte politique, et les progressistes cosmopolites des métropoles qui n’apprécient pas cette référence au « peuple »). Bien qu’il existe des différences idéologiques fondamentales entre libéraux et militants de gauche, ces deux groupes partagent un rejet du populisme aux logiques très similaires. 

Pour les libéraux, le marché, les institutions ou les technocrates sauront toujours faire mieux que le « peuple ». Pour les anti-populistes de gauche, c’est la classe sociale et son avant-garde qui jouent ce rôle.

Ces deux formes d’anti-populisme partagent de manière inhérente un certain élitisme, fondé sur la supériorité supposée de leurs méthodes d’action politique. Pour les libéraux, le marché, les institutions ou les technocrates sauront toujours faire mieux que le « peuple ». Pour les anti-populistes de gauche, c’est la classe sociale et son avant-garde qui jouent ce rôle. Dans ces deux cas cependant, le « peuple » ou la « plèbe » est vu comme une masse amorphe dont le règne est illégitime, que ce soit pour cause d’incapacité technique ou de sous-développement de sa conscience politique. Cette hiérarchie est le cœur de l’élitisme inhérent à toutes les formes d’anti-populisme. Dans le premier cas, il est fondé sur le niveau d’éducation et d’expérience d’une aristocratie jugée “supérieure” au peuple ; dans le second, c’est le matérialisme historique qui est considéré comme supérieur, tant épistémologiquement que politiquement.

Les limites du populisme au gouvernement

Évidemment le populisme n’est pas la panacée. On peut relever un certain nombre de limites rencontrées par les projets politiques fondés sur le populisme. Tout d’abord, une stratégie populiste ne peut garantir l’hégémonie continue de l’agent politique qui y a recours, même en cas de victoire électorale. Une hégémonie profonde et durable – mais bien sûr pas éternelle – demande des outils et des ressources supplémentaires, par exemple, une certaine expertise technique et une certaine créativité vis-à-vis des structures institutionnelles, à combiner avec un ethos fermement démocratique. 

D’autre part, le danger le plus direct pour toute force populiste est celui de la cooptation de son radicalisme démocratique. Cela survient si le projet populiste succombe à des valeurs élitistes et aux institutions post-démocratiques qui lui préexistent. Ou, pour le dire autrement, s’il accepte le business as usual. En dépit de leur rhétorique radicale, les projets populistes sont en effet souvent largement façonnés par ces éléments et se révèlent incapables de pousser à un réel renouveau démocratique, en particulier lorsqu’ils rencontrent une forte opposition des institutions nationales et internationales. Ils sont alors progressivement absorbés par un élitisme démocratique et, piégés par les tensions de la politique représentative, leurs actions se réduisent à des mesures cosmétiques ou secondaires. En gros, ils échouent à amener plus de démocratie et à donner plus de pouvoir au peuple (comme en Grèce par exemple).

Dans des conditions plus favorables, un gouvernement populiste peut, comme en Argentine ou au Venezuela, réussir à accomplir la plupart de ses objectifs de base et être réélu régulièrement. Il peut ainsi impulser des changements assez considérables, qui améliorent la situation socio-économique des franges populaires et leur intégration dans la sphère politique, renversent le phénomène de déclassement des classes moyennes paupérisées, et améliorent les conditions de vie des travailleurs. Cependant, tout cela peut s’avérer insuffisant pour changer profondément les modes de production et les comportements de consommation (déterminés tant par la psychologie que par les structures sociales), qui conditionnent la majorité des identités sociales. Au Venezuela, par exemple, le changement social a reposé sur les revenus tirés des hauts prix du pétrole, mais quand ces derniers ont baissé, le mouvement chaviste n’a pas su proposer de réelle alternative. 

Et pourtant, le Venezuela fait partie des quelques pays latino-américains dans lesquels le populisme signifiait surtout l’intégration dans la vie institutionnelle des masses exclues, parfois pour la première fois. Cette seule perspective d’intégration des précaires jusqu’ici exclus a suffi à engendrer une polarisation très nocive, jusqu’à de quasi-guerres civiles. Ces phénomènes ont toutefois peu à voir avec la situation dans les « démocraties établies » d’Europe. Tournons plutôt notre attention vers l’Argentine, qui se situe bien plus près du paradigme européen. 

En Argentine, de nombreuses années d’exercice du pouvoir par des populistes hétérodoxes (à la fois nationaliste et populaire, redistributeur et anticommuniste, le péronisme est un phénomène politique unique, ndlr) ont permis de restaurer la situation d’avant-crise de la classe moyenne déchue et d’améliorer celles des couches sociales les plus précaires. Mais quand ces classes ont de nouveau ressenti un peu de stabilité et de sécurité, elles sont retournées aux vieilles habitudes consuméristes (en valorisant excessivement la libre circulation des capitaux internationaux, et en se ruant sur les biens importés après une période de privation, etc.). En conséquence, la fragile économie argentine a de nouveau été livrée aux forces de la mondialisation néolibérale, ce qui a conduit, une fois de plus, à une très profonde crise et à une autre intervention du FMI. 

L’ancien président uruguayen Pepe Mujica résume ainsi l’action des gouvernements de gauche latino-américains : bien qu’il aient plus ou moins réussi à s’occuper du problème de la pauvreté, ils l’ont fait en transformant les pauvres en consommateurs et non en citoyens.

En d’autres termes, même si de nombreuses avancées ne sont pas à négliger, la gauche péroniste contemporaine en Argentine s’est trouvée piégée dans une nostalgie et une imitation psychosociale du passé. Ce faisant, elle a reproduit les identités préexistantes tournées vers le capitalisme mondialisé, et, à long terme, cela a bénéficié aux forces politiques qui représentaient un retour à la normalité néolibérale (avec l’élection du président Mauricio Macri en 2015). L’ancien président uruguayen Pepe Mujica résume ainsi l’action des gouvernements de gauche latino-américains : bien qu’il aient plus ou moins réussi à s’occuper du problème de la pauvreté, ils l’ont fait en transformant les pauvres en consommateurs et non en citoyens.

Faut-il renouer avec le populisme ?

Sans doute avons-nous beaucoup misé sur le populisme. Mais avons-nous perdu à cause de ce pari ? La plupart des limites que nous avons évoquées ci-dessus à propos de la mise en place d’un supposé programme populiste semblent venir des difficultés qui émergent une fois au gouvernement. Evidemment, il n’est pas facile de combiner les priorités populistes avec la raison d’État. Certains populistes sont confrontés à leur incapacité de s’extraire d’une culture politique préexistante ou d’un cadre socio-économique, ou bien de gérer les menaces anti-populistes en protégeant ou en étendant la souveraineté populaire. 

Toutefois, ces problèmes ne semblent pas inhérents à la stratégie populiste en elle-même. De telles surdéterminations et cooptations par des forces extérieures peuvent affecter plus ou moins tout mouvement politique (même basé sur une classe sociale bien spécifique) lorsqu’il se retrouve confronté à des défis similaires dans des contextes historiques particuliers. En fait, on pourrait y voir les limites de tout projet de gauche au XXIe siècle visant à construire toutes sortes d’alternatives post-capitalistes.

Dans son introduction du dossier de Jacobin sur le populisme, Bhaskar Sunkara estimait que le populisme n’est pas ce que redoute le plus la classe dirigeante : « le populisme est le mot à la mode, mais ne vous trompez pas sur les raisons de la classe dirigeante pour redouter Jeremy Corbyn et Bernie Sanders. Ils ont peur de l’érosion de leurs biens mal acquis et de leurs privilèges. En d’autres termes, ils ont peur du socialisme, et non du populisme. » C’est le cas ! Mais il faut compléter cette analyse : ce qui effraie la classe dirigeante, c’est tout aussi bien la cause de certaines mobilisations (que l’on peut désigner sous l’étendard du socialisme) que la possibilité stratégique de mobilisation autour de ces causes (le populisme). 

En tout cas, il faut rappeler que sans la stratégie populiste, les idées socialistes et progressistes n’auraient jamais acquis une importance telle et un soutien aussi large. Sans une telle stratégie, les idées de Sanders n’auraient pas infusé dans une grande partie de la société américaine et appartiendraient toujours aux marges de la politique étasunienne. Cette stratégie n’est pas un phénomène récent inventé par les défenseurs du populisme de gauche, qui se contentent de la décrire et de définir ses contours. Historiquement, l’ethos populiste s’est manifesté dans les « fronts populaires » et d’autres stratégies, ainsi que dans les pratiques quotidiennes des partis de gauche, bien avant la conjoncture actuelle. 

Certains marxistes orthodoxes devraient peut-être s’intéresser un peu plus au questionnement de Marx lui-même à propos des alliances de classes et du rôle d’une représentation politique dichotomique. Voici comment il décrivait le processus instituant un sujet collectif comme acteur révolutionnaire :

“Aucune classe de la société ne peut jouer ce rôle [révolutionnaire] sans provoquer un moment d’enthousiasme pour elle-même et dans les masses, un moment dans lequel elle fraternise et se fond avec la société en général… Pour qu’un bien soit reconnu comme propriété de la société toute entière, tous les défauts de la société doivent parallèlement être attribués à une autre classe.”

Dans les dernières années de sa vie en particulier, Marx semblait en effet parfaitement conscient du besoin de s’adresser « au peuple », comme entité plus large que le seul prolétariat identifiable dans tout contexte socio-économique. En témoignent le grand nombre de travaux de recherche, depuis quelques décennies, sur l’intérêt de Marx pour le populisme russe et ses échanges épistolaires avec Vera Zasulich (écrivaine et activiste révolutionnaire menchevique, ndlr).

Si elle ignore l’intérêt de la stratégie populiste, la gauche risque de s’auto-isoler et de devenir insignifiante. Au lieu de nier les forces du populisme, nous devrions plutôt discuter des conditions historiques qui le favorisent, et ce qu’il permet à la gauche d’accomplir lorsqu’elle accède au pouvoir.

« Le travail est un concept qui tombe en morceaux » – Entretien avec Nick Srnicek

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Nick Srnicek, Lecturer in Digital Economy in the Department of Digital Humanities Kings College, of London, High Level Dialogue: Development Dimensions of Digital Platforms. 17 April 2018. UN Photo / Jean-Marc Ferré

Nick Srnicek est co-auteur avec Alex William du manifeste Inventing the Future, publié en 2015. Celui-ci détaillait une stratégie politique pour les forces de gauche à la suite du « mouvement des places » ; il avait rencontré un écho important. Quatre ans plus tard, nous avons souhaité l’interroger sur le bilan de ces mouvements. Réalisé par Pablo Fons d’Ocon et Lenny Benbara. Retranscription : Léo Labat. Traduction : Nathan Guillemot.


LVSL – Vous êtes l’auteur, avec Alex William, du manifeste Inventing the Future, publié en 2015 dans le contexte des mouvements des places. Ces mouvements semblent déjà appartenir au passé et ont parfois atteint le statut de mythe, comme dans le cas du 15-M en Espagne. Comment voyez-vous ces expériences ?

Nick Srnicek – C’est une bonne question. Je pense qu’il y a une leçon cruciale à tirer de l’expérience post-2008 qui concerne les relations entre les mouvements eux-mêmes et les instances politiques existantes, qu’il s’agisse des syndicats ou des partis politiques dans un système parlementaire. Au Royaume-Uni, je pense que l’on prend davantage conscience au fil du temps de la nécessité d’agir aussi par le biais des institutions. Occupy Wall Street, les Indignés et tous les autres mouvements de cette nature ne cherchaient pas à agir à travers les systèmes en place, comme s’il était possible de recréer un monde quasi-spontanément sans avoir à en passer par les institutions. La gauche britannique en a tiré des leçons car elle a compris que cela ne suffisait pas. Non pas que les mouvements doivent être rejetés, mais ils sont insuffisants. Ce qu’on voit après 2012, une fois que les choses se sont calmées au Royaume-Uni, c’est un mouvement en faveur de la figure de Jeremy Corbyn. Ce dernier est élu en 2015 après l’échec de Milliband. Il est propulsé sur le devant de la scène et d’un coup, on observe un afflux important de personnes pour se mobiliser autour du Labour. Elles le font non pas parce qu’elles pensent qu’un parti politique va fournir une réponse à tout, ou qu’une personnalité politique va diriger tout le monde, mais simplement parce qu’elles reconnaissent le besoin d’agir à la fois au sein des mouvements et au sein des partis politiques. J’ai du mal à décrire la situation dans d’autres pays comme la France parce que je n’ai pas tous les détails. Mais j’ai le sentiment qu’il y a un tournant commun, du moins au Royaume-Uni, aux États-Unis et au Canada, qui consiste à agir davantage à travers les institutions.

LVSL – Depuis la publication de votre livre, le champ politique européen a été profondément remodelé. En France, la France insoumise a tué le Parti socialiste, avant de s’effondrer aux élections européennes. En Espagne, le soutien pour Podemos diminue à chaque nouvelle élection. Le Labour de Jeremy Corbyn a perdu des plumes et semble avoir du mal à se positionner dans une situation polarisée par la question du Brexit. Quel est le problème avec le populisme de gauche ?

NS – Je ne dirais pas que le problème réside dans le populisme de gauche en soi, car à bien des égards Jeremy Corbyn n’a pas fait de « populisme », du moins pas de la façon dont par exemple Laclau et Mouffe en parlent. Il y a eu des tentatives, notamment avec l’idée de la rigged economy (« l’économie truquée »), qui est devenue l’un des mots-clés de la dernière campagne électorale. C’était une idée populiste qui tentait de mobiliser un groupe de personnes qui se sentaient exclues de ce système truqué. Elle a été abandonnée depuis. À bien des égards, je pense que le problème principal est le même pour Podemos et le Labour : ils ont négligé les mouvements. Podemos émane par exemple du mouvement du 15-M, et a bénéficié d’un ancrage assez solide dans des mouvements de cette nature pendant un certain temps. Il s’en est finalement distancé, ce qui a eu un réel impact. Le phénomène est le même au Royaume-Uni. Momentum compte actuellement plus de 40.000 membres. Il avait été conçu à l’origine pour soutenir Jeremy Corbyn lors de sa campagne pour la direction du Labour, puis lors de la campagne électorale. Mais à Momentum a prédominé l’idée que le mouvement pourrait être davantage qu’une aile électorale, qu’un outil pour mobiliser des votes pour un parti. Ils se voyaient par exemple offrir le petit-déjeuner à des enfants, des repas à l’école, fournir de la nourriture aux sans-abris… toutes ces initiatives qui créent des liens avec les communautés. Mais ils ne l’ont pas fait. Je pense que c’est l’un des principaux problèmes qui explique pourquoi l’élan pour Momentum s’est dissipé, parce qu’ils n’ont pas concrétisé ces actions, de même que le Parti travailliste. Dans un sens, Jeremy Corbyn s’est donc barricadé au sein du parti et n’a pas tissé ce type de relations plus profondes. Pour moi cela joue dans la question du Brexit, parce que je ne peux pas imaginer, par exemple, une élection avec le même enthousiasme que lors de la dernière campagne électorale, au cours de laquelle des dizaines de milliers de jeunes s’étaient mobilisés pour militer et participer au travail acharné de la campagne du Labour. Vous ne verrez pas ça, tout simplement parce que le Labour a laissé cet enthousiasme s’atrophier.

LVSL – La situation inextricable du Brexit a permis à Boris Johnson et Nigel Farage de se présenter comme les hérauts du vote populaire contre les corps intermédiaires, les élites et le Parlement qui bloque la sortie de l’Union européenne. Nous savons cependant que ces deux dirigeants veulent mener une politique ultra-libérale en faveur des plus riches. Comment voyez-vous la stratégie de Labour consistant à jouer la carte institutionnelle pour empêcher un No Deal ? Ne risque-t-il pas d’apparaître comme le camp de l’oligarchie et de laisser la référence au peuple être hégémonisée par la droite radicale ?

NS – Ce risque est une certitude. C’était le problème initial de la campagne référendaire sur le Brexit, à savoir que la campagne du Leave avait comme slogan Take back control (« reprenez le contrôle »), et qu’il s’agissait d’un slogan populiste pour tous ceux qui se sentaient exclus et sans aucun pouvoir de contrôle sur les élites nationales et européennes. Cela a bien fonctionné. Du côté du Remain, on trouvait la défense d’un système européen indéfendable tel qu’il existe actuellement. J’ai voté Remain, et je voterais Remain à nouveau mais la campagne de ce camp était absolument odieuse. C’était l’équivalent de la campagne d’Hillary Clinton aux États-Unis, avec un discours que l’on peut résumer comme tel : « en réalité les choses ne sont pas si mauvaises, le statu quo est assez satisfaisant, nous n’avons pas besoin de changer les choses ». Ce discours était dirigé par des élites qui étaient publiquement méprisées depuis de nombreuses années. C’est là le risque réel d’un autre référendum : il y aura une bataille pour savoir qui contrôle la campagne du Remain, et différents camps sont déjà sur le coup. Ceux qui ont dirigé la première campagne veulent diriger la seconde. Or si tel est le cas je suis persuadé que nous irons vers une sortie sans accord, tout simplement parce qu’ils ne savent pas quoi faire, ils ne connaissent pas l’opinion publique, ils ne savent pas ce que les gens ressentent, ils n’ont aucun sens du peuple et ils ne savent pas pourquoi les gens veulent du changement. La situation est donc risquée. Ceci étant dit, je pense que Corbyn est plutôt bien positionné pour présenter une campagne populiste en faveur du Remain. De mon point de vue, s’il y a une élection générale, il faut que la campagne soit menée cette fois sur le thème de la démocratie. Cela inclurait un deuxième référendum, mais également des réformes parlementaires. Il serait judicieux de se débarrasser de la Chambre des lords, par exemple, et aussi du système uninominal majoritaire à un tour pour passer à une représentation proportionnelle. Mais il faudrait aussi reprendre une des préoccupations classiques du mouvement socialiste : la démocratie au travail. Appuyer sur cet aspect de la démocratie, c’est donner chair au slogan take back control. Je pense qu’il y a ici un énorme espace pour une approche populiste.

LVSL – De nombreuses organisations fleurissent dans l’ombre de Corbyn : Momentum, Novara Media, NEON, etc. Depuis 2015, pensez-vous avoir progressé dans la guerre de positions que vous menez ? Comment évaluez-vous ces quatre années d’activisme et le glissement à gauche du Parti travailliste ?

NS – Je pense que le virage vers les institutions a eu beaucoup de succès en termes de changement dans le sens commun si on part de l’approche classique de l’hégémonie. Je peux donner quelques exemples : le Guardian qui se prononce en faveur de la propriété par les travailleurs de leur outil de travail, le Financial Times qui cette semaine fait un article dans lequel on peut lire : « Le capitalisme ne fonctionne pas, nous devons le changer. » Toutes ces choses qui n’auraient pas pu se produire avant la création de tous ces think tanks et ces médias. C’est loin d’être parfait et il reste encore beaucoup de domaines où l’on peut aller plus loin, mais il y a eu un changement notable en matière de représentation dans les médias et de figures qui obtiennent la parole. D’importants progrès ont été réalisés.

LVSL – Vous évoquez régulièrement la nécessité de jouer dans les interstices du néolibéralisme pour changer le sens commun. Quelles sont les faiblesses actuelles du néolibéralisme au Royaume-Uni qui fracturent le bloc hégémonique en place ?

NS – Je pense que c’est difficile à dire parce qu’il y a un conflit transversal au Royaume-Uni et qu’il ne s’agit donc pas uniquement d’un affrontement entre le néolibéralisme, la social-démocratie et le socialisme. Il y a ce conflit autour du Brexit et des différentes manières de le concevoir, ce qui complique énormément la construction d’un bloc hégémonique. Depuis Thatcher, l’idée que la croissance est inéluctable grâce à la finance s’est imposée comme une évidence. Par la suite le New Labour a laissé la finance aller aussi loin qu’elle le souhaitait, mais en prélevant un peu d’impôts pour aider les plus pauvres et les plus démunis. Avec 2008, ce discours s’est complètement effondré, et le Brexit amplifie cette destruction, tout simplement parce que la position de Londres en tant que centre financier mondial est menacée par le processus de sortie. Au sein de la classe dirigeante vous n’avez pas d’intérêt commun, ce qui entraîne de nombreux conflits. En ce qui concerne les idées hégémoniques sur ce qui devrait être fait, je pense que la gauche a beaucoup progressé sur la notion de travail. Cette dernière était en effet considérée, jusqu’à ces dernières années, comme un idéal absolu, avec notamment l’idée que les gens ne devraient plus recevoir de prestations et devraient plutôt travailler. C’est sur cette idée que le gouvernement s’est appuyé pour réduire les prestations sociales. Aujourd’hui, peu de gens considèrent que le travail paie, qu’il a un sens, et qu’il est une meilleure option que toute alternative sociale. Le travail, pour moi, semble être un concept-clé qui tombe en morceaux et qui pourrait être tiré vers la gauche.

LVSL – Que pensez-vous de l’option de Lexit, c’est-à-dire une sortie par la gauche de l’Union européenne ?

NS – Les seules conceptions plausibles de Lexit sont celles qui, je pense, ne tiennent pas compte des pouvoirs réellement existants. Je peux envisager un monde imaginaire où le Lexit fonctionnerait, mais ce serait négliger plusieurs aspects. Laissez-moi vous donner un exemple concret, à savoir le contrôle de l’industrie des technologies. C’est quelque chose qui ne peut arriver qu’en Europe. Si le Royaume-Uni décide de partir et de se retirer des réglementations européennes, cela signifie que le Royaume-Uni se refuse tout pouvoir sur toutes les institutions technologiques. Donc, Facebook, Google, Amazon pourraient faire ce qu’ils voudraient au Royaume-Uni, tout simplement parce que le Royaume-Uni est une puissance moyenne à l’heure actuelle. Une partie du problème avec le Lexit est que ce concept adhère toujours à l’idée que le Royaume-Uni est une puissance de premier plan dans le monde et que nous pouvons nous en sortir seuls. Pour tous les pays du monde, sauf peut-être la Chine et les États-Unis, c’est un problème tellement intrinsèquement mondialisé que vous êtes forcé à penser en termes de coalitions de pouvoirs, avec une réflexion internationale et régionale. De ce point de vue, l’option nationale est complètement bloquée. Elle est futile. Au-delà même des aspects réactionnaires qu’elle alimente.

« Le corbynisme est mort » – Entretien avec George Hoare

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©Sophie Brown

George Hoare est docteur en théorie politique à l’Université d’Oxford et a réalisé sa thèse sur les concepts de gauche et de droite à partir du cadre théorique gramscien. Il anime aussi le podcast Aufhebunga Bunga où il analyse régulièrement les soubresauts de la politique britannique. Membre de la campagne du Full Brexit, orientée à gauche, nous l’avons rencontré pour aborder ses travaux et les enjeux autour du Brexit. Réalisé par Pablo Fons d’Ocon et Lenny Benbara. Traduit par Emma Carenini.


LVSL – Vous avez réalisé une thèse en théorie politique à l’Université d’Oxford, examinant de façon critique les concepts de gauche et de droite, en vous inspirant de la notion gramscienne de sens commun et en utilisant le cadre théorique du populisme développé par Ernesto Laclau et Chantal Mouffe. Pourriez-vous nous exposer les principales conclusions de cette recherche, en termes de réflexion sur le sens du populisme, de la gauche et, le cas échéant, du populisme de gauche ? Comment exploiter ces connaissances pour mieux comprendre le moment populiste que nous semblons vivre en Europe et dans une grande partie du monde ?

George Hoare – Pour revenir rapidement sur les recherches que j’ai faites (autour de 2008 – 2011) : j’ai examiné l’histoire des idées de gauche et de droite dans la politique britannique d’après-guerre. Je pense d’ailleurs que ces recherches sont déjà dépassées aujourd’hui. La conclusion à laquelle j’étais arrivé sur ce thème est qu’il s’agit d’un enjeu à traiter sous la forme d’un récit politique. Ce que montre l’histoire de la gauche et de la droite, c’est qu’en fait la droite est une suite de réponses à la gauche. La gauche peut se définir comme une demande insistante de souveraineté populaire tout au long de l’histoire. C’est d’abord de la Révolution française qu’on tire le sens premier de ce mot, puis, au XIXème siècle, on observe l’extension de cette idée de souveraineté populaire à la sphère économique et, enfin, pendant l’après-guerre à travers les idées socialistes.

Je trouve que la situation actuelle est une inversion radicale de ce diagnostic. Du moins, en ce qui concerne la politique britannique, la gauche répond à la droite. Dans le contexte du Brexit, nous voyons c’est le parti conservateur qui tente de formuler une vision différente de la société, en particulier dans sa relation avec l’étranger. La plupart du temps, la gauche répond à la droite, notamment la gauche libérale. Elle se laisse ainsi conditionner par la droite, et il y a probablement un certain nombre de raisons à cela.

Il est très frappant de voir comment les conséquences différées de la crise financière de 2008 (différées probablement jusqu’à 2016, jusqu’au référendum sur le Brexit) ont révélé les vraies faiblesses de la gauche, plus précisément son incapacité à proposer et à formuler un autre modèle de société, auxquelles la droite allait devoir répondre.

Venons-en à Gramsci et au populisme. Les idées de Gramsci ont eu une énorme influence sur la gauche au Royaume-Uni, peut-être plus que dans n’importe quel autre pays européen, en dehors de l’Italie. D’ailleurs, je pense que la France offre un point de comparaison intéressant car la gauche française a rallié très récemment les idées gramsciennes, mais avec l’arrivée immédiate de deux théoriciens, Ernesto Laclau et Chantal Mouffe, qui détachent Gramsci de toute dimension de classe. Cela signifie que la dimension discursive de la politique est en train de prendre une importance croissante. On l’observe aujourd’hui par l’avènement de partis de gauche populistes, qui sont une des conséquences différées de la crise financière de 2008.

Le point de vue britannique, en la matière, est sûrement que Corbyn est le seul à tenir encore debout et à être en situation de conquérir le pouvoir, si on le compare aux autres populismes de gauche européens. Mais je crois que c’est une mauvaise interprétation de la situation. Je suis très pessimiste sur les perspectives de Corbyn et de la gauche populiste au Royaume-Uni. En fait, je pense que le « corbynisme » est mort et qu’il s’est brisé sur la pierre de l’UE.

LVSL – Stuart Hall a acquis une notoriété importante en analysant le tatchérisme à travers une grille gramscienne, c’est-à-dire comme projet hégémonique, qui embrassait non seulement des transformations de l’économie, mais aussi de la culture et de l’identité du pays. Le New Labour de Tony Blair semblait aussi hégémonique à son apogée, du moins comme tatchérisme à visage humain. Pourtant, la société britannique et son champ politique connaissent aujourd’hui une situation de polarisation profonde en raison du Brexit et de la distance forte entre le programme de Corbyn et celui des conservateurs. Peut-on considérer que l’hégémonie des années 1980 et 1990 s’est désintégrée ? Comment  les concepts gramsciens peuvent-ils nous éclairer sur la politique britannique contemporaine ?

GH – C’est encore une très bonne question, assez difficile, mais très importante ! Je crois nous sommes actuellement dans une situation de « fin de la fin de l’histoire. » Entre 1989 et 2008, l’idée qu’il n’y avait « pas d’alternative » était complètement hégémonique. Le théoricien Mark Fischer parle du réalisme capitaliste. Ce capitalisme occupe progressivement l’horizon du domaine de l’imaginaire : il est plus facile d’imaginer la fin du monde que la fin du capitalisme. Vous en arrivez à une situation où l’atmosphère politique est très déprimante et offre de bonnes raisons d’être pessimiste. Au moment du référendum de 2016, cette idée qu’il n’y avait pas d’alternative restait très présente. Tout le monde a donc été extrêmement surpris quand les résultats sont tombés, d’ailleurs, nous n’en avons toujours pas vu la couleur puisqu’il faut encore se battre pour sortir de l’UE.

À ce moment-là, la gauche était extrêmement désorganisée et faible. La classe ouvrière a été battue par Thatcher, puis frappée au sol par Blair et Cameron. C’est pourquoi nous parlons du Brexit comme d’un « moment démocratique sans mouvement démocratique » et c’est exactement ce qui s’est passé. Le référendum était une expression, certes imparfaite, de la demande de plus de souveraineté populaire. Les sondages qui ont eu lieu après le référendum ont montré ceci : la première raison pour laquelle les Anglais ont voté Leave était pour exprimer leur demande de démocratie ; et celle pour laquelle ils ont voté Remain concernait la peur que les choses s’enveniment.

Deuxièmement, la classe politique britannique a considéré que c’était le scrutin per se qui avait créé de la polarisation au sein de la société. Mais en réalité, cette polarisation était déjà sous-jacente : le niveau croissant des inégalités, le divorce de la politique avec la vie des classes populaires étaient déjà là ! Le concept le plus important pour qualifier cette situation n’est pas un concept gramscien, mais un concept du scientifique Peter Mair lorsqu’il parle de gouverner le vide. C’est-à-dire que le facteur dominant de la sociologie politique dans le Royaume-Uni d’après-guerre et dans l’Europe de l’Ouest est la baisse de la participation et de l’adhésion aux partis politiques et aux syndicats. Tous les fondements de la politique se sont évanouis, il ne reste que le vide. Les gens ne font plus partie de ces organisations qui faisaient le pont entre eux et la politique. Donc on voit la classe politique recluse à Westminster géographiquement, culturellement, loin de la population et en outre se tournant vers l’UE afin d’éviter les contestations internes.

Où est-ce qu’intervient Gramsci là-dedans ? Malheureusement je crois que dans la situation politique actuelle, il est principalement mobilisé pour justifier la guerre culturelle contre les gens qui ont voté pour quitter l’UE. Pour les « gramsciens » anglais qui en ont fait un théoricien de la culture, ce qui est un contresens, l’enjeu est de démontrer que cette classe ouvrière et ces 17,4 millions de gens en Angleterre qui ont voté Leave sont racistes, xénophobes et hostiles aux possibilités d’un avenir européen. Beaucoup de gens qui sont fermement « anti-brexit » associent le Brexit à un mouvement d’extrême-droite, à la xénophobie et à toutes les choses qu’il n’est pas ! Car le Brexit est une décision purement politique dont on doit encore déterminer les conséquences et les modalités. Malheureusement, c’est la gauche libérale, et non la gauche socialiste, qui domine les études gramsciennes.

LVSL – Vous êtes membre fondateur de The Full Brexit, une initiative d’activistes et d’universitaires qui réclament un « Brexit socialiste et internationaliste ». Cet euroscepticisme de gauche est une position minoritaire dans le paysage politique britannique, où la plupart des dirigeants de la campagne du Leave en 2016 étaient issus de la droite. Beaucoup pourraient même trouver votre position incompréhensible, car le Brexit est considéré comme étant étroitement associé au nationalisme. Pouvez-vous résumer vos principaux arguments en faveur du Brexit ? Dans la mesure où un Brexit socialiste ne semble pas être une option sur la table, croyez-vous toujours que le Brexit est souhaitable tel qu’il est mis en œuvre selon les termes de Boris Johnson ?

GH – L’argument le plus pernicieux et le plus mal avisé consiste à dire que le Brexit n’aurait de valeur que s’il mène directement, sans détour et rapidement, à un gouvernement Corbyn. C’est une position gauchiste et erronée ! En tant que socialiste, je suis pour la démocratie, qui est le concept politique le plus important à mes yeux. Le Brexit, comme je l’ai dit, est un moment démocratique sans mouvement démocratique. Quels sont mes arguments ? En premier lieu, je pense que la nature de l’UE n’a pas été très bien comprise par beaucoup de monde à gauche, ce qui est assez surprenant mais qui s’explique par la complexité du sujet. Je dirais que ce qui est central à propos de l’UE, de est qu’elle est à la fois non-démocratique dans sa structure interne, ce qui fait consensus, mais aussi anti-démocratique. Ce point est le plus difficile et important. L’adhésion à l’UE a un effet sur la politique interne des pays membres. Il y a deux arguments-clés : le premier concerne l’idée du vide de Peter Mair ; le second renvoie la théorie des États-membres. Nous disposons actuellement d’États-nations qui rentrent et qui sortent de l’UE et d’États-membres qui sont produits par l’UE.  Qu’est-ce que cela signifie ? Cela veut dire que l’adhésion à l’UE participe de la dynamique de réduction des capacités de décision de nos classes politiques et qu’elle constitue en elle-même un processus de transformation des États. Et c’est ce que l’adhésion à l’UE fait : elle réduit l’importance de la politique idéologique nationale et démocratique. Elle transforme le système en un gouvernement technocratique élevé au niveau européen.

Un argument courant est que l’UE serait un « super-État » qui brimerait radicalement notre souveraineté en nous disant quoi faire. Mais cette idée est fausse. Il faut plutôt s’intéresser à la relation entre l’UE et les États-membres.

Il y a deux autres éléments importants pour comprendre le Brexit. D’abord, la gauche a échoué à comprendre l’importance éventuelle du Brexit en tant qu’il aurait pu représenter un moment de repolitisation. La direction actuelle va au contraire dans le sens d’une tentative d’annulation du Brexit, ce qui serait à mon avis complètement dépolitisant et validerait complètement l’idée que les électeurs ne sont pas écoutés et que leur voix ne compte pas pour les élites. Ce que je ne peux pas approuver en tant que socialiste.

Deuxièmement, une annulation du Brexit serait un échec pour la classe ouvrière britannique et tendrait à accroître la frustration à l’égard de la démocratie parlementaire qui est en train de devenir une parodie de démocratie. Les gens ont voté, ils ont élu des représentants avec des instructions claires, mais celles-ci n’ont pas été mises en place car ces représentants n’aiment pas les instructions qui leur sont données. De ce point de vue, nous avons assisté ces dernières semaines à une reprise en main du pouvoir législatif, et il y a une dimension de classe dans ce processus. Dans ce scénario où on assiste à une tentative de contrer la composante populaire de la démocratie en utilisant sa composante légaliste, la gauche regarde actuellement du côté légaliste et non du côté du peuple qui a voté.

Il y a une dernière raison pour laquelle la gauche n’a pas été capable d’être plus attirante. On assiste à une scission profonde au sein de la gauche britannique entre sa composante socialiste et sa composante libérale. Beaucoup de gens qui occupent des places importantes dans les médias sont issus de la gauche libérale : ils ont des positions particulières qui conditionnent la manière dont ils vont répondre aux événements politiques futurs. Ils se voient comme des cosmopolites, des Européens, plutôt de la classe-moyenne, ils voient la démocratie comme un processus et une série de relations institutionnelles plutôt que comme un processus de participation de masse, de vote et de mobilisation populaire effective. Ils ont peur de la classe ouvrière du pays et pensent qu’elle est nationaliste, xénophobe et raciste. Ils s’appuient beaucoup sur l’antifascisme. Ils voient l’antifascisme comme l’une des tâches les plus importantes de la gauche alors qu’en fait le fascisme n’est pas du tout une menace pour la société britannique. Le nombre de fascistes est ridiculement bas. Les forces sociales fascistes n’existent pas à moins qu’elles n’émergent après la subversion du Brexit et après la prise de conscience que les leviers de la politique parlementaire ne sont pas suffisants pour satisfaire leurs intérêts. Quoiqu’il en soit, c’est une triste réalité à laquelle nous avons affaire parce que les gens qui se battent pour un gouvernement favorable aux travailleurs britanniques sont très peu nombreux.

LVSL – Vous êtes également l’un des co-animateurs d’Aufhebunga Bunga, autoproclamé « podcast politique mondial de la fin de la fin de l’histoire ». Pourquoi êtes-vous passé de la recherche universitaire au podcasting ? Quels sont les principaux thèmes sur le thème de la politique mondiale actuelle qui ont été traités dans le podcast jusqu’à présent ? Le nom « Aufhebunga Bunga » est surprenant : pourriez-vous nous aider à le comprendre ?

GH – Commençons par le nom. Si vous avez écouté le podcast, vous savez peut-être que j’ai une petite inclination pour les jeux de mots et les blagues absurdes. On voulait que ce soit une fête, mais nous voulions aussi une fête hégéliano-marxiste. Nous voulions le « bunga bunga » en référence à Berlusconi, dont le visage, le logo, est notre phare dans la nuit, notre glorieux leader, sur le podcast, et on voulait l’aufhebung, ce moment hégélien de synthèse et de sublimation vers le dépassement dialectique. Ce mélange synthétisait ce qu’on voulait faire. Le podcast a pris une certaine ampleur. On a des invités de marque et on essaye d’avoir des discussions sérieuses et en même temps pas trop ennuyeuses. On souhaite s’amuser en parlant de politique parce que si vous n’avez pas un minimum de sens de l’humour à l’égard de la situation de la gauche européenne, vous allez vite perdre la tête. Il y a deux idées qui ont suscité des réactions au lancement qui a eu lieu juste après l’élection de Trump, car on sentait que la politique allait de nouveau bouger et devenir intéressante, même si c’était sous ses pires aspects. Cela me fait penser à une petite anecdote : quand j’étais à l’université, au début des années 2000, certaines personnes avec qui j’étudiais rejoignaient le parti travailliste. Mais sous Blair, sous Brown pourquoi est-ce qu’on aurait envie de rejoindre le parti travailliste ? Il n’y avait qu’une seule raison : c’était un geste de carriériste puisqu’il n’y avait pas d’idées intéressantes ou de contenu à partir duquel discuter. Avec la « fin de la fin de l’histoire », on a donc juste voulu sceller cette idée que la politique était potentiellement de retour.

La classe politique ne peut plus comprendre, expliquer, ou répondre au changement politique. Cela explique la multiplication d’individus hors-sol qui répondent aux événements politiques récents avec une hystérie excessive et des explications ubuesques du type Cambridge analytica. Ils cherchent à expliquer comment les gens ont pu revenir à la politique sans faire ce qu’eux attendaient qu’ils fassent. Comme ils n’acceptent pas que les gens ne soient pas des centristes néolibéraux, ils expliquent leurs choix par des thèses complotistes. C’est un signe que le néo-libéralisme est en train de mourir. Ceux qui l’ont investi matériellement et culturellement sont menacés et cherchent à confirmer leurs préjugés de classe.

LVSL – Vous avez fait une tournée avec le Full Brexit au printemps dernier pour sensibiliser le grand public du Royaume-Uni à la question du Brexit. Qu’avez-vous observé au cours de la tournée au sujet des perceptions dominantes sur le Brexit ? Quelles leçons tirez-vous de cette expérience ?

GH – C’était une expérience intéressante. Nous avons organisé quatre événements dans le pays, en partenariat avec d’autres organisations. Nous avons essayé de déployer la force intellectuelle d’un Brexit pensé à gauche. D’une certaine manière, nous avons enfoncé des portes ouvertes : les gens venaient, ils étaient d’accord avec tout ce qu’on expliquait, mais demandaient ce qu’il fallait faire par la suite. Il y avait évidemment quelques désaccords parmi le public, on voulait que les gens aient le temps de poser des questions et de les formuler. Ce qui nous a surpris, c’est que même quelqu’un qui avait sa carte au parti conservateur comme il se décrivait lui-même avait acheté un exemplaire du livre de Lapavítsas, The Left’s case against the EU ! Le Brexit est donc un enjeu capable d’unifier largement derrière lui, d’autant plus que la classe politique semble être incapable de traiter cette question. Cette situation offre à la fois des opportunités et des menaces, car nous allons peut-être arriver à une situation où un nouveau report du Brexit est demandé, voire un second référendum. C’est un grand danger qui met en péril notre démocratie. D’ailleurs, au cours du début, un certain nombre d’arguments ont émergé.

Les premiers concernaient les principes, principalement en matière de démocratie. Ensuite, les arguments étaient d’ordre politique et stratégique afin de permettre à la gauche de gagner. Les troisièmes portaient sur la faiblesse de l’UE. Je pensais que les premiers arguments seraient hégémoniques et que les gens ne comprendraient que le point sur la démocratie, comme dans le livre de Lapavítsas. Mais c’est plutôt le troisième, celui sur l’échec de de l’Europe, qui a fait consensus. Je ne m’y attendais pas. Les gens venaient de tous les bords politiques, même si la gauche était surreprésentée. L’objectif est aussi de parler à des personnes qui viennent des Tories, voire de l’UKIP, mais qui pourraient être gagnées aux idées socialistes. Ces personnes développaient des arguments sur les contradictions qui étaient au cœur de l’UE, notamment autour de l’immigration et des frontières, ce qui a déchaîné des échanges particulièrement agités. C’était une bonne leçon politique pour nous. Comment tirer quelque chose de cela en montrant que le problème réside plus dans la liberté de circulation en Europe et qu’une frontière externe dure a un coût exorbitant ? Notre rôle n’est pas encore décisif, certainement car nous n’avons pas de figure identifiée.

Mais pour finir sur une note plus positive : il y a une campagne de gauche en faveur du Brexit et je fais partie de son groupe de travail, c’est une initiative intéressante et excitante. Nous avons constitué un groupe d’universitaires pour expliquer comment fonctionne la domination de la classe dominante sur les travailleurs britanniques, la réalité de la politique britannique et les causes de l’incapacité de la classe politique à régler les problèmes qu’elle doit gérer. Notre campagne s’adresse en particulier à la gauche du Labour. Elle est à l’état d’ébauche et nous avons prévu une série d’événements organisés par des volontaires.

LVSL – Pourquoi dites-vous que le corbynisme est mort ?

GH – Ça ne me met pas vraiment en joie de le dire, mais malheureusement le potentiel de transformation radicale du corbynisme est irréalisable dans le cadre de l’Union européenne. En privé, Corbyn est probablement favorable au Brexit, mais regardez les positions du parti travailliste aujourd’hui. D’ailleurs, il y a certaines personnes qui sont incapables de le comprendre et qui insistent sur la complexité de la situation interne du parti. Mais ce n’est pas le cas ! C’est un parti clairement très divisé, entre son aile droite qui est blairiste, particulièrement forte dans le groupe parlementaire, et un petit nombre d’activistes et de députés qui sont pour le Brexit. Le labour est en train de devenir un parti centriste, comme les libdems qui veulent annuler le Brexit à n’importe quel prix, les Tories veulent absolument le finaliser. Cette centrisation est notable. On l’observe dans les sorties des médias de l’establishment. On a vu le Financial Times publier un éditorial flamboyant en faveur de Corbyn et News Night traiter Corbyn avec un respect qu’on lui déniait complètement jusqu’ici. J’ai évidemment de la sympathie pour Corbyn, mais le fait qu’il n’ait pas été capable de négocier en interne pour canaliser les divisions est un problème majeur pour le Labour Party. Il semble assez clair aujourd’hui que la seule manière pour eux d’arriver au pouvoir est que l’explosion des Tories ait lieu avant celle du Labour. C’est triste à voir. Allen Jones a publié de très bonnes choses à ce sujet sur le site du Full Brexit. C’est triste de voir qu’il y a eu ce moment de mobilisation et de radicalité, notamment de la part des jeunes qui ont mis Corbyn au pouvoir, mais il semble aujourd’hui que cela est en train de se retourner contre les travailleurs britanniques. Ceux qui ont conduit à l’échec diront que de toute façon que les travailleurs britanniques étaient racistes, qu’il était impossible de la gagner à partir de nos positions de classe. Je pense que l’UE est le problème le plus important pour la gauche européenne et qu’il y en a trop peu dans la gauche britannique qui souhaitent comprendre ce que cela veut dire et les conséquences que cela aura sur la politique britannique.

Des européennes au Brexit : 20 ans de recompositions politiques au Royaume-Uni

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Image d’illustration

De l’introduction du scrutin proportionnel aux Européennes de 1999 à l’irruption du Brexit Party : les scrutins européens ont chamboulé le système politique britannique. Retour sur ces évolutions, accélérées ces cinq dernières années.


Les élections européennes de 1999 sont les premières élections à la proportionnelle au Royaume-Unis De nouveaux partis percent à cette occasion, comme l’UKIP avec 6,5 % des voix mais aussi les Verts avec 5,3% des voix. Grâce au scrutin proportionnel, ces partis obtiennent des élus. Ce que n’avaient pu avoir les Verts en 1989 malgré leur score de 14,5% des voix. Le vote pour ces partis devient perçu comme utile et fournit des élus européens qui leur permettent d’avoir un noyau dur de professionnels de la politique.

L’effet sur les partis traditionnel est non négligeable. Le Labour et les conservateurs passent de 59% des voix en 1999 à 48% en 2004 puis à 42,6 % des voix en 2009 avant en 2014 de remonter à 47%. Si on ajoute à ce total les libéraux démocrates, seul autre parti fortement représenté au Parlement britannique, on arrive certes à 71% en 1999 mais on tombe à 62,5% en 2004, à 56% en 2009 et enfin à 53, 6 % des voix en 2014. On note d’ailleurs que la remontée de 2014 du total des deux partis traditionnels de gouvernement s’explique par la cannibalisation des libéraux démocrates.

Les européennes ont donc habitué une proportion non négligeable des Britanniques à voter pour des partis non représentés à Westminter et a renforcé ces partis. Il s’agit de l’UKIP, parti eurosceptique de droite radicale, du BNP, parti d’extrême droite dure identitaire et raciste et des Verts sur une ligne de gauche libertaire favorable à l’Union Européenne.

Plus habituel au Royaume-Uni, le scrutin majoritaire favorise une offre politique binaire, sauf s’il existe des partis régionalistes assez forts qui peuvent s’implanter. Le parti national écossais (SNP) et le Plaid Cymru gallois ont profité tout à la fois d’une réaffirmation régionaliste celtique et de la création d’une gauche alternative au Labour. Dès 1974, ces partis ont obtenu quelques élus à la chambre des communes et se sont imposés en Écosse ou au pays de Galles comme un vote utile.

Les élections européennes de 2014 sont marquées par un séisme électoral. Ce n’est pas lié à la chute du bloc des partis traditionnels. L’important est qu’avec l’effondrement du BNP, l’UKIP franchit un cap et devient le premier parti en termes de voix. Peu après, le référendum d’indépendance en septembre 2014 obtenu par le parti national écossais polarise le débat politique en Écosse sur la question de l’indépendance. Les indépendantistes perdent avec 44.70% des voix. Le parti national écossais est le seul parti d’importance qui soutient l’indépendance de l’Écosse. Il est donc un débouché naturel pour cet électorat. Le SNP engrange des adhésions massives après le référendum et devient un  parti de masse en Écosse.

2015 ou l’élément déclencheur d’une recomposition en profondeur

Les élections de 2015 marquent un net bouleversement du paysage politique. Certes, le Labour et les conservateurs augmentent légèrement leur pourcentage de voix. Mais les libéraux démocrates disparaissent quasiment avec 8 élus et 8% des voix alors que le parti national écossais obtient 56 élus. S’il n’obtient que 4,7% des voix, son électorat est concentré en Écosse où il obtient 50% des voix. Enfin, l’UKIP n’obtient qu’un élu mais récolte 12,6% des voix.

Les analyses par classe sont encore plus intéressantes. En effet, les conservateurs gagnent un point mais en perdent 4 chez les ouvriers non qualifiés et 5 chez les ouvriers qualifiés. Au contraire, ils gagnent 4 points chez les classes moyennes et supérieures. Le Labour progresse légèrement chez les ouvriers. Enfin, avec 8% chez les classes moyennes et supérieures, 19% chez les ouvriers qualifiés et 17% chez les ouvriers non qualifiés, l’UKIP signale l’émergence d’un parti de droite radicale à l’électorat plus ouvrier que bourgeois.

L’émergence de l’UKIP signe le terme provisoire du clivage de classe comme structurant les clivages politiques en Grande Bretagne.

C’est une première au Royaume Uni pour un parti de droite. On peut relier cette force de l’UKIP dans l’électorat populaire à l’émergence locale antérieure du BNP dans certaines circonscriptions ouvrières. Celle-ci et la percée plus conséquente de l’UKIP peuvent s’expliquer par une opposition plus forte à l’UE et par des excès du modèle communautariste britannique dont témoigne de manière aiguë peu avant 2015 l’affaire de Rotherham. Si on additionne conservateurs et UKIP, ceux-ci obtiennent 51% des voix, 53% des voix chez les classes moyennes et supérieures, 51% des voix chez les ouvriers qualifiés et 44% chez les ouvriers non qualifiés. L’émergence de l’UKIP signe bien le terme provisoire du clivage de classe comme structurant les clivages politiques en Grande Bretagne.

Un Brexit qui rebat encore les cartes

Cameron a promis un référendum sur l’appartenance du Royaume Uni à l’aile eurosceptique de son parti. Il l’organise dès après les élections. Le score de l’UKIP inquiète alors les conservateurs. La campagne du référendum sur le Brexit bouleverse les appartenances partisanes. En effet, si les libéraux démocrates et les Verts s’engagent pour le Remain et l’UKIP s’engage pour le Leave, les conservateurs et les travaillistes sont profondément clivés. Le Labour prend officiellement position pour le Remain mais plusieurs députés forment un groupe en faveur du Leave. Corbyn, tout en prenant officiellement position pour le Remainn garde un profil très bas durant la campagne. Une grande partie des cadres conservateurs soutient un vote Leave, bien que la majorité reste fidèle à la position de David Cameron qui soutient un vote Remain.

Les résultats marquent une victoire pour les partisans du départ du Royaume Uni de l’Union Européenne qui obtiennent 51,89% des suffrages. Cependant, ils montrent aussi un Royaume-Uni clivé. La métropole du Grand Londres de même que l’Écosse ont voté massivement en faveur du Remain avec respectivement 60 et 62% des voix. Le clivage par classe réapparaît de manière flagrante avec 55,5% des classes moyennes et supérieures votant pour le Remain contre 63% des membres des classes populaires pour le Leave. Si la majorité de l’électorat conservateur, 59%, ont voté Leave, 64 % de l’électorat du Labour a voté Remain. C’est presque autant que les 69% de libéraux démocrates ayant voté Remain. Cela pose un réel problème au Labour d’autant que les deux tiers des circonscriptions ayant voté Labour ont quant à elles voté Leave.

Le retour trompeur d’un système partisan bipolaire classique

Dans ce contexte, les élections de 2017 traduisent une repolarisation paradoxale. En effet, depuis l’élection de Jeremy Corbyn, le Labour a connu un net tournant à gauche. Il s’est traduit par un afflux de jeunes militants qui en refont un parti de masse. Les résultats aboutissent à une repolarisation très forte avec une augmentation de 9,6 points pour le Labour et de 5,5 points pour les conservateurs. L’UKIP et les Verts s’effondrent avec 1,8% et 1,6% des voix. Cependant, bien que le Labour ait eu une nette évolution programmatique vers un discours plus à gauche, ce sont les conservateurs qui progressent le plus chez les classes populaires. Le Labour obtient 41% comme moyenne nationale mais 38,5% chez les classes moyennes et supérieures. C’est un pourcentage supérieur au score obtenu par le Labour de Tony Blair auprès du même groupe social en 1997. A l’inverse le Labour n’obtient que 41% chez les ouvriers qualifiés et 47% chez les ouvriers non qualifiés (contre 49 et 57% chez ces mêmes groupes en octobre 1974).

Si le Labour ne perd que 6 circonscriptions au profit des conservateurs et leur en prend 28, il s’agit de circonscriptions ouvrières qui furent des bastions du Labour comme Stoke-on-Trent South.

Inversement les conservateurs progressent de 12 points chez les ouvriers qualifiés ou non qualifiés et obtiennent 45% chez les ouvriers qualifiés et 38% chez les non qualifiés. Ce sont les meilleurs scores jamais atteints par les Tories auprès de ces groupes. Le Labour progresse particulièrement dans les zones ayant voté Remain et les conservateurs dans les zones ayant voté Leave.

Le vote UKIP puis le vote Leave ont pu servir de sas pour des classes populaires passant du Labour aux conservateurs. Cela est montré par les bascules de circonscriptions. En effet, le bastion historique et bourgeois de Canterbury bascule pour la première fois de son histoire au Labour. Si le Labour ne perd que 6 circonscriptions au profit des conservateurs et leur en prend 28, il s’agit de circonscriptions ouvrières qui furent des bastions du Labour comme Stoke-on-Trent South. Une circonscription que le Labour remportait avec 58.75% des voix en 1979 en pleine vague Thatcher. Le Labour est donc déchiré entre une aile souvent jeune et assez aisée favorable au Remain et un électorat ouvrier traditionnel favorable au Leave. Malgré son virage à gauche, son électorat en termes de classe sociale n’a jamais été aussi blairiste.

Vers l’intégration du Brexit comme élément structurant de la vie politique britannique

Enfin, les élections européennes récentes révèlent de nouveau le potentiel de recomposition de la vie politique britannique qu’avait révélé le Brexit et que l’élection de 2017 avait semblé enrayer. Entre temps, Nigel Farage a quitté l’UKIP, devenue un parti d’extrême droite anti-immigration et anti-islam traditionnel. Il a fondé le Brexit Party, dont le nom indique le programme.

De plus, excédé par l’absence de position pro-Remain affirmée par le Labour et par le virage à gauche de Corbyn, des députés du Labour ont fait scission. Rejoints par des députés conservateurs , ils ont fondé ChangeUK. Le Labour a en outre été affaibli par des accusations persistantes d’antisémitisme. Dans ce contexte, le Brexit Party a mené une campagne simple et efficace centrée sur Brexit means Brexit. Il cible les électeurs ouvriers du Labour ayant voté Leave ainsi que les conservateurs qui ne comprennent pas pourquoi leur parti n’est pas sorti de l’UE malgré le résultat du référendum.

Les conservateurs ont quant à eux offert un spectacle d’une division permanente, le cabinet de Theresa May étant devenu le lieu d’une guerre de tranchée entre Remainers et Brexiters. Les européennes ont marqué un triomphe pour le Brexit Party. Il obtient 30,5% de voix, soit 5 248 533 électeurs. Les partis clairement positionnés en faveur du Remain (libéraux démocrates et verts) s’en sont aussi bien sortis avec 19,6% et 11,8% des voix. Inversement, le Labour s’effondre avec 13,6% et les conservateurs subissent une déroute électorale avec 8,8% des voix. On peut enfin noter le bon score du SNP avec 37,8% des voix en Écosse. Enfin, Change UK fait un score très en dessous de ses attentes avec 3,6% et semble vouloir fusionner avec les libéraux démocrates. L’UKIP obtient un score équivalent mais ne va pas fusionner avec le Brexit Party car il occupe maintenant le créneau d’un parti d’extrême droite dure.

Certes, nous avons vu que les européennes se traduisaient depuis longtemps par des scores très inférieurs à leurs scores lors des élections générales pour le Labour et les Tories. Mais la différence est que leur base s’est tellement effondrée lors de ces élections européennes que cette fois ci le vote utile pour les élections générales pourrait être perçu comme le vote pour le Brexit Party pour les électeurs du Leave ou pour les libéraux démocrates alliés aux Verts pour les électeurs du Remain.

Les européennes ont déjà eu un impact : Change UK a implosé, la moitié des députés le quittant pour rejoindre les libéraux démocrates. Mais l’évènement le plus attendu a été l’élection partielle de Peterborough (où l’ancienne députée Labour a du démissionner suite à des affaires judiciaires). Une circonscription qui avait massivement voté pour le Leave et que le Labour avait remportée de justesse face aux Tories. Finalement et malgré des accusations d’antisémitisme à l’encontre de la candidate du Labour, celle-ci a gagné l’élection avec 31% des voix et 683 voix d’avance sur le Brexit Party. Celui-ci a affecté les conservateurs qui n’ont fait que 21% contre 29% pour le Brexit Party. Enfin, les libéraux démocrates n’ont fait que 12% (dans une circonscription peu favorable). La recomposition autour du clivage sur le Brexit semble donc se voir opposer un clivage socio économique réactivé par le Labour de Corbyn. C’est un problème vital pour les conservateurs : ils ne sont positionnés sur aucun des deux clivages. L’élection de Boris Johnson permet cependant aux conservateurs de se positionner sur un créneau favorable à un hard Brexit.

De même, le Labour tente d’imposer un clivage socio économique comme prioritaire. Il est cependant sous la pression de ses militants les plus favorables au Remain pour se positionner définitivement dans le camp du Remain. Cela force Corbyn à faire des concessions à cette aile.

L’élection partielle à Brecon et Radnoshire, dans une circonscription historiquement disputée entre les libéraux démocrates et les conservateurs se solde par une victoire des libéraux démocrates réduisant la majorité parlementaire de Boris Johnson à un siège. Mais les conservateurs obtiennent près de 40% des voix et les libéraux démocrates gagnent en grande partie grâce au soutien des verts, des régionalistes. Boris Johnson dont le parti s’envole dans les sondages pourrait faire jouer le vote utile pour siphonner le Brexit Party. Enfin, le Labour a un score anormalement bas de 5% (même dans une circonscription où il est historiquement faible) qui devrait inquiéter ses stratèges.

L’avenir de la vie politique britannique a donc 4 options : un quadripartisme aléatoire entre Brexit Party , conservateurs , Labour et libéraux démocrates (avec le SNP ayant aussi un certain nombre d’élus), un tripartisme où les conservateurs absorberaient le Brexit Party et où les libéraux démocrates seraient aussi forts que le Labour et un retour au bipartisme antérieur.

Thatchérien, leader du Brexit, ancien trader… Qui est vraiment Nigel Farage ?

Nigel Farage en 2017. © Gage Skidmore via Wikimedia Commons

Il y a quelques semaines, Nigel Farage faisait son grand retour au Parlement européen où il promettait « de revenir encore plus nombreux » avec ses soutiens. Son Brexit Party, surgi de nulle part seulement 6 semaines avant le scrutin du 26 mai, a emporté haut la main des élections européennes qui ne devaient pas avoir lieu, avec près d’un tiers des voix. Alors que le discours des travaillistes sur le Brexit ne convainc pas et que les conservateurs sont occupés à se choisir un nouveau leader pour remplacer Theresa May, Farage semble avoir un boulevard devant lui. Mais d’où vient un tel succès et quelles en sont les conséquences sur l’avenir du Royaume-Uni ?


Aux origines du Brexit Party

Sans Nigel Farage, le Brexit Party n’existerait pas. Le grand retour de l’ancien leader du UKIP n’a lieu qu’en début d’année, alors que Theresa May essuie les défaites les unes après les autres et finit par implorer Bruxelles de lui accorder plus de temps. Le parlement de Westminster est incapable de réunir une majorité sur un quelconque projet (second référendum, accord de Theresa May, sortie sans accord, union douanière, etc.) et de plus en plus de voix s’élèvent pour annuler purement et simplement le Brexit. Les Britanniques qui ont voté pour le Brexit perdent patience et se sentent trahis. Farage sent son heure venue : pendant qu’il prépare la création du Brexit Party, il renouvelle son image.

En décembre 2018, il quitte le UKIP, devenu un parti rabougri, en proie aux difficultés financières et sans leader stable. Surtout, il souhaite prendre ses distances avec le tropisme anti-musulman notoire du UKIP, qui n’a cessé de dériver toujours plus à l’extrême-droite et s’est rapproché du nationaliste Tommy Robinson, le fondateur de la milice English Defence League, plusieurs fois condamné pour ses actes. Il participe ensuite à l’organisation de la Brexit Betrayal march, qui aboutit à Londres le 29 Mars 2019, jour où la Grande-Bretagne est censée sortir de l’UE. Cette marche de deux semaines, qu’il n’effectue qu’en partie, lui permet d’attirer l’attention des caméras et de s’opposer aux parlementaires qui cherchent un compromis capable de réunir une majorité de voix. Enfin, il annonce la création du Brexit Party le 12 Avril et présente une liste de 70 candidats pour les élections européennes sur laquelle figure Annunziata Rees-Mogg, la soeur du très eurosceptique député conservateur Jacob Rees-Mogg. Le Brexit Party a également su jouer habilement de l’image confuse de Claire Fox, une ancienne militante du Revolutionary Communist Party devenue fervente défenseur des marchés libres et de la liberté d’expression, qui a été présentée comme un soutien de Nigel Farage venu de la gauche.

Les élections européennes non prévues de mai 2019 permettant aux Britanniques d’exprimer tout le mal qu’ils pensaient du Brexit ou de l’absence de sortie effective, Farage savait qu’il n’avait nullement besoin de programme. Le même message a donc été répété en boucle : la démocratie britannique est en train de mourir, les élites politiques conservatrices et travaillistes ont trahi le vote de la majorité de 2016 et préfèrent rester dans une Union européenne anti-démocratique, tandis que les alliés traditionnels de la Grande Bretagne s’attristent de voir ce grand pays être devenu si faible. Ce message très simple d’invocation de la souveraineté, du patriotisme et de la démocratie, associé à la figure emblématique de Farage, a suffi à réunir 31,6% des voix, reléguant le Labour Party de Jeremy Corbyn à la 3ème place et les conservateurs de Theresa May à la 5ème. Pour parvenir à ce résultat, Farage a complètement siphonné le UKIP (qui avait déjà réuni 26,6% des voix en 2014) et bénéficié du soutien de nombreux sympathisants conservateurs et d’une partie des électeurs travaillistes. Le discours anti-élites de Farage, lui-même élu au Parlement européen depuis 1999 et ancien trader, semble donc avoir fonctionné à plein régime. Il faut dire que l’homme n’est pas avare de critiques percutantes sur les technocrates européens non-élus, comme dans ce célèbre discours de 2010 où il accuse Herman Van Rompuy, président du Conseil européen sans aucun mandat démocratique, d’avoir le « charisme d’une serpillière humide et l’apparence d’un petit employé de banque ».

La démocratie digitale, cache-sexe du césarisme

Jusqu’à présent, Nigel Farage a très bien joué ses cartes, en focalisant son discours sur l’exigence d’un Brexit rapide et sans accord, et en se présentant comme le recours contre le bipartisme traditionnel auxquels les électeurs avaient largement fait confiance en 2017. Exit les discours anti-musulmans, anti-immigration ou pro-austérité qui caractérisaient le UKIP : le Brexit Party se pose en parti attrape-tout capable de séduire tous les soutiens du dégagisme et du Hard Brexit, quelles que soit leur affiliation idéologique. Pour y parvenir, le Brexit Party maintient le flou sur tous les autres enjeux auquel le Royaume-Uni est confronté : pauvreté galopante, désindustrialisation, logement hors-de-prix, services publics détruits… Si le parcours professionnel et politique de Farage se situe clairement du côté de la finance et du thatchérisme, il préfère donc ne plus en parler afin de maximiser ses voix.

Exit les discours anti-musulmans, anti-immigration ou pro-austérité: le Brexit Party se pose en parti attrape-tout capable de séduire tous les soutiens du dégagisme et du Hard Brexit, quel que soit leur affiliation idéologique.

En attendant la première convention du parti le 30 Juin à Birmingham où la ligne politique sur de nombreux enjeux devrait être définie, Nigel Farage fait miroiter un système de démocratie participative en ligne à ses sympathisants, de façon similaire à ce que fait le Mouvement 5 Étoiles en Italie. Non concrétisée pour l’instant, cette démocratie digitale, probablement limitée à des sujets secondaires, devrait surtout servir de façade pour dissimuler le contrôle total de Farage sur le Brexit Party, comme l’explique le chercheur Paolo Gerbaudo, déjà interrogé dans nos colonnes. Ce parti est en réalité enregistré sous le nom de l’entreprise The Brexit Party Limited et ne compte que des soutiens, pas des membres, de la même manière que le PVV de Geert Wilders. La direction du parti ne peut échapper des mains de Farage que si un conseil nommé par ses soins (qui compte actuellement 3 personnes dont Nigel Farage), le décide. Ce cadenassage absolu de l’appareil partisan lui permet de s’isoler de toute menace interne, notamment si des figures dissidentes ou trop ambitieuses émergeaient au sein de son parti, pour l’instant bâti autour de la seule personnalité de son leader. Un leader tout puissant donc, mais pas nécessairement indépendant.

Un Hard Brexit pour milliardaires

Derrière cette façade de combat pour la souveraineté et la démocratie se cache cependant la défense d’intérêts très particuliers: ceux de quelques grandes fortunes qui espèrent profiter d’un Hard Brexit pour s’enrichir. Un nom revient en particulier, celui d’Arron Banks, homme d’affaire multimillionnaire qui a fait le plus gros don de toute l’histoire politique britannique, 8,4 millions de livres sterling (environ 9 millions et demi d’euros), à la campagne Leave.EU en 2016. Après avoir déjà offert 1 million de livres à UKIP en 2014, ce spécialiste de l’évasion fiscale cité dans les Panama Papers a également financé le luxueux train de vie de Farage à hauteur d’un demi-million de livres. Chauffeur, garde du corps, voyages aux États-Unis pour rencontrer Donald Trump, maison estimée à 4 millions de livres, voiture ou encore bureau proche du Parlement : rien n’est trop beau pour son ami de longue date forcé de vivre avec les près de 9000 euros mensuels de son mandat de parlementaire européen. Farage est également proche de Tim Martin, propriétaire de la chaîne de pubs Wetherspoon qui compte 900 établissements à travers le pays. Martin, qualifié de « Brexit legend » par Farage, ne cesse lui aussi de promouvoir un Brexit dur, en distribuant des dessous de verres et un magazine gratuit (400.000 exemplaires) en faveur du Leave, mais aussi en éliminant les alcools européens de ses bars et en prenant fréquemment position pour des accords de libre-échange sauvages avec le reste du monde.

Contrairement aux élites économiques sur le continent européen, les grandes fortunes britanniques sont nombreuses à soutenir le Brexit dur défendu par Farage, mais aussi nombre de conservateurs dont Boris Johnson, favori à la succession de Theresa May. Ces ultra-riches rêvent de transformer le Royaume-Uni en « Singapour sous stéroïdes », c’est-à-dire en paradis pour businessmen, enfin débarrassés de toute régulation, notamment financière, et des rares précautions (sanitaires en particulier) qu’impose l’UE dans les accords de libre-échange qu’elle signe. En somme, une ouverture totale aux flux de la mondialisation sauvage qui achèverait ce qu’il reste de l’industrie britannique et ferait du pays un immense paradis fiscal. Le projet phare de ces Brexiters ultralibéraux est un accord de libre-échange avec les USA de Donald Trump. Le patriotisme des grandes fortunes pro-Brexit est tel que Jim Ratcliffe, magnat de la pétrochimie et homme le plus riche de Grande-Bretagne avec 21 milliards de livres qui a soutenu la sortie de l’UE, s’est récemment installé à Monaco. Pendant longtemps, ces grandes fortunes eurosceptiques construisaient leur réseau au sein des Tories, notamment à travers l’European Research Group de Jacob Rees-Mogg (la fraction la plus europhobe des parlementaires conservateurs), un excentrique héritier qui a lui aussi ouvert 2 fonds d’investissements en Irlande récemment. Désormais, ces ploutocrates préfèrent de plus en plus le Brexit Party de Farage aux conservateurs en pleine perte de vitesse.

Après les européennes, quelles conséquences à Westminster ?

Si le Brexit Party n’a pour l’instant aucun élu au Parlement britannique, cela ne l’empêche pas de peser désormais très lourd dans le jeu politique outre-Manche. Les conservateurs se savent très menacés par Farage dont le logiciel idéologique, économiquement libéral et conservateur sur les questions de société, est proche du leur. Le successeur de Theresa May, qui qu’il soit, va devoir une issue rapide à l’enlisement du Brexit qui exaspère ses électeurs s’il ne souhaite pas voir son parti marginalisé pour longtemps. Bien que le Labour Party ait moins à perdre dans l’immédiat, grâce à la ferveur de ses militants et à la confiance envers Jeremy Corbyn pour sortir du néolibéralisme, son socle électoral s’érode également. Près des deux tiers des sièges de députés travaillistes sont dans des circonscriptions qui ont choisi la sortie de l’UE en 2016, ce qui explique la poussée du Brexit Party dans les terres représentées par le Labour. Toutefois, l’hémorragie électorale des travaillistes aux européennes s’est aussi faite au profit des libéraux-démocrates, largement rejetés pour leur alliance avec David Cameron entre 2010 et 2015 et désormais fer de lance du maintien dans l’UE, et du Green Party, une formation europhile. Toutes les cartes du jeu politique sont donc en train d’être rebattues autour d’un clivage sur le Brexit où dominent les opinions radicales (maintien dans l’UE et sortie sans accord). Tant que le Brexit n’a pas eu lieu, le Brexit Party et les Lib-Dems devraient donc continuer à affaiblir le bipartisme traditionnel revenu en force à Westminster aux élections de Juin 2017.

On ne saurait toutefois être trop prudent en termes d’impact du Brexit sur le nouveau paysage politique à Westminster. D’abord car les élections européennes, et en particulier au vu du contexte dans lequel elles se sont tenues en Grande-Bretagne, ne sont jamais représentatives des intentions de vote au niveau national. Ensuite parce que le Brexit peut advenir dans les mois qui viennent, notamment si Boris Johnson accède au 10 Downing Street et parvient à trouver une majorité législative, et refermer la phase de chaos politique ouverte par Theresa May. Mais surtout, le système électoral britannique, un scrutin à un tour qui offre la victoire au candidat en tête, complique les prédictions. Certes, l’élection législative partielle de Peterborough du 6 juin dernier, où le député travailliste sortant a dû démissionner, a vu la candidate Labour l’emporter, par seulement 2 points d’avance sur son rival du Brexit Party, et a permis à Jeremy Corbyn de réaffirmer son positionnement : unir le pays autour d’une politique écosocialiste. Mais ce scrutin très médiatisé n’a même pas mobilisé la moitié des inscrits et ne peut servir de base à une stratégie électorale. Même si le socle électoral du Labour est moins exposé que celui des Tories à la menace Farage, il n’est en réalité guère plus solide, tant le mécontentement envers la position molle de Corbyn (ni no-deal, ni Remain, mais une union douanière avec l’UE) est fort. Tant qu’il se refuse à choisir entre son électorat jeune et urbain pro-Remain et son électorat populaire pro-Brexit, Jeremy Corbyn ne sera pas plus audible qu’aujourd’hui. Or, vu le succès inquiétant de Nigel Farage et l’hostilité notoire de l’Union européenne envers toute politique alternative au néolibéralisme, il est surprenant que le choix paraisse si compliqué.

« Les gilets jaunes sont la version populaire de Nuit Debout » – Entretien avec Paolo Gerbaudo

Le chercheur Paolo Gerbaudo. En fond, le Parlement grec. © Léo Balg, LVSL

Spécialiste de l’impact d’Internet sur la politique et des mouvements d’occupation de places de 2011, Paolo Gerbaudo est sociologue politique au King’s College de Londres. À l’occasion de la sortie de son troisième livre, The Digital Party, nous avons voulu l’interroger sur la démocratie digitale, le rôle du leader en politique, le Mouvement 5 Etoiles ou encore le mouvement des gilets jaunes. Retranscription par Bérenger Massard.


LVSL – Peut-être devrions nous débuter avec la question suivante : comment sont nés ce que vous appelez les partis digitaux ? Et en quoi sont-ils liés, par exemple, à Occupy ou aux indignés en Espagne, c’est-à-dire aux mouvements qui occupent les places ? Existe-t-il un idéal-type de parti numérique ?

Paolo Gerbaudo – C’est une question très intéressante. En effet, cette nouvelle génération de partis est fortement liée à la génération de mouvements sociaux apparus en 2011, notamment Occupy, Los Indignados, Syntagma en Grèce, qui ont porté de nombreux thèmes similaires à ceux de ces partis : le thème de la démocratie, la critique envers les élites, les demandes de participation citoyenne, la critique du capitalisme financier… Malgré leur puissance, ces mouvements ne parvenaient pas à atteindre leurs objectifs finaux, ce qui a donné lieu à beaucoup de discussions sur les places quant aux objectifs et aux moyens à définir. Cela a déclenché une prise de conscience autour de la nécessité de s’organiser pour lutter à plus long terme. Ainsi, je vois la création de ces partis comme une réponse à ces enjeux organisationnels, au fait que vous devez structurer la campagne des mouvements sociaux afin de la rendre plus durable.

Tweets and the Streets, premier ouvrage de Paolo Gerbaudo, publié en 2012. ©Pluto Books

Par exemple en Espagne, il y a eu tout un débat autour du slogan « Non me representam » [« ils ne me représentent pas »]. L’anarchiste l’interprète comme un rejet de la représentation sous toutes ses formes. Mais en réalité, pour beaucoup de gens, c’était quelque chose de plus complexe, qui signifiait : « Nous voulons être représentés, mais les gens qui nous représentent ne sont pas à la hauteur de la tâche. Nous voulons une bonne représentation, nous voulons être représentés par des personnes en qui nous pouvons faire confiance ». Ces nouvelles formations cherchent donc à combler ce vide de la représentation et à en renouveler les formes.

En termes de parti digital idéal, je pense que le modèle le plus pur est celui du mouvement Cinq étoiles, même s’il est en retard sur le numérique. Ils sont convaincus d’utiliser des technologies de pointe, mais ce qu’ils utilisent est assez moyen. Le nombre d’inscrits sur la plateforme est plutôt limité, mais l’idéologie du parti est très fortement imprégnée d’une utopie techniciste, qui repose sur le pouvoir participatif qu’offre la technologie. Il s’agit selon moi de l’idéal-type du parti numérique. C’est celui qui incarne le plus l’esprit populiste et la nouvelle croyance dans le pouvoir de la technologie, qui est au centre de cette génération de partis politiques.

LVSL – Ces partis digitaux semblent difficiles à définir selon les lignes idéologiques classiques, ou même selon des lignes socio-économiques comme la classe sociale, comme c’était le cas pour les partis au XXe siècle. Ils regroupent ce que vous appelez des people of the web qui appartiennent à différents groupes sociaux. Est-ce qu’il s’agit seulement de nouveaux partis attrape-tout, au détriment de la clarté idéologique ?

PG – C’est une question intéressante car pour beaucoup de gens, il y a une différence entre les partis traditionnels de gauche, qui auraient un électorat clair, à savoir la classe ouvrière, et ces nouveaux partis attrape-tout. En réalité, quand vous regardez l’histoire, le PCF en France ou le PCI en Italie ne se sont pas limités à être des partis de la classe ouvrière : environ 50% de leur électorat venait de la classe ouvrière industrielle, le reste provenait d’un mélange de petite bourgeoisie, d’intellectuels, de professions intermédiaires, etc. Il faut garder cela à l’esprit, car existe le mythe selon lequel l’ère industrielle était complètement cohérente, alors que ce n’était pas le cas.

« Ce qui caractérise les électeurs du mouvement 5 Étoiles est la précarité, notamment dans l’emploi, qu’ils travaillent dans des usines, dans les services ou dans des bureaux. »

Pour parler comme Nikos Poulantzas, ce qui est vrai est qu’il existe un nombre diversifié de segments de classe qui composent la base électorale des partis digitaux. Ils sont principalement orientés vers les jeunes qui ont un niveau d’éducation élevé et qui se servent beaucoup d’internet, ainsi que vers la classe moyenne et la classe moyenne inférieure. Bien qu’ils soient nominalement de la classe moyenne, étant donné que leurs parents en faisaient partie, ils se retrouvent souvent dans une situation de déclassement. La classe moyenne se caractérise par son patrimoine, notamment sous forme immobilière. Mais pour de nombreux enfants de la classe moyenne, l’achat d’une maison n’est plus possible, car ils souffrent de bas salaires et d’emploi précarisé. Ils paient des loyers élevés, ce qui signifie qu’ils ne peuvent épargner suffisamment pour obtenir un crédit. Ils se résignent à louer à long terme et à subir un déclassement progressif.

À côté de cela, vous avez d’autres segments de l’électorat qui sont représentés par ces partis : des pauvres, des chômeurs, des gens de la classe ouvrière. C’est donc un ensemble assez disparate, mais qui malgré sa diversité partage un mécontentement à l’égard de la situation actuelle. Par exemple, dans le cas du mouvement Cinq étoiles, certaines recherches socio-démographiques indiquent que ce qui caractérise ses électeurs est la précarité, notamment dans l’emploi, qu’ils travaillent dans des usines, dans les services ou dans des bureaux. En revanche, les électeurs du Partito democratico [parti centriste italien, au pouvoir de 2013 à 2018 avec notamment le passage Matteo Renzi, issu de la fusion des deux anciens partis d’après-guerre, la démocratie chrétienne et le parti communiste] dans les mêmes secteurs de l’économie que ceux du M5S, ont tendance à occuper des postes plus stables et plus sûrs. Cette opposition n’a pas grand chose à voir avec l’occupation d’un emploi dans tel ou tel secteur de l’économie, ou que vous soyez travailleur manuel ou intellectuel, mais plutôt avec le degré de sécurité et de stabilité de votre emploi. Ainsi, les personnes qui se sentent précarisées sont plus susceptibles de voter pour ces partis. Ce sont aussi des gens qui ont tendance à être plus jeunes, car il y a un clivage générationnel.

LVSL – Pensez-vous que les coalitions de ces partis, fondées sur les jeunes et les précaires, reposent sur un contenu idéologique commun ? En réalité, ces partis ne sont-il pas seulement des machines de guerre électorale destinées à mettre dehors le personnel politique actuel et à le remplacer, mais sans véritable programme ?

PG – C’est un autre point intéressant, dans la mesure où ces partis risquent en effet d’être incohérents sur le plan idéologique. Je dirais qu’ils ont une idéologie : elle est fondée sur la récupération de la souveraineté, la coopération, la restauration de la démocratie, la participation citoyenne, la réforme du capitalisme financier… Mais lorsqu’il s’agit d’exigences plus spécifiques, puisqu’ils sont plutôt divers du point de vue de l’appartenance de classe de leurs électeurs, les contradictions apparaissent rapidement.

Le cas de Syriza en Grèce est particulièrement éloquent. Ce n’est certes pas un parti digital à proprement parler, mais plutôt un parti populiste de gauche. Syriza a néanmoins réuni des ouvriers pauvres, des chômeurs qui n’avaient fondamentalement rien à perdre, et des secteurs de la classe moyenne qui avaient beaucoup à perdre, des comptes à vue, des propriétés immobilières libellées en euros… Donc, quand il a été question de quitter l’euro, et sans doute également l’Union européenne, bien que cette sortie ait obtenu un soutien considérable de la part des classes populaires, les classes moyennes ont vraiment eu très peur. Au final, ce sont ces derniers qui l’ont emporté en juillet 2015. C’est pourquoi il a été décidé de rester dans l’euro, en dépit de leurs difficultés et des problèmes que cela représentait pour leur pays.

Nous pouvons aussi voir cela chez Podemos, où il y a deux options idéologiques : une plus populiste et attrape-tout avec Íñigo Errejón, et une seconde plus traditionnellement de gauche radicale, poussée par Pablo Iglesias et Irene Montero. Cette dernière est fondamentalement un mélange d’extrême gauche, de radicalisme et de politique identitaire qui rebute les personnes moins politisées.

LVSL – Comment percevez-vous le Mouvement 5 étoiles qui gouverne avec la Lega depuis environ un an ? Les sondages actuels montrent que la Lega est plus populaire que son partenaire de coalition, en partie grâce de la figure de Salvini et de l’agenda anti-migrants qu’il met constamment en avant. Le M5S peut-il inverser cette tendance, c’est-à-dire mettre en place des mesures qu’il pourra vendre à son électorat ? Ou restera-t-il simplement au gouvernement pour éviter de nouvelles élections, mais sans savoir exactement où aller ?

PG – Ils ont beaucoup souffert de leur alliance avec la Lega. D’une certaine manière, la première option consistait à s’allier au Partito Democratico car ils venaient à l’origine du même espace politique. Leur base initiale était globalement celle des électeurs de centre-gauche déçus par la politique du PD. Maintenant, cette alliance oppose d’un côté un parti populiste à la structure très légère, le Mouvement cinq étoiles, et de l’autre un parti fondamentalement léniniste, à la structure très puissante et à la direction très centralisée et personnalisée, la Lega. Cette dernière a été aux affaires depuis très longtemps. Ses cadres connaissent toutes les combines et toutes les magouilles et ils les utilisent sans retenue. On pouvait donc s’attendre à ce que cela arrive. Le Mouvement cinq étoiles a poussé certaines revendications économiques, en particulier le reddito di cittadinanza [revenu de citoyenneté], de façon à avoir quelques victoires à montrer à ses électeurs. Mais cela ne suffit pas, évidemment, car cela ne résout que certains des problèmes de pauvreté et ne résout pas celui du chômage. Cela ne résout pas les problèmes de beaucoup d’autres personnes, qui ne sont peut-être pas au chômage, mais qui sont confrontées, entre autres, à de bas salaires.

« Cette alliance oppose d’une côté un parti populiste à la structure très légère, le Mouvement Cinq Etoiles, et de l’autre ce qui est fondamentalement un parti léniniste, à la structure très puissante et à la direction très centralisée et personnalisée, la Lega. »

Cela tient aussi au caractère très fluide du parti. La Lega a un récit très clair à présenter à l’électorat. Celui du M5S, globalement, est que ce sont les inscrits du mouvement qui décident. Comme si le parti n’avait aucune valeur, même substantiellement. Comme si les inscrits sur la plateforme pouvaient décider que la peine de mort est bonne ou non. On pourrait imaginer que quelqu’un lance une proposition comme « interdisons les syndicats » et que cela puisse passer après un simple vote sur la plateforme… Donc cela les rend très faibles lorsqu’il s’agit de former une alliance avec un parti plus structuré comme la Lega.

Autre fait intéressant : Salvini a néanmoins compris qu’il ne pouvait pas pousser trop loin son conflit avec le M5S. Il a dernièrement essayé de menacer de quitter le gouvernement sur la question du projet de ligne à grande vitesse qu’il soutient, le Lyon-Turin. C’était assez intéressant de voir les réactions sur Facebook. D’habitude la page de Salvini, peut-être la plus grosse page Facebook d’Europe en ce qui concerne les personnalités politiques, est une base de fans inconditionnels qui boivent ses paroles. Cependant, au cours de ce conflit, et à mesure que devenait réelle la possibilité d’une rupture au sein du gouvernement, il a reçu de nombreuses critiques de la part de ses partisans : « si vous faites ça, vous êtes un traître, si vous faites ça, nous ne vous suivrons plus ». Ces critiques ne se cantonnaient pas à cette question du Lyon-Turin. Elles s’expliquent plutôt par la popularité globale du gouvernement, qui se présente comme un gouvernement de changement. D’une certaine manière, Salvini est enfermé dans son alliance avec le M5S. Son électorat ne veut pas qu’il revienne vers Berlusconi.

LVSL – En France, il y avait en 2017 deux mouvements ou partis qui reprenaient certains aspects des partis digitaux : la France Insoumise de Jean-Luc Mélenchon et En Marche ! d’Emmanuel Macron. Tous deux avaient, du moins au début, des structures très faibles et des dirigeants très puissants au sommet. Comment analysez-vous ces deux partis, après deux ans d’existence ?

PG – À l’origine, la France Insoumise est un exemple très réussi de parti numérique, qui a été capable de recruter rapidement un demi-million de personnes. Par rapport au Mouvement cinq étoiles, où les membres sont supposés pouvoir décider de n’importe quoi et même de présenter des propositions de loi, la démocratie numérique de la France Insoumise est plus limitée. Mais quelque part, le système décisionnel de la France Insoumise est plus honnête : il est plus sincère de dire que les membres peuvent avoir leur mot à dire, mais pas sur absolument tout. Par exemple, lors de la préparation de l’élection de 2017, il y a eu deux phases. D’abord, la contribution sous forme de texte ouvert : tout partisan de la France insoumise pouvait envoyer un texte avec ses propositions, après quoi une équipe technique, celle qui a produit les livrets thématiques, analysait la récurrence de certains termes ou propositions dans ces textes. Puis, la base intervenait de nouveau pour donner la priorité à une mesure parmi une dizaine. C’est une intervention limitée, mais c’est peut-être mieux ainsi, car le leadership est une réalité et le restera.

En fait, c’est un mensonge envers les électeurs que de dire qu’il n’y a pas de chef et qu’ils ont un contrôle total. C’est ce que le Mouvement cinq étoiles tente de faire. Ils disent qu’il n’y a pas de chef, seulement des porte-paroles du mouvement, qu’il n’y a pas d’intermédiation en tant que telle, que tout vient de ce que les gens proposent… Pour moi, ce récit ne correspond pas à la réalité. Il vaut mieux avoir un processus de prise de décision participatif plus limité, mais plus clair et plus transparent. La France Insoumise s’est un peu éloigné de cela et a évolué vers un parti plus traditionnel depuis, où les grandes décisions sont plutôt prises lors de consultations internes. Par exemple, il n’y a pas eu de primaires en ligne pour les élections européennes, ce qui me semble être un pas en arrière.

Quant au mouvement En Marche !, il n’a aucun élément de démocratie numérique, juste une stratégie adaptée aux réseaux sociaux : leur plate-forme ne sert qu’à créer des groupes locaux, à coordonner leurs actions, envoyer les membres ici ou là pour diverses activités. Il n’y a aucun lieu où les membres disposent réellement d’une voix sur les décisions importantes. Il n’a pas d’élément démocratique, c’est du top-down autoritaire.

LVSL – Dans votre livre, vous dîtes que l’appareil du parti est court-circuité par une relation beaucoup plus désintermédiée entre les militants et un hyper leader. Vous expliquez que, lorsqu’il y a des votes internes dans ces partis du numérique, la plupart des membres adoptent au final la position de leader. Pourquoi ?

PG – Il y a un certain nombre d’exemples de leadership fortement personnalisé au sommet, qui base son pouvoir sur la célébrité sur les médias sociaux. Par exemple, AOC (Alexandria Ocasio Cortez) est une célébrité, elle a une audience sur les réseaux sociaux, avec 3 millions d’abonnés sur Twitter. Même chose pour Salvini. Ces leaders sont avant tout des célébrités sur les médias sociaux. Cette célébrité a un pouvoir énorme, c’est de cela qu’ils tirent leur autorité. Ils agissent comme des influenceurs ou des youtubeurs, un peu comme Kim Kardashian et toutes ces célébrités, nous racontant tout ce qu’ils font, ce qu’ils mangent, ce qu’ils cuisinent, qui ils rencontrent, où ils vont en vacances. Salvini est incroyable : il n’est au Parlement que 2% du temps, il n’est presque jamais au Ministère de l’Intérieur, car il voyage constamment pour des raisons de campagne.

Pourquoi ? Parce qu’il parcourt le pays, se présente à de nombreux meetings, filme des vidéos, des livestreams… C’est une sorte de campagne permanente, qui ne finit jamais. Pourquoi ? Parce que nous vivons à une époque où il y a beaucoup de méfiance à l’égard des organisations collectives et des bureaucraties… C’est l’idéologie dominante, le néolibéralisme, qui nous a appris à ne pas faire confiance aux bureaucrates, ces figures sombres qui prennent des décisions à huis clos dans des salles pleines de fumée. Donc les gens sont plus enclins à faire confiance aux individus, aux personnalités auxquelles ils s’identifient. Ils pensent pouvoir leur faire confiance, car ils peuvent les voir directement, les suivre jour après jour. D’une certaine façon, il n’y a aucun moyen d’échapper à ce phénomène. Ce fut également la raison du succès de Bernie Sanders, de Jeremy Corbyn, de Mélenchon. Tout cela met avant tout l’accent sur l’individu. Pour la gauche, cela soulève des questions épineuses car le collectif devrait passer avant les individus. Et en même temps, tactiquement, on ne peut rien faire, on ne peut s’affranchir de cette réalité.

LVSL – Depuis quelques années, les primaires se sont multipliées en Europe, parfois même des primaires ouvertes où les non-membres du parti peuvent voter pour choisir le leader pour les prochaines élections. Par nature, ces primaires personnalisent la politique et ignorent l’appareil du parti. Est-ce un outil de démocratisation des partis ou un moyen de donner le pouvoir à des célébrités ?

PG – C’est un phénomène qui a une certaine histoire maintenant. Beaucoup de politologues décrivent un tournant plébiscitaire depuis une vingtaine d’années, non seulement dans le fait de recourir à un référendum sur des questions spécifiques comme le Brexit, mais aussi de manière plus générale. Dans le passé, par exemple dans les partis socialistes ou communistes, vous élisiez votre représentant local, puis de ces représentants locaux émergeait un congrès ou une convention nationale. Et cette assemblée était émancipée vis-à-vis du leader, du comité central, du trésor, etc. Aujourd’hui, on considère que toutes ces sphères doivent être élues de manière directe. Donc, est-ce démocratique ou pas ?

Je pense que bon nombre de ces représentants, ces figures intermédiaires, ne se préoccupent plus que d’eux-mêmes, se sont autonomisés, détachés de la circonscription locale qu’ils sont censés représenter. Pourquoi ? Parce que la participation aux réunions locales est très faible et principalement dominée par des activistes zélés qui ne représentent pas vraiment l’électorat. En fait, la base est devenue un peu trop paresseuse pour assister aux réunions. Lui permettre d’élire directement ses dirigeants, plutôt que de passer par des représentants qui ne sont pas représentatifs, garantit une meilleur respect de la volonté des membres.

On l’a vu dans le parti travailliste [du Royaume-Uni, ndlr], c’était assez paradoxal : Ed Miliband [prédecesseur de Jeremy Corbyn, candidat perdant aux élections de 2015] avait décidé de baisser le tarif des cotisations à seulement 3 livres pour vaincre définitivement la gauche, fortement dépendante des syndicats qui ont votes collectifs dans le parti ; ils votent pour tous leurs membres. Donc, en ouvrant le parti, Miliband pensait attirer des individualistes de classe moyenne qui voteraient pour des gens comme lui. En fait, ce fut exactement le contraire : plus de 60%, une majorité écrasante, ont choisi Corbyn. Et désormais, nous assistons à une lutte entre Corbyn et les adhérents contre les couches intermédiaires du parti. La machine du parti ne supporte pas d’être contrôlée par des adhérents dotés de pouvoirs.

Pour moi, ce qui est important, c’est que seuls les membres du parti puissent voter, pas comme avec le Partito Democratico [qui a récemment organisé sa primaire ouverte] où tout le monde peut voter. Là, c’est très dangereux : cela signifie que des personnes extérieures au parti peuvent le manipuler… La primaire du Parti Démocrate a réuni plus de 1,5 million de personnes. Cela ressemble à une grande réussite démocratique, mais cela contribue-t-il à forger une identité cohérente à ce parti ? Au minimum, nous devrions faire comme aux États-Unis, où les gens, même s’ils ne sont pas membres, doivent s’enregistrer en tant que Démocrates ou Républicains. Au moins, vous vous prémunissez des manipulations de personnes extérieures au parti.

LVSL – Que ce soit en Espagne, en France ou en Italie, les partis numériques, même s’ils ont bénéficié de la haine envers les élus sortants, ont plutôt bien réussi aux élections ces dernières année. Cependant, beaucoup de gens qui rejoignent ces partis ne se mobilisent pas vraiment à long terme, tandis que nous assistons à un déclin, du moins dans les sondages, du M5S, de la France Insoumise ou de Podemos. Les partis numériques sont-ils condamnés, comme les partis pirates, à n’être que des bulles temporaires ?

PG – Je pense qu’ils vont continuer à exister pendant un certain temps, tout simplement parce qu’une fois qu’un parti dépasse 20% ou même moins, il y a une inertie. Il est extrêmement difficile de créer et de consolider de nouveaux partis. Les systèmes partisans sont parmi les systèmes les plus immuables de nos sociétés. Dans n’importe quel système politique, d’une manière générale, de nouveaux partis n’émergent que tous les 40 ans. La dernière vague comparable a peut-être été celle de 1968, avec la formation de nouveaux partis de gauche, comme les partis verts, etc. Une fois fondés, il leur faut un élément majeur pour que les partis disparaissent. Et si déclin il y a, il est plutôt lent.

The Digital Party, dernier livre de Paolo Gerbaudo. ©Pluto Books

Très honnêtement, j’ignore où va le Mouvement cinq étoiles. La situation est extrêmement fluide dans le monde entier à présent, et donc très imprévisible. En France, nous verrons peut-être quelque chose de similaire au M5S, qui représenterait les revendications du mouvement des gilets jaunes. Dans le fond, il faut tout d’abord un élément de rupture pour qu’arrive une nouvelle génération de partis. Même si, intrinsèquement, cette nouvelle génération de partis est pleine de problèmes et de contradictions internes qui menacent leurs performances à long terme.

 

LVSL – À propos des gilets jaunes : dans un entretien avec Novara, vous expliquiez qu’à l’inverse du M5S, ils avaient une approche bottom-up plutôt que top-down. Les gilets jaunes sont résolument en faveur de plus de démocratie, ce sur quoi ils sont presque tous d’accord, et ils rejettent également tout type de leadership ou de structure. Comment analysez-vous ce mouvement ?

PG – Pour moi, cela ressemble beaucoup aux mouvements des places et à la vague Occupy de 2011, mais en plus populaire et plus col bleu que ces mouvements. Les mouvements de 2011 étaient en quelque sorte très novateurs car ils adoptaient une identité populiste en cessant de faire appel aux gens avec un langage minoritaire. Ils disaient : « Nous sommes la majorité, nous voulons représenter tout le monde sauf les super riches ». Les gilets jaunes suivent complètement cette vague. En comparaison, Nuit Debout était très bourgeois, très urbain, très parisien, et n’a pas percé en dehors de Paris ou dans les circonscriptions ouvrières. D’une certaine manière, les gilets jaunes sont la version plus populaire de Nuit Debout.

« Les mouvements de 2011 étaient très novateurs car ils adoptaient une identité populiste, ils cessaient de parler aux gens en termes minoritaires et disaient « nous sommes la majorité, nous voulons représenter tout le monde sauf les super-riches. » Les gilets jaunes suivent complètement cette vague. »

Ils contestent très vivement le président et le système de pouvoir, tout en formulant des revendications très concrètes, qui, au fond, concernent des problèmes de fin de mois. Ils ne se préoccupent pas des droits civils, et l’environnement est vu comme une chose abstraite… Leurs revendications concernent le salaire minimum, la limitation des impôts qui punissent les pauvres, les services publics, l’interventionnisme de l’État… Donc c’est principalement un populisme progressiste, qui récupère une part de la social-démocratie des Trente Glorieuses. Ces gens veulent plus de démocratie et veulent avoir leur mot à dire dans les décisions qui les concernent. Toni Negri a beau les percevoir comme une sorte de multitude de gens qui veulent une autonomie par rapport à l’État, c’est exactement le contraire. Ils veulent de l’État, mais pas de celui-ci [rires].

LVSL – Le rejet du leadership et de la structuration fait-il passer le mouvement à côté de tout son potentiel ? Les gilets jaunes veulent plus de démocratie directe, font des sondages sur Facebook, les porte-paroles ne se déclarent jamais leaders… Où conduira cet horizontalisme ?

PG – Dans certains domaines, c’est très horizontal, comme les petits groupes où ils se coordonnent, où pratiquement tout le monde peut prendre la parole… Mais ils ont aussi des leaders tel qu’Eric Drouet. On peut parfois penser qu’il n’y a pas de chef parce qu’il n’y a pas qu’un seul dirigeant. Mais c’est faux, le leadership peut être polycentrique, avec une multitude de dirigeants qui représentent différentes factions du mouvement ; c’est précisément ce qui s’est passé avec les gilets jaunes. Ils ont différentes sections, groupes, sensibilités, donc les leaders parlent à différentes catégories de personnes qui appartiennent au mouvement.

En fin de compte, c’est le rituel des marches du samedi et des ronds points qui maintient la cohérence. Il n’y a pas besoin d’un chef pour vous dire quoi faire car vous marchez chaque samedi jusqu’à l’acte 1000… C’est comparable aux mouvements des places, qui n’avaient pas besoin d’un leadership centralisé car un rituel était instauré : le rassemblement sur des places publiques. D’une certaine façon, les places ou les marches du samedi se substituent au chef. Mais cela ne signifie pas qu’il n’y a pas de leaders : de fait, il y a des gens qui ont essayé de créer des partis en dehors du mouvement.

LVSL – Il y a eu quelques tentatives, mais chaque fois que cela a été fait, presque tout le monde a immédiatement dit que ces personnes ne représentaient pas les gilets jaunes.

PG – Oui, parce que le passage au parti est souvent un processus assez laborieux, qui ne peut émerger du mouvement lui-même. Le mouvement est une chose et le parti en est une autre. Par exemple, Podemos est arrivé trois ans après les Indignados et était principalement constitué de personnes peu impliquées dans ces mouvements, même si elles avaient sympathisé avec celui-ci. Néanmoins, Podemos a réussi à se présenter comme représentant plus ou moins la sensibilité des indignés. Il en va de même pour le Mouvement cinq étoiles, issu des manifestations anti-corruption, anti-Berlusconi et en partie anti-mondialisation initiées par Grillo auparavant, et qui se présente comme le représentant de ces mobilisations. Les conséquences à long terme du mouvement des Gilets jaunes sur la scène politique prendront donc un certain temps à se manifester.