Le modèle économique chinois à bout de souffle ?

La skyline de Shanghaï sous les nuages. © Ralf Leineweber

Dans un contexte d’éclatement de la bulle immobilière, de ralentissement économique et de conflits géopolitiques, la banque centrale chinoise – plus communément appelée Banque populaire de Chine – vient de décider d’une nouvelle baisse des taux. L’Empire du Milieu entre dans une nouvelle phase.

Depuis une quarantaine d’années, la Chine incarne un modèle de rattrapage économique. Après plusieurs décennies de maoïsme, Deng Xiaoping prend la tête du pouvoir en 1978 et entreprend de nombreuses réformes libérales dans le pays. La Chine rejoint alors le grand mouvement de mondialisation que Ronald Reagan et Margaret Thatcher incarnent. Grâce à un faible coût de la main d’œuvre et des investissements massifs et continus, notamment dans l’immobilier, le pays parvient à effectuer un développement de grande envergure que l’on juge aujourd’hui comme le « miracle chinois. » Le PIB augmente de plus de 8% par an pendant 30 ans et près de 800 millions de personnes sortent du seuil de pauvreté. La Chine devient le premier producteur industriel du monde et la deuxième économie, derrière les États-Unis.

Un long processus de modernisation

Comme cette politique dépend de la conjoncture économique mondiale, la crise financière de 2007-2008 affecte particulièrement l’économie du pays. Pour pallier ce ralentissement, le gouvernement de Hu Jintao renforce sa politique d’investissement, adopte un plan de relance de plus de 580 milliards de dollars, et a recours à plusieurs dévaluations monétaires afin d’augmenter le prix des importations et diminuer le prix des biens produits dans le pays. Ces mesures permettent de relancer le commerce extérieur, mais Pékin ne parvient pas à retrouver son niveau de croissance d’avant-crise car la consommation intérieure n’augmente que très faiblement en raison de la chute continue du taux de natalité et d’un niveau d’épargne encore très élevé. [1]

Le pays se met alors à la recherche de relais de croissance et décide de diversifier son économie en débutant sa route vers le leadership technologique. L’ascension de Xi Jinping en 2013 vient accélérer ce processus grâce à la mise en place du projet des « Nouvelles routes de la soie », un chantier stratégique visant à relier économiquement la Chine avec l’Europe et l’Asie Centrale. Cette initiative réunit 68 pays, plus de 4 milliards d’habitants et représente près de 40% du PIB mondial. Au-delà d’une volonté d’étendre son pouvoir diplomatique, le pays cherche à obtenir de nouveaux partenaires commerciaux à l’heure d’une nouvelle globalisation, où la géopolitique de l’énergie se complexifie et où la guerre monétaire s’intensifie.

En parallèle, l’Empire du Milieu s’installe progressivement dans le futur continent le plus peuplé du monde – l’Afrique – jusqu’à devenir le premier créancier de la région. Cette politique néocolonialiste très stratégique lui permet de mettre la main sur d’importantes réserves de matières premières et de financer de vastes projets d’infrastructures (maritimes et terrestres) nécessaires à son expansion.

L’intention d’envahir Taiwan coïncide avec l’objectif de conquérir l’industrie des semi-conducteurs et de contrôler l’entreprise taïwanaise TSMC.

En 2015, la Chine élabore le plan « Made in China 2025 » qui vise à effectuer la transition du statut de « l’usine du monde » à la « grande puissance manufacturière. » Le gouvernement souhaite se libérer de sa dépendance industrielle à l’égard de l’étranger tout en multipliant ses avantages compétitifs.

L’intention d’envahir Taiwan coïncide avec cet objectif. Pékin souhaite conquérir l’industrie des semi-conducteurs et contrôler l’entreprise taïwanaise TSMC, leader mondial avec plus de 50% des parts de marché. Ce matériau nécessaire au secteur automobile, énergétique, médical, militaire, spatial… constitue un enjeu stratégique de taille.

Si la politique étrangère de Xi Jinping s’inscrit dans une perspective de long-terme, en vue de dominer « l’économie de demain », le pays est frappé par une bulle immobilière qui remet en cause la pérennité de son modèle économique.

Une crise immobilière sans précédent

Afin de stimuler la croissance et dans l’espoir de voir sa population continuer de croître, la Chine a massivement soutenu le secteur immobilier ces trente dernières années. En plus d’un allègement des conditions de crédits et de nombreux contrôles de capitaux, l’opacité du marché boursier chinois est venue renforcer l’idée que l’immobilier est le meilleur investissement pour un ménage chinois. Résultat, le volume de crédits hypotécaires a augmenté de plus de 15% par an ces quinze dernières années et les prix n’ont cessé de croître.

Le gouvernement de Xi Jinping a donc fait le choix inverse : s’endetter d’autant plus.

Depuis 10 ans, le pays tente de réguler le marché. Certaines réformes ont été instaurées, mais le ralentissement qui s’ensuivi a convaincu le gouvernement de prolonger, voire même d’intensifier sa politique d’investissement dans l’immobilier et les infrastructures, à l’origine de 40% du PIB du pays (soit 20% de plus qu’en Europe ou aux États-Unis). La Chine s’est aperçue qu’une politique de désendettement était impossible, si ce n’est au prix d’un éclatement de la bulle immobilière et d’une profonde récession. Le gouvernement de Xi Jinping a donc fait le choix inverse : s’endetter d’autant plus.

Désormais, l’accélération du déclin démographique et le ralentissement économique lié à la crise du coronavirus viennent rappeler à la Chine les conséquences d’un excès d’endettement privé. Le pays fait face à un vieillissement de la population plus rapide que prévu : le taux de natalité atteint un niveau historiquement bas. En raison d’une spéculation persistante, l’offre continue de progresser malgré un effondrement de la demande.

Les défauts des promoteurs immobiliers se multiplient car de nombreuses sociétés vendent des biens à l’avance sans même avoir finalisé leur construction. Le géant Evergrande, endetté à hauteur de 300 milliards de dollars, a fait défaut en décembre dernier et n’a toujours pas présenté le plan de restructuration de dette qu’il avait promis au gouvernement pour le 31 juillet.

Cette crise se répercute sur le secteur bancaire. Les banques, et plus particulièrement les banques locales (non-contrôlées par l’État, contrairement aux grandes banques nationales), sont touchées par d’importants problèmes de liquidités en raison de prêts risqués et de produits structurés complexes. Les actions de la China Merchants Bank et de la Ping An Bank Co – deux des prêteurs privés les plus importants du pays – ont chuté respectivement de 32% et de 25% depuis le début de l’année 2022.

De surcroît, de nombreux citoyens chinois décident d’arrêter le remboursement de leurs prêts car la construction de leur bien est interrompue. Ces grèves se combinent à des manifestations, plus de 90 villes sont concernées.

Les ventes de logements diminuent. Le mois de juillet connaît une baisse de l’ordre de 28,9% sur un an et le volume de transactions décline depuis plus plusieurs mois. Du fait des nombreuses interruptions de projets de construction, des logements sont inhabités. Le journal Asia Nikkei rapporte que le pays a construit 27 villes fantômes de la taille de New York, pouvant potentiellement accueillir plus de 65 millions de personnes, soit l’ensemble de la population française.

Face à ce krach, la Banque populaire de Chine a décidé d’une nouvelle baisse des taux (après la première le 15 août dernier), afin de stimuler l’économie et soutenir la demande dans le secteur. Le taux de référence des prêts hypotécaires se situe désormais à 4,3%, un plus bas historique. Cette mesure vient compléter les mécanismes de soutiens visant à renforcer le capital des petites et moyennes banques, et s’inscrit dans l’objectif d’accroître le volume de liquidités afin de relancer la machine du crédit et soutenir l’activité.

Un avenir incertain

Cette crise est un fardeau pour le gouvernement de Xi Jinping. Elle nuit à la croissance, affaiblit gravement la confiance des ménages et accentue les multiples faiblesses structurelles qui demeurent au sein de l’économie chinoise.

Tout comme le Japon à la fin des années 1980, l’Empire du Milieu est frappé par une crise immobilière, une chute du taux de natalité, un endettement privé extrêmement élevé, un excès d’épargne et une faible consommation intérieure. Au début des années 90, la célèbre crise financière japonaise éclate et signe le début d’une longue spirale déflationniste dont les effets continuent d’affecter le pays. Au regard de la situation actuelle, la Chine semble lentement s’engouffrer dans cette contingence.

La politique d’investissement et d’endettement continue ne peut perdurer car elle est désormais rattrapée par la crise immobilière. Certains enjeux comme le réchauffement climatique, la stratégie « zéro covid », le durcissement des rapports sino-américains, et le ralentissement de l’économie mondiale viennent également compliquer la situation.

Tout comme le Japon à la fin des années 1980, l’Empire du Milieu est frappé par une crise immobilière, une chute du taux de natalité, un endettement privé extrêmement élevé, un excès d’épargne et une faible consommation intérieure.

Pour sortir de cette spirale, le pays devrait réformer son modèle économique en profondeur, notamment par le ralentissement de ses investissements (beaucoup deviennent non-productifs) et la réorientation de son soutien vers la consommation intérieure. Ce basculement nécessiterait une réduction des inégalités de revenus afin de maintenir, puis de renforcer la confiance des ménages. Malgré l’émergence d’une classe moyenne, les écarts de richesses entre les plus pauvres et les plus riches s’accentuent. Les 1% les plus riches détiennent désormais 30% de la richesse nationale tandis que les 25% les plus pauvres en détiennent seulement 1%.

Le gouvernement pourrait réduire ces inégalités et soutenir la demande par un renforcement de son système social, la facilitation de l’accès au logement pour les plus modestes, l’augmentation des salaires, l’institution d’une politique fiscale plus progressive, la réorientation du crédit en faveur des investissements productifs et la subvention ciblée de certains secteurs.

Cette transition entraînerait inévitablement une baisse de l’activité économique, mais elle serait d’autant plus importante si le statu quo persiste. Si la Chine continue de se focaliser sur des objectifs de croissance irréalistes et qu’elle n’accepte pas ses faiblesses aux yeux du monde, elle risque de s’enfoncer dans une longue et douloureuse stagnation économique.

Article originellement publié sur OR.FR et réédité sur Le Vent Se Lève.

Notes :

(1) : Le taux d’épargne privée s’est fortement accentué en Chine à partir des années 2000 (avant de stagner post-2008) pour diverses raisons : fragilité du système social, précarité des conditions de travail, hausse de l’endettement privée, prix du logement en constante augmentation, faible confiance des ménages. Ce taux atteint près de 50% du PIB, soit 25% de plus que la plupart des grandes puissances.

Pour favoriser la redistribution, taxer les grosses donations

© Mathieu Stern

Alors que l’épargne des Français a significativement augmenté en 2020 et que de nombreux jeunes se trouvent en grande précarité, le ministre de l’Économie prétend avoir trouvé la solution : défiscaliser les donations pour faire circuler cette épargne. Pourtant, aujourd’hui, un couple peut déjà transmettre près d’un million d’euros à ses deux enfants sans payer d’impôts. La défiscalisation supplémentaire proposée par Bruno Le Maire ne profiterait donc qu’à une poignée de jeunes « bien nés », qui ne consommeraient même pas cet afflux d’argent supplémentaire dont ils n’avaient pas besoin. Sans impact sur la relance de l’économie, cette mesure s’apparente donc à un énième cadeau pour les riches.

Les restrictions liées à la crise sanitaire ont bouleversé la situation financière des ménages français : puisqu’ils ne pouvaient plus consommer que des biens de « première nécessité », les Français ont beaucoup moins dépensé, et ce, quel que soit leur niveau de richesse. À l’inverse, les revenus ont été préservés pour la majorité des personnes, notamment grâce au télétravail et aux dispositifs d’aide comme le chômage partiel et les fonds de solidarité. Mécaniquement, cette baisse des dépenses et ce maintien des revenus ont donc provoqué une hausse de l’épargne des ménages, comme le documente le Conseil d’Analyse Économique. La Banque de France estime ainsi le surcroît d’épargne à hauteur de 110 milliards d’euros pour 2020, auxquels devraient s’ajouter environ 55 milliards en 2021. Des chiffres très souvent évoqués dans les médias, mais rarement analysés de plus près.

En 2020, un surcroît d’épargne… chez les ménages aisés et âgés

Certes, l’épargne globale a augmenté, mais les montants varient fortement selon le niveau de revenu, en raison de comportements de consommation différents. Dans une note de conjoncture, l’INSEE montre en effet que la baisse de la consommation en 2020 a davantage touché les plus riches, en particulier au moment du premier confinement : en avril 2020, les 10 % des ménages les plus aisés ont ainsi réduit leur consommation de 55 %, alors que les 30 % les plus pauvres l’ont réduite de 40 %. Ensuite, la consommation des ménages plus modestes a fortement rebondi à l’été, alors que cette reprise a été plus modérée pour les ménages les plus riches qui continuaient donc d’accumuler de l’épargne supplémentaire. Au second confinement, des tendances similaires ont à nouveau été observées, mais dans une moindre mesure. Ces différences s’expliquent par la structure de consommation des ménages : la majorité des dépenses des plus pauvres est nécessaire ou contrainte (loyers, nourriture, électricité, forfaits, etc.) tandis que ces dépenses imposées pèsent moins lourd dans le budget des plus riches, qui dépensent davantage en proportion pour des activités récréatives (vacances, sorties, etc.) très affectées par les restrictions.

Les 10 % les plus riches concentrent la moitié du surcroît d’épargne en 2020.

Ces différences de consommation entre riches et pauvres s’ajoutent aux inégalités de revenus : l’épargne accumulée pendant le confinement est donc répartie de manière très inégalitaire. Le Conseil d’Analyse Économique estime ainsi que 70 % du surcroît d’épargne est détenu par 20 % des ménages les plus aisés, les 10 % les plus riches concentrant même la moitié de ce magot. En terme de sommes épargnées, cela revient à plus de 10 000 euros mis de côté pour les 25 % les plus riches en 2020, alors que l’épargne des 20 % les plus pauvres avait même légèrement diminué entre mars et août 2020 !

Les inégalités d’épargne apparaissent également entre générations. Plus exposés aux dangers du virus et sortant donc moins, les plus de soixante ans ont davantage réduit leur consommation, même hors périodes de confinement. Les ménages de plus de 60 ans, qui ont davantage tendance à posséder de l’épargne financiarisée, ont par ailleurs bénéficié de la hausse des cours boursiers en 2020. De la même façon, les plus de 40 ans, qui ont généralement des revenus salariaux supérieurs et des emplois moins exposés que les plus jeunes, ont eux aussi davantage mis de côté. L’épargne accumulée pendant les périodes de confinement se trouve donc principalement entre les mains des ménages riches et âgés.

La réponse du gouvernement pour relancer la consommation

Afin de relancer la croissance de l’économie française, le gouvernement souhaite transformer cette épargne inactive, généralement accumulée sur des comptes courants et des livrets d’épargne, en consommation des ménages. En effet, avec la levée des restrictions sanitaires, la consommation devrait constituer le moteur de la reprise économique en France, dont la dépense de ces dizaines de milliards épargnés serait alors un levier important. Cependant, la répartition de cette épargne ne paraît pas optimale, puisqu’elle est détenue principalement par des personnes riches et âgées, dont la propension marginale à consommer, c’est-à-dire la probabilité de consommer plus, est relativement faible.

L’idée, avancée notamment par Bruno Le Maire, est donc de faire circuler cet argent à destination des jeunes, dont l’épargne accumulée a été plus faible en 2020 et qui dépenseraient ou investiraient cet argent de manière plus importante que leurs aînés. À cette fin, la piste évoquée vise à encourager les transmissions d’argent entre générations par un allègement de la fiscalité des droits des donations : de nouvelles exemptions pourraient être mises en place et les niveaux d’abattement seraient relevés. Cette mesure aurait également pour but de compenser les sacrifices auxquels les jeunes se sont astreints pendant la crise sanitaire pour protéger en premier lieu les personnes âgées : « Ça me paraîtrait juste. Les jeunes sont ceux qui ont le plus trinqué dans cette crise » indique ainsi le ministre de l’Économie.

Le gouvernement souhaite donc poursuivre une opération entamée à l’été 2020 : face à l’urgence de la crise, la majorité présidentielle avait voté une réduction d’impôt sur les donations sous la forme d’un abattement supplémentaire. Supposée temporaire, elle devait normalement s’arrêter en juin 2021. Mais elle sera vraisemblablement prolongée…

Des donations déjà largement défiscalisées, au bénéfice des plus riches

Cette proposition gouvernementale défiscaliserait donc encore davantage les donations, pourtant déjà largement exonérées d’impôt en France. Dans un entretien à LVSL, l’économiste Nicolas Frémeaux rappelait ainsi qu’ « environ 85-90 % des transmissions en ligne directe, entre parents et enfants, sont exonérées ». Les enfants peuvent en effet recevoir jusqu’à 100 000 euros par parent sans avoir à payer d’impôt sur cette donation, avec une remise à zéro du compteur tous les 15 ans. Depuis l’été 2020, les parents peuvent même donner 100 000 euros supplémentaires non imposables à leurs enfants pour créer ou développer leur entreprise, ou pour construire ou rénover leur résidence principale. Et 31 865 euros peuvent s’ajouter via des dons familiaux de sommes d’argent pour chaque parent et grand-parent. Au total, un couple avec deux enfants peut donc transmettre en une seule fois près d’un million d’euros en toute franchise d’impôt !

Alors oui, les jeunes ont « trinqué ». Mais pas celles et ceux qui peuvent déjà recevoir 463 730 euros « seulement » de leurs parents (pour chacun des parents, 100 000 + 100 000 + 31 865 = 231 865 euros ; à noter que certains de ces abattements sont en plus remis à zéro au bout de 15 ans, ce qui permet aisément au cours d’une vie de transmettre plus d’un million à chacun de ses enfants en toute franchise d’impôt), auxquels peuvent s’ajouter 127 460 euros des grands-parents (31 865 euros pour chacun des grands-parents), soit un total de près de 600 000 euros en toute franchise d’impôt ! Une étude de l’institut Élabe a montré qu’un jeune sur deux a réduit ses dépenses alimentaires ou sauté un repas au deuxième semestre de 2020, souvent parce que ses parents n’ont pas pu l’aider. Changer la fiscalité des donations ne résoudra aucunement les problèmes de précarité de la jeunesse. En effet, selon le laboratoire d’idées Intérêt général, les trois quarts des ménages n’ont jamais reçu de donations et plus de la moitié s’attend à ne jamais recevoir ni héritage, ni donations. Les jeunes en difficulté économique font partie de cette catégorie pour laquelle les modalités de taxation des donations importent peu, les parents n’ayant malheureusement aucun patrimoine à transmettre.

En favorisant les dons entre générations, les mesures proposées par le gouvernement auront pour seule conséquence de faire circuler le patrimoine entre les « vieux riches » et les « jeunes riches ».

Par ailleurs, l’efficacité économique d’une telle mesure apparaît très incertaine. Les jeunes héritiers qui bénéficieraient de ces donations supplémentaires ne transformeraient pas ce nouvel afflux d’épargne en consommation, mais auraient davantage tendance à augmenter encore leur patrimoine. Loin d’être dans le besoin, ces jeunes investiraient l’argent en immobilier ou sur les marchés financiers, comme le fait déjà une partie d’entre eux, creusant encore plus les inégalités au sein des générations. De plus, un cadeau fiscal sans contrepartie pour relancer la consommation des jeunes riches n’assure pas que ces dépenses s’inscrivent dans une logique de croissance économique durable. En favorisant les dons entre générations, les mesures proposées par le gouvernement auront pour seule conséquence de faire circuler le patrimoine entre les « vieux riches » et les « jeunes riches ».

En outre, les donations sont davantage reçues par les jeunes hommes que par les jeunes femmes, comme le montrent les travaux de Céline Bessière et Sibylle Gollac, également interrogées dans nos colonnes. Augmenter la défiscalisation des donations renforcerait donc les inégalités de genre existant déjà au sein de la jeunesse, tout en créant un effet d’aubaine pour les plus riches.

La nécessité d’une fiscalité redistributrice

Pour toutes les raisons évoquées précédemment, l’allègement de la fiscalité des donations ne permettra donc pas le rebond de la consommation ; pour cela, il faudrait plutôt prendre des mesures ciblant les classes populaires et moyennes. Si ces dernières épargnent, c’est surtout en raison d’un profond déficit de confiance en l’avenir : les incertitudes autour du chômage en hausse, de la situation sanitaire ou environnementale n’incitent pas les classes moyennes à dépenser leur argent. Dans ces circonstances, on comprend leur volonté de se protéger de futures menaces pour leur niveau de vie. Pour restaurer cette confiance et leur consommation, le gouvernement doit leur montrer un soutien particulièrement fort, en garantissant par exemple la prolongation du chômage partiel, un maintien élevé des allocations chômage, la création d’emplois publics et de projets d’investissement pour renforcer l’emploi dans les entreprises de manière compatible avec la transition écologique. Tout l’inverse de la direction prise actuellement. Ce sont pourtant les conditions pour stimuler la consommation des classes moyennes, en mobilisant notamment l’épargne accumulée.

Pour les ménages les plus pauvres, la situation économique est plus compliquée encore puisqu’ils n’ont pas du tout pu épargner pendant la crise sanitaire. Face à la hausse de la précarité engendrée par la crise, un soutien financier supplémentaire apparaît nécessaire, soutien dont il est certain qu’il sera réinjecté sous forme de consommation dans la relance de l’économie française. Puisque, par ailleurs, des milliards ont été épargnés par les plus riches et ne contribuent pas à la reprise économique, la fiscalité redistributive apparaît à la fois efficace économiquement et juste socialement. Des économistes, tels que Thomas Piketty, défendent une meilleure circulation des montants épargnés, non pas à destination uniquement des jeunes les plus aisés comme le propose le gouvernement, mais à destination de tous les jeunes. Cela répond avant tout à un enjeu de justice sociale : pourquoi les seuls jeunes à s’en sortir seraient ceux ayant la chance d’être bien nés ?

Ce soutien pourrait par exemple prendre la forme de « chèques verts », défendus par les économistes Daniel Cohen, Philippe Martin, Madeleine Péron et Thierry Pech : avec ces chèques « valables pour une période limitée permettant d’acheter exclusivement des biens et services jugés respectueux de l’environnement », la consommation des ménages les plus modestes pourrait être stimulée de manière compatible avec la transition écologique. Une taxe unique sur l’épargne accumulée par les ménages les plus aisés pendant les confinements, redistribuée aux plus pauvres, pourrait donc mieux répondre aux objectifs du gouvernement de reprise de la consommation qu’un allègement de la fiscalité sur les donations.

Taxer l’épargne COVID pour la redistribuer répond avant tout à un enjeu de justice sociale : pourquoi les seuls jeunes à s’en sortir seraient ceux ayant la chance d’être bien nés ?

Au contraire de la proposition du gouvernement qui s’apparenterait à un nouveau cadeau aux plus riches, une autre réforme de la taxation des transmissions est envisageable, à la fois plus juste et plus efficace économiquement. En premier lieu, il s’agirait d’harmoniser la fiscalité des donations et des héritages, pour prendre en compte l’ensemble des sommes reçues tout au long de la vie par une même personne, comme le détaille la note numéro 11 du laboratoire d’idées Intérêt général. Les montants transmis pourraient alors être exonérés d’impôt jusqu’à 117 000 euros (patrimoine net médian), puis taxés progressivement au-delà. De plus, le barème actuel est grevé de diverses exonérations, qui ne profitent qu’aux plus riches, puisqu’elles ne s’appliquent que pour des montants de transmissions élevés ; ces niches fiscales devraient simplement être supprimées. Même les « Jeunes avec Macron » proposent de taxer davantage les gros héritages, à rebours des propositions de leur ministre de l’économie !

Le barème progressif permettrait de récolter des recettes fiscales supplémentaires, de façon à les redistribuer à la jeunesse durement frappée par la crise. Un collectif de chercheurs, parmi lesquels Thomas Piketty et Camille Herlin-Giret, a par exemple proposé de financer un RSA jeunes avec de telles mesures. En outre, cette réforme correspondrait à l’efficacité économique recherchée par le ministre de l’Économie : si l’épargne, les donations et l’héritage étaient davantage imposés, les gros épargnants seraient en effet plus incités à consommer leur argent, ce qui le ferait circuler dans l’économie. Les sommes prélevées seraient redistribuées à tous, favorisant l’économie française, réduisant les inégalités de patrimoine et améliorant la condition financière des ménages les plus modestes. Il s’agirait d’une réforme juste et efficace, à l’inverse de celle actuellement proposée.

Au Liban, les multiples visages de la dégradation sécuritaire

Manifestation contre l’accroissement de la pauvreté. Tripoli, Liban, 28 janvier 2021. ©Victoria Werling

Dans un pays en proie à diverses crises comme le Liban, le ballet des avions de chasse israéliens n’est qu’une menace parmi d’autres. Insécurité alimentaire, pandémie, augmentation de la délinquance, relents autoritaires… La crise socio-économique et l’absence de gouvernement constituent à bien des égards les premiers dangers pour la population. Tour d’horizon des menaces multiformes qui font de l’ombre au pays du Cèdre. 

Dimanche 28 février. Le bourdonnement des chasseurs de l’Israeli Air Force (IAF) se mêle au ciel bleu azur de Beyrouth. Cette mélodie quasi quotidienne est le fruit d’un orchestre varié, mêlant avions de reconnaissance et avions de combat multi rôles. S’y ajoutent les drones, et, de temps à autre, le bruit sourd des missiles tirés en direction de la Syrie. Ces vols surviennent dans un contexte d’autant plus tendu que beaucoup de Libanais sont encore sous le choc de la double explosion du 4 août dernier, qui a réveillé chez certains les traumatismes de la guerre.

Vers une intensification des opérations israéliennes au Liban

Bien qu’agacés par ces allées et venues intempestives, la plupart des Libanais n’y voient pas une menace directe. Ces vols sont avant tout tactiques et s’inscrivent dans une logique de guerre psychologique : ils permettent d’intimider et de récolter des renseignements (photographies, surveillance électronique…). Mais de façon générale, les opérations de l’Etat hébreu sur le sol libanais se sont intensifiées ces trois dernières années. Elles prennent notamment la forme de tentatives d’assassinat, qui rappellent les exécutions de certaines figures iraniennes comme le commandant de la Force al-Qods Qassem Soleimani (janvier 2020) et le physicien chargé du programme nucléaire iranien, Mohsen Fakhrizadeh (novembre 2020). Des opérations qui incluent également les mystérieuses déflagrations survenues en fin d’année dernière dans des zones sous contrôle du Hezbollah et qui selon certaines sources sécuritaires, pourraient continuer à se multiplier. 

Il en va de même pour ces fameux vols. En effet, si Israël fait fi de la souveraineté libanaise depuis plusieurs années, la multiplication de vols à basse altitude s’est intensifiée ces dernières semaines. Aux zones d’influences du Hezbollah continuellement surveillées par l’IAF – banlieue sud de Beyrouth, Sud-Liban, nord de la Békaa – s’ajoute désormais une bonne partie du territoire, y compris l’ensemble de la capitale. Avec un ennemi aux portes du pays et le départ récent du président Trump, Israël est plus que jamais sous pression. Ces survols représentent une violation du droit international, mais celui-ci faisant comme souvent l’objet d’un « deux poids deux mesures », l’énième plainte déposée par le gouvernement libanais auprès de l’ONU est un coup d’épée dans l’eau. D’une certaine manière, ces vols à répétions font l’objet d’un accord tacite entre un pays constamment sur le qui-vive et un autre submergé par les multiples crises qui le traversent.

Multiplication des liquidations politiques

La dégradation économique, associée à des tensions politiques et à la confusion institutionnelle, font du Liban un terrain en proie à des menaces multiformes. Un contexte préoccupant qui a engendré plusieurs réunions du Conseil supérieur de défense. L’augmentation des éliminations de personnalités, notamment des mondes politique, sécuritaire et journalistique, est souvent présentée comme l’un de ses symptômes. La dernière en date : celle de l’intellectuel et militant chiite Lokman Slim. Cet opposant au Hezbollah a été retrouvé dans sa voiture le 4 février dernier au Sud-Liban, atteint de quatre balles dans la tête et d’une dans le dos. Objet de menaces depuis plusieurs années, les regards se sont tournés vers le Parti de Dieu, qui a démenti toute implication. 

Cet assassinat s’ajoute à une longue liste d’autres ayant eu lieu dans des circonstances tout aussi mystérieuses, comme celui d’Antoine Dagher (juin 2020), cadre de la banque Byblos – dont on dit qu’il aurait été éliminé pour avoir pris connaissance de certains dossiers financiers sensibles ;  celui de l’officier des douanes Mounir Abou Rjeily (décembre 2020) – dont on affirme qu’il est mort en glissant et se tapant la tête contre le sol, tandis que certains affirment que sa disparition serait liée à des informations qu’il aurait récoltées sur la contrebande au port de Beyrouth  ; ou encore celui du photographe professionnel Joe Bejjani (décembre 2020).

L’augmentation des délits, conséquence directe de la crise économique

La menace sécuritaire au Liban n’est donc pas seulement extérieure. Elle se décline en une palette de couleurs, allant du vert dollar au jaune Hezbollah, en passant par le marché noir. La population elle, voit rouge, affectée par une crise économique sans précédent qui plonge une partie des Libanais dans une misère extrême. Plus de 50% d’entre eux vivent aujourd’hui sous le seuil de pauvreté et 20% sous le seuil d’extrême pauvreté. Une situation socio-économique qui génère une instabilité s’exprimant notamment par une augmentation des délits. Vols à l’arrachée, cambriolages, hold-up dans de petits commerces…. Ces actes relèvent davantage de la survie que de grand banditisme. Après l’explosion également, beaucoup de maisons ont été pillées.

Une femme pose dans une des rues du bidonville de Hay el Tanak. Tripoli, Liban, 1er février 2021. ©Victoria Werling

Cette crise a aussi pour conséquence l’augmentation de l’animosité de certains Libanais envers les réfugiés syriens, qui bénéficient d’aides d’ONG quand les habitants du pays ne reçoivent pas ou peu d’aides de l’État. Des tensions intercommunautaires qui s’accroissent dans un pays où ces réfugiés, qui représentent 20% de la population, sont également accusés de peser sur le secteur économique.

Insécurité alimentaire et manifestations

Quoi qu’il en soit, rares sont ceux que cette crise épargne. L’insécurité alimentaire, aggravée par la pandémie, en est l’un des principaux symptômes. Les confinements à répétition empêchent nombre de Libanais de manger à leur faim, ceux-ci vivant généralement au jour au le jour, c’est-à-dire en dépensant le soir ce qu’ils ont gagné durant la journée pour nourrir leur famille. Les mesures de restrictions sanitaires les privant de leur activité professionnelle et les aides du gouvernement étant inexistantes ou très sporadiques, l’accès aux produits de première nécessité est un réel combat. Conséquences : malnutrition, suicides, des habitants qui tentent de fuir – en vain – par bateau, et des mouvements de contestations dans la lignée de ceux de la révolution. 

Un manifestant fuit les gaz lacrymogènes durant une manifestation. Tripoli, Liban, 28 janvier 2021. ©Victoria Werling

Dernier soulèvement en date : celui de Tripoli, une des régions les plus pauvres du pays. Dans cette ville du nord dont un tiers de la population active est au chômage, entre 60 et 70% de la population vit sous le seuil de pauvreté. Rien d’étonnant donc qu’en janvier dernier la « mariée de la révolution » ait à nouveau été le théâtre de manifestations violentes, opposant citoyens en colère et forces de sécurité. Après une semaine intense où 300 personnes ont été blessées et deux manifestants tués par balles, après que la police a ouvert le feu, le mouvement s’est finalement essoufflé. 

Relents autoritaires

Le 22 février, la justice militaire a lancé des poursuites pour terrorisme, tentative de former un groupe terroriste et vol, à l’encontre de 35 personnes ayant participé aux manifestations de Tripoli. Des accusations qui peuvent mener jusqu’à la peine capitale et relèvent d’une décision politique. Une première depuis le début de la révolution en 2019. Elles marquent ainsi une escalade dangereuse dans la répression pratiquée par les autorités contre leur peuple. L’opinion publique libanaise et les organisations de défense des droits de l’Homme sont d’autant plus inquiètes que les civils précédemment jugés par le tribunal militaire ont fait état de nombreuses violations, comme des interrogatoires sans la présence d’avocats, l’utilisation de confessions obtenues sous la torture ou encore des décisions rendues sans explications.      

Les violences et actes de désordre public ayant eu lieu à Tripoli sont le fruit d’une colère exprimée par des manifestants qui luttent pour leurs droits et dénoncent un accroissement de la pauvreté. Laisser entendre qu’ils sont terroristes est une manière pour les autorités de les décrédibiliser et de dissuader la population de manifester. Une rhétorique utilisée par de nombreux États si bien que ce terme, qui ne possède pas de définition juridique commune faute d’un manque de consensus entre ces derniers, est souvent utilisé à tort et à travers par des gouvernements afin de justifier leurs décisions politiques. 

Au Liban, la menace principale semble à bien des égards émaner des actions répressives et de la désinvolture de la classe dirigeante. Celle jugée responsable de l’explosion – dont on attend toujours les résultats de l’enquête, de la crise économique et de l’extrême pauvreté. Celle accusée d’une gestion catastrophique de la crise sanitaire. Celle dont on attend depuis plus de six mois qu’elle forme un nouveau gouvernement. Celle, enfin, dont les mesures punitives à l’encontre des manifestants virent à l’autoritarisme. Nombreux sont pessimistes quant à la capacité du Liban à sortir de ces crises à court et moyen terme. Aujourd’hui, loin des caméras braquées sur la colère des Libanais, c’est tout un pays qui sombre lentement et silencieusement dans la misère.

Commerces fermés, emplois menacés

Restaurant fermé à Paris suite aux mesures contre le COVID-19. © Mikani

Alors que semblait se profiler un troisième confinement, les bars et restaurants restent désespérément clos. Comme tant d’autres, ces professionnels se retrouvent donc sans perspective stable après presque un an de fermeture. Cette mesure, catastrophique pour les petits commerces, ne repose pourtant sur aucun fondement scientifique, notamment dans les zones peu denses. Dès lors, elle est apparue comme une distorsion de concurrence au profit de la grande distribution et de la vente en ligne. La portée des conséquences pour les 600.000 entreprises et les 1,3 millions d’actifs potentiellement menacés est loin d’être pleinement mesurée par le pouvoir politique.

Le 30 octobre, le président annonçait une deuxième vague de confinement en France. Dès le lendemain, les commerces « non essentiels » devaient baisser leur rideau. Depuis, la fronde autour de cette définition floue a traversé tout le pays. L’opinion a en particulier perçu la situation de concurrence déloyale induite par la possibilité pour d’autres canaux de distribution de continuer à vendre. Cette mesure est subie d’autant plus durement que les efforts et investissements consentis par ces « commerces non essentiels » pour se conformer aux nouvelles contraintes ont été importants. En tout état de cause, la définition du protocole après la fermeture administrative plutôt qu’avant laisse songeur.

La brutalité de cette mesure, annoncée la veille pour le lendemain, sans concertation et sans alternative, est symptomatique de la gestion de crise. La grande distribution avait pourtant bénéficié de quelques jours pour faire fermer ses rayons non essentiels, suscitant la ruée sur les jouets de Noël. In fine, cette dernière mesure s’est révélé parfaitement inique : elle n’a bénéficié qu’aux géants de la vente en ligne, comme l’ont déjà fait remarquer associations et élus.

La brutalité de cette mesure, annoncée la veille pour le lendemain, sans concertation et sans alternative, est symptomatique de la gestion de crise.

Les déclarations – uniquement symboliques – du gouvernement à propos d’Amazon révèlent un rapport de force largement défavorable. Visiblement, l’intérêt général ne permet pas d’envisager des mesures limitatives à l’égard de la vente en ligne, alors qu’il s’agit de la justification qui a présidé à la fermeture des commerces. Et ce malgré la distorsion de concurrence induite par le virus et les risques existants sur les plateformes logistiques. En parallèle, les propos de la start-up nation invitant les commerces traditionnels à se numériser et les aides proposées font l’impasse sur la relation humaine au cœur de leur activité.

En outre, le passage à la vente en ligne relève d’une véritable stratégie, et ne constitue en rien une solution de crise. Les villes qui ont permis d’effectuer ce passage l’avaient préparé dès le premier confinement. Aussi, l’État aurait eu davantage intérêt à nationaliser l’une des start-ups qui interviennent dans le domaine. En créant un véritable service public pour ces entreprises, il aurait offert une aide concrète et immédiate. En l’absence de stratégie coordonnée pour engager ce virage, les initiatives ont essaimé dans tous les sens. Bien que proche du terrain, cette effusion a beaucoup coûté en énergie et en temps, et elle désoriente le consommateur.

Un tissu économique vital très fragilisé

Depuis le premier confinement, les commerces physiques se trouvent fragilisés. En effet, malgré les aides existantes, les commerces ont dû investir pour rouvrir en mai mais sont encore confrontés à des évolutions du protocole sanitaire. En parallèle, suite aux restrictions, ces établissements se voient contraints de fonctionner en sous régime par rapport à leurs capacités. En conséquence, ils se retrouvent face au dilemme suivant : ou bien rester fermés et ne plus avoir de revenus pour assumer leurs charges, ou bien rester ouverts en fonctionnant à perte.

La première variable d’ajustement sera logiquement l’emploi, malgré les mécanismes mis en place pour le soutenir. Les aides apportées, notamment sous forme de prêts ou de reports de charges, se sont vite avérées insuffisantes. Si elles répondent à un besoin temporaire de trésorerie, elles ne compensent pas les pertes liées au manque d’activité. Et ce d’autant que l’endettement des entreprises avait déjà augmenté ces dernières années. Les montants consentis dans le cadre du plan de relance en septembre, entre 10 et 20 milliard d’euros, apparaissent déjà bien en deçà des besoins.

Aujourd’hui encore c’est l’incertitude qui menace les perspectives de ces employeurs.

Aujourd’hui encore c’est l’incertitude qui menace les perspectives de ces employeurs. Les tergiversations permanentes du gouvernement depuis les fêtes ont conduit de nombreux français à renoncer ou à reporter leurs dépenses, d’où une gestion particulièrement complexe des stocks, notamment dans le secteur de la restauration. Les restaurateurs, s’appuyant par ailleurs sur une date de réouverture aussi lointaine que provisoire, souffrent, à l’égal des dirigeants d’entreprise, d’un manque de visibilité sur la perspective d’une vraie reprise d’activité qui les empêche de prendre les mesures nécessaires pour « tenir ». Nous avons recensé ci-dessous le niveau de menace sur l’emploi dans les principaux secteurs concernés :


Tableau de synthèse du niveau de risque pour les principales activités touchées par le confinement.

Des chiffres encore parcellaires

Pourtant, l’ensemble des mesures consenties pour soutenir les entreprises a amorti les effets de la crise. De nombreux facteurs s’alignent pour repousser les faillites d’entreprises. En premier lieu, le moratoire sur les dettes bancaires a permis de gagner plusieurs mois. En outre, de nombreux professionnels ont cherché à limiter leurs pertes au moment du déconfinement. Le temps du bilan est attendu avec la clôture comptable, au 31 décembre ou au 31 mars, pour l’essentiel des entreprises. Enfin, les procédures de liquidation ont également pris du retard, même si, pour l’heure, l’activité des tribunaux de commerce reste limitée.

Le nombre d’entreprises en difficulté pourrait en revanche faire gonfler le volume des fermetures très prochainement.

A ce titre, les données de leur activité 2019 et les statistiques de 2020 (à fin novembre), sont éloquentes. Si le bilan est globalement positif, l’impact sur les créations d’entreprise est déjà visible – en baisse de 4 %. Toutefois, une forte concentration est observée sur le début d’année (20 % des créations sur janvier-février). Le nombre d’entreprises en difficulté (procédure de sauvegarde, de redressement judiciaire, ou liquidation judiciaire) pourrait en revanche faire gonfler le volume des fermetures très prochainement. Les annonces successives de plans sociaux ajoutées à celles de ces fermetures laissent présager une année noire pour l’économie et l’emploi.

Dynamiques de création d’entreprises en 2019 et 2020 (source : Observatoire statistique des greffiers des tribunaux de commerce).

En outre, de nombreuses entreprises se trouvent fragilisées en termes de trésorerie. Elles y ont largement puisé pour assumer leurs charges au cours du premier confinement, mais le deuxième et le troisième pourraient s’avérer fatal. Ainsi, selon l’observatoire BPI France des PME, 50 % d’entre elles déclaraient déjà rencontrer des difficultés de trésorerie à la veille du reconfinement. Or, c’est une double crise qui menace ces établissements. Tout d’abord, une crise d’insolvabilité, compte-tenu de l’activité non réalisée et non récupérable. À ce titre, les seules mesures de prêts ou de reports se révèlent insuffisantes, comme évoqué précédemment. En second lieu, c’est une crise de rentabilité qui s’annonce. En effet, même avec des comptes positifs, de nombreux dirigeants d’entreprise estimeront que les revenus tirés de leur activité récompensent péniblement leurs efforts et le risque associé.

De lourdes conséquences à venir

Ce contexte risque d’avoir des conséquences durables, en particulier dans les villes moyennes et certaines zones rurales, où le petit commerce représente l’essentiel de l’activité et de l’emploi. Ainsi, le commerce en ville moyenne représente 12 % du nombre total de commerces en France. Pourtant, avant d’être jugés « non essentiels » ceux-ci avaient fait l’objet d’une attention particulière des pouvoirs publics. Le programme Cœur de ville prévoyait 5 milliards d’euros d’aides sur un programme pluriannuel. Et 5 millions d’euros avaient déjà été mobilisés en soutien aux boutiques impactées par les manifestations des Gilets jaunes.

Le soutien aux commerces et artisans a pu être jugé excessif au regard d’autres dispositifs d’aides. Il faut toutefois prendre en compte le fait qu’il agit pour contrer un risque impondérable et global ; comme pour l’emploi au travers du chômage partiel, il est légitime que la collectivité prenne sa part de l’effort. Mais malgré cela, la protection face à la perte d’activité des indépendants reste limitée. Il faut également considérer qu’il s’agit d’un moment économique inédit, celui d’un arrêt complet de l’activité. On ne peut le comparer à la « destruction créatrice » chère aux économistes libéraux. Ici, le coût de la destruction économique a d’autres répercussions : l’effondrement simultané de plusieurs secteurs sans possibilité de transfert, le découragement des entrepreneurs, des coûts liés à la liquidation des entreprises.

Il convient par ailleurs de relativiser la pertinence de ce soutien. En effet, de nombreuses entreprises n’ont pas encore accédé à ces dispositifs, du fait de la complexité des dossiers et de l’engorgement des services chargés de les traiter. Pour étayer ce point, il suffit de relever que l’administration compte 1.923 types d’aides différents pour les entreprises, cela ne contribue guère à leur lisibilité. En outre, les 402.000 entreprises créées cette année sont exclues d’office des aides directes.

La conséquence la plus spectaculaire devrait être un renforcement de la concentration du capital.

La conséquence la plus spectaculaire devrait être un renforcement de la concentration du capital. Or, l’économie française est déjà particulièrement hiérarchisée. Selon les données de l’INSEE sur les entreprises, 50 grandes entreprises emploient 27 % des salariés, réalisent 33 % de la valeur ajoutée totale et portent 46 % du total de bilan des sociétés. L’accroissement du patrimoine des grandes fortunes en est un symptôme. En parallèle, tandis que l’économie n’a cessé de croître, le nombre des indépendants (artisans, commerçants et chefs d’entreprise) a baissé de façon spectaculaire sur des décennies.

Ceci implique qu’un nombre croissant d’entreprises se retrouve entre les mains d’un nombre de plus en plus restreint d’individus, expliquant pour partie la croissance des inégalités. La concurrence exacerbée tendra inexorablement à amplifier cette concentration ; on l’observe sur de nombreux marchés, les grandes entreprises finissent par avoir les moyens de racheter ou de faire disparaître les plus petites. Les données de l’INSEE montrent ainsi que le poids des artisans, commerçants et chefs d’entreprise dans la population totale a diminué de deux tiers depuis 1954 et encore de moitié depuis 1982.

Part des indépendants dans la population active (source : INSEE).

Cette baisse n’est pas continue, elle s’est stabilisée dans les années 2000 peu avant une remontée liée au statut d’auto-entrepreneur, remontée qui ne traduit toutefois pas véritablement un regain de « l’esprit d’entreprise » si l’on s’en tient au profil et aux activités des créateurs concernés. En effet, pour une part significative d’entre eux, l’autoentreprise représente principalement une alternative au chômage. Ainsi 25 % des 400.000 nouveaux auto-entrepreneurs de 2019 étaient chômeurs au lancement de leur activité. En complément, il ne faut pas négliger le phénomène « d’uberisation » – d’externalisation du salariat –, plus avancé qu’il n’y paraît. Ainsi, les chauffeurs représentent une part non négligeable de la croissance des microentreprises, dont près de 10 % sont actives dans les transports. Le secteur du BTP est également bien représenté, où il s’agit aussi en grande partie d’un salariat déguisé.

Par conséquent, ce coup d’arrêt forcé pourrait plus que jamais mettre à mal le modèle concurrentiel fondé sur l’entreprise individuelle, modèle déjà progressivement rongé par les privilèges exorbitants que peuvent se faire attribuer les grandes entreprises. Il faut également garder à l’esprit que l’entreprise, et plus précisément le commerce, a permis à des générations entières d’accéder à une promotion sociale en dehors du cursus scolaire classique. Il reste dès lors à prendre la mesure des conséquences morales et politiques de cette période. En effet, un tiers des artisans est âgé de plus de 50 ans, et nombre d’entre eux pourraient se montrer complètement découragés, menaçant l’extinction d’une grande partie de notre savoir-faire en matière d’artisanat, de gastronomie, d’hospitalité et de tant d’autres domaines.

Brader la culture pour soutenir les hôpitaux ? La vente du mobilier national est un faux choix

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Brigitte Macron et Emmanuel Macron en 2018

Le mobilier national, un service du ministère de la Culture, a annoncé jeudi une vente aux enchères exceptionnelle de meubles de sa collection afin de « contribuer à l’effort de la Nation pour soutenir les hôpitaux ». Il s’agit d’une partie de ses collections qui sera cédée lors des Journées du Patrimoine, les 20 et 21 septembre, dont tous les bénéfices seront reversés à la Fondation Hôpitaux de Paris-Hôpitaux de France, présidée par Brigitte Macron.


Selon le Figaro, une commission composée de conservateurs est en train de formuler une liste d’une centaine d’objets, majoritairement des meubles Louis-Philippe et du XIXe siècle, dont Hervé Lemoine, directeur du Mobilier, assure qu’ils n’auront « ni valeur patrimoniale, ni valeur d’usage ». En plus, dit-il cette liste sera établie à l’unanimité des conservateurs, afin d’éviter le procès en «dilapidation des bijoux de famille».

Jusque-là, le Mobilier national, dont les origines remontent au Garde-Meuble de la Couronne, fondée au XVIIe siècle par Colbert, ministre de Louis XIV, vendait régulièrement quelques objets déclassés, sans en faire de grande publicité. Cette fois-ci, il s’agit d’un coup de comm’ qui devrait inquiéter tous les amateurs de la culture. En effet, si cette vente a lieu, elle pourrait faire jurisprudence non seulement pour la vente d’autres éléments du patrimoine et donc conduire à un morcellement progressif des collections publiques et la privatisation du monde culturel au nom de la solidarité nationale, mais aussi entraîner des détournements de biens publics ou une prise illégale d’intérêts.

L’inaliénabilité des collections publiques

Alors qu’outre leur appartenance à un style et une époque, les objets destinés à la vente n’ont pas été précisés, les collections nationales sont en théorie « inaliénables, insaisissables et imprescriptibles », comme le précise même le site du ministère de la Culture. Cet inaliénabilité des biens de l’État, une «personne publique» juridiquement parlant, remonte à l’Édit de Moulin de 1566 qui prévoyait l’inaliénabilité et l’imprescriptibilité du domaine de la couronne. Jugée comme la loi fondamentale du Royaume, elle était prononcée lors du serment du sacre et avait pour but de protéger les biens de la couronne contre les ventes excessives du pouvoir royal. Un roi ne pouvait pas, par exemple, vendre son héritage pour payer les dettes du Royaume. La métaphore de M. Lemoine quant à la dilapidation des bijoux de famille est donc d’une grande justesse historique. Mais cette règle était violée lorsque les biens étaient aliénés pour nécessité de guerre, comme ce fut le cas pour le célèbre mobilier d’argent de Louis XIV, fondu pour payer la guerre de la Ligue d’Augsbourg. La Révolution a donc conduit à son abrogation ; les biens de la Nation ont ainsi pu être aliénés lorsque le Royaume est devenu la Nation. Mais le principe d’inaliénabilité a connu une résurgence au XIXe siècle, notamment sous la plume de Pierre-Joseph Proudhon, qui estime que la personne publique n’est pas propriétaire du domaine public, mais simplement gardienne. Elle ne peut donc pas vendre ces biens.[1] 

Plus d’un siècle et demi plus tard, dans son rapport de février 2008, l’ancien directeur de cabinet du ministre des Affaires culturelles, Jacques Rigaud, fait écho à Proudhon en rappelant que l’État ne  devrait être considéré comme collectionneur, mais qu’au contraire il doit gérer et préserver le patrimoine légué par les générations précédentes pour les générations futures. Il n’est que le dépositaire de ce patrimoine qu’il doit transmettre intact et enrichi aux générations qui suivent. C’est une idée importante qui constitue la toile de fond de la notion même de patrimoine depuis la Révolution : les biens de la Nation, «trésors nationaux» et «monuments historiques» appartiennent à tous les citoyens.

Il existe pourtant une procédure de déclassement des objets des collections nationales et biens classés mise en place par la loi Musées de France du 4 janvier 2002. Le texte soumet la possibilité de déclassement d’objets des collections d’un musée de France à l’autorisation d’une commission scientifique dont la composition et le fonctionnement sont fixés par décret et exclut de cette possibilité les objets provenant de dons et de legs, ainsi que ceux acquis avec l’aide de l’État. Dans le rapport susmentionné de M. Rigaud, ce dernier regrette pourtant que les dispositions de cette loi “n’ont […] fait l’objet jusqu’ici d’aucune application pratique”.[2]

Les déclassements exceptionnels et stratégiques

L’histoire nous indique que la récente possibilité de déclasser et donc d’aliéner des objets de collections publiques a surtout servi d’outil diplomatique. Par exemple, l’année où la loi est entrée en vigueur, l’État a finalement répondu aux demandes de l’Afrique du Sud de restituer la dépouille mortelle de Saartjie Baartman, une femme khoïsan réduite en esclavage et exhibée en Europe pour son large postérieur où elle était surnommée « Vénus hottentote ». Les demandes de restitution de cette dépouille remontent aux années 1940 et ont fait l’objet d’une demande personnelle de Nelson Mandela en 1994. Avant 2002, les autorités du monde scientifique français avaient refusé ces demandes au nom de l’inaliénabilité du patrimoine de l’État. 

Ce n’est pourtant qu’en octobre 2009 que la première «véritable» procédure de déclassement fut déclenchée. À cette occasion, le Louvre a déclassé par obligation cinq fragments des fresques d’un tombeau égyptien datant de la VIIIe dynastie. Dispersés en 1922, le Louvre revendique les avoir « acquis de bonne foi ». Après la révélation de leur sortie illégale du territoire égyptien, l’Égypte avait fait pression sur le musée, promettant de suspendre toute collaboration archéologique avec le Louvre en attendant la restitution de ces pièces « volées ».

Une représentation de Saartjie Baartman, surnommée “Vénus hottentote,” sur une estampe intitulée ‘Les Curieux en extase ou les Cordons de souliers,’ 1815, gravure à l’eau-forte, coloriée; 18,4 x 27 cm, © BNF, Paris / DR

Depuis ce « premier » déclassement et cette restitution, la procédure continue à s’appliquer, surtout aux œuvres dont la provenance s’avère douteuse, notamment sur le plan moral – comme cela a été le cas pour les têtes Maori du Musée de Rouen puis du Musée du Quai Branly, déclassées et restituées aux descendants maoris de la Nouvelle Zélande.[3]  Plus récemment, Emmanuel Macron a proposé la restitution des œuvres africaines aux anciennes colonies françaises, une promesse nébuleuse, aux arrière-goûts stratégiques sur un plan géopolitique et qui a quand même réussi à susciter la colère des professionnels des musées pour la transgression qu’elle représente de l’inaliénabilité des collections publiques.

Donc, bien que l’inaliénabilité des collections publiques ne soit pas inébranlable, celle-ci est, au mieux, une manière d’assurer la fonction de service public des musées et au pire, elle fait office de dernier rempart contre les demandes légitimes de restitution de biens pillés d’anciennes colonies françaises. 

Vendre la culture pour payer les dettes publiques

Dans leur rapport très controversé, Valoriser le patrimoine culturel de la France, les économistes Françoise Benhamou et David Thesmar évoquent le « danger de malthusianisme dans la gestion des collections nationales ». Ils ajoutent que « dans un contexte de finances publiques très contraintes, les collections nationales ont du mal à s’étoffer, car les financements pour acquérir de nouvelles œuvres, pour compléter, mettre en cohérence ou enrichir certaines collections, font défaut ».[4] Alors que leur argument vise à ce que les lois concernant l’inaliénabilité des collections s’assouplissent davantage, ils sont on ne peut plus clair quant à la destination des éventuels fonds accrus par la vente des objets : « Le revenu de la vente devrait exclusivement être affecté à des acquisitions nouvelles».[5] 

L’un des moyens défendus par Benhamou et Thesmar pour «valoriser le patrimoine» est l’adoption d’un processus tel que le deaccessioning à l’américaine. Cette pratique permet à un musée d’art américain de céder un objet qu’il possède à une autre institution. Les objets peuvent être vendus ou échangés, mais le deaccessioning permet aussi à un musée de se débarrasser d’un objet en raison de son mauvais état. La procédure est encadrée par l’Association of Art Museum Directors (AAMD) qui contraint les établissements membres à obéir à des règles strictes. Par exemple, la ville de Detroit, en faillite avec un dette de plus de $18 millards, envisageait en 2013 de vendre un partie des collections du musée municipal Detroit Institute of Art, sur proposition d’un fonds d’investissement pour $3 milliards. Cette vente a été freinée à la dernière minute, en partie grâce au AAMD, qui dans une lettre ouverte adressée à Rick Snyder, gouverneur de l’état du Michigan, a menacé de retirer l’accréditation du musée, ajoutant :

«Une telle vente – même contre la volonté du personnel et de la direction du musée – ne serait pas en conformité avec les principes professionnels acceptés dans ce pays. Si une telle démarche s’effectue, ce serait une violation des lignes directrices d’administration des collections définies dans les Pratiques Professionnelles des Musées d’art de l’AAMD. Ce serait, par ailleurs, représenter une rupture de responsabilité de la ville de Detroit d’entretenir et protéger une ressource culturelle inestimable qui lui a été confiée pour le bénéfice du public ».

La collection fut épargnée, mais la ville a dû céder la gestion du musée à un organisme privé à but non lucratif, qui a privatisé la gestion de la collection municipale et a restreint davantage le budget du musée. 

Des parallèles inquiétants

Tandis que la situation de la vente exceptionnelle d’objets de la collection du Mobilier national ne reflète pas encore la gravité de la situation à laquelle a été confrontée la ville de Detroit, elle laisse poindre certains parallèles qui indiquent un précédent potentiel inquiétant pour le futur des collections françaises. 

D’abord, comme à Detroit, la vente d’une partie de la collection est proposée pour combler un déficit budgétaire longtemps présenté par les pouvoirs publics comme la faute des dépenses publiques irresponsables car trop généreuses. Dans la ville américaine où est né le fordisme, ce sont les retraites payées à une population vieillissante d’anciens syndicalistes et servants publiques qui sont devenues la cible de Wall Street. Ces derniers ont encouragé les pouvoirs locaux à accepter des prestations aux conditions abusives, réclamant la privatisation des écoles, des transports et même des services de traitement de l’eau.

Le site du Mobilier national dans le 13e arrondissement de Paris © Roberto Casati.

En France, bien avant que nous ayons été submergés par la crise actuelle du Covid-19, les hôpitaux publics ont été déjà systématiquement affaiblis, devenus objets d’une conquête financière d’une grande ampleur. L’introduction en 2004 de la tarification à l’activité (T2A) pour aider à financer le système de santé qui représentait désormais 10% du produit intérieur brut (PIB) alors qu’il en représentait seulement 6% trente ans plus tôt, a eu pour effet la mise en concurrence des hôpitaux publics et des cliniques commerciales. Incités à gagner des parts de marché en augmentant l’activité financièrement rentable plutôt qu’en répondant à des besoins, les établissements ont dû réduire les coûts de production, à la fois augmenter les séjours et réduire leur durée, fermer des lits (70 000 en dix ans) et contenir la masse salariale, bloquer les salaires et comprimer les effectifs. 

La toile de contradictions qu’a tissée cette conception néolibérale de la santé a réduit l’hôpital public à une chaîne de production, créé des déserts médicaux dans les territoires ruraux et en ville, et  a permis la résurgence de maladies chroniques. Tandis que le nombre des passages aux urgences a explosé, nous avons observé le retour des épidémies infectieuses malgré plusieurs alertes ces dernières années, à l’instar de la crise de l’épidémie de bronchiolite à l’automne 2019.  

Un conflit d’intérêts

Maintenant que la catastrophe annoncée du Covid-19 est arrivée, le système de santé mis en danger par l’austérité est davantage estropié. Dans ce contexte, la vente des meubles du Mobilier national est présentée comme un secours, une sacrifice charitable sinon un mal nécessaire. La culture joue son rôle dans l’effort de la « Guerre » qu’Emmanuel Macron a déclarée lors de son allocution télévisée du 16 mars 2020 – mais les décisions politiques des dernières deux décennies dans une perspective de « start-up nation » du Président montrent qu’elle est tout le contraire. 

D’ailleurs, le fait que Brigitte Macron soit la présidente de la Fondation hôpitaux de France pose des problèmes sur le plan juridique. En tant que présidente de cet organisme privé, madame Macron est ce qu’on appelle une « personne privée ». Or les époux Macron ont pris cette initiative en tant que « personnes publiques » et auraient dû théoriquement le faire pour des motifs d’intérêt général. Porter la double casquette des genres public-privé est interdit par l’article 434–12 du code pénal qui sanctionne la « prise illégale d’intérêts ». Monsieur et madame Macron, en tant que personnes publiques, sont censés surveiller et administrer la décision de la vente. En tant que « personne privée », madame Macron, destinataire des sommes a un intérêt personnel privé, monsieur Macron en tant qu’époux de celle-ci, un intérêt personnel indirect également privé. La jurisprudence concernant cette infraction est de ce point de vue inflexible.[6]

Une fausse générosité

L’affaire sent l’opportunisme: le Mobilier national, qui avait été épinglé en début 2019 par un rapport de la Cour des comptes pour mauvaise gestion des fonds publics (5 millions d’euros alloués par an) aura l’occasion de faire bonne figure, en donnant l’impression de se sacrifier pour la Nation. 

En effet, afin de policer une décision de toute évidence sujette à caution, le Mobilier national a souligné son intention de soutenir les artisans d’art qui travaillent à la fabrication, la restauration et l’entretien du mobilier, avec une enveloppe de 450 000 euros. Mais l’argent que la vente des objets pourrait apporter aux finances publiques des hôpitaux voire même à l’enrichissement des collections est bien modeste en comparaison des 38,5 milliards d’euros payés en dividendes aux actionnaires des banques et assurances, des 171,5 milliards d’euros de dividendes placées par d’autres sociétés en France en 2018 ou bien des 30 à 80 milliards d’euros annuels estimés que représente l’évasion fiscale. De plus, entre 1992 et 2018, les exonérations de cotisations patronales ont représenté 570 milliards d’euros. Nous pouvons citer encore les 84,4 milliards des crédits d’impôt sans contrepartie donnés aux entreprises par le CICE entre 2013 et 2018.

Le capitalisme néolibéral avec sa doctrine d’austérité n’est peut-être pas directement responsable de la crise du Covid-19, pourtant ses effets néfastes sur les services publics et sur l’État social ont mis en relief de façon brutale l’inaptitude dangereuse de cette politique. Après le coronavirus, comment va-t-on préparer la prochaine crise ? Va-t-on continuer à éroder d’autres secteurs comme la culture ou l’éducation plutôt que de revendiquer un changement systémique ? Combien de trésors nationaux sommes nous prêts à déclassifier, à qualifier exceptionnellement « sans valeur patrimoniale, ni valeur d’usage » et à vendre avant de pointer du doigt celles et ceux dont le pouvoir ne cesse de prendre le pas sur l’intérêt collectif ?

 


  1. Pierre-Joseph Proudhon, Système des contradictions économiques, ou la philosophie de la misère, Paris : A. Lacroix, Verboeckhoven et Cie, 1867, p. VIII.
  2.  Jacques Rigaud, Réflexions sur la possibilité pour les opérateurs publics d’aliéner des œuvres de leurs collection, Rapport remis à Christine Albanel Ministre de la Culture et de la Communication, 20 février 2008, p. 34
  3. Jean-Marie Pontier, « Une restituions, d’autres suivront, Des têtes maories aux manuscrits Uigwe », AJDA, 19 juillet 2010, pp. 1419-1422
  4. Françoise Benhamou et David Thesmar, Valoriser le patrimoine culturel de la France, Direction de l’information légale et administrative, Paris, 2011, p. 99.
  5. Ibid., p. 79.
  6. Cette analyse repose sur le décryptage offert par Régis de Castelnau, « Privtisation et vente de la France à la découpe : Le Mobilier national maintenant », Vu du Droit, un regard juridique sur l’actualité avec Régis de Castelnau, 1 mai 2020, [en ligne] URL: https://www.vududroit.com/2020/05/privatisation-et-vente-de-la-france-a-la-decoupe-le-mobilier-national-maintenant; consulté le 2 mai 2020.

La crise économique du coronavirus expliquée à tous

Cours de bourse en chute. @jamie452

À l’heure où le gouvernement engage un déconfinement progressif, l’activité économique est restée gelée dans de nombreuses entreprises depuis deux mois. Une crise économique de grande ampleur est devant nous. Cet article s’adresse aux personnes peu familières de l’économie, en expliquant les mécanismes de base qu’entraîne la crise sanitaire due au coronavirus sur l’économie, afin que chacun puisse comprendre les enjeux de la récession à venir. En ce sens, il ne vise pas l’exhaustivité mais fait davantage office d’introduction.


Commençons par le plus simple : en économie, on raisonne généralement en termes de confrontation de l’offre (la production de biens et services des entreprises et de l’État) et de la demande (la consommation des ménages, mais aussi les dépenses d’investissement des entreprises et de l’État).

La plupart des crises connues par le capitalisme libéral sont des crises de demande, c’est-à-dire une situation où l’offre est trop élevée comparativement à la demande ; pour le dire de manière moins ampoulée, les gens n’ont plus assez d’argent (ou ne dépensent pas assez) pour acheter ce qui est produit, ce qui conduit les entreprises à vouloir moins produire, donc à licencier, ce qui diminue à nouveau la demande, et ainsi de suite. La forme la plus commune de la crise de demande est la crise financière, où un certain nombre de personnes ou d’entreprises n’ont plus assez d’argent pour rembourser leurs dettes.

Connaissons-nous une crise de demande ? Oui, car le confinement a conduit les ménages à épargner davantage, et donc à moins consommer (à part dans le secteur alimentaire), et les entreprises à (beaucoup) moins investir par peur de l’avenir. Ainsi, la demande chute, cela ne fait pas de doute, et c’est une des raisons pour laquelle l’offre chute.

Une seule des raisons ? Oui, car, fait rarissime (voire nouveau), la crise de la demande se cumule à une crise d’offre provoquée volontairement. Des entreprises ne peuvent plus produire à cause des mesures prises pour contenir l’épidémie. Pour imposer une distanciation physique entre les personnes, certaines activités ont été interdites, puisque les conditions de celles-ci concentraient les personnes dans un même lieu (bars, restaurants, centres commerciaux, cinémas, etc.). D’autres se voient contraints d’utiliser le télétravail (notamment parmi les emplois de bureau), ce qui peut compliquer la production [1]. Le commerce international tourne également au ralenti notamment du fait des restrictions sur les voyages internationaux et du renforcement des contrôles aux frontières, or de nombreuses entreprises ont besoin d’importer des biens pour continuer à produire [2]. Enfin, la fermeture des écoles contraint un certain nombre de parents à devoir trouver des solutions de garde, ce qui est particulièrement compliqué lorsque le télétravail n’est pas possible, c’est-à-dire dans une majorité des cas ; ce qui conduit certains parents à devoir rester chez eux et à ne pas pouvoir travailler [3], et d’autres à voir leur travail entravé.

Il est à noter que, contrairement à ce qui a parfois été affirmé, toutes les entreprises ont la possibilité de continuer leur activité, si elle n’implique pas de rassemblement et que certaines mesures sanitaires sont respectées.

Si l’on en croit l’estimation de l’OFCE du 20 avril dernier, le secteur le plus atteint est celui de la construction (en raison des mesures sanitaires difficiles à faire appliquer sur les chantiers, et des ruptures des chaînes d’approvisionnement), suivi de l’hébergement-restauration, pour des raisons évidentes. D’autres secteurs ont vu leur production de valeur chuter d’au moins 40 %, notamment ceux liés aux transports (les transports eux-mêmes, matériels de transport, la cokéfaction et le raffinage), au commerce ou aux services aux entreprises (parmi lesquels nous retrouvons notamment les sous-traitants ou les activités de conseil).

Double crise d’offre et de demande : pourquoi est-ce un problème ?

L’économie de marché est une sorte de « machine à créer de la croissance ». Elle produit toujours plus et ne peut pas être arrêtée comme cela : il faut, à minima, payer les salariés et les loyers, sinon c’est la faillite, et les licenciements. Sans ressources suffisantes, cela implique de s’endetter [4].

Si l’endettement des entreprises pose lui-même problème puisqu’il faut que les entreprises puissent rembourser plus tard, un autre problème se pose : pour s’endetter, il faut qu’il y ait des institutions qui acceptent de prêter. Or, ces institutions elles-mêmes ne doivent pas faire faillite. C’est ainsi qu’on passe de la sphère de l’économie réelle à celle de la finance.

Les banques commerciales qui réalisent ces prêts sont très frileuses en période de crise : pour prêter, il faut être à peu près sûr que le nombre de personnes qui ne rembourseront pas ne sera pas trop élevé ! C’est loin d’être garanti en ce moment. C’est pour cela que l’État français a affirmé garantir les prêts à hauteur de 300 milliards d’euros, en partenariat avec la Banque Publique d’Investissement (BPI). Si une entreprise ne rembourse pas, l’État empruntera lui-même auprès des marchés financiers pour racheter les dettes des entreprises défaillantes, permettant par ce biais de rembourser les banques, pour un maximum de 300 milliards. Mais alors, que sont les marchés financiers ? En faisant un gros raccourci, on peut dire que c’est la Bourse. Ce qu’il faut retenir, c’est que prêter à l’État est considéré comme faiblement risqué car la probabilité qu’il rembourse est très forte [5].

Alors, tout va bien, les banques prêtent à nouveau ? Certes un peu plus, mais il y a un autre problème : la Bourse chute, ou du moins, elle chutait dans la deuxième moitié de mars et il est toujours possible qu’elle fasse une “rechute”. Qu’est-ce que la bourse ? C’est un marché où s’échangent des actifs financiers. Lorsqu’on dit que la Bourse baisse, ça veut dire que les prix de ces actifs diminuent. La valeur de la Bourse représente la valeur (théorique) des actifs financiers, dont les plus connus sont les actions, c’est-à-dire les titres de propriété des entreprises. Autrement dit : la valeur théorique des entreprises chute (car les propriétaires estiment que les bénéfices vont chuter, pour le dire vite). Mais en soi, on pourrait s’en ficher royalement : tout ce que cela change sur le court terme, c’est une baisse de la rémunération des actionnaires (les propriétaires de l’entreprise) et autres acteurs financiers. Et aussi, plus problématique, une baisse des retraites par capitalisation, qui restent heureusement peu répandues en France (il en est autrement, par exemple, des Pays-Bas…). Autre conséquence fâcheuse : les dirigeants sont souvent mis sous pression par les actionnaires pour restaurer leurs profits en baissant leurs coûts, parmi lesquels les salaires, ce qui peut entraîner des licenciements et une dégradation des conditions de travail.

Mais revenons-en aux banques : quasiment tout ce qu’elles possèdent, ce sont des actifs financiers. Lorsque la valeur théorique des entreprises baisse, cela veut dire que la valeur des possessions des banques chute drastiquement. Or, principalement en raison de normes comptables, une entreprise ne peut pas posséder moins que son niveau d’endettement – cela vaut aussi bien pour les entreprises classiques que pour les banques commerciales. Si cela arrive, il y a alors une faillite dite d’insolvabilité, c’est-à-dire que la faillite est non négociable. Si la banque ne peut plus prêter, toute l’épargne qu’elle détient part en fumée – c’est-à-dire, toutes vos économies si vous êtes client de cette banque. C’est pour cela qu’un Fonds spécifique permet une garantie bancaire des dépôts pour indemniser les déposants.

Pour éviter cette situation, la Banque Centrale Européenne, surnommée la « banque des banques », intervient avec un outil du nom de « quantitative easing » (ou assouplissement quantitatif en français). La banque centrale rachète les créances[6] des banques (les titres de dettes privées ou publiques qu’elles détiennent) avec de l’argent frais qui permet aux banques de continuer leurs activités. La Fed, banque centrale étasunienne, pratique le même genre de politique. Concrètement, les banques centrales créent directement de la monnaie pour racheter ces actifs auprès des banques afin de diminuer le risque bancaire. La dette est transformée en monnaie (on parle aussi de « monétisation de la dette »). La banque centrale européenne fait d’une pierre deux coups : elle sauve directement les banques, qui peuvent continuer à leur tour à prêter de l’argent aux organisations qui en ont besoin. C’est ce qui permet au système économique de se maintenir et de garantir la confiance des entreprises et des ménages. Étant donné que les indices boursiers sont fortement repartis à la hausse durant le mois d’avril, la BCE et la Fed ont atteint leur objectif de ce point de vue – du moins pour le moment.

Pour résumer, notre économie connaît une crise à laquelle il est extrêmement difficile de faire face puisque l’économie de marché est totalement incompatible avec un arrêt planifié de l’activité. Les dangers sont liés à l’endettement des entreprises qui entraînent des faillites et une montée du chômage, à l’endettement public, qu’on devra gérer plus tard [7], et à l’instabilité financière qui pourrait entraîner des faillites bancaires, ou au minimum un accès restreint à l’emprunt (qui, au passage, contraint également les possibilités d’investissement). Il est à noter que l’OFCE estime à 620 000 le nombre de chômeurs supplémentaires lié au confinement, ce qui représente une augmentation du nombre de chômeurs de près d’un quart.

L’inflation, un risque réel ?

Nous pouvons évoquer un dernier risque : l’inflation, c’est-à-dire la hausse généralisée des prix des biens et services. Le risque d’inflation n’est pas principalement lié, comme on l’entend parfois, à la création monétaire par la Banque Centrale (les 750 milliards dont nous avons parlé). En revanche, si trop d’entreprises font faillite ou ne sont pas en capacité de reprendre la production à la suite du confinement, et que l’épargne accumulée est dépensée, que les investissements reprennent en partie, alors il pourrait y avoir une hausse brutale de la demande sans que l’offre ne puisse suivre. C’est une situation où il n’y a pas assez de biens et services pour satisfaire tout le monde, et donc où un rationnement est nécessaire.

Dans une économie capitaliste, le rationnement se fait par l’argent : on priorise donc les plus riches via l’augmentation des prix. Cette situation pourrait devenir rapidement problématique : plus l’inflation est élevée, plus elle s’entretient elle-même [8], plus elle a tendance à s’accélérer et il devient très difficile d’en sortir. Si un taux d’inflation proche du taux de croissance est plutôt une bonne chose, les crises d’hyperinflation sont parmi les plus destructrices humainement que peuvent connaître le capitalisme. L’exemple le plus connu et récent est le Venezuela, mais on peut aussi rappeler que c’est suite à une crise d’hyperinflation en Allemagne qu’Adolf Hitler est arrivé au pouvoir.

Ce risque est toutefois à nuancer pour les économies développées : s’il peut y avoir une offre ayant des difficultés à remonter à son niveau d’avant-crise, la baisse du prix du pétrole (vidéo explicative) a également des conséquences déflationnistes, c’est-à-dire de baisse des prix. En effet, quasiment toutes les entreprises dépendent directement ou indirectement du pétrole (du fait du transports de marchandises ou de personnes, à minima, mais aussi en raison du fait qu’un nombre important de biens manufacturés sont composés en partie de pétrole). Cela entraîne des coûts réduits, qui peuvent partiellement compenser les autres difficultés connues. Au détriment, cela va sans dire, de leur impact écologique. De plus, la reprise de la demande pourrait être assez faible, car de fait, les personnes perdant leur emploi dépensent moins – sans compter que les ménages pourraient continuer à épargner par crainte d’une deuxième vague du coronavirus. Toujours est-il qu’un secteur comme l’alimentaire subit des pressions inflationnistes du fait d’une demande forte croisée à une distribution parfois défaillante (liée à la fermeture des marchés notamment) et à un manque de main-d’œuvre, causes d’une offre plus limitée.

Ainsi, si le risque d’inflation existe, il semble malgré tout assez limité, comparativement aux autres aspects de la crise économique que nous sommes en train de vivre – en dehors de certains secteurs comme l’alimentaire.


[1] Cela est par exemple démontré par l’économiste Mayasuki Morikawa sur des données japonaises. Quatre raisons sont avancées par ce dernier : un manque d’habitude aux logiciels de télétravail, une sécurité informatique moindre qui limite l’exécution de certaines tâches, la communication de moindre qualité, et un environnement de travail qui peut être moins confortable au domicile qu’au bureau. Nous pouvons y ajouter, au moins pour le cas de la France, la question de la garde des enfants.

[2] L’Organisation Mondiale du Commerce s’attend à un déclin des échanges internationaux compris entre 12 et 32% sur l’année 2020. Il est également à noter que dans certains cas, les exportations de fournitures médicales et de denrées alimentaires ont été interdites.

[3] Les télétravailleurs représentent 43 % des salarié-es hors chômage partiel, et les personnes ne travaillant pas pour garde d’enfant 9 % des mêmes salarié-es, selon l’OFCE (calcul effectué à partir du tableau 4, p.21).

[4] C’est pour éviter un endettement trop élevé des entreprises que l’État propose son aide, avec les fameux 45 milliards d’aide annoncés (en réalité, ce sera beaucoup plus, comme l’estime l’OFCE), qui représentent pour les quatre cinquièmes des reports de cotisations et d’impôts (il ne s’agit donc pas d’un cadeau mais d’une sorte de prêt à taux zéro !), et pour le reste le financement d’une très large partie du chômage partiel pour les entreprises qui voient leur activité chuter drastiquement. Il s’agit, pour cette dernière mesure, d’un transfert de l’endettement privé vers l’endettement public, qui pose moins de problèmes car l’État ne peut pas faire faillite.

[5] A noter que pour des raisons idéologiques, l’État ne peut emprunter qu’auprès d’entités privées, et pas auprès de la Banque Centrale (« banque des banques », publique), comme cela pouvait être le cas sous certaines conditions jusqu’au traité de Maastricht (1992, même si les conditions ont été rendues très strictes depuis les années 1970). Cela nous prive d’un outil qui pourrait nous être bien utile en de telles périodes, puisqu’on ne dépendrait plus des marchés financiers pour le taux d’intérêt de l’endettement public !

[6] Point vocabulaire : Si vous prêtez à quelqu’un, vous disposez d’une créance. La dette pour la personne endettée, représente la créance pour la personne qui prête.

[7] L’endettement public pose problème principalement parce que nous dépendons des marchés financiers pour emprunter, c’est-à-dire d’agents privés qui peuvent augmenter leurs taux d’intérêt si la confiance baisse (par exemple, si un gouvernement un peu trop à gauche arrive au pouvoir…). Si l’on pouvait emprunter directement auprès de nos banques centrales, alors le taux d’intérêt serait fixe et l’endettement public ne serait plus un gros problème, sachant que les États ne peuvent pas faire faillite. Problème : cela est strictement interdit à la BCE, de manière légale, et pour des raisons idéologiques liées principalement à ce qu’on appelle l’ordolibéralisme allemand (pour en savoir plus, vous pouvez regarder cette vidéo). L’idéologie de nos gouvernants tend à considérer qu’il faut avoir le niveau d’endettement public le plus bas possible, ce qui risque de faire pas mal de dégâts une fois la crise terminée : le grand perdant économique de la crise du coronavirus pourrait bien devenir nos services publics…

[8] C’est ce qu’on appelle une spirale inflationniste : l’augmentation des prix entraîne une augmentation des coûts pour les entreprises, à la fois via les achats qu’elle effectue, mais aussi potentiellement par les salaires sous la pression des syndicats ; ce qui amène les entreprises à augmenter les prix à nouveau, ce qui entraîne une augmentation des coûts, et ainsi de suite.

L’économie grippée : vers un coronakrach ?

Commerzbank © jankolar

Alors que la bourse a connu deux krachs boursiers dans la même semaine, les marchés financiers semblent avoir retrouvé une certaine forme de normalité. Faux calme, car comme sur le plan sanitaire, la durée ainsi que les conséquences à moyen terme de la crise du coronavirus ne sont pas encore connues. Les mesures prises par les autorités frappent là encore par leur manque de vue, alors que la machine économique interrompue met en péril le système financier, incapable de s’auto-réguler. Une crise sans précédent est à redouter.


Les symptômes d’une crise économique

Une semaine de tous les records. Après avoir dévissé de -8,39% lundi 9 mars, la plus forte baisse depuis la crise de 2008, la bourse de Paris a fait une rechute jeudi 12 mars, enregistrant la plus forte baisse de son histoire (-12,28%). Ce jeudi noir est pourtant intervenu avant les mesures fortes prises par plusieurs États. Depuis, les évolutions hiératiques montrent que les marchés financiers n’avaient pas encore totalement intégré les effets du coronavirus. 

En effet, la première secousse provenait davantage de la crise pétrolière, conséquence indirecte de la mise à l’arrêt d’une partie de l’économie mondiale, mais qui obéit davantage à une logique géopolitique. Ce choc a frappé de plein fouet les banques, révélant, malgré les discours sur la transition du secteur financier, la grande sensibilité de ce secteur aux activités pétrolières, très gourmandes en capital. En revanche, la seconde vague correspondait plutôt aux annonces faites successivement par la FED, puis la BCE, pour rassurer sur les conséquences économiques du coronavirus et qui se sont révélées insuffisantes. Depuis les cours oscillent entre espoirs et doutes, tandis que les prix du pétrole plongent, entraînant avec eux les banques qui sont encore très engagées dans les industries carbonées.

Le VIX, autrement appelé “indicateur de la peur” car il mesure les fortes variations de prix, a atteint son plus haut niveau depuis la crise de 2008.

Cette volatilité sur les marchés témoigne de l’incertitude totale dans laquelle le système économique se trouve plongé. Les évolutions hiératiques des indices boursiers, passant d’un jour à l’autre d’une baisse à une hausse l’illustrent. Autre exemple, le VIX, autrement appelé “indicateur de la peur” car il mesure les fortes variations de prix, a atteint son plus haut niveau depuis la crise de 2008 (3). Tous les indicateurs sont au rouge, mais le pire est à venir. Avec la consommation réduite au minimum, la contraction des échanges liées à la fermeture des frontières, la contagion à l’économie réelle sera inévitable. Pour en mesurer l’ampleur, les grèves de décembre forment un bon aperçu, quoique limité. En effet, contrairement à ce qu’évoquaient les commentateurs d’alors, le pays était loin d’être bloqué. Par ailleurs, durant la grève de décembre, une partie de la consommation s’était reportée sur la vente en ligne qui sera, selon toute vraisemblance, elle aussi fortement réduite. En tenant également compte de l’impact sur le tourisme, qui représente 7,4 % du PIB (4), et du commerce international qui représente tout de même 2,6 % du PIB (5), il est possible d’estimer l’impact sur le PIB. Chaque mois d’interruption représenterait une baisse nette d’environ 32 Md€, soit une perte de 1,33 % de PIB par mois, supérieure à celle annoncée par le gouvernement pour l’année (6). En réalité, les pertes seront vraisemblablement plus importantes car elles s’étaleront dans la durée, toucheront bien d’autres secteurs, et auxquelles il faut ajouter l’écart avec la croissance prévisionnelle 2020 prévue en décembre 2019 à 1,1 % (7).

Par ailleurs, l’emploi en CDD et en intérim, qui représentait 3 millions d’emplois fin 2019 (8), est potentiellement menacé par l’incertitude économique, et pourrait considérablement faire augmenter le chômage. Naturellement tous ces emplois ne sont pas directement mis en cause, mais cela constitue une approche potentielle pour intégrer les CDI rompus à la suite de faillites. Par ailleurs, toutes ces personnes risquent hélas d’être exposées aux conséquences de la réforme de l’assurance chômage, désormais prévue pour septembre (9).  

L’économie en maladie chronique

Cette paralysie de l’économie va faire exploser les risques déjà présents en y faisant ressortir les fragilités chroniques. La contagion va passer principalement par le niveau d’endettement des acteurs privés, qui a atteint ces dernières années des records (10), avec une croissance particulièrement importante en France. Il s’agit de la faiblesse intrinsèque de notre modèle économique, qui repose encore principalement sur le crédit pour alimenter la production et la consommation. Ce modèle de fonctionnement n’est pas préparé à un arrêt brutal. Il nécessite une circulation des fonds régulière dans l’économie pour affronter les échéances de prêt, ce qui reste le principal souci des pouvoirs publics à cette heure. 

Le libre marché sans intervention de l’État n’est pas du tout préparé à un mouvement brusque et imprévu. En effet, les investissements sur les marchés, tout comme les prêts reposent sur des anticipations : il s’agit d’engager des fonds en fonction d’un prévisionnel de revenus futurs, et de s’assurer de sa bonne réalisation. Ainsi, ces dernières années, les cours des actions ont grimpé, compte tenu d’anticipations favorables sur l’évolution des cours, entretenant ainsi la hausse par le jeu de l’offre et de la demande. Le même phénomène intervient sur le marché immobilier, où les agents acceptent un prix élevé avec la perspective d’une revente à un niveau plus élevé. Naturellement en cas de renversement de tendance, ce commerce des promesses, pour reprendre l’expression de Pierre-Noël Giraud, s’interrompt brutalement, et le cycle haussier s’inverse. 

Le libre marché sans intervention de l’État n’est pas du tout préparé à un mouvement brusque et imprévu.

Ces difficultés inhérentes au système capitaliste en régime libéral sont accentuées par les difficultés accumulées ces dernières années. En effet, en réponse à la crise de 2008, puis à celle des dettes souveraines, les banques centrales ont mené des politiques actives d’encouragement à l’endettement, par des taux proches de zéro et l’injection de liquidités dans le bilan des banques pour favoriser les prêts, 2700 Md€ cumulés pour la BCE en 2020 (11). Ces politiques ont conduit les entreprises et les particuliers à s’endetter, attirés par les taux bas. En France, le niveau d’endettement des agents privés a atteint 135,4 % du PIB en fin d’année 2019, bien au-delà de l’endettement public, atteignant ainsi un des niveaux des plus élevés d’Europe. Ce mur de dettes, contractées au moment où les perspectives de remboursement étaient favorables, risque de se fissurer d’un seul coup, faute pour les emprunteurs de pouvoir assumer leurs charges. 

La politique des banques centrales a également contribué au gonflement des prix sur les marchés financiers. D’une part, la politique de taux bas a contribué à rendre les actions attractives comparées aux obligations, aux titres de dettes privés, dont le rendement diminuait. D’autre part, les liquidités injectées qui ne trouvaient pas de débouchés sous forme de crédit aux entreprises sont venues alimenter un cycle spéculatif sur les marchés, sans commune mesure avec les perspectives de développement de l’économie. C’est aujourd’hui cette dynamique qui explique la baisse brutale des cours. 

La crise de 2008 avait également conduit les décideurs à prendre des décisions visant à sécuriser le secteur bancaire, et à éviter un nouveau sauvetage par l’argent public. Il est vraisemblable que ces mesures seront insuffisantes. En effet, les standards internationaux exigent désormais que les banques conservent une réserve de fonds propres de 10,5 % de leurs risques estimés, contre 8% avant la crise. Toutefois, le niveau des risques, matérialisés par les défauts de remboursements, risque d’exploser avec les difficultés des entreprises face à l’interruption de leur activité, et des particuliers frappés par une perte de revenus. Or ces réserves, quoique plus élevées, sont disponibles à l’issue d’une période où la rentabilité des banques, en particulier européennes, s’est effondrée, contrairement à 2008. Ces dernières ont vu leurs revenus rognés par la baisse des taux d’intérêt qui a comprimé les marges, tout en subissant la concurrence des banques en ligne. Dans le même temps, leurs coûts fixes ont connu une progression régulière, notamment sous l’effet d’investissements informatiques ou en conformité suite à des sanctions. Les données sont spectaculaires : le rendement des capitaux propres pour le secteur bancaire était de 15 % en 2005 et 2006, il n’a pas dépassé les 5 % en Europe entre 2011 et 2016 (12). Ainsi, les réserves constituées par les banques ces dernières années suffiront peut-être à essuyer le choc immédiat, mais leur niveau déjà réduit de rentabilité leur laisse peu de marges de manœuvre pour en affronter les effets à moyen et long terme.

De la même façon, les États qui sont intervenus massivement en 2008 et en ont subi le contrecoup quelques années plus tard ne s’en sont pas remis. L’endettement public, tant aux États-Unis qu’en Europe, n’a fait qu’augmenter ces dernières années. Pour l’heure les États continuent de bénéficier de conditions d’emprunts favorables, permettant de financer les mesures d’urgence. Mais ce climat risque de s’interrompre brutalement sous le double effet de l’alourdissement des dépenses, et surtout du tarissement des recettes, faute d’activité économique.

Des innovations financières aggravent les risques

Enfin, le système financier reste la victime de sa formidable capacité d’innovation. Deux exemples pour l’illustrer : le développement ces dernières années du trading haute fréquence, et le développement d’un nouveau produit de financement des banques, les contingent convertibles bonds (co-co). 

Ainsi, ces dernières années, les traders ont été remplacés par des ordinateurs, de plus en plus puissants, permettant des opérations de plus en plus rapides. Il représente aux Etats-Unis au moins 50 % des volumes échangés (13). Cette activité est fondée sur des algorithmes qui prennent des décisions automatiques à partir des statistiques passées et obéissant à des règles de décision de plus en plus complexes. S’il existe des règles dédiées en cas d’effondrement des cours, le trading haute fréquence a sa part dans la panique actuelle, à travers son action pro-cyclique. En effet, toutes les théories sur l’autorégulation du marché sont invalidées par les mouvements en période de crise, où la baisse des cours appelle la baisse des cours. Les ordinateurs et l’intelligence artificielle n’ont pas fait encore preuve de leur supériorité sur les décisions humaines. Ils accompagnent le mouvement général de baisse, en considérant qu’il vaut mieux vendre le premier avant que les prix ne baissent davantage. 

Une nouvelle fois le système financier est pris à son propre piège.

De la même façon, la crise de 2008 avait été amplifiée par l’innovation financière, et les opérations de titrisation pour lesquelles les investisseurs n’avaient pas pris la bonne mesure du risque sous-jacent. Une nouvelle fois le système financier est pris à son propre piège. Les cocos, contingent convertibles bonds sont des titres de dette perpétuelle. À échéance régulière, l’émetteur peut décider de renouveler la dette (d’où son statut de perpétuelle) ou bien la convertir en capital (d’où son statut de convertible), dès lors que certaines conditions financières sont réunies (d’où la notion de contingent). Ces produits ont été prisés par les banques qui pouvaient ainsi émettre des dettes qui étaient assimilables à du capital auprès des régulateurs en raison de leur statut convertible, pour répondre aux exigences légales. Les investisseurs ont été eux été particulièrement friands de ce type de produits, mieux rémunérés qu’une dette classique en raison du risque de transformation en capital, attiré par de meilleurs rendements sur un marché où les taux d’intérêt étaient réduits. 

Mais depuis son lancement en 2009, aucune banque n’a eu à convertir ces titres en capital, rendant possible la perte totale de l’investissement en cas de dégradation des conditions de marché. Dans la situation actuelle, et pour affronter les difficultés à venir, les titres risquent d’être intégrés par les banques pour renforcer leurs fonds propres. Les investisseurs sont ainsi exposés à une perte de 160 Md€ (14), certainement pour l’heure sous-estimée. Pourtant, un premier cas emblématique s’est manifesté le 11 mars, la Deutsche Bank, qui était déjà en difficulté avant la crise, ayant annoncé ne pas rembourser un titre de 1,25 Md$, ce qui pourrait être le début d’une longue série (15)

Des réponses qui présentent déjà leurs limites

La réaction des banques centrales et des États, qui ont tardé à prendre la pleine mesure de la situation sanitaire et de ses effets économiques, s’avère en être en décalage avec les vrais risques. Les mêmes outils qu’en 2008 ont été employés, alors qu’ils ont largement été usés depuis lors, et qui plus est de façon non concertée. En effet, la priorité a été d’injecter des liquidités sur le marché et d’en libérer auprès des banques afin d’assurer la continuité des marchés. Si cette arme était nécessaire à très court terme, elle n’est pas adaptée aux enjeux. Contrairement à 2008, il ne s’agit pas d’une crise financière qui risque de se propager à l’économie réelle, mais l’inverse. Faute d’activité réelle, les circuits financiers risque de fonctionner à vide. 

Bien que l’Union Européenne soit revenue, cas de force majeure, sur nombre de ses dogmes, il reste que les outils disponibles sont pensés dans un cadre libéral de fonctionnement normal du marché. Ils sont devenus caducs.

Le virus risque donc de provoquer une crise non de liquidité mais de solvabilité. Il s’agit de déterminer à quel moment les actifs d’une entreprise, incluant les perspectives de revenus futurs ne suffisent plus à assumer ses coûts. Il s’agira donc moins de rétablir la confiance entre les établissements bancaires mais de savoir quelles entreprises seront capables de survivre à ce défaut d’activité. En effet, les capacités de production seront trop limitées pour rattraper le manque à gagner lié au confinement, en particulier dans les secteurs les plus exposés tels que le tourisme. Par ailleurs, cette situation pourrait se révéler fatale aux entreprises disposant de faibles marges, ou qui rencontraient déjà des difficultés. 

Cette politique risque également d’être limitée par le retour de l’inflation. En effet, à l’issue de la période de confinement, l’épargne constituée par les ménages va se heurter à une machine productive désorganisée, ce qui risque de faire monter les tensions inflationnistes. À ce moment-là, les banques centrales seront face à un dilemme : ou bien maintenir des taux bas et accepter de laisser filer la hausse des prix, ou bien obéir au dogme de la stabilité monétaire en relevant les taux, et en prenant le risque d’aggraver les difficultés de l’économie en rémission. 

Synthèse des mesures prises par les banques centrales et les États aux États-Unis et en France

Or les décideurs ne semblent pas avoir pris la mesure complète de cette situation. En prenant des mesures pour faciliter le crédit, ou en leur permettant de reporter des charges, ils tentent de faire gagner du temps à des entreprises qui auront in fine besoin d’argent. Ces outils risquent au contraire d’aggraver la situation, alors que la question sera de savoir quelle entreprise sera en capacité de survivre. Si la lance à incendie est utile pour combattre le feu, elle devient en effet contre-productive en cas d’inondation. Ce doute risque plus sûrement de gripper le système financier, faute de certitude sur les capacités de remboursement des entreprises. Par ricochet les banques seraient à leur tour menacées, la question étant de savoir à quel niveau s’étaleront les pertes sur les crédits pour chacun des établissements. 

Bien que l’Union Européenne soit revenue, cas de force majeure, sur nombre de ses dogmes, il reste que les outils disponibles sont pensés dans un cadre libéral de fonctionnement normal du marché. Ils sont devenus caducs. En effet, si l’on croit que les marchés sont efficients, il est alors nécessaire de se protéger simplement contre des défaillances individuelles, mais il n’existe pas de risque systémique possible. Dès lors, les outils de secours en banque ont été pensés en cas de difficulté d’un seul établissement, mais non dimensionnés en cas de difficulté structurelle du secteur. De la même façon, le mécanisme européen de stabilité, doté à ce jour de 410 Md€ (16) et qui constitue un fond de secours à échelle européenne, ne permettra pas de secourir l’ensemble des pays qui progressivement se referment. 

La fermeture temporaire des marchés, ou de ses compartiments les plus spéculatifs, limiterait pour un temps la panique, de même que certains comportements opportunistes. Si l’économie tourne au ralenti, il est malsain que la finance ne soit pas mise en quarantaine.

Pourtant, en acceptant que les marchés soient sortis d’un fonctionnement normal, des mesures pourraient être prises. Ainsi, comme demandé depuis plusieurs jours, la fermeture temporaire des marchés, ou de ses compartiments les plus spéculatifs, limiterait pour un temps la panique, de même que certains comportements opportunistes (17). Si l’économie tourne au ralenti, il est malsain que la finance ne soit pas mise en quarantaine. Dans ce type de période, la taxe sur les transactions financières, pourtant tant décriée, devrait être relevée, pour rendre plus coûteux les mouvements de capitaux de court terme, et notamment brider le trading haute fréquence. Enfin, alors que la période des assemblées générales d’entreprises semble irrémédiablement compromise, il serait nécessaire d’annuler la politique de distribution de dividendes. Cela éviterait que les mesures publiques de soutiens aux entreprises ne bénéficient à des actionnaires soucieux de compenser leurs pertes sur les cours de bourse. Surtout, cette mesure mettrait à disposition des entreprises environ 50 Md€ pour renforcer leurs capitaux propres (18), soit le double des mesures prises actuellement par le gouvernement. Ces mesures immédiates en appellent également d’autres sur le long terme, plus structurelles, en nationalisant les industries stratégiques et en engageant un vrai plan de relance écologique. 

 

  1. https://www.francetvinfo.fr/sante/maladie/coronavirus/l-article-a-lire-pour-comprendre-la-guerre-petroliere-qui-fait-tousser-les-places-financieres-sur-fond-de-coronavirus_3858713.html
  2. https://www.lesechos.fr/finance-marches/banque-assurances/les-banques-francaises-exposees-a-la-chute-du-petrole-1184295
  3. https://www.lepoint.fr/economie/retraite-epargne/bourse-la-folle-histoire-de-l-indice-de-la-peur-11-03-2020-2366753_2440.php
  4. https://www.economie.gouv.fr/cedef/statistiques-officielles-tourisme
  5. https://www.tresor.economie.gouv.fr/Articles/2c7eaae5-7a97-4cbf-9d85-7ae9b05b36fd/files/7cba2edc-fd9a-430c-a92f-12514424b6cb – page 26
  6. https://www.capital.fr/entreprises-marches/recession-en-vue-pour-la-france-le-pib-devrait-chuter-de-1-alerte-bruno-le-maire-1364904
  7. https://www.capital.fr/economie-politique/la-prevision-de-croissance-de-la-france-revue-en-forte-baisse-pour-2020-1357862
  8. https://www.insee.fr/fr/statistiques/4314980 – figure 3
  9. https://www.lefigaro.fr/social/muriel-penicaud-annonce-le-report-de-la-reforme-de-l-assurance-chomage-20200316
  10. https://www.usinenouvelle.com/article/l-endettement-prive-bat-un-record-en-france.N879790
  11. https://www.franceculture.fr/emissions/la-bulle-economique/que-feriez-vous-avec-2400-milliards-deuros
  12. https://publications.banque-france.fr/baisse-de-la-rentabilite-depuis-2005-les-banques-francaises-tirent-leur-epingle-du-jeu?fbclid=IwAR3UQ6Qag0vY7fLJAi6nPPeTOVfjmMJ4U5m4HQR7ocUsQnwmICfJnKV_H_8
  13. https://www.centralcharts.com/fr/gm/1-apprendre/5-trading/16-automatique/312-l-impact-du-trading-haute-frequence
  14. https://www.bloomberg.com/quicktake/contingent-convertible-bonds
  15. https://www.reuters.com/article/us-deutsche-bank-bonds/deutsche-bank-opts-not-to-redeem-1-25-billion-of-debt-next-month-idUSKBN20Y29K
  16. https://www.lemonde.fr/international/article/2020/03/20/coronavirus-l-ue-prend-la-decision-inedite-de-suspendre-les-regles-de-discipline-budgetaire_6033897_3210.html
  17. https://www.franceculture.fr/economie/faut-il-aussi-confiner-la-bourse
  18. https://www.lemonde.fr/economie/article/2020/01/09/ruissellement-de-dividendes-sur-le-cac-40_6025280_3234.html

 

L’insurrection au Liban : révolution, unité et crise économique

© Natheer Halawani Manifestations à Tripoli

La scène politique libanaise bouillonne et se tend depuis désormais huit semaines, et fait revivre les slogans des printemps arabes : الشعب يريد إسقاط النظام, « le peuple veut la chute du système ». La thaura (ثورة, révolution en arabe) a explosé dans un élan populaire, indépendant de toute allégeance politique, résultat de décennies de néolibéralisme, d’inégalités sociales et de corruption endémique. C’est la proposition du gouvernement d’introduire une taxe sur les services de messageries tels que Whatsapp qui a été la goutte de trop. Dans un pays où les services de télécommunication sont parmi les plus chers au monde, cela a été vu par un grand nombre de Libanais comme l’énième abus du pouvoir. Ce dernier doit désormais faire face à la détermination de la population qui semblait jusque-là résignée, en tout cas trop divisée pour se révolter.


La géographie politique libanaise est connue pour ses stratifications identitaires multiples et complexes. Les appartenances confessionnelles sont nombreuses, et sont généralement associées à un parti ou à une formation politique. L’histoire du pays permet d’expliquer partiellement la réalité sociale actuelle : à la suite de la chute de l’Empire ottoman, la construction étatique libanaise a été régentée artificiellement par le haut, d’abord par les élites françaises (jusqu’à l’indépendance en 1943), puis par l’oligarchie libanaise. Les frontières artificielles du jeune État rassemblaient des populations diverses, divisées par des sentiments d’appartenance forts et très différents entre eux. La guerre civile (1975-1990), qui a meurtri la population et marque encore le quotidien de la société libanaise, est en partie le résultat du manque de cohésion nationale qui a longtemps caractérisé le pays. En 1990, les accords de Taëf marquaient enfin la fin du conflit, mais consacraient également une oligarchie politique représentant les groupes et les milices qui s’étaient affrontées au cours des quinze années de guerre. Ces accords ouvrent la voie à un nouveau réseau de clientélisme et de corruption, qui a permis à une partie extrêmement limitée de la population de s’octroyer la majorité des richesses. Ce réseau, caractérisé par une perméabilité assumée entre élites politiques et économiques, dépasse les divisions confessionnelles et identitaires. Pour autant, les clivages sociaux sont exploités et ravivés afin de diviser la population. Le fantôme de la guerre est alors brandi à la moindre suspicion de rassemblement populaire.

Néanmoins, les événements actuels semblent dépasser les peurs du passé. Au cours des premières semaines, les manifestations ne se sont pas uniquement concentrées dans la capitale, mais ont concerné le pays tout entier. La ville de Tripoli, souvent considérée par les beyrouthins comme une ville très conservatrice, est devenue le deuxième bastion de la révolution et attire désormais des « touristes révolutionnaires » du reste du pays. Les manifestations actuelles se distinguent par l’absence des partis politiques traditionnels et par la résilience d’une société civile qui refuse en bloc les dynamiques en place au Liban depuis presque trente ans. La population s’organise, occupe les places jour et nuit, met en place des conférences, des sit-ins, des marches pacifiques, des rave parties, des stands de lecture, de récupération physique et psychologique. Parmi ces actions, une chaîne humaine a même traversé le pays du Nord au Sud pour symboliser l’union du peuple libanais par-delà les différentes appartenances identitaires, vent debout contre le « système », l’empire des banques et la corruption, mais aussi les divisions sectaires matérialisées par un système parlementaire unique qui répartit les sièges sur des bases confessionnelles.

Par ailleurs, l’économie du pays est au bord du gouffre. Les fondations économiques libérales sur lesquelles le Liban repose depuis l’indépendance ont favorisé l’émergence d’un système financier dérégulé, qui a de plus en plus de mal à camoufler ses contradictions. Depuis environ deux ans, les difficultés croissantes du tout puissant secteur bancaire libanais ont poussé la banque centrale à prendre de plus en plus de risques. La détérioration grandissante de ce système économique est le résultat de décisions financières imprudentes, auxquelles s’ajoute l’absence de régulation politique. C’est néanmoins la population qui risque de payer le prix fort.

Les piliers d’un château de cartes

Avant la guerre civile, le Liban était considéré comme « la Suisse du Moyen-Orient ». Dès l’indépendance les fondements du libéralisme économique ont été inscrits dans le système législatif. Le secret bancaire est garanti par la loi à partir de 1956, et la libre circulation des capitaux y est acté dès 1948. Le pays a longtemps exploité sa position géographique pour devenir une plateforme financière majeure, et a d’ailleurs servi de refuge aux capitaux fuyants lors des nationalisations des socialismes arabes dans les années 1950 et 1960. La crise que traverse actuellement l’économie libanaise est la conséquence de fragilités structurelles et d’une dépendance accrue à l’afflux de capitaux et de biens qui proviennent de l’extérieur. Selon les derniers chiffres de la Banque mondiale (BM) le rapport entre la dette publique et le PIB maintient sa trajectoire croissante, et devrait atteindre 150%, un des plus élevés au monde. La balance commerciale est dans le négatif en permanence : puisque l’économie ne produit essentiellement pas de biens, le Liban doit importer une énorme partie de sa consommation intérieure. Le système bancaire et financier constituent un moteur essentiel dans ce contexte, mais ressemblent de plus en plus à un château de cartes bien trop fragile.

Avant la guerre civile, le Liban était considéré comme « la Suisse du Moyen-Orient». Le secret bancaire est garanti par la loi à partir de 1956, et le libre mouvement de capitaux y est acté dès 1948.

Trois dimensions, fortement interconnectées, ont jusque-là contribué à la stabilité précaire de l’économie libanaise. En premier lieu, le rôle de la diaspora libanaise dans le monde : celle-ci concerne 11 millions d’individus, alors que le territoire comprend seulement 4 millions de citoyens. L’envoi de fonds depuis l’étranger permet en partie au pays de se maintenir à flot, notamment puisque les transferts lui permettent de s’approvisionner en dollars. Les banques libanaises offrent des conditions financières très favorables à leurs épargnants, particulièrement en ce qui concerne la facilité de déplacement des capitaux et les taux d’intérêts élevés sur les dépôts. La fixation du taux de change de la livre au dollar américain renforce la confiance des Libanais expatriés dans la stabilité de leur système bancaire, puisqu’elle efface le risque de dévaluation de la monnaie nationale.

Le secteur immobilier est le deuxième pilier sur lequel repose le fragile équilibre économique libanais. Les crises et les turbulences qui ont affecté le pays n’ont pas compromis l’infatigable croissance qui a caractérisé le secteur. Cependant l’inflation a rendu le marché de l’immobilier inabordable pour une grande partie de la population libanaise. Les grands investisseurs du secteur expliquent l’augmentation constante des prix par la loi de la rareté : la demande ne cesserait d’augmenter en raison de la croissance démographique, de la disponibilité limitée de terrains et grâce à la demande de la diaspora libanaise, toujours intéressée de garder un pied-à-terre au Liban. En réalité, ce sont les investissements gigantesques en provenance des pays du Golfe qui ont longtemps été à l’origine de la fortune du secteur. La priorité a été donnée aux constructions de luxe. Le grand nombre de bâtiments vides ou incomplets qui peuplent le Liban sont comme autant de fantômes dont l’ombre laisse entrevoir une énorme bulle spéculative. L’existence de celle-ci est cependant difficile à démontrer en raison du manque de données concernant ce secteur en particulier, et l’économie libanaise plus en général. D’ailleurs, maintenir l’apparence d’un secteur immobilier performant a contribué de manière décisive, depuis la fin de la guerre civile, à attirer des investissements, en accroissant l’afflux de capitaux et en aidant le système bancaire à rester à flot. La période de stagnation que le secteur traverse depuis environ deux ans fait partie des éléments d’explication de la situation actuelle. [1][2]

Enfin le dernier, mais sans doute le plus important des piliers sur lesquels le château de cartes a été bâti, est la fixation du taux de change de la livre libanaise au dollar américain. Celle-ci a été mise en place en 1997 et stabilise depuis la valeur de 1500 livre libanaise à un dollar. Les deux devises sont utilisées officiellement dans le pays de manière interchangeable. Pour un pays importateur comme le Liban (où environ 80% des biens en circulation sont importés) la stabilité de la livre est primordiale, puisque si la livre devait commencer à fluctuer les prix pourraient monter dramatiquement pour les consommateurs, notamment pour des biens de première nécessité tels que le pain et l’essence.
La stabilité du taux de change a souvent été utilisée comme la preuve ultime de la résilience de l’économie libanaise. Néanmoins, l’approvisionnement constant en dollars est essentiel à la convertibilité parfaite entre livres et dollars. Les échanges entre les deux devises sont d’ailleurs à la source du rapport structurel entre la Banque du Liban (BdL) et les banques commerciales libanaises. Ils sont également à l’origine des méthodes d’ingénierie financière qui ont été pratiquées pour faire perdurer un système qui ne semble plus tenir debout.

©Kelly O’Donovan. Manifestants à Sahat al-Nour, Tripoli

Féeries et miracles de l’industrie financière

Pour assurer l’afflux constant de dollars en provenance de l’étranger, la BdL a longtemps offert aux banques commerciales des taux d’intérêt sur la dette publique du pays bien au dessus des taux des marchés internationaux. Si le manque de confiance dans la finance libanaise rend ces titres peu attrayants pour les créanciers internationaux, il n’est pas de même pour les banques libanaises : en 2017, la BdL et les banques commerciales détenaient au total 85% de la dette publique libanaise. Ce qui rend ce jeu d’échanges rentable est la fixation du taux d’échange entre la livre et le dollar : celle-ci permet aux banques libanaises d’échanger des dollars pour acheter des titres souverains libellés en livres libanaises (LBP), et reconvertir son investissement en dollar à tout moment, au même taux de change. Tant que la fixation est en place, et que l’État est solvable, les bons du trésor libanais sont quatre fois plus rentables que les bons du trésor nord-américains. [3]

Les conjonctures qui ont caractérisé l’économie régionale depuis 2011, notamment avec le début de la crise syrienne, ont mené à un ralentissement de l’afflux de dollars qui a poussé la BdL à prendre encore plus de risques. À partir de 2016, elle pousse encore plus loin son ingénierie financière, et commence à pratiquer le swap (l’échange) : au mois de mai, la BdL échange avec le ministère des Finances 2 milliards de titres souverains libanais en échange de titres européens. Elle a par la suite revendu les titres européens avec d’autres actifs financiers à des banques commerciales libanaises à des taux d’intérêts supposément très élevés mais non divulgués. Selon un rapport du FMI, la BdL aurait tiré un profit de 13 milliards de dollars de cette transaction nébuleuse. À la lumière des développements successifs, et notamment à la suite du début des manifestations, une publication récente de Triangle définit le système financier libanais comme un schèma de Ponzi.

©Kelly O’Donovan. Manifestants à Sahat al-Nour, Tripoli

Absence d’État et inégalités sociales

Cet ingénieux système financier ne contribue nullement au développement d’une économie productive. Là où l’argent semble produire de l’argent indépendamment de toute valeur réelle, la majorité de la population souffre de la pauvreté et du chômage élevés. Les taux d’intérêts sur les dépôts offerts par les banques commerciales sont tellement élevés qu’ils découragent toute forme d’investissement dans l’économie réelle. D’ailleurs, les conditions effroyables dans lesquelles sont les infrastructures du pays n’encouragent pas non plus les investissements dans l’économie productive.

Depuis la fin de la guerre civile le réseau électrique libanais n’a pas été en mesure de fournir de l’électricité 24/24h. Les structures sont peu performantes et nécessitent d’autant plus de manutention. En fonction de la zone géographique, les coupures d’électricité quotidiennes varient entre 3 heures et 12 heures par jour. L’état du réseau électrique a des conséquences sur la productivité des entreprises libanaises, mais est aussi à l’origine d’une double catastrophe climatique, qui contribue à dégrader les conditions de vie et la santé des Libanais. D’une part, les centrales électriques obsolètes qui constituent le réseau national s’alimentent uniquement de combustibles. D’autre part, les défaillances obligent la population à faire recours à des générateurs alimentés au diesel. Ce système est un des facteurs principaux de la pollution de l’air au Liban : à Beyrouth, le niveau de pollution est trois fois supérieur à ce que l’Organisation mondiale de la santé (OMS) considère comme dangereux. Les structures délabrées de la compagnie d’électricité nationale contribuent également à creuser le trou du déficit budgétaire. En outre, la demande de générateurs représente une affaire extrêmement rentable pour une mafia pas prête à renoncer à ses profits.

L’exemple de l’électricité libanaise est représentatif de la plupart des infrastructures au Liban. La récolte des déchets fait partie des services essentiels défaillants qui empirent dramatiquement la crise environnementale. Le manque d’un système étatique fonctionnel fait de l’argent un moyen fondamental pour « s’acheter » de meilleures conditions de vie : payer pour un générateur plus efficace, pour un purificateur de l’air, pour une meilleure connexion internet. L’absence presque absolue d’un système de sécurité sociale fait que, si l’on est pauvre, il ne faut surtout pas tomber malade. Cependant 1,5 million de personnes, environ un tiers de la population, vit avec moins de 4$ par jour. Le chômage est estimé à 25%, et atteint 37% si l’on considère la population en dessous de 25 ans. De l’autre côté de la barricade, il y a les autres : les héritiers de la guerre civile, les mêmes visages ou du moins les mêmes familles, qui vivent dans des palais, qui détiennent les banques et qui n’ont fait que profiter des malheurs du pays. Face aux manifestations, ils semblent paralysés et incapables de réagir de manière appropriée. Les dynamiques restent les mêmes qui bloquent le pays depuis la fin de la guerre civile : les discours publics sont paternalistes, les manifestants sont accusés de vouloir déstabiliser le pays, d’être à la merci de pouvoirs étrangers, d’être la raison pour laquelle l’économie du pays est en train de plonger. Les mouvements Amal et Hezbollah, qui représentent les forces armées les plus importantes du pays, sont soupçonnés d’être à l’origine des violences à l’encontre des manifestants, qui ont eu lieu ces derniers jours à Beyrouth et à Tripoli.

Le manque d’un système étatique fonctionnel fait de l’argent un moyen fondamental pour « s’acheter» de meilleures conditions de vie : payer pour un générateur plus efficace, pour un purificateur de l’air, pour une meilleure connexion internet.

Les Libanais sont de moins en moins dupes de ces stratagèmes, mais la situation économique du pays empire de jour en jour. La grande préoccupation à l’heure actuelle est la dévaluation de la livre. Si la fixation du taux de change semble encore tenir, certains commerçants et particuliers demandent des prix plus élevés pour les paiements en livres, alors que le dollar devient la seule monnaie sûre. Cependant, cette devise est de plus en plus rare dans le pays, et seul les privilégiés, ayant des comptes courants à l’étranger, y ont accès. Dans les conditions de pauvreté actuelles de la population, une baisse du pouvoir d’achat devient dramatique.

Dans ce contexte économique de plus en plus incertain, personne ne sait ce qu’il arrivera dans les semaines à venir. Les élites politiques ne semblent pas s’approcher d’une solution qui puisse convenir la population. Le dernier candidat à la position de Premier ministre est l’homme d’affaires Samir Khatib (vice-président exécutif de la compagnie immobilière Khatib & Alami) un personnage parfaitement représentatif des élites économiques du pays, qui n’a pas contribué à apaiser les ardeurs de la rue. Le vide institutionnel et l’indécision sont des constantes de la politique libanaise : avant la nomination de Michel Aoun en octobre 2016, les députés soutenant le futur président de la république avaient boycotté les sessions parlementaires pendant deux ans et demi afin d’empêcher les élections. De la même manière, suite aux dernières élections législatives de mai 2018 il a fallu plus de 8 mois avant que l’on s’accorde sur une formation de gouvernement.

La crise actuelle présente une particularité, qui pourrait constituer une échappatoire pour le pays : le fait que la dette soit détenue en grande partie par les banques nationales offre au pays une plus grande marge de manœuvre. Sans la pression de créanciers étrangers, le gouvernement pourrait agir avec plus de liberté. Certains évoquent une répudiation, du moins partielle, de la dette, d’autres un impôt différé sur les comptes bancaires au dessus d’un million de dollars. Cependant, tant que l’oligarchie traditionnelle ne se résigne pas à céder sa place et à payer de ses propres poches pour sauver le pays, la situation politique restera paralysée, alors que les conditions de vie empirent et la colère de la population ne cesse de croître.

 

[1] Ashkar, Hisham, « Benefiting from a Crisis: Lebanese Upscale Real-Estate Industry and the War in Syria », Confluences Méditerranée, 2015/1 (N° 92), p. 89-100.
URL : https://www.cairn.info/revue-confluences-mediterranee-2015-1-page-89.htm

[2] Sakr-Tierney, Julia. ‘Real Estate, Banking and War: The Construction and Reconstructions of Beirut’. Cities 69 (1 September 2017): 73–78. https://doi.org/10.1016/j.cities.2017.06.003.

[3] Berthier, Rosalie. ‘Abracada… Broke. Lebanon’s Banking on Magic’. Synaps, 2 May 2017. http://www.synaps.network/abracada-broke.

[4] International Monetary Fund, ‘2016 Article IV Consultation – Press Release; Staff Report; and Statement by the Executive Director for Lebanon’. January 2017.

[5] Halabi, Sami, and Jacob Boswall. ‘Lebanon’s Financial House of Cards’. Working Paper Series. Triangle, November 2019.
http://www.thinktriangle.net/extend-and-pretend-lebanons-financial-house-of-cards-2/

[6] Shihadeh, Alan et al. ‘Effect of Distributed Electric Power Generation on Household Exposure to Airborne Carcinogens in Beirut’. Climate Change and Environment in the Arab World. American University of Beirut, January 2013. https://www.aub.edu.lb/ifi/Documents/publications/research_reports/2012-2013/20130207ifi_rsr_cc_effect%20Diesel.pdf.

[7] McDowall, Angus. ‘Fixing Lebanon’s Ruinous Electricity Crisis’. Reuters, 29 March 2019. https://www.reuters.com/article/us-lebanon-economy-electricity/fixing-lebanons-ruinous-electricity-crisis-idUSKCN1RA24Z.

[8] Fadel, Rosette. ‘Third of Lebanese Live in Poverty, Experts Say – Rosette Fadel’. An-Nahar, 20 June 2019. https://en.annahar.com/article/865485-third-of-lebanese-live-in-poverty-experts-say.

[9] Hamadi, Ghadir. ‘Unemployment: The Paralysis of Lebanese Youth’. An-Nahar, 2 August 2019. https://en.annahar.com/article/1004952-unemployment-the-paralysis-of-lebanese-youth.