Bloque depresivo : « Le Chili est à la fois le pays le plus stable économiquement et à l’identité culturelle la moins développée d’Amérique latine »

Raul Céspedes et Daniel Pezoa, guitariste et batteur de Bloque Depresivo © Valentina Leal pour Le Vent Se Lève

À l’occasion de leur dernière tournée en France, le batteur Daniel Pezoa et les guitaristes Raúl Céspedes et Mauricio Barrueto Astudillo, tous trois membres du groupe chilien Bloque Depresivo, nous ont accordé un entretien. À l’initiative de Macha, chanteur du groupe Chico Trujillo, le groupe réunit des artistes issus de différentes traditions musicales. Aux membres de Chico Trujillo, s’ajoutent des musiciens issus de groupes engagés contre la dictature chilienne d’Augusto Pinochet, tels qu’Inti-Illimani. Sur fond d’engagement militant, le groupe réinterprète des titres traditionnels du continent latino-américain, réactualisant le boléro, un style de musique sentimental, là où la cumbia caractérise Chico Trujillo. À l’occasion de cet entretien, nous sommes donc notamment revenus sur les motivations de ce projet musical, ainsi que sur la place de la culture au sein de la société chilienne, 29 ans après la chute de Pinochet.


LVSL – Le groupe Bloque Depresivo est fondé à l’initiative de membres de Chico Trujillo, en particulier du chanteur Macha, avec pour objectif de revisiter des tubes traditionnels originaires de différentes parties de l’Amérique latine. Cela crée un sentiment intergénérationnel fort dans le sens où cela semble provoquer une forte identification de la nouvelle génération à la culture des générations précédentes. Que recherchiez-vous en fondant ce groupe ?

Daniel Pezoa – Le groupe a été fondé 12 ans après Chico Trujillo, avec pour projet de réactualiser d’anciennes chansons, des thèmes qui n’étaient plus abordés depuis de nombreuses années, à l’image du morceau Lo que un día fue, no será, à l’origine interprété par le chanteur mexicain José Maria Napoléon, ou du titre Sin excusas, pour ne citer que quelques exemples. Il se trouve que Macha souhaitait jouer depuis petit ce type de musique. Accompagnés de plusieurs membres de Chico Trujillo, mais également de musiciens provenant d’autres groupes, nous nous sommes alors réunis pour jouer à notre manière des chansons connues depuis de nombreuses années, sans prétention, au regard de ce que représentent ces chansons.
En réalité, il s’agit de chansons que nous connaissons depuis toujours mais inconsciemment, nous avions oublié que nous les connaissions. Nous avons donc commencé à jouer à notre manière des titres que nous connaissions au fond sans le savoir.

“Le chili se caractérise par un important désir inassouvi d’identité.” Mauricio Barrueto Astudillo

Raúl Céspedes – La forme et la manière de les jouer importe peu ou du moins, ce n’est pas le plus important. Le but de réactualiser ces musiques est le “decir algo” (dire quelque chose), c’est-à-dire que nous nous attelons à travailler sur le contenu. Notre objectif, par ce biais-là, est de nous adresser à toutes les générations, de sorte à ce que nos musiques soient partagées en famille, afin de répondre à la recherche d’identité qui caractérise le Chili.

Mauricio Barrueto Astudillo – En effet, au Chili, il y a important désir inassouvi d’identité depuis que s’est achevée la mode de la Cueca, folklore chilien. Avant l’instauration de la dictature d’Augusto Pinochet en 1973, l’identité chilienne reposait ainsi sur le rythme de la danse populaire. Depuis, la culture chilienne a subi de plein fouet la répression et aujourd’hui, le Chili doit retrouver son identité culturelle.

LVSL – Vos musiques ont donc une visée non seulement artistique, mais surtout militante. Vous avez récemment participé au Festival Arte y Memoria Victor Jara le 25 septembre 2018 dans le stade Victor Jara à Santiago, en hommage au chanteur torturé et assassiné durant la dictature de Pinochet. Vous revendiquez-vous d’une tradition musicale militante ? Comment décririez-vous vos influences idéologiques et artistiques ?

“Nous sommes héritiers de plusieurs groupes créés avant le coup d’Etat et contraints de partir en exil au cours de la dictature militaire.” Daniel Pezoa

Daniel Pezoa – Chaque membre du Bloque Depresivo provient de différentes traditions musicales. Nous sommes héritiers de plusieurs groupes de musique créés avant le coup d’Etat et contraints de partir en exil au cours de la dictature militaire, tels qu’Inti Illamini – réputé pour être l’auteur du titre El pueblo unido jamás será vencido-, Quilapayun – groupe mélangeant des instruments andins à des paroles poétiques ou politiquement engagées, nommé ambassadeur culturel du Chili par Salvador Allende en 1972 -, ou Los Jaivas (groupe alliant les styles folk, rock et des rythmes latino-américains, en particulier andins). A titre personnel, j’ai été membre du groupe de musique populaire Los Tricolores. Notre groupe s’est donc forgé sur la base d’une forte identité militante.

Mauricio Barrueto – Par ailleurs, nous sommes aussi influencés par le rock. J’ai notamment fait partie du trio Vejara, un groupe de musique mêlant les styles folk, trova y rock (FTR).

Raúl Céspedes – Nous nous identifions pleinement à des artistes tels que Victor Jara, Violeta Parra et Pablo Neruda. Il est important de souligner que chacun de nous est porteur d’influences musicales différentes. Les différentes parts du groupe permettent ainsi de former un style atypique.

LVSL – Votre engagement artistique est ainsi profondément marqué par le coup d’Etat perpétré en 1973 par Augusto Pinochet et les années qui ont suivi. Avec l’avènement des Chicago Boys, économistes formés au sein de l’université de Chicago sur la base des théories de Milton Friedman, le Chili est devenu un laboratoire du néolibéralisme, dans lequel chaque secteur de la société s’est vu successivement soumis à la privatisation et la marchandisation : éducation, santé, culture, etc. Suite à la chute de Pinochet, un processus de démocratisation s’est engagé mais aujourd’hui encore, de nombreuses structures héritées de la dictature persistent. Le modèle économique chilien reste calqué sur les recettes des Chicago Boys. En ce sens, comment appréhendez-vous le processus de transition post-Pinochet ? Comment percevez-vous votre place en tant qu’artiste dans ce processus ?

Raúl Céspedes – En réalité, suite à la dictature de Pinochet, le Chili ne s’est pas ouvert comme une démocratie car la Constitution instaurée par la dictature reste encore en vigueur aujourd’hui, à l’image des secteurs de la santé, de la culture ou de l’éducation, qui sont très largement privatisés. Par conséquent, la société chilienne est profondément fracturée par d’importantes inégalités. Nous ne pouvons pas réellement parler de transition démocratique dans la mesure où les principaux éléments caractéristiques du système politique et économique de Pinochet se maintiennent.

“La réactualisation des rythmes caractéristiques des années précédant le coup d’Etat sont importants pour permettre à la société chilienne de retrouver une identité.” Daniel Pezoa

Daniel Pezoa – Cette persistance de traits caractéristiques du système de Pinochet, tels que la marchandisation exacerbée de tous les secteurs de la société et en particulier, du secteur culturel, constitue une entrave à la construction d’une identité culturelle. Le manque de moyens octroyés au secteur culturel, couplé à la concurrence exacerbée imposée à l’ensemble de la société laisse peu de place à la création artistique et à la perpétuation d’une identité culturelle chilienne non soumise aux injonctions à la rentabilité. Sur la base de ce constat, nous considérons que la réactualisation des rythmes caractéristiques des années précédant le coup d’Etat de 1973 est importante pour permettre à la société chilienne profondément marquée par la dictature de retrouver une identité.

“Le Chili est à la fois le pays le plus stable économiquement et dont l’identité culturelle est la moins développée d’Amérique latine.” RAÚL Céspedes

Raúl Céspedes – Tout ce que fait Bloque Depresivo relève de l’autogestion. Notre groupe est très autogestionnaire, très indépendant de l’État. Par ce biais, la population, les jeunes sont incités à faire des choses par eux-mêmes car l’État ne ne fait rien pour la culture. L’une des continuités avec la dictature se caractérise notamment par l’absence d’investissements conséquents dans le secteur culturel. Cela nous conduit à l’important paradoxe chilien. Le Chili est à la fois le pays le plus stable économiquement et dont l’identité culturelle est la moins développée de toute l’Amérique latine. À titre de comparaison, des pays tels que Cuba et le Brésil sont des pays qui disposent d’une identité culturelle beaucoup plus développée et marquée. Nous cherchons ainsi, modestement, à répondre à ce vide culturel.

À partir des années 2000, Chico Trujillo remet au goût du jour le style musical de la cumbia, mettant ainsi en lumière ce qui a toujours été mais qui a été enfoui pendant de nombreuses années. De même, Bloque Depresivo a pour objectif de réactualiser des musiques traditionnelles afin de permettre à la population chilienne de refaire société autour de titres qui parlent à tous.

Généraliser l’intermittence du spectacle, un projet d’avenir

Les intermittents du spectacle lors de la fête de la musique 2014 à Brest (Finistère).
Manifestation d’intermittents du spectacle en 2014 © Thesupermat

Le monde du spectacle vivant s’est remarquablement adapté au confinement. Concerts à la maison diffusés en live sur les réseaux sociaux, orchestres montés en duplex, ou encore cette magnifique vidéo des danseurs de l’Opéra de Paris qui s’étaient déjà illustrés dans les mouvements sociaux d’avant l’épidémie. L’impressionnante créativité déployée a permis de lumineux moments dans une sombre atmosphère. Toutefois, alors que la récession s’avance, les inquiétudes et interrogations des artistes et techniciens se font nombreuses. Il convient alors de s’interroger sur les conditions matérielles et sociales qui permettent à la créativité de se déployer. L’intermittence du spectacle est une de ces conditions, et son modèle de fonctionnement porte en lui les germes d’un modèle de protection sociale apte à faire face aux défis du 21ème siècle.


Le secteur de la culture en général, et le spectacle vivant en particulier, sont parmi les plus touchés par les conséquences économiques de l’épidémie de Covid-19. Difficile en effet d’imaginer rassembler plusieurs dizaines, centaines, ou milliers de personnes dans un lieu clos, parfois à quelques centimètres les unes des autres et dans des situations propices à créer du contact. Il en résulte un arrêt brutal d’activité pour de nombreux intermittents du spectacle, plongés du jour au lendemain dans une grande incertitude.

Le régime d’assurance-chômage des intermittents du spectacle

Contrairement à ce que peut laisser penser un abus de langage courant, être « intermittent du spectacle » n’est pas une profession. Le terme désigne, en réalité, une forme de relation d’emploi discontinue propre aux artistes et techniciens du spectacle vivant. Une forme originale de sécurité sociale est attachée à cette relation d’emploi. Son principe est assez ancien. En 1936, le gouvernement du Front Populaire crée le régime d’assurance chômage des salariés intermittents du spectacle, salariés à employeurs multiples, à destination des techniciens de l’industrie du cinéma. Ce régime est étendu à l’ensemble du secteur du spectacle vivant en 1965 par l’ajout de deux annexes au régime d’assurance chômage de l’Unédic créé en 1958, appelées annexes 8 et 10. Ces annexes définissent les conditions d’accès et la liste des professions techniques (annexe 8) et artistiques (annexe 10) éligibles au régime d’assurance chômage de l’intermittence du spectacle.

Le principe est le suivant : dans une société où l’embauche en emploi permanent est la règle, le droit français reconnaît la nécessité d’une exception pour le secteur du spectacle vivant. L’emploi dans ce secteur est considéré comme devant s’effectuer auprès d’employeurs multiples et sur de courtes périodes en raison de la nature de l’activité [1]. En contrepartie de cette flexibilité à l’embauche, il est créé une assurance chômage ad hoc pour garantir des revenus stables à des travailleurs alternant par définition des périodes travaillées et des périodes chômées.

Là où le régime général donne accès à une indemnisation du chômage à partir de 910 heures travaillées en 24 mois, l’accès au régime d’intermittent du spectacle est plus strict. Il faut en effet avoir travaillé au minimum 507 heures sur les 12 derniers mois pour avoir accès à une indemnité, soit 52 heures de plus par an par rapport au régime général. En revanche, le salarié intermittent peut cumuler sans limite de durée les revenus de son travail et son indemnité chômage pour peu qu’il « renouvelle son statut », c’est-à-dire qu’il travaille à nouveau 507 heures dans les 12 mois suivant l’ouverture de ses droits. En gros, alors que la personne affiliée au régime général est soit en emploi, soit au chômage, l’intermittent du spectacle est à la fois en emploi et au chômage.

En France, le statut d’intermittent du spectacle permet aux travailleurs du secteur de bénéficier d’une sécurité sociale plus efficace que dans d’autres pays.

Ce régime d’assurance chômage crée deux particularités fortes. Tout d’abord, les artistes et techniciens travaillant en France sont systématiquement salariés : ils sont engagés sur la base d’un contrat de travail où un employeur verse une rémunération comprenant des cotisations sociales pour la santé, la retraite, le chômage, etc. Il s’agit d’une situation exceptionnelle sur le plan international. Si des formes a minima de l’intermittence du spectacle existent en Belgique ou en Suisse, les artistes et techniciens du spectacle à l’étranger sont généralement des prestataires offrant leurs services à des clients dans une logique entrepreneuriale. La protection sociale est alors beaucoup plus réduite.

La seconde particularité découle de la première, au sens où le statut d’intermittent du spectacle permet aux travailleurs du secteur de bénéficier en France d’une sécurité sociale plus efficace que dans d’autres pays. Aux Pays-Bas, par exemple, le prix élevé d’une couverture maladie privée implique que la vigilance dans l’exercice de son métier est souvent – en particulier pour les travailleurs les plus jeunes – la seule protection contre les conséquences économiques d’une blessure incapacitante. Or, la manutention et le travail en hauteur sont systématiques dans les métiers techniques. Des formes d’assurance plus accessibles se développent dans les broodfund, des mutuelles locales permettant de couvrir quelques dizaines de personnes contre les aléas sanitaires. En Italie, des coopératives de portage salarial permettent de salarier les artistes et techniciens et de cumuler leurs heures de travail sur un seul et même contrat. Dans ces deux pays, la protection contre le risque de chômage est quasi-inexistante.

Les raisons économiques d’un recours systématique à l’emploi discontinu : une question de productivisme

L’emploi intermittent est donc une caractéristique systématique, au niveau international, du secteur du spectacle vivant, quelles que soient les diverses modalités contractuelles dans lesquelles il s’exerce ou le régime de sécurité sociale en place pour assurer les travailleurs. Cela dit, pourquoi ? Comment se crée la nécessité, étonnamment acceptée, d’un recours systématique à l’emploi temporaire dans le secteur ?

La réponse à cette question est bien évidemment multi-factorielle et répond à des logiques qui dépassent le champ économique. Toutefois, il existe une dynamique économique propre au secteur du spectacle vivant qui contribue sans aucun doute à nourrir ce recours à l’emploi temporaire. Celle-ci a été décrite dans Performing Arts : The Economic Dilemma, écrit en 1966 par les économistes William Baumol et William Bowen. Ce livre résulte d’une commande de la Fondation Ford qui souhaitait alors comprendre pourquoi les orchestres et théâtres qu’elle finançait se retrouvaient systématiquement en déficit. En étudiant plusieurs orchestres et théâtres importants aux États-Unis ainsi que plusieurs théâtres de Broadway, les économistes sont parvenus à la conclusion suivante : le secteur du spectacle vivant souffre d’une augmentation permanente et incontrôlée de ses coûts de personnel. Ces coûts représentent l’essentiel de ses dépenses, en raison des hausses importantes et constantes de productivité dans le gros de l’économie états-unienne.

Le mécanisme est le suivant : les progrès technologiques permettent à l’industrie, formant alors le gros du PIB états-unien, de faire exploser sa productivité. L’industrie produit plus et vend plus, elle augmente ses bénéfices et potentiellement ses marges. Elle redistribue une part de ces nouveaux bénéfices aux salariés qui voient donc leurs revenus augmenter indépendamment de l’inflation. En conséquence, le coût de la vie augmente au niveau national. Le secteur du spectacle vivant, en revanche, ne bénéficie pas de gains de productivité induits par les progrès technologiques : les moyens humains nécessaires à la mise en place d’une représentation restent à peu près les mêmes. Le secteur est en revanche contraint d’augmenter les rémunérations de ses employés. En effet, l’élévation du coût moyen de la vie implique une hausse de celles-ci afin qu’elles puissent garantir la subsistance des artistes et techniciens. Les dépenses des théâtres et orchestres augmentent alors sans qu’elles puissent être compensées par des hausses de revenu. Il se crée alors un déficit budgétaire systématique dans ces structures que les économistes nomment la « maladie des coûts ».

Baumol et Bowen ne mettent jamais en question l’usage des gains de productivité vers une augmentation de la production et des bénéfices.

Conclusion : pour assurer leur viabilité économique, ces structures doivent être soutenues financièrement par des acteurs prêts à renoncer à un bénéfice économique au profit d’un bénéfice symbolique et culturel. Les acteurs publics peuvent subventionner les arts de la scène ou des fondations privées peuvent faire du mécénat. Si ces conclusions n’ont pas été contredites jusqu’à aujourd’hui, plusieurs de leurs implications peuvent être discutées. Notamment l’une de leurs prémisses, à savoir que les auteurs ne mettent jamais en question l’usage des gains de productivité vers une augmentation de la production et des bénéfices plutôt que vers une diminution du temps de travail à salaire constant. Or, en dernière analyse, c’est cet usage – que l’on peut qualifier de productiviste – qui provoque les augmentations incontrôlées des coûts de personnel dans le secteur du spectacle vivant. Baumol et Bowen interprètent la corrélation qu’ils observent comme une « maladie » du secteur du spectacle vivant, celui-ci étant perçu comme « archaïque » car peu réceptif aux améliorations de productivité permises par les progrès technologiques. Cette interprétation implique une conception naturelle de l’usage productiviste des gains de productivité technologiques, c’est-à-dire que cette forme d’usage est perçue comme allant de soi. Mais la « maladie » devient plus difficilement localisable si l’on conçoit cet usage comme un choix stratégique et social situé dans l’histoire et la géographie.

En effet, plus de 40 ans après la sortie de Performing Arts : The Economic Dilemma, la tendance à augmenter les volumes de nos productions diverses et variées sans questionner leur impact écologique nous a plongés dans une crise environnementale existentielle. Ce choix de société, perçu comme naturel dans les années 60, est donc de plus en plus questionnable aujourd’hui. Par ailleurs, si l’on interprète cette corrélation sur un plan anthropologique, elle permet de constater empiriquement que le productivisme a pour conséquence d’assécher économiquement notre capacité à produire des rituels dans lesquels se construisent une part non négligeable de nos identités culturelles et de nos liens sociaux.

L’intermittence du spectacle, une politique de redistribution qui répond aux effets de la loi de Baumol-Bowen

Cette ouverture nous ramène à l’intermittence du spectacle. Quoi de plus « rationnel » économiquement face à des coûts qui augmentent de façon incontrôlable que de chercher à les réduire ? Or, c’est exactement ce que permet une organisation intermittente de l’emploi. Le personnel n’est embauché que lorsque le besoin s’en fait le plus sentir et les employeurs n’ont pas à assumer les rémunérations en cas de baisse conjoncturelle de l’activité, comme lors d’une épidémie interdisant les rassemblements culturels. Le risque de perte de revenus est donc placé sur les salariés et les systèmes de protection sociale jouent à plein pour assurer la continuité de l’activité post-crise. Alors qu’aux Pays-Bas, les artistes et techniciens en freelance ou embauchés sur des contrats 0 heure se retrouvent du jour au lendemain sans revenus, les intermittents français disposent de quelques mois de répit et leurs inquiétudes se portent sur des échéances à plus long terme. Une situation qui reste peu enviable, mais assurément moins cauchemardesque.

Résumons : il y a donc une pression systémique sur la viabilité économique du spectacle vivant, créée par les stratégies productivistes d’une majorité d’acteurs économiques. Baumol et Bowen affirment que ce problème ne se résout que par des apports financiers publics ou privés à perte, c’est-à-dire rémunérés en capital symbolique et culturel mais certainement pas économique. Mais l’on peut aller plus loin et percevoir l’individualisation du marché du travail dans le secteur du spectacle vivant comme résultant au moins partiellement et indirectement de choix de sociétés productivistes. Cette individualisation n’est pas forcément un problème dans la mesure où des garanties de sécurité sociale peuvent être apportées aux travailleurs par des systèmes de protection adaptés. La question est alors : comment financer ces systèmes de protection ?

Comme tout salarié, les intermittents payent des cotisations sociales pour leur assurance chômage, d’ailleurs plus élevées que pour les personnes affiliées au régime général. Mais cela n’empêche pas le régime d’être en déficit systémique. Si les débats sur la taille de ce déficit font rage, le fait qu’il existe souffre peu de contestation. Et si l’on repense à la loi de Baumol et aux coûts croissants de personnel du secteur, comment pourrait-il en être autrement ? Les employeurs ont recours à l’embauche par projet pour diminuer leurs dépenses, lesquelles ne font de toutes façons qu’augmenter mécaniquement alors que la productivité augmente. Le déficit est donc, en soi, inévitable.

Il est compensé par la solidarité interprofessionnelle. Les caisses de chômage des secteurs bénéficiant d’un bon taux d’emploi sont excédentaires et ces excédents viennent compenser le déficit de la caisse du régime intermittent. Or, ces caisses sont précisément celles des secteurs dont les pratiques productivistes provoquent le besoin d’un recours à l’emploi temporaire systématique dans le spectacle vivant, et donc la nécessité de l’existence même du régime d’intermittence du spectacle. La solidarité interprofessionnelle constitue donc une réponse alternative aux effets de la loi de Baumol-Bowen. Ce ne sont pas les pouvoirs publics ou les acteurs privés qui viennent subventionner le secteur. Ce sont les secteurs économiques dont les pratiques de production rendent impossible la viabilité économique du spectacle vivant qui lui transfèrent une part de leur valeur ajoutée, compensant ainsi indirectement les effets délétères de leurs choix stratégiques. En d’autres termes, c’est une politique de redistribution.

Il faut dès aujourd’hui promouvoir activement la généralisation du régime de l’intermittence du spectacle à tous les emplois précaires.

A l’heure où les rapports entre employeurs et employés sont de plus en plus individualisés et où fleurissent des statuts précaires comme « auto-entrepreneur » ou « CDI intermittent », le régime d’intermittence du spectacle – bien qu’il soit évidemment améliorable en bien des aspects – constitue un exemple réussi de flexibilisation d’un marché du travail avec une perte de sécurité de l’emploi limitée. Mais il a cette caractéristique qui le rend peu avenant aux yeux des prophètes de la start-up nation : il se finance sur de la valeur ajoutée qui, par conséquent, n’est pas distribuée au capital. S’il est évidemment difficile de savoir vers quoi la récession présente va nous amener, il y a fort à parier que l’atomisation et l’ubérisation du marché du travail vont continuer leur dynamique. Il y a donc de fortes chances pour que l’intermittence soit perçue dans quelques décennies comme le sont aujourd’hui les régimes spéciaux de retraite des cheminots, gaziers, électriciens et autres. Alors qu’ils ont été conçus pour être l’avant-garde de la protection sociale, ils sont hélas majoritairement considérés aujourd’hui comme des archaïsmes iniques dont la suppression serait une mesure de justice sociale.

Il faut donc, dès aujourd’hui, promouvoir activement la généralisation du régime de l’intermittence du spectacle à tous les emplois précaires tombant sous le régime de l’auto-entrepreneuriat, de la pige, du CDI intermittent ou autre… Certes, l’intendance ne peut que blêmir à l’idée d’élargir la couverture d’un régime structurellement déficitaire. Cette idée ne manquera donc pas de subir des procès en inconséquence. Mais ne nous laissons pas berner par les illusions de l’obsession budgétaire caricaturale qui caractérise l’idéologie dominante de notre époque. Le Covid-19 est une cruelle démonstration de ce à quoi mène une politique qui réduit les dépenses publiques pour réduire les recettes publiques. Par ailleurs, il est essentiel de rappeler contre cette même idéologie que la différence entre salaire brut et net n’est pas une « charge » qui ne sert qu’à nourrir une bureaucratie inerte mais bien un salaire différé qui assure les travailleurs contre les aléas de l’existence qu’aucune innovation disruptive ne saura jamais supprimer.

En somme, rappelons-nous que la politique n’est pas qu’une affaire de comptabilité et que la définition des priorités d’une société ne peut se limiter au calcul localisé des entrées et sorties. Notre productivité est aujourd’hui colossale, décuplée depuis la fin de la seconde guerre mondiale. La vraie question de principe est donc : que faisons-nous de cette productivité ? L’utilisons-nous pour inonder les sociétés de biens et services et pour distribuer des dividendes, et cela au mépris des conséquences environnementales et sociales de ces pratiques ? Ou en réservons-nous une part croissante à l’amélioration des conditions d’existence, en diminuant le temps de travail à salaire constant, en permettant à des activités culturelles de fleurir et en cherchant à protéger l’environnement ? Y a-t-il vraiment besoin de poser la question ?

 


[1] Article D1242-1 du code du travail

Références utilisées pour cet article :

Baumol, W. J., & Bowen, W. G. (1966). Performing arts – the economic dilemma: A study of problems common to theater, opera, music and dance; a twentieth century fund study. Cambridge, Mass. M.I.T. Press.

Collins, R. (2004). Interaction ritual chains. Princeton, N.J: Princeton University Press.

Grégoire, M. (2012). Le plein-emploi comme seule alternative à la précarité ? : Les intermittents du spectacle et leurs luttes (1919-2003). Savoir/Agir, 21(3), 29. https://doi.org/10.3917/sava.021.0029

Grégoire, M. (2013). Les intermittents du spectacle : Le revenu inconditionnel au regard d’une expérience de socialisation du salaire. Mouvements, 73(1), 97. https://doi.org/10.3917/mouv.073.0097

Menger, P.-M. (2015). Les intermittents du spectacle : Sociologie du travail flexible (Nouv. éd). Editions de l’Ecole des hautes études en sciences sociales.

Certaines affirmations sont basées sur la thèse de l’auteur, en attente de soutenance :

Battentier, A. (2020). Making The Show Go On. A Study of Sound Engineers in the French and Dutch fields of Music Production. Universiteit van Amsterdam/Università degli Studi di Milano

Art contemporain : pourquoi l’ouverture de la Pinault Collection à Paris est problématique

https://www.boursedecommerce.fr
Capture d’écran du site de la Pinault Collection de Paris, (l’ouverture est finalement reportée au printemps 2021)

L’ouverture de la Pinault Collection dans le bâtiment de la Bourse de commerce prévue au printemps 2021 va permettre au milliardaire français, François Pinault, d’exposer ses collections en France et de venir concurrencer la Fondation Louis Vuitton. À quelques pas du Louvre et du Centre Pompidou, ce nouveau musée semble être une bonne nouvelle pour les amateurs d’art contemporain. Cependant, il apparaît que François Pinault utilise cet espace promotionnel pour enrichir ses propres marques de luxe et la cote de ses artistes et ce, avec le soutien financier de l’État. C’est en partie grâce à la loi Aillagon sur le mécénat, qu’une nouvelle pratique d’artketing est en train d’apparaître. Une pratique qui nuit à l’art contemporain et appauvrit les finances de l’État.


La Bourse de commerce et la Pinault Collection

Les milliardaires français investissent dans l’art contemporain pour des raisons qui ne sont pas proprement financières. En effet, des économistes [1] ont calculé le taux de rendement d’une œuvre d’art considérée comme un actif financier : il s’avère que les œuvres d’art sont moins rentables que les autres actifs, à peine 3,5%. Il y a pourtant un avantage fiscal indéniable qui est permis par la loi relative au mécénat, dite loi Aillagon de 2003. En échange d’un investissement dans la culture, l’État s’engage à réduire l’impôt à hauteur de 60% du don. C’est ainsi que la Fondation Louis Vuitton, si elle a coûté 780 millions d’euros à LVMH, a donné un lieu à une réduction d’impôt de 518,2 millions d’euros [2]. En bref, elle n’a coûté que 261 millions à LVMH, pourtant leader mondial du luxe et qui a bénéficié de ce qu’on appelle un « effet d’aubaine » [3].

Concernant la Bourse de commerce de Paris, elle appartenait alors à la Chambre de commerce et de l’industrie (CCI), qui l’a cédée pour 86 millions d’euros à la Ville de Paris. La mairie a ensuite décidé de « prêter » le lieu pour une durée de 50 ans à la Pinault Collection en échange de la prise en charge des travaux de rénovation du lieu, qui s’élèvent à 120 millions d’euros. Notons que François Pinault possède à Venise deux musées : le Palazzo Grassi et la Punta della Dogana, ainsi que le Teatrino, petit amphithéâtre transformé en auditorium pour accueillir des colloques.

Qu’est-ce que François Pinault gagnerait à exploiter un lieu pour 50 ans afin de ne gagner qu’une dizaine de millions d’euros par an, ce qui ne rembourserait les travaux qu’au bout de 10 ans ? En fait, il faut comprendre que la Collection ne fonctionne pas comme un musée mais plutôt comme une galerie. Ses missions sont d’abord d’exposer et de vendre, contrairement au musée qui doit conserver. Si le musée est investi d’une mission d’intérêt général, les Collections Pinault ont un profil mercantile. Regardons tout cela plus en détails.

François Pinault et la Collection

François Pinault, à travers les holdings Artémis et Kering, possède de très nombreuses marques de luxe, telles que Gucci, Yves Saint-Laurent, Balanciaga et Alexander McQueen pour ne citer qu’elles. L’industriel qui a fait fortune dans le commerce de bois a mis au point un système très performant de valorisation de ses industries du luxe par ses collections artistiques, et réciproquement. En effet, s’implanter à la Bourse de commerce n’est qu’un moyen supplémentaire de valoriser la totalité des entreprises de Kering et d’Artémis.

Comment s’y est-il pris? Premièrement, François Pinault s’est institutionnalisé en tant que collectionneur d’art. Après plusieurs achats isolés dans les années 1970 et 1980, il décide d’acheter la maison de vente aux enchères Christie’s en 1998. Ce n’est pas qu’une simple acquisition financière, elle permet de crédibiliser le positionnement de Pinault dans le monde de l’art. C’est aussi une manière pour Pinault d’asseoir les œuvres de sa collection personnelle à une institution sérieuse afin de pouvoir « objectiver » leur valeur. En effet, Christie’s étant la deuxième maison de vente aux enchères derrière Sotheby’s, elle a le pouvoir d’évaluer la valeur esthétique d’une œuvre et d’en apprécier, de facto, sa valeur marchande. Puis, la troisième étape est symbolisée par le recrutement de Jean-Jacques Aillagon comme conseiller de la Pinault Collection. Ancien ministre de la Culture entre 2002 et 2004, il est celui qui a porté la loi relative au mécénat, qu’il connaît donc parfaitement. Il a également un très bon carnet d’adresses dans le monde de la culture et dans la sphère publique. Enfin, dernière étape, l’achat de 8 000 m2 de lieux d’exposition à Venise, là où a lieu la prestigieuse Biennale internationale de l’art contemporain.

Pinault possède donc des structures importantes où exposer ses œuvres et accueillir des expositions, son auditorium lui permet de recevoir des colloques scientifiques liés à l’art contemporain. De plus, ses musées sont situés à Venise et Christie’s peut objectiver puis maintenir la valeur des œuvres et la cote des artistes promus par Pinault. Enfin, son conseiller Jean-Jacques Aillagon a une connaissance fine du monde de l’art contemporain grâce à son expérience de directeur du Centre Pompidou et de ministre de la Culture, un tissu relationnel très important et facilement mobilisable.

Une nécessaire artification des artistes défendus par Pinault

Le concept d’artification est, d’après Nathalie Heinich, l’institutionnalisation d’une pratique, qui fait passer un objet de son statut d’objet à celui d’objet-art de façon définitive, tout en entraînant un « déplacement durable et collectivement assumé entre art et non-art » [4].

François Pinault a recours à ce procédé d’artification afin d’augmenter la légitimité, et donc la cote, des artistes desquels il possède des œuvres. C’est le cas avec l’artiste américain Jeff Koons. Par exemple, lorsque Aillagon partit quelques années de la Collection pour aller présider le musée et le domaine du Château de Versailles, il accueillit dans la galerie des Glaces une exposition de Koons, entièrement financée par Pinault qui prêta généreusement (sic) six œuvres de l’Américain. Lorsque par la suite trois de ces six œuvres furent revendues par Pinault via Christie’s, leur cote avait augmenté suite à l’exposition à Versailles. De fait, on peut penser qu’Aillagon n’avait pas cessé de travailler pour l’industriel français. Ceci est un exemple typique d’artification dans ce qu’elle a de plus scandaleuse, car elle est basée sur des critères de popularité et de visibilité, et non pas sur des critères esthétiques.

Pourquoi ces artistes-là et pas d’autres ? En fait, ce sont des artistes qui promeuvent des valeurs libérales, décomplexées socialement, voire méprisantes ou vulgaires qui ont été « artifiés ». Les « méga-collectionneurs » milliardaires ont intérêt que l’art contemporain incorpore de nouvelles valeurs en phase avec le néolibéralisme ambiant. Ces valeurs sont incarnées par des artistes comme Jeff Koons, Takashi Murakami, Damien Hirst, ou encore Yayoi Kusama. Il n’est pas besoin d’être un spécialiste en histoire de l’art pour remarquer que cette nouvelle vague d’artistes n’incarnent pas des valeurs d’autonomie, de bon goût, de désintéressement, d’heuristique, mais plutôt celles de douceur, de consensus, de couleur, de sourire, de positif, d’enfantin, de flashy, bref de kitsch. Le kitsch est ce qui est acceptable par tout le monde, plaisant, la « négation absolue de la merde » [5], il est artificiel, faux, il est « l’ennemi principal de l’art », écrivait Milan Kundera [6].

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“Pumpkin” du Japonais Yayoi Kusama, exemple d’une œuvre kitsch

De plus, il y a en creux de cette artification une transition idéologique à l’œuvre qui a récupéré l’art (sur ce sujet, voir cet article) et sa critique possible. Cela peut expliquer pourquoi nombre d’industriels comme François Pinault ou Bernard Arnault sont tant intéressés par l’art contemporain.

La luxurisation de l’art

La « luxurisation de l’art » [7] est un mécanisme induit par la gestion des collectionneurs privés qui proviennent du monde du luxe. En fait, on applique des schèmes de rentabilité, d’exceptionnalité et d’ostentation dans l’art, qui n’allaient pas de soi et lui sont même antithétiques.

On assiste en fait à une luxurisation massive et qui ne touche pas que l’art. Après avoir luxurisé les musées, on luxurise le quartier qui l’encercle, puis Paris tout entière. Cette dynamique est particulièrement visible dans les huit premiers arrondissements. Le centre de Paris est schématiquement divisé en un quartier de luxe et un quartier d’art de luxe. Le quartier de luxe est formé par un quadrilatère avenue Montaigne, avenue Matignon, Champs-Élysées et Concorde. Le quartier d’art s’étend du Louvre au Marais. Et la Ville de Paris est en train de transformer les huit premiers arrondissements en un musée grandeur nature dédiés aux touristes riches uniquement. En effet, on appelle des top-artists de l’art contemporain pour refaire le rond-point des Champs-Élysées (frères Bouroullec), l’Église de la Madeleine (James Turell), illuminer l’Arc de Triomphe (Olafur Eliasson), etc.

Capture d’écran Google Maps, avec la Bourse de commerce entourée en vert

Mais pourquoi la Ville de Paris, l’État et toutes les collectivités publiques acceptent cette dépossession de la ville afin d’attirer des touristes étrangers au détriment des habitants-mêmes ? Le Fonds pour Paris apporte une première réponse. Créé en mai 2015 à la demande d’Anne Hidalgo, cette structure de droit privé s’occupe de réunir les fonds privés à la destination de projets publics. Cette fondation réunit à elle seule Jean-Jacques Aillagon, dont on a déjà parlé, Rémi Gaston-Dreyfus, président du conseil d’administration, également membre de celui de Christie’s, qui appartient à Pinault, et Anne Meaux, directrice d’Image 7 et amie de Pinault. Alors que cette structure est censée aider les pouvoirs publics à trouver des fonds, elle a tout d’un rassemblement d’une « élite de pouvoir » [8]. Pourquoi a-t-on choisi une œuvre de Jeff Koons pour honorer les morts des attentats de 2015 [9] ? Parce que les décideurs sont proches de Pinault, que Pinault possède de nombreuses œuvres de Koons, dont il a intérêt d’accroître leur valeur, alors c’est une œuvre de Koons qui fut choisie. Avec l’exploitation de la Bourse de commerce permise gratuitement, on a sous les yeux un exemple supplémentaire de la collusion phénoménale entre les élites du privé et les décideurs publics.

On a sous les yeux une dynamique d’un État qui subventionne de moins en moins la création artistique et fait de plus en plus appel au privé, un affaiblissement symbolisé notamment par la loi de 2003 relative au mécénat, aussi appelée… Loi Aillagon. En clair : l’État et ses collectivités publiques se tirent une balle dans le pied, et c’est le privé qui a appuyé sur la détente.

L’artketing

On assiste à l’émergence d’une pratique réellement inquiétante. En faisant appel à des artistes « artifiés » afin de mettre en valeur des produits de la marque, l’industrie du luxe pratique ce qu’on appelle l’« artketing ». Par exemple, LVMH a demandé à Murakami, Kusama et à Koons de décliner selon leurs vues des produits Louis Vuitton. Par ailleurs, l’exposition, Voguez, Volez, Voyagez organisée par Louis Vuitton au Grand Palais exposait les premières malles de la marque qui datent de la fin du XIXsiècle. Le storytelling est ici axé sur la notion d’unique, d’exception, sur l’art. L’objectif est ici de faire de la marque un art à part entière, d’où l’utilisation du substantif de « créateur » pour des concepteurs et des designers, d’exposer ses produits dans un lieu normalement dévoué à l’art (le Grand Palais) ou de faire appel à de grands architectes pour construire des lieux d’expositions (Frank Gehry pour la Fondation Louis Vuitton et Tadao Andō pour les musées Pinault).

https://www.themilliardaire.com/art/balloon-venus-7515/
Jeff Koons présentant “Balloon Venus” pour accompagner le champagne rosé Dom Pérignon.

L’« artketing » est poussé par LVMH à son paroxysme. La marque a demandé à Jeff Koons de concevoir un « écrin » pour accompagner la sortie du champagne rosé de Dom Pérignon, marque qui appartient au groupe (voir ci-contre). Avec la création d’un packaging original par Koons, pour la somme de 15 000 €, on a le sentiment d’acheter une œuvre d’art, alors qu’on achète du champagne rosé. L’« artketing » n’est pas qu’une simple utilisation de l’art par une marque à des fins de marketing, il est aussi le brouillage de la frontière qui existait alors entre le luxe et l’art. En brouillant volontairement les contours de l’art par des artistes « artifiés » et les contours du luxe par des produits « artialisés », le luxe et l’art ne font plus qu’un. En d’autres termes, l’« artketing » contribue à une dépréciation de l’art et à une appréciation du luxe et ce, toujours au profit des individus les plus riches et des industries milliardaires.

Cette pratique de l’« artketing » permet aux œuvres de soutenir la marque et à la marque de soutenir les œuvres. Dans la pétition « L’art n’est-il qu’un produit de luxe ? » [10], les auteurs s’insurgaient contre « un monde où la marchandise serait de l’art parce que l’art est marchandise, un monde où tout serait art parce que tout est marchandise ». D’après la Cour des comptes, on assiste à l’apparition « d’un nouveau type de mécénat. Ce dernier est conçu comme un vecteur essentiel de l’image de l’entreprise et s’intègre pleinement, par ses retombées médiatiques qui peuvent être considérables, dans une politique de communication globale. » [11] C’est tout cela que l’« artketing » : une façon de considérer que marchandise et art dans le domaine du luxe ne font plus qu’un, tout en bénéficiant des lois sur le mécénat afin de profiter de retombées médiatiques énormes.

En bref, l’ouverture de la Bourse de commerce de Paris n’est pas à la gloire de Kering ou de François Pinault, enfin pas directement. Il est à la gloire (et à la cote sur le marché) des artistes dont il a acquis les œuvres. Il utilise l’aura des œuvres pour nourrir l’image de ses marques. C’est ce qui se fait avec Yves Saint-Laurent et son site internet qui annonce de nouveaux vêtements comme des expositions d’art, dont l’une des collaborations avec la marque de sport Everlast consacre Warhol et Basquiat.

Concernant la personne même de Pinault, il a su se construire une image de collectionneur et de mécène, une image distanciée de celle de l’industriel milliardaire. En utilisant son réseau d’élite politique, il est parvenu à implanter un musée dans l’extrême centre de Paris, à deux pas du Louvre, du Ministère de la Culture et du Centre Pompidou et qui vient concurrencer les musées publics. Grâce à son entourage, il est parvenu à intégrer la décision culturelle en matière de politique publique. En plaçant son musée dans le 1er arrondissement, Pinault s’est offert gratuitement une vitrine exceptionnelle pour ses marques de luxe et qui va, a fortiori, lui permettre de valoriser la cote de ses artistes et donc, de l’enrichir encore plus.

Il n’y a aucun doute pour qu’au printemps 2021, la Pinault Collection réussisse un véritable tour de force et explose les records de fréquentation, tout cela, au détriment des musées publics. Avec l’aide de l’État et les impôts des citoyens français, Pinault finance un art de piètre qualité et qui véhicule une idéologie néfaste.


 

[1] cf. les travaux de William Baumol, in Françoise Benhamou, Économie de la culture, « Les marchés de l’art et le patrimoine », pp. 44-62

[2] Hervé Nathan, Alternatives économiques, « Comment le luxe a domestiqué l’art ? », Juin 2019, p. 60

[3] « Il y a effet d’aubaine si l’acteur qui bénéficie de cet avantage avait eu, de toute façon, l’intention d’agir ainsi même si l’avantage n’avait pas été accordé » (Alternatives économiques, « Dictionnaire en ligne »), consulté sur : http://www.alternatives-economiques-education.fr/Dictionnaire_fr_52__def609.html

[4] Nathalie Heinich, Nouvelle revue d’esthétique, « L’artification, ou l’art du point de vue nominaliste », 2019/2, n°24, pp. 13-20

[5] Milan Kundera, L’Insoutenable légèreté de l’être, Folio, p. 357

[6] Milan Kundera, L’Art du roman, Folio

[7] Nous devons l’idée de « luxurisation de l’art » et d’« artialisation du luxe » au philosophe Yves Michaud, cf. Yves Michaud, Ceci n’est pas une tulipe. Art, luxe et enlaidissement des villes, Fayard, 2020

[8] Concept du sociologue américain Charles Wright Mills

[9] Il s’agit de Bouquet of tulips, dont la laideur ne sera pas commentée ici

[10] La pétition est à retrouver ici : https://blogs.mediapart.fr/edition/les-invites-de-mediapart/article/201014/lart-nest-il-quun-produit-de-luxe

[11] Cour des comptes, « Le soutien public au mécénat des entreprises : un dispositif à mieux encadrer », novembre 2018, cf. https://www.ccomptes.fr/system/files/2018-11/20181128-rapport-soutien-public-mecenat-entreprises.pdf

 

 

Antonio Gramsci et Pier Paolo Pasolini : compagnons de route

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Pasolini se recueillant sur la tombe de Gramsci © Paola Severi Michelangeli

L’un philosophe et théoricien, l’autre poète, écrivain et cinéaste, tous deux journalistes, tous deux marxistes et tous deux Italiens proches d’une certaine idée du peuple : Antonio Gramsci et Pier Paolo Pasolini sont deux incontournables noms de l’histoire du XXe siècle italien et ne manquent guère de noircir de nombreuses pages d’études. Ne se rencontrant jamais, les deux hommes ont pourtant deux destinées étroitement liées, tant par le cachot que par les procès, et, au fond, se rejoignant dans leur conception commune d’un homme, d’un intellectuel prêt à porter la voix d’un peuple étouffé par les crises de son temps.


Antonio Gramsci naît le 22 janvier 1891 à Ales en Sardaigne et n’en finit pas d’alimenter les théories politiques actuelles : populisme, socialisme, néo-marxisme… L’enfant de Sardaigne fascine par son parcours et sa pensée singulière au sein du marxisme du début du siècle, en mettant en avant la lutte idéologique et culturelle. Pier Paolo Pasolini est né cinq ans avant l’emprisonnement à vie de Gramsci, à Bologne, d’une famille plus aisée. Son œuvre n’en finit pas de chanter le peuple italien, dans sa beauté la plus saisissante, comme dans sa cruauté et sa dureté. C’est dans les années 1950 que l’enfant de Bologne vient se recueillir sur la tombe d’Antonio Gramsci et lui livre un poème à l’arrière-goût âpre : Les Cendres de Gramsci. Ce poème dresse le constat de l’Italie post-fasciste, en ruines, livrée à la résignation, à la pauvreté extrême, privant le peuple de tout destin révolutionnaire. Pasolini s’adresse à Gramsci comme à un ami intime, un frère, un compagnon de route et évoque son amertume, son dégoût du monde moderne, et son amour profond pour le peuple, la révolte et la nature.

Si les deux hommes sont intimement liés, c’est d’une part par la politique. Certes, Pier Paolo Pasolini est loin de se prétendre philosophe ou théoricien. Pour comprendre ce positionnement, il est nécessaire d’opérer un retour à Gramsci. Au cœur du message des Cahiers de prison, rédigés de 1929 à 1935 à l’ombre des barreaux de la prison sicilienne sur l’île d’Ustica, se trouve l’idée que l’organisation de la culture est organiquement liée au pouvoir dominant et au rôle de l’intellectuel dans la société. Cette fonction s’avère être celle de direction technique et politique exercée par un groupe, qui est soit un groupe dominant soit un groupe qui tend vers une position dominante. 

« Tout groupe social, qui naît sur le terrain originaire d’une fonction essentielle dans le monde de la production économique, se crée, en même temps, de façon organique, une ou plusieurs couches d’intellectuels qui lui apportent homogénéité et conscience de sa propre fonction, non seulement dans le domaine économique, mais également dans le domaine social et politique. »

L’intérêt de l’intellectuel chez Gramsci est qu’il prend part à la dynamique de l’histoire par son engagement au sein de la société et son inscription organique dans un groupe social, en cultivant la lutte que mènent des groupes dominants dans un but de conquête idéologique et d’hégémonie. C’est l’objet même de la bataille des idées développée dans les Cahiers de prison qui doit, selon lui, soustraire le peuple à l’idéologie dominante qui l’annihile. Découvrant le marxisme par les Carnets de prison de Gramsci, Pier Paolo Pasolini se construit parallèlement en tant qu’intellectuel proche du peuple, prêt à prendre la parole pour lui et mettant l’art à son service.

Pasolini, entre intellectuel organique et poète-civique

Pasolini bénéficie d’une image d’artiste sulfureux, polémiste volontiers provocateur, mais surtout d’une image d’un artiste engagé et proche du peuple italien. Adhérant au Parti communiste italien en 1947, il devient le secrétaire de la section de San Giovanni[2]. Les désaccords avec le PCI ne tardent pas et c’est finalement sur la question de l’autonomie du Frioul[3], région chère aux yeux de Pasolini, puisqu’il s’agit de la région d’origine de sa mère, que Pasolini s’éloigne du PCI. Le parti défend une logique unitariste, qui déplaît à Pasolini, celui-ci considérant le Frioul comme sauvé de la modernité et de l’industrialisation que l’unitarisme mettrait à mal. C’est durant le début des années 1940 qu’il écrit ses premiers poèmes en langue frioulane s’opposant ainsi à une unification par la langue de l’Italie, voulant défendre ainsi les spécificités régionales. Pasolini se concentre alors sur l’exaltation de paysages bucoliques mais surtout sur la contemplation de la vie paysanne, dont la simplicité émerveille l’enfant de Bologne. D’ores et déjà, Pasolini clame son amour pour le petit peuple. Mais son séjour dans le Frioul s’achève en 1949 par le scandale qui bouscule la région suite à un coup monté par des notables réactionnaires, qui lui vaut une accusation pour détournement de mineurs et d’homosexualité, deux procès et l’exclusion définitive du Parti communiste. Pasolini se voit forcé de quitter le Frioul et fuit ainsi vers la capitale, laissant derrière lui les paysages sauvages de la région. Mais cette fuite s’avère démiurgique dans la construction du poète engagé qu’il deviendra ; Pasolini s’expatrie à Rome, et cette décennie romaine modifie profondément son art. À l’univers populaire frioulan, fortement dominé par la composante paysanne, succède la plèbe romaine, à laquelle s’associe une langue qui s’avère aussi riche que le frioulan : le patois, argot des masses populaires, que Pasolini parviendra à dompter dans ses romans, ses films et sa poésie.

C’est à ce moment-là qu’il fait la découverte de Gramsci, dont l’œuvre se diffuse de plus en plus en Italie. Pasolini comprend alors sa position de bourgeois, appelé par une inclination mécanique vers le peuple. Il comprend que la misère de ce peuple n’est pas une fatalité mais le résultat d’un long processus historique et que cet état de fait n’a rien d’inaliénable. Se construit alors une œuvre dans le sillon de Gramsci, entre pessimisme de l’intelligence et optimisme de la volonté. Pasolini n’a jamais lu Marx. Sa découverte du marxisme se fait uniquement par les écrits de Gramsci. Dans son ouvrage, La langue vulgaire, il déclare en outre être « […] marxiste au sens le plus parfait du terme quand j’hurle, je m’indigne contre la destruction des cultures singulières, parce que je voudrais que les cultures singulières soient un apport, un enrichissement et entrent en rapport dialectique avec la culture dominante […] Gramsci les défendait, il défendait cette culture, il aurait voulu que survivent ces cultures […] il était totalement contre leur génocide. » Rome s’avère être une ville où Pasolini peut saisir les moindres mouvements d’un peuple urbain, d’un corps social rendu plus sensible par la proximité des centres de décisions gouvernementales. Il se lance ainsi dans la poésie populaire, avec son anthologie, Canzoniere italiano en 1955, qui met en exergue ses positions au sujet des rapports qu’entretient le peuple avec l’Histoire. Parallèlement à son activité de poète, Pasolini, polymorphe, s’essaie au journalisme, notamment avec la fondation de la revue Officina.

Cependant, au fur et à mesure de sa lecture de Gramsci, Pasolini n’hésite pas à le remettre en cause et exprime son besoin d’idéologie qui n’en est néanmoins pas exempt de passion, contrairement à ce qu’il comprend de son aîné. L’importance du Moi apparaît donc au travers de sa poésie et Les cendres de Gramsci mettent en évidence ce paradigme dans l’expérimentation poétique. Composé entre 1951 et 1956, à une période où sa foi communiste s’effondrait, il s’adresse à son aîné, déplorant ses contradictions entre sa conscience de faire partie de l’histoire et son besoin viscéral d’exalter une forme de poésie plus intimiste. Le poète se plaît, dans ce long poème, à exalter les contrastes et les oppositions qui mettent en évidence la situation délicate dans laquelle il se trouve, notamment en utilisant habilement un style ciselé de figures d’opposition (oxymores, distiques et rythme binaire du poème). La poète évoque son parcours atypique, qui se pose en contradiction avec ses origines familiales (son père est un ancien militaire), lui si proche du peuple.

« Scandale de me contredire, d’être / avec toi, contre toi; avec toi dans mon coeur,/ au grand jour, contre toi dans la nuit des viscères;/ reniant la condition de mon père / – en pensée, avec un semblant d’action -/ je sais bien que j’y suis lié par la chaleur[4] »

À cette occasion, Pasolini s’affirme également comme individu à part entière, et même poète à part entière, capable d’exalter un art individuel et pas seulement mettre son oeuvre au service de la bataille culturelle. Loin d’attaquer la figure illustre d’Antonio Gramsci, le poète semble se confesser à lui, ne niant jamais son aîné, ne le réfutant pas mais évoquant son besoin viscéral de revenir à une forme de poésie plus personnelle. Envisager ce dédoublement comme une rupture avec Antonio Gramsci, et le recueil comme une lettre d’adieu au père spirituel, serait erroné, même si à sa publication les communistes s’insurgent contre le recueil. Celui-ci revêt davantage la forme d’une autocritique, envisageant les conséquences directes exercées sur l’identité sociale et la configuration du monde auquel l’individu va se trouver confronté, en restant proche de Gramsci, sans tenir de propos péremptoires sur sa pensée.

« La vie est un bruissement, et ces gens qui / s’y perdent, la perdent sans nul regret, / puisqu’elle emplit leur cœur : on les voit qui / jouissent, en leur misère, du soir : et, puissant, / chez ces faibles, pour eux, le mythe / se recrée… Mais moi, avec le cœur conscient / de celui qui ne peut vivre que dans l’histoire, / pourrai-je désormais œuvrer de passion pure, / puisque je sais que notre histoire est finie ? [5] »

Pasolini remet en question la question de l’intellectuel organique et de son rôle dans la société, sans réfuter la thèse gramscienne. Il introduit sa personnalité d’artiste dans le même champ, en mettant en lumière la contradiction qui lui fait emprunter une voie différente de celle de Gramsci. La relation entre Pasolini et Gramsci n’est donc ni homogène, ni faite de ruptures. La pensée de Gramsci a servi de colonne vertébrale à l’œuvre de Pasolini, de manière plus ou moins intense. La figure de Pasolini n’est pas figée, et une lecture synchronique cherchant infatigablement à trouver l’essence gramscienne chez l’enfant de Bologne tendrait naturellement à voir Gramsci à travers chaque passage de l’œuvre de Pasolini.

Un idéal d’art populaire

Le poète et scénariste réalise néanmoins une œuvre pouvant être caractérisée de populaire, notamment au travers de ses films et de ses romans. À titre d’exemple, Les Ragazzi, paru en 1955, évoque l’histoire d’une jeunesse du sous-prolétariat urbain de Rome, durant l’après-guerre alors que la misère est plus présente que jamais. Ce roman n’a pas véritablement d’intrigue, il s’agit du récit de l’errance somnambulique d’une jeunesse désœuvrée en proie aux doutes et soumise au destin qui incombe au sous-prolétariat.

Dans son roman Une vie violente, publié en 1961, Pasolini va plus loin, non seulement en décrivant l’état misérable de cette jeunesse après la guerre, dans les bas-fonds de l’Urbs, gangrénée par la pauvreté mais aussi l’envie d’ascension sociale. Tommasino, le personnage principal, n’a rien d’un héros : jeune romain, il grandit dans les bidonvilles et vole, escroque, intimide pour survivre. Pasolini nous traîne froidement dans les rues crasses de Rome, où s’entassent mendiants, prostituées, drogués et seules les descriptions du ciel permettent au lecteur de s’échapper. À cette crasse s’opposent également les âmes de ses personnages : la détresse de Tommasino, l’émouvante solidarité des classes populaires, l’amour juste. Tommasino vit également une contradiction déchirante, entre son appartenance à la classe sous-prolétarienne et son envie d’ascension dans la société. Une vie violente est l’occasion pour Pasolini de clamer son amour pour cette deuxième Italie, bien loin des idéaux et de la beauté de l’Antiquité et de la Renaissance, l’Italie populaire et pourtant si authentique.

Ce cadre du milieu urbain miséreux de la périphérie romaine est repris dans son œuvre Mamma Roma, qui prend la suite de son tout premier film Accatone. Dans Mamma Roma, une jeune prostituée d’une quarantaine d’années, jouée par la bouleversante Anna Magnani, tente de refaire sa vie aux côtés de son fils Ettore, qui ignore le passé de sa mère. Figure sacrificielle, la mère d’Ettore va tout mettre en œuvre afin d’offrir à son fils un avenir loin des bidonvilles de la banlieue de Rome. Tout comme dans Une vie violente, Mamma Roma dresse l’ambiguïté d’une vie sous-prolétaire avec une structure petite-bourgeoise. Les sous-prolétaires des borgate romaines constituent véritablement la matière de ses films ainsi que de ses romans.

À partir de 1973 et jusqu’à sa mort, qui survint en 1975, Pasolini se tourna vers le journalisme, notamment avec ses écrits corsaires publiés dans le journal Corriere della Sera. L’essence des écrits corsaires se trouve dans la critique du néocapitalisme d’État et du consumérisme, qui détruisent le monde et le peuple. Il dénonce le développement dénué de progrès qui, sous couvert d’améliorer les conditions de vie, transforme les peuples, les réduisant à une classe moyenne, indifférenciée, docile, qui s’appuie sur un sous-prolétariat miséreux. Il évoque la crise culturelle qui sévit en Italie à partir des années 1960, entre l’industrialisation, les objectifs des appareils économiques, politiques, idéologiques et culturels, la disparition des différences linguistiques etc. Il évoque ainsi dans Salo, sorti en 1975, cette jeunesse massacrée par ce monde.  

Pasolini, Gramsci : le populisme du savoir

Pasolini représente-t-il l’idéal de l’intellectuel chez Gramsci ? Pour Jean-Marc Piotte, dans son ouvrage La Pensée politique de Antonio Gramsci, paru en 1970, ainsi que pour Frédéric Bon et Michel-Antoine Burnier dans Les Nouveaux intellectuels, paru en 1966, on peut voir chez Gramsci la construction d’une pensée des intellectuels, entre élément effectif de la civilisation et œuvre d’art, sans toutefois définir un véritable modèle. La découverte de Gramsci pour le jeune Pasolini constitue une avancée dans son art, sans pour autant devenir une tension idéologique dans son œuvre. Le gramscisme chez Pasolini s’apparente ainsi à la prise de conscience de l’importance de l’Histoire dans la société et ses conséquences sur le peuple. Les cendres de Gramsci témoignent de la réticence de Pasolini à s’ancrer dans la pensée de Gramsci. Le drame décrit dans le poème est autant historique que personnel.

« Nous appelons poète civil, en Italie, un poète qui s’engage dans un contexte, disons-le ainsi, historique, politique et social. […] La grande originalité de Pasolini a été de faire une poésie civile de gauche, excluant l’humanisme et se rapprochant des Décadents européens [7]»

Quelle est la véritable fonction du poète civil ? C’est le poète qui se substitue aux paysans pour parler dans leur propre langue. Les premiers vers de Pasolini, lors de sa période frioulane, étaient dans le dialecte de cette région et le bouleversement dû à la découverte des borgate de Rome donnera lieu à une écriture plus proche du peuple de la capitale, plus sombre aussi, bien loin de l’exaltation des paysages de la côte adriatique. Le poète civil donne ainsi sa voix au peuple, aux plus faibles, en chantant non seulement ses vertus mais bien plus la réalité, l’âpreté et la dureté de leur existence.

Pour Pasolini, le peuple, sujet évident qui se définit par son opposition aux élites, se pose face à la classe dominante, dans une lutte pour le pouvoir, mais également une lutte pour vivre, contre l’industrialisation et la mort des petites cultures. Son œuvre tente de capter l’âme du peuple, rendu souverain à la fin d’un XXe siècle qui le voit dépérir, et ainsi « mendier un peu de lumière pour ce monde ressuscité par un obscur matin[7]».

[1] GRAMSCI A., Cahiers de prison, n°6 à 9, Gallimard, Paris, 1983, p. 770.

[2] San Giovanni Rotondo est une ville de la province de Foggia dans la région des Pouilles.

[3] Région historico-géographique se trouvant dans l’actuelle Vénétie.

[4] PASOLINI P. P., Les Cendres de Gramsci, Gallimard, Paris, 1980, p. 29.

[5] PASOLINI P. P., Les Cendres de Gramsci, Gallimard, Paris, 1980, p. 43.

[6] MORAVIA A., « Pasolini poète civil », dans L’inédit de New York, Arléa, Paris, 2008, p. 10-11.

[7] PASOLINI P. P., « Comice », Les Cendres de Gramsci, Gallimard, Paris, 1980, p. 49.

Prix et mépris littéraires

Étalage de librairie selon les prix littéraires 2018

Nous sommes en pleine saison automnale des prix littéraires. Jean-Paul Dubois vient tout juste d’obtenir le prix Goncourt pour Tous les hommes n’habitent pas le monde de la même façon et le prix Renaudot a récompensé Sylvain Tesson pour son livre La panthère des neiges. En France, les prix littéraires sont très suivis et le prix Goncourt, notamment, promet quelques 400 000 ventes à son récipiendaire. Si les jurys des différents prix les plus importants (Goncourt, Académie française, Renaudot, Femina, Médicis, etc.) entendent consacrer la qualité d’un livre et le « style » de son auteur, la réalité est peut-être autre. Dans la mesure où les retombées économiques sont énormes, les maisons d’édition positionnent tous les ans leurs poulains dans la course. Et ce, au grand dam des oubliés, des perdants, de la course littéraire parmi les 336 livres qui sont sortis pour cette nouvelle rentrée française de 2019.


Les prix littéraires questionnent en profondeur le rapport d’une société à sa littérature. La France est fréquemment vue comme une nation littéraire, ce qui fait dire à un auteur américain lors d’un voyage en France : « on peut s’en rendre compte en regardant le nom des rues, des places, des stations de métro : Victor Hugo par-ci, Jules Verne par-là ». L’exemple de la commune d’Illiers est fameux. La commune est devenue Illiers-Combray grâce à À la recherche du temps perdu de Marcel Proust, car elle fut le lieu d’enfance du narrateur, expérience formidable de pénétration du réel par la fiction.

L’académicien Jean-Marie Rouart s’interrogeait sur cette idée de « nation littéraire » dans une conférence en 2014 [1]. Il parvenait à faire saisir ce lien double entre la France et la littérature : au sein de l’État-même et dans le cœur des Français. Une phrase du général de Gaulle frappe : « À ma gauche Michel Debré. À ma droite, j’ai et j’aurai toujours André Malraux » [2]. C’est-à-dire qu’à la place d’honneur, à l’opposé du Premier ministre et rédacteur de la Constitution de 1958, à la tête de la plus haute instance de l’État, il y a un écrivain, la littérature, l’histoire, la culture : il y a André Malraux. Il y a aussi la figure de l’intellectuel, très française, incarnée la première fois par Zola, suivi par Mauriac et Sartre. La littérature est aussi un moyen de légitimation des chefs d’État. Que l’on pense à l’ouvrage de Stendhal posé sur le portrait officiel d’Emmanuel Macron, à Malraux comme ministre de de Gaulle, Giscard d’Estaing comme académicien ou Pompidou, normalien et agrégé de lettres, qui publia une Anthologie de la poésie française. On finit par Sarkozy qui, après avoir confié ne pas aimer La Princesse de Clèves, se rattrapa : « Nos chefs d’œuvre littéraires sont chez nous l’objet d’un culte quasi religieux. Il faut le comprendre et l’accepter. C’est aussi ça la France ».

POURQUOI DES PRIX LITTÉRAIRES ?

La France a toujours objectivement produit de très grands écrivains. Elle est aussi le pays qui a le plus grand nombre de prix littéraires : près de 600. À l’origine, le prix Goncourt fut créé en 1903 pour récompenser un jeune auteur et « aider à l’éclosion des talents » (Edmond de Goncourt). En offrant une bourse élevée, il permettait à l’auteur de vivre convenablement et de s’arracher à la nécessité. Aujourd’hui, la récompense financière est fixée à 10€… Par ailleurs, la liste des grands auteurs qui n’ont pas été récompensés par le Goncourt et le Renaudot est longue. De fait, avoir un prix ne permet pas la postérité. D’ailleurs, il n’appartient à personne de la produire. Tous les panthéonisés, les enterrés au Père-Lachaise, tous les nobellisés, sont-ils aujourd’hui connus de nous tous ?

Le XIXème siècle est le moment d’autonomisation de la profession d’écrivain. Ils s’émancipent des pouvoirs en place et peuvent vivre de façon indépendante. Flaubert en représente, d’après Bourdieu [3], l’idéal-type. L’univers du champ littéraire est relativement autonome à cette époque, il « fait place à une économie à l’envers, fondée, dans sa logique spécifique, sur la nature même des biens symboliques […] dont la valeur proprement symbolique et la valeur marchande restent relativement indépendantes. » [4]

Il y a un deuxième moment dans l’histoire des prix littéraires. C’est lorsque les éditeurs se rendent compte, à partir des années 1920, de l’impact des prix sur les ventes. Aujourd’hui, un prix Goncourt se vend autour de 400 000 exemplaires, on l’a dit. Sans, l’oeuvre n’aurait peut-être pas même atteint les 30 000 ventes, même si l’auteur est connu, nous y reviendrons.

LA FORCE DU PRIX

On remarque que les prix littéraires, en s’appuyant sur une présupposée valeur littéraire, parviennent à la convertir en valeur économique [5]. En fait, les prix littéraires permettent de rendre bankable un livre qui ne le serait pas forcément. Il y a la reconnaissance que ce livre est vendable tout autant qu’il est appréciable d’un point de vue littéraire. Le prix permet de faire rencontrer un public avec une œuvre, rencontre qui n’aurait pas eu lieu si le prix ne lui avait pas été décerné.

Comme l’écrit Sylvie Ducas : « le prix littéraire conçoit l’œuvre comme une valeur à la fois littéraire et marchande » [6]. C’est parce que le prix littéraire sait l’impact qu’il a sur les ventes qu’il peut transformer la structure de la littérature elle-même. Au cours de la fin du XIXème siècle et du début du XXème siècle, la massification du lectorat, la financiarisation et la médiatisation nouvelles de ce champ, une nouvelle figure littéraire apparaît. Celle de l’écrivain médiatique. Les écrivains sont considérés par les maisons d’édition comme des « chevaux de course » assignés à des box « d’écuries éditoriales ». Au cours du XXème siècle, trois maisons d’édition se sont particulièrement distinguées dans l’obtention des prix littéraires : Gallimard, Grasset et Le Seuil. D’où l’appellation du monstre « Galligrasseuil ».

D’un point de vue plus économique, le prix littéraire vend [7]. C’est bien le Goncourt des lycéens qui vend énormément : au moins 394 000 ventes attendues, contre « seulement » 345 000 ventes pour le Goncourt. Aussi, 80% des ventes d’un livre qui a reçu un prix se font dans l’année de sa consécration. En général, les ventes se multiplient par sept ou huit selon le prix littéraire obtenu. Si l’on considère un prix de vente d’environ 20€ pour un livre broché, le chiffre d’affaires est autour de 6 900 000 € pour un prix Goncourt, alors qu’il n’aurait peut-être été que de 700 000 € si le livre n’avait été vendu qu’à 35 000 exemplaires — ce qui est déjà correct et permet d’amortir l’investissement (fabrication, droits d’auteurs et frais de diffusion). Le livre qui détient le record est Au revoir là-haut de Pierre Lemaître, vendu à un million d’exemplaires en trois mois suivant son obtention du Goncourt. Cela représente un chiffre d’affaires de 22 500 000 € et 4 500 000 € de profit. Le livre est bel et bien devenu le produit d’industries culturelles.

LE PRIX DE LA LITTÉRATURE

 Le monstre « Galligrasseuil » a remporté près de la moitié des lauréats Médicis, Interallié, Renaudot et Goncourt depuis l’existence de ces prix. Si Actes Sud, la maison d’édition arlésienne, semble devenir une sorte de « troisième voie » entre Gallimard et Grasset (rappelons que la maison d’édition a gagné quatre prix Goncourt ces six dernières années), le suspense n’est plus vraiment à son comble.

En fait, il ne s’agit de suspense que dans la mesure où les prix littéraires, avec l’aide des maisons d’édition et des critiques, ont mis en scène leurs récompenses et les consécrations. Cette mise en scène questionne. Elle fonctionne comme un rideau. Ce que l’on voit devant, ce sont les acteurs. Ce sont les membres du jury qui se réunissent pour débattre puis délibèrent et, enfin, décernent le prix. Mais il convient de questionner ce qui est caché, ce qui n’est pas montré. Derrière le rideau, tout se sait, tout le monde se connait. On est à Paris dans le milieu de la culture, entre hommes blancs quinquagénaires. L’importance n’est pas dans ce qui est montré dans les médias, n’est pas dans le bandeau que l’on accole au livre, à l’étiquette supplémentaire sur l’auteur, mais plutôt dans ce que l’on ne nous montre pas.

S’il n’est pas question de corruption et de pots-de-vin ici, c’est parce que cela est bien plus complexe. Le fait que les statuts de l’académie Goncourt aient été modifiés pour empêcher le membre du jury d’être salarié par une maison d’édition, ne change rien à l’affaire. Il y a, comme le disait Michel Tournier, des « corruptions sentimentales », des connivences entre la critique littéraire, les maisons d’édition et les jurys. De plus, cela n’empêche pas que le juré soit aussi un écrivain édité par une maison d’édition ou ancien éditeur d’une certaine maison.

Les prix littéraires, en tant qu’institution officielle de légitimation artistique, peuvent aussi « exercer une forme de censure à la fois linguistique, idéologique et raciale » [8]. Prenons un exemple très concret : le prix Goncourt de 1932. C’est Guy Mazeline qui l’obtient pour son roman Les loups. Vous ne pourrez trouver aucune édition récente de cet ouvrage, l’auteur étant tombé dans les oubliettes de l’histoire de la littérature. La même année, c’était pourtant Louis-Ferdinand Céline qui était pressenti pour son grand roman, aujourd’hui considéré comme un chef d’œuvre de la littérature mondiale : Voyage au bout de la nuit. L’académie Goncourt ne l’a pourtant pas consacré. Les raisons ? On lui reprocha d’enfreindre les règles de la bienséance linguistique. Ici, on a un premier cas de censure linguistique, relativement commun. Néanmoins, ce qui est nouveau, c’est que la semaine précédente, les jurés s’étaient entendus pour le décerner à Céline. Que s’est-il passé entre-temps ? Mazeline fut édité par Gallimard, maison d’édition qui tardait à publier le livre de Céline. L’auteur s’est donc tourné vers le petit éditeur belge Denoël et Steele pour faire avancer la publication. On pourrait penser que Gallimard, qui était très présent au sein du jury via Roland Dorgelès ou Raoul Ponchon, ait pu influencer le vote. L’histoire se termine ainsi : Céline dénonce les « crassouilleries » et les « m’as-tu lu » de l’académie. Aujourd’hui encore, on ne comprend pas très bien les volte-face de certains jurés qui voulaient voter Céline mais finirent par se tourner vers Mazeline [9]. Gallimard finit par récupérer les droits d’auteur et d’édition de Céline : l’histoire finit toujours bien pour les grandes maisons d’édition.

LE CONFORMISME LITTÉRAIRE

La conséquence la plus néfaste des prix littéraires est la suivante : Alors qu’ils étaient à l’origine une espèce de mécénat littéraire, ils furent détournés par l’industrie culturelle. Le capitalisme financier a investi le champ de la culture assez tôt. Il est devenu complètement dominant dans les années 1970-1980. L’industrie de l’édition naît très exactement en mars 1853 lorsque Hachette, éditeur, ouvre une librairie dans une gare parisienne. Les industries culturelles n’ont cessé de grandir et concernent tous les milieux artistiques, du cinéma à la danse, en passant par le théâtre.

Aujourd’hui, en France, il y a cinq grands groupes : Editis (Le Robert, 10/18, Nathan, …) possédé par Vincent Bolloré, Hachette (Fayard, Grasset, Stock, Livre de poche, …) possédé par Arnaud Lagardère, Madrigall (Gallimard, Flammarion, P.O.L., Denoël, …) possédé par Antoine Gallimard, La Martinière (Seuil, Points, …) et Média Participations (livres de jeunesse) [10]. Ces cinq grands groupes appartiennent tous à des milliardaires et millionnaires français qui possèdent d’autres grandes entreprises dans le champ culturel.

Ces groupes d’édition permettent à leurs auteurs une très large diffusion. Par exemple, Grasset fait partie du groupe d’édition Hachette détenu par Lagardère. Celui-ci possède également Relay, et peut donc distribuer le livre dans toutes les enseignes de France. C’est le même mécanisme qui s’applique à Editis et aux autres. On assiste donc à une conformisation des consommations littéraires. Ces grands monopoles proposent massivement les mêmes livres. Les éditeurs éditent aussi massivement le même type de livre pour contenter les managers. Et les managers sont heureux lorsque leurs livres gagnent des prix littéraires.

C’est cette circularité induite par le prix littéraire et par la situation oligopolistique du marché littéraire qui produit le conformisme dans notre consommation de livres. Le fait que plus de 600 livres (français et étrangers) sortent à chaque rentrée noient les lecteurs et les critiques. Les prix et les oligopoles permettent d’y opérer une triste sélection.

QUELLE VALEUR LITTÉRAIRE DES LIVRES RÉCOMPENSÉS ?

Les prix littéraires peuvent évidemment récompenser de bons livres, stylistiquement neufs et narrativement palpitants. Ce fut le cas lorsque le prix Goncourt le décerna à Matthias Enard pour Boussole (Actes Sud, 2015). Ce livre fut jugé « complexe », « imbitable », « élitiste », par la critique et les lecteurs. Néanmoins, ce livre a réconcilié, pendant un court moment, la valeur littéraire du livre avec ses ventes. Le jury n’a pas eu peur de récompenser un livre exigeant, innovant et qui change de la médiocrité des auteurs habituellement consacrés.

Néanmoins, les prix littéraires ont souvent tendance à récompenser des auteurs déjà connus (ce qui est contraire à la volonté originelle du prix Goncourt), à récompenser des hommes (autour de 85%), à récompenser des auteurs édités chez des grandes maisons d’édition (« Galligrassud » pourrions-nous dire aujourd’hui). Cette concentration des prix sur des œuvres inintéressantes, entendues, faussement révoltées ou trop consensuelles et modérées, à l’écriture pauvre, rend le champ littéraire un lieu hyper-capitaliste et les écrivains des managers en compétition pour leurs maisons d’édition en attente de rendement.

Alors que le prix Nobel de littérature a récemment été décerné à Peter Handke, immense écrivain autrichien, son compatriote, Thomas Bernhardt, nous proposait dans les années 1980 une belle pitrerie :

Depuis des années je m’interrogeais sur le sens de cette Académie, et toujours j’en revenais à me dire qu’un tel sens ne saurait procéder de ce qu’une assemblée, qui en fin de compte n’a été fondée que pour servir froidement le narcissisme de ses vaniteux membres, se réunisse deux fois par an pour s’auto-encenser et, après le bénéfice d’un voyage luxueux aux frais de l’État, goûter dans des établissements renommés à de de la bonne cuisine bourgeoise et à de la bonne boisson, tout cela pour tourner pendant près d’une semaine autour du pot de sa bouillie littéraire fade et faisandée.

Thomas Bernhard, Mes prix littéraires

Comme Thomas Bernhardt, il y eut de grands écrivains qui refusèrent les prix littéraires. Le plus connu est sans doute Jean-Paul Sartre qui refusa le prix Nobel de littérature. Il motiva son refus en expliquant qu’un écrivain ne pouvait pas être une institution et que c’était une forme d’honnêteté envers ses lecteurs que de refuser toute forme de prix. De fait, il ne peut accepter de consécration officielle dans la mesure où il prend position sur des sujets politiques et sociaux et qu’il ne peut pas et ne veut pas engager toute l’institution avec lui.

En France, le seul écrivain à avoir refusé le prix Goncourt est Julien Gracq en 1951 pour son ouvrage d’une esthétique rare et précieuse, Le Rivage des Syrtes. Déjà très peu engagé dans la vie médiatique, Gracq avait prévenu l’académie Goncourt de sa volonté de ne pas vouloir être dans la liste des lauréats, d’être selon ses mots un « non-candidat ». Il est choisi quand même. Il ne souhaite pas se « poser en champion publicitaire de la vertu » et ne peut dans cette mesure accepter le prix. Il enchaîne : « Mais, tout de même, je ne veux pas qu’on pense qu’après avoir sérieusement détourné peut-être quelques jeunes (peu nombreux, qu’on se rassure) de la conquête des prix littéraires, je songe maintenant à la dérobée à me servir. » [11]

Malheureusement, et malgré la volonté de son auteur, ce refus a conféré une existence médiatique supplémentaire à son auteur. Le Rivage des Syrtes a été d’autant plus vendu qu’un prix Goncourt habituel, 110 000 ventes la première année et 175 000 l’année suivant le scandale. Julien Gracq fut auréolé pour l’éternité, auréole qu’il ne souhaitait pourtant pas.


[1] http://www.academie-francaise.fr/limportance-de-la-litterature-dans-la-nation-francaise

[2] Charles de Gaulle, Mémoires, La Pléiade

[3] Pierre Bourdieu, Les règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire, Points, 2015

[4] Ibid., p. 234

[5] Gisèle Sapiro, La sociologie de la littérature, Repères N°641, 2014, p. 49

[6] Sylvie Ducas, La littérature à quel(s) prix ? Histoire des prix littéraires, La Découverte, 2013, p. 66

[7] Étude de l’Institut GFK : https://www.gfk.com/fr/insights/press-release/rentree-litteraire-le-bandeau-rouge-fait-toujours-de-leffet/

[8] Gisèle Sapiro, La sociologie de la littérature, op.cit., pp. 87-88

[9] Pour de plus amples informations concernant « L’affaire Céline / Goncourt 1932 » http://jhrosny.overblog.com/2013/12/dossier-céline-et-le-goncourt-1932.html

[10] Livre Hebdo, « L’édition mondiale en 2014 », 27 juin 2014

[11] La lettre complète à retrouver ici : https://terresdefemmes.blogs.com/mon_weblog/2005/12/3_dcembre_1951j.html

« Le massacre du 17 octobre 1961 n’existe pas dans la mémoire collective » – Entretien avec Alexandra Badea

Alexandra Badea. ©Ulysse Guttmann-Faure pour LVSL.
Alexandra Badea. ©Ulysse Guttmann-Faure pour Le Vent Se Lève.

Alexandra Badea est metteuse en scène et écrivaine de théâtre. Roumaine, elle s’est installée en France il y a 15 ans. Elle est l’auteure de la trilogie Points de non-retour qui aborde les zones d’ombre de l’histoire française et dont le deuxième volet Quais de Seine sera joué en novembre au théâtre de la Colline[1], après un passage cet été au festival d’Avignon. LVSL a souhaité l’interroger sur la Roumanie, ses engagements politiques et esthétiques et son rapport à la langue française. Entretien réalisé par Christine Bouissou et Sarah De Fgd. 


LVSL — Votre engagement politique est très fort dans vos textes. Vous décrivez par exemple dans Burn Out une situation de travail acharné. Dans Contrôle d’identité[2], les déboires d’un réfugié politique face à un système administratif très bureaucratique. Vous dressez un portrait implacable de la mondialisation dans Pulvérisés[3] qui a reçu le Grand Prix de la littérature dramatique en 2013 et qui décrit la vie en entreprise dans quatre villes du monde. Vous semblez habitée par une certaine perception du monde. Quelle est-elle ?

AB — Je ne peux pas parler de la perception du monde en général parce que ce n’est pas le monde en général qui m’intéresse. Ce sont plutôt des histoires, des sujets qui me parviennent à travers des rencontres, à travers des documentaires, des choses qui m’entourent et qui deviennent insupportables. À chaque fois, le déclencheur de l’écriture, c’est une image ou l’histoire d’un être humain qui devient insoutenable, ou d’une situation ou d’un régime politique. Ma place par rapport à ces choses devient difficile à tenir. Une sensation de complicité et de passivité devient besoin d’agir, et l’écriture est le moyen de comprendre le monde, de comprendre ce qui ne va pas, de comprendre aussi notre marge de manœuvre et nos endroits de résistance. Dans tous mes textes, ce sont ces endroits où la politique détruit l’intime qui m’intéressent, là où l’histoire interfère dans la vie des gens et fait complètement basculer les trajectoires. Plus qu’une vision du monde, mes textes sont des regards, sur des moments précis. Bien sûr mon propre parcours est contenu dans cette vision, comme ce qui m’entoure, les bruits de fond…

Ce sont ces endroits où la politique détruit l’intime qui m’intéressent, là où l’histoire interfère dans la vie des gens et fait complètement basculer les trajectoires.

LVSL — Que pourriez-vous nous dire du rapport à l’Europe de la Roumanie ? et d’ailleurs, comment l’Europe traverse-t-elle vos œuvres ?

AB — Certains ont cru que Europe connexion[4] était une pièce contre l’Europe ! Non, c’est une pièce sur le fonctionnement des lobbies, l’Europe étant un terrain privilégié pour les lobbyistes, après les Etats-Unis ! Certains pensent que c’est un texte anti-européen… Non, l’Union européenne, la construction européenne, le Parlement européen en sont simplement le cadre. L’Europe est quelque chose de complètement naturel, qui m’intéresse comme m’intéresse la France, parce que j’y vis et que sa politique influence nos vies. C’est une question de regard. La Roumanie était tellement fascinée par l’Union européenne…Pourtant il me semble qu’elle a mal négocié son entrée dans l’Union. Elle est désormais un petit pays ouvert au marché des produits français, allemands et dont les petits producteurs sont détruits.

Derrière l’Europe il y avait un idéal. Je ne sais ce qu’il en reste mais je vois qu’il s’agit d’une union politique, non choisie par les gens qui se connaissent peu… Que connaît-on d’un Estonien, de l’histoire de la Lituanie ..?
Peut-on construire l’Europe sur d’autres bases et éviter ainsi le repli de chaque nation de chaque pays ? Je crois que l’idéal est à réinventer par les récits que l’on se raconte…

Alexandra Badea. ©Ulysse Guttmann-Faure pour LVSL.

LVSL — Vous vous produisez également en Roumanie. Quelle est sa politique culturelle, par sa politique de subvention aux artistes, qu’en est-il aujourd’hui d’une éventuelle censure, quels sont à vos yeux les points de différence les plus notables avec la France ?

AB — Il y a pas de censure aujourd’hui en Roumanie, pas plus qu’en France, même s’il y a toujours une censure où que l’on soit… Si on a la liberté d’écrire ce que l’on veut et de porter les projets que l’on souhaite, il ne faut pas se leurrer, il y a des textes et des projets qui dérangent la pensée dominante, qui dérangent le pouvoir. C’est aussi le cas en France ! La politique culturelle en Roumanie ressemble au modèle russe ou allemand, peu connu en France : il y a des troupes permanentes, de nombreux théâtres nationaux, beaucoup plus qu’en France qui en compte cinq…  Il y a aussi des théâtres municipaux qui ont un statut de scène nationale ou de centre dramatique national. Les metteurs en scène extérieurs sont invités par les théâtres pour monter des textes qu’ils choisissent avec les troupes. Les tournées sont rares, les spectacles étant voués à être joués dans les murs des théâtres. Depuis la chute du mur, il y a un secteur indépendant, mais les subventions publiques sont rares et les lieux difficiles à trouver. Le secteur indépendant investit donc d’autres endroits, des friches, des bars… Il est compliqué de produire en indépendant, d’employer des comédiens indépendants, et même de vivre en étant indépendant, c’est-à-dire sans aucune subvention.

LVSL – Vous semblez avoir découvert des possibilités d’expression et de création en français, différentes, voire plus amples, de celles que vous connaissiez en roumain. Il y aurait accès à une forme de parole grâce à la langue française ? C’est la marque d’une grande singularité mais en quoi précisément cela vous rend-il créative ?

AB — Je parle d’écriture. Je me sens libre. En roumain, je ne me sens pas libre. C’est un blocage personnel, c’est mon histoire et c’est la manière dont j’ai réagi à un traumatisme. Il y a bien d’autres gens qui ont vécu des traumatismes comparables et ont réagi différemment. Moi, j’ai eu dix ans quand le régime a changé, quand la dictature de Ceaușescu s’est effondrée. Les premières années de mon éducation se sont parlées dans une langue qui était un outil de propagande. À l’école, on apprenait des poèmes patriotiques par cœur, on n’était pas encouragé à être créatif. Au contraire, il fallait s’en protéger car il y avait danger. Je me souviens de la langue de bois… Il y a certains mots que je n’arrive pas à écrire en roumain et leur équivalent français sonne différemment à mon oreille. La question que je me pose est : qu’adviendra-t-il pour moi de la langue politique française, quand j’aurai trop entendu les mêmes discours qui me déplaisent ?

Qu’adviendra-t-il pour moi de la langue politique française, quand j’aurai trop entendu les mêmes discours qui me déplaisent ?

Sans doute y a-t-il d’autres raisons pour lesquelles je ne peux écrire en roumain… C’est un blocage qui vient aussi de l’école, d’un prof aux yeux desquels je n’avais ni talent ni facilités. Ces choses-là empêchent la profondeur et l’intimité avec ma langue maternelle. Il y a comme un interdit, comme un tabou, un voile.
Toutefois, récemment on m’a sollicitée pour écrire un texte qui se jouerait en Roumanie. J’ai compris alors que je devais écrire en roumain et dire quelque chose qui n’a pas été raconté, qui a du mal à émerger. Cela m’a coûté, après dix années d’écriture en français, et il est évident que le rendu est très différent de ce qu’il aurait été en français.

Alexandra Badea. ©Ulysse Guttmann-Faure pour LVSL.

LVSL — Vous avez obtenu la nationalité française en 2014. Qu’est-ce que cela a changé dans votre rapport à la France ?

AB – L’idée de la trilogie Points de non-retour est liée à cette expérience, au sentiment de responsabilité vis-à-vis de l’histoire récente de la France, vis-à-vis de la politique de la France dans le monde, devenue mon histoire. J’ai choisi d’y vivre, d’y voter, j’ai choisi de prendre le passeport de ce pays. Avec lui, je peux aussi aller aux États-Unis sans demander un visa et je serai partout mieux protégée qu’un citoyen roumain… Mais on ne peut pas prendre un passeport sans endosser les responsabilités qu’il donne ! Peut-être cette responsabilité consciente est-elle moins importante pour quelqu’un qui est né ici et n’a « rien demandé »…? Je me souviens que pendant la cérémonie de naturalisation, il y a eu des phrases frappantes… On nous faisait prendre conscience qu’en cas de guerre, nous pourrions nous trouver à devoir nous battre contre notre pays ! Je me souviens surtout de l’idée d’assumer l’histoire de ce pays la France, avec ses moments de gloire et ses points d’ombre. Ma première réaction fut épidermique et concernait la colonisation. Comment l’assumer ?

LVSL — Dans vos pièces, il y a l’idée forte de reconstruction, de récit. Les femmes joueraient-elles un rôle particulier dans la transmission de la mémoire ? Par ailleurs, comment la question de la minorité intervient-elle dans votre œuvre ?

AB — D’une manière générale, pour tout personnage issu d’une minorité visible, j’essaie de déplacer le regard, de noyer le cliché. Je pense que notre art en tant qu’auteur fait exploser les codes et travailler l’imaginaire. Aussi, la question du féminin sera abordée autrement que de manière frontale, comme dans À la trace[5], où l’histoire est portée par deux femmes. Quant à la mémoire, je ne saurais dire si elle est investie par les femmes d’une manière particulière. Il y a surtout des choix inconscients. Dans Thiaroye[6], l’histoire et la quête du récit sont en effet portées par une femme mais rien n’était volontaire pour ma part, les choses sont venues de manière organique. Parallèlement à mon travail, la documentariste Nedjma Bouakra a réalisé un documentaire-radio dans lequel les trois voix qui se prononcent sur la question coloniale sont des femmes[7].  Les références qui environnent Nedjma sont en effet des femmes pour lesquelles ces questions sont une matière première.

Alexandra Badea. ©Ulysse Guttmann-Faure pour LVSL.

LVSL — Le deuxième volet de la trilogie Points de non-retour, Quais de Seine se produira du 7 novembre au 1er décembre au théâtre de la Colline. Il creuse encore  la question des zones d’ombre et des récits manquants de l’histoire française. Comment saisir ce deuxième volet et sa genèse ?

AB — Au départ de la trilogie, lorsque je me suis plongée dans l’histoire de la colonisation, « à la recherche de récits manquants », je suis tombée par hasard sur le massacre de Thiaroye. Je ne cherchais pas un sujet, mais celui-ci s’est imposé et nécessitait à mes yeux une mise en scène de plusieurs points de vue. Le sujet de la guerre d’Algérie s’est également imposé comme une évidence, sujet sur lequel énormément de choses ont été faites et dites… Que faire d’autre ? Ce qui m’intéresse, ce n’est pas de dénoncer ni de faire à proprement parler un théâtre documentaire, même si la documentation est une étape importante et je peux passer un an à me documenter avant d’écrire… Ce qui m’intéresse dans cette trilogie, c’est comment le passé influence le présent et les gens qui vivent aujourd’hui, et comment des non-dits, des secrets de famille, des traumas existent dans nos corps. En me documentant sur la guerre d’Algérie, j’ai décidé de centrer mon récit sur le massacre du 17 octobre 1961 à Paris. Force est de constater qu’il n’existe pas dans la mémoire collective. Il est souvent confondu avec l’affaire du métro Charonne en 1962. D’où la frustration de certains Algériens et intellectuels du fait que la mémoire de Charonne a balayé la mémoire du 17 octobre. Ces deux événements ont eu des effets complètement différents. Il y a eu des morts des deux côtés mais on peut pas les confondre. Pour écrire, je suis partie du livre La bataille de Paris de Jean-Luc Einaudi, qui retrace l’avant 17 octobre, le jour même et les jours qui ont suivi. La guerre d’Algérie est plus proche de nous que la seconde guerre mondiale et l’histoire de Thiaroye. Il y a des gens qui ont vécu cette période et qui peuvent témoigner. Généralement, quand je décide d’écrire sur un sujet, je préfère me tenir loin de personnes touchées de près par le sujet. Mais là, pour la première fois, j’ai provoqué des rencontres avec des pieds-noirs, des enfants d’appelés et des Algériens. Je voulais savoir ce qu’ils auraient aimé qu’on dise dans un texte. Je me suis rendue compte que je ne pouvais pas raconter l’histoire des Algériens sans raconter aussi celle des Pieds-noirs. D’où l’idée du couple mixte. Les deux parties s’y retrouvent et s’identifient. Chacune peut entendre l’histoire de l’autre. Benjamin Stora parle de mémoires irréconciliables en parlant des fils des appelés, des pieds-noirs, des Algériens et des harkis. Mais je ne peux pas accepter que ces histoires soient irréconciliables. Il faudra, à un moment donné, les réconcilier ou essayer de les réconcilier. C’est un devoir politique. Je pense que l’art peut déclencher quelque chose. On travaille avec du sensible et avec l’émotion on fait avancer la pensée.

Ce qui m’intéresse , c’est comment le passé influence le présent, et comment des non-dits, des secrets de famille, des traumas existent dans nos corps.

LVSL — Avez-vous déjà réfléchi au troisième volet de la trilogie ?

AB — Il portera sur l’affaire des enfants réunionnais qui ont été déplacés dans le département de la Creuse. Au départ, c’était un plan de Michel Debré. Il se trouve qu’il était premier ministre au moment du massacre des Algériens, ses positions étaient donc tranchées sur l’Algérie française et sa responsabilité évidente dans la répression de la manifestation. Il a ensuite été député de la Réunion et a pensé pouvoir résoudre à la fois le problème de surpopulation de l’Ile de La  Réunion et le problème de sous-population due à l’exode rural, de la Creuse et d’autres départements. L’enfer est pavé de bonnes intentions ! Le plan devait soi-disant offrir une chance aux enfants de familles nombreuses et précaires de la Réunion. Les parents étaient souvent malades, en prison, illettrés. Ils ont accepté de laisser leurs enfants être scolarisés en France et les revoir chaque été.
Réellement, les enfants ont été placés dans des centres sociaux et d’autres dans des familles de fermiers, des familles d’accueil. Ils ont parfois été utilisés comme main d’œuvre gratuite. Peu ont effectivement été adoptés. Il y a eu beaucoup d’abus, de suicides, de maladies psychiatriques. C’est une opération qui s’est faite dans la violence. Ericka Bareigts, députée de la Réunion a permis de faire reconnaître en 2014 la responsabilité de l’État français dans cette affaire. Il faut que je trouve comment raconter cette histoire, sans la raconter de manière frontale, la raconter par ce qu’elle engendre aujourd’hui pour nous tous et pour les personnes qui ont entouré ses enfants. Pour l’heure, je collecte des témoignages, lis des textes… Je suis en pleine réflexion.

 

[1] https://www.colline.fr/spectacles/points-de-non-retour-quais-de-seine

[2] Contrôle d’identité / Mode d’emploi / Burnout sont publiés aux Éditions de l’Arche, 2009.

[3] Pulvérisés, L’Arche Éditeur, 2012.

[4] Je te regarde / Europe connexion / Extrêmophile, L’Arche Éditeur, 2015

[5] À la trace / Celle qui regarde le monde Poche, L’Arche Éditeur, 2018.

[6] Le  massacre de Thiaroye s’est déroulé dans un camp militaire de la périphérie de Dakar le 1er décembre 1944 quand des gendarmes français renforcés de troupes coloniales ont tiré sur des tirailleurs sénégalais, anciens prisonniers de guerre récemment rapatriés, qui manifestaient pour le paiement de leurs indemnités et le versement d’un pécule promis depuis des mois. http://senegal.bistrotsdelhistoire.com/?page_id=35

[7] Elsa Dorlin, Armelle Mabon, et Françoise Vergès. https://www.colline.fr/spectacles/points-de-non-retour-thiaroye

Crédit photo Une et entretien : Ulysse GUTTMANN-FAURE pour LVSL.

Cinéma, soft power et sous-marins nucléaires… rencontre avec Antonin Baudry

Antonin Baudry, photo © Vidhushan Vikneswaran pour Le Vent se Lève

Antonin Baudry est le réalisateur du film à succès « Le chant du loup », dans lequel il met en scène la réaction de la Marine française dans le cadre d’un potentiel conflit nucléaire. Avec les acteurs Omar Sy, François Civil, Mathieu Kassovitz, Paula Beer, Reda Kateb et un budget adéquat, il nous plonge avec brio dans le monde mystérieux des sous-marins, et pose la question de la pertinence des systèmes établis pour répondre aux situations de crise. Par Pierre Gilbert et Pierre Migozzi.


Antonin Baudry est un homme au parcours atypique. Avant de se lancer dans le cinéma, il était diplomate aux États-Unis et conseiller du ministère des Affaires étrangères. Polytechnicien puis normalien, il s’est illustré dans le domaine des arts avec la BD à succès “Quai d’Orsay”, qu’il a écrit sous le pseudonyme d’Abel Lanzac – pour laquelle il a remporté le Fauve d’or (prix du meilleur album de l’année) au Festival international de la bande dessinée d’Angoulême en 2013 – avant de scénariser lui-même l’adaptation cinématographique éponyme aux côtés de Bertrand Tavernier, ce qui lui a valu une nomination aux César en 2014. Il a également créé à New York, dans le quartier de Manhattan, en 2014, la librairie francophone et francophile « Albertine ».

Ceux qui ont vu le Chant du loup, son premier film, auront noté le réalisme et l’originalité du scénario, qui n’est pas sans rapport avec cette biographie particulière. Avec lui, nous avons voulu parler de son film, mais aussi de géopolitique, du rôle du cinéma dans le “soft power français” ou encore de la mise en récit cinématographique de la crise écologique.

Antonin Baudry, photo © Vidhushan Vikneswaran pour Le Vent se Lève

LVSL : Dans Le chant du loup, vous présentez une situation géopolitique complexe, où un groupe terroriste s’empare d’un ancien sous-marin soviétique lanceur d’engins, et tente de déclencher une guerre nucléaire. Pensez-vous qu’une telle situation puisse arriver aujourd’hui, alors que l’État islamique a été vaincu en Syrie ? Quelle est, selon vous, la forme la plus probable que prendra le terrorisme dans les prochaines années ?

Antonin Baudry : Ça dépend de nous… Le terrorisme, ce n’est pas un État, c’est une méthode, donc la méthode s’adapte. C’est une méthode qui consiste à utiliser les forces et les faiblesses de son adversaire. En l’occurrence, plus les médias ici donnent de l’importance à des actes qui seraient liés au terrorisme, plus il y aura de terrorisme.

Là, dans le film, on a des gens qui essaient de prendre le contrôle d’armements, parce qu’ils n’en ont pas. Et ça fait partie des scénarios qui sont redoutés un peu partout, parce qu’évidemment, c’est ce qu’il y a de plus dangereux. Dans le film, ils essaient d’utiliser les faiblesses de leurs adversaires : ce qui fait vraiment des dégâts, c’est notre réaction à nous. La réaction au « 11 septembre » a fait plus de dégâts que le 11 septembre : la guerre d’Irak. Dans le film, la réaction à un missile non chargé risque de faire plus de dégâts que le missile lui-même : déclencher une guerre nucléaire. En fait, le terrorisme c’est un miroir, parce qu’on ne peut pas prévoir les formes qu’il prendra, surtout si on ne voit pas clair sur la société dans laquelle on veut vivre.

L’État islamique a perdu du terrain, oui… Mais le terrorisme en reprendra, sous une forme ou sous une autre. C’est un film qui se situe dans un futur qui va de nos jours jusqu’à dans 10-15 ans. Quand un groupuscule terroriste meurt, un autre émerge. Je ne pense pas, malheureusement, que la source de conflits soit tarie.

Dans le film, cette question sur l’arme nucléaire, c’est évidemment pris dans un contexte qui me semble assez réaliste, en tout cas j’ai fait beaucoup de recherches pour que ça soit réaliste. Mais c’est aussi une métaphore plus large, c’est-à-dire qu’on vit dans un monde où l’homme peut se détruire lui-même, et c’est quand même assez nouveau. L’arme nucléaire, c’est un symbole de tout ça, mais on peut aussi penser à l’environnement, au changement climatique, etc. La question qui est posée dans le film, c’est : qu’est-ce qui peut nous sauver de la menace qu’on fait nous-mêmes peser sur le monde ? Est-ce que ce sont les systèmes de manière générale ? Les systèmes d’alliances diplomatiques, le système militaire, les systèmes politiques… ou est-ce que ce sont des relations humaines, de conscience à conscience, ou est-ce que c’est un mélange de tout ça ?

Je n’ai pas de réponse, et le film n’en apporte pas vraiment non plus, mais je pense qu’il pose ces questions-là.

Reda Kateb
Reda Kateb, le Chant du Loup, 2019 © Julien Panié

LVSL : Le cinéma français – actuel, et même en général – peut-il se permettre de jongler avec des faits géopolitiques d’actualité dans des films de divertissement, comme le font les films américains depuis les années 50, ou même les séries depuis les années 2000 (on pense à « 24 heures chrono », par exemple) ? Vous a-t-on fait des remarques du côté du Ministère des Affaires étrangères par exemple ?  Peut-on parler de tout, aujourd’hui, dans un film en France ?

A.B. : La réponse est oui ! J’en ai été très agréablement surpris. Même si ce film a nécessité une collaboration avec l’Armée, à aucun moment il n’y a eu de quelconque tentative pour influencer le discours, ou ce qu’on montrait… Je pense qu’il y a, en France, un vrai respect de l’auteur, qui s’est propagé à tous les niveaux de la société, y compris dans l’armée.

Je suis persuadé qu’un film comme celui-là aux États-Unis, n’aurait pas vu le jour parce que la Marine américaine n’aurait pas supporté qu’à la fin, un sous-marin soit coulé, qu’il n’y ait pas de méchants qui meurent, pas de gentils qui s’en sortent bien. Ç’aurait été à la fois briser les codes d’Hollywood, et à la fois, ça aurait probablement posé un problème à la Marine. En France, on peut faire ça, oui.

Et je trouve important qu’en France et en Europe, on crée nos propres images du monde, et quand vous demandez « est-ce qu’on peut, sous forme de divertissement, parler du monde ? », je pense qu’on peut et on doit, à condition cependant de ne pas manipuler, ne pas raconter n’importe quoi.

C’est pourquoi j’ai voulu que cette histoire soit réaliste. J’ai voulu m’assurer que tous les mécanismes que je décrivais soient réalistes. Que ce soit à l’intérieur du sous-marin, l’irréversibilité d’un ordre de tir nucléaire une fois que le Président l’a envoyé, tout cela est totalement exact. Je ne me serais pas amusé à inventer des choses comme ça pour créer des rebondissements scénaristiques, ce sont des sujets graves, il ne faut pas raconter n’importe quoi.

Cela dit, qu’on puisse en faire de l’aventure, c’est important aussi ! Ça permet aussi de faire prendre conscience du moment dans lequel on vit à un plus grand nombre. Quand j’ai plongé pour la première fois dans un sous-marin, et que j’ai vu pour la première fois les missiles nucléaires dans leurs silos, avec des gens qui font des entraînements toutes les semaines pour qu’ils soient prêts à partir à tout moment, ça m’a fait un drôle d’effet ! Comme beaucoup de gens, je sais que ces missiles existent, mais le fait de les voir, prêts à partir… Moi, en plus, j’ai des enfants assez jeunes. Ma fille n’a pas du tout conscience de cet aspect-là du monde dans lequel elle vit, ça m’a fait d’autant plus d’effet. Mais ça existe bel et bien, et je pense que c’est important de faire connaître au public les questions que ça pose. Je pense qu’il ne faut ni se censurer, ni renoncer aux images et se dire qu’Hollywood devrait avoir le monopole de la représentation de ce sujet, ça suffit… On n’a pas la même vision du monde qu’eux.

François Civil, le Chant du loup, 2019 © Julien Panié

LVSL : Justement, comment s’est passée votre collaboration avec la Marine ? C’est peu commun en France que l’Armée, qu’on appelle « La Grande Muette », facilite ce genre de projets, alors quel est l’intérêt pour eux, et comment avez-vous fait pour les convaincre ?

A. B. : La relation de confiance est difficile à instaurer avec les sous-mariniers, mais une fois qu’elle s’instaure, elle est là. En fait, leur préoccupation à eux était vraiment qu’on ne révèle pas des choses qui pouvaient porter atteinte à leur sécurité… Typiquement, ils étaient vraiment nerveux sur la profondeur maximum jusqu’où peuvent descendre les sous-marins, etc. Ce ne sont pas des choses qui sont cinématographiques, en fait, donc ça ne me posait aucun problème de ne pas révéler. À partir de là, il n’y avait plus de méfiance de leur côté, pas de problèmes. Après, c’est toujours excitant pour tout le monde qu’un film raconte un peu votre métier. Si je voulais faire un film sur vous, je pense que vous seriez content !

Il y a une convention qui se met en place entre la production et la Marine, parce que ce n’est pas rien. Les sous-marins ont des missions. On ne savait pas où se mettre dans leurs exercices pour ne pas créer de complications, mais il y a eu toute une logistique, il n’y a pas eu de débat moral parce qu’il n’y a pas eu d’empiètement. À partir du moment où on ne révélait pas des informations qui peuvent mettre en danger leurs systèmes ou leurs personnes, il n’y avait pas de tentatives de contrôler le message. Ça n’a posé de problèmes, ni à nous ni à eux. Honnêtement, je pense que l’idée de la Grande Muette, c’est une idée d’une autre époque.

LVSL : Et pour eux, quel intérêt ?

A. B. : Ça, je n’en sais rien, il faut le leur demander. Il y a déjà un engouement du fait qu’on raconte votre métier ! Il y a plein de films américains sur les sous-mariniers américains, il y a eu des films en France sur les gens de l’Armée de l’Air, et de Terre… Peut-être que les gens de la Marine étaient un peu frustrés aussi… Ce sont des gens qui disparaissent pendant 70 jours sous l’eau, sans communication avec personne. Il y a un côté complètement fou dans leur mission… Même leurs femmes, enfants, frères et sœurs, mères et amis, ne savent pas où ils vont ni comment c’est à l’intérieur, ils ne sont jamais rentrés dans un sous-marin… Il y a plein de gens qui me disent, après avoir regardé le film, « ça y est, je sais ce que fait mon père, maintenant ! »

Ils n’ont pas le droit de parler, ils n’ont rien le droit de dire, donc je pense qu’il y avait de ça aussi, il y a un plaisir à voir une représentation de ce qu’on fait.

Antonin Baudry, photo © Vidhushan Vikneswaran pour Le Vent se Lève

LVSL :  Aviez-vous conscience que, pour porter à l’écran un tel récit, vous deviez disposer d’un budget très conséquent, rare dans le cinéma français, relevant même de l’exceptionnel, voire de l’inédit, pour un premier long métrage. Le besoin de réunir un casting prestigieux et populaire était-il une condition sine qua non à l’existence du film ? Pour des questions de financement, ou était-ce une volonté personnelle dès le début du projet ?

A. B. : Quand j’ai écrit le film, je ne me suis absolument pas soucié de ça. La seule chose dont je me suis soucié, c’est d’écrire un film que j’avais envie de voir, et j’ai fait abstraction de la gestion de production qui pouvait avoir lieu après.

Ensuite, une fois que j’ai eu ce scénario sur la table, j’ai eu envie de le faire tel quel, et je suis effectivement tombé sur des producteurs qui avaient envie de prendre ce risque, de faire en France un film qui sorte de l’habituel et de le faire sérieusement.

Quand on m’a dit « oui », j’ai eu très peur, je me suis dit « merde, on va le faire pour de vrai ! ». Et je me suis demandé dans quoi je m’étais fourré, parce qu’effectivement, c’était mon premier film et ça me mettait une sacrée pression. Mais en même temps, c’était ce dont j’avais toujours rêvé.

C’est évident, quand on se lance dans un projet comme ça, qu’on a des producteurs qui jouent le jeu, je n’allais pas leur dire « les gars, vous savez quoi, j’ai une super idée, on va prendre 4 mecs qui n’ont jamais fait un film »… Je ne pouvais pas les mettre à ce point-là dans la merde. Donc, forcément, on essaie de trouver aussi des gens dont on se dit que ça va aider à ce que le public rencontre le film, mais il n’y a jamais eu de contrainte de type « il faut tel ou tel acteur ».

Moi, je n’étais pas du tout hostile à l’idée qu’il y ait des gens connus dans le film, j’étais hostile à l’idée que le héros soit quelqu’un qu’on a vu et revu. C’est quelqu’un qui sort d’un monde invisible, il faut qu’il ait cette « fraicheur ». C’est pour ça que j’étais ravi avec François Civil : il a fait plein de films, mais ce n’est pas quelqu’un dont on se dit, quand on le voit à l’écran, « je l’ai vu déjà 13 fois dans les 3 dernières années ». C’était important pour moi.

Après, j’ai eu de la chance, parce que les acteurs que je voulais m’ont tous dit « oui »… Reda, Omar, Paula et Mathieu m’ont tous dit « oui ». C’était eux que je voulais. Ça coïncidait à peu près avec ce qu’il fallait pour rassurer un peu les producteurs qui avaient pris de gros risques.

LVSL : Quand vous écrivez, par exemple, le personnage d’Omar Sy ou de Reda Kateb, vous pensez à des archétypes qui se rapprochent de ces comédiens-là, ou pas du tout encore à ce moment-là ?

A. B. : Non. Au moment où j’écris, je veux rester complètement libre. Je veux avoir mes propres personnages, et il y a ce moment, très beau et compliqué, où on confie ce personnage qu’on a en tête à un comédien, et qui va du coup le transformer, en faire son propre personnage, et en même temps on va le faire à deux, parce qu’on travaille ensemble… Ce moment-là est très beau. Mais j’évite d’écrire en pensant à un acteur, parce que le problème c’est que vous écrivez en pensant à lui dans un autre rôle que vous avez déjà vu, et presque obligatoirement vous allez lui faire refaire un rôle qu’il a déjà tenu, même si c’est dans un autre contexte. Je trouve intéressant quand on arrive à faire un peu différemment. J’essaie donc de ne pas trop écrire en pensant aux mimiques d’un acteur, je suis plutôt libre.

LVSL : Dans une interview récente, vous dites : « De par mon expérience en Cabinet ministériel, je sais que l’humain prévaut. Je me souviens d’une semaine de négociations à Hong-kong, qui nous a permis de sauver l’agriculture française. De fait, beaucoup de ministres étrangers avaient fréquenté les lycées français dans leur pays. Ils connaissaient la France, notre langue, notre histoire, cela nous a aidés à les convaincre ». Vous pointez ici l’importance du soft-power français. Comment, selon vous, pouvons-nous renforcer ce soft-power aujourd’hui ? Quelle politique publique concrète pourrait nous y aider ?

A. B. : J’ai assisté, effectivement, à des scènes où des gens qui étaient passés par des lycées français n’avaient pas du tout la même position de départ dans les négociations que des gens qui étaient complètement étrangers à notre paysage. Et de même, quand un Américain vous raconte son bla-bla, vous y êtes plus sensible parce que vous avez vu Game of Thrones. C’est idiot, mais c’est vrai.

Alors, comment peut-on faire ? En faisant plus de films qu’on exporte à l’étranger, peut-être en étant plus nous-mêmes, en refusant de vivre dans une culture dominée ou sous hégémonie américaine. J’ai vécu 5 ans aux États-Unis, j’adore ce pays ! Mes meilleurs amis sont là-bas. J’adore la culture américaine. Je trouve juste dommage que tout ce qu’on reçoit ici de la culture américaine soit  « cheap » c’est à dire qu’on ne reçoit pas les bonnes parties de la culture américaine, en gros, on reçoit le McDo.

Et surtout, autant j’adore la culture américaine, autant je déteste toutes les attitudes de dominés qu’on peut avoir ici. Chaque fois que je rencontre un Français qui se résigne ou se complaît à être dominé par les États-Unis, ça me rend dingue.

Peut-être faudrait-il qu’on ait plus confiance en nous, qu’on soit plus à se dire qu’on est capable d’inventer un système différent, qu’on est capable de faire quelque chose qui fonctionne, par nous-mêmes. Il y a aussi la question de savoir comment arriver à utiliser politiquement l’échelon européen.

Je pense que tout ça va ensemble : arriver à créer des systèmes de pensée, ça va avec créer de l’imaginaire, créer des films et des livres. Je pense qu’il n’y a pas de réponse unique pour créer du soft-power, il y a juste la question de comment essayer d’aller au bout de nos convictions. C’est ce que vous faites, vous, à travers votre engagement dans ce journal. C’est ce que, moi, je fais, quand je fais un film.

Antonin Baudry, photo © Vidhushan Vikneswaran pour Le Vent se Lève

LVSL : La création peut aussi se soutenir, ne faudrait-il pas abolir les accords de Blum-Byrnes de 1946, qui obligent la France à passer un très fort taux de films américains ?

A. B. : On a une assez bonne part de marché du film français en France, mais c’est sûr qu’il faut résister à cet envahissement. Il y a des films américains qui sont géniaux, et c’est cool qu’on les ait ici ! Ce qui est dommage, c’est d’avoir les détritus aussi… Les gens se précipitent pour voir des détritus de films américains, parce qu’ils sont américains. Ça veut dire qu’on n’a pas confiance en nous, quelque part.

Mais je ne suis pas sûr que ça ne passe que par la régulation. Les politiques publiques de soutien à la culture française, il y en a aussi, et je pense que c’est bien. J’ai travaillé dedans, je les connais un peu, elles pourraient même être un peu plus fortes.

Je trouve toujours dommage que l’Etat se désinvestisse, de manière générale, parce que je pense qu’en France, l’État est vraiment important, et à chaque fois qu’il se désinvestit d’un champ, et je ne parle pas seulement de la culture, très souvent, il n’est remplacé par rien… En termes de soutien à la culture, il faut réfléchir exactement à « comment », et « quoi », mais il y a vraiment de la marge.

Le Chant du loup © Julien Panié

LVSL : Le budget de la culture aujourd’hui est à 0,35 % du PIB, il était autrefois à 1 %. Cela dit beaucoup de choses. Le cinéma français allait très bien pendant cette période de près de 20 ans. De la fin des années 80 au milieux des 90 on a des films hallucinants comme Cyrano de Bergerac, Le Hussard sur le toit de Rappeneau, Nikita de Luc Besson, La Haine, Pialat qui gagne une Palme d’or en 87… On avait un cinéma d’une variété incroyable : du grand public, du grand spectacle, du film d’auteur… jusqu’aus films de festivals. Nous n’avons plus cela aujourd’hui.

A. B. : Non, on n’a plus ça… Et puis on se fait embarquer dans les idéologies dominantes américaines. Par exemple, on ne croit pas au cinéma, on ne croit pas aux librairies… C’est marrant, moi j’ai créé une librairie à New York, qui s’appelle « Albertine », une librairie française*, quand j’ai été conseiller culturel là-bas. Je l’ai créée pour le compte de l’État. Elle appartient à l’État. Vous ne pouvez pas imaginer le nombre de gens qui me riaient au nez, en me disant « quand même, aux États-Unis, créer une librairie c’est absurde ! C’est le pays du numérique, on n’est pas à Kinshasa ! » Mais ces gens ne connaissaient pas New York, en fait… New York, c’est la ville où les gens lisent le plus au monde, même les mendiants lisent des livres dans la rue, et pas que les mendiants ! C’est le pays du papier, New York. C’est l’endroit, avec le Japon, où les gens lisent le plus de papier.

Et donc, on se fait embarquer dans ces idéologies, comme quoi ça ne sert à rien, les librairies, et qu’en revanche les tablettes, c’est bien… Et il y a un moment où c’est absurde, parce que si on créait de bonnes librairies en France, elles marcheraient très bien. Il y en a déjà plein qui marchent bien, et ma librairie à New York marche très bien ! Si on crée de nouveaux cinémas qui sont bien, ils marchent !

On a tendance à faire des prophéties auto-réalisatrices : « voilà c’est fini, la culture française est finie, elle est dominée par les États-Unis ». En fait, on crée ça en le pensant. Et je pense que vous avez raison, en baissant le budget de la culture, on crée ce qu’on redoute.

Omar Sy, le Chant du loup, 2019, © Julien Panié

LVSL : Dans cette même interview, vous avez dit que « Plutôt que de faire de la diplomatie par les voies classiques, je préfère travailler sur les représentations du monde ». Après avoir traité avec brio l’hypothèse d’un conflit nucléaire mondial, comment aborderiez-vous, par exemple, la question du changement climatique ? Le 7e Art a-t-il un rôle à jouer, selon vous, pour sensibiliser à l’urgence climatique, et comment intéresseriez-vous le grand nombre à cette question ?

A. B. : Évidemment, je pense qu’il a un rôle très important à jouer… En ce qui me concerne, je n’ai pas encore trouvé la façon de l’aborder.

Il y a un truc que je regrette : il y a un film génial de Charles Ferguson, celui qui a fait « Inside Job » sur la crise financière, et qui a eu l’Oscar du meilleur documentaire. C’est un film génial.

Il a fait un 2e film génial, qui s’appelle « Time to Choose » sur l’environnement. C’est un film qui m’a appris tout ce que je sais sur les questions environnementales. Il n’est jamais passé en France, sauf quand je l’ai invité à passer au Théâtre de la Ville, parce que j’avais fait une programmation là-bas, mais il n’a jamais été distribué en France.

Je me dis un peu que, plutôt que de faire un autre film sur le même sujet – je ne ferai jamais aussi bien que lui !  – pourquoi ne pas essayer de diffuser ce film en France ?

Après, je pense qu’on a tous envie d’infléchir ce qui est en train de se passer, qui est une catastrophe absolue, et on cherche tous ce qu’on pourrait faire. Moi, c’est évident que si je trouve une façon de le faire, qui me corresponde, dont j’aie l’impression que quelqu’un d’autre le ferait moins bien que moi, je le ferai… Pour l’instant, je n’ai pas trouvé la façon d’aborder la question.

Antonin Baudry, photo © Vidhushan Vikneswaran pour Le Vent se Lève

LVSL : Le mot de la fin : en 1987, Libération avait publié un hors-série où la même question était posée à 700 cinéastes venus du monde entier « Pourquoi filmez-vous ? ». Nous vous proposons le même jeu, donc : « Antonin Baudry, pourquoi filmez-vous ? »

A. B. : Ce qui me travaille, c’est le rapport au réel. C’est très curieux de filmer : on crée une fiction, mais c’est le réel qu’on capture dedans qui crée la magie, donc c’est une façon d’interroger le monde.

En fait, j’essaie de comprendre ce qui se passe autour de moi. J’ai toujours l’impression de ne pas comprendre le monde, et d’essayer de le comprendre. C’est pour ça que je suis parti dans la diplomatie, c’est pour ça que j’ai fait des maths quand j’étais petit, que je lis des livres, et c’est pour ça que je filme quand je filme, c’est pour essayer de comprendre… Je crois.

 

* située sur la Cinquième Avenue, en face du Metropolitan Museum of Art, à Manhattan

Retranscription : Hélène Pinet

Photo à la Une : Antonin Baudry © Vidhushan Vikneswaran pour Le Vent se Lève

Entre uchronie et scandale, ce qu’a pu être DAU

Lever de soleil sur le Théâtre de la Ville ©Martin Mendiharat

C’est par un air mystérieux et polémique venu du froid qu’a repris la saison culturelle de la région parisienne en ce début d’année 2019. DAU, œuvre sulfureuse entre installation, cinéma et théâtre immersif, a fait couler beaucoup d’encre, notamment sur ses conditions de production. Deux mois après sa clôture, retour détaillé sur ce qu’a pu être cette œuvre singulière et bilan de ce que nous pouvons en retirer esthétiquement et politiquement.


Courant janvier ont surgi soudainement et en nombre dans les rues de la capitale et couloirs de son métro des affiches intrigantes : deux moitiés de visage en gros plan et en noir et blanc, unis par un axe symétrique vertical, ne cherchant pas à trouver une quelconque harmonie entre leurs proportions respectives mais regardant droit dans l’objectif, nous regardant nous. En bas de l’image des partenaires : Théâtre du Châtelet, Théâtre de la Ville, Centre Pompidou, Mairie de Paris. En haut de l’image des dates : « 24.1.19 – 17.2.19 », un horaire : « 24 heures sur 24 » et un site internet « www.dau.fr ». Au centre de l’image, les trois mêmes lettres en blanc : « DAU ». Les réseaux sociaux sont également inondés des mêmes visuels mystérieux, menant à la plateforme internet de l’événement. La liste de ses partenaires suffit déjà à attiser la curiosité des spectateurs parisiens : le prestigieux musée d’art contemporain de Beaubourg et les deux institutions du spectacle historiques de la municipalité de Paris qui se font face autour de la place du Châtelet ayant toutes deux la particularité d’être actuellement fermées pour travaux (le Théâtre du Châtelet a ainsi interrompu sa programmation, et celui de la Ville déplacé la sienne à l’Espace Pierre Cardin et dans son annexe habituelle du Théâtre des Abbesses). Certes les trois lieux sont proches, mais ils se distinguent aussi par leurs différences de registres et d’esthétiques nettes en termes de propositions culturelles, permettant au triangle qu’ils forment au cœur de Paris d’offrir un paysage d’événements diversifiés. On peut donc d’ores et déjà être curieux de voir ces lieux reliés, sous l’égide de la Mairie de Paris, pour un même événement et surtout se demander où il va avoir lieu, sachant qu’il n’apparaît aucunement dans la programmation des trois institutions ?

Devanture du Théâtre de la Ville pendant DAU. ©Hyle1905

Bien entendu, ce premier mystère n’était qu’un secret de polichinelle et de fait pas une véritable énigme : la presse se penche rapidement sur l’événement et produit de nombreux papiers à son sujet, mettant la lumière sur les rumeurs qui courent dans le milieu depuis quelques semaines sur ce qui se trame dans les théâtres du Châtelet et de la Ville. Les deux bâtiments sont donc fermés au public depuis plusieurs mois pour leur rénovation, mais accueillent depuis l’automne les équipes de l’événement qui s’attellent à la transformation complète des lieux afin d’y faire naître DAU. Trax magazine figure parmi les premières revues à l’aborder, avec un titre pour le moins clair : « Paris : Pourquoi il faut participer à DAU, ce projet immersif unique et dingue entre fête et totalitarisme ? ». Le magazine relate la folle étendue du projet ainsi qu’un passage pour le moins délirant dans les locaux en installation : « on y a enchaîné des shots de vodka en mangeant dans de la porcelaine russe, pénétré un vagin de 2 mètres de haut au fond duquel on trouve un volume relié des œuvres romanesques de Diderot, dévisagé quelques-uns des cent mannequins humains ultra-réalistes qui peuplent les lieux, observé deux membres de l’équipe travailler dans un bureau transformé en sex shop, entre quatre murs tapissés de DVD porno, godemichets et autres martinets. »

L’enthousiasme de la revue spécialisée en musique électronique trouve aussi son origine dans l’aspect apparemment festif que revêtira le projet, notamment via une programmation de concerts qui émaillera ses trois semaines d’exploitation. Et c’est précisément la polysémie négative du terme « exploitation » qui va commencer à ternir le projet avant son ouverture au public. Moins d’une semaine avant le top départ surgissent plusieurs échos d’abus de la part de la société de production du projet, Phenomen Film, basée à Londres, vis-à-vis des personnes travaillant sur le projet à Paris, et ce dès l’entretien d’embauche. Libération relate par exemple des recrutements basés sur « le physique et la personnalité », nimbés de questions personnelles voire déplacées, pour des postes aux objectifs flous, ouvrant ensuite sur une ambiance de travail s’apparentant à une « secte » autour du réalisateur et meneur du projet Ilya Khrzhanovsky. Le même jour et dans le même journal, on parle également de l’opacité financière du projet, certes soutenu par une Mairie de Paris enthousiaste mais ne donnant ni ne commentant aucun détail de l’économie de l’événement. On y apprend que DAU est principalement financé par l’homme d’affaire russe Serguei Adoniev, pionnier de la 4G en Russie et philanthrope, ayant justement commencé à se faire connaître dans ce dernier domaine par son soutien presque aveugle au projet. L’article se fait également l’écho des critiques esthétiques qui commencent à poindre, s’articulant principalement autour de l’idée d’une esthétisation fantasmée de l’URSS stalinienne par un artiste mégalomane. C’est au Monde que nous devons le dossier le plus complet, ayant le mérite de proposer une enquête factuelle s’émancipant des passions qui commencent à se déchaîner autour de DAU. Une enquête qui creuse entre Paris et Londres le vaste déroulement de ce projet gargantuesque et qui nous permet d’avoir un point de vue plus large sur ce qu’il peut être, et de comprendre qu’il dépasse largement la seule installation dans le triangle des institutions culturelles du cœur de Paris.

Devanture du Théâtre du Châtelet pendant DAU. ©Hyle1905

Alors, finalement, qu’est-ce que c’est que DAU ?

À l’origine, DAU est un projet de biopic de Lev Landau (surnommé « Dau », prononcé « Dao »), physicien soviétique né en 1908 et mort en 1968, prix Nobel de Physique en 1962, mené par Ilya Khrzhanovsky à partir des Mémoires de sa femme, Kora Landau-Dobretseva, retraçant la vie de l’éminent chercheur ayant contribué au programme d’armement nucléaire de Moscou. Nous sommes en 2005 et le réalisateur russe d’alors à peine 30 ans vient de présenter l’année précédente son premier long métrage, 4, bien accueilli dans les festivals internationaux. Il annule ses autres projets naissants pour se consacrer à l’adaptation des écrits de l’épouse du scientifique, fasciné par « le décalage entre la stature publique de cette figure du soviétisme et la liberté qu’il s’est accordée dans sa vie privée ». Le projet trouve rapidement ses financeurs et le tournage commence entre Moscou et Saint-Pétersbourg en 2008, avant de s’installer à Kharkiv en Ukraine pour des raisons économiques, et de prendre un virage radical.

Khrzhanovsky se met en tête de ne plus seulement raconter l’histoire de Landau, mais de reconstituer l’institut physico-technique de la ville où le physicien a travaillé pendant 30 ans. L’idée est d’y relancer les recherches scientifiques dans une communauté sociale cloisonnée et sous l’ombre du stalinisme, afin de créer un reflet de l’univers dans lequel Dau a évolué. Le projet prend bien évidemment une ampleur drastiquement différente, et c’est à ce moment que Sergueï Adoniev y apparaît, rachetant les droits de production et assurant le soutien financier hors-norme nécessaire à la naissance de ce projet déjà délirant. L’institut renaît dans une piscine désaffectée et des dizaines de milliers de personnes sont auditionnées afin de pourvoir les postes nécessaires à son fonctionnement, qui en nécessite plusieurs centaines. Par ses réseaux et les réseaux de ses réseaux, le réalisateur parvient également à recruter une vingtaine de scientifiques renommés, dont Nikita Nekrasov, Shing-Tung Yau ou encore Carlo Rovelli. De nombreux artistes reconnus de différents domaines vont également venir à l’institut durant la durée de l’expérience : Marina Abramovic, Romeo Castellucci, Peter Stellars, Anatoli Vassiliev… Et pour porter le rôle du génie, il faut également un génie : ce sera le chef d’orchestre virtuose grec reconnu en Russie Teodor Currentzis qui incarnera Lev Landau. Bien entendu, le scénario original passe à la trappe lors du changement d’ampleur du projet, et ne sera pas remplacé. Cet élément constitue une des clés de la nouvelle démarche de Khrzhanovsky : une fois le cadre installé, l’essentiel de l’œuvre va se composer de ce qu’il s’y passera naturellement. Et c’est à ce cadre que travaillent d’arrache-pied l’équipe du film et le réalisateur : décors et costumes sont rigoureusement reconstitués, l’argent qui circule et qui sert à payer les salaires des employés est en rouble d’époque, et toute entorse à la chronologie proposée est punie de retenue sur salaire.

Pour entrer dans l’institut, il faut entrer dans la fiction qui lui sert de cadre. Les participants laissent leur téléphone et autres moyens de contact avec le monde extérieur à l’équipe du film, qui leur fournissent de quoi s’habiller pour être en accord avec la temporalité explorée (l’URSS de 1938 à 1968), ainsi qu’une place dans l’organigramme fictionnel de l’institut. Les artistes invités se voient attribuer une appellation en fonction de leur pratique artistique. Marina Abramović, connue pour ses performances corporelles extrêmes, y est par exemple décrite comme « professeur invité en anatomie ». Une fois à l’intérieur, les participants sont libres d’y faire ce qu’ils veulent, et d’y rester aussi longtemps qu’ils le souhaitent. Les scientifiques y poursuivent leurs recherches, perpétuant le but scientifique initial de l’institut et participant à brouiller la frontière très ténue (si ce n’est inexistante) entre le réel et la fiction qui habite le tournage. Et c’est cette vie quotidienne qui va servir de matière première au projet cinématographique : des amitiés, des conflictualités parfois extrêmes, des histoires d’amour et même des naissances vont alimenter les presque trois ans de tournage. Les caméras vont tourner une centaine de jours, durant les moments les plus intenses qui intéressent Khrzhanovsky, qui suit la vie de l’institut depuis une cabine de direction et via des micros placés dans le complexe. Et ces caméras ne sont pas confiées à n’importe qui, puisqu’il s’agit de Jürgen Jürges, légendaire directeur de la photographie de Rainer Werner Fassbinder, Mickael Haneke et Wim Wenders.

Il en ressortira 700 heures de rush en 35mm, qui serviront à la composition d’une quinzaine de longs métrages, ainsi que des séries et des documentaires selon Phenomen Film. Ces centaines d’heures de rush contiennent des images de toutes natures, de la simple conversation aux rapports sexuels ou scènes de violence, captée avec pour consigne le consentement des personnes filmées qui pouvaient arrêter la prise de vue à tout moment en regardant significativement la caméra. Le tournage se termine en novembre 2011, après que l’Institut a été en partie détruit par un groupe de néo-nazis dont le chef Maxim Martsinkevitch a été convié par Khrzhanovsky car, selon le philosophe Ilya Permiakov (qui a joué un rôle important dans la production des films), interrogé par le Monde : « Une telle violence était nécessaire […] DAU aurait dû se finir sur un passage de témoin entre deux générations de scientifiques. Mais les jeunes ont eu peur de prendre le pouvoir. C’est pour ça qu’Ilya Khrzhanovsky s’est tourné vers l’extrême bord opposé : les néonazis. Eux n’ont pas peur. »

Un choix qui peut, à juste titre, en faire sursauter plus d’un. Nous verrons qu’il est surtout caractéristique de la place particulière que le projet et son meneur développent vis-à-vis de la question politique, une des sources de l’étrangeté et du malaise que peut générer DAU.

Photo du tournage à Kharkov prise par un habitant de la ville. ©Ace^eVg

S’ensuit alors plusieurs années de montage. Une première version est présentée aux programmateurs du Festival de Cannes en 2014, puis plus aucune nouvelle. À l’instar du tournant radical que le tournage a pris en s’installant à Kharkiv, l’installation des bureaux de Phenomen Film à Londres a également été synonyme du choix d’un format de diffusion aussi hors-norme que ne l’a été la réalisation du film. Khrzhanovsky ne pouvait bien entendu se contenter des les salles obscures habituelles pour projeter la myriade d’objets filmiques qu’il était en train de créer. Il fallait un dispositif à la hauteur de la démesure du projet. C’est ainsi que notre événement parisien est né, devant initialement rassembler des frères berlinois et londonien, formant un triptyque « Freiheit, Liberté, Brotherhood » selon les mots du réalisateur. DAU Freiheit, la version berlinoise donc, devait ouvrir le bal de la présentation internationale du film, mais, démesure toujours, le projet de Khrzhanovsky d’y reconstituer une partie du mur de Berlin a entre autres finalement poussé les autorités allemandes à annuler l’événement.

Le projet parisien n’a pas été exempté de démesure : le réalisateur avait pour objectif de construire une passerelle reliant le Théâtre de la Ville au Théâtre du Châtelet. Le projet d’aménagement a avorté, suite au refus compréhensible des autorités publiques. Ce qu’il en reste n’en est pas moins impressionnant : deux théâtres ouverts non-stop pendant trois semaines. Pour y entrer, il faut réserver un visa d’une durée de 6 heures, 24 heures ou la totalité du temps d’exploitation, pour des prix allant de 20 à 150 euros, puis laisser son téléphone à l’entrée pour à son tour pénétrer dans l’univers de DAU. Cet univers se compose de ce qu’on appellera un « dispositif immersif » s’étalant dans les deux théâtres, composé à partir des décors de Kharkiv et qui veut créer un cadre esthétique proche du soviétisme, nécessaire au visionnage des films qui sont diffusés en continu dans diverses salles de projection, et dont les rushs sont consultables également. Pour les visas autres que celui de 6 heures, un questionnaire personnel doit être rempli par le visiteur, censé ensuite aiguiller son expérience dans DAU. Au Centre Pompidou, un espace est alloué à la reconstitution d’un appartement partagé et d’un laboratoire où les scientifiques poursuivent leur recherche durant les trois semaines de présentation, que les spectateurs peuvent épier au travers de miroirs sans tain.

Avant d’aborder ce qu’a pu être une expérience de spectateur dans DAU, au vu de la sensibilité du sujet que nous abordons ici, il est nécessaire de préciser que la tentative d’analyse esthétique et politique de cette œuvre et de sa production n’est en aucun cas une manière d’occulter ou de justifier les potentiels délits et manquements commis lors de la production de l’œuvre. Une fois ce récit fait, les lignes qui suivront auront pour objectif d’étudier ce qu’on peut retirer de cet événement aujourd’hui et ce qu’il dit de l’état actuel des politiques culturelles en France.

Qu’est-ce qu’il y avait à l’intérieur de ces deux théâtres ?

En faire un panorama objectif serait complexe, si ce n’est mensonger, tant l’objet en lui-même est vaste, en constant changement et composé d’une multitude de micro-événements. Notre analyse se basera donc sur l’expérience de son rédacteur, qui a visité DAU dans la nuit du 16 au 17 février, dont le récit ne pourra être que parcellaire dans le sens où l’objectivité ne saurait que prouver ses limites dans ce genre d’expérience.

En arrivant devant le « Visa Center » de DAU pour assister à son avant-dernière nuit, du 16 au 17 février, on pouvait avoir de quoi y aller à reculons, du moins sans grande excitation si ce n’est de pouvoir se faire son propre avis sur cet objet étrange. En plus des différentes polémiques que nous venons d’aborder, la première dizaine de jours d’ouverture avait été un échec industriel relativement honteux. Après une ouverture retardée de plusieurs jours par manque d’autorisation de la préfecture, une fois accessible, l’événement n’était pas du tout prêt, et même uniquement accessible à moitié car seul le Théâtre de la Ville était alors ouvert au public. A l’intérieur, couacs organisationnels s’entremêlaient aux problèmes dans la diffusion des films dont les doublages peinaient à fonctionner. Rien de bien surprenant donc à ce qu’une fois arrivé au fameux poste frontière entre Paris et DAU, installation en pavé droit vitré au milieu de la place du Châtelet remplie d’employés s’affairant sur leur ordinateur, on mette une demi-heure à nous fournir un visa qu’on avait pourtant réservé sur Internet au préalable. Bureaucratie soviétique, dira-t-on. Après ces longues minutes passées à côté d’un groupe de jeunes branchés trépignant d’impatience et outrés qu’on les fasse attendre, on finit par nous donner notre carte, une petite enveloppe kraft, et on nous conseille de commencer par le Théâtre de la Ville. Dans l’enveloppe, un prospectus présentant DAU et une carte rouge sur noir d’un côté et noir sur rouge de l’autre, chaque face proposant un plan énigmatique d’un des deux théâtres aux allures de schéma cabalistique.

Carte de DAU dans Théâtre de la Ville et dans Théâtre du Châtelet

On entre donc dans le Théâtre de la ville, dont la façade arbore divers écrans affichant des visages filmés d’inconnus en noir et blanc. À l’intérieur, on laisse notre téléphone dans un petit casier et une fois un dernier contrôle passé, nous y voici. Difficile de comprendre ce qu’il faut faire, dans ce grand hall sur plusieurs étages. Une musique électronique se fait entendre en fond sonore, se mêlant avec le bruit des dizaines de convives. Devant nous, une grande réserve derrière des barrières, avec des boîtes de conserve et autres denrées et matériels sur des étagères en métal. Une femme semble inspecter les étagères, sans plus. On monte et on arrive au bar du bâtiment qui accueille beaucoup de monde. Les gens boivent et mangent des plats russes dans des tasses et assiettes en fer, assis ou debout, discutant. Sur les différents niveaux où s’étend cet espace, plusieurs personnes bien habillées scrutent la scène, immobiles. Ce sont des mannequins en silicone hyper réalistes, qui, nous l’apprendront, représentent les acteurs des films. Leur quiétude au milieu du brouhaha et de l’agitation et leurs habits surannés créent immédiatement une atmosphère étrange, un décalage entre des corps bruyants et excités et d’autres, ancrés et calmes, d’une sérénité perturbante. Ils sont chez eux, après tout.

Les gens s’agglutinent devant le bar pour être servis, les employés en combinaison courent partout. On ne sait pas bien où on commande, où on paye. Tout ça semble compliqué, on est encore un peu renfrogné avec en tête l’idée qu’on ne restera pas longtemps alors autant aller faire autre chose. En passant une porte menant vers «Body/Corps», on se retrouve dans une cage d’escaliers aux murs en béton nus, un peu plus calme que le reste des halls par lesquels nous venons de passer. Après quelques dizaines de marches grimpées, un agent de sécurité planté au milieu de la cage d’escalier nous invite à entrer dans la partie nommée « Communisme ». Il s’agit d’une succession d’une cuisine-salle à manger et d’une succession de petits appartements, qu’on soupçonne avoir pris place dans les habituels bureaux du Théâtre de la Ville. Ce lieu de vie est composé de mobilier qu’on suppose daté de l’époque soviétique. La table de la salle à manger est couverte d’un repas froid qu’on n’a pas débarrassé, des gens ont mangé ici il n’y a pas longtemps. Quelques visiteurs regardent ou discutent dans les salles. Une des chambres est fermée, ses rideaux tirés et en passant à côté on aperçoit juste quelqu’un remettre son pantalon en se relevant du lit… En restant un instant dans une des chambres, on peut se demander en effet à quoi bon tout ça. On voit certes un petit décalage féerique à regarder le Paris virevoltant des samedis soirs depuis la fenêtre d’une chambre soviétique des années 50, mais à part ça ? En prenant le temps de rester dans cette pièce, comme si on attendait que quelque chose se passe, on se rend compte que tout nous est accessible. Les tiroirs s’ouvrent et sont remplis, les flacons de parfums expulsent une odeur clairement d’une autre décennie mais dont on peut s’asperger si on veut. Sur un bureau, quelques papiers administratifs, un carnet et un encrier et sa plume. On se prend petit à petit au jeu de n’avoir aucune consigne, et prenant une feuille vierge qui traîne on se met à y écrire, ce que nous ressentons de cette soirée en l’occurrence. Il y a quelque chose de grisant, et on se rend compte au fur et à mesure des personnes qui passent qu’on est petit à petit en train de rentrer nous aussi dans cet univers, on prend plaisir à ce que les gens ne sachent pas vraiment ce qu’on est en train de faire.

On va ensuite jeter un œil au dernier étage, réaménagé en salle de projection. À notre arrivée, une employée nous demande quelle langue nous parlons et nous donne un téléphone avec des écouteurs. Nous nous installons alors discrètement pour regarder le film qui est projeté. Dans nos oreilles, la traduction se fait à la russe : par une seule personne, traduisant les phrases sans volonté de synchronisation et toujours sur le même ton monotone, afin d’uniquement transmettre le sens et de laisser place aux sonorités de la version originale. À l’image, on assiste à un grand banquet en l’honneur d’un des participants qui vient de recevoir une médaille. Rien ne presse, le rythme est celui des conversations, mais l’ensemble est intriguant. Les scènes se succèdent et nous font suivre un des convives dans la presque intimité de son appartement partagé, puis soudainement ce dernier se retrouve interrogé par des agents du KGB, sans qu’on sache bien sur quoi. L’envie ne manque pas de continuer à regarder le film, mais il reste beaucoup de choses à voir et l’heure tourne. Se promener à nouveau dans DAU prend à présent une allure différente.

On garde en nous un peu de la temporalité si particulière du film et on se surprend à en recroiser les acteurs dans les couloirs du bâtiment, soit en chair et en os, soit en silicone. En retournant au bar, on se rend compte d’un autre facteur perturbant de cette grande machine : à chaque fois qu’on va faire quelque chose et qu’on revient à un endroit par lequel on est passé, même moins d’une heure plus tard, l’entièreté de l’équipe de l’endroit a changé. Au bar on retrouve d’autres visiteurs croisés plusieurs fois déjà, avec qui on fait un petit débrief ne concluant que sur le fait qu’on ne comprend rien au fonctionnement de ce lieu. Les serveurs semblent être dans un état alternant entre l’extrême fatigue et l’excitation jouissive. L’un d’entre eux se moque gratuitement et étrangement de notre voisin, tandis que nous repartons avec deux doses de vodka pour le prix d’une, soit.

L’errance reprend. On se rend compte que la dame qui inspectait les stocks à l’entrée est en fait elle aussi un mannequin, puis on descend plus profondément pour accéder à la salle de visionnage des rushs. On nous donne un numéro et on se perd dans une forêt de cabines brillantes jusqu’à trouver la nôtre, où l’on reste plus d’une heure à piocher parmi les 700 heures de rush du tournage. Un dernier tour, en passant par « Gods/Dieux », la grande salle de spectacle du Théâtre de la Ville complètement dénudée de son confort habituel n’offrant qu’un grand édifice de pierre aux allures de temple archaïque, où la scène n’a pas de plateau mais un miroir incliné nous permettant de voir à l’envers une grande salle servant de coulisses et d’entrepôts à costumes à l’équipe de l’événement, qui semblent préparer quelque chose. En continuant, on croise une petite porte dans un couloir restreint. Rien n’incite à l’ouvrir mais elle n’est pas fermée et nous fait arriver dans une salle remplie de mannequins dans diverses mises en scène. Dans la même salle, une autre porte, qui mène sur un atelier où sont assemblés les mannequins. De la lumière, mais personne. Si la présence de ces clones inanimés ultra réalistes est déjà pesante, le fait qu’un d’entre eux bouge les yeux vers nous à notre arrivée dans la salle ne détend pas l’atmosphère, ni même le fait de voir une multitude de ses semblables à moitié démembrés autour de lui. Tandis que le mannequin continue à bouger les yeux grâce à un système mécanique, on se demande si cet atelier est un véritable lieu de travail pour l’équipe où il est normal de ne croiser personne à 4 heures du matin, ou si c’est une autre mise en scène tordue. Impossible de savoir.

Mannequins dans « Gods », initialement grande salle du Théâtre de la Ville. ©Hyle1905

Les heures qui suivront se dérouleront au Théâtre du Châtelet, devant lequel on voit Khrzhanovsky arriver aux alentours de 5 heures du matin avec une cohorte de suivants et où l’on croisera une amie travaillant sur l’événement avec laquelle on flânera dans les couloirs aussi anxiogène que festifs à cette heure-là où les seules activités encore disponibles tournent autour des deux bars du bâtiment. « On prend ça comme une grande teuf », nous dit-elle. On verra en effet comment les employés eux-même s’amusent et tordent le fonctionnement du lieu selon leur bon vouloir, jouant au chat et à la souris avec leurs responsables russes. « Orgazm », le bar donnant sur la terrasse du Châtelet, accueille une dernière fête où se regroupent les derniers survivants de la soirée. On y trouve les visiteurs qu’on a déjà croisés, Khrzhanovsky et ses assistantes le suivant à la trace avec un téléphone caché dans un livre ancien, les acteurs des films, etc..

En parlant avec un des acteurs, scientifique russe vivant en France, ce dernier nous dit que la mauvaise couverture de l’événement est surtout due à une russophobie ambiante en Occident, que tous les participants s’amusaient avec le dispositif et allaient selon leur bon vouloir s’y montrer en faisant des choses extrêmes pour le plaisir les voir filmées. La majorité des personnes restantes se trouvent être des employés, dont on ne sait pas vraiment s’ils sont en service ou pas, mais qui restent pour faire la fête jusqu’à un magnifique lever de soleil sur Paris et le Théâtre de la Ville, qui nous fait nous dire qu’on a bien fait de venir rien que pour ce spectacle. Après une dernière gorgée de kvass, on terminera cette nuit singulière en regardant un dernier bout de film (Anatoli Vassiliev et Theodor Currentzis discutant inlassablement de la place de Dieu dans la vie avec un employé nettoyant une vitre derrière eux et attirant bien sûr toute l’attention des caméras) dans une salle qu’on a rejointe en se repérant grâce au mystérieux plan reçu à l’entrée, et qu’on arrive désormais à lire.

Couloir du Théâtre du Châtelet, correspondant à la zone “Orgazm”. ©Martin Mendiharat

Que retenir de DAU à Paris ?

DAU a fermé ses portes parisiennes il y a deux mois, laissant un sentiment plus que mitigé après son passage. Pour beaucoup, tout cela n’était qu’une vaste arnaque. Il serait complexe de leur donner complètement tort. Les multiples problèmes de l’ouverture de l’événement impliquent en effet que le contrat n’a pas été respecté pour de nombreux spectateurs. Ensuite, le vaste spectre recouvert par la communication offensive de l’événement voulant correspondre à la protéiformité de l’expérience proposée a créé une multiplicité de natures d’attente chez les divers visiteurs. Des natures d’attentes qui, si elles restaient cloisonnées individuellement, pouvaient en effet aisément mener à une expérience décevante. Les personnes venues faire la fête ne pouvaient que se demander ce qu’elles faisaient dans ces endroits où erraient des visiteurs sans vraiment savoir ce qu’ils faisaient, et où les lieux visiblement spécifiquement dédiés aux festivités nocturnes n’étaient que les deux bars du Théâtre du Châtelet. Les quelques événements musicaux semblaient aussi ponctuels que confidentiels, expérience en rupture avec l’immédiateté souhaitée et proposée dans les mondes de la nuit. Celles et ceux venant participer à une expérience de théâtre immersif (terme de plus en plus à la mode pour qualifier des expériences spectaculaires dans des espaces où spectateurs se mêlent aux acteurs/performeurs, dans un secteur de marché se plaçant souvent entre l’escape game et le théâtre de divertissement privé) se sentent également vite délaissés par l’aléatoire du rythme de vie des performeurs vivant dans l’installation et surtout par le fait précis qu’ils y vivent plus qu’ils ne s’y montrent, et ne cherchent donc logiquement aucune une forme d’inclusivité du spectateur dans ce qu’ils font (d’autant que la majorité sont russophones, ce qui n’aide pas les visiteurs qui ne le sont pas). Les goûts divergent, mais on peut comprendre les limites de l’expérience à uniquement entrevoir la vie de ces inconnus.

Pour les visiteurs venant découvrir une exposition, certes le lieu propose une esthétique travaillée et générant une atmosphère d’étrangeté palpable entre ses reconstitutions soviétiques, son bar à l’esthétique porno et autres espaces plus psychédéliques, les couloirs et escaliers aux murs nus où ne figurent que les inscriptions aux allures mystiques servant de cartographie dans DAU et surtout les mannequins hyper-réalistes des personnages des films disséminés partout dans l’installation se confondant avec d’autres visiteurs ou les vraies personnes figurant dans le film se promenant également. Mais l’on peut également entrevoir les limites de ce seul aspect qui peut vite se montrer artificiel et n’approfondissant guère plus que cette dite étrangeté suscitée. Les quelques œuvres soviétiques prêtées par le Centre Pompidou dispersées dans l’installation ont également en soi leur intérêt mais pourraient surtout avoir l’air de faire-valoir et de caution artistique conventionnelle de l’ensemble. Les cinéphiles venant pour découvrir les films pourraient être les seuls dont l’attente serait comblée, tant l’ensemble tient précisément autour des films, mais les partis-pris de communication de l’équipe de production ont fini par en faire oublier l’importance centrale.

La marque de fabrique autoattribuée de DAU, à savoir son aspect indéfinissable et piochant à son gré dans son image extérieure dans tous les pans du mot « Culture », aura ainsi pu être une balle dans le pied que s’est tirée l’œuvre, et peut-être même dans le pied des spectateurs. En effet, en entretenant le flou de son contenu, cette posture a eu le mérite d’attirer une multiplicité de spectateurs (ce qui, en soi, pourrait être louable), tout en ayant une posture de désengagement total concernant ce qu’il se passe une fois le billet pris. Que ce soit du côté de l’artiste, soit, il peut présenter son œuvre et laisser pleine liberté de réception, au demeurant ce schéma est plus enviable que l’inverse. Mais ce qui est notable ici, c’est que cette posture s’étend à l’ensemble des niveaux de production de ce qu’a pu être DAU Paris, comme le souligne Mouvement sur le sujet : « Quand on prend un ticket pour un safari, on ne vient pas se plaindre parce qu’on n’a pas vu un éléphant ! »1, argue Ruth Mackenzie, directrice du Théâtre du Châtelet, à propos du mécontentement des spectateurs ayant pris leur billet pour assister à la première semaine de l’événement qui n’était alors pas du tout prêt et qui ont payé le même prix que ceux qui l’ont vu abouti, c’est-à-dire au moins deux fois plus grand et à peu près en état de marche.

Recto de la carte de DAU

Pour en revenir à la notion d’attente, il est ainsi intéressant de relever que DAU se présente comme une œuvre qui déçoit quasi systématiquement toute attente. Il semblerait que pour l’apprécier, il faille y entrer sans rien n’y chercher de particulier, et accepter d’y errer, si possible plusieurs heures, pour aller à la rencontre de l’œuvre à sa manière et y vivre sa propre expérience. Le fait de commencer cette exploration seul semble également important, afin de ne pas avoir d’attente mutuelle, de précipitation dans l’errance par peur de l’ennui de l’autre. Il s’agit d’expérimenter une rupture avec les rapports habituels et arbitrairement construits par la société occidentale contemporaine au temps, à la rencontre, et peut-être même à la consommation culturelle. On se promène dans cette gigantesque installation, on y mange, on y boit, certains y dorment même. Le rapport au film est similaire : ces derniers étant diffusés en continu et se basant sur un rythme très lent, on peut pleinement arriver en plein milieu d’une projection, s’installer et s’accrocher aux wagons. On sent qu’à l’instar d’avec les acteurs de son tournage, Khrzhanovsky veut nous pousser à adopter une forme de quotidienneté dans son installation, et qu’une fois cette normalisation avec l’anormal qu’il propose faite, là commence la véritable expérience. Si DAU a pu être quelque chose, c’est la proposition d’une uchronie, c’est-à-dire d’un temps autre. La première violence faite est celle du téléphone portable, enfermé dans un casier avant de nous permettre de rentrer dans les deux bâtiments, nous coupant de cette porte constante sur le numérique, sur les images de ce qu’il se passe ailleurs et sur le temps qui passe. L’amputation de cet appendice aujourd’hui indispensable, aussi simple cette opération soit-elle, est déjà un premier pas vers l’exercice d’un autre rapport au présent.

Ainsi le procès fait à l’œuvre de proposer une fétichisation de l’URSS par une tentative de fausse immersion dans ce qu’elle a pu être ne semble pas être une accusation très juste. Certes, la toile de fond est celle de l’URSS, mais c’est avant tout celle de la vie de Landau. On y trouve des espaces de vie composés de mobiliers russes qu’on suppose de la période que couvre l’œuvre filmique (1938-1968), mais il s’agit principalement de meubles, équipements et autres vaisselles usuels plutôt que d’une imagerie à la gloire du soviétisme, comme celle présentée dans l’exposition Rouge actuellement au Grand Palais (dont le merchandising, en revanche, ne manque pas de surfer sur l’esthétique soviétique). De même, à la vue de ce qui a été déployé comme réelle reconstitution de l’atmosphère stalinienne oppressive lors du tournage des films, il est clair que le but ne semble pas de proposer un voyage dans le temps au spectateur. Enfin, il est surtout important de noter qu’une importante partie des lieux n’a pas de lien esthétique avec cette période historique, notamment dans le Théâtre du Châtelet.

« Devant le cercueil du chef », tableau d’Isaac Brodsky, exposition « Rouge », au Grand Palais du 20.03 au 01.07

Ce facteur de l’uchronie, et le décentrement qu’il tente d’opérer chez les personnes y pénétrant, semble également être ce qui fait la force des films. On peut certes y voir un aspect de télé-réalité par son dispositif d’enfermement et d’observation, mais la méthode de prise d’image et le rapport qu’exercent les personnes filmées au fait de l’être semblent développer un tout autre schéma, qui s’entremêle avec le documentaire, la captation vidéo de performance et la fiction, qui de fait reste le genre le moins convoqué dans ces films bien qu’il semble en être l’apanage principal, du fait que les acteurs « jouent » des personnages, Lev Landau et ses contemporains et collègues. Le fait qu’ils n’aient rien à « jouer » de particulier en rapport avec les possibles personnalités des personnages qu’ils incarnent, et que cela ne définisse que leur place dans l’organigramme de la micro-société recréée et le nom par lequel on doit les appeler, met en tension la notion de « rôle » , d’autant plus dans une œuvre tournant autour du biopic, ne faisant correspondre ce terme qu’à son strict minimum usuel : une fonction dans un ensemble.

La superposition de cette apparence de fiction avec la nature réelle de ce qui est filmé, à savoir des discussions ou interactions plus ou moins spontanées entre les participants au projet, du moins induites de leur propre chef, génère un effet d’étrangeté fascinant. La photographie dirigée par Jürgens, produisant une qualité d’image plus proche d’un film d’auteur que d’un programme de TF1, contribue bien entendu à cette étrangeté. Les femmes et les hommes filmés jouent évidemment un grand rôle dans la singularité des films. Le dispositif du tournage leur permet d’avoir un rapport particulier à la caméra, de « jouer » au sens ludique du terme avec elle. Ils savent que les cameramen pourront surgir à tout moment dans leur quotidien, le feront de manière visible comme dans un tournage de fiction habituelle, et quand cela a bel et bien lieu, ils savent que chacun de leurs faits et gestes pourront être gardés pour l’œuvre et ont la liberté de s’amuser avec. Ils se mettent en scène eux-mêmes, ayant toujours la liberté d’interrompre la prise d’image s’ils le souhaitent. En immergeant ces acteurs non professionnels pendant un temps très long dans un quotidien uchronique, Khrzhanovsky pousse ses films dans le seuil indicible entre ce qu’on qualifie de « réel » et ce qu’on qualifie de « fiction », brouillant profondément la frontière que l’on pourrait établir entre les deux termes, allant même jusqu’à partiellement détruire cette dichotomie. Le terme de « fiction » s’émancipe ici de son boulet cloisonnant d’être rapproché du « faux », et se réaffirme ici plus que jamais comme un agencement d’éléments pour faire tenir une réalité.

DAU nous donne à voir certes des moments intenses et forts, comme des scènes d’interrogatoire, d’intimité privée ou de sexe (consenties donc, côtoyant en les dépassant allègrement les limites du porno, bien que nous ne connaissions pas le cadre de ce consentement), ressuscitant une des premières thématiques historiques et polémiques du cinéma voyeuriste, mais sublime surtout, par la large importance qu’ont ce type de scène, la discussion et l’exercice de production de pensée qui en découlent. En effet, il y a toujours de grandes chances qu’en fouillant dans les heures de rush mises à disposition, on tombe sur une discussion interminable entre deux (ou plus) protagonistes, sur des sujets aussi variés qu’ils peuvent être banals. Ces importances de la discussion et des temporalités longues se retrouvent déjà culturellement dans le cinéma russe, et elles sont maniées ici avec une radicalité débordant de nombreux cadres, dont celui de la durée même du film avec son début et sa fin, dont le système de diffusion en continu tend à faire éclater la suprématie.

Ce qui désarçonne à juste titre le spectateur occidental habitué à la poétique aristotélicienne comme registre de réception, qu’on entendra ici comme proéminence de l’identification des rôles et de la compréhension intellectuelle de l’action, c’est le fait qu’il est impossible de saisir l’ensemble de ce que peut être DAU. Non pas dans le sens que l’œuvre est si profonde que personne n’est apte à comprendre l’étendue d’un hypothétique travail virtuose de Khrzhanovsky, mais que DAU est une entreprise s’approchant de la micro-société à laquelle on est invités à venir se frotter, à entrer en contact, et si l’on en a envie, essayer d’entrer dans la danse. Toute « l’expérience » dont parle le cinéaste russe à propos de ce que vit le spectateur tient du rapport que ce dernier entretient avec l’entreprise gigantesque qu’il va rencontrer. Rencontre sur laquelle Khrzhanovsky essaie d’avoir une main à l’image de son rôle dans le tournage, composé de tentatives d’inclination, d’une autodescription de l’œuvre en cours comme étant une expérience sociale à la fois universelle, subjective et relativiste, et surtout de la conjonction entre les fantasmes qu’il projette et leur matérialisation concrète (cf l’abandon des « Dauphone » censés proposer un parcours personnalisé au spectateur dans son aventure, des « auditeurs actifs » souvent un peu perdus face à ce qu’ils doivent faire, le projet avorté de passerelle entre les deux théâtres). Des rendus bancals qu’on pourrait qualifier d’échecs, mais dont le geste de tentative et de démesure contribue tout autant à la dramaturgie de l’expérience proposée. Cette rencontre va donc de pair avec le fait qu’il est impossible de saisir le fonctionnement de cette entreprise qui se présente à nous, si tant estu qu’elle repose sur un fonctionnement cohérent. L’événement public de DAU n’est en effet que la partie émergée d’un iceberg qui se veut aussi fantasmé (toujours) qu’opaque.

En parallèle de l’entreprise de réalisation cinématographique en cours depuis 2008, DAU développe aussi un vaste réseau de rencontres et de conférences privées à travers l’Europe. Sur le même modèle que le recrutement des acteurs des films, il s’agit d’experts et de praticiens de tous horizons, de toutes nationalités, de toutes spécialités, de toutes orientations politiques. Ilya Permyakov (lui-même auteur d’une thèse sur la notion de « vérité vacillante » chez Heidegger et Celan) décrit DAU non pas comme une secte, mais comme une « cryptocommunauté », « comme pouvaient l’être l’Académie de Platon ou la cour de Rodolphe II ». Les rencontres qui ont lieu dans ce contexte sont organisées avec une rigueur précise portée à leur confidentialité et à l’anonymat de leurs participants, suivant le modèle de la Chatham House, règle anglo-saxonne permettant la création de dispositif de discussion libre et sécurisée pour les participants stipulant : « Quand une réunion, ou l’une de ses parties, se déroule sous la règle du chatham house, les participants sont libres d’utiliser les informations collectées à cette occasion, mais ils ne doivent révéler ni l’identité, ni l’affiliation des personnes à l’origine de ces informations, de même qu’ils ne doivent pas révéler l’identité des autres participants. »

Ces séminaires sont menés dans des lieux prestigieux, comme en Angleterre à la Chambre des Communes, la Royal Society ou encore les universités de Cambridge et Oxford, et réunissent des participants aussi prestigieux que polémiques sur des thèmes tout aussi sulfureux comme l’extrémisme ou la balance entre démocratie et sécurité. L’enquête du Monde indique ainsi qu’on y trouve : « d’anciens chefs d’État (Leonid Kravtchouk, président ukrainien de 1990 à 1994), des diplomates (Andreas Meyer-Landrut, deux fois ambassadeur de la RFA en URSS), des militaires de haut rang (le colonel Jack Pryor, qui dirigea la lutte contre le narcotrafic en Amérique du Sud pour l’US Army), d’ex-terroristes (le Britannique Adam Deen, djihadiste repenti), une foule d’avocats, d’universitaires, d’experts… Mais aussi plusieurs personnages de DAU, dont Vladimir Azhippo. »

Khrzhanovsky semble ainsi vouloir prolonger l’uchronie installée à Kharkiv qui permit ces moments d’intensité qui composent les films, en continuant à créer des cadres et dispositifs permettant des rencontres et échanges hors-normes qui ne pourraient avoir lieu « en temps normal ». On sait que les scientifiques du tournage ont continué leur travail de recherche à Kharkiv, ainsi qu’au Centre Pompidou, ce qui aurait donné lieu à des publications, mais il est impossible de connaître le contenu ou le sérieux scientifique des échanges de ces séminaires secrets. On pourrait postuler que leurs conclusions ne sont pas ce qui intéresse Khrzhanovsky, mais la tenue même des échanges qui y mènent.

On touche ici au cœur de la complexité publique de DAU, et peut-être à l’essence même de ce qui compose l’œuvre : un relativisme profond et constant. Tout y a sa place, des metteurs en scène internationaux aux néo-nazis moscovites, des physiciens de toute l’Europe aux chamans d’Asie centrale, des anciens agents du KGB à un ancien officier du Shin Bet, en passant par les services de renseignement israéliens. Un tel melting pot se réunissant autour d’une œuvre d’un artiste russe avec l’URSS en toile de fond ne pouvait qu’annoncer des scandales éthiques et politiques. Pour un public occidental, la posture d’un artiste convoquant tant de facteurs politiques dans une vaste expérience où la morale et l’image publique sont au cœur même des éléments poussés à l’extrême par les différents dispositifs pose évidemment de nombreuses questions sur la responsabilité individuelle et publique d’un artiste vis-à-vis de son œuvre. De vastes questionnements éthiques, philosophiques et artistiques qu’il ne s’agira pas de résoudre ici, mais dont nous pouvons isoler une des composantes : à qui appartient la responsabilité politique d’une œuvre ?

Agent de sécurité regardant par la fenêtre du bar « Orgy », 8 heures du matin. ©Anna Thausing

Certes, Khrzhanovsky et Phenomen Films sont à l’origine de l’ensemble de l’entreprise dont nous parlons ici et ils en sont moralement responsables. Cependant, cela engage irrémédiablement une liberté artistique dans leur processus de travail, pour laquelle signent les personnes qui y prennent part. Ces méthodes peuvent être moralement condamnables, et si abus il y a, doivent être portées devant la justice. Mais en ce qui concerne l’exploitation parisienne de DAU, des acteurs non négligeables entrent en compte et sont ceux qui permettent ou non à l’événement d’avoir lieu, à savoir les institutions publiques qui l’accueillent et/ou le soutiennent. C’est ainsi que des questions se posent sur la responsabilité de ces institutions, et plus précisément sur comment leur parrainage a pu être obtenu. En effet, pour ce qui est de Berlin, l’annulation de la tenue de DAU dans la capitale allemande a certes eu lieu suite au scandale du projet de reconstituer une partie du mur de Berlin, mais surtout du côté des pouvoirs publics en raison de l’opacité financière et administrative de l’événement. A Paris, l’organisation ne s’est pas plus éclaircie, mais a tout de même été autorisée et encouragée par la Mairie de Paris et son adjoint à la culture Christophe Girard. Cela pose de sérieuses questions sur le fonctionnement de la Mairie de Paris quant aux projets culturels qu’elle soutient et fait accueillir, et à la vigilance qu’elle peut avoir quant à leur réalisation. Des employés de l’événement parisien n’ont par exemple toujours pas été payés à la mi-mars, soit un mois après la fin de l’événement. Si le fait que le Centre Pompidou soit entré dans le projet par l’intermédiaire de Caroline Bourgeois, conseillère de la Fondation Pinault, montre que la réalisation du projet parisien est principalement le fruit d’un vaste travail de réseau – soit, les affinités électives propres aux milieux professionnels artistiques rendent irrémédiable ce ressort de production –, ce fonctionnement aurait pu avoir des conséquences bien plus graves que de soulever une énième fois les accointances de salon entre l’industrie culturelle privée et les restes malmenés, floués et complices des services publics de la Culture parisiens.

Christophe GIRARD, adjoint au Maire de Paris chargé de la culture. ©Yann Caradec

On sait en effet que l’ouverture initiale de DAU a été interdite par la Préfecture de Paris suite à une inspection d’hygiène et de sécurité. La situation bloque quelques jours pour finalement aboutir à l’obtention de cette autorisation et l’ouverture publique de l’événement. Le temps de mettre l’installation aux normes ? Visiblement pas selon un employé de l’agence de sécurité chargée de couvrir l’événement, qui soulignait entre autres l’absence visible par tous d’extincteurs dans l’ensemble des espaces ouverts au public ainsi qu’un départ de feu qui mis du temps à être maîtrisé devant l’un des théâtres suite à une cigarette jetée d’un balcon. On peut donc aisément conclure que ces jours de délai ont plus servi à passer des coups de téléphone qu’à trouver où placer les sécurités anti-incendie dans les bâtiments. La question se pose alors de savoir qui a permis qu’au final l’autorité préfectorale autorise la tenue d’un événement ne respectant pas les normes essentielles de sécurité.

Dépassant DAU, les conditions de réalisation de cet événement sont un synonyme assez inquiétant de l’état des politiques culturelles publiques de la capitale qui tendraient plus à se laisser séduire aveuglément par les jeux d’influence propres au marché de l’art qu’à la rigueur quant au bon déroulement, au sérieux et à la qualité des projets qu’ils soutiennent. DAU est significatif de ces événements culturels privés autorisés à prendre place dans des institutions publiques et à y faire ce qu’ils y veulent, jusqu’à piétiner la législation française pendant que leurs tutelles regardent ailleurs. Cette mise à disposition des infrastructures publiques, devant initialement servir avant tout le bien commun, aux événements privés, qui de fait n’ont pour objectif que de satisfaire leurs propres envies, pose déjà un problème politique. Mais n’y accorder aucune vigilance et y laisser s’y pratiquer diverses entorses au droit du travail et à la sécurité publique, alors que le rôle même de ces tutelles publiques est de pouvoir faire pression pour que ce genre de choses n’arrive pas est significatif d’un palier supplémentaire franchi dans le désengagement des pouvoirs publics dans la Culture au profit du bon vouloir des organismes privés en les laissant clairement n’avoir de comptes à rendre à personne. Une position que la Mairie de Paris semble adopter de plus en plus, tombant volontairement ou non dans le piège des fondations privées de milliardaires se voulant philanthropes.

DAU aura ainsi été, et est toujours, un projet-fantasme : celui de l’artiste n’ayant aucune limite de moyen. Cherchant toujours à dépasser les cadres qu’il s’installe lui-même, il prend la forme d’un vaste caprice aussi insupportable qu’intriguant. Scandaleux, il révèle les caractéristiques d’un présent culturel et politique. Un présent où la communauté commence enfin à ne plus tolérer que l’art se permette tous les vices et toutes les perversions intimes pour s’accomplir, une révolution ayant encore du mal à s’enflammer dans tous les domaines comme on peut le voir dans celui de la danse avec les scandales touchant Jan Fabre2 et d’autres chorégraphes sous le thème explicite « Pas de sexe, pas de solo ». Un présent en soif d’autres temporalités où les facteurs de rendement, de connexion et de maîtrise sur ce qui se passe sont mis de côté pour permettre à d’autres choses de surgir. Un présent aux allures nihilistes aussi, où parfois plus rien n’a grande importance. Un présent crépusculaire où les acteurs politiques hagards ne savent répondre aux nécessités de leurs responsabilités au cœur du combat constant entre l’argent privé et le bien commun. Et enfin, surtout, un présent aux individus en quête d’autres réalités et d’autres fictions.

1. CORLIN, Thomas, « DAU, la grande esbroufe », in Mouvement, n°100, avril-mai 2019

2. POIRÉ, Léa, JEAN-CALMETTES, Aïnhoa, DE LOGIVIÈRE, Jean-Roch, « Harcèlement dans la danse » in Mouvement n°100, mars-avril 2019

Édouard Louis : « Toutes les grandes littératures ont été des littératures de la réalité »

Copyright : Vincent Plagniol pour LVSL.

À l’occasion de la mise en scène au Théâtre de la Colline de son texte “Qui a tué mon père ?” LVSL a rencontré Édouard Louis. Éminemment politique, son œuvre possède une acuité particulière à l’heure des gilets jaunes. Aussi, cet entretien a été l’occasion de revenir sur le rapport entre les dominants et les dominés, le champ politique et ce que sa littérature comporte d’engagé. Entretien réalisé par Marion Beauvalet et Pierre Migozzi, retranscrit par Tao Cheret.


LVSL – Concernant votre pièce de théâtre, pourquoi avoir fait ce choix du passage de l’écrit au théâtre ? Ce monologue est-il selon vous un format adapté pour exprimer ce que vous aviez voulu dire en écrivant Qui a tué mon père ?

Édouard Louis – J’avais envie d’écrire un texte sur mon père. Il s’agit du point de départ du livre. Il y a quelques années maintenant, j’ai revu mon père, que je n’avais plus revu depuis que j’étais parti du petit village dans le nord de la France, duquel j’avais fui, pour me réinventer comme gay, comme écrivain à Paris. Je suis revenu vers mon père et, quand je l’ai vu, j’ai vu son corps totalement détruit. Mon père était pourtant quelqu’un de très jeune. Il n’avait pas de maladie importante.

J’ai eu envie d’écrire sur ce qui avait produit l’état de son corps et ce qui avait mené à cela, en ayant à l’esprit que c’est par sa place dans le monde, que c’est parce que c’est un homme des classes populaires qu’il a ce corps-là aujourd’hui. J’ai essayé d’écrire et je n’y arrivais pas, je butais sur l’écriture du livre. Et un jour, Stanislas Nordey a organisé une lecture d’Histoire de la violence au Théâtre National de Strasbourg, qu’il dirige.

J’y suis allé, et là-bas on s’est rencontrés, on a mangé ensemble – avec Falk Richter, d’ailleurs – et on a discuté. Il m’a dit que si un jour je souhaitais écrire quelque chose pour la scène, lui il aimerait alors beaucoup en faire quelque chose. Quand Stanislas m’a dit ça, ça m’a donné l’impulsion d’écrire ce texte sur mon père, justement parce que je ne trouvais pas la forme appropriée, que je ne trouvais pas le ton approprié.

J’ai alors écrit ce texte pour la scène, pour l’oralité. L’écrire me permettait aussi de trouver une autre forme pour parler des sujets dont j’avais envie de parler : la violence sociale, le racisme, l’exclusion, la domination. C’est comme cela que l’écriture du texte est partie.

“Le champ culturel a une manière très étrange de fonctionner : il s’agit de vous récompenser pour ne pas dire les choses.”

LVSL – Qui a tué mon père était donc secrètement une pièce de théâtre à l’origine ?

Édouard Louis – Oui, lorsque je l’écrivais je pensais au théâtre pour Stanislas. C’était très clairement un texte pour lui et pour la scène. Et même avant que je décide d’écrire pour le théâtre, je pensais déjà à cela. Quand j’ai publié En finir avec Eddy Bellegueule et Histoire de la violence, je parlais déjà des sujets dont j’avais envie de parler ; de la pauvreté, de l’exclusion sociale, du racisme, de l’homophobie, de la violence de la police, etc. Mais j’avais l’impression que très souvent, dans le champ culturel, beaucoup de personnes qui lisaient mes livres s’acharnaient à ne pas voir ce que j’essayais de dire, de montrer.

Le champ culturel a une manière très étrange de fonctionner : il s’agit de vous récompenser pour ne pas dire les choses. La meilleure critique qu’on peut vous faire, par exemple pour un film ou pour un livre, c’est qu’on vous dise que tout est suggéré, que rien n’est dit, que ce n’est pas du tout didactique. Il y a cette façon de valoriser le fait de ne rien dire. Le fait de ne pas s’affronter au monde social, à la réalité, à la violence. Pour écrire des livres qui s’affrontent pourtant directement à ces sujets-là, je ressentais toujours une sorte de frustration avec ces gens qui me disaient que mes livres parlent de violence sociale, de racisme, d’homophobie mais que ce qu’ils ont aimé c’est le style, la construction.

Je me suis dit que ce n’était pas anecdotique et que ça révélait cette façon du champ culturel de fonctionner. Et cette manière de toujours dénier cette réalité devant laquelle on est mis. Je me suis demandé comment il était possible d’inventer une forme littéraire qui empêcherait la lectrice ou le lecteur de ne pas ne pas voir ce qui est directement dit. La forme théâtrale m’a permis cela, de produire quelque chose de plus direct, de plus court, de plus confrontationnel.

Quelque chose qui met la lectrice ou le lecteur plus directement en face de ce qui est dit. Il y a aujourd’hui, et je l’ai beaucoup dit au moment de la sortie de Qui a tué mon père – c’était important pour moi –, beaucoup de stratégies qui sont mises en place dans le monde pour ne pas voir. De là, j’en suis vite venu à la conclusion que l’idée de littérature engagée est une idée qui n’est aujourd’hui plus suffisante. La littérature engagée telle que Sartre ou Beauvoir l’ont portée pendant leur vie. Car la situation dans laquelle on est n’est plus la même. Les livres ne sont plus censurés comme l’étaient les livres de Jean Genet et Violette Leduc ; des chapitres entiers coupés, qui ne pouvaient pas être publiés, des textes qui étaient empêchés d’exister. Or aujourd’hui, c’est possible de publier à peu près ce que l’on veut.

Si on a le droit de dire à peu près tout, à partir de ce moment-là les gens inventent des stratégies pour ne pas être confrontés à ce qui est dit. Il s’agit donc de se trouver une forme littéraire, poétique et esthétique qui va au-delà de cela. Quand Sartre parle de littérature engagée, il dit quelque chose comme « Je présente une réalité » – par exemple le racisme, par exemple la domination masculine –, « et au moment où je fais cela je fais appel à la liberté du lecteur ou de la lectrice car je le ou la confronte à la liberté de faire quelque chose ou de ne rien faire ».

Je me suis dit que c’est le contraire qu’il faut faire : ce n’est pas confronter la personne à la possibilité de voir ou de ne pas voir, c’est trouver une forme qui force la personne à voir ce que vous êtes en train de dire. Ce n’est donc pas produire un moment de liberté, c’est suspendre la liberté pendant un moment donné pour faire en sorte que la personne qui est en train de vous lire ne tourne pas la tête, ne détourne pas le regard. Pour moi, c’est l’idée d’une littérature de confrontation, qui viendrait après la littérature engagée. Je pense que le théâtre m’a permis cela encore plus que les romans.

LVSL – Effectivement, à moins de sortir de la salle, au théâtre ce que l’on voit et ce que l’on entend nous est imposé. C’était bien ce que vous souhaitiez, qu’on soit confrontés directement.

Édouard Louis – À partir du moment où on est face au texte, on doit s’affronter à ce que le texte dit. Et même si on n’est pas d’accord, le texte nous force à dire qui on est. C’est en finalité cela l’enjeu. Ce qui m’intéresse beaucoup, c’est quand il y a des réactions au texte de Stanislas qui disent que la pièce parle de la réalité, de la réalité sociale, alors que l’art n’a rien à voir avec la réalité sociale, que l’art c’est la fable, la narration, l’histoire.

Ainsi, même quand ils ne sont pas d’accord ils sont forcés à dire ce qu’ils sont vraiment. Pour moi, un geste littéraire important doit être comme un geste politique important : c’est un geste qui consiste à forcer les gens à dire qui ils sont. Un peu comme le mouvement des gilets jaunes qui force une partie des classes dominantes à dire qui elles étaient, à dire clairement tout leur mépris des classes populaires, leur haine des classes populaires, leurs pensées moqueuses, méprisantes à leur égard. Toutes les choses qui existaient déjà mais qui n’étaient pas dites.

Et tout d’un coup le mouvement apparaît et produit une sorte d’effet de psychanalyse sociale qui fait que les individus sont forcés à dire qui ils sont. Cependant je ne pense pas qu’un mouvement, un texte, une œuvre littéraire, un mouvement politique, un mouvement social puisse transformer tout le monde. Mais au moins il met dans une situation où l’on doit dire qui l’on est. À partir du moment où l’on voit qui les gens sont, il est plus facile de les affronter, d’affronter le monde. Il y a une dimension confrontationelle au théâtre qui est peut-être plus grande que dans un livre.

LVSL – Il y a une sorte de vérité profonde de votre texte qui émerge d’un coup et qui illustre ce que vous aviez pensé comme un texte de théâtre. Ce n’est plus seulement un écrit mais une parole qui est portée par un corps, une présence physique à laquelle on ne peut pas échapper.

Édouard Louis – Exactement, il y a quelque chose d’important dans le fait de confronter les gens à la réalité sociale, à la réalité mauvaise du monde.

LVSL – Peut-on considérer que la pièce est un prolongement de l’expérience de lecture originelle ou est-ce un rapport nouveau à l’œuvre, ou encore est-ce sa vraie existence ?

Édouard Louis – Il y a forcément une part d’interprétation puisque c’est une adaptation de Stanislas Nordey. Mais c’est ce que je voulais. Pour moi, il y a quelque chose de très beau, de presque poétique dans le fait d’être adapté par quelqu’un. Au moment où vous êtes adapté, c’est quelqu’un d’autre qui vient prendre votre histoire à votre place, qui vient porter votre histoire à votre place. C’est quelque chose que j’avais thématisé au moment de la sortie d’Histoire de la violence. Pour moi, il y a quelque chose de très émancipateur à voir son histoire portée par les autres.

Dans Histoire de la violence, je parle d’un viol, d’une agression sexuelle, d’une situation violente, et je raconte qu’après, quand je suis amené à devoir parler de cette histoire encore devant la police, devant des médecins, devant des juges, devant des avocats, qu’il faut en parler encore et encore, à ce moment-là je demande pourquoi est-ce moi qui doit porter cette histoire alors que je n’ai pas choisi de la vivre. Que j’ai le droit au repos. Il y a un droit presque ontologique et politique au repos.

“On devrait avoir une forme de droit fondamental à ne pas porter les souffrances qu’on n’a pas choisies.”

Je pense que, plus généralement, nous n’avons pas choisi ce qu’on a vécu dans nos vies, nous n’avons pas choisi les souffrances qu’on a vécues. On ne choisit pas d’être femme, on ne choisit pas d’être juif, on ne choisit pas d’être arabe, on ne choisit pas d’être gay. On devrait avoir une forme de droit fondamental à ne pas porter les souffrances qu’on n’a pas choisies. Si on pense en ces termes-là, on peut penser qu’il y a quelque chose de très beau quand quelqu’un vient porter nos histoires à notre place, nos souffrances à notre place, nos discours à nos places. Pour moi, c’est cela qui se passe au moment où je vois la mise en scène de Stanislas Nordey.

Je me dis : « Là, ce n’est plus mon problème, c’est le sien ». Évidemment, il a des interprétations différentes et des manières de penser et d’être, d’incarner le texte de manière différente, mais il y a quelque chose d’émancipateur dans le vol. Ce n’est pas un discours qui est très employé aujourd’hui. On a plutôt tendance à penser la violence de l’appropriation, la violence de parler à la place des autres, mais je pense qu’on peut aussi articuler cela à cette question-là, de penser les choses comme ça. Je me souviens que quand Thomas Ostermeiera adapté Histoire de la violence à Berlin, des gens l’avaient critiqué parce qu’il est hétérosexuel. Des gens avaient dénoncé qu’un hétérosexuel porte les problèmes d’un gay.

Moi j’avais répondu que ça ne me posait pas de problème. La question que je me pose est la vérité. Ce qu’il dit est-il vrai sur ce que c’est que d’être gay, sur la violence que les personnes LGBT subissent ? Ou est-ce caricatural, ou cela produit-il de la violence sur eux et sur elles ? La question pour moi n’est pas qui parle mais qu’est-ce qu’on dit. Est-ce du progrès et de l’émancipation ou est-ce du côté de la violence ? Cela devrait être un des seuls axes pour résoudre cette question.

LVSL – Si vous deviez écrire Qui a tué mon père aujourd’hui, écririez-vous la même chose avec le contexte des gilets jaunes ?

Édouard Louis – C’est difficile à dire, je ne peux pas savoir comment le projet littéraire se mêlerait à ce que j’essaie de faire, de penser. Ce qui est sûr, c’est que quand on écrit il faut savoir être interpellé par la réalité. Cela ne veut pas dire forcément écrire sur la réalité, sur exactement ce qui en train de se passer, mais se confronter au monde, confronter sa pratique artistique au monde.

Avant les gilets jaunes, avec Qui a tué mon père et mes livres d’avant, je me posais toujours cette question-là. Étant donné le corps de mon père, étant donné le niveau de violence sociale, étant donné le niveau de violence raciste envers les migrants et les migrantes en France aujourd’hui, étant donné ce que vit la communauté LGBT, je me demandais comment et quoi écrire par rapport à cela. Ce qui m’étonne beaucoup, c’est qu’il y a beaucoup d’auteurs qui écrivent sans avoir honte de ce qu’il se passe dans le monde.

“Comment peut-on ne pas être interpellé par le monde au moment où l’on écrit ?”

Il y a tout un pan de la littérature qui se consacre à une petite fraction de la bourgeoisie culturelle, qui parle de petits problèmes de la bourgeoisie blanche, culturelle, des villes. Je me demande toujours comment on peut écrire sur cela sachant ce qu’il se passe pour les migrantes et les migrants, sachant ce qu’il se passe pour les personnes LGBT, sachant ce qu’il se passe pour les Noirs en France. Comment peut-on ne pas être interpellé par le monde au moment où l’on écrit ? C’est pour moi un mystère. Cela me fait penser au début de La douleur de Marguerite Duras.

Elle reprend les notes qu’elle a prises pendant la Deuxième Guerre mondiale, qui parlent de la guerre, de la violence, du retour de l’homme qu’elle aimait, qui revient des camps de concentration. Elle a cette phrase très belle : « La littérature me fait honte ». Il faut savoir interroger sa pratique littéraire à partir du monde. Quand on y pense, tous les livres qui restent sont les livres qui ont fait cela. Claude Simon écrit sur la guerre, Marguerite Duras écrit sur la colonisation, Faulkner a écrit sur les pauvres blancs des États-Unis, etc. Pour moi, toutes les grandes littératures ont été des littératures comme ça, de la réalité.

LVSL – A la fin de Qui a tué mon père, vous faites du « name and shame ». Cela fait penser à ce que François Ruffin avait fait à l’Assemblée nationale, et qui lui avait été reproché par certaines personnes. Beaucoup de vos références sociologiques sont anglo-américaines. Avez-vous l’impression que toutes ces références sont bien perçues en France, tant dans le champ universitaire que dans le champ politique?

Édouard Louis – Je ne sais pas. Je sais que pour les gens qui lisent, la référence ne se pose pas de manière aussi frontale. Après, ce qui m’a beaucoup frappé, et je m’y attendais, c’est quand j’ai publié Qui a tué mon père et qu’on me reprochait de nommer des gens. On disait que c’était le retour des listes, que c’était violent. J’ai l’impression d’avoir dit cette phrase dix fois dans ma vie, mais c’est vraiment ici la perception différentielle de la violence. Les gens sont violents et, si vous les dénoncez, c’est vous qui êtes violent plutôt qu’eux.

C’est exactement ce qu’il se passait avec « Balance ton porc » ou « Me too ». Des femmes ou des personnes LGBT – majoritairement des femmes – dénonçaient des violences sexuelles. Or, ce qui était violent était de dénoncer et non pas les violences sexuelles elles-mêmes. En publiant Histoire de la violence et En finir avec Eddy Bellegueule, où je parlais en grande partie de la violence dans les classes populaires de mon enfance, où je parlais d’homophobes, de racistes, de personnes qui ont voté pour le Front National, je disais qu’à travers ces livres j’essayais de comprendre pourquoi.

Pourquoi les gens étaient racistes, pourquoi une grande partie des gens votaient pour le Front National, pourquoi il y avait de l’homophobie, et on me disait : « Ah mais tu essaies de comprendre, et si tu essaies de comprendre tu veux excuser alors qu’en fait, quand on est homophobe on est responsable, quand on est raciste on est responsable, quand on commet un acte de violence sexuelle on est responsable ».

Quand Qui a tué mon père est sorti et que j’ai parlé de la violence des décisions de Macron, de Chirac, de leurs décisions politiques et la manière dont elles ont impacté le corps de mon père, les mêmes personnes du champ culturel me disaient que c’était plus complexe que cela, que ce n’est pas de leur faute, qu’ils sont pris dans un système, que les décisions que prennent les femmes et les hommes politiques ne sont pas vraiment leurs décisions, etc.

Il y a un double système dans lequel il y a des excuses sociologiques pour les dominants, mais jamais pour les dominés. Les dominés sont toujours responsables et les dominants sont pris dans un système. Si vous dites, comme je l’avais dit à un moment avec Geoffroy de Lagasnerie dans un texte que j’avais publié avec lui, qu’au moment où il y avait eu la série d’attentats en France il fallait comprendre quel système était à l’origine de cela, on nous a attaqués en nous disant que nous voulions excuser les terroristes. Alors que moi, quand je dis que quand un gouvernement supprime une aide sociale cela produit une violence sur le corps des gens, le corps de mon père, on me rétorque que c’est plus complexe que cela.

L’idée de complexité est ici utilisée pour masquer quelque chose, pour ne pas penser. Une pensée complexe peut être une pensée qui mène à dire quelque chose de simple. Le travail demandé à Simone de Beauvoir pour pouvoir dire que la société est structurée par la domination masculine peut paraître simple, mais en fait le travail demandé pour mettre cela à jour est quand même quelque chose de complexe. Et on peut penser le contraire : plus les gens ont du pouvoir et plus ils sont responsables.

Avoir de l’argent, du capital culturel, du capital symbolique, du capital institutionnel c’est avoir la possibilité de faire des choses ou de ne pas faire de choses. Il y a une forme de misérabilisme des dominants, qui parviennent à faire croire aux autres que ce n’est pas de leur faute. Hier, après la pièce, je prenais un verre avec des amis dans un bar. On parlait politique avec le serveur, que l’on connaît. Il disait qu’il n’aimait pas Macron mais que, de toute façon, il ne peut rien faire. On voit bien que ce système bénéficie aux personnes qui ont le pouvoir, de faire croire qu’elles ne l’ont pas.

C’est très bizarre, cette fable du pouvoir, de faire qu’on n’a jamais le pouvoir. Il y a des moments dans l’histoire où l’on voit pourtant très bien qu’ils ont le pouvoir. Par exemple, quand Angela Merkel accueille un million de migrants en Allemagne. Tout le monde aurait dit que c’est impossible. Un autre exemple est Donald Trump, qui fait toutes les choses que l’on aurait pensées impossibles avant. Qui casse tout, qui prend toutes sortes de décisions possibles et improbables. C’est d’ailleurs assez inquiétant, cette idée que l’extrême-droite, ou la droite, a compris cela.

LVSL – Aller au théâtre, cela coûte de l’argent et en l’occurrence la pièce est plutôt jouée à Paris. En plus, dans vos livres il y a pas mal de référence à des auteurs, donc il faut un certain capital culturel pour y avoir pleinement accès. Les personnes que vous décrivez ne sont pas celles qui lisent vos ouvrages.

Édouard Louis – C’est un peu le paradoxe éternel. A partir du moment où vous écrivez pour les dominés, pour les gens qui sont la cible de la violence sociale, il y a toutes les chances pour que ces personnes-là ne vous lisent pas. Justement parce que la violence sociale les exclut du champ de la culture. Je pense qu’il ne faut pas renoncer à une forme d’exigence littéraire, une forme d’exigence théorique, à une forme d’exigence dans le propos quand on fait une œuvre, parce que la réalité est complexe et qu’elle a souvent besoin d’un discours assez complexe pour l’analyser.

Si l’on renonce à cette complexité, on renonce à analyser le monde. Et si on renonce à analyser le monde, on ne comprend pas comment il est et on ne le change pas. Je pense que Le deuxième sexe de Simone de Beauvoir a changé beaucoup de choses dans la vie de ma mère et justement parce que c’est un livre exigeant, qui repensait à ce moment-là tous les rapports hommes-femmes, les rapports du genre, de domination et de violence masculine. Peut-être que si Simone de Beauvoir avait essayé de faire un livre plus facile d’accès, cela n’aurait pas marché parce qu’elle n’aurait pas eu ce pouvoir d’analyse du monde social.

Après, pour ce qui est du prix, on peut toujours le voler ! (rire) Les libraires vont me tuer si je dis ça, parce que la plupart d’entre eux galèrent. Ce qui m’a beaucoup frappé c’est que beaucoup de gens qui ont lu Qui a tué mon père n’avaient pas lu les livres d’avant, qui étaient peut-être plus intimidants par leur taille tandis que celui-ci était fait pour la scène, donc plus petit. Ce sont des choses qui paraissent toujours trop triviales et pratiques, mais il faut toujours se poser cette question.

Le metteur en scène allemand Thomas Ostermeier dit toujours qu’il ne peut pas faire des pièces de cinq heures parce qu’il sait qu’il n’y a pas beaucoup de gens qui ont un travail dur et qui vont au théâtre, et que s’il fait des pièces de cette longueur-là il limite encore plus la possibilité pour ces gens-là de venir. Cela paraît presque anecdotique alors qu’en termes de rapports sociaux, de violence sociale, c’est très important.

Je m’en suis rendu compte avec Qui a tué mon père. Quand je vais manifester, quand je vais dans des mouvements sociaux, je vois des gens qui ont lu ce livre et pas les autres. La question du format des textes est donc aussi une question qui est importante car elle permet de s’adapter à différents publics. Je pense que Sartre, quand il écrit L’être et le néant, n’a pas le même public que quand il publie L’existentialisme est un humanisme. Ces questions-là ne doivent pas être trivialisées. Quand on est une auteure ou un auteur, on doit avoir cette responsabilité de pouvoir produire plusieurs types de textes pour avoir plusieurs types de publics.

LVSL – Votre création adopte les codes d’un art qui est quand même majoritairement à destination des dominants. Ou, du moins, celui d’un milieu socio-culturel aisé et urbain. Pensez-vous que ceux qui vous lisent comprennent nécessairement la dimension politique de votre œuvre et que cela agit sur leur conscience ?

Édouard Louis – Je pense que ce n’est pas tout à fait juste. Le théâtre, par exemple, c’est un lieu où des personnes viennent en groupes scolaires, donc il y a quand même des publics hétérogènes. En tous cas pas aussi homogènes qu’on ne le croit. Mes premiers contacts avec la littérature ont été des contacts par le théâtre, parce que le collège et le lycée m’y emmenaient. Tout à coup, je voyais et j’entendais des textes que je n’aurais jamais entendus ou lus parce que personne ne lisait dans ma famille. Et puis, comme je le disais, il y a une sorte de paradoxe duquel on ne peut pas sortir. Il ne faut pas poser les questions en ces termes-là.

Mais en même temps je crois qu’il est aussi possible de produire un art – cela peut prendre du temps – qui permette aux gens de se reconnaître. Je me souviens que, quand j’étais enfant, ma mère qui ne lisait pas de livres, qui n’a jamais eu la chance et la possibilité de faire des études, disait toujours qu’elle savait qu’Emile Zola était de son côté. C’était bizarre, mais quand je rentrais avec un livre de Zola à la maison, elle disait : « Ah, lui il était de notre côté ». Du côté de l’ouvrier. C’était des auteurs qui avaient réussi à créer des images qui faisaient que les gens se sentaient défendus, représentés, exister. Cela passe par plein de choses, notamment des interventions. Il y a beaucoup de gens qui m’écrivent et qui me disent qu’ils enseignent mes livres dans un lycée professionnel, en Picardie ou en région PACA.

Je pense qu’il y a beaucoup plus de canaux qu’on ne le pense pour la transmission des livres. Le fait que tout le monde ne lira pas un livre est un paradoxe indépassable et que je n’entends pas dépasser parce que personne ne le dépassera jamais. Il s’agit seulement d’essayer d’aller le plus loin possible dans l’adresse à un public auquel d’habitude on ne s’adresse pas. Quand j’écris, je ne m’adresse pas au champ culturel. Je pense beaucoup plus aux mouvements sociaux, je pense beaucoup plus à mon père qu’à la critique que je vais avoir d’un grand journal. Si j’avais pensé en ces termes-là, je n’aurais jamais écrit Qui a tué mon père. Je me serais dit qu’on ne doit pas parler politique dans un livre, que la littérature n’est pas la politique. C’est d’ailleurs une critique que j’ai eue.

LVSL – Pensez-vous que cette dimension politique est comprise ? Est-elle comprise mais ignorée ou pensez-vous que finalement, notamment sur la jeunesse, elle a une certaine emprise, que votre littérature participe à une prise de conscience ?

Édouard Louis – Ce n’est pas à moi de le dire parce que ce serait arrogant. Je suis allé plusieurs fois à la pièce de Stanislas, et je vois bien que la réaction d’un public jeune est différente de celle d’un public plus âgé. Les jeunes se sentent plus connectés. Il y a aussi des gens plus âgés qui sont réceptifs au texte – je ne crois pas du tout à la valeur absolue de l’âge. Je pense par exemple que Bernie Sanders est politiquement beaucoup plus jeune que plein de gens jeunes biologiquement qui sont à La République En Marche ! et qui ont des idées thatchériennes, des années 80.

Je pense que très souvent la littérature est en retard sur les autres arts. Quand j’ai commencé à créer Qui a tué mon père, je me suis demandé ce que ça voudrait dire d’écrire le nom de Macron et de Sarkozy dans un livre. C’est vrai que ça me gênait aussi un peu. Je suis comme beaucoup de gens, je suis pris dans un état du champ et des idées de ce que doit être une œuvre littéraire. A ce moment-là, j’écoutais beaucoup de rap et je me suis dit qu’en fait, quand on pense au rap, c’est quand même un genre musical qui n’a pas peur du présent. Il parle du présent, le plus instantané, le plus urgent.

Je me suis demandé pourquoi la littérature ne le faisait pas. De la même manière que des écrivains comme James Baldwin ou Toni Morrison qui ont été influencés par le jazz. A un moment, toute une partie de la littérature américaine a été influencée par le jazz. C’est important, ces moments où la littérature se connecte à d’autres arts. Je me suis dit que si le rap le faisait, pourquoi la littérature ne pouvait pas ne pas le faire. Cela m’a donné un sentiment d’autorisation, de m’intéresser à ce que font d’autres formes d’art. Il y a un paradoxe qui est qu’à la fois c’est un livre qui peut être considéré comme très politique, mais en même temps il y a eu une forme de surpolitisation de ce livre à sa sortie.

Moi, ce je voulais dire, c’est qu’une décision de Macron, de Sarkozy, ou une non-décision, fait partie de l’histoire intime du corps de mon père autant que son premier baiser, autant que la première fois qu’il a fait l’amour. Qu’une aide sociale en moins, que 5€ en moins qui l’empêchent de se nourrir correctement, qui aurait pu interrompre cela à part Macron ?

En France, dans un régime assez pyramidal, il y a peu de gens qui auraient pu bloquer cela et faire que ça n’arrive pas. Ce que je voulais montrer, c’est que tout ceci fait partie de la vie intime de son corps. Ce n’est pas grave si dans cent ans on ne sait plus qui est Macron ou Sarkozy. Peu importe, au fond, car c’est l’histoire du corps de mon père.

Et l’histoire du corps de mon père a été déterminée par des rencontres avec des gens, des rencontres non-choisies avec des politiques qu’il n’a pas choisies. Je montre cela dans le livre. On n’est pas obligé d’avoir connu Raskolnikov pour pouvoir lire Crime et châtiment de Dostoïevski. Ce n’est pas l’enjeu. Ce qui m’importait était de raconter une histoire. Si on surpolitise le livre, on oublie alors son principe même, qui est d’intégrer la politique comme une dimension intime de mon père.

LVSL – Vous évoquez beaucoup l’auto-persuasion au sein des classes populaires. On le voit notamment dans la séquence de Noël, où votre père dit qu’il n’aime pas Noël, qu’il n’aime pas les cadeaux, mais que vous comprenez des années plus tard qu’il s’est préparé à détester la joie et le bonheur, comme si cette dimension politique qui le broie, qui va lui broyer le dos après, était quelque chose qui le faisait s’auto-convaincre que c’est son choix s’il n’est pas heureux.

Édouard Louis – Exactement. Dans le monde de mon enfance, et chez les gens des classes populaires en général, l’illusion de liberté est une des plus grandes violences. L’illusion qu’on est libre, qu’on peut faire ce que l’on veut, que l’on est maître de son destin fait qu’à la fin la vie qu’on nous a imposé, que le monde nous a imposé, nous appartient et qu’on a tout décidé. Alors qu’il est en fait beaucoup plus émancipateur de se dire que l’on n’est pas libre et qu’il faut se libérer. Pour moi, tous les mouvements sociaux – le mouvement féministe, le mouvement antiraciste – c’est ce geste-là qu’ils ont posé.

“La domination sociale fait justement qu’on est dépossédé de la manière de comprendre des choses, et c’est l’enjeu même de la violence sociale.”

On dit qu’en tant que femme vous êtes aliénée, qu’en tant que gay vous êtes aliéné, qu’en tant que noir vous n’êtes pas libre et qu’il faut se libérer. C’est pour cela que j’ai toujours été très méfiant et même hostile à toutes les formes de philosophie d’exaltation du peuple, dont on trouve une forme des plus contemporaine chez Rancière, qui consiste comme ça à exalter la liberté du peuple, la liberté des classes populaires, etc. alors qu’en fait je me rends compte que chez ma mère et chez mon père, dont je pensais qu’ils étaient libres, c’était une des manières de ne pas se libérer. Mon père pensait que tout ce qu’il avait fait il l’avait choisi. Que l’usine était son choix, qu’être meilleur était son choix, qu’arrêter l’école était son choix, alors qu’en fait c’était la société qui lui avait imposé tout cela.

Cette exaltation de la liberté, cette forme d’égalité dans les connaissances en soi, cela me paraît violent. Parce que ce n’est pas vrai, il n’y a pas d’égalité dans les connaissances. La domination sociale fait justement qu’on est dépossédé de la manière de comprendre des choses, et c’est l’enjeu même de la violence sociale. Dans le village de mon enfance, comme je le dis toujours, on pensait que c’était l’épicière du village qui était une grande bourgeoise, on pensait que c’était elle la privilégiée. C’était l’équivalent de la mère d’Annie Ernaux. Pour moi, Annie Ernaux c’était une bourgeoise. Vous imaginez ? Comment pouvez-vous construire une analyse du monde social si votre vision du monde social est aussi biaisée.

Nous n’étions jamais allés à Paris, nous n’étions jamais allés dans une grande ville. Plus je me suis éloigné du monde mon enfance, et plus j’ai eu affaire à différentes sphères, différents mondes du monde social. Je me suis alors dit que le monde social est infini. Je suis arrivé à Amiens et j’y voyais des enfants de professeurs du secondaire : j’avais l’impression que c’était l’immense bourgeoisie par rapport à mon enfance. Et puis après, je suis arrivé à Paris et là j’ai vu les enfants d’architectes à l’École Normale Supérieure. Et puis après, je suis allé à New York et j’ai vu des personnes qui ont une maison entière dans les quartiers chics de New York.

Dans  ma trajectoire, j’ai ressenti comme ça une forme d’étonnement à constater que le monde social est sans fond et que les inégalités sont sans fin. Quand vous êtes enfermé dans un village depuis plus de dix générations, comment voulez-vous pouvoir percevoir cela ? Il n’y pas d’égalité de compétence. Non, il y a une violence sociale qui fait que vous êtes privé d’un certain nombre de choses. Cela me semble beaucoup moins radical de dire cela que d’adopter une posture bourgeoise qui consisterait à dire qu’on est au fond tous à compétences égales et qu’il y a juste des compétences qui sont valorisées plus que d’autres. Non, moi je ne le crois pas et je pense que c’est très violent de dire cela. Cela participe de l’exclusion sociale.

LVSL – On voit avec le mouvement des gilets jaunes qu’il y a un peuple, qui vient de tout en bas, qui s’est dressé et qui a amené avec lui des classes qui étaient un peu au-dessus, des classes populaires voire même la classe moyenne, paupérisée. Il y a donc tout un peuple qui s’est dressé contre un État qualifié de macronien, d’État voyou, d’État corrompu. Il a nommé à sa façon l’oligarchie et, aujourd’hui on voit aussi qu’une jeunesse se dresse pour le climat et réclame la justice climatique. Il y a ainsi deux blocs sociaux extrêmement importants qui se placent contre l’oligarchie. Pensez-vous que ces deux mouvements peuvent se joindre ou y a-t-il un antagonisme générationnel qui pourrait servir l’oligarchie en divisant ce peuple ?

Édouard Louis – Je pense que tous les moments où l’on a parlé de convergence des luttes, c’était plus de la synchronisation plutôt que de la convergence. C’est ce qui se passe aujourd’hui. Chaque mouvement permet à d’autres d’émerger. Chaque mouvement incarne la possibilité de se soulever. Un mouvement porte toujours deux choses : à la fois ses revendications – sociales, féministes, sexuelles, etc. – et l’image de la possibilité d’un mouvement social. Au milieu du XXe siècle, le mouvement LGBT n’aurait pas été aussi fort sans le mouvement antiraciste, par exemple. Chaque mouvement porte avec lui la possibilité d’un mouvement.

On ne peut donc qu’espérer cela : la synchronisation des mouvements, la multiplication des luttes. Il y a le mouvement Justice pour Adama, il y a les gilets jaunes, il y a le mouvement climatique, etc. Chaque mouvement porte la possibilité de l’autre. On ne peut pas se sentir concerné par tous les mouvements, c’est humainement impossible. Si on disait qu’on se sentait concerné par tous les mouvements, on commettrait déjà un geste de violence sociale en pensant que l’on sait tout. Le principe de l’histoire des mouvements sociaux, c’est toujours la recréation de nouveaux mouvements sociaux, qui émergent de manière inattendue. On ne peut pas faire partie de tous les mouvements sociaux car on ne peut pas tous les connaître, il y en a toujours qu’on ignore.

Moi, j’aurais envie de participer à tout. Quand on est une personne de gauche, on est toujours confronté à cela, au fait qu’on voudrait toujours faire plus. On voudrait être à la fois avec les migrants, à la fois avec les SDF, à la fois contre les violences policières, à la fois avec les antifascistes, à la fois dans le mouvement féministe, etc.

“Plus les mouvement sont spécifiques et plus ils sont puissants.”

Mais on ne peut pas être partout. En revanche, on peut porter un mouvement si loin qu’il peut provoquer l’émergence d’autres mouvements. Quand j’écris Qui a tué mon père, j’étais déjà dans le comité Adama et cela a fait partie de ce qui m’a donné de l’énergie pour écrire ce livre. J’ai vu ce que portait le comité, la puissance au sein de ce mouvement. Je m’en suis imprégné. Je ne crois pas du tout aux mouvements qui essaient de tout synchroniser. Par exemple, une partie du mouvement féministe dit qu’il faut combattre et l’impérialisme, et le capitalisme, et le racisme, etc.

Ces mouvements qui essaient de tout faire font, je pense, à la fin pas grand-chose. Plus les mouvements sont spécifiques et plus ils sont puissants. Assa Traoré dit qu’elle se bat pour son frère, qu’elle se bat pour la justice de son frère. Et qu’à partir de là elle critique ce qui se passe pour les Noirs et les Arabes dans les banlieues, les violences policières, les scènes de ségrégation. Son mouvement est avant tout celui de son frère.

Je pourrais dire que, parallèlement, mon mouvement c’est celui du monde de mon enfance, des classes populaires, de mon père. J’écris Qui a tué mon père, pas « Qui a tué la classe ouvrière », « Qui a instauré le capitalisme », « Qui a instauré le néolibéralisme », etc. Si c’était possible, de résoudre tous les problèmes d’un seul coup, je serais le premier à vouloir cela. Quand on essaie de tout mettre ensemble, à la fin c’est toujours la même chose. Il y a une cause qui s’impose et les autres deviennent périphériques.

C’est beaucoup ce qui a été dit dans le mouvement antiraciste en France : « Venez dans le mouvement social général et on parlera aussi de ça ». Mais finalement on n’en parle jamais, on le fait à la toute fin du meeting, lorsqu’il ne reste plus que deux minutes pour parler. Alors que si on s’axe sur des luttes beaucoup plus spécifiques on permet l’émergence de pensées spécifiques et l’émergence d’autres mouvements. Plus il y a de mouvements et plus il y a de mouvements. C’est ça qui est beau, dans l’idée du mouvement social.

Houellebecq : autopsie d’un rire « jaune »

Presque quatre années jour pour jour après la sortie de Soumission, l’écrivain français le plus lu à l’étranger signe un nouveau roman, Sérotonine. Ce roman débute à Paris mais rejoint bien vite les lieux géographiques et fictionnels avec lesquels Houellebecq est le plus à l’aise. Ce livre, comme tous les autres, parle du Français moyen et provincial, désespéré dans un monde qu’il ne comprend plus. Celui-ci se concentre sur les agriculteurs, grands « perdants » de la mondialisation. La crise des « gilets jaunes » que traverse la France actuellement trouve un écho retentissant dans ce livre — peut-être, à ce jour, le plus lucide du grand écrivain qu’est Michel Houellebecq.


Il y a deux ans, un débat m’opposait à un autre rédacteur de LVSL [1]. Je soutenais que Houellebecq n’était qu’un parangon à la verve brillante de l’extrême droite. Il défendait une approche moins clivante : Houellebecq est un grand romancier, et lui associer des propos fascistes parce qu’il parle de situations que les Français redoutent est une facilité qu’il convient d’éviter. Je pense aujourd’hui que mon camarade avait raison. Le nouveau livre de Houellebecq, Sérotonine, vient de me le démontrer.

Houellebecq est un écrivain génial, non pas parce qu’il nous parle de la France, mais parce qu’il nous parle de la « sous-France » (souffrance) [2]. Dans Sérotonine, nous avons affaire à François-Claude, un quadragénaire consultant au ministère de l’agriculture. Il n’a pas d’enfants, ne désire plus sa compagne, et se remémore ses souvenirs heureux. Dans un ultime mouvement de résistance, quoique bien faible, il décide de quitter Paris et de partir sur les routes de Normandie.

Afin de pouvoir tenir émotionnellement, il se fait prescrire un nouvel antidépresseur, le Captorix, qui stimule une molécule naturelle apaisante : la fameuse sérotonine. Celle-ci est censée libérer par un neurotransmetteur ce que Houellebecq appelle ironiquement l’« hormone du bonheur ». Mais dans le monde houellebecquien, du bonheur, il n’y en a pas, il n’y en a plus.

Un monde agricole qui s’effondre

Florent-Claude Labrouste décide de disparaître sans donner de nouvelles à personne ; il s’étonne même de la facilité avec laquelle ceci est possible. Il rend son appartement, quitte son travail, change de banque et quitte Paris au volant de sa Mercedes G-350.

En miroir de la chute du protagoniste, c’est la chute de tout le monde agricole qui se dessine. Par un habile va-et-vient narratif, ses réminiscences de jeunesse se mêlent au récit. Alors qu’il souhaite revoir les personnes qu’il a aimées, desquelles il raconte l’histoire, il entreprend de leur rendre visite. Dans cet encastrement entre le passé et le présent, une fissure bien réelle s’observe, commune à beaucoup de Français : celle de la peur de l’avenir.

Parmi ses anciennes connaissances, Aymeric de Harcourt, un agriculteur aristocrate du Calvados, producteur de lait. Ancien camarade d’Agro [3], celui-ci voit sa production mourir à petit feu à cause des lois européennes d’une part, et de sa volonté de produire un lait bio et sans OGM d’autre part.

« et maintenant j’en étais là, homme occidental dans le milieu de son âge, à l’abri du besoin pour quelques années, sans proches ni amis, dénué de projets personnels comme d’intérêts véritables, profondément déçu par sa vie professionnelle antérieure, ayant connu sur le plan sentimental des expériences variées mais qui avaient eu pour point commun de s’interrompre, dénué au fond de raisons de vivre comme de raisons de mourir. »

Michel Houellebecq, Sérotonine, Flammarion, 2019, p. 87

Par les yeux de Florent-Claude, Houellebecq critique ici les conditions déplorables d’un élevage de poules, là-bas des élites européennes qui votent des lois qui tuent l’économie agricole sans même essayer de les comprendre. Mais les élites européennes ne sont pas les seules coupables, les fonctionnaires et consultants qui sont les témoins quotidiens de ces atrocités contre les animaux et qui voient bien qu’un monde est en train de périr sont dépeints comme des complices. Florent-Claude lui-même voit son expertise et son jargon technique moqués par l’auteur. Il se réfugie derrière des formules toutes faîtes, des concepts qui sont censés expliquer pourquoi des gens, des animaux, doivent souffrir ; et ce, avec un aplomb criminel.

D’ailleurs, des agriculteurs se suicident, n’en peuvent plus de cette situation. « On a un collègue de Carteret qui s’est tiré une balle, il y a deux jours. — C’est le troisième depuis le début de l’année. » (p. 239). Il y a une trahison de la promesse européenne : « l’Union européenne, elle aussi avait été une grosse salope » (p. 259) car « le vrai pouvoir était à Bruxelles » (p. 177). La PAC (politique agricole commune) mise en place par l’UE n’a été que mensonge et une manière de plus pour déposséder les agriculteurs de leur souveraineté et de leurs biens. Dans le monde houellebecquien comme dans le nôtre, le libéralisme torture et tue.

La critique du libéralisme

La critique aujourd’hui courante, presque facile, du capitalisme est davantage maîtrisée par Houellebecq que par les autres écrivains français. En effet, l’écrivain né à La Réunion s’attaque aux bases idéologiques du capitalisme, c’est-à-dire au libéralisme qui a permis son expansion. En peignant dans ses romans une classe moyenne, qui a pu croire au libéralisme philosophique, sexuel et économique, Houellebecq montre dans quelles solitude et misère celle-ci s’est retrouvée, sans futur ni passé vers lequel se consoler.

En citant des objets de notre quotidien (Carrefour City, Mercedes, Jack Daniel, Pornhub, etc.), Houellebecq ne nous confie pas non plus à un monde rassurant mais plutôt à un espace qui nous désoriente et nous menace. Au-delà de ce qui nous est connu, nous sommes mis face à un monde qui se fracture dans lequel les liens sociaux se délitent, les passions amoureuses se détruisent, les relations sexuelles se virtualisent et où le bonheur n’est qu’un simple concept.

« l’argent n’avait jamais récompensé le travail, ça n’avait strictement rien à voir, aucune société humaine n’avait jamais été construite sur la rémunération du travail, et même la société communiste future n’était pas censée reposer sur ces bases, […] l’argent allait à l’argent et accompagnait le pouvoir, tel était le dernier mot de l’organisation sociale. »

Ibid., p. 135

Ce que l’auteur lauréat du Goncourt en 2010 appelle le « verrou idéologique » du libre-échangisme (p. 251), c’est une capacité théorique et idéologique du néolibéralisme de donner tort à tout propos qui le critique. La clairvoyance de Houellebecq est telle qu’après avoir lu ses mots, on a l’impression de l’évidence et qu’il a pu mettre des mots sur des choses qui demeuraient informulées. De fait, que cela soit par les intellectuels commis de l’État, les chaînes d’info en continu, ou l’argumentaire extrêmement simple d’utilisation et rabâché toute la journée, la pensée critique de l’individu est « verrouillée ».

« qui étais-je pour avoir cru que je pouvais changer quelque chose au mouvement du monde ? »

Ibid., p. 251

La misère sexuelle

La critique de la société consumériste et libérale est une constante des livres de Houellebecq — surtout dans Extension du domaine de la lutte (1994) et Les particules élémentaires (1998). Si son œuvre s’intéresse évidemment aux aspects économiques [4], la critique du libéralisme est d’autant plus forte qu’elle a pour conséquence une misère sexuelle. Que cela soit dans Soumission à travers la femme à jamais fantasmée et jamais vraiment possédée qu’est Myriam, ou cette fois dans Sérotonine et la belle Camille, tous les protagonistes houellebecquiens sont prisonniers d’une femme en particulier et d’une sphère sexuelle en général qui, pire que de ne pas tenir ses promesses, n’en fait même plus.

Au début du roman, la concubine de Florent-Claude, la japonaise Yuzu, se rend dans des soirées libertines dans de beaux hôtels particuliers de l’île Saint-Louis. Elle se filme notamment dans des gang-bangs surréalistes, copule avec des chiens, alors que Florent-Claude rencontre des problèmes érectiles. Le Captorix qui provoque l’impuissance et la perte de la libido comme effets secondaires semble être l’avatar de la société libérale qui éloigne ses citoyens de la sexualité tout en les maintenant dans un état abruti de survie passive. Ailleurs, cette belle Espagnole châtain d’Al-Alquian, dans l’incipit, apparaît comme le souvenir d’un désir sexuel réprouvé, refoulé et comme une métaphore de la libido occidentale, mâle et contemporaine. Évidemment, le « retour du refoulé » est récurrent. Et la châtain d’Al-Alquian reparaît dans les rêves, et dans toutes les femmes que Florent-Claude croise ou se remémore. Aymeric non plus ne parvient pas à retenir sa femme et ses deux filles qui partent avec un pianiste londonien. Les personnages sont renvoyés à leur triste condition de perdants, de loosers, de misérables contemporains.

Par ailleurs, la sexualité est vue comme une pulsion violente et animale, tout en se voyant superposer une dimension socialement construite. Les êtres humains sont non seulement contraints par leurs pulsions violentes de baiser tout ce qui bouge mais en plus, ce doit être nécessairement genré : des mâles avec des femelles.

« j’avais besoin d’une chatte, il y avait beaucoup de chattes, des milliards à la surface d’une planète pourtant de taille modérée, c’est hallucinant ce qu’il y a comme chattes quand on y pense, ça vous donne le tournis, chaque homme je pense a pu ressentir ce vertige, d’un autre côté les chattes avaient besoin de bites »

Ibid.,p. 159

Un autre article paru le 10 janvier dernier [5] évoque bien cette « compétition sexuelle » qui a lieu entre les citoyens qui ne sont in fine que des salariés abêtis : « La compétition sexuelle s’adjoint à la compétition salariale et devient un facteur déterminant pour la reconnaissance sociale et le bien-être de l’individu. »

Le « petit livre jaune »

Les agriculteurs sont dépassés par un monde inhospitalier, une société qui les confronte entre eux, des femmes qui les ignorent. Mais une brèche politique va peut-être s’ouvrir. Une révolte s’organise tant bien que mal avec le peu de gens qui croient encore au politique : la Confédération paysanne s’allie avec la Coordination rurale. Une autoroute est bloquée par des tracteurs, les paysans sont armés et attendent les CRS à couvert. Aymeric, « l’une des images éternelles de la révolte » (p. 258), personnifie ces agriculteurs qui sont prêts à tout parce qu’ils sont désespérés. Le parallèle avec la crise actuelle des « gilets jaunes » est évident.

« on peut vivre en étant désespéré, et même la plupart des gens vivent comme ça. »

Ibid., p. 236

La crise actuelle qui se poursuit sur les fins de semaine depuis novembre semble avoir été anticipée par l’écrivain. Pour sortir un livre début janvier, qui plus est un best-seller probable, le « bon à tirer » doit être prêt au moins en novembre. Il est donc probable que Houellebecq ait écrit cette crise fictive des agriculteurs au plus tard l’été dernier. Le ton montait déjà entre les différentes couches populaires et le Président de la République depuis un an et demi. Les étudiants, les retraités, les femmes, les ouvriers, etc. Ce que Houellebecq remarque avec justesse, c’est qu’une révolte des agriculteurs est porteuse d’une image forte : 1789 (voir l’extrait infra).

« je reconnus plusieurs fois le mot “CRS”, prononcé avec colère. Je sentais autour de moi une étrange ambiance dans ce café, presque Ancien Régime, comme si 1789 n’y avait laissé que des traces superficielles, je m’attendais d’un moment à l’autre à ce qu’un paysan évoque Aymeric en l’appelant “notre monsieur”. »

Ibid., pp. 269-270

De même que l’humoriste Pierre-Emmanuel Barré : « Maintenant il y a des agriculteurs qui rejoignent le mouvement et là ils ont peur à l’Élysée, parce que les agriculteurs ça leur rappelle 1789. Et c’est pas leurs meilleurs souvenirs. » [6] Un large mouvement, qui n’est pas homogène, ce qui est pour ainsi dire la caractéristique la plus certaine d’un peuple, est en train de s’organiser.

Depuis plus d’une dizaine de week-ends, des gens sortent de chez eux pour aller manifester, vêtus de gilets jaunes. Les historiens de la Révolution française sont tous d’accord, une grande cause est toujours l’agrégation de toutes les petites. Et Sérotonine de Houellebecq est comme un grand tableau de collages des petites gens qui se battent contre le quotidien qu’on leur a imposé, qui bravent l’humiliation de tous les jours, la mort de leurs proches aussi. Sérotonine est le livre du ras-le-bol. Le livre des Français qui n’en peuvent plus de ce « racisme de l’intelligence » [7] provenant de gens qui savent tout mieux qu’eux. Le livre des Françaises qui ne supportent plus le sexisme quotidien et institutionnel. Le livre des étudiants qui veulent une université vraiment universelle et ouverte à toutes et à tous, tous pays confondus. Sérotonine est le « petit livre jaune » qui pose des mots sur ce qu’on n’arrive pas à formuler, il met des phrases dans la bouche de ceux qui n’ont pas la voix pour se faire entendre. Sérotonine est un grand livre.


[1] Le débat opposait mon article « Michel Houellebecq : Soumission du génie à la bêtise » (https://lvsl.fr/houellebecq-soumission-genie-et-betise) à Julien Rock et son article « Michel Houellebecq et la politique : le grand malentendu » (https://lvsl.fr/houellebecq-soumission-genie-et-betise)

[2] ce jeu de mots est d’Éric Fottorino, voir Le Un, mercredi 9 janvier 2019, p. 2

[3] Agro ou AgroParisTech, anciennement École nationale supérieure des industries agricoles et alimentaires, est une école d’ingénieurs en agroalimentaire située à Paris

[4] on renvoie évidemment au livre de Bernard Maris, Houellebecq économiste(Champs-Flammarion, 2016) dans lequel l’économiste assassiné dans la tuerie de Charlie Hebdo analyse l’arrière-plan économique des livres de Houellebecq

[5] https://lvsl.fr/houellebecq-materialisme-finitude

[6] https://youtu.be/DRpzY6Nht0E

[7] Cette formule est du sociologue Pierre Bourdieu, cf. Pierre Bourdieu, Questions de sociologie, Minuit, pp. 264-268