L’économie grippée : vers un coronakrach ?

Commerzbank © jankolar

Alors que la bourse a connu deux krachs boursiers dans la même semaine, les marchés financiers semblent avoir retrouvé une certaine forme de normalité. Faux calme, car comme sur le plan sanitaire, la durée ainsi que les conséquences à moyen terme de la crise du coronavirus ne sont pas encore connues. Les mesures prises par les autorités frappent là encore par leur manque de vue, alors que la machine économique interrompue met en péril le système financier, incapable de s’auto-réguler. Une crise sans précédent est à redouter.


Les symptômes d’une crise économique

Une semaine de tous les records. Après avoir dévissé de -8,39% lundi 9 mars, la plus forte baisse depuis la crise de 2008, la bourse de Paris a fait une rechute jeudi 12 mars, enregistrant la plus forte baisse de son histoire (-12,28%). Ce jeudi noir est pourtant intervenu avant les mesures fortes prises par plusieurs États. Depuis, les évolutions hiératiques montrent que les marchés financiers n’avaient pas encore totalement intégré les effets du coronavirus. 

En effet, la première secousse provenait davantage de la crise pétrolière, conséquence indirecte de la mise à l’arrêt d’une partie de l’économie mondiale, mais qui obéit davantage à une logique géopolitique. Ce choc a frappé de plein fouet les banques, révélant, malgré les discours sur la transition du secteur financier, la grande sensibilité de ce secteur aux activités pétrolières, très gourmandes en capital. En revanche, la seconde vague correspondait plutôt aux annonces faites successivement par la FED, puis la BCE, pour rassurer sur les conséquences économiques du coronavirus et qui se sont révélées insuffisantes. Depuis les cours oscillent entre espoirs et doutes, tandis que les prix du pétrole plongent, entraînant avec eux les banques qui sont encore très engagées dans les industries carbonées.

Le VIX, autrement appelé “indicateur de la peur” car il mesure les fortes variations de prix, a atteint son plus haut niveau depuis la crise de 2008.

Cette volatilité sur les marchés témoigne de l’incertitude totale dans laquelle le système économique se trouve plongé. Les évolutions hiératiques des indices boursiers, passant d’un jour à l’autre d’une baisse à une hausse l’illustrent. Autre exemple, le VIX, autrement appelé “indicateur de la peur” car il mesure les fortes variations de prix, a atteint son plus haut niveau depuis la crise de 2008 (3). Tous les indicateurs sont au rouge, mais le pire est à venir. Avec la consommation réduite au minimum, la contraction des échanges liées à la fermeture des frontières, la contagion à l’économie réelle sera inévitable. Pour en mesurer l’ampleur, les grèves de décembre forment un bon aperçu, quoique limité. En effet, contrairement à ce qu’évoquaient les commentateurs d’alors, le pays était loin d’être bloqué. Par ailleurs, durant la grève de décembre, une partie de la consommation s’était reportée sur la vente en ligne qui sera, selon toute vraisemblance, elle aussi fortement réduite. En tenant également compte de l’impact sur le tourisme, qui représente 7,4 % du PIB (4), et du commerce international qui représente tout de même 2,6 % du PIB (5), il est possible d’estimer l’impact sur le PIB. Chaque mois d’interruption représenterait une baisse nette d’environ 32 Md€, soit une perte de 1,33 % de PIB par mois, supérieure à celle annoncée par le gouvernement pour l’année (6). En réalité, les pertes seront vraisemblablement plus importantes car elles s’étaleront dans la durée, toucheront bien d’autres secteurs, et auxquelles il faut ajouter l’écart avec la croissance prévisionnelle 2020 prévue en décembre 2019 à 1,1 % (7).

Par ailleurs, l’emploi en CDD et en intérim, qui représentait 3 millions d’emplois fin 2019 (8), est potentiellement menacé par l’incertitude économique, et pourrait considérablement faire augmenter le chômage. Naturellement tous ces emplois ne sont pas directement mis en cause, mais cela constitue une approche potentielle pour intégrer les CDI rompus à la suite de faillites. Par ailleurs, toutes ces personnes risquent hélas d’être exposées aux conséquences de la réforme de l’assurance chômage, désormais prévue pour septembre (9).  

L’économie en maladie chronique

Cette paralysie de l’économie va faire exploser les risques déjà présents en y faisant ressortir les fragilités chroniques. La contagion va passer principalement par le niveau d’endettement des acteurs privés, qui a atteint ces dernières années des records (10), avec une croissance particulièrement importante en France. Il s’agit de la faiblesse intrinsèque de notre modèle économique, qui repose encore principalement sur le crédit pour alimenter la production et la consommation. Ce modèle de fonctionnement n’est pas préparé à un arrêt brutal. Il nécessite une circulation des fonds régulière dans l’économie pour affronter les échéances de prêt, ce qui reste le principal souci des pouvoirs publics à cette heure. 

Le libre marché sans intervention de l’État n’est pas du tout préparé à un mouvement brusque et imprévu. En effet, les investissements sur les marchés, tout comme les prêts reposent sur des anticipations : il s’agit d’engager des fonds en fonction d’un prévisionnel de revenus futurs, et de s’assurer de sa bonne réalisation. Ainsi, ces dernières années, les cours des actions ont grimpé, compte tenu d’anticipations favorables sur l’évolution des cours, entretenant ainsi la hausse par le jeu de l’offre et de la demande. Le même phénomène intervient sur le marché immobilier, où les agents acceptent un prix élevé avec la perspective d’une revente à un niveau plus élevé. Naturellement en cas de renversement de tendance, ce commerce des promesses, pour reprendre l’expression de Pierre-Noël Giraud, s’interrompt brutalement, et le cycle haussier s’inverse. 

Le libre marché sans intervention de l’État n’est pas du tout préparé à un mouvement brusque et imprévu.

Ces difficultés inhérentes au système capitaliste en régime libéral sont accentuées par les difficultés accumulées ces dernières années. En effet, en réponse à la crise de 2008, puis à celle des dettes souveraines, les banques centrales ont mené des politiques actives d’encouragement à l’endettement, par des taux proches de zéro et l’injection de liquidités dans le bilan des banques pour favoriser les prêts, 2700 Md€ cumulés pour la BCE en 2020 (11). Ces politiques ont conduit les entreprises et les particuliers à s’endetter, attirés par les taux bas. En France, le niveau d’endettement des agents privés a atteint 135,4 % du PIB en fin d’année 2019, bien au-delà de l’endettement public, atteignant ainsi un des niveaux des plus élevés d’Europe. Ce mur de dettes, contractées au moment où les perspectives de remboursement étaient favorables, risque de se fissurer d’un seul coup, faute pour les emprunteurs de pouvoir assumer leurs charges. 

La politique des banques centrales a également contribué au gonflement des prix sur les marchés financiers. D’une part, la politique de taux bas a contribué à rendre les actions attractives comparées aux obligations, aux titres de dettes privés, dont le rendement diminuait. D’autre part, les liquidités injectées qui ne trouvaient pas de débouchés sous forme de crédit aux entreprises sont venues alimenter un cycle spéculatif sur les marchés, sans commune mesure avec les perspectives de développement de l’économie. C’est aujourd’hui cette dynamique qui explique la baisse brutale des cours. 

La crise de 2008 avait également conduit les décideurs à prendre des décisions visant à sécuriser le secteur bancaire, et à éviter un nouveau sauvetage par l’argent public. Il est vraisemblable que ces mesures seront insuffisantes. En effet, les standards internationaux exigent désormais que les banques conservent une réserve de fonds propres de 10,5 % de leurs risques estimés, contre 8% avant la crise. Toutefois, le niveau des risques, matérialisés par les défauts de remboursements, risque d’exploser avec les difficultés des entreprises face à l’interruption de leur activité, et des particuliers frappés par une perte de revenus. Or ces réserves, quoique plus élevées, sont disponibles à l’issue d’une période où la rentabilité des banques, en particulier européennes, s’est effondrée, contrairement à 2008. Ces dernières ont vu leurs revenus rognés par la baisse des taux d’intérêt qui a comprimé les marges, tout en subissant la concurrence des banques en ligne. Dans le même temps, leurs coûts fixes ont connu une progression régulière, notamment sous l’effet d’investissements informatiques ou en conformité suite à des sanctions. Les données sont spectaculaires : le rendement des capitaux propres pour le secteur bancaire était de 15 % en 2005 et 2006, il n’a pas dépassé les 5 % en Europe entre 2011 et 2016 (12). Ainsi, les réserves constituées par les banques ces dernières années suffiront peut-être à essuyer le choc immédiat, mais leur niveau déjà réduit de rentabilité leur laisse peu de marges de manœuvre pour en affronter les effets à moyen et long terme.

De la même façon, les États qui sont intervenus massivement en 2008 et en ont subi le contrecoup quelques années plus tard ne s’en sont pas remis. L’endettement public, tant aux États-Unis qu’en Europe, n’a fait qu’augmenter ces dernières années. Pour l’heure les États continuent de bénéficier de conditions d’emprunts favorables, permettant de financer les mesures d’urgence. Mais ce climat risque de s’interrompre brutalement sous le double effet de l’alourdissement des dépenses, et surtout du tarissement des recettes, faute d’activité économique.

Des innovations financières aggravent les risques

Enfin, le système financier reste la victime de sa formidable capacité d’innovation. Deux exemples pour l’illustrer : le développement ces dernières années du trading haute fréquence, et le développement d’un nouveau produit de financement des banques, les contingent convertibles bonds (co-co). 

Ainsi, ces dernières années, les traders ont été remplacés par des ordinateurs, de plus en plus puissants, permettant des opérations de plus en plus rapides. Il représente aux Etats-Unis au moins 50 % des volumes échangés (13). Cette activité est fondée sur des algorithmes qui prennent des décisions automatiques à partir des statistiques passées et obéissant à des règles de décision de plus en plus complexes. S’il existe des règles dédiées en cas d’effondrement des cours, le trading haute fréquence a sa part dans la panique actuelle, à travers son action pro-cyclique. En effet, toutes les théories sur l’autorégulation du marché sont invalidées par les mouvements en période de crise, où la baisse des cours appelle la baisse des cours. Les ordinateurs et l’intelligence artificielle n’ont pas fait encore preuve de leur supériorité sur les décisions humaines. Ils accompagnent le mouvement général de baisse, en considérant qu’il vaut mieux vendre le premier avant que les prix ne baissent davantage. 

Une nouvelle fois le système financier est pris à son propre piège.

De la même façon, la crise de 2008 avait été amplifiée par l’innovation financière, et les opérations de titrisation pour lesquelles les investisseurs n’avaient pas pris la bonne mesure du risque sous-jacent. Une nouvelle fois le système financier est pris à son propre piège. Les cocos, contingent convertibles bonds sont des titres de dette perpétuelle. À échéance régulière, l’émetteur peut décider de renouveler la dette (d’où son statut de perpétuelle) ou bien la convertir en capital (d’où son statut de convertible), dès lors que certaines conditions financières sont réunies (d’où la notion de contingent). Ces produits ont été prisés par les banques qui pouvaient ainsi émettre des dettes qui étaient assimilables à du capital auprès des régulateurs en raison de leur statut convertible, pour répondre aux exigences légales. Les investisseurs ont été eux été particulièrement friands de ce type de produits, mieux rémunérés qu’une dette classique en raison du risque de transformation en capital, attiré par de meilleurs rendements sur un marché où les taux d’intérêt étaient réduits. 

Mais depuis son lancement en 2009, aucune banque n’a eu à convertir ces titres en capital, rendant possible la perte totale de l’investissement en cas de dégradation des conditions de marché. Dans la situation actuelle, et pour affronter les difficultés à venir, les titres risquent d’être intégrés par les banques pour renforcer leurs fonds propres. Les investisseurs sont ainsi exposés à une perte de 160 Md€ (14), certainement pour l’heure sous-estimée. Pourtant, un premier cas emblématique s’est manifesté le 11 mars, la Deutsche Bank, qui était déjà en difficulté avant la crise, ayant annoncé ne pas rembourser un titre de 1,25 Md$, ce qui pourrait être le début d’une longue série (15)

Des réponses qui présentent déjà leurs limites

La réaction des banques centrales et des États, qui ont tardé à prendre la pleine mesure de la situation sanitaire et de ses effets économiques, s’avère en être en décalage avec les vrais risques. Les mêmes outils qu’en 2008 ont été employés, alors qu’ils ont largement été usés depuis lors, et qui plus est de façon non concertée. En effet, la priorité a été d’injecter des liquidités sur le marché et d’en libérer auprès des banques afin d’assurer la continuité des marchés. Si cette arme était nécessaire à très court terme, elle n’est pas adaptée aux enjeux. Contrairement à 2008, il ne s’agit pas d’une crise financière qui risque de se propager à l’économie réelle, mais l’inverse. Faute d’activité réelle, les circuits financiers risque de fonctionner à vide. 

Bien que l’Union Européenne soit revenue, cas de force majeure, sur nombre de ses dogmes, il reste que les outils disponibles sont pensés dans un cadre libéral de fonctionnement normal du marché. Ils sont devenus caducs.

Le virus risque donc de provoquer une crise non de liquidité mais de solvabilité. Il s’agit de déterminer à quel moment les actifs d’une entreprise, incluant les perspectives de revenus futurs ne suffisent plus à assumer ses coûts. Il s’agira donc moins de rétablir la confiance entre les établissements bancaires mais de savoir quelles entreprises seront capables de survivre à ce défaut d’activité. En effet, les capacités de production seront trop limitées pour rattraper le manque à gagner lié au confinement, en particulier dans les secteurs les plus exposés tels que le tourisme. Par ailleurs, cette situation pourrait se révéler fatale aux entreprises disposant de faibles marges, ou qui rencontraient déjà des difficultés. 

Cette politique risque également d’être limitée par le retour de l’inflation. En effet, à l’issue de la période de confinement, l’épargne constituée par les ménages va se heurter à une machine productive désorganisée, ce qui risque de faire monter les tensions inflationnistes. À ce moment-là, les banques centrales seront face à un dilemme : ou bien maintenir des taux bas et accepter de laisser filer la hausse des prix, ou bien obéir au dogme de la stabilité monétaire en relevant les taux, et en prenant le risque d’aggraver les difficultés de l’économie en rémission. 

Synthèse des mesures prises par les banques centrales et les États aux États-Unis et en France

Or les décideurs ne semblent pas avoir pris la mesure complète de cette situation. En prenant des mesures pour faciliter le crédit, ou en leur permettant de reporter des charges, ils tentent de faire gagner du temps à des entreprises qui auront in fine besoin d’argent. Ces outils risquent au contraire d’aggraver la situation, alors que la question sera de savoir quelle entreprise sera en capacité de survivre. Si la lance à incendie est utile pour combattre le feu, elle devient en effet contre-productive en cas d’inondation. Ce doute risque plus sûrement de gripper le système financier, faute de certitude sur les capacités de remboursement des entreprises. Par ricochet les banques seraient à leur tour menacées, la question étant de savoir à quel niveau s’étaleront les pertes sur les crédits pour chacun des établissements. 

Bien que l’Union Européenne soit revenue, cas de force majeure, sur nombre de ses dogmes, il reste que les outils disponibles sont pensés dans un cadre libéral de fonctionnement normal du marché. Ils sont devenus caducs. En effet, si l’on croit que les marchés sont efficients, il est alors nécessaire de se protéger simplement contre des défaillances individuelles, mais il n’existe pas de risque systémique possible. Dès lors, les outils de secours en banque ont été pensés en cas de difficulté d’un seul établissement, mais non dimensionnés en cas de difficulté structurelle du secteur. De la même façon, le mécanisme européen de stabilité, doté à ce jour de 410 Md€ (16) et qui constitue un fond de secours à échelle européenne, ne permettra pas de secourir l’ensemble des pays qui progressivement se referment. 

La fermeture temporaire des marchés, ou de ses compartiments les plus spéculatifs, limiterait pour un temps la panique, de même que certains comportements opportunistes. Si l’économie tourne au ralenti, il est malsain que la finance ne soit pas mise en quarantaine.

Pourtant, en acceptant que les marchés soient sortis d’un fonctionnement normal, des mesures pourraient être prises. Ainsi, comme demandé depuis plusieurs jours, la fermeture temporaire des marchés, ou de ses compartiments les plus spéculatifs, limiterait pour un temps la panique, de même que certains comportements opportunistes (17). Si l’économie tourne au ralenti, il est malsain que la finance ne soit pas mise en quarantaine. Dans ce type de période, la taxe sur les transactions financières, pourtant tant décriée, devrait être relevée, pour rendre plus coûteux les mouvements de capitaux de court terme, et notamment brider le trading haute fréquence. Enfin, alors que la période des assemblées générales d’entreprises semble irrémédiablement compromise, il serait nécessaire d’annuler la politique de distribution de dividendes. Cela éviterait que les mesures publiques de soutiens aux entreprises ne bénéficient à des actionnaires soucieux de compenser leurs pertes sur les cours de bourse. Surtout, cette mesure mettrait à disposition des entreprises environ 50 Md€ pour renforcer leurs capitaux propres (18), soit le double des mesures prises actuellement par le gouvernement. Ces mesures immédiates en appellent également d’autres sur le long terme, plus structurelles, en nationalisant les industries stratégiques et en engageant un vrai plan de relance écologique. 

 

  1. https://www.francetvinfo.fr/sante/maladie/coronavirus/l-article-a-lire-pour-comprendre-la-guerre-petroliere-qui-fait-tousser-les-places-financieres-sur-fond-de-coronavirus_3858713.html
  2. https://www.lesechos.fr/finance-marches/banque-assurances/les-banques-francaises-exposees-a-la-chute-du-petrole-1184295
  3. https://www.lepoint.fr/economie/retraite-epargne/bourse-la-folle-histoire-de-l-indice-de-la-peur-11-03-2020-2366753_2440.php
  4. https://www.economie.gouv.fr/cedef/statistiques-officielles-tourisme
  5. https://www.tresor.economie.gouv.fr/Articles/2c7eaae5-7a97-4cbf-9d85-7ae9b05b36fd/files/7cba2edc-fd9a-430c-a92f-12514424b6cb – page 26
  6. https://www.capital.fr/entreprises-marches/recession-en-vue-pour-la-france-le-pib-devrait-chuter-de-1-alerte-bruno-le-maire-1364904
  7. https://www.capital.fr/economie-politique/la-prevision-de-croissance-de-la-france-revue-en-forte-baisse-pour-2020-1357862
  8. https://www.insee.fr/fr/statistiques/4314980 – figure 3
  9. https://www.lefigaro.fr/social/muriel-penicaud-annonce-le-report-de-la-reforme-de-l-assurance-chomage-20200316
  10. https://www.usinenouvelle.com/article/l-endettement-prive-bat-un-record-en-france.N879790
  11. https://www.franceculture.fr/emissions/la-bulle-economique/que-feriez-vous-avec-2400-milliards-deuros
  12. https://publications.banque-france.fr/baisse-de-la-rentabilite-depuis-2005-les-banques-francaises-tirent-leur-epingle-du-jeu?fbclid=IwAR3UQ6Qag0vY7fLJAi6nPPeTOVfjmMJ4U5m4HQR7ocUsQnwmICfJnKV_H_8
  13. https://www.centralcharts.com/fr/gm/1-apprendre/5-trading/16-automatique/312-l-impact-du-trading-haute-frequence
  14. https://www.bloomberg.com/quicktake/contingent-convertible-bonds
  15. https://www.reuters.com/article/us-deutsche-bank-bonds/deutsche-bank-opts-not-to-redeem-1-25-billion-of-debt-next-month-idUSKBN20Y29K
  16. https://www.lemonde.fr/international/article/2020/03/20/coronavirus-l-ue-prend-la-decision-inedite-de-suspendre-les-regles-de-discipline-budgetaire_6033897_3210.html
  17. https://www.franceculture.fr/economie/faut-il-aussi-confiner-la-bourse
  18. https://www.lemonde.fr/economie/article/2020/01/09/ruissellement-de-dividendes-sur-le-cac-40_6025280_3234.html

 

Usine Luxfer à Gerzat : l’impérative réouverture face à la crise du COVID-19

L’entrée du site de l’usine de Luxfer à Gerzat dans le Puy-de-Dôme © Axel Peronczyk

La reprise de l’activité sur le site de l’entreprise multinationale Luxfer Gas Cylinders à Gerzat (63), dans l’agglomération de Clermont-Ferrand, pourrait bien s’avérer vitale dans le contexte de la crise sanitaire que nous traversons. Les salariés de cette usine fabriquaient en effet des bouteilles d’oxygène médical pour les hôpitaux, ainsi que des bonbonnes de gaz pour les pompiers. Mais ce savoir-faire indispensable a été abandonné au profit de la rentabilité par la multinationale anglaise. Retour sur l’histoire récente d’une aberration qui nous coûte aujourd’hui des vies face à l’épidémie de coronavirus. 


L’urgence d’agir pour sauver des vies

À l’heure où nos hôpitaux manquent cruellement de moyens humains et matériels pour assurer la continuité de ce service public vital, les bonbonnes d’oxygène fabriquées par Luxfer sur le site de Gerzat seraient tout sauf accessoires. L’usine de Gerzat, c’est d’abord 136 vies de salariés chamboulées par autant de licenciements après une lutte acharnée de plus de 15 mois pour la préservation des emplois locaux et la défense de l’intérêt général. Mais, devant la vitesse de propagation du virus Covid-19, le nombre de vies en danger pourrait encore augmenter si cette usine ne reprenait pas son activité.

Les bouteilles d’oxygène fabriquées sur le site de Luxfer à Gerzat sont indispensables pour les patients hospitalisés. Si des malades du Covid-19 sont à l’hôpital et bénéficient de l’assistance d’un respirateur sur place, cet appareil électronique est branché à un réseau d’air oxygéné qui se trouve aussi sur place. Dans ce cas, pas besoin de bouteilles d’oxygène médical. En revanche, au moindre déplacement d’un patient, d’un service à un autre, ou bien d’un hôpital à un autre (comme c’est le cas dans les hôpitaux où il y a saturation), il faut obligatoirement que celui-ci soit équipé d’une bouteille, car il n’est plus raccordé au réseau d’air oxygéné lors du déplacement. Sans cette bouteille, le patient ne peut plus respirer correctement, voire même ne plus respirer du tout. À noter : les bouteilles de Luxfer sont aussi utilisables pour l’oxygénothérapie, une pratique à laquelle il y a de fortes chances que beaucoup de patients recourent, du fait des séquelles qui nécessiteront un traitement, à vie ou provisoire selon les cas, après avoir été touchés par le Covid-19. Il s’agit de petites bouteilles portatives que l’usine Luxfer était seule à fabriquer en Europe.

Les bouteilles d’oxygène médical peuvent se remplir et se vider. Toutefois, s’il y a trop peu de bouteilles par service hospitalier, les bouteilles disponibles doivent être remplies plus fréquemment, ce qui constitue une perte de temps précieux. Cela peut créer des difficultés supplémentaires. Dans le cas où il faudrait, par exemple, déplacer 50 patients d’un coup vers un hôpital militaire, et où l’on ne disposerait que de 20 bouteilles, il faudrait faire des choix : soit effectuer plusieurs trajets (deux et demi dans cette hypothèse), ou bien choisir quel patient fera le trajet avec une bouteille.

Le Ministère de l’économie et des finances, lors d’une rencontre avec les ex-salariés de Luxfer à Gerzat, a été incapable de décrire l’état du stock de bouteilles d’oxygène médical, ni même d’indiquer si ce stock pouvait permettre de faire face à l’épidémie. En revanche, Axel Peronczyk, délégué du personnel CGT du site de Gerzat, est certain d’une chose : la direction de Luxfer a créé volontairement une pénurie de bouteilles d’oxygène médical pour pouvoir vendre des produits de plus basse qualité et augmenter ses prix de 12 %, à tel point que l’entreprise a pris 18 mois de retard dans la vente de bouteilles aux hôpitaux. Air Liquide, l’entreprise intermédiaire qui remplit les bouteilles que Luxfer produit, a dit dans un communiqué qu’elle « [travaille] en étroite collaboration avec les autorités pour accroître la production d’appareils d’assistance respiratoire », qui sera multipliée par deux en mars, et pourra être quadruplée d’ici juin si nécessaire. Cependant, il est impossible de savoir si Air Liquide pourra produire suffisamment, vu que la production des bouteilles ne dépend pas d’elle. Désormais, depuis que l’usine de Gerzat a fermé ses portes et que ses salariés ont été licenciés, elle dépend d’autres fournisseurs. Seulement trois entreprises fournissent l’Europe, sans compter Luxfer : la compagnie turque MES Cylinders, la société américaine Catalina Cylinders, et AMS Composite Cylinders, une firme taïwanaise. Il est cependant impossible de savoir si ces entreprises seront en mesure de continuer à assurer la production durant cette période de crise sanitaire.

Bouteilles d’oxygène médical de tailles diverses à destination des hôpitaux © Axel Peronczyk

L’ARRÊT DE L’ACTIVITÉ ET LES LICENCIEMENTS : UNE ABERRATION ÉCONOMIQUE AUX CONSÉQUENCES DÉSASTREUSES

L’usine de Gerzat est à l’arrêt depuis mai 2019. Le motif économique des licenciements apparaissait alors injustifié car l’entreprise était très rentable : ses bénéfices étaient même en augmentation de 55 %. À cette injustice s’ajoute celle des conséquences sur l’emploi : la multinationale n’ayant pas respecté ses obligations d’accompagnement des personnes licenciées, ce sont à peine 15 % des 126 salariés licenciés dans un premier temps (sur 136 au total) qui ont retrouvé un emploi, la moitié de ceux-ci étant précaires et, pour la plupart, situés à plus de 30 kilomètres du domicile des ex-salariés. Les dix salariés qui restaient alors, représentants syndicaux dont les licenciements avaient été auparavant interdits par l’Inspection du Travail, ont finalement reçu un courrier daté du 6 février 2020 de la part du Ministère du Travail qui a décidé d’annuler la décision et d’autoriser leur licenciement.

LA MENACE DE DESTRUCTION DE L’USINE PAR LA DIRECTION

Face à la résistance des salariés, l’entreprise Luxfer a voulu détruire l’outil de production, pourtant encore opérationnel, et ce malgré un carnet de commandes plein. En réaction, les salariés ont décidé d’occuper nuit et jour leur usine pour faire valoir leurs droits et sauver leur outil de travail. La destruction n’a pas eu lieu grâce aux salariés qui l’ont dénoncée, car en plus de condamner les vies des salariés, cette destruction aurait pu menacer celles des habitants à proximité. Comme le rappelait Axel Peronczyk, délégué du personnel CGT, lors d’une manifestation le 31 janvier dernier, la destruction aurait pu provoquer une crise sanitaire comparable à l’incendie de Lubrizol. En effet, l’usine est pleine de produits inflammables, d’huile, d’amiante, sans oublier qu’elle se situe à proximité d’un cours d’eau. Les conséquences environnementales et sanitaires auraient pu être désastreuses.

Axel Peronczyk, délégué du personnel CGT, à Gerzat lors d’une manifestation le 31 janvier, qui alerte sur l’éventuelle destruction de l’usine par la direction de Luxfer et le risque de crise sanitaire © Romain Lacroze

Finalement, une inspection de la Direction régionale de l’environnement, de l’aménagement et du logement (DREAL) a confirmé le risque sanitaire que les salariés avaient dénoncé. Par ailleurs, une procédure a été initiée contre la multinationale devant la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des Fraudes (DGCCRF) pour abus de position dominante.

LA REPRISE DE L’ACTIVITÉ, SEULE ISSUE RAISONNABLE

Malgré des bénéfices records et l’argent du CICE (Crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi) que l’entreprise touchera même après les licenciements, les dirigeants anglais de Luxfer ont justifié les licenciements économiques sous prétexte de compétitivité, une disposition prévue par la « Loi travail » de 2016.

De leur côté, afin de garder des emplois sur place, les salariés ont dû se mettre à la recherche d’un moyen pour reprendre l’activité : ils ont proposé un projet de reprise en SCOP (société coopérative et participative) à leur direction, lequel aurait permis de commencer avec dix emplois, et de monter progressivement à 55, de conserver l’activité originelle tout en se diversifiant, mais la direction l’a balayé d’un revers de la main sans s’y intéresser.

Les ex-salariés de Luxfer à Gerzat lors d’une manifestation le 31 janvier portant une banderole où il est écrit « Luxfer, l’État complice » © Romain Lacroze

L’État, de son côté, n’a encore rien fait de concret dans le sens de la reprise d’activité, sauf un début de recherche de repreneur via la structure Business France, mais cela n’a encore donné aucun résultat.

En tout cas, une chose est sûre : aujourd’hui l’usine est toujours à l’arrêt, l’outil de travail et les salariés sont prêts, le savoir-faire intact et indispensable dans cette crise sanitaire pour sauver des vies. Les ex-salariés demandent la « nationalisation définitive de l’usine pour un redémarrage immédiat », dans une pétition du 20 mars sur le site Change.org adressée au président de la République, Emmanuel Macron, et au ministre de l’Économie et des Finances, Bruno Le Maire.

Le coronavirus n’est pas la cause de la crise financière mais son élément détonateur

©geralt. Licence : CC0 Creative Commons.

Les grands médias affirment de manière simplificatrice que la chute généralisée des bourses de valeur est provoquée par le coronavirus. Or, ce n’est pas l’épidémie qui constitue la cause de la crise ; elle n’en est qu’un élément détonateur. Tous les facteurs d’une nouvelle crise financière sont réunis depuis plusieurs années, au moins depuis 2017-2018. Dans cette atmosphère saturée de matières inflammables, une étincelle pouvait à tout moment provoquer une explosion financière.


La chute des cours boursiers était prévue bien avant que le coronavirus fasse son apparition. Le cours des actions et le prix des titres de la dette (appelés aussi obligations) ont augmenté d’une manière totalement exagérée par rapport à l’évolution de la production au cours des dix dernières années, avec une accélération au cours des deux ou trois dernières années. La richesse du 1 % le plus riche a aussi fortement crû car elle est largement basée sur la croissance des actifs financiers.

La chute des cours boursiers intervient suite à une revente massive des actions. Les grands actionnaires ont préféré être les premiers à vendre afin d’obtenir le meilleur prix possible avant que le cours des actions ne baisse très fortement. De grandes sociétés d’investissements, de grandes banques, de grandes entreprises industrielles et des milliardaires ont donné l’ordre à des traders de vendre une partie des actions ou des titres de dettes privées (c’est-à-dire des obligations) qu’ils possèdent afin d’empocher les 15 % ou 20 % de hausse des dernières années. Peu importe si cela entraîne un effet moutonnier de vente : l’important, à leurs yeux, est de vendre avant les autres. Cela peut provoquer un effet domino et dégénérer en une crise généralisée – une éventualité que les actionnaires ont à l’esprit, et dont ils pensent se tirer sans trop de dommages, comme cela s’est passé pour un grand nombre d’entre eux en 2007-2009. C’est le cas, aux États-Unis, des deux principaux fonds d’investissement et de gestion d’actifs BlackRock et Vanguard, qui ont parfaitement supporté la crise financière , de même que Goldman Sachs, Bank of America, Citigroup ou les GAFAM, etc.

Un autre élément important est à souligner : la vente des actions concerne aussi celles des entreprises privées, ce qui provoque une chute de leur cours et entraîne la chute des bourses. Or dans le même temps, les actionnaires achètent des titres de la dette publique considérés comme des valeurs sûres. C’est notamment le cas aux États-Unis où le prix des titres du trésor états-unien a augmenté suite à une demande très forte. À noter qu’une augmentation du prix des titres du trésor qui se vendent sur le marché secondaire a pour conséquence la baisse du rendement de ces titres. Les acheteurs de ces titres du Trésor sont disposés à un faible rendement, car ce qu’ils cherchent, c’est la sécurité à un moment où le cours des actions des entreprises est en baisse. En conséquence, il faut souligner qu’une fois de plus, ce sont bien les titres des États qui sont considérés comme les plus sûrs – malgré la rengaine médiatique bien connue concernant la supposée crainte des marchés à l’égard des titres publics.

Depuis un peu plus d’une trentaine d’années, c’est-à-dire depuis l’approfondissement de l’offensive néolibérale et de la grande déréglementation des marchés financiers [1], les actionnaires réduisent la part qu’ils investissent dans la production et augmentent la part qu’ils mettent en circulation dans la sphère financière (y compris dans le cas d’une firme « industrielle » emblématique comme Apple). C’est ce qui s’est produit au cours des années 1980, débouchant sur la crise du marché obligataire de 1987. C’est ce qui s’est produit une nouvelle fois à la fin des années 1990, débouchant sur la crise des dot-com et d’Enron en 2001. C’est ce qui s’est encore produit entre 2004 et 2007, débouchant sur la crise des subprimes, des produits structurés et une série de faillites retentissantes dont celle de Lehman Brothers en 2008. Cette fois-ci, les actionnaires ont principalement spéculé à la hausse sur le prix des actions en bourse et sur le prix des titres de la dette sur le marché obligataire (c’est-à-dire le marché où se vendent les actions des entreprises privées et les titres de dettes émis par les États et d’autres pouvoirs publics). Parmi les facteurs qui ont entraîné la montée extravagante des prix des actifs financiers (actions en bourses et titres des dettes privées et publiques), il faut prendre en compte l’action des grandes banques centrales depuis la crise financière et économique de 2007-2009 [voir cet article à ce sujet].

Ce phénomène ne date donc pas du lendemain de la crise de 2008-2009 : il est récurrent dans le cadre de la financiarisation de l’économie. Le système capitaliste avait aussi connu des phases importantes de financiarisation tant au 19e siècle que dans les années 1920, ce qui avait abouti à la grande crise boursière de 1929 et la période prolongée de récession des années 1930. Puis le phénomène de financiarisation et de déréglementation a été en partie muselé pendant 40 ans suite à la grande dépression des années 1930, à la Seconde Guerre mondiale et à la radicalisation des luttes sociales qui s’en est suivie. Jusqu’à la fin des années 1970, le monde n’a pas connu de grande crise bancaire ou boursière. Elles ont fait leur réapparition quand les gouvernements ont fait sauter les réglementations qu’ils imposaient aux actionnaires.

Ceux-ci, considérant que le taux de rentabilité qu’ils tirent de la production n’est pas suffisant, développent des activités financières qui ne sont pas directement liées à la production. Cela ne veut nullement dire qu’ils abandonnent la production, mais qu’ils développent proportionnellement davantage leurs placements dans la sphère financière que leurs investissements dans la sphère productive. Ce développement de la sphère financière augmente le recours à l’endettement massif des grandes entreprises.

Le capital fictif est une forme du capital qui se développe exclusivement dans la sphère financière sans véritable lien avec la production [voir l’encadré ci-dessous]. Il est fictif au sens où il ne repose pas directement sur la production matérielle.

Qu’est-ce que le capital fictif ?

 

« Le capital fictif est une forme de capital (des titres de la dette publique, des actions, des créances) qui circule alors que les revenus de la production auxquels il donne droit ne sont que des promesses, dont le dénouement est par définition incertain ». Entretien avec Cédric Durand réalisé par Florian Gulli, « Le capital fictif, Cédric Durand », La Revue du projet.

Selon Michel Husson, « le cadre théorique de Marx lui permet l’analyse du « capital fictif », qui peut être défini comme l’ensemble des actifs financiers dont la valeur repose sur la capitalisation d’un flux de revenus futurs : « On appelle capitalisation la constitution du capital fictif » [Karl Marx, Le Capital, Livre III]. Si une action procure un revenu annuel de 100 £ et que le taux d’intérêt est de 5 %, sa valeur capitalisée sera de 2000 £. Mais ce capital est fictif, dans la mesure où « il ne reste absolument plus trace d’un rapport quelconque avec le procès réel de mise en valeur du capital » [Karl Marx, Le Capital, Livre III]. Michel Husson, « Marx et la finance : une approche actuelle », À l’Encontre, décembre 2011.

Pour Jean-Marie Harribey : « Les bulles éclatent quand le décalage entre valeur réalisée et valeur promise devient trop grand et que certains spéculateurs comprennent que les promesses de liquidation profitable ne pourront être honorées pour tous, en d’autres termes, quand les plus-values financières ne pourront jamais être réalisées faute de plus-value suffisante dans la production. » Jean-Marie Harribey, « La baudruche du capital fictif, lecture du Capital fictif de Cédric Durand », Les Possibles, N° 6 – Printemps 2015.
Lire également François Chesnais, « Capital fictif, dictature des actionnaires et des créanciers : enjeux du moment présent », Les Possibles, N° 6 – Printemps 2015.

Pour Cédric Durand, enfin : « Une des conséquences politiques majeures de cette analyse est que la gauche sociale et politique doit prendre conscience du contenu de classe de la notion de stabilité financière. Préserver la stabilité financière, c’est faire en sorte que les prétentions du capital fictif se réalisent. Pour libérer nos économies de l’emprise du capital fictif, il nous faut engager une désaccumulation financière. Concrètement, cela renvoie bien sûr à la question de l’annulation des dettes publiques et de la dette privée des ménages modestes, mais aussi à la diminution des rendements actionnariaux, ce qui se traduit mécaniquement par une diminution de la capitalisation boursière. Ne nous y trompons pas, de tels objectifs sont très ambitieux : ils impliquent inéluctablement de socialiser le système financier et de rompre avec la liberté de circulation du capital. Mais ils permettent de saisir précisément certaines conditions indispensables pour tourner la page du néolibéralisme. » Cédric Durand, « Sur le capital fictif, Réponse à Jean-Marie Harribey », Les Possibles, N° 6 – Printemps 2015 : https://france.attac.org/nos-publications/les-possibles/numero-6-printemps-2015/debats/article/sur-le-capital-fictif

Le capital fictif souhaite capter une partie de la richesse issue de la production sans « mettre les mains dans le cambouis », c’est-à-dire sans passer par des investissements directs dans la production (sous la forme d’achat de machines, de matières premières, de paiement de la force de travail humaine sous la forme de salaires, etc.). Le capital fictif constitue une action dont le possesseur attend qu’elle donne un dividende. Il achètera une action Renault si celle-ci promet un bon dividende mais il pourra aussi revendre cette action pour acheter une action General Electric ou Glaxo Smith Kline ou Nestlé ou Google si celle-ci promet un meilleur dividende. Le capital fictif est aussi une obligation de dette émise par une entreprise ou un titre de la dette publique. C’est également un dérivé, un produit structuré… Le capital fictif peut donner l’illusion qu’il génère par lui-même des profits tout en s’étant détaché de la production. Les traders, les brokers ou les dirigeants des grandes entreprises sont ainsi convaincus qu’ils « produisent »… jusqu’à ce qu’une crise brutale éclate et une masse de capitaux fictifs reparte en fumée (chute des cours boursiers, chute des prix sur le marché obligataire, chute des prix de l’immobilier…).

Lorsqu’une crise éclate, il faut effectuer une distinction entre l’élément détonateur d’une part (aujourd’hui, la pandémie du coronavirus peut constituer le détonateur), et les causes profondes d’autre part.

Ces deux dernières années ont vu un ralentissement très important de la production matérielle. Dans plusieurs grandes économies comme celles de l’Allemagne, du Japon (dernier trimestre 2019), de la France (dernier trimestre 2019) et de l’Italie, la production industrielle a reculé ou a fortement ralenti (Chine et États-Unis). Certains secteurs industriels qui avaient connu un redémarrage après la crise de 2007-2009 comme l’industrie de l’automobile sont rentrés dans une très forte crise au cours des années 2018-2019 avec une chute très importante des ventes et de la production. La production en Allemagne, le principal constructeur automobile mondial, a baissé de 14 % entre octobre 2018 et octobre 2019 [2]. La production automobile aux États-Unis et en Chine a également chuté en 2019, de même en Inde. La production automobile chute fortement en France en 2020. La production d’un autre fleuron de l’économie allemande, le secteur qui produit les machines et les équipements, a baissé de 4,4 % rien qu’au mois d’octobre 2019. C’est le cas également du secteur de la production des machines-outils et d’autres équipements industriels. Le commerce international a stagné. Sur une période plus longue, le taux de profit a baissé ou a stagné dans la production matérielle, les gains de productivité ont aussi baissé.

En 2018-2019, ces différents phénomènes de crise économique dans la production se sont manifestés très clairement, mais comme la sphère financière continuait de fonctionner à plein régime, l’illusion demeuraient intacte : la situation restait globalement positive, et ceux qui annonçaient une prochaine grande crise financière s’ajoutant au ralentissement marqué dans la production, n’étaient rien d’autre que des oiseaux de malheur.

Malgré le fait que la production réelle a cessé en 2019 de croître de manière significative ou a commencé à stagner ou à baisser, la sphère financière a continué son expansion : les cours en bourse ont continué d’augmenter, ils ont même atteint des sommets, le prix des titres des dettes privées et publiques a continué sa progression vers le haut, le prix de l’immobilier a recommencé à croître dans une série d’économies, etc.

Dans le même temps, les gouvernements prolongeaient une politique d’austérité qui entraînait une réduction des dépenses publiques et des investissements. La conjonction de la chute du pouvoir d’achat de la majorité de la population et la baisse des dépenses publiques a entraîné une chute de la demande globale : en conséquence, une partie de la production ne trouvait pas de débouchés suffisants, ce qui a entraîné en retour une baisse de l’activité économique [3].

La crise du système mondial est multidimensionnelle : crise économique, crise commerciale, crise écologique, crise de plusieurs institutions internationales essentielles au maintien de l’ordre global dominant (OMCOTANG7, crise dans la Fed – la banque centrale des États-Unis –, crise dans la Banque centrale européenne), crise politique dans des pays importants (notamment aux États-Unis entre les deux grands partis de l’oligarchie), crise de santé publique, crises militaires…

L’abolition des dettes illégitimes, cette forme de capital fictif, doit s’inscrire dans un programme beaucoup plus large de refonte du système dominant.

 

Notes :

[1Voir Éric Toussaint, Bancocratie, 2014, chapitre 3 « De la financiarisation/dérèglementation des années 1980 à la crise de 2007-2008 ».

[2L’industrie automobile allemande emploie 830 000 travailleurs et 2 000 000 d’emplois connexes en dépendent directement (Source : Financial Times, « German industrial output hit by downturn », 7-8 décembre 2019).

[3Concernant l’explication des crises, parmi les économistes marxistes, « deux grandes « écoles » se font face : celle qui explique les crises par la sous-consommation des masses (la surproduction de biens de consommation) ; et celle qui les explique par la « suraccumulation » (l’insuffisance du profit pour poursuivre l’expansion de la production des biens d’équipement). Cette querelle n’est qu’une variante du vieux débat entre les partisans de l’explication des crises par « l’insuffisance de la demande globale » et ceux de l’explication par la « disproportionnalité ». » Ernest Mandel. La crise 1974-1982. Les faits. Leur interprétation marxiste, 1982, Paris, Flammarion, 302 p. À la suite d’Ernest Mandel, je considère que l’explication de la crise actuelle doit prendre en compte plusieurs facteurs qu’on ne peut pas la réduire à une crise produite par la surproduction de biens de consommation (et donc une insuffisance de la demande) ou bien par la suraccumulation de capitaux (et donc l’insuffisance du profit).

Crise sanitaire : Pour un nouvel imaginaire politique commun

https://health.mil/News/Articles/2020/02/06/MHS-prepared-to-support-interagency-coronavirus-response

À la suite de l’allocution présidentielle du 16 mars dernier, et plus globalement dans le contexte sanitaire imposé par l’épidémie de Coronavirus, un nouveau discours national est installé au plus haut niveau de l’État. Ce discours, teinté d’urgence et de consignes de confinement, n’a pourtant de sens que s’il dépasse le temps présent et installe une nouvelle réalité politique en France et en Europe.


 

Pas de nouveau discours sans nouvel imaginaire

Il n’est pas d’aliénation de liberté qui ne fasse naître de nouvelles formes de résistance. Les mouvements sociaux récents pour l’égalité femme / homme sont le parfait exemple d’une prise de conscience sociale qui précède souvent un discours politique dont l’aveuglement conduit à n’opposer en dernière instance que des formes de violence verbale ou physique.

À ce titre, les interdits à la liberté de déplacement, bien que nécessaires face au risque de propagation, doivent ouvrir la voie à une réflexion plus globale de chacun sur les causes et plus précisément sur l’indifférence politique face à un système à la dérive.

Il ne s’agit pas là de la résistance de ceux qui, égoïstement, ne respectent pas les règles de confinement, mais d’une résistance face à un discours politique de gestion de crise qui avoue les limites du système libéral sans en remettre en cause l’existence.

 

Ne pas céder au discours d’urgence

Les interventions médiatiques de la classe politique placent des dizaines de millions de Français en position de spectateurs passifs d’injustices sociales, qui se veulent plus saillantes en temps de crise. Beaucoup se satisfont des mesures d’autorité pourtant prises de façon tardive et dans un moment où l’accumulation des morts ne rend plus soutenable le déni de réalité.

Néanmoins, la qualité de notre modèle et de nos dirigeants doit être jugée à travers la capacité à anticiper ces risques en projetant un modèle de société. Le manque de vision et d’empathie humaine conduit notre classe politique actuelle à rendre caduque toute capacité à porter un projet politique partagé et annihile le pouvoir d’action de chaque membre du corps social.

Si la vitesse dévastatrice de cette crise était difficile à prévoir, il faut s’inquiéter de la réponse que notre système est à même de lui opposer.

Étrangler les finances de l’hôpital public pendant des années pour ensuite ériger ses soignants en héros de la nation est signe de contradictions aussi insoutenables que dangereuses entre discours et action politique.

Réforme du travail, des retraites, de l’école, de la santé, etc. – les attaques à l’encontre de l’État-providence sont légions depuis le tournant néolibéral des années 1980. Le politique a laissé le marché s’introduire dans les moindres interstices des politiques régaliennes au cœur de la régulation de la vie des citoyens.

Il est indispensable de changer le rapport au temps de l’action politique et ne pas céder aux discours d’urgence qui obstruent la projection sur un nouveau modèle économique et social. Replacer la situation dans le temps long pour mieux appréhender le réel, c’est refuser l’indifférence face à un discours d’urgence qui oublie les causes de la crise pour se concentrer sur ses conséquences.

C’est le démantèlement de l’hôpital public qui a créé le chaos, bien plus que les réfractaires au confinement ou encore les routiers qui, s’ils ne circulent pas, ne peuvent livrer les denrées aux citoyens.

La manipulation du discours appelle à la lucidité car elle fausse le rapport au réel et empêche la prise de conscience indispensable, à savoir que cette crise sanitaire n’est que l’expression d’un libéralisme qui tue le corps social à petit feu depuis des années.

 

La réalité au-delà des commentaires

La crise sanitaire est un miroir d’une implacable vérité pour les inégalités sociales qui traversent une société de plus en plus morcelée. Ces inégalités sont saillantes face aux conditions de confinement, à l’accès au chômage partiel ou même au télétravail, essentiellement réservé aux professions intellectuelles.

La plupart des médias rendent aujourd’hui visibles ces discriminations qui exposent plus que jamais les précaires à des dangers mortels. Elles ne sont pourtant pas nouvelles et sont inhérentes au modèle libéral qui détruit les modèles de solidarité entre les individus.

Lors de ses dernières allocutions, le président de la République a adopté une posture nouvelle en se plaçant en défenseur d’un État-providence à la française, qu’il participe pourtant depuis des années à démanteler. Cette transformation linguistique brutale ne doit pourtant pas laisser présager un changement de paradigme politique et économique réel.

Le peu de prise de conscience face aux dangers de la financiarisation de l’économie, à laquelle avait conduit la crise financière de 2008, est un souvenir à garder en tête.

Cibler la finance comme ennemi du commun n’avait alors essentiellement servi que le discours du futur président, lequel s’était emparé de la détresse sociale créée par la crise pour en faire un argument de campagne et l’abandonner aussitôt une fois élu.

Cet épisode témoigne parfaitement du danger d’abandonner aux élites le discours d’indignation quand ils ne prétendent l’incarner que pour assouvir une volonté de pouvoir.

Si le coronavirus est inédit, la force latente de la crise écologique, que préfère ignorer la classe politique européenne, témoigne de son aveuglement et du peu de sympathie qu’elle témoigne envers l’humanité. Et il est plus que jamais nécessaire d’écrire le destin de notre époque sans prendre le risque de l’abandonner une fois de plus à des stratèges politiques qui ne connaissent de sympathie que pour le pouvoir.

 

S’emparer du récit pour la construction d’un nouvel imaginaire commun

Les multiples balbutiements du modèle néolibéral depuis des années montrent que les continuités sont très fortes, même en période de crise.

Ainsi, l’indignation est stérile si elle n’est que pur rejet. Un travail fécond doit nous mener à une réflexion collective sur la compréhension de la réalité de ce système et du discours de ses porte-paroles. Dire la vérité des effets du néolibéralisme sur notre modèle de société est une façon de lui résister et de s’indigner de la façon dont nos gouvernants font face à ce qui se joue bien au-delà de la crise sanitaire.

L’après-crise sera un moment décisif et les prises de paroles politiques se multiplient dès aujourd’hui pour expliquer que rien ne sera jamais plus comme avant. Abandonner le discours au personnel politique comporte pourtant le risque que, précisément, tout continue toujours comme avant.

La société dans son ensemble doit donc se saisir d’un nouveau projet et résister à l’indifférence face au monopole de la parole politique. Développer un discours d’indignation collectif doit permettre à chacun de retrouver sa capacité d’exercer son pouvoir politique.

Les applaudissements tous les soirs aux fenêtres témoignent de notre sensibilité collective face à la souffrance des malades et au courage de nos soignants. Émergent ainsi de nouvelles formes de solidarité, nourries par une empathie partagée.

Appuyons-nous sur ces nouvelles sensibilités pour envisager l’action de long-terme. La politisation des individus passe par la libération de toutes les paroles, unique moyen de remettre du commun dans notre modèle.
Les canaux de communication modernes et les nouveaux médias peuvent devenir durant le confinement les moyens de la création d’un nouvel imaginaire collectif.

Le confinement, par les renoncements auquel il oblige, est un moment idéal pour que chacun s’interroge sur ses réels besoins afin de s’accomplir dans la sphère privée, celle du travail, l’espace social. Le ralentissement imposé de la vie est une formidable opportunité pour revenir à une forme de mesure de l’essentiel et ainsi d’exiger sans transiger un nouvel idéal de société.

Ce travail de chacun, son expression et son partage, annoncent les prémices permettant de faire émerger les nouveaux fondements de notre modèle de société et d’asseoir son discours.

L’heure n’est pas à la polémique face à l’ampleur de la crise, mais au soutien à ceux qui font face à ses effets les plus meurtriers. Toutefois, le temps est offert à chacun pour s’interroger sur notre système afin d’empêcher que l’exception ne devienne la règle.

Après l’épidémie, nous n’oublierons pas

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© Markus Spiske

Nous y voilà, confinés chez nous, sans pouvoir sortir sinon pour aller au travail, chez le médecin, faire des courses ou un footing. Ces mesures de restriction de liberté sont acceptées au nom de la lutte contre un virus qui a le potentiel de faire des centaines de milliers de morts. Il fallait les adopter, et il faut s’y tenir. Pour autant, n’oublions pas la longue liste des incompétences et des abus criants de l’équipe gouvernementale, et sachons les rendre comptables de leurs très nombreux manquements. Florilège.


La principale crainte du corps médical vis-à-vis de l’épidémie actuelle de Covid-19 est l’engorgement des services de réanimation. Nous n’oublierons pas que la capacité d’accueil des hôpitaux a été réduite ces vingt dernières années au nom de l’austérité budgétaire. L’hôpital public a perdu 22% de ses lits entre 1998 et 2018. Le secteur privé, pour sa part, a perdu 13% de ses lits [1]. Nous n’oublierons pas qu’alors que l’épidémie nous tombe dessus, les personnels hospitaliers étaient en grève depuis plus d’un an, réclamant plus de moyens, demandant des recrutements, partageant leur épuisement, racontant leur dégoût de ne pouvoir faire correctement un métier qu’ils ont choisi et qu’ils aiment. Nous n’oublierons pas qu’ils sont allés jusqu’à démissionner en masse de leurs fonctions administratives pour réclamer un changement [2]. Nous n’oublierons pas que comme des millions d’autres, au nom de leur profession ou en tant que citoyens, ils sont descendus dans la rue pour dire leur colère et ont été accueillis par des gaz, des matraques, et une indifférence totale du gouvernement.

Nous n’oublierons pas Agnès Buzyn, partie de son ministère au début de la crise pour s’engager dans une campagne électorale perdue d’avance. Nous n’oublierons pas qu’elle est partie après avoir assuré à la France que tout allait bien, que l’épidémie resterait en Chine et que le système de santé était prêt. Nous n’oublierons pas qu’elle a menti au lieu de préparer l’arrivée de l’épidémie en France, mais qu’à la question « Qu’est-ce que je vais faire de ma vie ? », qu’elle se pose face au journaliste qui la questionne, elle répond « Ministre un jour, médecin toujours. À l’hôpital on aura besoin de moi, il va y avoir des milliers de morts » [3].

Nous n’oublierons pas que l’on nous a envoyé voter la veille de l’annonce d’un confinement généralisé, pour un premier tour dont la validité légale est questionnée dans la mesure où le second tour ne le suit pas d’une semaine [4]. Nous n’oublierons pas le ton martial et culpabilisateur sur lequel on s’est adressé à nous, alors que le gouvernement a mis des semaines à envoyer un message clair sur la dangerosité de l’épidémie. Nous n’oublierons pas qu’il ne s’est visiblement décidé à agir que lorsque des épidémiologistes ont expliqué que des centaines de milliers de morts étaient à prévoir si rien n’était fait [5]. Cela, alors que l’ancienne ministre de la santé avait apparemment prévenu le Premier ministre dès le mois de décembre et le Président dès le mois de janvier.

Nous n’oublierons pas que le 29 février dernier était décidé le passage en force d’une réforme lors d’un conseil des ministres exceptionnel

Nous n’oublierons pas que de confinement il n’est pas question pour celles et ceux qui font tourner les usines, nettoient les gares, assurent la sécurité, vendent de la nourriture. Nous n’oublierons pas que si nous ne pouvons voir nos proches, et que les cadres et professions intellectuelles peuvent travailler depuis chez eux, tout en plaisantant sur Facebook sur les charmantes conséquences de l’enfermement à domicile de leurs enfants, les employés d’Amazon, de la grande distribution, des chantiers navals sont contraints de travailler en s’exposant à la contamination. Parfois, ils vont travailler après que leur employeur leur ait fait passer un message affirmant que les mesures sanitaires ayant été prises, ils ne pouvaient exercer leur droit de retrait. Dans ce contexte, nous n’oublierons pas qu’un jour le Président a divisé le monde en deux catégories : ceux qui ont réussi et ceux qui ne sont rien.

Nous n’oublierons pas qu’alors que l’on prétendait peiner à trouver 12 milliards pour financer les retraites il y a quelques semaines, le ministre de l’économie affirme aujourd’hui que des dizaines de milliards d’euros seront débloqués pour éviter la faillite des entreprises [6]. Deux choses. Primo, nous n’oublierons pas que le 29 février dernier était décidé le passage en force d’une réforme lors d’un conseil des ministres exceptionnel qui prétendait se réunir face à la crise sanitaire qui s’annonçait. Secundo, nous n’oublierons pas que ces milliards aujourd’hui débloqués semblent vouloir être pris sur le dos des employés, des ouvriers, ceux-là même que l’on expose au virus. Selon Marianne, ce projet de loi prévoit en effet la possibilité pour le gouvernement de légiférer par ordonnance sur les 35 heures, les RTT, le repos dominical [7]. Certes, il faut pouvoir mobiliser les secteurs indispensables. Mais nous n’oublierons pas que, « en même temps », 49,2 milliards d’euros ont été distribués aux actionnaires des entreprises du CAC40 en 2019 [8], et que le CICE a coûté 40 milliards d’euros en 2019 [9]. Nous n’oublierons pas qu’additionnés, ces montants représentent plus que le budget de l’hôpital public plafonné à 84,2 milliards d’euros pour l’année 2020 [10].

La quarantaine finira. Lorsque nous pourrons profiter du printemps, choisissons soigneusement qui nous voulons remercier.

Nous n’oublierons pas Muriel Pénicaud, qui reprochait à Jean-Jacques Bourdin de se « faire l’avocat d’une demande qui n’a pas été faite » lorsqu’il lui demande pourquoi l’on n’a pas offert le transport au personnel soignant, et qui botte en touche lorsqu’il lui demande si des primes seront distribuées [11] à ceux qui vont devoir bientôt pratiquer une médecine de guerre et choisir qui peut vivre et qui peut mourir [12].

Alors nous applaudirons les soignants à nos fenêtres tous les soirs à 20 heures. Nous leur porterons des courses, leur ferons à manger et garderons leurs enfants. Nous respecterons les recommandations des médecins qui sont les seuls à pouvoir nous informer correctement dans ces temps difficiles [13]. Nous protégerons les plus vulnérables, qui sont globalement ceux qui ont plus de 40 ans et ceux qui ont des problèmes respiratoires, en évitant au maximum de les exposer. Nous pleurerons nos morts. Mais nous n’oublierons pas le cynisme et l’inconséquence de dirigeants aveuglés par leur idéologie, qui prouvent chaque jour un peu plus leur inaptitude à remplir la fonction première d’un gouvernement : protéger la population. La quarantaine finira. Lorsque nous pourrons profiter du printemps, choisissons soigneusement qui nous voulons remercier.

[1] https://www.insee.fr/fr/statistiques/4277748?sommaire=4318291

[2] https://www.liberation.fr/france/2020/02/04/hopital-les-medecins-menacaient-de-demissionner-ils-l-ont-fait_1777189

[3] https://www.lemonde.fr/politique/article/2020/03/17/entre-campagne-municipale-et-crise-du-coronavirus-le-chemin-de-croix-d-agnes-buzyn_6033395_823448.html

[4] https://www.marianne.net/politique/municipales-et-coronavirus-les-modalites-tres-compliquees-d-un-eventuel-report-du-deuxieme

[5] https://www.sciencesetavenir.fr/sante/coronavirus-les-previsions-sur-la-progression-de-l-epidemie-qui-ont-alarme-l-elysee_142509

[6] https://www.lesechos.fr/economie-france/social/coronavirus-le-maire-prevoit-des-dizaines-de-milliards-pour-soutenir-les-entreprises-1184947

[7] https://www.marianne.net/politique/conges-35-heures-licenciements-la-loi-d-adaptation-au-coronavirus-va-nous-faire-basculer

[8] https://www.lemonde.fr/economie/article/2020/01/09/ruissellement-de-dividendes-sur-le-cac-40_6025280_3234.html

[9] https://www.marianne.net/economie/budget-2019-pendant-que-les-aides-sociales-baissent-le-cout-du-cice-explose

[10] http://www.leparisien.fr/economie/budget-2020-de-la-secu-les-hopitaux-publics-a-la-diete-01-10-2019-8164212.php

[11] https://www.youtube.com/watch?v=WETv4pXXB0w

[12] https://lesjours.fr/obsessions/coronavirus-quarantaine/ep6-interview-gottwalles/

[13] https://www.youtube.com/watch?v=WTJmjc0W1es&t=1s

Comment le néolibéralisme a désarmé la France face au coronavirus

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Le président de la République française, Emmanuel Macron © Rémi Jouan, Wikimedia Commons

Depuis trois mois déjà, l’épidémie de coronavirus sévit en France. Pourtant, les mesures qui s’imposaient, comme le contrôle aux frontières, le confinement et la mise en suspens de la vie économique, sont arrivées beaucoup trop tard ou n’ont même jamais vu le jour. Pourquoi un tel aveuglement ? La réponse se trouve certainement dans le paradigme idéologique observé par les dirigeants français et européens : le néolibéralisme a nourri cette élite réfractaire à coups de mesures d’austérité et appauvri le reste de la population. Elle en paie aujourd’hui le prix. Le temps nous a échappé et les décisions tardives n’arrêtent que difficilement l’hémorragie. Une situation si catastrophique que notre Président se voit obligé de faire appel à un lexique disproportionné pour assurer un minimum de cohésion dans une société qu’il fait péricliter : “Nous sommes en guerre”. Alors, nos gouvernants ont agi comme des dirigeants militaires désastreux.


Le résultat d’un attentisme menant l’action de l’État à n’être que réaction

Alors qu’il avait été de bon ton de critiquer la Chine pour sa communication autour de l’épidémie (aujourd’hui devenue pandémie), mais aussi pour ses méthodes jugées « autoritaires », celle-ci a pourtant été félicitée par l’Organisation mondiale de la Santé (OMS) pour sa gestion de la crise. Elle voit même aujourd’hui ses méthodes d’action copiées à l’étranger. Car si la lutte contre le virus se traduit par des affiches dans les aéroports, alors il n’est pas étonnant de voir une telle propagation en France, et au passage le discrédit de son modèle. Pourtant, il aurait été nécessaire de prendre au sérieux la Chine, comme l’a fait la Corée de Sud, et de profiter de ce temps pour agir plutôt que de réagir. Chaque journée comptait, et pourtant, les pouvoirs publics sont restés aveugles trop longtemps.

À la recherche des mesures préventives

La prudence aurait dû être de mise pour une raison toute simple : le coronavirus était et reste toujours un inconnu. Cette variable, aussi incertaine qu’inquiétante, aurait dû empêcher l’inaction et le confort de la routine. D’autant plus que l’état d’urgence sanitaire avait été déclaré par l’OMS dès le 30 janvier, et que l’organisation avait appelé dès la mi-janvier les pays à prendre d’ores et déjà des mesures pour endiguer l’épidémie naissante. Sa nouveauté aurait dû mener à la méfiance et les caractéristiques du virus, connues progressivement, auraient dû alerter. En effet, celui-ci constitue une menace mondiale : sa durée d’incubation d’environ une semaine est spectaculaire, sa létalité est loin d’être négligeable et avoisine les 3,4 % (à ne pas confondre avec la létalité de l’infection impossible à connaître), et sa capacité de mutation paraît probable (mutation qui semble d’ailleurs déjà avoir eu lieu en Iran). Finalement, sa grande période d’incubation couplée à de nombreux cas asymptomatiques permet à la maladie de se jouer des individus et de se répandre à une allure aussi imprévisible qu’inquiétante. Avec l’apparition d’un tel risque, chaque jour est compté, et si la science peut tenter de trouver des solutions, cette dernière a besoin de temps. Or, il est clair que les pays européens n’ont rien fait pour lui en accorder.

“La santé a été délaissée au profit de la préservation de l’intégration à la mondialisation libérale.”

La santé a été délaissée au profit de la préservation de l’intégration à la mondialisation libérale. Le libre-échange et les mesures d’austérité, en tête de proue, ont fragilisé les chances de résistance au virus.

https://www.francetvinfo.fr/sante/maladie/coronavirus/coronavirus-comment-est-calcule-le-taux-de-letalite_3863003.html
© Capture d’écran : France TV Info

La France, cliente idéale du virus

L’impréparation française est injustifiable, car la France ne pouvait être épargnée par la l’épidémie, devenue bientôt pandémie.

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© Center for Systems Science and Engineering

Cette carte recense les foyers actifs de la propagation du virus. Les pays majoritairement touchés par ce dernier recoupent les zones de la Triade, à savoir les grands pôles de la mondialisation libérale dans lesquels les mouvements de capitaux et d’humains s’entrecroisent. Que ce soit du fait du tourisme ou de l’interconnexion et de l’interdépendance des économies, ces régions concentrent les flux économiques et les mobilités. Une maladie aussi contagieuse que celle-ci n’avait alors plus qu’à attendre le bon chaland prêt à être rapatrié ou le ressortissant inconscient, et le tour était joué. D’autant plus que l’idée de contrôler les frontières n’a été discuté que très tardivement en Europe.

L’autre trait commun à la France, et à l’Europe, qui aurait dû nécessiter une prudence accrue est la forte proportion de personnes âgées. En effet, le taux de mortalité du virus évolue beaucoup en fonction de l’âge. Ainsi, les individus infectés de plus de 80 ans ont 14,8 % de risques de décéder, soit quatre fois plus que le taux mentionné ci-dessus. Or, s’il y a bien un bastion de vieillesse dans le monde, c’est l’Europe : l’âge médian y est de 42,2 ans en 2017, pour 30,4 ans dans le reste du monde. Cette population à risque est surreprésentée sur le territoire français, et pourtant, rien n’a été fait pour la protéger.

“La faible capacité d’accueil des hôpitaux est un facteur aggravant, qui aurait du nécessiter immédiatement des mesures drastiques pour endiguer l’épidémie.”

Enfin, la faible capacité d’accueil des hôpitaux est un facteur aggravant, qui aurait dû nécessiter immédiatement des mesures drastiques pour endiguer l’épidémie. Les pays européens, et la France en particulier, sont soumis à l’austérité budgétaire édictée par les critères de Maastricht, selon lesquels, par exemple, les institutions ne peuvent excéder 3 % de déficit. Les États se plient à ces exigences, qui mettent les services publics sous pression, jusqu’à les rendre totalement exsangues. Si la région de Wuhan a un taux de létalité particulièrement élevé, c’est notamment parce que les hôpitaux ont vite été surchargés. Ce qui apparaît en France n’est donc pas réjouissant : le Grand Est arrive déjà à saturation alors que la maladie est loin d’avoir atteint son pic. Le plus affligeant, c’est que cette situation avait été précédée par les revendications réitérées et désespérées d’un personnel hospitalier qui a multiplié les manifestations pour réclamer plus de matériel, plus de personnel, sans obtenir de réponses convaincantes ni même être entendu. L’OMS a récemment confirmé la sensibilité de l’Europe au virus en déclarant le continent nouvel « épicentre » de celui-ci. Pourtant, malgré cette menace pesant sur la France, les alertes de l’ancienne Ministre de la Santé Agnès Buzyn à l’exécutif mi-janvier, annonçant un « tsunami (…) devant nous », n’ont suscité aucune réaction. Celle-ci se désiste alors de son poste pour s’affairer à la campagne des municipales. La fuite en avant semble s’esquisser, dans un contexte qui rappelle quelque peu la démission de Nicolas Hulot suite à l’inaction criante du gouvernement sur la question environnementale.

Lorsque le néolibéralisme prend le pas sur la santé

Les hôpitaux ont donc été abandonnés, et ce alors que l’épidémie devenait pandémie. Cette désertion des pouvoirs publics se traduit par cette phrase prononcée par un neurologue à l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière à l’occasion d’une visite du Président de la République : « Vous pouvez compter sur nous, mais l’inverse reste à prouver ». En effet, s’en remettre à Emmanuel Macron conduit à une véritable impasse, car le gouvernement français dépend des directives de Bruxelles. Ainsi, le 12 mars dernier, Ursula von der Leyen, présidente de la Commission européenne, a donné l’autorisation de faire fi des règles budgétaires : elle a annoncé une « flexibilité maximale » vis-à-vis des traités européens, sans pour autant annoncer la suspension de ceux-ci. Cette déclaration a été officialisée alors que le virus était déjà bien implanté en Europe. Les pays se sont retrouvés dans l’impossibilité d’agir, d’être proactifs, car les mesures d’austérité empêchent tout investissement public et force un immobilisme mettant en péril la santé publique. Ainsi, l’action de von der Leyen apparaît d’autant plus tardive et décevante si l’on se réfère aux recommandations de l’OMS conseillant de « préparer les hôpitaux et les dispensaires à faire face à l’augmentation brutale du nombre de patients, et former les agents de santé ». Dans sa grande mansuétude, la Commission européenne a débloqué 120 milliards d’euros pour venir en aide aux banques frappées par ce climat économique moribond. Et 37 milliards d’euros seront alloués pour aider en priorité les entreprises des pays membres. Le message est encore très flou, et la proportion d’argent allouée aux acteurs privés face aux États en proie à cette crise est révélatrice d’un biais dangereux. En parallèle de ces aides au privé, l’Italie réclame à corps et à cri du matériel sanitaire pour sauver ses hôpitaux, et celui-ci est livré par la Chine, après le refus de la France et de l’Allemagne.

Les Français sont-ils égoïstes ? Démunis semble plus pertinent, comme le montre le million de masques envoyé par la Chine à la France. « Nous saurons nous souvenir des pays qui nous ont été proches » a déclaré Luigi Di Maio pour remercier Pékin. Finalement, la solidarité européenne ne trouve sa place que dans les discours et les déclarations d’intentions, sans trouver à se concrétiser dans les actes. Mais qu’importe, persévérons dans cette union de l’attentisme et des tensions.

“La solidarité européenne ne trouve sa place que dans les discours et les déclarations d’intentions, sans trouver à se concrétiser dans les actes.”

L’autre objet d’entêtement de ces idéologues européens et français est l’épineuse question des frontières. Comme expliqué plus haut, le débat autour des frontières commence à peine à faire son chemin là où de nombreux pays ont déjà laissé place aux actes. Les pays qui se sont montrés proactifs et qui n’ont pas attendu pour mettre en place des contrôles ou interdictions aux frontières sont aujourd’hui dans une situation qui leur permet de contrôler les flux d’individus, et donc de malades. C’est le cas de la Russie, de l’Inde, du Pakistan, d’Israël, du Danemark, de la Pologne et de nombreux pays africains. Ces restrictions vont des contrôles sanitaires obligatoires à l’interdiction d’entrée sur le territoire aux ressortissants d’un État. Malgré sa pertinence, le 12 mars, Macron plaide contre le rétablissement des frontières internes à Schengen pour « éviter le repli nationaliste ». Celui-ci est aujourd’hui évité, au prix de la santé des Français. Le comble de l’incohérence a été atteint lorsqu’il a appelé à un renforcement des contrôles aux frontières de Schengen, comme si un repli européiste serait plus sain qu’un repli nationaliste, comme si ces idées primaient sur les vies. Emmanuel Macron veut « éviter des mesures non coordonnées » à l’échelle européenne, qui vont à l’encontre des traités européens : le principe de libre circulation nécessite l’envoi d’une missive à la Commission pour justifier la fermeture des frontières. Le Président attend ainsi le feu vert d’Ursula von der Leyen qui désapprouve ces contrôles aux frontières déclenchés unilatéralement. La France n’est plus souveraine, et elle en paie le prix. Évidemment, la fermeture perd en pertinence avec l’augmentation du nombre de cas internes au pays, sans être pour autant obsolète, comme le montre l’Allemagne qui tend à se barricader alors qu’elle est elle-même un foyer du virus. Le contrôle des mouvements humains est désormais essentiel dans ce contexte de crise sanitaire.

La gestion du coronavirus est l’histoire du triomphe du dogmatisme sur la raison. C’est en tout cas ce qui est constatable en France. Finalement, plus de temps aura été consacré à attendre une cohésion européenne et le relâchement des traités, qu’à la préparation face à l’impatient virus. Aujourd’hui, les mesures s’enchaînent, elles sont proportionnelles au danger. Ce qui est regrettable est que le gouvernement ait laissé ce même danger s’installer. Alors que qu’il aurait pu choisir l’action, la réaction est désormais tout ce qu’il lui reste. Mais cette pandémie est révélatrice d’une chose essentielle : nos préjugés, nos fondements, sont ébranlés. Notre interdépendance nous affaiblit. Les frontières ne sont pas amenées à disparaître. Le libéralisme économique tend à rencontrer ses limites, la croissance aussi. Espérons que cette élite politique considérera ce bouleversement à sa juste valeur.

La guerre économique au temps du coronavirus : aucune trêve pour le Venezuela

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©Michael Vadon. Licence : Creative Commons Attribution-Share Alike 4.0 International license.

Le Venezuela entre dans une guerre économique frontale avec les États-Unis et ses institutions alliées, en l’occurrence le Fonds monétaire international (FMI) et le Forum pour le progrès de l’Amérique du Sud (Prosur). Les crises, sanitaires ou politiques, font tomber les masques. Tandis que le FMI refuse de financer le Venezuela, le président du Chili, aligné sur l’administration Trump, exclut le président Maduro de la réunion de coordination avec les dirigeants d’Amérique du Sud. Par Alejandro Navarro Brain.


La crise économique, doublée d’une “guerre économiquemenée par plusieurs entreprises et soutenue par les États-Unis contre le Venezuela, a coûté entre 1,1 et 1,6 % du produit intérieur brut (PIB) entre 2013 et 2017, soit environ entre 245 et 350 milliards de dollars. De 2017 à 2019, les sanctions imposées par l’administration Trump au Venezuela ont coûté la vie à 40 000 de ses habitants, selon une étude des chercheurs Mark Weisbrot et Jeffrey Sachs ; selon cette même étude, publiée en avril 2019 pour le CEPR, « 300.000 Vénézuéliens sont en danger du fait d’un manque d’accès aux médicaments ou à des traitements ».

L’épidémie de Covid-19 n’a donné lieu à aucune trêve. Pour combattre la crise sanitaire, le président Maduro a demandé un prêt de 5 milliards de dollars au FMI. Ce dernier lui a opposé une fin de non-recevoir, arguant qu’il n’y avait pas de consensus quant à la reconnaissance internationale du gouvernement – alors que l’Assemblée générale des Nations unies le reconnaît comme le seul gouvernement légitime.

Ces 5 milliards n’auraient pourtant représenté que 1,4% des 350 milliards de dollars perdus par le Venezuela entre 2013 et 2017. Le Royaume-Uni, à l’heure actuelle, retient 1,2 milliard de dollars des réserves d’or vénézuéliennes dans ses coffres – en d’autres termes, le FMI dispose d’un quart du prêt garanti, via l’un de ses partenaires internationaux les plus influents.

Cette situation se double d’un alignement progressif de l’Amérique latine sur le Bureau ovale. En 2018 le Chili, l’Argentine, le Brésil, la Colombie, le Paraguay et le Pérou suspendaient leur participation à l’UNASUR [organisation d’intégration régionale qui a pris son essor lors de l’apogée des gouvernements de gauche en Amérique latine]. En 2019, le Chili et la Colombie, deux gouvernements parmi les plus proches des États-Unis, ont créé un nouvel organisme d’intégration régionale : le Forum pour le progrès de l’Amérique du Sud (Prosur), aujourd’hui présidé par le chef d’État chilien Sebastian Piñera.

Le Prosur n’a jamais masqué ses objectifs : renforcer l’axe libéral en Amérique du Sud, au nom de principes humanitaires que le Venezuela aurait violés. Sebastián Piñera a officialisé il y a peu un visa de “responsabilité démocratique”, qui permet aux Vénézuéliens d’émigrer facilement au Chili – un total de 455 494 résidents vénézuéliens sont présents au Chili. Dans sa volonté d’isoler le Venezuela, Piñera a été jusqu’à exclure le Venezuela d’une initiative régionale visant à coordonner les actions de contrôle aux frontières et d’approvisionnement médical, dans le cadre du Prosur.

En temps de pandémie, la guerre économique ne connaît aucune trêve…

#Quarantaide pour les plus fragiles !

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Flickr / © FaceMePLS

Tribune initiée par Jean-Baptiste Gallen, bénévole et président de l’équipe jeunes de Saint-Étienne-du-Mont à Paris, et Yoen Qian Laurent, bénévole et membre du Conseil d’administration de la SSVP.  


Depuis une semaine, de très nombreux accueils de jour, maraudes, soupes populaires sont fermés sans solution palliative. Pour les personnes de la rue, la situation est catastrophique. À l’heure du confinement général, elles restent dehors. Les centres d’accueil traditionnels, déjà connus pour leur manque de commodités pratiques et de confort, ne sont pas du tout adaptés aux nouvelles exigences d’hygiène impératives de ralentissement de la propagation du virus.

Alors que la trêve hivernale a été prolongée de deux mois, la situation actuelle des sans-abris est tout simplement intenable. Notre lutte commune ne doit pas laisser de côté les plus fragiles d’entre nous. C’est tout le sens de la solidarité nationale à laquelle les Français sont appelés depuis lundi. Le confinement général, impératif sanitaire, ne doit pas être ainsi l’occasion de l’abandon indigne et total des personnes les plus précaires, dont les personnes âgées, handicapées, et toutes celles qui souffrent chez elles d’isolement social.

Chacune et chacun d’entre nous peut faire beaucoup, tout en respectant méticuleusement les consignes d’hygiène tant pour les personnes de la rue que pour les personnes isolées et privées de moyens.

Tout d’abord, la distribution de colis alimentaires fait partie des activités jugées nécessaires et donc autorisée d’après l’arrêté du Journal officiel paru cette semaine. C’est pourquoi nous lançons aujourd’hui un appel à tous les Français :

Déposez un sandwich, ou autre aliment emballé qui peut être consommé facilement, une bouteille d’eau, des biscuits, etc. auprès des personnes de la rue ou à proximité de leur abri, pour que celles-ci puissent continuer à se nourrir décemment.

Relayez cette initiative, qui coûte peu mais peut faire beaucoup, avec le hashtag #Quarantaide. De nombreux bénévoles qui habitent loin des quartiers où ils agissent habituellement ne peuvent plus visiter les personnes rencontrées habituellement. Il est donc crucial que tous se mobilisent afin que la solidarité associative continue à s’étendre sur tout le territoire. Offrez vos services pour faire les courses de vos voisins qui ne le peuvent pas, pour des raisons pratiques ou physiques. À un mètre les uns des autres, d’une fenêtre à une autre, parfois même à travers les portes, nous pouvons toujours échanger quelques mots qui brisent le silence écrasant du confinement pour ceux qui sont seuls : ces petits riens sont aujourd’hui vitaux. Il faut veiller bien sûr à appliquer strictement les règles d’hygiène pour éviter de possibles contaminations réciproques avec des personnes à la santé parfois très fragile. La lutte contre le coronavirus demande un immense engagement de tous les Français : puissions-nous sortir de cette lutte avec des liens de solidarité renforcés, entre nous, et sans exclure personne de ce “nous”.

 

Yoen Qian Laurent, Jean-Baptiste Gallen et Michel Lanternier.

Coronavirus : la démondialisation écologique est notre meilleur antidote

Photos : Wikimedia commons

L’épidémie de coronavirus se répand désormais de manière anarchique et provoque une véritable psychose. Les causes d’un tel chaos sont multiples, mais il est essentiel de les disséquer si l’on veut se donner les moyens de prévenir de prochaines crises. Destruction de l’environnement, grand déménagement du monde, mercantilisme immoral des laboratoires pharmaceutiques, destruction du service public de la santé… Face à ce grand désordre, seule une écologie politique volontariste peut proposer une feuille de route réaliste. Explications.


La destruction environnementale augmente le risque de pandémie

L’épisode que nous connaissons depuis maintenant bientôt trois mois a une source : le coronavirus rencontre très probablement son patient zéro par l’entremise d’une espèce de chauve-souris, consommée près d’un marché aux animaux de Wuhan, en Chine continentale. D’autres chercheurs évoquent la piste du pangolin, petit mammifère cuirassé menacé de disparition, car chassé et revendu à prix d’or pour sa peau et sa viande. Quoi qu’il en soit, pour le coronavirus comme pour Ebola il y a quelques années, le pathogène nous provient directement de la faune sauvage.

Depuis la Deuxième Guerre mondiale, des centaines de bactéries et de virus sont apparus ou réapparus dans des régions où ils n’avaient jamais été observés. SRAS, grippe aviaire, Ebola, Zika, VIH, coronavirus, etc., 60% de ces pathogènes sont d’origine animale, et deux tiers de ces derniers proviennent d’animaux sauvages. Si les interactions entre les hommes et les microbes issus du milieu sauvage ont toujours existé, comment expliquer cette augmentation récente de la fréquence d’apparition des épidémies ?

Comme l’explique Sonia Shah dans son article pour Le Monde diplomatique, la destruction méthodique de l’environnement par l’extractivisme forcené a provoqué un phénomène d’atomisation, d’archipélisation du monde sauvage. Les animaux n’ont d’autre choix que de déborder sur les milieux humains, car les humains s’installent partout. Conséquence logique : les chances pour qu’un virus, qui n’est pas dangereux pour son animal porteur, entre en contact avec un organisme humain augmentent.

Une étude sur Ebola menée en 2017 a montré que les apparitions du virus, porté initialement par des chauves-souris, sont plus fréquentes dans les zones d’Afrique équatoriale ayant subi des déforestations récentes. En rasant leurs forêts, les chauves-souris sont poussées à aller se percher sur les arbres des jardins. Il suffit qu’un humain croque dans un fruit déjà mordu par une chauve-souris, et donc couvert de salive, ou se fasse mordre en tentant de la chasser, pour qu’un virus pénètre son organisme.

Globalement, c’est un fait, la destruction des habitats, qui représente la première cause de la 6e extinction de masse, dérégule la biodiversité. Selon l’UICN, sur les 82 954 espèces étudiées aujourd’hui, 23 928 sont menacées. Parmi elles, on compte : 13 % des oiseaux, 26 % des mammifères et 42 % des amphibiens. La disparition de la biomasse d’insectes est encore plus phénoménale puisqu’elle est 8 fois plus rapide que celle des autres espèces animales. En Europe occidentale, nous en aurions perdu 75% en 30 ans. Or cette biodiversité de proies et de prédateurs empêche les parasites, dont les porteurs de virus comme les moustiques ou les tiques, de se multiplier outre mesure. Selon une étude conduite dans 12 pays, les moustiques sont ainsi deux fois moins nombreux dans les zones boisées intactes que dans les zones déboisées[1].

En somme, si l’on veut limiter le risque de propagation des pathogènes, il faut permettre à la nature d’ériger de nouveau ses barrières biologiques. En termes de politiques publiques, cela passe avant tout par une transition agroécologique d’ampleur, faisant la part belle aux arbres, aux haies… et la guerre aux pesticides, principale cause de la disparition du vivant. Cette note très complète de l’Institut Rousseau explique comment sortir complètement des pesticides en moins de 10 ans. Dans un même élan, la lutte contre la déforestation, nationale ou importée, doit être implacable. Plus de 80% de la déforestation est à visée d’exportations agricoles, de viande notamment. La puissance publique doit donc s’atteler, pour limiter le risque de pandémie, à combattre l’élevage industriel au profit d’un élevage local, intégré dans les cycles agroécologiques.

Seules les forces politiques qui proposent une telle orientation sont en cohérence avec l’objectif de diminution des risques de pandémie, mais il faut voir plus loin. Dans les pays du Sud, la déforestation est également largement motivée par la nécessité de prélever du bois de chauffe et de cuisson. Ce phénomène ne peut être combattu sans une politique de codéveloppement écologique, visant par exemple à électrifier les usages du bois : four solaire, chauffage électrique… Parmi les acteurs politiques, n’envisager qu’un repli sur soi, lorsqu’on est un pays comme la France, n’est donc pas à la hauteur des enjeux sanitaires.

Le changement climatique augmente également les risques sanitaires

Le changement climatique impacte de nombreuses façons notre vulnérabilité aux pathogènes.

En premier lieu, avec l’augmentation de la température, le cycle de l’eau est bouleversé : avec +1,1°C par rapport à l’ère préindustrielle, l’évaporation de l’eau est 7% plus élevée que la normale. Il en résulte à la fois davantage de sécheresses et des pluies diluviennes. La combinaison des deux entraîne généralement un durcissement des sols et une stagnation plus longue des eaux, qui n’arrivent plus à pénétrer la terre. Des conditions idéales pour le développement du choléra par exemple, dont les bactéries remontent les cours d’eau depuis la mer. Les moustiques, qui se reproduisent dans l’eau stagnante, s’en trouvent également avantagés.

Les anophèles, une espèce de moustique originaire d’Égypte et principaux porteurs du paludisme, sont en pleine expansion vers nos latitudes, à cause du réchauffement climatique. Résultat, l’Organisation mondiale de la santé estime que le changement climatique entraînera 60 000 décès supplémentaires liés au paludisme chaque année entre 2030 et 2050, soit une augmentation de près de 15 % par rapport à aujourd’hui. Le moustique tigre, vecteur de plus de 20 virus dangereux, dont le Zika, le chikungunya, la dengue et fièvre jaune, n’est pas en reste. En 2050, 2,4 milliards d’individus seront à sa portée, dans son aire de répartition.

La fonte du permafrost, dans le cercle arctique, pourrait également libérer des glaces de dangereux pathogènes oubliés, comme l’anthrax ou la grippe espagnole – qui avait fait plus de morts que la Première Guerre mondiale en 1918-1920, avec plus de 50 millions de victimes. La multiplication des événements extrêmes, comme les ouragans ou les inondations, affaiblit également les communautés humaines en détruisant les infrastructures et en désorganisant les chaînes d’approvisionnement. Les migrations climatiques, si elles sont si massives qu’annoncées par l’ONU – entre 250 millions et 1 milliard de réfugiés climatiques en 2050 – peuvent faciliter la propagation de pathogènes.

Pour ces raisons, la lutte contre le changement climatique et la prévention des risques sanitaires ne peuvent qu’aller de pair. Mais si le néolibéralisme s’avère incapable de réguler seul sa consommation d’énergies fossiles – responsables à 71% du réchauffement climatique – et d’alléger sa prédation sur les milieux, il faut comprendre que cette logique destructrice expose également davantage nos organismes. L’effondrement de la biodiversité animale a son corolaire méconnu : l’effondrement de la biodiversité dans le corps humain.

Un affaiblissement tendanciel des défenses immunitaires humaines

Nous ne pourrions pas survivre sans les quelques deux kilos de microbes que nous hébergeons. Ces milliards de microorganismes sont présents sur notre peau, dans nos muqueuses et dans nos intestins. Ils sont spécialisés pour traiter telle ou telle substance présente dans un aliment par exemple. Ils les prédigèrent, synthétisent des molécules essentielles à l’organisme : notre corps veille à cette symbiose en maintenant un environnement optimal. Pour l’intestin, ce sont quelques 200 millions de neurones qui y veillent, soit autant que dans le cerveau d’un chien. Notre santé dépend donc intimement de note diversité microbienne.

Or, durant les quarante dernières années, nous assistons à une diminution drastique de cette biodiversité intestinale. L’effondrement du microbiote ressemble d’ailleurs, dans son ordre de grandeur, à l’effondrement du reste de la biodiversité. Ce sont là les conclusions des travaux de Joël Doré et ses équipes de l’INRA, un des plus grands spécialistes français du microbiote intestinal. La faute à l’appauvrissement des aliments d’une part, qui ne nourrissent plus nos microbes, car n’apportent plus autant d’éléments qu’avant. En cause : les engrais qui boostent la croissance des plantes sans leur laisser le temps d’accumuler les nutriments. De l’autre, nos aliments sont gorgés d’antibiotiques qui massacrent indifféremment nos bactéries auxiliaires.

Les antibiotiques ont permis de sauver des millions de vies. Ils sont apparus avec la pénicilline, découverte en 1928 par l’Écossais Alexander Fleming. Ce dernier pointait cependant, dès 1943, le développement de résistances découlant de l’utilisation excessive de ce médicament. Lorsqu’on emploie un antibiotique, seules survivent – et se reproduisent – les bactéries dotées de systèmes de défense contre cette molécule. La mise en garde ne fut pas entendue. Aujourd’hui, la communauté scientifique observe avec angoisse la multiplication de bactéries résistantes et même multirésistantes.

Plus de la moitié des antibiotiques produits dans le monde sont destinés aux animaux. Sans antibiotique, pas d’élevage industriel, car les infections se propageraient trop facilement. Les lobbies pharmaceutiques ont toujours été très puissants. Aux États-Unis, qui utilisent bien davantage d’antibiotiques que l’Union européenne, le gouvernement de Jimmy Carter proposait dès 1976 de réguler l’usage des antibiotiques dans l’agriculture. Sans succès, les membres du Congrès, financés par les lobbies de l’agroalimentaire, se sont opposés fermement à toute mesure de ce genre. Aujourd’hui, aux États-Unis, 80 % de la production d’antibiotiques – les mêmes que ceux administrés aux humains – est destinée à l’élevage. Avec les différents accords de libre-échange passés par l’Union européenne, nous importons massivement de la viande américaine, au détriment de notre résilience bactérienne.

Selon les estimations de l’OMS, environ 700 000 personnes meurent chaque année dans le monde à cause d’infections résistantes aux antibiotiques, dont 25 000 en Europe et sans doute le triple rien qu’en Inde. De fait, plus de 90 % de nos antibiotiques sortent des usines chinoises ou indiennes, dont une partie des effluents finissent dans l’environnement, créant des foyers d’antibiorésistance capables de se diffuser mondialement. Un phénomène d’ailleurs globalement accentué par le changement climatique : des études ont démontré qu’il y a un lien entre l’émergence de bactéries résistantes aux antibiotiques et un climat plus chaud.

S’il ne faut pas confondre bactérie et virus (sur lesquels les antibiotiques sont inefficaces), il ne faut pas minimiser le lien entre les deux : un organisme affaibli par sa vulnérabilité à certaines bactéries est beaucoup plus vulnérable aux attaques de virus. Au même titre, la multiplication des perturbateurs endocriniens, qui dérèglent le système immunitaire, augmente la sévérité potentielle des épidémies.

Santé, climat… pris au piège d’une même irrationalité

Il n’y a pas d’écologie politique sans vision holistique des systèmes et de leurs interactions. L’essor du productivisme capitaliste fut permis par l’énergie phénoménale libérée par les fossiles. La puissance brute de cette énergie – 1 litre de pétrole contient autant d’énergie que 10 ouvriers travaillant une journée entière – a permis à l’industrie de s’immiscer partout pour remplacer, avec de la chimie, des symbioses autrefois naturelles et gratuites. On a ainsi remplacé les apports de nutriments entre les plantes et les animaux par des engrais de synthèse et des pesticides. De la même manière, on a remplacé les interactions entre la diversité de microbes naturels et nos systèmes immunitaires par des médicaments, pour la plupart issus de l’industrie chimique. En somme, on a fait éclater les cycles naturels pour y immiscer de la marchandise.

À mesure que les équilibres naturels sont remplacés par des dérivés de pétrole et les médicaments chimiques, ils s’effondrent. Pour compenser, il faut toujours plus d’intrants pétrolier et médicamenteux. C’est le cercle vicieux de la dépendance, dont le seul bénéficiaire est le marché. Si l’on retire le pétrole, les rendements agricoles s’écroulent d’un coup, avant de remonter quelques années plus tard au fur et à mesure de la reconstruction des cycles naturels. C’est identique avec les médicaments : si l’on retire d’un coup les antibiotiques, les organismes deviennent hyper vulnérables, avant que la biodiversité microbienne, microbiotique, se renforce et nous protège de nouveau de la plupart des pathogènes.

L’enjeu d’une politique fondamentalement écologique, c’est de renforcer rapidement les cycles naturels, de manière à éviter les chocs majeurs que constitueraient une disparition du pétrole, ou des médicaments conventionnels. Pour cela, dans le domaine de la santé, il faut une politique d’ampleur visant à réconcilier prévention et soins, en organisant une décroissance progressive de certaines molécules chimiques. Autant dire que ça ne va pas forcément dans le sens des laboratoires privés, dont le but est de vendre un maximum de médicaments.

Un secteur pharmaceutique complètement dérégulé et incapable d’anticiper les risques

Le milieu pharmaceutique est certainement l’un des plus caricaturaux en matière de course au profit. Alors que 800 antihypertenseurs et anticancéreux – des médicaments à forte valeur ajoutée – font actuellement l’objet de recherches cliniques, seulement 28 antibiotiques sont à l’étude, dont tout au plus deux seront commercialisés[2]. La mise au point d’une nouvelle molécule antibiotique demande 10 à 15 ans de recherche et coûte 1 milliard de dollars. Et il n’y a pas de retour sur investissement, car au bout de 5 ans, 20 % des bactéries seront résistantes à ce nouvel antibiotique. C’est pour cette raison que la plupart des laboratoires pharmaceutiques ont tout simplement délaissé la R&D en la matière. La dernière nouvelle classe d’antibiotiques lancée sur le marché date de… 1984.

Nos laboratoires pharmaceutiques ont choisi l’appât du gain plutôt que de remplir leur mission de sécurité collective. En 2019, le laboratoire Sanofi est par exemple le deuxième distributeur de dividendes en France, derrière Total et devant la BNP Paribas. La recherche et développement, qui devrait constituer l’essentiel des investissements de ces entreprises pour trouver de nouveaux remèdes, est réduite à peau de chagrin. Souvent, elle s’attache à trouver de nouveaux « débouchés » pour des molécules déjà existantes, de manière à maximiser les retours sur investissement. Il en résulte parfois des drames, comme celui du fameux Médiator du laboratoire Servier, une molécule initialement élaborée pour les personnes en surcharge pondérale atteintes de diabète de type 2, mais prescrite largement comme coupe-faim avec la complicité de la direction. Il fallait vendre. Le médicament aurait entraîné le décès de 1 000 à 2 000 personnes en France en raison de son risque augmenté de valvulopathies cardiaques.

Plus fondamentalement, à force de faire la course aux dividendes plutôt que de déployer une R&D efficace, les laboratoires se sont coupés des moyens de réagir rapidement en cas de risque nouveau, comme le coronavirus. De son côté, la recherche publique, rattachée aux différentes universités et CHU, souffre de baisses de budget constantes et se réduit malheureusement à peu de choses.

Sans doute encore plus inquiétant à court terme, l’approvisionnement en médicaments et protections élémentaires nous guette. De fait, nos laboratoires pharmaceutiques français ont délocalisé la plupart de leur production de médicaments génériques, pour ne conserver sur notre territoire que la production de molécules à forte valeur ajoutée. 80% de l’ensemble des substances actives sont fabriqués en dehors du territoire européen, principalement en Inde et en Asie, contre 20 % il y a trente ans[3].

L’Agence européenne du médicament (AEM) admet que « l’épidémie de coronavirus pourrait affecter la capacité de fabrication et la stabilité de l’approvisionnement des principes actifs des médicaments en raison de fermetures d’usines et de réseaux de transport qui pourraient entraîner une pénurie de médicaments dans le monde », même si à ce stade l’AEM estime que ce n’est pas encore le cas. De leur côté, les autorités américaines ont indiqué avoir identifié un premier cas d’une pénurie de médicaments liée directement à la crise du coronavirus, le fabricant concerné ne pouvant plus produire en raison du manque d’un ingrédient pharmaceutique actif.

Pour l’ensemble de ces raisons, il ne peut y avoir de réponse politique cohérente à cette crise sans évoquer la nécessaire création d’un pôle public du médicament. Ce dernier devra articuler remontée en puissance de la R&D publique et réencastrement de l’activité des laboratoires privés dans une stratégie de sécurité nationale. Pour ça, plus que de l’argent, il faut du courage politique et la volonté d’affronter lobbies et commissaire européen à la concurrence. Un tel pôle public serait en effet une excellente opération financière pour l’État, dont la sécurité sociale n’aurait plus à rembourser des médicaments au prix infiniment plus élevé que leur coût de fabrication. Le secteur pharmaceutique est un secteur hautement stratégique qui ne peut être pris en otage par des intérêts privés. Il faut reconstruire des filières médicamenteuses nationales de toute urgence, avant que le savoir-faire n’ait complètement disparu.

L’hôpital public doit être renforcé, et non détruit comme c’est le cas avec les gouvernements libéraux

Le coronavirus arrive en pleine crise de l’hôpital public, fortement mobilisé contre sa destruction programmée par le bloc néolibéral. Depuis vingt ans, 100 000 lits ont été supprimés, un sur cinq, alors que la fréquentation augmente constamment, notamment aux urgences où le nombre de passages a été multiplié par deux en 20 ans. Le virage ambulatoire, la tarification à l’acte, etc. sont autant d’accélérateurs dans la logique de marchandisation des soins et la montée de l’hôpital privé, sur le modèle américain.

Or, cette logique d’augmentation du flux de patient et de la réduction du temps passé sur place est contradictoire avec une stratégie de lutte contre le coronavirus. En effet, pour le coronavirus, il faut pouvoir isoler les patients pendant un certain temps tout en les soignant, et être prêt à massifier l’opération. Les dernières données montrent d’ailleurs que le virus peut se réveiller après guérison, ce qui plaide pour une surveillance plus longue. Or, pour cela, il faudrait avoir de nombreux lits à disposition, ainsi que du personnel. Ce dernier est déjà à bout, pressuré par des diminutions drastiques d’effectifs et un management robotisant.

Un pouvoir régalien à la hauteur du contrat social élémentaire – garantir la sécurité des citoyens – doit donc impérativement renforcer l’hôpital public. Il apparaît toujours plus difficile de reconstruire que de détruire, mais il faut en tirer les conséquences politiques : face à l’ampleur des dépenses publiques à réaliser, il va falloir sortir les investissements écologiques et les investissements hospitaliers de la règle du calcul des déficits publics imposé par Bruxelles. Ce qui n’est d’ailleurs pas contradictoire avec les traités, mais nécessite de taper du poing sur la table vis-à-vis de pays historiquement obnubilés par le déficit de ses voisins pour des raisons doctrinales comme les Pays-Bas.

Le risque pandémique zéro n’existe pas, néanmoins une politique de protectionnisme écologique peut réduire drastiquement les risques

Pour l’ensemble des raisons exposées, seul le camp de l’écologie politique peut opposer une réponse cohérente lors de situation de pandémies dopées par le néolibéralisme. Un simple repli sur soi n’est non seulement pas une solution, car les virus passeront toujours les frontières tant que les marchandises, les hommes et les animaux les passeront, mais c’est d’une inconsistance dramatique pour un pays comme la France. En effet, la reconstruction écologique mondiale a besoin de locomotives, et la France l’a souvent été dans son histoire. Son poids diplomatique et symbolique doit être mis tout entier au service de cette transition, et du renforcement du multilatéralisme. Le multilatéralisme, via l’OMS notamment, est notre meilleure arme contre le risque pandémique. Une France verte et universaliste devrait peser pour réarmer ces outils. Voilà pourquoi ni les néolibéraux, ni l’extrême droite ne peuvent être à la hauteur de ce genre d’enjeux. Le camp de l’écologie sociale peut l’être, mais en assumant de vouloir s’en donner les moyens, c’est-à-dire recouvrir une puissance publique digne de ce nom, un État fort capable de maîtriser ses frontières et de se libérer des carcans.

En somme, la crise du coronavirus, comme toute crise, doit marquer un avant et un après. L’après, c’est se rendre compte qu’il faut planifier une véritable résilience sanitaire, donc écologique, au sein d’un projet universaliste et antilibéral. Il faut lutter contre le grand déménagement du monde, remettre de l’ordre là où le néolibéralisme a tailladé les membranes protectrices, laissant pénétrer les virus au plus profond de nos sociétés.

 

[1] Katarina Zimmer, « Deforestation tied to changes in disease dynamics », The Scientist, New York, 29 janvier 2019.

[2] « Antibiotique, la fin du miracle », Documentaire Arte le 12 mars 2019

[3] Académie Nationale De Pharmacie : «Médicaments: ruptures de stock, ruptures d’approvisionnement» https://www.acadpharm.org/dos_public/Recommandations_ruptures_de_stocks_et_appro_VF_2013.04.24.pdf