Sans régulation, des crises bancaires à répétition

© Seb Doe

Lors d’une conférence, organisée conjointement par LVSL et l’institut de la Boétie, les économistes Laurence Scialom et Dominique Plihon se sont exprimés sur la crise bancaire du printemps dernier. Les conclusions sont claires : cette crise marque un nouvel échec pour le cadre macroprudentiel mis en place après la crise de 2007-2009 et désavoue une nouvelle fois le secteur bancaire et financier. Dans ce contexte, les deux économistes plaident pour des réformes profondes afin de contraindre les marchés financiers à s’articuler autour de la transition écologique. 

Le 9 mars 2023, la Silicon Valley Bank, spécialisée dans le secteur technologique, subit une panique bancaire et se retrouve en situation d’illiquidité, c’est-à-dire qu’elle n’est plus capable de faire face aux demandes de retraits bancaires de la part ses clients. Cette situation d’illiquidité est interdite par la loi, ce qui pousse la FDIC – l’agence fédérale américaine qui assure les dépôts bancaires – à en prendre le contrôle le 10 mars afin de liquider la banque. Deux jours plus tard, Signature Bank, une banque basée à New-York et ayant des liens avec le secteur des crypto-monnaies passe également sous contrôle de la FDIC suite à un nouveau retrait massif de la part de ses déposants. En parallèle, en Europe, la banque Crédit Suisse, considérée comme présentant un risque systémique, subit également une panique de ses actionnaires et de ses déposants suite à la déclaration du 13 mars de son principal actionnaire, la Saudi National Bank, sur sa non-participation à une éventuelle recapitalisation de la banque helvétique. Déjà minée par de multiples scandales financiers, Crédit Suisse est finalement rachetée par UBS, la première banque du pays, sous la supervision des autorités suisses le 19 mars. 

Dans un premier temps, ces crises peuvent s’expliquer par des éléments qui sont spécifiques aux institutions mises en cause. On peut citer, par exemple, l’exposition exacerbée à des secteurs précis de la part de certaines banques. Un autre facteur spécifique réside dans le pourcentage de dépôts non-assurés. Parmi les éléments plus transversaux qui permettent de comprendre cette crise, il y a évidemment les hausses répétées des taux directeurs1 des banques centrales. Cette situation a mis en difficulté les banques au niveau de leurs passifs et de leurs actifs. Premièrement, du côté de leurs passifs, certaines banques ont vu leurs dépôts diminuer au profit de concurrents comme les Money Market Funds, qui sont des fonds d’investissements concentrés sur des actifs de court terme et qui offrent une très grande liquidité2, car ils étaient capable d’offrir des taux plus avantageux.

Cette diminution de la taille des dépôts créée des pressions de liquidité et de solvabilité. Donc, les banques qui sont sous pressions du côté de leur passif, doivent y faire face notamment en vendant des actifs. Sauf que ces actifs, et plus particulièrement les obligations, perdent de la valeur avec la remontée des taux d’intérêts3. Plus l’obligation se caractérise par une échéance longue, plus elle est exposée à la remontée des taux. La Silicon Valley Bank était particulièrement exposée à ce genre de risques, car elle détenait une part importante de bons du trésor avec des maturités élevées achetés les années précédentes.

Un cadre macroprudentiel insuffisant

Dans ce contexte, Laurence Scialom demeure très prudente quant à la potentielle fin de cette séquence. Elle rappelle que durant la crise financière 2007-2008,  les autorités et les régulateurs tentaient de rassurer le public en affirmant que la situation était sous contrôle suite aux faillites de IKB en Allemagne et de Northern Rock en Grande-Bretagne durant l’été 2007. Pourtant, en mars 2008, le système financier subit une nouvelle déflagration avec le sauvetage de Bear Stearns par JP Morgan Chase. Cette intervention a momentanément rassuré les esprits, mais le calme n’a pas duré. En septembre 2008, la faillite de Lehman Brothers a eu un impact dévastateur, s’accompagnant de la chute de Fannie Mae et Freddie Mac, ainsi que de la nationalisation de l’assureur AIG. Ces événements rappellent l’importance de ne pas sous-estimer les risques actuels et de tirer un bilan lucide sur le situation bancaire et financière post-2008. D’autant plus que durant la crise financière de 2020, le système financier aurait pu s’effondrer sans les liquidités massives pourvues par les banques centrales.

L’instabilité bancaire du printemps 2023 met en évidence une vulnérabilité structurelle vis-à-vis des risques de liquidité, liée à leur modèle de bilan.

Selon l’économiste, l’instabilité bancaire du printemps 2023 met en évidence une vulnérabilité structurelle vis-à-vis des risques de liquidité, liée à leur modèle de bilan. En effet, leur passif présente une échéance nettement plus courte que leur actif, ce qui les expose rapidement à des crises de liquidité nécessitant la liquidation d’actifs, pouvant potentiellement déboucher sur une insolvabilité. Cette fragilité est exacerbée à l’ère numérique, où les sorties massives de dépôts sont devenues plus fréquentes. Par conséquent, la confiance, qui régit les mouvements de dépôts, devient un élément crucial dans ce contexte. Elle rappelle également que les indicateurs de stabilité financière issus de Bâle III ne sont pas suffisants. Par exemple, Crédit Suisse dépassait largement les ratios clés du régime macroprudentiel en place4. En ce sens, Laurence Scialom plaide pour une focalisation accrue sur le ratio de levier, qui rapporte le montant des fonds propres (Tier 1) au total des actifs non pondérés du risque de la banque. Ce paramètre offre une mesure cruciale de la capacité des banques à absorber des pertes sur la valeur de leurs actifs, et il est révélateur que de nombreuses grandes banques systémiques n’affichent que des ratios de levier oscillant entre 5 et 6 %. Ce constat met en évidence le risque que représenterait une chute de la valeur de leurs actifs du même ordre, les rendant potentiellement insolvables.

Laurence Scialom souligne également que, malgré les mécanismes de résolution de faillite bancaire inscrits dans la directive européenne de 2014, de nombreuses banques ont dû bénéficier d’injections publiques ces dernières années pour éviter des défaillances. Sur les six dernières faillites bancaires depuis 2015, cinq d’entre elles ont nécessité des renflouements financés par les contribuables, contournant ainsi l’objectif initial de la directive européenne visant à empêcher de tels sauvetages (bail-out). Seule la Banco Popular en Espagne a respecté la procédure de bail-in prescrite par la directive. Il est également important de noter que la transposition des accords de Bâle III en droit européen n’est toujours pas achevée, ce qui crée des lacunes dans la réglementation macroprudentielle dans un contexte de fragilité financière, comme celui que nous avons connu récemment au printemps dernier. La perspective d’une application partielle de la réglementation financière en Europe pourrait ébranler la confiance des investisseurs dans les banques européennes.

Banques centrales : apprenties sorcières ? 

Les crises bancaires du printemps dernier font également suite à des erreurs commises par les banques centrales, selon Dominique Plihon. La première erreur majeure évoquée concerne la politique monétaire de montée brutale des taux d’intérêt, en particulier aux États-Unis. Il souligne que les taux directeurs sont passés de 0 % à 5 % en un an, une décision prise au nom de la lutte contre l’inflation. Cependant, il estime que cette politique monétaire était inadaptée car l’inflation actuelle n’est pas principalement due à une injection excessive de liquidités dans l’économie, ni à des hausses salariales débridées. L’inflation actuelle est plutôt le résultat de facteurs structurels liés à la chaîne d’approvisionnement, aux perturbations causées par la crise sanitaire mondiale et aux marges bénéficiaires élevées des entreprises. Il soutient que la politique monétaire ne peut pas résoudre efficacement ce type d’inflation et que d’autres mesures, telles que des politiques budgétaires et fiscales ciblées, sont plus appropriées pour contrôler l’inflation.

La deuxième erreur mise en avant par l’économiste concerne le manque d’attention portée à la stabilité financière par les banques centrales. Il estime que les autorités monétaires ont sous-estimé l’impact de leur politique monétaire sur la stabilité financière et que la montée brutale des taux d’intérêt a créé un risque de crise bancaire. Une leçon cruciale qui aurait dû être retenue à la suite de la crise de 2007-2008 est que la stabilité monétaire et la stabilité financière sont inextricablement liées. En d’autres termes, lorsqu’un problème de stabilité monétaire survient, il doit être traité, mais l’utilisation d’outils monétaires ne constitue pas nécessairement la solution appropriée, car cela engendre immédiatement des préoccupations en matière de stabilité financière. Plus précisément, il explique que de nombreuses banques ont accumulé d’importants portefeuilles d’obligations, tant publiques que privées, pendant la période de taux bas. Lorsque les banques centrales ont décidé d’augmenter les taux, la valeur de ces portefeuilles a chuté, entraînant des pertes potentielles pour les banques. Bien que ces pertes soient latentes et non réalisées, elles représentent un risque potentiel pour la stabilité financière si les banques sont contraintes de vendre massivement ces actifs dépréciés.

L’action des banques centrales, notamment lors des opérations de quantitative easing, alimente le rôle dominant des banques systémiques au sein du système financier et nourrit l’aléa moral sous l’injonction du Too Big To Fail.

Enfin, l’ancien porte-parole d’Attac France souligne une erreur majeure : le non traitement des risques substantiels portés par les banques systémiques, qui avaient pourtant été clairement identifiés après la crise de 2007-2008. En mettant en œuvre leurs politiques monétaires, les banques centrales ont contribué à la consolidation du pouvoir au sein du secteur bancaire. À titre d’exemple, lors des faillites de banques de taille moyenne aux États-Unis et de Crédit Suisse consécutives à l’augmentation des taux d’intérêt, les banquiers centraux ont activement encouragé le rachat de ces banques par des banques systémiques telles que JP Morgan ou UBS. Plus structurellement, l’action des banques centrales, notamment lors des opérations de quantitative easing, demeure indiscriminé et inconditionnel et ne permet pas de réduire le risque systémique associé aux grandes banques. Il alimente le rôle dominant des banques systémiques au sein du système financier et nourrit l’aléa moral sous l’injonction du Too Big To Fail. En parallèle, cette concentration au sein du secteur bancaire permet également de développer un lobby extrêmement efficace qui explique l’inertie qui caractérise la réglementation financière et le retard dans la mise en œuvre des accords de Bâle III.

La finance au service la transition écologique

Dans leurs interventions respectives, ces deux spécialistes en économie financière ont conclu sur le besoin impératif de contraindre le système financier à soutenir la mise en œuvre de la transition écologique. Les besoins de financement de la transition écologique, évalués à 64 milliards d’euro par an pour la France, ne pourront se faire exclusivement via des investissements publiques. Dans une vision similaire à celle développée par Cédric Durand dans un article récent, la crise du printemps 2023, et plus généralement le contexte de resserrement monétaire, offre l’opportunité de remettre en question la prépondérance des banques systémiques et de restructurer le système bancaire sur fond de transition écologique.

Pour cela, Dominique Plihon insiste sur le besoin de séparer les banques de détail et les banques d’investissement et de mettre fin aux banques universelles. Cela permettrait de réduire le taille des banques systémiques, qui sont devenues des conglomérats financiers à cheval sur tous les métiers de la finance et d’orienter les banques de détail vers le financement du tissu productif. Il va même plus loin et propose de les soumettre au contrôle social, c’est à dire un mode de gouvernance des banques dans lesquelles vous avez des parties prenantes incluant les salariés, les usagers, les collectivités publiques, et bien sûr les actionnaires. Ces banques seraient ensuite intégrées dans un pôle public bancaire, déjà plus ou moins existant en France via la Banque Postale et d’autres structures, qui aurait pour fonction de financer les secteurs jugés prioritaires. Le système bancaire reviendrait ainsi à son rôle de financement de l’économie et du financement du système productif.

De son côté, Laurence Scialom insiste sur l’importance de prendre en compte l’exposition des banques aux risques financiers climatiques dans les indicateurs macroprudentiels. Dans un scénario de transition écologique accélérée ou une innovation technologique majeur, l’exploitation de certains appareils productifs et d’infrastructures liées aux énergie fossile pourrait cesser sans que les banques puissent récupérer leurs investissements. On parle alors d’actifs échoués. Or, leur modèles financiers reposent sur un amortissement complet de ces investissements. Il est également important de noter que les actifs adossés aux fossiles ne concerne pas seulement les actions de grandes compagnies pétrolières, mais tout un tissu productif articulé autour des énergies fossiles. Cette cascade d’activités qui risque à terme un effondrement de leur valeur pourrait fortement déstabiliser le système financier. À cet égard, elle propose de mettre en place des ratios de levier sectoriels. Par exemple, lorsque les banques financent de nouvelles activités d’exploration pétrolière, elles devraient maintenir un ratio de levier de 100 %, ce qui dissuaderait de telles opérations. De plus, pour les positions existantes, elles pourraient être contraintes de maintenir un ratio de levier plus élevé, peut-être de 20%, les obligeant ainsi à désinvestir progressivement du secteur des énergies fossiles.

Pour revoir la conférence :

Notes :

[1] Les taux directeurs sont les taux auxquels les banques commerciales peuvent se refinancer auprès des banques centrales, qui ensuite se répercute sur toute une série de taux d’intérêts, reflétant le prix de la liquidité, comme les prêts bancaire aux entreprises et aux particuliers.

[2] C’est à dire qu’il est possible de retirer ses investissements très rapidement comme un dépôt à vue.

[3] En effet, si l’on achète désormais une obligation du trésor américain qui vient d’être émise, elle rémunère plus qu’une obligation du trésor émise il y a deux ans. Par exemple, une obligation du trésor avec une maturité de trois ans, offrait un taux d’intérêt de 0.2% en 2021 et aujourd’hui cela fluctue autour de 4%. Si l’on venait donc à vendre aujourd’hui sur le marché, un bon du trésor acheté en 2021, il faudrait compenser la différence de rémunération, c’est-à-dire la différence de taux, en vendant le bon du trésor à une valeur inférieure à la valeur d’achat initiale. Cela se traduit par un perte basée sur la valeur actuelle des marchés, ce qu’on appelle aussi une perte comptable. Cependant, tant qu’ils ne sont pas vendus, la perte est latente, elle ne se réalise que si la banque doit vendre l’obligation/le bon du trésor avant son échéance, avant sa maturation.

[1] Crédit Suisse avait un ratio des solvabilité, au niveau du Common Equity Tier One (CET1), de 14.1% alors que le minium demandé au niveau de l’UE était de 10.6%. De même, le ratio de liquidité, mesuré par le Liquidité Coverage Ratio (LCR), était de 144% pour Credit Suisse, bien au-dessus du seuil minimal de 100%.

CRISE BANCAIRE : LES NOUVEAUX VISAGES DE LA FINANCE – DOMINIQUE PLIHON, LAURENCE SCIALOM

La hausse des taux d’intérêt a fragilisé le secteur bancaire. En une semaine seulement, trois banques ont fermé début mars aux États-Unis, dont la seizième plus importante du pays : la Silicon Valley Bank. Cette chute de dominos a créé une véritable panique qui s’est propagée en Europe. Face à ces risques majeurs, les banques centrales et les autorités ont déployé des moyens colossaux pour éviter de nouvelles faillites retentissantes : des réponses qui créent les conditions d’une future crise de plus grande ampleur encore… De plus, l’équilibre entre les objectifs de la politique monétaire et ceux de la stabilité financière semble de plus en plus instable, fragilisant ainsi la crédibilité des banques centrales… Pour analyser la situation et parler de ces questions, Le Vent Se Lève et l’Institut La Boétie ont reçu Dominique Plihon, professeur émérite d’économie à l’Université Paris Nord, co-auteur de la note de l’Institut La Boétie sur la crise bancaire, et Laurence Scialom, professeure d’économie à l’Université Paris Ouest Nanterre La Défense et membre du Conseil d’Administration de l’Observatoire de l’Éthique Publique. La conférence était animée par Alessandro Ferrante, rédacteur au Vent Se Lève.

Le secret bancaire libanais, relique d’un modèle libéral déliquescent

Le secret bancaire libanais, autrefois considéré comme une bénédiction pour la croissance du pays, s’est retourné contre un Liban désormais en crise. Réformé à plusieurs reprises pour se conformer aux standards internationaux, le secret bancaire a perdu de son ampleur sans pour autant disparaitre. L’abolition de cette législation réclamée pendant la révolte de 2019 pour mettre fin aux pratiques des dirigeants politiques accusés d’enrichissement illicite fait face à une opposition farouche. Malgré la corruption qu’elle couvre et les recettes fiscales qu’elle entrave, l’obligation de discrétion des banquiers est défendue bec et ongles par l’oligarchie politico-financière du pays…

Du « miracle » au cauchemar

Le secret bancaire consiste en une obligation légale, pour les banques, de conserver la confidentialité des informations sur leurs clients. Une levée de cette obligation peut être demandée par la justice dans le cadre d’une enquête pénale. L’opacité du système bancaire est variable d’un pays à l’autre en fonction de sa législation. Le choix d’une telle législation peut être motivé par une stratégie économique qui permet d’attirer dans les banques locales des investisseurs soucieux de conserver leur anonymat.

Baguette magique brandie dans les années 1950 pour accomplir le « miracle économique » qu’a connu pays du Cèdre, le secret bancaire représente de nos jours un important manque à gagner pour les autorités fiscales. Consacrée par la loi de 1956, l’opacité des banques libanaises quant aux informations de leurs clients, conjuguée à des montages juridiques et financiers, a créé les conditions d’une évasion fiscale connue de tous. Ces dernières années, le miracle a viré au cauchemar. En 2020, le Premier Ministre Hassan Diab faisait un constat glaçant : « l’État n’est plus en mesure de protéger les Libanais et leur assurer une vie décente. » Ceux-ci peuvent à peine retirer leur argent de la banque, leur pouvoir d’achat s’est effondré et la valeur de la livre libanaise a été réduite à peau de chagrin.

L’endettement constant de l’État, alimenté par les capitaux étrangers, a fonctionné sur le mode d’une pyramide de Ponzi. Dès lors que les investisseurs ont commencé à douter de la solvabilité de la Banque centrale libanaise, l’ensemble du mécanisme financier s’est écroulé

Rendue à l’évidence, la classe politique est unanime sur la nécessité d’une aide massive du FMI comme moyen unique d’injecter des capitaux dans la Banque centrale libanaise, boudée par tous les créanciers du monde. L’institution de Bretton Woods exige en contrepartie des réformes structurelles, notamment celle du secteur bancaire, ce que les responsables libanais ne sont pas résolus à accepter. Fatalement, les négociations engagées depuis le printemps 2020 piétinent et l’octroi des 11 milliards de dollars reste en suspens…

Le piège de la financiarisation se referme

Faisant le pari d’une économie tournée vers le secteur tertiaire et les mouvements de capitaux (au détriment du développement des secteurs agricoles et industriels) le pays a créé les conditions de sa propre fragilité. Dans les années 1950, le jeune Liban décide d’adopter une législation libérale dans l’intention faire fleurir son économie grâce à l’attraction de l’épargne étrangère, facilitée par le secret bancaire. Alors que les investisseurs fuyaient les pays voisins, cette stratégie s’est avérée payante. Le pays a connu, les années suivantes, un afflux massif de capitaux issus des pétromonarchies du Golfe et de la diaspora libanaise.

Au sortir de la guerre civile dans les années 1990, le Premier Ministre Rafiq Hariri remet au gout du jour la doctrine libérale dans le pays. Sa politique monétaire consistait à faire du Liban un coffre-fort pour les fortunes des pays du Golfe grâce des taux d’intérêts extrêmement attractifs (15 à 20%). L’endettement constant de l’État, alimenté par les capitaux étrangers, a fonctionné sur le mode d’une pyramide de Ponzi. Dès lors que les investisseurs ont commencé à douter de la solvabilité de la Banque centrale libanaise, l’ensemble du mécanisme financier s’est écroulé.

C’est ce qui a été observé en 2020 lorsque le Liban, endetté à hauteur de 170% de son PIB (le 3ème taux le plus élevé au monde), s’est déclaré en défaut de paiement. L’agriculture et l’industrie, parents pauvres des investissements publics depuis des décennies, au profit du secteur tertiaire et immobilier, sont restés au stade embryonnaire. À l’heure où son pilier financier s’est effondré, l’État libanais a immanquablement été frappé de plein fouet par l’absence de diversification de son économie. Le pays, extrêmement dépendant de l’extérieur, est aujourd’hui contraint d’importer entre 65 % et 80 % des biens liés à ses besoins alimentaires. En 2021, plus des trois quarts de la population est tombée sous le seuil de pauvreté multidimensionnelle selon l’étude de la Commission économique et sociale des Nations Unies pour l’Asie occidentale. Pourtant, les grandes fortunes politiquement influentes résistent sans relâche à la disparition du secret bancaire.

Livres libanaises et dollars américains. © Dreamstime.com

Corruption et manque à gagner

Le Liban est considéré comme l’un des pays les plus corrompus au monde par Transparency International en 2021 (avec la 154e place sur les 180 pays étudiés). L’ONG estime que celle-ci est généralisée et affecte tous les niveaux de la société, surtout les partis politiques, le Parlement, l’administration publique, les douanes et la police. Ce phénomène n’est pas nouveau : pendant la guerre civile (1975-1990), le secret bancaire a facilité les transferts de fonds profitant aux milices et aux marchés de l’armement. La corruption a également souillé l’institution étatique. Et pour cause, dès les années 1980, des chefs communautaires avaient la mainmise sur des ministères entiers. Les faits de corruption et d’évasion fiscale, incriminés mais rarement poursuivis par la justice, ont favorisé l’enrichissement illicite d’une poignée de personnalités haut placées et ont coutés cher aux finances publiques.

Désabusée par la déficience des services publics et la facilité avec laquelle les mieux lotis s’affranchissent des impôts ou blanchissent leur argent, le reste de la population refuse de jouer un jeu de la fiscalité. En l’absence de contrepartie en termes d’investissements économiques et sociaux, la confiance des contribuables dans leurs dirigeants a été brisée. L’insuffisance des recettes publiques qui en découle remet en cause la capacité de l’État à assumer ses prérogatives les plus élémentaires. Résultats : le système éducatif et le système médical s’en trouvent fragilisés, l’armée manque cruellement de moyens, l’état des infrastructures se dégrade, les fonctionnaires ne sont plus payés à la hauteur de leurs besoins les plus élémentaires et les retraites ont quasiment disparu. Ce cercle vicieux est d’autant plus pervers qu’il encourage le recours à « la corruption et aux services parallèles, qui mènent à leur tour au vote politique d’allégeance et à l’affaiblissement du rôle de l’État », écrit Karim Daher dans Le Commerce du Levant. Sans surprise, l’augmentation de l’imposition indirecte telle que la TVA ou encore celle sur l’utilisation de Whatsapp a déclenché un ras-le-bol populaire qui a débouché sur les soulèvements d’octobre 2019.

Malgré l’adhésion du Liban aux normes de l’OCDE sur les échanges d’informations bancaires et au Forum mondial sur la transparence fiscale en 2017, le secret bancaire persiste. C’est à marche forcée que le pays a modifié sa législation pour la mettre en conformité avec les standards internationaux. Sous la menace d’être placé sur liste noir par le Groupe d’action financière et le Forum international, le Parlement a voté une loi qui étend la levée du secret bancaire à une vingtaine de crimes supplémentaires dont ceux de corruption, d’enrichissement illicite et de détournement de fonds publics.

Le député Ibrahim Kanaan, à la tête de la commission parlementaire des finances rapportait au Figaro que l’adoption de la loi représente « un pas important pour le Liban dans la lutte contre la corruption » tout en nuançant rapidement son propos. Le mécanisme confie seulement le droit de lever le secret bancaire à une Autorité de lutte anticorruption et à une commission d’investigation de la Banque centrale, et non à la justice. Cet amendement a été voulu par des députés craignant de possibles « influences politiques » sur la justice. Or, selon le député Kanaan, cette mesure annihile « l’essence même de la loi ». En effet, la commission d’investigation de la Banque centrale a déjà cette prérogative depuis des années ; ce qui n’a pas empêché que des milliards soient transférés à l’étranger en toute tranquillité.

Qui plus est, cette loi est appliquée essentiellement dans le cadre de poursuites internationales. Rares sont les cas où elle est utilisée pour lutter contre la corruption locale, faute de volonté politique. L’avocat Paul Morcos, auteur d’un ouvrage intitulé Le secret bancaire face à ses défis, partage le même avis. Il confirme aux journalistes du Commerce du Levant qu’« il n’y a pas lieu d’attendre une initiative d’un quelconque parti politique pour lever le secret bancaire. » L’expert explique que le corpus législatif actuel doit être amélioré pour assurer la poursuite effective des cas de corruption du personnel politique. A l’heure actuelle, le plaignant qui introduit une affaire en justice pour enrichissement illicite « s’expose en plus à une amende de 200 millions de livres libanaises au moins et de trois mois à un an de prison » si son action est rejetée. Cette épée de Damoclès, planant au dessus de la tête des dénonciateurs de fraude, n’encourage en aucun cas la sanction de ce genre d’abus. De fait, les fraudeurs sont encore à l’abri.

Cet été, le parlement libanais a rouvert le dossier en proposant un nouvel amendement à la loi dans le sens de la réduction du champ du secteur bancaire mais cette version ne trouve toujours pas grâce aux yeux du Fonds Monétaire International. Ce dernier a considéré que la loi présentait encore d’importantes lacunes et a enjoint les députés à revoir certains points de la loi. Autrement dit, l’accord sur le plan de sauvetage du pays, dont le secret bancaire n’est qu’un point parmi d’autres, n’est pas prêt d’être conclus dans l’immédiat.

Quelque chose à cacher Monsieur Salamé ?

Quel meilleur exemple que celui de l’enquête pesant sur Riad Salamé, le président de la Banque centrale ? La justice suisse demandait l’accès aux relevés de comptes de la société de courtage de son frère, soupçonné de couvrir ses malversations. Alors que le procureur adjoint à la Cour de cassation s’était engagé dans une bataille contre le secret bancaire lui opposant l’accès aux comptes de Raja Salamé, l’une des banques a saisi sa hiérarchie pour obtenir sa mise à l’écart. Cette première tentative d’entrave n’ayant pas abouti, le procureur s’est heurté à un nouvel obstacle. L’enquête ayant repris son cours en janvier 2022, le chef du parquet lui ordonne subitement d’annuler les perquisitions. De nombreux observateurs voient dans ce deus ex machina une intervention de Najib Mikati, actuel Premier Ministre et milliardaire actionnaire d’une banque libanaise. En guise de justification contre les accusations d’entrave à la justice, ce dernier brandit « la nécessité de ne pas saper ce qui reste des piliers économiques et financiers du pays ». Nécessité, vraiment ?

Charlotte Fanar