« De l’administration de la sauvagerie » : comprendre la vision du monde de Daech

© مُحَمَد جليلة

Beaucoup a été écrit sur Daech ; peu se sont penchés sur l’idéologie qui présidait à son action, jugée trop irrationnelle ou criminelle pour être étudiée. La condamnation morale a été préférée à l’analyse rigoureuse de la vision du monde des dirigeants de l’Organisation de l’État islamique (OEI). Elle est pourtant riche d’enseignements quant à la spécificité de ce groupe armé par rapport à la nébuleuse islamiste qui couve au Moyen-Orient. Le chaudron vert de l’islam centrasiatique, publié aux éditions l’Harmattan (2020) par Yoann Nominé et David Gaüzere, se penche sur les représentations politiques, économiques, culturelles et philosophiques des djihadistes qui ont présidé à la création de l’État territorialisé de Daech (2014-2019). Les lignes suivantes sont extraites de cet ouvrage.

Les fondements idéologiques de Daech. L’application stricto sensu d’un manuel idéologique

La philosophie prend une place importante dans l’Organisation de l’État islamique (OEI), elle se traduit par le livre De l’administration de la sauvagerie et par la place que prend Ibn Khaldûn dans la pensée des djihadistes. Ceux-ci ont tenté de mettre ses fondements en pratique, avec plus ou moins de succès face à l’épreuve de la réalité. L’administration de l’« État » djihadiste, couplée à une ethnicisation poussée des fonctions en son sein, en est l’illustration.

De l’administration de la sauvagerie et la théorie d’Ibn Khaldûn sont d’une importance fondamentale pour comprendre l’ « État » djihadiste. De l’administration de la sauvagerie officie comme un véritable livre de sujet pour celui qui souhaite installer un État islamique sur les ruines d’un État disparu, et décrit comment le décomposer.

De l’administration de la sauvagerie, la territorialisation comme solution politique.

De l’administration de la sauvagerie est un ouvrage qui aurait été rédigé en 2004 par Abu Bakr Naji, proche d’Ayman al-Zawahiri. L’auteur présumé, que l’on considérait comme un propagandiste d’al-Qaïda était également connu sous le nom d’Abu Jihad al-Masri ; il a trouvé la mort au Waziristan du Nord en 2008. Cependant, la véritable identité de l’auteur laisse place au doute, et « Abu Bakr Naji » pourrait référer au pseudonyme d’une collectivité. Quoi qu’il en soit, si nous ne sommes pas certains de la véritable identité de l’auteur, l’influence de la pensée exprimée dans le livre est telle que l’œuvre est habituellement nommée « le livre de chevet des djihadistes ». Elle se décompose en trois étapes qui partent de la mise en place d’un état de violence extrême pour ensuite déboucher sur le retour du califat.

Couverture du livre

En premier lieu, l’auteur insiste sur la préparation et les études préliminaires que doit effectuer l’apprenti djihadiste avant d’intenter toute action. Le guerrier saint doit également rester en communication constante avec les autres djihadistes déjà présents sur le terrain. Enfin, le livre met l’accent sur l’entraînement des combattants, qui doivent s’auréoler d’emblée d’une réputation de soldats redoutables pour être crédibles.

Une fois le chaos installé et le groupe de djihadistes enraciné, Naji prédit que les populations, en grand besoin de sécurité, chercheront à résoudre elles-mêmes leurs problèmes sans attendre une hypothétique libération de la part d’une police et d’une armée en pleine déshérence. Une polarisation ne peut alors que s’installer dans ces sociétés : certaines choisiront le djihad comme unique moyen d’un retour à la sécurité, d’autres tenteront de redresser l’« État » local en formant des milices ou en apportant un soutien logistique à l’armée.

C’est à ce moment-là que l’« État » djihadiste doit commencer à se mettre en place, considérant que chaque pas en ce sens servira à convaincre les populations locales de choisir le camp djihadiste. Cet « État » reprend les activités régaliennes de son prédécesseur : il paye les salaires, entretient la voirie, fait fonctionner les écoles… De même, les djihadistes tentent de remédier aux besoins les plus urgents de la population en organisant des soupes populaires, en établissant des œuvres de charité ou en ouvrant le recrutement aux franges les plus pauvres de la population.

Le califat : prérequis à l’administration de l’État et au processus de légitimation

Il existe une troisième étape dans l’œuvre de Naji, concomitante à la seconde et qui légitimera le nouveau régime, pour les musulmans : le retour du califat. C’est l’aboutissement de la violence, l’apogée de la sauvagerie ; le califat en marque la fin et inaugure une ère de paix. Surtout, il est montré comme le seul qui pourra abattre les ennemis de l’OEI – les « Juifs barbares » ou les « hordes sauvages chiites ». L’OEI justifie également la violence de ce coup d’État par l’exemple du califat abbasside de Bagdad (750-1258) qui prit le pouvoir en renversant les Omeyyades de Damas puis les massacra lors du célèbre épisode du banquet. Ici, on en arrive également à une dimension eschatologique : dans l’ultime combat entre le bien et le mal, seul le califat serait à même de lutter.

De fait, on touche au cœur des motivations des djihadistes, derrière la barbarie qu’ils déploient : elle a pour but de sauver l’islam des infidèles, elle incarne le légitime préliminaire à la résurrection d’un califat universel.

Toutefois, force est de constater que l’OEI ne respecte pas totalement le processus d’Abu Bakr Naji. Si la première étape d’explosion de la violence fut un succès et le passage de la violence à la sécurité globalement respecté, des poches de résistance persistaient en 2014-2015 au moment de la proclamation de l’État. À ce moment-là, le territoire de l’OEI n’était pas totalement homogène et les États que l’OEI devait remplacer se montraient sévèrement affaiblis mais non pas détruits. Il apparaît donc que les instances de l’OEI ont quelque peu précipité le retour du califat, quitte à lui donner une assise faible, s’éloignant donc des modalités prônées par De l’administration de la sauvagerie.

Par ailleurs, dans l’esprit des djihadistes, le retour du califat représentera la clé qui unira enfin l’islam par-delà les États-nations ayant succédé à la colonisation occidentale, ainsi que la fin apportée à la parenthèse d’Atatürk (1924) : l’ère nouvelle d’un califat maître de sa destinée. Par ce renouveau d’un État perdu, Daech veut effacer le traumatisme de la prise de Bagdad par les Mongols d’Hulagu (1258) qui avait mis fin à l’islam classique.

Pour parvenir à ses fins, l’OEI tente de s’arroger le soutien présumé de tous les juristes de l’islam des premiers temps ou de la première période du califat abbasside, en place avant l’irruption des Turcs dans l’espace politique. Est cité al-Muqaffa pour qui le calife, investi de l’autorité divine, incarne la seule figure unificatrice, ou Al-Mahdi, qui rappelle la nécessité de s’appuyer sur un guide pour lutter contre les hérétiques ; Abu Yusûf, qui qualifie le calife d’« l’ombre de dieu », ou al-Jahîz, pour qui le calife incarne le respect envers la loi et guide la communauté en ce sens.

Mais, alors que la récupération des cadis de l’époque abbasside représente déjà un sérieux défi envers la jurisprudence islamique, l’OEI tente de s’approprier des figures historiques connues de tous afin d’améliorer son socle de légitimité pour le califat.

Figure 1 : Les étapes de la restauration du califat selon l’administration de la sauvagerie (Crédit Yoann NOMINÉ)

Par exemple, quand l’OEI parle d’une communauté unie et soumise sous sa direction, il cite le calife Omar (584-644) qui déclarait : « Ô Arabes : il n’est pas d’islam sans groupe et de groupe sans commandement et de commandement sans obéissance ». Si la légitimité de l’OEI, qu’elle tire du califat, reste extrêmement faible, la tentative des djihadistes de s’approprier les figures historiques et juridiques de l’islam pose une menace sur le long terme bien plus redoutable que leur proclamation du califat le 29 juin 2014. Cependant, pour retourner au califat et à l’empire, il leur faudra suivre des règles théorisées à la fois dans l’islam médiéval et parmi les théologiens du XXe siècle.

Ndlr : Les djihadistes ont pensé leur État en fonction des représentations qu’ils se font du Moyen Age islamique. Ces représentations ont structuré et structurent encore la vision du monde des djihadistes, autour, notamment, de l’utilisation d’ethnies dites « combattantes » (Caucasiens, Centrasiatiques, Peuls et Haoussas en Afrique…), préférées aux Arabes et aux Européens, considérés comme « non combattants ».

Ce livre met à nu l’idéologie et la rationalité qui ont présidé à la construction de l’EI en zone irako-syrienne. L’Asie centrale offre un exemple parfait de ce lien entre l’idéologie et le terrain. La région, tourmentée, bascule depuis les années 2010 du salafisme au djihadisme, et offre à Daech un vivier de recrutement important. Sa lecture est riche d’enseignements, tant elle permet de comprendre la direction que prend Daech pour le futur.

Renaud Girard: “Hollande a fait de lourdes fautes d’orientation diplomatique”

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François Hollande © Matthieu Riegler, CC-by
Renaud Girard est correspondant de guerre au Figaro depuis 1984. Il a couvert pratiquement tous les conflits des trente dernières années (Afghanistan, Bosnie, Cambodge, Colombie, Croatie, Gaza, Haïti, Irak, Kosovo, Libye, Rwanda, Somalie, Syrie, Ukraine…). Il a aussi traité les grandes crises mondiales, diplomatiques, économiques, financières. Il a reçu en 2014 le Grand Prix de la Presse internationale, pour l’ensemble de sa carrière. Il vient de publier Quelle diplomatie pour la France ? aux éditions du Cerf. 
 
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Dans votre ouvrage, vous développez le concept « d’ennemi principal ». Celui de la France serait selon vous l’islamisme sunnite. Pouvez-vous préciser ce que cela signifie et ce que ça implique pour notre diplomatie ?

L’islamisme sunnite est notre ennemi principal, car c’est lui qui tue nos enfants nos rues. Au contraire, ni l’Iran, ni Vladimir Poutine, ni Bachar el-Assad ne commettent d’attentats contre la France. Il est donc faux de considérer que Bachar el-Assad et Daech seraient deux maux équivalents. Non Daech est pire car Daesh nous attaque.  

A partir de là, les conséquences sont très simples. Nous devons tout faire pour éradiquer le djihadisme sunnite. Cela doit être notre priorité absolue. Si pour y arriver, nous devons travailler avec l’Iran, avec la Russie de Vladimir Poutine ou avec le régime de Bachar el-Assad, alors il faut le faire.

Souvenons de Churchill. Dès que l’URSS fut attaquée par Hitler, Churchill (qui connaissait toutes les horreurs et les crimes du totalitarisme stalinien) proclama aussitôt son alliance avec Staline face à Hitler. Staline avait bien des défauts, mais contrairement à Hitler, il ne tuait pas de citoyens britanniques. Au contraire, il était lui aussi attaqué par Hitler. Il était donc normal de s’allier avec lui. Indépendamment des divergences idéologiques ou des préoccupations morales. Face à l’hésitation des parlementaires conservateurs, Churchill déclara « si Hitler avait envahi l’Enfer, je m’allierais avec le Diable. »

Pensez-vous que la politique extérieure de la France ait pu, comme on l’entend souvent, contribuer à faire prospérer cet ennemi principal, qu’il s’agisse d’ailleurs du soutien passé et trop poussé à des dictateurs fusse-t-il laïcs (comme en Irak), ou, plus récemment, d’un excès d’interventionnisme (comme en Libye) ?

Il faut se défier de l’exagération, de la repentance et de l’auto-flagellation. L’islamisme n’est pas le produit de la politique occidentale. L’islamisme est issu de problématiques internes au monde musulman. C’est l’Egyptien Hassan el-Banna qui a créé la première association islamiste (les Frères Musulmans) en 1928 avec pour but de rétablir le Califat après son abolition. Ce rétablissement du Califat est aussi au cœur de l’action de Daech. Mais ce ne sont pas les Occidentaux qui ont aboli le Califat : c’est le héros national turc Mustapha Kemal Atatürk ! 

Croire que tous les maux viennent de nous contribue paradoxalement à infantiliser les musulmans. Le dénigrement de l’Occident par les occidentaux n’est pas seulement du masochisme, il est aussi une forme d’ethnocentrisme raciste dans lequel tout tournerait autour de l’Occident. Les musulmans aussi ont une Histoire et sont responsables de leur Destin.  

Certes, des interventions occidentales inadaptées ont pu renforcer l’islamisme. Cela a notamment été le cas avec la catastrophique Guerre d’Irak. En fait, nous avons agi à contresens à l’égard des dictateurs laïcs. Quand ces dictateurs étaient puissants, nous les avons soutenus à bout de bras. Pourtant, ils avaient une mauvaise gouvernance et enfermaient leurs pays dans la corruption et le népotisme, ce qui renforçait les islamistes.  Ensuite, quand ils ont été contestés, nous nous sommes retournés contre eux au moment même où ils devenaient le dernier rempart contre l’islamisme. Nous les avons soutenus quand leur mauvaise gouvernance nourrissait l’islamisme, nous les avons combattus quand leur résistance pouvait nous protéger de l’islamisme. Si demain Bachar el-Assad tombe, les alaouites et les druzes seront génocidés, les chrétiens devront (dans le meilleur des cas) s’exiler au Liban, les églises seront détruites, la liberté religieuse sera abolie et un micro-Etat terroriste se constituera au cœur du Moyen-Orient.  

De Gaulle disait que « le rôle historique de la France était de réconcilier la Russie avec l’Europe, voire l’Amérique ». Dans son livre La France atlantiste, Hadrien Desuin explique quant à lui que « ce que la France a sans doute de meilleur à apporter au monde, c’est la résistance à l’hégémonie ». Vous-même dites enfin que loin de se résoudre à un monde unipolaire, notre pays doit jouer un rôle de médiation et d’équilibre. Tout cela n’est-il pas préjuger un peu de notre influence et de notre centralité, à l’heure où la France semble de moins en moins écoutée dans le monde ?

Non, pas du tout. Notre pays conserve encore un poids important. La France est la 6ème ou 5ème puissance mondiale. 275 millions de francophones (chiffre qui est amené à progresser) font de sa langue la sixième langue la plus parlée au monde. Le réseau diplomatique français est le plus important au monde avec celui des Etats-Unis. La France dispose de l’arme atomique et d’un siège permanent au Conseil de sécurité de l’ONU. Son poids militaire est considérable. Nous avons ainsi apporté une contribution militaire importante en Afghanistan, en Libye on contre Daech. 

La France est aussi, qu’on le veuille ou non, « le gendarme de l’Afrique » (Côte d’Ivoire, Centrafrique, Mali…). Notre opération au Mali a contribué à la sécurité de tous les européens, mais seuls deux pays de l’UE étaient capables de réaliser une telle intervention : la France et le Royaume-Uni. Or, je ne vous apprendrai rien en vous disant que le Royaume-Uni (qui n’a pas participé à l’opération malienne, menée de bout en bout par la France) est en train de quitter l’UE. Nous allons donc être la seule puissance militaire de toute l’UE. Et cela tout le monde le sait. A commencer par les Etats-Unis qui comptent sur nous pour la sécurité du continent africain.

En outre, je crois que ce que la France peut apporter en diplomatie (résistance à toutes les hégémonies, quelles qu’elles soient, multilatéralisme, monde multipolaire, médiations…) correspond à un vrai besoin international. Nous avons aujourd’hui un triangle stratégique Etats-Unis – Russie – Chine qui est fondamentalement instable. Il faudrait le remplacer par un carré stratégique Etats-Unis – Russie – Chine – France, où la présence française constituerait un élément stabilisateur. Mais pour cela la France doit cesser d’être le caniche des Etats-Unis, adopter une attitude réaliste sur bon nombre de dossiers (Syrie, Ukraine-Rusie…) et s’appuyer sur son appartenance à l’UE. Pour que l’UE soit un appui solide pour la France, il faut renforcer l’UE par la mise en place d’un protectionnisme européen qui lui permettrait de protéger ses intérêts économiques face au dumping chinois et à la dictature juridico-financière des Etats-Unis. 

De plus, il n’y a pas besoin d’être une grande puissance pour faire des médiations efficaces. La Norvège, la Suède, la Suisse, le Qatar ou Oman sont ainsi des médiateurs efficaces. Si tous ces pays y arrivent, je ne vois pas pourquoi nous qui sommes plus peuplés et plus puissants, nous ne le pourrions pas. Par exemple, c’est en Norvège qu’avaient été signés les accords d’Oslo en 1993. La Norvège joue aujourd’hui un rôle important dans les médiations impliquant le Hamas. Cela est rendu possible par le fait que la Norvège n’appartienne pas à l’UE, car l’UE considère que le Hamas est un groupe terroriste et a gelé toute diplomatie avec Gaza depuis que le Hamas y a gagné les élections. Pourtant, ces élections avaient été surveillées par des émissaires de l’UE qui les avaient déclarées valides. De même, le Qatar a développé un intense activisme diplomatique, multipliant les propositions de médiation. C’est par exemple à Doha (capitale du Qatar) que se sont installés les cadres du Hamas ou que les insurgés Talibans ont ouvert une représentation diplomatique. Autre exemple, c’est grâce au Sultanat d’Oman que les accords historiques  de 2015 sur le nucléaire iranien ont pu être conclus entre l’Iran et les Etats-Unis. En 2007, j’avais proposé une médiation entre l’Iran et les Etats-Unis, médiation qui aurait été assurée par la France et qui reposait sur les mêmes principes que celles qui a finalement abouti en 2015… mais sans la France cette fois. En 2007, ma proposition avait été sabotée par un petit clan de diplomates français néo-conservateurs. 

Si la France voit son influence reculer dans le monde, ce n’est pas tant à cause d’une baisse structurelle de sa centralité que de lourdes fautes d’orientation diplomatique. En ce qui concerne notre déclin diplomatique, la France est l’artisan de son propre malheur. Un seul exemple : en 2012, pensant que Bachar el-Assad ne passerait pas l’année, nous avons fermé notre ambassade à Damas. Grave erreur. En faisant cela, nous nous sommes privés d’une précieuse source de renseignements, qui aurait pu être bien utile dans la lutte contre le terrorisme. De plus, nous nous sommes interdit toute médiation pour résoudre le conflit syrien.  

Vous développez longuement l’idée selon laquelle la France doit cesser de craindre la Russie, pour, au contraire, se rapprocher d’elle. Dans quel but ? Est-ce crédible à l’heure où la France ne présente plus, selon le spécialiste américain Tony Corn, qu’un intérêt très faible pour Moscou ?

Tony Corn est un éminent spécialiste. Ses analyses sont de haut niveau. Mais n’oublier pas que, comme vous l’avez dit vous-même, il est… américain ! Il propose donc un point de vue typiquement américain, conforme aux intérêts et à la vision des Etats-Unis. Relativiser le lien entre France et Russie lui permet de militer pour l’intégration de la France dans un bloc stratégique atlantique aux côtés du Royaume-Uni et des Etats-Unis.  

Si aujourd’hui la France présente un intérêt faible pour Moscou, c’est parce que sous la Présidence de François Hollande (2012-2017), la France a adopté une politique néo-conservatrice : opposition à l’accord sur le nucléaire iranien, hostilité forcenée à Bachar el-Assad et surtout intransigeance face à la Russie. La France a joué pleinement le jeu des sanctions contre la Russie alors que cela pénalisait nos propres producteurs agricoles et industriels. Par exemple, la crise des agriculteurs français en 2015 est en grande partie due aux sanctions prises contre Moscou. Nos agriculteurs se sont retrouvés doublement étranglés : d’une part, ils ne pouvaient plus exporter en Russie, d’autre part, les agriculteurs allemands connaissaient le même problème et déversaient donc leurs marchandises sur le marché français au détriment de nos agriculteurs. Il était évident que dans de telles conditions la Russie ne pouvait que se désintéresser, à regret, de la France.  

Mais si la France changeait d’attitude, la Russie s’intéresserait de nouveau à elle. La Russie s’intéresse bien au Venezuela ou à l’Algérie (à raison !), je ne vois donc pas pourquoi elle ne s’intéresserait pas à  la France.

Deux arguments de poids peuvent ici être évoqués. D’une part, la Russie est actuellement pénalisée par les sanctions économiques européennes. De plus, la Russie s’inquiète de l’expansion de son allié et voisin chinois, qui, un jour, pourrait bien avoir des vues sur la Sibérie russe. La Russie a donc tout intérêt à ne pas rester isolée et à réintégrer la famille européenne. Et c’est là justement que la France peut jouer un rôle en aidant la Russie à revenir dans la famille européenne, selon le projet du Général de Gaulle d’une Europe qui irait de l’Atlantique à l’Oural.

 D’autre part, la France et la Russie ont des liens historiques anciens. Quand j’ai interviewé Vladimir Poutine lors de sa venue en France, le 29 mai 2017, il venait d’inaugurer l’exposition du Trianon, à Versailles, commémorant le tricentenaire du voyage de Pierre le Grand en France. Dans son interview, il a rappelé que les liens entre nos deux pays remontaient au 11ème siècle, lorsque la Princesse russe Anne de Kiev épousa le roi des Francs Henri 1er à Reims en 1051, ce qui ne nous rajeunit pas. N’oublions pas non plus l’alliance de revers conclue avec la Russie par Sadi Carnot face à l’Allemagne, alliance qui nous sauva lors de l’invasion allemande en 1914. Ni que nous fûmes dans le même camp lors de la Seconde Guerre mondiale. Cette proximité historique permet à la France d’être un partenaire important pour la Russie.

Poignée de main « virile » et abondamment commentée avec Trump, accueil de Poutine à Versailles, quel jugement portez-vous sur les premiers pas d’Emmanuel Macron sur la scène internationale ?

Emmanuel Macron a eu raison d’inviter Vladimir Poutine en France. J’ai trouvé des choses très encourageantes dans son grand entretien accordé au Figaro ainsi que dans celle de Jean-Yves Le Drian au Monde (29/06). Je trouve donc positifs les débuts du Président Macron. Cependant, il est encore trop tôt pour se faire un avis global. Il faut attendre pour pouvoir juger.

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© Matthieu Riegler, CC-BY https://commons.wikimedia.org/wiki/File:François_Hollande_-_Janvier_2012.jpg