L’entraide comme facteur d’évolution : découvrir le socialisme darwinien de Kropotkine

© Louis HB pour LVSL

Ne doit-on retenir de Darwin que la concurrence entre les espèces ? C’est la grille de lecture qui nous est proposée par le penseur Herbert Spencer, figure clef du « darwinisme social », doctrine justifiant la concurrence comme caractéristique primordiale des rapports sociaux. Spencer a volontairement distordu à son avantage le corpus darwinien pour le faire correspondre à son projet politique, celui d’un ordre inégalitaire et libéral. D’où l’importance de l’œuvre de Pierre Kropotkine, L’entraide, un facteur de l’évolution, qui s’appuie sur la théorie de Darwin pour défendre des conclusions politiques inverses. Elle relativise l’importance de la concurrence dans le processus évolutif, privilégiant davantage l’entraide comme rapport fondamental des relations sociales. Tout en donnant une lecture paradoxale de Darwin comme critique de la loi de la survie des plus aptes, Kropotkine le réhabilite comme un théoricien de l’altruisme. Si cette démarche est salutaire à bien des égards, d’autres aspects du socialisme de Kropotkine (son anti-étatisme, sa méconnaissance des rapports de production) sont cependant plus désuets.

L’entraide comme facteur d’évolution : une conception socialisante de la nature

La réception de l’Origine des espèces de Charles Darwin a été l’objet d’un grand intérêt en Russie, notamment pour Pierre Kropotkine. Promis à une grande carrière, il décide de démissionner de son poste d’officier dans l’armée russe. S’ensuivent des expéditions scientifiques en Sibérie Orientale (1862-1866) qui seront l’occasion pour lui d’observer les sociétés humaines, tout comme les espèces animales dans des conditions climatiques rudes. Ce n’est qu’en 1902, que le « prince anarchiste » publie son œuvre majeure l’Entraide, un facteur de l’évolution.

L’occasion pour le penseur russe de développer les thèses exposées par Darwin dans ses deux œuvres majeures [1] mais aussi de s’opposer farouchement aux tenants du « darwinisme social » – lesquels entendent appliquer le principe d’élimination des moins aptes aux sociétés humaines. Si les comportements compétitifs peuvent exister, ils sont restreints à des formes interspécifiques (entre différentes espèces). Selon Kropotkine « nous constations quantité d’adaptations pour la lutte – très souvent la lutte en commun – contre les circonstances adverses du climat, ou contre des ennemis variés [2] ».

Alors que Darwin réduit les « instincts sociaux » à des formes d’amour et de sympathie, Kropotkine les étend à un degré d’intelligence supérieure. C’est ainsi qu’il caractérise l’entraide : « un sentiment infiniment plus large que l’amour ou la sympathie [3] », qui dépasse la sphère de l’instinct. Ainsi, les comportements coopératifs atteindraient un niveau de conscience plus élevé chez les espèces animales que ce que Darwin estimait. Ce dernier affirmait en effet que dans les cas où il y aurait un nombre d’espèces trop important dans un espace donné, une grande concurrence structurerait les rapports entre animaux car chacun aurait le souci de se nourrir.

Lors de ses expéditions en Sibérie Orientale, Kropotkine atteste pourtant que les nombreuses pertes d’animaux ne sont pas la cause d’une compétition généralisée. Elles s’expliquent en fait par des conditions géographiques initiales austères. En effet, les peuplements d’animaux les plus abondants se situent dans des zones où les espèces font preuve de comportements coopératifs les plus évolués. En reprenant la thèse du zoologiste Kessler, Kropotkine affirme que « nous voyons que les mieux adaptés sont incontestablement les animaux qui ont acquis des habitudes d’entraide. Ils ont plus de chances de survivre [3] ». C’est à partir de ces observations que Kropotkine tire cette conclusion subversive : l’entraide serait le principal facteur de l’évolution des espèces. 

Ses observations des espèces animales ne sont qu’un point de départ en vue de théoriser une véritable anthropologie anarchiste. L’instinct d’entraide serait inné chez les espèces puis se serait développé au fil de l’évolution pour gagner en complexité. Les animaux, pour garantir leur chance de survie, font d’autrui leur égal. À l’inverse des caricatures qui lui sont souvent attribuées, la lutte n’est pas à comprendre comme une guerre de tous contre tous mais comme « une association de lutte » [4] contre des conditions climatiques hostiles. Il en résulte une « conception socialiste de la nature [5] ». 

Spencer, l’anti-Kropotkine : aux sources du néo-libéralisme ? 

Si Kropotkine a le souci de prolonger et de discuter les thèses de Darwin, la publication de son œuvre L’entraide, un facteur de l’évolution, est également le moyen de s’attaquer au « darwinisme social » théorisé par le penseur libéral Herbert Spencer. Alors que Kropotkine, dans une perspective socialiste, affirme que l’entraide est le facteur principal de l’évolution, Spencer théorise la prédominance de la lutte entre les espèces.

L’évolution, dans sa version spencérienne est un processus qui se complexifie progressivement, et n’admet pas de saut qualitatif entre nature et culture. Ce raisonnement ouvre la voie à une forme de sociobiologisme [grille de lecture selon laquelle les caractéristiques sociales sont déterminées par des facteurs biologiques NDLR] : les comportements observés chez les espèces animales peuvent s’appliquer aux sociétés humaines. C’est sur cette base argumentative que Spencer parvient à naturaliser le capitalisme : selon lui, les dynamiques concurrentielles observées chez les espèces animales doivent s’appliquer aux hommes.

Les sociétés humaines, dans la pensée de Spencer, sont réduites à des organismes géants, soumis aux lois de l’évolution. Ce réductionnisme biologique fait de la concurrence interindividuelle généralisée le ciment des rapports sociaux. Ainsi, la survie des plus aptes règne en maître dans l’ordre social, de la même manière que dans le règne biologique : les individus les moins adaptés à la société contemporaine sont éliminés, de la même manière que les individus les plus faibles d’une espèce animale. Ainsi, Spencer a poussé à son paroxysme les tentatives visant à naturaliser l’ordre capitaliste grâce à la sélection naturelle ; raison pour laquelle Patrick Tort, spécialiste de Darwin, voit en Spencer le porte-parole idéologique le plus pur de la bourgeoisie britannique du XIXème siècle.

Central dans le libéralisme classique du XIXème siècle, le « darwinisme social » de Herbert Spencer serait-il également l’une des matrices intellectuelles du néolibéralisme du XXème siècle ? C’est la thèse que défend Barbara Stiegler dans « Il faut s’adapter ». Elle retrace les tentatives de Walter Lippmann – l’un des penseurs canoniques de l’école néolibérale – visant à réinventer le libéralisme en acceptant une certaine dose d’interventionnisme étatique et juridique. Walter Lippmann, qui s’appuie sur une théorie évolutionniste pour justifier ses thèses, reconduit de nombreux aspects de celle de Herbert Spencer. En réduisant l’organisme social à un corps amorphe, soumis aux lois de l’évolution, il affirme que l’espèce humaine doit « s’adapter passivement aux conditions de son environnement ». Ce réductionnisme s’accompagne d’une justification du capitalisme fondée sur l’inégalité naturelle et la loi de la survie des plus aptes observées dans la nature. Autant de points communs avec la démarche de Spencer…

« L’effet réversif de l’évolution » contre le « darwinisme social »

On doit à Patrick Tort une réhabilitation de Darwin comme un penseur de l’altruisme. Selon Tort, Darwin aurait perçu ce qu’il nomme « l’effet réversif de l’évolution » : « la transition progressive entre ce que l’on nommera par commodité la sphère de la nature, régie par une loi stricte de la sélection, et l’état d’une société civilisée, à l’intérieur de laquelle s’institutionnalisent des conduites qui s’opposent au libre jeu de cette loi » [7]. Comment s’opère cette transition ? Par le développement immanent des « instincts sociaux » comme l’altruisme, mais aussi l’émergence progressive de l’intelligence – qui permet à l’humanité de transformer la biosphère plutôt que d’être passivement déterminé par celle-ci. Ainsi, la sélection naturelle fait émerger une espèce dominante (l’homme) qui fait triompher les valeurs d’altruisme et abolit progressivement les effets de la sélection naturelle.

Cet « effet réversif » a tout d’un paradoxe : issu du processus de survie des plus aptes, l’humanité finit par le remettre en question. Ce dépassement dialectique de la nature par la culture s’inscrit en faux avec le « darwinisme social » de Herbert Spencer, qui affirme que les sociétés humaines sont, au même titre que les espèces animales, soumises au principe d’élimination des plus faibles.

Ainsi, pour Patrick Tort, le processus évolutif de Darwin induit une « marche vers la civilisation » qui n’est pas celle d’un concurrentialisme croissant (comme c’est le cas chez Spencer) mais d’une amplification des comportements coopératifs.

Si « l’effet réversif » de l’évolution invalide le « darwinisme social » de Spencer, ne permet-il pas également de jeter un regard critique sur la théorie de Kropotkine ? Celle-ci, en effet, porte encore le sceau de la sociobiologie. Selon Patrick Tort, « Darwin rend possible l’idée d’un continuisme matérialiste imposant la représentation d’un renversement progressif » [8]. Alors que Spencer et Kropotkine réduisent les faits sociaux aux phénomènes naturels, Tort affirme la singularité de la culture en l’opposant à la nature sans tomber dans le piège d’une rupture entre celles-ci. La transition entre nature et culture est progressive car induite par le développement progressif des instincts sociaux. Cet « effet de rupture » permet d’éviter les écueils du réductionnisme biologique selon lequel le social ne serait que la traduction de faits naturels. Tort permet de pointer les limites du projet kropotkinien, en cela que le penseur russe entend dans une perspective sociobiologique expliquer les faits sociaux par le moyen de considérations morales. 

L’humanisme naturaliste de Kropotkine, un rejet de la lutte des classes comme moteur de l’histoire ?

Kropotkine transpose dans l’ordre social des considérations morales dont il croit voir la manifestation dans la nature. Comme il croit l’avoir observé lors de ses expéditions, la lutte au sein d’une même espèce est une exception. En minimisant les violences intraspécifiques – entre êtres du même espèce -, n’en vient-il pas à nier celles des rapports sociaux ?

Ce que le penseur anarchiste perçoit comme des comportements de domination seraient le fruit d’une exception de l’évolution, qui sont réduites chez lui à des « tendances individuelles ». Kropotkine explique l’assujettissement politique des hommes par un antagonisme historique entre une minorité assoiffée de pouvoir et une majorité d’individus, inclinés vers un mode de société plus coopératif. Ainsi, Kropotkine rejette une analyse de la société fondée sur un rapport de force entre classes sociales – en la réduisant à des faits moraux.

On ne peut s’empêcher de trouver son rejet de l’étatisme d’une simplicité désarmante. « Pour conquérir la liberté, passez par-dessus l’État, démolissez-le[9] » : ainsi, il suffirait à la majorité opprimée de soulever la chape de plomb qui l’écrase pour consacrer l’émancipation. La dimension coercitive des rapports de production, les mécanismes par lesquels la domination économique pourrait être renversée de manière durable, constituent des impensés chez Kropotkine.

Ainsi, si la démarche de Kropotkine est salutaire, permettant le rejet de celle de Spencer, elle semble impuissante à analyser les causes de la domination politique contemporaine – et les moyens de la dépasser. Sa focalisation sur les qualités morales des êtres vivants ne le conduit-il pas à ignorer le caractère systémique des rapports de domination à l’œuvre ? S’il est nécessaire de rétablir l’entraide comme un rapport social fondamental, oublier le caractère structurel des rapports de concurrence, qui découlent de l’ordre économique dominant, a pour implications d’oblitérer les causes de la violence sociale.

Spencer et Kropotkine posent une controverse sur la nature humaine, l’un théorisant la compétition comme mode fondamental de l’être, l’autre l’entraide. L’un et l’autre tendent cependant à essentialiser des caractéristiques présentées comme naturelles, et à réduire les phénomènes sociaux à des déterminants biologiques, niant l’autonomie du social (en cela, ils peuvent tous deux être qualifiés de sociobiologistes). Faire de l’entraide une qualité humaine fondamentale ouvre bel et bien des perspectives de critique de l’ordre dominant. Mais à trop insister sur celle-ci, on finit par n’être plus capable d’en comprendre la pérennité. En d’autres termes, on gagnerait certainement à compléter la lecture de Kropotkine par celle de Karl Marx.

Notes :

[1] Il s’agit de L’origine des espèces publié en 1859 et de La filiation de l’homme en 1871.

[2] L’entraide comme facteur d’évolution, Pierre Kropotkine, éditions Écosociété, 2001, p. 31

[3] Ibid, p. 44

[4] R. Garcia, La nature de l’entraide…, op. cit., p. 27 et s.

[5] I. Pereira, Pierre Kropotkine et Élisée Reclus. Aux sources des théories anarcho-communiste de la nature », La nature du socialisme…, op. cit., p. 402.

[7] Ibid

[7] Tort, Patrick. « Le darwinisme dénaturé : darwinisme social, sociobiologie, eugénisme », Patrick Tort éd., Darwin et le darwinisme. Presses Universitaires de France, 2009, pp. 67-86.

[8] Ibid

[9] Kropotkine, Pierre, L’État, son rôle historique, Éditions de Londres, 2011, p. 52.


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L’impératif néolibéral de « l’adaptation » : retour sur l’ouvrage de Barbara Stiegler

© Julien Février

Professeure de philosophie politique à l’Université Bordeaux Montaigne, Barbara Stiegler publie en janvier 2019 « Il faut s’adapter » aux éditions Gallimard. Le titre de l’ouvrage évoque une expression familière au lecteur, tant des injonctions de cette nature saturent l’espace médiatique et politique : « notre système social n’est pas adapté au XXIème siècle », « la France a du retard sur ses voisins », « il faut évoluer et s’adapter dans un monde qui change », etc. Barbara Stiegler cherche à reconstituer la logique théorique sous-jacente à ces slogans. Pour ce faire, elle restitue les débats qui opposaient, au début du XXe siècle, les défenseurs du courant « néo-libéral » à leurs adversaires ; héritiers auto-proclamés de la théorie de l’évolution, ils se faisaient les promoteurs d’un « darwinisme » (souvent dévoyé, qui devait moins à Charles Darwin qu’à Herbert Spencer) appliqué aux champs économique et social. Le Vent Se Lève revient sur cet ouvrage essentiel, qui met en évidence une dimension longtemps ignorée du néolibéralisme. Par Vincent Ortiz et Pablo Patarin.


[L’année dernière, Le Vent Se Lève publiait un entretien avec Barbara Stiegler :  « Le néolibéralisme est imbibé de catégories darwiniennes »]

Si Barbara Stiegler rend hommage à Foucault pour ses réflexions sur le néolibéralisme dans Naissance de la biopolitique, elle en souligne également les limites. Foucault distingue le libéralisme classique, favorable à un État minimal, qui considère le marché concurrentiel comme une émanation spontanée des agents économiques, du néolibéralisme. Ce dernier considère que le marché concurrentiel n’a rien d’inné ni de spontané, mais découle au contraire d’une construction politique, juridique, sociale ; le néolibéralisme introduit ainsi, paradoxalement, un retour de l’État dans « toutes les sphères de la vie sociale », destiné à construire un ordre concurrentiel que les agents économiques sont incapables, à eux seuls, de faire advenir.

Barbara Stiegler © F. Mantovani, Gallimard

[Lire sur LVSL l’article de Jean-Baptiste Bonnet : « Ordolibéralisme : comprendre l’idéologie allemande », qui revient sur la distinction foucaldienne entre libéralisme classique et néolibéralisme avec l’ordolibéralisme comme étude de cas]

Le néolibéralisme se positionne donc en opposition au laissez-faire classique. Il va puiser dans les ressources du droit, de l’éducation ou de la santé, afin de construire un marché « selon des règles loyales et non faussées » plutôt que de s’en remettre à l’action spontanée des agents économiques. Stiegler reprend à son compte cette définition du néolibéralisme, mais reproche à Foucault d’avoir oublié le rôle des différentes doctrines évolutionnistes du XIXe siècle – de la Révolution darwinienne à la pensée de Herbert Spencer – dans la construction du courant néolibéral.

Le néolibéralisme de Walter Lippmann se situe aux confluents d’une volonté de faire advenir un capitalisme mondialisé concurrentiel, et du constat de l’échec du libéralisme classique à le réaliser.

L’œuvre du journaliste, essayiste et diplomate américain Walter Lippmann semble incontournable pour comprendre l’émergence de ce courant de pensée. L’influence de ce théoricien, qui avait pour cheval de bataille la refondation du libéralisme, fut notable dans la vie politique américaine. Le colloque qui porte son nom, réalisé à Paris en 1938, est généralement considéré comme l’acte fondateur du néolibéralisme depuis l’ouvrage de Foucault.

Darwinisme social, libéralisme économique et retour de l’État : les sources contradictoires du néolibéralisme

Tout débute par son opposition – très relative – au pseudo darwinisme social de Herbert Spencer. Sociologue et biologiste ultralibéral anglais à l’influence considérable, celui-ci était le promoteur de la loi de la « survie des plus aptes » (survival of the fittest) dans les sphères économique et sociale. Par là même, il s’inscrit en faux contre Charles Darwin, qui préserve explicitement le genre humain de cette loi. Aux yeux de Spencer cette « loi », qui effectue un tri entre les individus aptes et inaptes à la survie, entre les entités économiques fonctionnelles et dysfonctionnelles, permet l’émergence d’un capitalisme chaque jour plus performant.[1] À mesure que le marché se globalise, que les « plus aptes » s’élèvent dans l’échelle sociale, la société devient davantage « adaptée » aux défis du capitalisme industriel, car davantage compétitive (de la même manière qu’une espèce animale devient davantage « adaptée » à son environnement naturel au fur et à mesure que les plus faibles de ses membres disparaissent).

S’il hérite partiellement de cet évolutionnisme concurrentiel, Walter Lippmann ne partage pas l’optimiste de Herbert Spencer ; il estime au contraire que la société contemporaine souffre d’un « retard » (lag) par rapport aux contraintes que son environnement lui impose. Le libre jeu du marché ne permet plus une adaptation permanente de la société aux défis de l’environnement. Il croit voir que l’économie américaine est dominée par des monopoles – et non par des entreprises en situation de concurrence -, que la société est trop peu compétitive, que les individus sont étrangers à cet esprit de concurrence que requiert pourtant la marche vers le progrès économique. Lippmann croit observer un paradoxe : l’espèce humaine a créé un environnement auquel elle n’est plus adaptée – la mondialisation capitaliste. La Révolution industrielle a induit une déconnexion psychique et cognitive entre ce que les individus perçoivent et l’échelle du marché – mondialisé, lointain et difficilement concevable. Contrairement à ce que postule le libéralisme classique, les intérêts privés ne s’harmonisent pas spontanément pour donner naissance à une société concurrentielle.

Herbert Spencer, auteur d’une théorie de l’évolution, était le principal concurrent de Darwin de son vivant. On a improprement qualifié sa pensée de « darwiniste sociale » © Photographie conservée dans les Smithsonian Libraries

Lippmann rejoint cependant Herbert Spencer dans son désir de voir advenir une humanité davantage concurrentielle et adaptée aux réquisits du marché global ; l’horizon du « darwinisme social » de Herbert Spencer demeure le même que celui de Lippmann : interconnexion économique globale, division croissante du travail, concurrence économique accrue. La lecture de l’histoire de Lippmann, comme celle de Spencer, est ainsi fortement téléologique : il n’envisage pas d’avenir alternatif possible pour l’espèce humaine. « Jusqu’à l’intervention, qui ne fait même pas partie des possibilités spéculatives, d’une méthode de production de la richesse qui serait plus efficace et radicalement différente, l’humanité est engagée dans la division du travail dans une économie de marché », écrit Lippmann.[2] Les sociétés qui sont incapables de « s’adapter » à ce mouvement se situent en quelque sorte en-dehors de l’histoire. Lippmann décrit crûment le sort qui leur est réservé : la colonisation par les nations plus avancées, plus compétitives, plus « adaptées ».

Le néolibéralisme de Lippmann se situe donc aux confluents de cette volonté de faire advenir un capitalisme concurrentiel, et du constat de l’échec du libéralisme classique à le réaliser. C’est ainsi qu’il promeut l’émergence d’un État fort, à même de réguler le capitalisme, non pour le rendre plus démocratique ou égalitaire, mais au contraire pour accroître son caractère compétitif.

Une théorie des limites de la démocratie

En conséquence, le néolibéralisme lippmannien est également une théorie du gouvernement et de la démocratie. Il postule le caractère chimérique du peuple, pure fiction de la théorie politique ; seules existent des masses apathiques et amorphes. Les citoyens, quotidiennement saturés d’une masse d’informations qu’ils sont incapables d’assimiler et d’analyser, ont une compréhension chaque jour plus réduite du fonctionnement du monde et de l’économie. « La société moderne n’est visible par personne, pas plus qu’elle n’est intelligible de façon continue ou comme un tout (…) Il est déjà assez pénible aujourd’hui d’avoir à faire de son esprit un réceptacle pour un tapage de discours, d’arguments, d’épisodes décousus », écrit-il.[3]

Les masses s’opposent donc au sens de l’évolution, n’étant pas capables de comprendre la nécessité de réformes économiques qui leur permettraient d’accroître leur adaptation dans la jungle du capitalisme. Il y a donc une nécessité de repenser le modèle démocratique par l’entremise de leaders, d’experts, qui aideraient les gouvernements à réadapter les masses.

Dans son ouvrage Public Opinion (1922), Lippmann critique la démocratie, qu’il juge responsable du « retard » de la société par rapport à ce qu’exige son environnement compétitif. La démocratie ne peut fonctionner qu’en communautés réduites et isolées, qui vivent dans un environnement stable et prédictible ; aujourd’hui, la promouvoir revient à nier l’accélération « brutale et nécessaire » enclenchée par la Révolution industrielle, et l’élargissement de l’environnement des hommes jusqu’à la constitution d’une « Grande société » mondialisée.[4] Le peuple doit donc être limité dans sa souveraineté.

Dewey reproche à Lippmann de nier la complexité du processus évolutif, dans lequel l’espèce s’adapte non pas passivement en se pliant à l’environnement, mais en interaction constante avec celui-ci. Il reprend ainsi une critique que Darwin adressait implicitement à Spencer.

En parallèle d’un néolibéralisme, Lippmann envisage donc une « nouvelle démocratie », qui se fonde sur une base élective mais ne tolère qu’une intervention minimale du peuple. La souveraineté est partagée entre représentants et « experts ». Ceux-ci, qui fondent leur savoir sur l’étude des sciences humaines et de la psychologie, sont plus à même de prendre connaissance des ajustements que nécessite la société pour accroître son « adaptation » à l’environnement du capitalisme mondialisé. « La manufacture du consentement » conditionnera industriellement les comportements jusqu’à « réadapter » la masse à la « Grande société », en s’appuyant sur les moyens de communication modernes, la propagande et la psychologie.

Cette justification de la limitation de la souveraineté populaire par l’incapacité des individus à comprendre un monde devenu trop complexe, qui débouche sur l’apologie d’un gouvernement d’experts – lesquels sont chargés de limiter la violence qui s’abattra inévitablement sur les classes populaires, produit du désajustement entre la stabilité de leur mode de vie et les flux permanents auxquels elles sont confrontées-, trouve de curieux échos contemporains.

John Dewey : la démocratie par l’intelligence collective

Psychologue et philosophe pragmatiste américain, John Dewey écrit de nombreux ouvrages en réponse à Walter Lippmann, donnant lieu à ce qui sera nommé, des années plus tard, le Lipmman-Dewey debate.

Chez Lippmann, l’adaptation est réalisée, quitte à être forcée, dans un monde hiérarchique et figé, « avec un telos établi de manière autoritaire ». En cela, Lippmann est un héritier des thèses de Herbert Spencer, qu’il critique durement par ailleurs. Les similitudes entre le telos lippmannien et le telos spencérien sont flagrantes : l’évolution dirige l’humanité vers un état des choses davantage compétitif, complexe et mondialisé. Aucune finalité alternative n’est concevable : c’est le sens de l’évolution.

John Dewey © Eva Watson-Schütze

C’est sur ce point que porte la critique de John Dewey : il reproche à Lippmann d’absolutiser l’environnement économique dominant, de faire de la mondialisation capitaliste l’unique horizon auquel peuvent aspirer les sociétés. Une telle conception de l’histoire revient, pour Dewey, à nier la complexité du processus évolutif, dans lequel l’espèce s’adapte non pas passivement en se pliant à l’environnement, mais en interaction constante avec celui-ci. « Même un coquillage agit sur l’environnement. Il fait quelque chose à l’environnement autant qu’il se fait quelque chose à lui-même », écrit Dewey.[6] Toute expérience vitale est active en même temps que passive ; la relation d’un organisme avec son environnement ne peut qu’être dialectique. Dans une perspective darwinienne, Dewey reprend ainsi l’idée que l’évolution n’a aucun sens préétabli – reconduisant à l’égard de Lippmann une critique que Darwin formulait implicitement à l’égard de Spencer. Nul telos chez Dewey, et donc nul impératif « d’adaptation » de l’humanité à quelque contrainte environnementale que ce soit.

En conséquence de son évolutionnisme téléologique, Lippmann exclut explicitement les « masses » de toute discussion sur la finalité de l’espèce. Chez Dewey au contraire, l’adaptation est pensée sur le mode de l’expérimentation, de l’inventivité, et de l’implication collective. Selon lui, « l’intelligence collective » émerge au cours du processus évolutif, permettant à l’humanité de prendre conscience de l’environnement qui la détermine, et d’agir sur lui. Elle permet ainsi à l’espèce humaine de n’être soumise à aucune finalité, à aucun telos particulier. Dewey réintroduit donc la délibération, par le jugement populaire « du rapport de la connaissance fournie par d’autres avec des préoccupations communes », que Lippmann cherchait à expurger.

Le « retard » supposé de l’espèce humaine n’est ainsi pas perçu de manière négative par Dewey comme il l’est chez Lippmann. Les communautés, le voisinage, la stabilité des habitudes face à l’accélération du monde industriel, apparaissent indispensables à Dewey pour conserver une certaine unité dans la société. L’hétérochronie, pensée comme le désajustement temporel entre l’évolution du marché et celle des sociétés, composantes du peuple, en plus d’être inévitable, est souhaitable.

Dewey propose ainsi un nouveau libéralisme fondé sur une planification qui aurait pour but de modifier l’environnement auquel sont confrontés les individus. Il se fait le chantre d’un ensemble de réformes à même de permettre une réappropriation des institutions par le bas. Cette mise en pouvoir du partage aura de profondes incidences sur le système économique : « seul un renversement du système économique de profits permettra la liberté de production et d’échanges », écrit-il.[5]

L’éducation tient une importance primordiale dans la pensée de Dewey, puisqu’elle vise à rendre les esprits capables d’interpréter les « mouvements réels » de leur environnement, afin d’agir plus tard sur lui. La pensée politique de Dewey a ainsi pour horizon « l’auto-gouvernement » (selfgovernment) des sociétés.

Réadapter l’espèce humaine à son environnement compétitif par le droit, l’éducation et la santé

Loin de Dewey, le propos de Lippmann n’est pas de promouvoir l’intelligence collective, mais bien de mettre celle-ci « hors circuit », écrit Stiegler. Pour Lippmann, la « Grande révolution » est apparue avec la division du travail et non l’intelligence collective. Il estime cette révolution encore incomplète, nécessitant une division du travail accrue, dans des marchés toujours plus étendus. C’est la raison pour laquelle il souhaite « réadapter » la société aux contraintes d’un mode de production fondé sur la division mondiale du travail, afin de rattraper son « retard ».

Lucide quant aux apories du libéralisme classique, Lippmann n’est aucunement un adepte du laissez-faire. Il n’espère pas des marchés qu’ils effectuent seuls ce travail. Mais quelles sont alors les instances capables de réajuster l’espèce humaine à son environnement ?

Walter Lippmann © Photographie conservée à la Library of Congress.

Il s’agit tout d’abord du droit. Le deuil de l’émergence spontanée d’un marché compétitif, par le libre jeu des agents économiques, conduit Lippmann à considérer les artifices du droit et leur puissance de régulation. Cette immixtion du droit dans l’économie ne doit pas être comprise dans le sens d’une étatisation ou d’une socialisation à visée égalitaire, mais bien d’une judiciarisation compétitive des dynamiques de marché. Le droit est simplement conçu comme meilleur régulateur que le marché lui-même, lorsqu’il s’agit de décider quelle entité économique est suffisamment ou insuffisamment concurrentielle (« apte ou inapte » à la survie) pour perdurer dans le cadre d’une économie capitaliste. Le marché entièrement libre mène en effet à la constitution de monopoles illégitimes, les entreprises les plus performantes éliminant toutes les autres. Lippmann propose de briser ces monopoles à l’aide du droit, afin de maintenir une compétition permanente.

Chez les ordolibéraux allemands qui ont assisté au colloque Lippmann, cette judiciarisation prendra la forme de la constitutionnalisation de l’indépendance de la Banque centrale, destinée à créer les cadres d’une économie compétitive ; on la retrouve aujourd’hui gravée dans le marbre des traités européens. Plus récemment, ne peut-on pas considérer l’Autorité des marchés financiers (AMF), autorité administrative créée en 2003, en charge de réguler les marchés financiers pour y faire prévaloir la concurrence libre et non faussée, douée de pouvoirs d’injonctions et de sanctions contre les agents qui y contreviendraient, comme une manifestation de cette judiciarisation compétitive de l’économie ?

Le néolibéralisme de Lippmann investit ainsi des domaines délaissés par le libéralisme classique : le droit, l’éducation, la santé ; conçus comme des obstacles au triomphe d’un marché compétitif par Herbert Spencer, ils en sont pour Lippmann la pré-condition. Ainsi, le nouveau libéralisme est investi d’une mission « politique, sociale voire anthropologique », écrit Barbara Stiegler.

C’est ensuite par l’éducation et la santé que le néolibéralisme poursuit cette « adaptation » de l’humanité. Instituer la compétition comme fondement des dynamiques sociales nécessite des politiques publiques d’éducation et de santé ; le libre jeu de la compétition est en effet initialement biaisé par la « défectuosité du matériau humain » aux yeux de Lippmann. Au-delà des inégalités biologiques ou sociales à limiter, la santé publique doit assumer une forme d’eugénisme – uniquement positif, Lippmann rejetant avec force l’eugénisme négatif qui avait cours aux États-Unis – visant à corriger la mauvaise qualité de la souche humaine. La santé et les capacités de l’être humain doivent non seulement être maintenues à un niveau minimal permettant l’égalité des chances, mais être amenée à progressivement s’améliorer. Lippmann parle ainsi de la lutte contre le handicap, non comme une aide procurée à ceux-ci, mais dans une perspective de limitation des anomalies génétiques, et d’amélioration du patrimoine génétique des hommes. Pour Stiegler, Lippmann justifie politiquement une « augmentation illimitée des performances de l’espèce » ; un horizon qui n’est pas sans évoquer les débats relatifs, de nos jours, au transhumanisme.

[À lire sur LVSL, notre entretien avec Johann Chapoutot : « Le nazisme, par son imaginaire de la performance et de la concurrence, participe de notre modernité »]

L’éducation devient un instrument de réalisation de l’égalité des chances. Lippmann cherche à faire advenir par là même une société dont les inégalités seraient fondées sur les « supériorités intrinsèques » de chaque individu, et non sur des privilèges acquis. Il tente ainsi d’établir que l’accumulation illimitée n’est pas constitutive de l’essence du capitalisme. Critiquant les inégalités fondées sur la rente, l’héritage ou le monopole, il en justifie de nouvelles, qu’il qualifie de « naturelles » si elles sont issues d’un processus concurrentiel fondé sur l’égalité des chances.

L’éducation a également pour mission de faire intérioriser aux individus un impératif de flexibilité. Avec l’accélération de la compétition, l’ouvrier doit, pour Lippmann, être capable de changer régulièrement d’emploi – un avant-goût du marché du travail flexibilisé et de l’uberisation, ne peut-on s’empêcher de penser.

Pousser l’idéologie néolibérale vers sa conclusion logique

Le néolibéralisme de Lippmann investit ainsi des domaines délaissés par le libéralisme classique : le droit, l’éducation, la santé ; conçus comme des obstacles au triomphe d’un marché compétitif par Herbert Spencer, ils en sont pour Lippmann la pré-condition. Ainsi, le nouveau libéralisme est investi d’une mission « politique, sociale voire anthropologique », écrit Barbara Stiegler.

Son ouvrage livre donc une généalogie d’un néolibéralisme qui résonne fortement dans la société contemporaine, tant les modalités de réalisation du capitalisme mondialisé préconisées par Lippmann – judiciarisation compétitive de l’économie, éducation destinée à inculquer des normes concurrentielles aux individus, etc. – semblent prévaloir. En dévoilant le sous-texte évolutionniste du néolibéralisme, « Il faut s’adapter » permet de prendre la mesure de l’un de ses grands tours de force rhétorique : la transformation des anciens « progressistes », qui s’opposaient aux réformes néolibérales, en « conservateurs », et des anciens « conservateurs » en nouveaux « progressistes ». Replacées dans un corpus philosophique et des débats biologiques plus larges, les métaphores évolutionnistes qui saturent les plateaux de télévision et les discours politiques prennent ainsi toute leur signification.

C’est tout juste si l’on pourrait regretter que l’autrice ne s’attarde pas plus longuement sur la méthodologie qui a présidé à la rédaction de l’ouvrage et qui lui permet de proposer une définition du néolibéralisme comme idéologie de l’adaptation. Comment faut-il comprendre ce retour aux textes de Lippmann et de Spencer ? Suggère-t-elle par là que ces auteurs, et à leur suite les participants à la conférence Lippmann, ont eu une influence déterminante sur les élites politiques européennes et américaines ? Ou faut-il plutôt comprendre que cette entreprise d’archéologie des concepts a pour but d’éclairer une idéologie qui infuse de manière diffuse la société contemporaine, de la pousser vers ses conclusions et fondements logiques ? Dans tous les cas, le potentiel heuristique de l’ouvrage et des débats que Stiegler met en évidence – que l’on pense à leur implication dans l’économie, la sociologie, la santé, ou encore le secteur du numérique – est considérable.

C’est avec les mots de Barbara Stiegler que nous conclurons : « On comprend mieux comment le néo-libéralisme, sur la base d’un récit précis […] a pu s’accaparer à la fois le discours de la réforme et celui de la révolution, condamnant ses adversaires soit à la réaction, soit à la conservation des avantages acquis, soit à l’espérance nostalgique d’un retour (de l’État-providence, de la communauté, de l’auto-suffisance), et les enfermant dans tous les cas dans le camp du retard ».

Notes :

[1] L’élimination des « inaptes » doit être comprise au sens littéral. Dans Social Statics, Herbert Spencer écrit : « Il peut sembler dur que l’artisan doive souffrir de la faim à cause de son absence de capacités, qu’il ne peut surmonter malgré tous ses efforts. Il peut sembler dur que le laboureur malade, qui ne peut entrer en concurrence avec ses confrères, plus forts, doive supporter le poids des privations qui en résultent. Il peut sembler dur que la veuve et l’orphelin soient livrés à une lutte à mort pour la survie. Cependant, lorsqu’on considère ces dures fatalités non pas séparément, mais en connexion avec les intérêts de l’humanité universelle, on découvre qu’elles sont pleines de la plus haute bienfaisance – la même bienfaisance qui mène vers des tombeaux précoces les enfants de parents malades, qui prend pour cible les simples d’esprit, les intempérants, les malades mentaux, de même que les victimes d’une épidémie » (Herbert Spencer, Social Statics, John Chapman, 1851, p. 323. Disponible en ligne en anglais)

[2] Cité par Barbara Stiegler, « Il faut s’adapter », Gallimard, 2019, p. 203.

[3] Ibid, p. 74.

[4] Lippmann emprunte à Graham Wallas le concept de Grande société. Celui-ci, dans un ouvrage éponyme (The Great Society, 1914), croit observer un désajustement entre les impératifs qu’impose le processus d’évolution aux société contemporaines et celles-ci. Il s’agit d’un camouflet adressé à Herbert Spencer, lequel pensait que les sociétés qui ne « s’adapteraient » pas mécaniquement aux contraintes auxquelles elles faisaient face disparaîtraient. Il s’agira, pour Lippmann, d’une source d’inquiétude, qui souhaitera « réajuster » les sociétés contemporaines aux impératifs d’adaptation qui pèsent sur elles. Cette inadaptation des institutions démocratiques à l’environnement imprédictible et fluctuant du capitalisme globalisé constitue également une thèse essentielle des thèses de Friedrich Hayek, qui reprendra lui aussi à Graham Wallas le concept de Grande société. (Friedrich Hayek, Law, legislation and liberty, Routledge, 1973, p. 148).

[5] Cité par Barbara Stiegler, op. cit., p. 145.

[6] Pour une réflexion plus poussée sur les mécanismes d’évolution, on se reportera à l’article de Barbara Stiegler « Le demi-hommage de Foucault à la généalogie nietzschéenne », paru dans Binoche, Bertrand et Sorosin, Les Historicités De Nietzsche, Publications de la Sorbonne, 2016. Si la conception darwinienne de l’évolution renonce à l’aspect téléologique qui caractérisait celle de Spencer, elle n’en reste pas moins empreinte d’un finalisme diffus, relatif à la fonction adaptative des organes ; le paléontologue Stephen Jay Gould a notamment pointé du doigt cette dimension du darwinisme.


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« Le néolibéralisme est imbibé de catégories darwiniennes » – Entretien avec Barbara Stiegler

Barbara Stiegler © F. Mantovani, Gallimard

 Évoluer dans un monde qui change, s’adapter à un environnement qui est en mutation permanente… d’où viennent ces métaphores biologiques qui imprègnent le discours dominant ? Barbara Stiegler, professeure de philosophie à l’université de Bordeaux-Montaigne, tente de répondre à cette énigme dans son dernier livre publié aux éditions Gallimard, « Il faut s’adapter ». Elle s’intéresse aux controverses qui parcouraient la pensée libérale dans les années 1930, à l’époque où l’on débattait de l’héritage de Darwin dans les sciences sociales. Aux origines du néolibéralisme contemporain, on trouve un penseur dont l’influence a été considérable sur le siècle passé : Walter Lippmann. Entretien réalisé par Wonja Ebobisse et Vincent Ortiz, retranscrit par Hélène Pinet.


LVSL – Votre livre est consacré à l’analyse de deux pensées libérales des années 1930 : celle de John Dewey et celle de Walter Lippmann, qui cherchent à refonder le libéralisme sur de nouvelles bases. La pensée de Dewey est inspirée par un évolutionnisme issu de Darwin, celle de Lippmann d’un évolutionnisme qui doit davantage aux darwinistes sociaux et à Herbert Spencer. Pourriez-vous revenir sur les différences entre ces deux interprétations de la théorie de l’évolution, qui ont toutes deux servi à justifier des formes différentes de libéralisme ?

Ndlr – Le darwinisme social est un courant de pensée incarné au premier chef par Herbert Spencer, qui interprète le monde social à l’aune d’une théorie de l’évolution. Cette théorie promeut une lecture téléologique de l’évolution : les organismes sont conditionnés de manière unilatérale par leur environnement, qui leur impose des lois face auxquelles ils ne peuvent que s’adapter, ou disparaître. Ainsi, l’espèce humaine s’oriente vers une société chaque jour plus développée et perfectionnée, dans laquelle la division du travail est sans arrêt plus poussée – au prix d’une concurrence brutale qui s’avère fatale pour les individus les plus faibles, condamnés à disparaître dans un processus que Spencer nomme la « survie des plus aptes » (survival of the fittest), au même titre que les organismes les plus faibles d’une espèce animale.

Barbara Stiegler – Walter Lippmann, comme John Dewey d’ailleurs, est d’abord un progressiste qui cherche à rompre avec Herbert Spencer et avec le darwinisme social, comme tous les progressistes. Il vit dans une époque où les milliardaires américains sont spencériens, où la mentalité dominante est imbibée des thèses de Spencer – un spencérisme d’ailleurs assez caricatural, la pensée de Spencer étant plus fine. Les milliardaires, qui se présentent comme les responsables de la prospérité des grandes villes américaines, sont favorables à « l’élimination des inaptes », à la « survie des plus aptes », etc. C’est dans cet environnement que se construisent la pensée de Dewey et de Lippmann. Ils sont progressistes, se situent plutôt à gauche de l’échiquier politique, et critiquent ce darwinisme social sauvage, ce capitalisme de prédateurs. L’idée est de critiquer Spencer au nom de Darwin, aidé d’une compréhension beaucoup plus fine de Darwin. C’est un point commun entre Dewey et Lippmann, qu’il faut souligner.

Cependant, il se produit rapidement une rupture. Lippmann, sans s’en rendre compte, reconduit certains aspects du darwinisme social, croyant rompre avec lui. Il reprend notamment à Spencer sa compréhension de l’adaptation. Lippmann, comme Spencer, absolutise les conditions de l’environnement au détriment de l’organisme, considérant que l’environnement agit de manière mécanique sur les organismes. Il ne voit pas que l’organisme se situe dans un rapport dialectique permanent avec son environnement, et que l’organisme, en retour, possède une activité de transformation de l’environnement. Il y a donc chez Lippmann l’idée que l’organisme doit s’adapter passivement aux conditions de son environnement – en l’occurrence, l’espèce humaine doit s’adapter au nouvel environnement créé par la révolution industrielle : le capitalisme mondialisé.

« Il y a dans le néolibéralisme de Lippmann l’idée que l’organisme doit s’adapter passivement aux conditions de son environnement – en l’occurrence, l’espèce humaine doit s’adapter au nouvel environnement créé par la Révolution Industrielle : le capitalisme mondialisé. »

Cet environnement est absolutisé comme une nouvelle fin de l’histoire. Lippmann envisage donc une sorte de fin de l’évolution. Il s’agit d’une nouvelle trahison de Darwin, qui possède une vision multi-directionnelle et buissonnante, de l’évolution, refusant de penser qu’il y aurait un environnement auquel tous les vivants devraient s’adapter.

Double trahison, donc, que Dewey identifie parfaitement, critiquant la vision téléologique de l’évolutionnisme de Lippmann qui trahit Darwin et qui reprend en sous-main, sans s’en rendre compte, les deux grands contresens de Spencer sur l’évolution.

LVSL – Quelles sont les implications de cet évolutionnisme, chez Lippmann, sur le plan économique et social ? Cela ne le conduit-il pas à reprendre l’idée chère aux darwinistes sociaux en vertu de laquelle la division accrue du travail et la compétition sont l’horizon indépassable de toute société ?[1]. Cela ne mène-t-il pas sa pensée sur une pente inégalitaire et hiérarchique, malgré sa critique du libéralisme sauvage du XIXème siècle ?

BS – Oui, l’idée est de critiquer le capitalisme sauvage et inégalitaire qui triomphe à la fin du XIXème siècle, pour le remplacer par une compétition juste, loyale et non faussée, qui permette non pas d’éliminer les hiérarchies et les inégalités, mais bien au contraire de les légitimer. L’idée est que si la compétition est juste, les inégalités qu’elles révèlent sont elles aussi justes et légitimes. Mais à la différences des inégalités de rente, elles devront sans cesse se ré-exposer à une nouvelle compétition, qui dégage de nouveaux gagnants. Aux hiérarchies figées du capitalisme sauvage doit succéder les hiérarchies mobiles d’un capitalisme régulé par le droit, la justice et l’égalité des chances.

LVSL – La pensée de Lippmann est tributaire de celle de Graham Wallas, qui théorise l’idée (dans The great society) selon laquelle les individus sont confrontés, du fait de la mondialisation, à un environnement face auxquels ils sont sans arrêt moins adaptés. Quelle a été son influence sur Lippmann ? Peut-on y voir l’origine de cette idée, fréquente dans la pensée néolibérale, selon laquelle il se produit un désajustement croissant entre les individus et leur environnement ?

Oui, Graham Wallas a eu une influence fondamentale sur Lippmann puisque c’est lui qui diagnostique le premier ce désajustement entre l’espèce humaine et son nouvel environnement. Il a eu également une influence très importante sur la pensée de Dewey. Ce qui rend le Lippmann-Dewey debate très intéressant, c’est que l’un et l’autre partagent le même diagnostic (celui de Graham Wallas) mais s’opposent frontalement sur la thérapeutique. Leur opposition est totale à la fois sur le sens de l’évolution (une multiplicité de sens pour Dewey, une seule direction pour Lippmann) et sur la conception de la démocratie qui en découle: pariant sur l’intelligence collective des publics chez Dewey, et reposant sur l’autorité incontestable des leaders et des experts chez Lippmann.

LVSL – Lippmann est le penseur d’un néolibéralisme, mais aussi d’une néo-démocratie. Quelles sont ses caractéristiques ?

BS – Lippmann écrit à l’époque de la montée des fascismes, des nationalismes en tous genres, et cherche à sauver ce qu’il considère comme la « démocratie ». Il estime qu’on ne pourra pas la sauver en s’appuyant sur la fiction de la souveraineté populaire. Lippmann considère en effet qu’il s’agit d’une fiction issue de Rousseau et de la révolution américaine, à laquelle il ne croit pas : il n’y a pas de peuple qui soit souverain. On a affaire, dans sa pensée, à ce qu’il appelle « des masses », qui sont apathiques, atomisées, hétérogènes. Si démocratie il y a, il faut que ces masses soient configurées de la bonne manière, afin de les adapter à leur environnement : le capitalisme mondialisé.

« D’où l’énigme sur laquelle je suis tombée : d’une part, on considère que lorsqu’on parle de politique, il ne faut pas parler de biologie ; d’autre part, nous vivons dans un univers mental imbibé de concepts biologiques.»

Il faut orienter les masses dans la bonne direction, dans la direction de l’évolution – direction qu’elles ne peuvent pas apercevoir parce qu’elles sont marquées par ce qu’il appelle « la stéréotypie », c’est-à-dire des productions de leur esprit (des stéréotypes) qui les empêchent de percevoir le réel qui évolue à une vitesse considérable. Les masses sont toujours en retard sur ce qui arrive, puisqu’elles sont enfermées dans des stases, engluées dans de la stabilité. Il faut donc les réorienter dans la bonne direction grâce à des techniques de fabrication du consentement.

Lippmann estime qu’il faut transformer les masses pour les réadapter aux besoins de l’environnement absolutisé, qui est celui d’un capitalisme mondialisé en accélération constante. Il faut donc transformer ces masses en les rééduquant, en utilisant des techniques liées aux sciences sociales – Lippmann n’hésitant pas à mobiliser l’eugénisme, et des politiques de santé pour réadapter ces populations…

LVSL – Dans quelle mesure pensez-vous que les cadres conceptuels dominants contemporains sont encore tributaires de ce paradigme évolutionniste ?

BSCe qui me frappe, c’est le fait que l’on vive dans un monde imprégné de cette injonction permanente à l’adaptation, à la sélection, à la compétition, à l’évolution, etc., mais que tout cela ne soit pas pensé. On est imprégné de toute cette histoire intellectuelle, sans en avoir conscience. Ce sont des idées diffuses, dont on ne saisit pas la signification.

D’où l’énigme sur laquelle je suis tombée : d’une part, on considère que lorsqu’on parle de politique, il ne faut pas parler de biologie ; d’autre part, nous vivons dans un univers mental imbibé de concepts biologiques. J’ai cherché, avec cette entreprise généalogique, à comprendre d’où venait ce discours dominant, et à me positionner à l’intérieur de ces débats – j’avais pour but de de rendre conscientes des catégories diffuses dans la pensée dominantes dont on n’a pas conscience.

LVSL – Vous soulignez donc les fondements biologiques et évolutionnistes du néolibéralisme. Il s’agit d’une thèse qui s’inscrit à l’encontre de l’historiographie dominante, puisqu’on a tendance à considérer, depuis Foucault (Naissance de la biopolitique) que le néolibéralisme se caractérise justement par son anti-naturalisme, par l’acceptation du caractère contingent et construit du marché. Comment expliquez-vous que cette dimension évolutionniste du néolibéralisme ait si peu été prise en compte par l’historiographie ?

BS – J’ai une hypothèse assez claire sur cette question. En Europe, après la Seconde Guerre mondiale, il est devenu tabou d’allier le biologique et le politique. C’est quelque chose qui ne pouvait plus se faire dans le champ intellectuel, pour des raisons liées au destin de l’approche biologisante du social et du politique, marquée par un discrédit très fort. Les chercheurs se sont donc refusés à allier ces deux aspects et sont devenus aveugles à la porosité entre ces champs. Lorsque Foucault oppose le néolibéralisme au naturalisme, il ne prend pas en compte l’arrière-plan évolutionniste de ce nouveau libéralisme, qu’il laisse complètement de côté. C’est dommage, car il développe une réflexion sur la biopolitique, sur les liens entre vie politique et gouvernement des vivants – c’est donc un dossier qu’il faut rouvrir.

LVSL – Il y avait donc au début du XXème siècle un intérêt pour les théories de l’évolution dans le champ des sciences sociales qui a été oublié suite aux horreurs de la Seconde Guerre mondiale ?

BS – Il ne faut pas oublier qu’avant la Seconde Guerre mondiale, il était tout à fait normal de penser le fait social et politique dans la continuité de la révolution darwinienne, de réfléchir à partir de cette révolution : l’humanité était conçue comme une espèce issue de mécanismes évolutifs. Tout le monde pensait dans cet horizon-là. Cela paraît exotique, parce qu’un tabou s’est imposé – en Europe, pas aux États-Unis.

Ce prisme évolutionniste n’a rien que de très logique. Nietzsche écrit avec justesse que l’on ne peut plus penser les questions sociales et politiques avant et après Darwin de la même manière. C’est une véritable révolution.

LVSL – Lorsque vous évoquez le néolibéralisme, s’agit-il pour vous d’un concept dont on peut réellement retracer la trace depuis les années 1930, ou est-ce qu’il s’agit plutôt d’une sorte de reconstruction a posteriori ?

BS – C’est un concept qui a une histoire très précise, qui apparaît dans les années 1930, après la crise de 1929, dont il est directement un produit. L’expression qui prévaut est celle d’un « nouveau libéralisme », et parfois il est question de « néolibéralisme ». Je ne pense donc pas qu’il s’agisse d’une construction rétrospective.

L’idée derrière le néolibéralisme, c’est que le libéralisme classique est en crise et qu’il faut le rénover foncièrement. On trouve dans le néolibéralisme diverses tendances, diverses voies ; un conflit voit très vite le jour entre ceux qui pensent qu’il faut que le nouveau libéralisme rompe fondamentalement avec le libéralisme classique, et ceux qui – comme Hayek – cherchent au contraire à assumer la totalité de l’héritage du libéralisme classique. Au-delà de ces divergences, il y a bien un phénomène historique nouveau qui émerge à ce moment-là.

[1] Herbert Spencer évoque dans certains de ses écrits l’idée d’un « interrègne moral », situé dans un avenir lointain, où la coopération finirait par remplacer la compétition et où la loi de la « survie des plus aptes » disparaîtrait. L’évocation de cet « interrègne moral » contraste fortement avec la description – et la légitimation – très crue de la compétition sauvage du capitalisme du XIXème siècle et des victimes qu’elle provoque dans les classes populaires, que l’on trouve dans de nombreux textes de Spencer.


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