La « loi de l’offre et de la demande » sert surtout à justifier les inégalités – Entretien avec David Cayla

Respecter la “loi de l’offre et de la demande”, “faire triompher la concurrence libre et non faussée”, “favoriser l’innovation”… Ces expressions sont désormais familières à tout un chacun, tant elles sont ressassées en boucle par des légions d’économistes et d’éditorialistes sur les chaînes de télévision. Elles sont constitutives de la vision du monde qui domine la sphère politico-médiatique : le néolibéralisme. Dans son nouveau livre, L’économie du réel face aux modèles trompeurs, David Cayla – Maître de conférences à l’Université d’Angers – s’attache à l’analyse et la déconstruction de ces concepts qui sont présentés comme des évidences incontestables. Il expose les fondements économiques, mais aussi anthropologiques et philosophiques du néolibéralisme, et la manière dont cette déclinaison du libéralisme s’est imposée comme la pensée dominante… jusqu’à exclure, comme non-scientifiques, toutes les conceptions divergentes de l’économie.


LVSL – Votre livre est consacré à la réfutation de la prétendue « loi de l’offre et de la demande ». Pouvez-vous rappeler à nos lecteurs en quoi consiste cette loi ?

David Cayla – Il faut d’abord rappeler que lorsqu’on évoque « la loi de l’offre et de la demande », personne ne sait exactement de quoi on parle. C’est le vrai problème de cette « loi » : on l’emploie sans arrêt, pour dire des choses qui sont souvent contradictoires. En fait, il n’y a pas « une » loi de l’offre et de la demande mais trois.

  • Il y a la loi de la demande : lorsque les prix augmentent, la demande diminue, et inversement.

  • Il y a la loi de l’offre, qui postule l’inverse : quand les prix augmentent, l’offre augmente, et inversement.

  • Il y a enfin la « loi de l’offre et de la demande » qui exprime la manière dont les prix varient. Selon cette troisième loi, lorsque l’offre est supérieure à la demande, les prix doivent baisser, et inversement les prix augmentent lorsque la demande est supérieure à l’offre.

On a donc deux lois qui décrivent les changements des quantités offertes et demandées, et une loi qui décrit la variation des prix. Le problème, c’est qu’en fonction des circonstances, on peut utiliser une loi ou l’autre. Imaginons que le prix des oranges augmente alors que la demande baisse ; les néoclassiques diront que la demande baisse parce que le prix des oranges augmente et estimeront que la loi de la demande est respectée. Mais si le prix des oranges avait baissé, et que la demande des oranges avait également baissé, alors les mêmes économistes auraient pu dire que le prix baisse parce que la demande a baissé. Autrement dit, quelles que soient les évolutions des prix et des quantités, ils ont toujours raison. La « loi de l’offre et de la demande » ne peut pas être invalidée par fait. C’est une loi qui, finalement, ne dit absolument rien. Cette loi ne parvient ni à décrire le réel, ni à prévoir ce qui arrivera. Je me suis amusé dans le livre à tenter de prédire la variation des prix des fruits et légumes d’après la « loi de l’offre et de la demande ». Bilan : c’est strictement impossible.

LVSL – En quoi est-ce important ? En quoi la croyance en cette loi est liée à la mise en place des politiques néolibérales ?

Pourquoi cette loi est-elle importante ? Il faut bien comprendre que derrière les prix, il y a les revenus. Le coeur des problèmes que l’on connaît actuellement, c’est celui du pouvoir d’achat et des inégalités considérables que l’on observe entre les professions. Entre l’intérimaire et le footballeur du PSG, il y a des rapports salariaux de 1 à 2000. Comment justifie-t-on ces écarts effarants de revenus ? Avec la loi du marché. Telle profession, tel footballeur est très demandé ; tel autre l’est moins. « Ceux qui ont réussi et ceux qui ne sont rien » pour emprunter une formule de notre président.

Les bas salaires sont le produit d’un marché du travail qui organise la concurrence et hiérarchise la valeur des uns et des autres. De même, la faillite d’un petit entrepreneur sera justifiée par son incapacité à vendre ses produits au « bon » prix. La « loi de l’offre et de la demande » permet de fixer un prix, que l’on désigne comme le prix « normal », le prix du marché. Cette normalité qui émane d’un marché impersonnel et immanent sert surtout à justifier les écarts de revenus entre les personnes. Car tous les prix sont à la fois des coûts et des revenus. Il en va de même pour le salaire qui n’est que le prix du travail. Dans cette représentation, nous sommes tous acheteurs et vendeurs. Aussi, la « loi de l’offre et de la demande » ne sert pas tant à expliquer quoi que ce soit, qu’à justifier les équilibres du système économique. C’est le marché et non l’État qui décide de la distribution des revenus. Pour les néolibéraux, laisser au marché le soin de déterminer la hiérarchie économique et sociale c’est rassurant. Pour beaucoup de gens, c’est effrayant.

LVSL – La “concurrence” est un concept largement mobilisé dans le discours économique et la théorie économique qui dominent. Vous jugez pourtant que c’est un concept flou, mal défini, et en dernière instance contradictoire. Pouvez-vous rappeler les principales apories auxquelles se heurtent ce concept ?

David Cayla – Les économistes utilisent depuis longtemps le concept de « concurrence » dans des acceptions parfois très différentes voire contradictoires.

Il y a d’abord la concurrence vue comme une structure du marché. Dans cette conception, on considère la concurrence comme parfaite lorsque les offreurs et demandeurs n’ont aucun pouvoir sur les prix. Les produits sont homogènes, l’information est parfaite, les modes de production sont les mêmes, les offreurs et les demandeurs sont très nombreux et n’ont aucune influence sur le marché. Dans le même temps, le discours dominant fait de la concurrence le moteur de l’économie – c’est une grande idée de Schumpeter –, dans la mesure où la concurrence favorise l’innovation, le dynamisme des entreprises, etc… Mais s’il y a de l’innovation, cela veut dire que les entreprises vendent des produits différents ; cela veut dire qu’elles ont des brevets ; or le brevet implique un monopole sur l’usage du produit. Le dynamisme de l’économie est donc lié à un pouvoir de marché, et donc à un certain pouvoir de monopole de la part des producteurs, qui décident donc de leurs prix. On voit bien qu’Apple décide de ses prix, et c’est en cela qu’elle est innovante. Cette seconde conception de la concurrence considère que la concurrence émane non de la structure du marché mais des comportements des entreprises et des entrepreneurs.

Or, ces conceptions de la concurrence sont donc contradictoires. La première théorie postule que la concurrence est parfaite lorsque les producteurs n’ont aucun pouvoir sur le marché ; l’autre que la concurrence émane des producteurs… ce qui implique un certain pouvoir de monopole et un certain contrôle du marché par les entreprises. Des économistes distingués comme Jean Tirole mélangent allègrement ces deux acceptions de la concurrence : pour eux, la concurrence favorise à la fois la baisse des prix, qui seraient fixés par le marché, et l’innovation… qui implique un pouvoir de marché, et donc un pouvoir de décider au moins en partie des prix. Autrement dit, on ne peut affirmer à la fois que la concurrence favorise l’innovation et fait baisser les prix. Si on veut être cohérent, c’est soit l’un, soit l’autre.

LVSL – Vous mentionnez à plusieurs reprises le rôle joué par les institutions européennes dans la promotion d’une économie néolibérale. Dans quelle mesure peut-on dire que l’Union Européenne est le produit de ce système de pensée que vous analysez ?

David Cayla – Les textes de lois de l’Union Européenne se donnent pour objectif de garantir la liberté des marchés, et de promouvoir à cette fin une « économie sociale de marché » (c’est l’expression consacrée). L’Union Européenne a entièrement intériorisé le paradigme ordolibéral, selon lequel le marché doit être renforcé via des politiques menées par les autorités indépendantes. Il y a d’ailleurs aujourd’hui une multitude d’institutions indépendantes régulatrices du marché, dont les plus puissantes sont les autorités chargées de veiller au respect de la concurrence. À l’échelle européenne, une administration entière y est consacrée sous l’égide de la danoise Margrethe Vestager, commissaire à la concurrence, dont la tâche est d’organiser le marché en condamnant Apple, par exemple, dont on a estimé qu’elle avait porté atteinte à la libre concurrence en bénéficiant d’une fiscalité trop faible.

L’ordolibéralisme n’est pas une théorie au sens d’une science économique ; c’est une construction intellectuelle visant à établir ce que doit être une bonne politique économique. Il y a une époque où l’on considérait que l’État devait se faire stratège, qu’il devait planifier et contrôler en partie la production, posséder des entreprises publiques, aider les filières privées à se développer… On était alors dans le cadre de l’État-planificateur qui se substituait au marché, car on considérait que ce dernier n’allait pas, de lui-même, allouer les ressources là où elles devaient l’être.

Aujourd’hui, dans le cadre de l’Union Européenne, toutes les aides d’État sont interdites et toutes les politiques étatiques de mise en œuvre d’une stratégie économique sont, de fait, interdites. On estime que c’est le libre marché qui doit déterminer où les ressources doivent être allouées. Le seul rôle de l’UE sera donc de veiller à ce que le marché se cantonne à son rôle d’allocation optimale des ressources. On interdit donc à l’État d’intervenir ex-post, mais on demande à des autorités indépendantes du pouvoir politique de créer les conditions de l’épanouissement du libre-marché.

LVSL – Compte-tenu de cela, une rupture avec le néolibéralisme est-elle possible sans rupture avec l’Union Européenne ?

David Cayla – Ma réponse sera courte ! Les textes fondateurs de l’Union Européenne sont profondément imbibés d’ordolibéralisme. On ne pourra pas transformer l’Union Européene en réécrivant ces textes fondateurs – surtout avec la règle qui prescrit que l’unanimité des États est nécessaire pour faire évoluer les traités européens.

J’irais plus loin. L’enjeu le plus important n’est pas de sortir de l’Union Européenne, c’est aussi de prendre conscience que le marché n’est pas toujours efficace, que d’autres instruments économiques sont possibles. Sans prise de conscience de ces éléments, sortir de l’Union Européenne ne sert à rien. Mener les mêmes politiques ordolibérales à échelle française ne mènerait à rien. La bataille que je mène est idéologique. Si on retrouve une souveraineté (monétaire, budgétaire, etc…), à quelles fins l’utilise-t-on ? Il faut donc d’abord délégitimer le discours néolibéral, qui veut que l’offre et la demande, autrement dit les forces du marché, doivent être le moteur unique de toute organisation sociale ; une fois que cette bataille sera remportée, le moyen de rompre avec cette économie sera effectivement la rupture avec l’Union Européenne.

LVSL – Vous en appelez justement, à la fin du livre, au refus de l’hégémonie néolibérale. Il y a, depuis une décennie en Europe, une nébuleuse que l’on qualifie de “populiste”, et qui porte en elle une rationalité qui est, dans une certaine mesure, anti-néolibérale. Le populisme (tel que l’entendent Mouffe et Laclau par exemple) et l’imaginaire qu’il mobilise (un imaginaire de suprématie du collectif sur l’individu, de mobilisation du peuple contre les élites, de conflictualité politique) peuvent-ils selon vous constituer la matrice d’un mouvement de résistance au néolibéralisme ?

David Cayla – Je pense que le populisme se nourrit de la frustration démocratique de nos sociétés. Cette frustration vient du fait que les élites proclament le droit des peuples à la souveraineté démocratique, mais excluent les questions économiques du champ de la délibération politique en raison de la philosophie néolibérale qui est la leur. On dit aux citoyens qu’ils sont libres et souverains mais qu’ils doivent accepter la marchandisation du travail, la mise en compétition avec le monde entier, les méthodes les plus déshumanisantes du nouveau management…

« Populisme » est un mot-valise, mais il y a une caractéristique qui les englobe tous : la promotion du volontarisme politique. C’est le cas en Italie, en Hongrie, en Espagne – « Podemos » veut dire « nous pouvons » en espagnol. Ces mouvements entendent rompre avec la doxa néolibérale caractérisée par l’axiome de Margaret Thatcher « il n’y a pas d’alternative » [There is no alternative, souvent contracté sous la forme TINA]. C’est cela qui explique le succès des populismes. Je pense que c’est une première étape ; la prise de conscience de la capacité du politique à exercer un contrôle sur l’économie est la grande question de notre temps. Mais la résolution de cette question ouvre une foule de questions nouvelles : lorsqu’on a compris qu’on peut faire, que fait-on, et que veut-on faire ? C’est pour moi la limite du populisme dans ses multiples formes actuelles : ceux qui votent Podemos, Orbán, Salvini ou M5S ne sont absolument pas d’accord entre eux quant aux objectifs politiques. Ils veulent tous renverser la table, mais ne s’accordent pas sur ce qu’il y a à reconstruire derrière.

LVSL – Vous évoquez la différence entre l’ancien libéralisme, celui du XIXème siècle, qui ne jure que par la liberté absolue du marché et la défiance à l’égard du politique, et le nouveau libéralisme, qui s’appuie au contraire sur le politique pour faire advenir des mécanismes de marché (et notamment la libre concurrence), qui seraient imparfaits sans cette intervention du pouvoir politique. Dardot et Laval (La nouvelle raison du monde) en font même un point de rupture fondamental entre l’ancien et le nouveau libéralisme. Pensez-vous qu’il est faux, pour cette raison, de parler d’un “retour au XIXème siècle” lorsqu’on tente de décrire la situation actuelle ?

David Cayla – En réalité, il y a trois libéralismes.

Le libéralisme classique, celui d’Adam Smith et du siècle des Lumières, mêle l’économie et le politique. Il prend à bras-le-corps la question de l’émancipation individuelle, et, pour cette raison, n’écarte absolument pas l’idée d’un interventionnisme dans l’économie : émanciper l’individu implique, par exemple, de l’éduquer. Adam Smith était un libéral selon cette acception : il n’était pas opposé à l’intervention de l’État, pour peu qu’elle soit émancipatrice.

L’ultralibéralisme est une seconde forme de libéralisme. Libertarienne, issue de l’école autrichienne [l’école autrichienne d’économie, dite « école de Vienne », compte notamment Friedrich Hayek et Ludwig von Mises parmi ses représentants], cette forme de libéralisme considère que l’intervention étatique est nuisible. Dans mon livre, je cite Milton Friedman, qui est l’un des nombreux héritiers de cette école (avec quelques nuances… sur le plan académique il adopte une méthodologie néoclassique). Friedman considère que la société n’existe pas, que seul l’individu constitue une réalité tangible. Cette forme de libéralisme extrait donc l’individu de la société, et prescrit donc de ne lui imposer aucune contrainte extérieure, car cela équivaut à une forme d’oppression.

Il y a un troisième libéralisme, l’ordolibéralisme, qui est à mon sens représenté aujourd’hui par Jean Tirole (même si lui-même ne se définit pas comme tel). Tirole estime qu’un système purement libéral, sans aucune intervention étatique, ne peut pas subsister ; la concurrence, en particulier, finit par disparaître, car les grandes entreprises écrasent les petites et imposent leur monopole. De même, il existe une imperfection de l’information qui peut conduire certains acteurs à détourner à leur profit les allocations du marché. Celui-ci doit donc être régulé… mais seulement en amont : les partisans de ce libéralisme excluent toute intervention ex-post, pour se cantonner à des inteventions ex-ante. Il faut donc confier à des autorités indépendantes le soin de réguler le capitalisme de marché pour faire en sorte qu’il fonctionne. Ces autorités hautement techniques – technocratiques, pourrait-on dire – sont indépendantes du suffrage universel. C’est typiquement l’idéologie qui domine l’Union Européenne, et qui vient de l’ordolibéralisme allemand. C’est aussi la vision du monde de Jean Tirole, qui est à mon sens l’héritier des ordolibéraux : il pense un marché qui ne fonctionne que lorsqu’il est encadré par un ensemble de règles pré-établies, décidées par des autorités indépendantes, et dans lesquelles l’État n’intervient jamais.

LVSL – Vous critiquez l’approche de l’économie qui est celle d’une majorité de néolibéraux, à savoir une approche “normative”, alors qu’elle devrait être, selon vous, “scientifique”. Vous qualifiez l’approche normative de l’économie “d’aveugle”, puisqu’elle consiste à plaquer une grille de lecture sur le réel, alors que l’approche scientifique devrait étudier le fait économique en lui-même. Mais est-il possible d’étudier le fait économique sans une grille de lecture qui structure notre perception ? Est-ce qu’une approche qui ne serait que scientifique sans être normative est concevable ?

David Cayla – Non. L’économie est une science normative par nature. On ne peut demander aux économistes de se comporter comme des physiciens, c’est-à-dire d’avoir une approche purement positive, de décrire les mécanismes du chômage sans en même temps tenter de proposer une solution. Mais tout ne peut pas être normatif, notamment dans une discipline comme l’économie. L’économie pose des questions fondamentales (comment augmente-t-on la richesse, comment la répartit-on?) auxquelles il faut bien apporter des réponses concrètes qui permettent de changer le quotidien des gens. À ce titre, l’économie ressemble à une science de l’ingénieur. L’ingénieur essaie de trouver des solutions, il est donc normatif ; pour autant il reste un scientifique. Là où cela devient problématique, c’est lorsqu’on devient tellement normatif que cela crée un biais dans les observations et les analyses. On finit par avoir des idées préconçues que l’on garde, même lorsqu’elles ne collent pas à la réalité. C’est le normatif qui mange le positif. Tout le problème est là : comment gère-t-on ces deux aspects, qui sont tous deux consubstantiels à l’économie. Il faut avoir une démarche normative à un certain stade, lorsqu’on pose les problèmes, mais elle doit toujours s’appuyer sur une analyse qui revient sans cesse à la description. C’est cette dimension que l’on a tendance à oublier : on finit par réinterpréter les faits à l’aune d’une approche normative à travers laquelle on considère la réalité ; à la fin, on ne sait même plus de quelle réalité on parle : s’agit-il d’une réalité imaginée, qui est interprétée et réinterprétée, ou d’une réalité factuelle?

L’autre problème en économie est que les faits sont très difficiles à caractériser. Prenons la question de l’offre et de la demande, par exemple : il est quasiment impossible de les quantifier clairement. D’où d’ailleurs la difficulté de « prouver » empiriquement la loi de l’offre et de la demande.

LVSL – On entend beaucoup parler de “gouvernance” dans le discours politico-médiatique dominant. Vous évoquez dans votre livre l’œuvre d’Alain Supiot, qui analyse ce glissement du “gouvernement” à la “gouvernance”. Pouvez-vous revenir sur la signification de cette mutation ?

David Cayla – Alain Supiot étudie la philosophie du droit et la manière dont celui-ci a évolué sous l’empire de la société néolibérale. Il constate qu’avant la société du tout-marché, le droit est un instrument régalien qui sert à commander les gens, à leur dire ce qu’ils doivent faire au nom de valeurs supérieures ; dans le cadre de ces sociétés organiques, les individus étaient sujets de droit. On est passé aujourd’hui à un système où le droit doit être efficace, et se soumettre à la loi du marché : le droit cesse d’être le grand ordonnateur pour s’intégrer à une logique économique. C’est dans ce contexte qu’apparaît la gouvernance, c’est-à-dire un droit qui va chercher à piloter les gens en construisant des systèmes incitatifs, et non plus à en faire des sujets. Le droit est donc soumis à un impératif de compétitivité : d’un pays à l’autre, on trouve des systèmes législatifs que l’on met en concurrence les uns avec les autres.

On passe d’un système vertical à un système plat : il n’y a plus de principe supérieur qui organise les choses selon un idéal de société. Dans le système du droit contemporain il n’y a plus d’autorité suprême ; tout le monde est confronté à un environnement marchand, et le but du droit est donc d’instaurer la compétitivité et la performance plutôt que d’instaurer une société idéale.

On en arrive à la « gouvernance par les nombres ». Les nombres deviennent des indicateurs de performance, qui vont justifier les règles de droit et leurs évolutions. Au lieu de considérer les règles de droit comme des moyens de faire advenir une société meilleure, on les met au service d’un impératif, celui du « Marché total », selon la formule d’Alain Supiot.

Réforme du code du travail : vers un “capitalisme western” ? – Entretien avec David Cayla

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Les contours de la nouvelle Loi Travail, affichée comme la priorité du quinquennat d’Emmanuel Macron, ont été esquissés cette semaine par le gouvernement. Sans surprises, le projet laisse présager une déréglementation accrue du marché du travail et l’accélération de la course au moins-disant social. Quels en sont les enjeux ? A quel impact peut-on s’attendre sur l’activité économique et les salariés ? Décryptage avec David Cayla, maître de conférences en économie à l’Université d’Angers et membre des Économistes Atterrés. 


Emmanuel Macron prévoit de légiférer par ordonnances pour réformer en profondeur le droit du travail français. Ce nouveau projet intervient moins d’un an après l’entrée en vigueur des principales mesures prévues par la Loi El Khomri. Quelles sont les implications de cette première Loi Travail ?

David Cayla, membre des Economistes Atterrés

La loi El Khomri avait pour objectif de répondre aux demandes répétées de la Commission européenne qui souhaite depuis des années que la France réforme et flexibilise son « marché du travail ». Cette demande, qui concerne aussi les pays d’Europe du Sud, entre dans le cadre de la coordination des politiques économiques européennes. En effet, la mise en place de l’euro a entrainé des déséquilibres croissants entre pays du Nord d’une part et pays du Sud d’autre part. Les pays du nord, Allemagne en tête, profitent de leur puissance industrielle pour dégager des excédents courants immenses qui sont à l’origine de la crise de l’euro (2011-2013). La Commission entend donc réduire ces déséquilibres en faisant porter l’ajustement principalement sur la France et les pays d’Europe du Sud, lesquels sont sommés de résoudre leurs déséquilibres commerciaux. Ainsi, les pays en déficit doivent diminuer leurs dépenses (ce qui passe par des politiques d’austérité) et augmenter leur compétitivité, ce qui passe par une baisse du coût du travail.

Or, la plupart des législations sociales en Europe interdisent aux employeurs de modifier unilatéralement les contrats de travail. Pour baisser le coût du travail, il faut donc libérer les contraintes juridiques qui protègent actuellement les salariés et laisser le « libre jeu » du marché organiser la baisse des rémunérations. Le pari est que, dans les conditions actuelles d’un fort taux de chômage, plus le marché sera « libre », plus les salariés seront contraints à diminuer leurs exigences et donc plus le coût du travail baissera. Les gouvernements de François Hollande avaient parfaitement intégré cette logique dès 2012. L’absence de « coup de pouce » au SMIC, le gel des rémunérations dans la fonction publique et même le CICE avaient tous pour objectif de se soumettre à cette exigence. D’ailleurs, Emmanuel Macron l’a reconnu très formellement. En mai 2016, en plein débat sur la « loi travail », il a dans un entretien aux Echos directement appelé les chefs d’entreprises à la « modération salariale » au nom de la compétitivité.

La réduction du coût du travail était donc l’objectif principal de la loi El-Khomri puisqu’elle prévoyait explicitement que les entreprises pourraient déroger aux accords de branche dans les négociations sur le temps de travail, c’est-à-dire, concrètement, baisser la sur-rémunération des heures supplémentaires de 25% à 10%. D’autre part, en facilitant les licenciements économiques, la loi améliore l’avantage dont bénéficie naturellement l’employeur dans les négociations salariales.

Enfin, on l’a oublié, mais la loi El Khomri a été complétée (dans une énième mouture) par un dispositif social, la « garantie jeune », qui permet aux jeunes adultes de moins de 25 ans sans ressources de bénéficier d’un dispositif d’accompagnement et d’insertion et même d’une rémunération légèrement inférieure au RSA. Ironiquement, cette mesure présentée comme un « nouveau droit » censée faire passer la pilule de la loi n’est en fait que la transposition d’une directive européenne d’avril 2013 que la France n’avait toujours pas appliquée. Par cette loi, la France s’est donc doublement mise en conformité européenne.

Le programme présidentiel d’Emmanuel Macron et les documents du ministère du Travail dévoilés par Libération laissent transparaître les grandes orientations des ordonnances à venir. Quelle est la philosophie qui préside à ce projet de réforme et quels sont ses objectifs ?

La philosophie est la même que celle de la loi précédente. Emmanuel Macron a toujours considéré que la loi travail n’était pas allée assez loin dans la dérèglementation. D’abord, il n’était pas parvenu à imposer le plafonnement des indemnités du préjudice subi par les salariés en cas de licenciement abusif. Ensuite, les réformes du travail menées chez nos voisins ont été beaucoup plus violentes et ont permis de baisser les salaires nominaux des entreprises, ce que ne permet pas la loi El Khomri (à part pour le cas spécifique des heures supplémentaires). Or, dans les métiers où il existe un chômage massif, notamment dans les emplois de service non qualifiés, les marges de manœuvre sont importantes en matière de baisse des rémunérations. Certes, on ne peut descendre en dessous du SMIC, mais on peut supprimer des primes, les minimas de branches, les tickets restaurants et même remettre en cause les critères de pénibilité. En caricaturant à peine, les pistes rendues publiques par Libération permettraient d’appliquer le régime des travailleurs détachés aux salariés français.

A ce titre, deux dispositifs apparaissent particulièrement dangereux. Le premier est celui qui accorderait aux employeurs la possibilité d’initier des référendums d’entreprise. Contrairement à ce qu’on pourrait penser, ces référendums ne sont en aucun cas « démocratiques ». D’abord parce que dans un référendum d’entreprise les salariés sont soumis à un choix binaire : accepter ou refuser. Et le risque est qu’un refus soit immédiatement sanctionné par des licenciements patronaux. Un tel référendum risquerait surtout de s’apparenter à un dispositif de chantage. Contrairement à un gouvernement qui, s’il perd un référendum, ne peut « dissoudre le peuple », un employeur peut parfaitement « dissoudre » ses salariés et s’exiler en Pologne ou ailleurs. De plus, la logique référendaire c’est la négation du principe même de la démocratie sociale et de la négociation. Si la démocratie dans l’entreprise implique des représentants du personnels, des syndicats, de nombreuses réunions… c’est parce que les questions sont complexes et parce que les points de vue sur ces questions sont souvent très éloignés. Or, une entreprise, pour bien fonctionner, ne peut se passer de discussions et de négociations, qui sont autant de moments durant lesquels représentants des salariés et de l’employeur peuvent échanger leurs points de vue. Par le référendum d’initiative patronale, l’employeur pourrait court-circuiter cette démocratie sociale. A court terme il aurait sans doute l’impression de gagner du temps, mais à long terme mais il se priverait de tous les outils qui lui permettent de bien connaître son entreprise et ses salariés. La dictature du chef n’est jamais un modèle très longtemps efficace.

Autre dispositif particulièrement dangereux : la primauté de l’accord d’entreprise sur le contrat de travail. Aujourd’hui, lorsqu’un contrat est signé entre deux personnes, aucune modification de ce contrat n’est possible sans l’accord des personnes concernées. Le projet révélé par Libération prévoit que l’accord d’entreprise puisse s’imposer aux contrats déjà établis. En clair, si un contrat prévoit une rémunération de 1500 euros nets, un accord d’entreprise pourra le faire baisser à 1200 euros sans l’accord individuel des salariés. Bien sûr, pour qu’un accord d’entreprise puisse être validé il faudrait qu’il ait l’assentiment d’une majorité de salariés ou de ses représentants. Mission impossible ? Pas si l’employeur use de la vieille recette « diviser pour mieux régner ». Il pourrait ainsi imposer un accord par référendum qui prévoirait la baisse des salaires d’une minorité de salariés (mettons les commerciaux)… puis multiplier les « accords » jusqu’à ce que l’ensemble des rémunérations soient baissées (après les commerciaux, les secrétaires, puis des cadres, etc…).

On le voit dans cet exemple, le « combo » « référendum à initiative patronale » et « primauté des accords d’entreprise », donnerait aux employeurs la possibilité de faire enfin baisser les salaires des entreprises françaises en toute légalité.

Le président de la République souhaite que la loi se contente de fixer les grands principes du droit du travail. Pour le reste, c’est donc la négociation collective d’entreprise qui devrait primer, notamment sur les accords de branche. Qu’est-ce que cela signifie concrètement ?

Les branches professionnelles regroupent toutes les entreprises d’un secteur économique. L’intérêt d’y négocier des accords c’est que la plupart des entreprises connaissent les mêmes problèmes et peuvent dès lors plus facilement s’entendre sur des solutions communes en adoptant des normes ou en s’entendant sur de bonnes pratiques. Pour les salariés, les négociations par branche sont aussi un moyen de se rassembler et de défendre des intérêts collectifs communs à leur secteur d’activité, notamment sur les conditions de travail et les salaires. Souvent, dans une entreprise individuelle, les syndicats ont plus de mal à se faire entendre car les négociations impliquent des rapports humains et professionnels en plus des questions purement syndicales. Et n’oublions pas que dans de nombreuses entreprises il n’existe tout simplement pas de représentant syndical, ce qui rend toute négociation extrêmement difficile.

Les négociations par branches ont un autre avantage. Les entreprises d’un même secteur sont en concurrence. En négociant à l’échelle de la branche elles suspendent cette concurrence et s’assurent que leurs accords, les « bonnes pratiques », seront respectés par tous. Elles interdisent ainsi le dumping, c’est-à-dire la concurrence déloyale. Du coup, permettre aux entreprises de déroger à ces accords, cela revient à les autoriser à s’extraire unilatéralement du cadre commun, ce qui entraine une exacerbation de la concurrence et les pousse à s’affronter, non plus sur des critères de performance mais sur la déloyauté des pratiques. Car il faut être clair : plus personne ne perdra du temps à négocier au niveau de la branche si au niveau des entreprises la loi permet à ces accords de ne pas être respectés. Or, ces accords de branche sont essentiels à la régulation économique. Lors de la crise des années 30, aux Etats-Unis, c’est grâce à la mise en œuvre de ce type d’accords sectoriels que le New Deal a pu enrayer la déflation. Affaiblir les branches professionnelles c’est donc affaiblir la régulation économique et promouvoir un capitalisme western, « sans foi ni loi ».

Un autre chantier prioritaire avancé par Emmanuel Macron consiste à plafonner les indemnités prudhommales pour les cas de licenciements dépourvus de cause réelle et sérieuse. Il s’agit là d’une mesure réclamée de longue date par les organisations patronales. Les documents du ministère du Travail laissent également présager un assouplissement du périmètre des licenciements économiques. Les conditions actuelles du licenciement sont-elles réellement un frein à l’embauche ?

Je ne pense pas que l’idée soit d’inciter les entrepreneurs à embaucher. Aujourd’hui ce n’est pas si difficile d’embaucher en France et le droit du travail permet déjà de multiples formes d’embauches, de l’intérim au CDI classique en passant par les CDD, les contrats de mission, les vacations, etc. Par ailleurs, quand une entreprise a besoin de main d’œuvre elle ne se pose pas la question d’un éventuel licenciement dans cinq ou dix ans, surtout qu’aujourd’hui les embauches se font massivement en CDD, contrats pour lesquels la question du licenciement ne se pose pas.

A mon avis ces mesures s’adressent non aux entreprises françaises mais aux investisseurs internationaux, notamment à ceux qui sont familiers du droit anglo-saxon, lequel protège très peu les salariés licenciés. En se rapprochant de cette norme, le gouvernement entend envoyer un « signal » au capital étranger qui cherche un pays où s’installer. Car la question de la compétitivité ne se pose pas uniquement en termes de balance commerciale. Il s’agit aussi, dans une économie ouverte, de montrer que l’on offre les « meilleures » conditions possibles aux industriels désireux de lancer une activité en France. Et dans cette concurrence au moins disant social, il n’y a pratiquement aucune limite, tant qu’on reste dans le cadre des conventions de l’Organisation internationale du travail. Le problème est que même les conventions de l’OIT ne sont pas toujours respectées. Ainsi, alors que la France applique 81 conventions de l’OIT, l’Allemagne n’en respecte que 59 et les Etats-Unis 12 ! Sans compter que toutes ces conventions peuvent évidemment être dénoncées à tout moment par les pays signataires.

Ces mesures vous semblent-elles appropriées pour lutter contre le chômage ? Ne peut-on pas craindre un impact négatif sur l’activité économique ?

C’est là tout le problème ! En acceptant de s’engager dans une guerre de compétitivité, François Hollande et Emmanuel Macron ont définitivement rompu avec les politiques keynésiennes qui visaient à stimuler l’activité économique par la demande. Persuadés (à tort d’ailleurs) que ces politiques n’étaient plus opérantes dans un monde ouvert à la concurrence, ils en ont déduit que seule une politique de stimulation de l’offre pouvait être menée.

Agir sur la demande revient à augmenter la consommation des ménages et les dépenses publiques pour stimuler la production des entreprises et l’emploi. Néanmoins, une partie de cette hausse de demande tend logiquement à augmenter les importations et donc à stimuler l’activité économique de nos voisins. Dans un monde coopératif ce ne serait pas un problème. On pourrait très bien envisager que les pays se mettent d’accord pour s’entraider économiquement. Mais le monde d’aujourd’hui n’est plus coopératif mais compétitif, y compris au sein de l’Union européenne où la coopération a depuis longtemps laissé place à la concurrence la plus acharnée !

Ainsi, dans ce monde où chacun cherche à être plus compétitif que son voisin, la seule politique possible est la politique de l’offre, celle qui vise à conquérir des parts de marché sur le dos de ses partenaires en diminuant le coût du travail et les droits sociaux. Le problème est que si tout le monde mène cette même politique les revenus des populations diminuent et la demande s’effondre, un peu comme si chacun se battait pour obtenir une part plus grande d’un gâteau qui diminue en taille. Les entreprises, confrontées aux ravages de cette guerre économique exigent donc toujours davantage de soutien de la part des gouvernements, ce qui renforce la logique de la politique de l’offre.

Dans ce jeu perdant-perdant, les principaux perdants sont bien évidemment les salariés qui voient leurs conditions de travail se dégrader, et les économies les plus fragiles, à l’instar de la Grèce, qui sont entrainées dans une spirale dépressive sans fin. Il est donc bien évident que ces politiques ne peuvent avoir que des conséquences désastreuses à terme et qu’elles sont incapables de résoudre le problème du chômage.

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Le protectionnisme est-il compatible avec un projet social ? Réponses avec David Cayla

Enseignant-chercheur en économie à l’Université d’Angers, chercheur au Granem. David Cayla a accepté de répondre à nos questions sur le protectionnisme et sa compatibilité avec un projet social. Au programme : François Hollande, Donald Trump, et l’Union Européenne.

Jeune économiste en vue, vous êtes membre des Économistes atterrés, association qui a sorti l’an dernier son second manifeste. Ce rassemblement d’économistes hétérodoxes critique les idées reçues diffusées par la science économique dominante. Parmi les combats que vous menez, il y a la possibilité de mesures protectionnistes, qui sont considérées comme une plaie couteuse pour l’économie par une grande partie des économistes et de la classe politique. Selon vous, le protectionnisme peut être un levier pour une politique de progrès social, pouvez-vous nous en dire plus ?

Lors du discours de renoncement de François Hollande, je n’ai pu m’empêcher de noter une phrase : « Le plus grand danger, c’est le protectionnisme, c’est l’enfermement », a-t-il affirmé en faisant référence à l’extrême droite (mais on peut penser qu’il s’adressait aussi à Arnaud Montebourg). Il y a là une double erreur. D’abord une erreur de définition. François Hollande, comme beaucoup de monde, confond protectionnisme et autarcie. Or, les deux termes n’ont strictement rien à voir. En matière de politique commerciale, trois doctrines sont possibles. Le libre-échange, qui promeut une suppression des régulations publiques en matière de commerce international pour laisser au marché la plus grande latitude possible ; l’autarcie qui, à l’inverse, entend restreindre le plus possible le commerce avec l’étranger ; et enfin le protectionnisme qui entend réguler et intervenir dans le commerce international pour ne pas laisser les forces du marché décider seules de la nature et du volume des échanges commerciaux.

Le protectionnisme n’est pas un enfermement mais un interventionnisme. La preuve en est que parmi les mesures protectionnistes les plus usitées il y a les subventions aux exportations qui tendent non à réduire mais à augmenter les échanges commerciaux. L’Europe a d’ailleurs été longtemps accusée de protectionnisme pour ses subventions agricoles par les pays en voie de développement.

L’autre erreur de François Hollande c’est de transformer ce qui n’est qu’un outil économique, une politique commerciale, en objet moral. A l’entendre, le protectionnisme serait intrinsèquement « dangereux ». Or, cette position est absolument intenable pour un responsable politique socialiste qui, par ailleurs, entend « réguler » les marchés.

Comment peut-on d’un côté considérer que l’intervention de l’État sur les marchés à l’intérieur des frontières est bonne, mais que la même intervention se transforme subitement en catastrophe dès lors qu’il s’agit de contrôler les flux marchands internationaux ? Si les marchés dérégulés sont inefficaces dans la finance, les services publics, la production de logement, la médecine… pourquoi seraient-ils efficaces à l’échelle internationale ?

En fait, pour éviter toute confusion, il faudrait changer notre vocabulaire. Au lieu de « libre-échange », il faudrait parler de « dérégulation », et au lieu de « protectionnisme » il faudrait parler « d’interventionnisme » ou de « régulation ». Ainsi, on pourrait traduire la pensée de Hollande de manière plus compréhensible : « Le plus grand danger, c’est la régulation du commerce international, c’est l’enfermement ». Et on comprend aussitôt en quoi une telle phrase est absurde.

Ce que vous proposez semble joli sur le papier mais mettre en place ce type de mesures ne nous exposerait-il pas à des mesures de rétorsion de la part de nos partenaires commerciaux ? Est-ce vraiment le moment opportun pour lancer une guerre commerciale ?

C’est amusant comment, à chaque fois qu’on promeut l’intervention de l’État sur les marchés, on est renvoyé à une logique guerrière. Les libéraux – et plus largement les libertariens – sont parvenus à nous convaincre que les guerres sont nationales et forcément le fait des États. On voit bien la logique. L’intervention d’un État c’est l’affirmation d’une nation. Et les nations c’est le nationalisme… et le nationalisme, c’est la guerre !

Mais l’État, c’est aussi le lieu de l’affirmation de la démocratie. Or, toute démocratie suppose qu’on reconnaisse qu’il existe des conflits d’intérêt entre les groupes sociaux. En matière internationale comme en matière nationale, on ne peut nier qu’il existe des intérêts contradictoires. Les pays producteurs de pétrole ont intérêt à ce que le pétrole soit le plus cher possible ; les pays industrialisés ont intérêt à ce qu’il soit le plus bas possible. Des conflits commerciaux sont inévitables. Choisir le libre-échange ne signifie pas qu’on va supprimer les conflits mais qu’on va laisser le marché déterminer les gagnants et les perdants de la mondialisation sans aucune médiation politique.

Ceux-là peuvent être des pays, mais ce sont souvent des groupes sociaux au sein des pays. Ainsi, en France, les ouvriers sont les grands perdants du libre-échange, les classes supérieures les grandes gagnantes. Mais les ouvriers qui s’en plaignent et demandent des mesures protectionnistes sont renvoyés au rang de méchants extrémistes, suppôts du Front national et xénophobes. Non seulement le libre-échange crée des gagnants et des perdants, mais il le fait en niant aux perdants le droit de contester l’ordre établi.

Les perdants peuvent également être des pays ou des régions entières. C’est d’autant plus vrai que le libre-échange a depuis longtemps changé de nature. La mondialisation n’est en effet plus celle des marchandises mais celle des facteurs de production. Cela signifie que ce ne sont pas seulement des produits finis qui circulent dans le monde, mais du capital, des capacités de production.

Dès lors, le libre-échange ne fait pas circuler des marchandises mais des usines. Et cela change tout, car ce type de mondialisation met les territoires et les États en concurrence. Chaque pays cherche donc à détrousser son voisin de ses usines et de ses emplois. Le résultat est que la mondialisation contemporaine engendre des forces d’éclatement extrêmement violentes en concentrant les richesses industrielles dans certaines régions « gagnantes » au détriment des régions perdantes.

On a vu ce que le libre-échange imposé a produit en Chine et en Inde au cours du XIXème siècle : un effondrement industriel, économique, social et politique dans deux pays qui étaient pourtant très prospères avant l’arrivée des européens. Aujourd’hui, les mêmes phénomènes de désindustrialisation se produisent dans un certain nombre de pays développés. Mais à la différence des ouvriers qui sont dominés socialement, les pays perdants finissent pas s’émanciper de la doctrine libre-échangiste. On l’a vu très récemment avec l’élection de Trump.

Justement, quand on voit les gouvernements qui défendent aujourd’hui des mesures protectionnistes, il s’agit essentiellement de gouvernements nationalistes et xénophobes. Trump incarne à sa façon ce retour en force du protectionnisme. Il a su conquérir le vote de la Rust belt [i.e la « ceinture de rouille » qui correspond aux États des grands lacs et du Mid-West] en s’appuyant sur les ouvriers blancs. Comment expliquez-vous ce phénomène ? Le problème n’est-il pas qu’au fond, la gauche a abandonné les ouvriers, qu’elle a préféré les impératifs de la construction européenne à son projet social ?

Les courants politiques protectionnistes présents aujourd’hui dans l’offre politique sont effectivement issus de courants nationalistes et xénophobes, ce qui fait qu’il est très difficile pour un électeur de voter pour le protectionnisme sans en même temps voter à l’extrême droite. Cela est d’abord la cause d’un refus, à gauche, de penser le protectionnisme.

Pendant longtemps, le mouvement ouvrier s’est vécu comme pacifiste et internationaliste. L’internationale ouvrière se voulait la réponse à l’internationale du capital. Certains ont voulu croire que derrière le slogan « travailleurs de tous les pays unissez-vous ! » il y avait un projet de disparition des frontières et des États. Or, l’internationalisme n’est pas nécessairement un mondialisme. Porter des projets de collaborations internationales ne signifie pas forcément la disparition des frontières et des nations.

L’accélération de la mondialisation dans les années 1990 a entrainé la rupture des ouvriers avec l’internationalisme. J’y vois les effets de la mondialisation du capital qui a imposé un système économique mettant les travailleurs de tous les pays en concurrence, détruisant ainsi le sentiment, chez les salariés, d’appartenir à un groupe social uni par des intérêts communs indépendamment des appartenances nationales.

Mais au lieu de se faire le porte-voix des victimes de la mondialisation et de les accompagner politiquement en leur proposant un débouché politique de type néo-protectionniste, les partis de gauche qui revendiquent l’héritage des mouvements ouvriers se sont lancés, en guise d’internationalisme, dans le projet européen, arguant que face à la mondialisation l’Europe ferait office de protection.

 

Je me souviens des affiches de la campagne du traité de Maastricht qui expliquaient que la construction européenne permettrait de faire le poids face aux puissances américaines et asiatiques. Mais l’Europe comme instrument de protection, c’est une vaste blague !

La politique commerciale européenne inscrite dans les traités est explicitement libre-échangiste. Elle interdit à ses membres toute régulation du Marché unique, elle impose un commerce de plus en plus dérégulé conforme aux règles de l’OMC et prohibe toute mesure nationale ou européenne qui aurait pour effet de restreindre les mouvements de capitaux vis-à-vis de pays tiers.

Le problème c’est qu’une fois cette stratégie engagée, il n’existe aucun retour en arrière possible. La politique commerciale est un domaine exclusif de l’Union qui négocie au nom de l’ensemble des États. C’est la raison pour laquelle la plupart des traités commerciaux que signe l’UE ne nécessitent pas de ratification par les 28 États membres. Seuls les traités dits de « nouvelle génération », qui dépassent largement le cadre commercial et donc les prérogatives de l’Union nécessitent le double accord des États et des instances européennes. Voilà pourquoi les traités de libre-échange signés avec la Turquie ou les pays d’Afrique du Nord par exemple n’ont pas été ratifiés par les États, contrairement au CETA et au TAFTA qui doivent être validés à la fois au niveau national et au niveau de l’Union.

Cela dit, même ces traités de nouvelle génération entrent en application « provisoire » avant les ratifications nationales. C’est ainsi que le traité de libre-échange signé en 2011 avec la Corée du Sud entra en application provisoire dès cette date et ne fut adopté définitivement qu’en 2015, après les ratifications nationales. C’est d’ailleurs exactement le même scénario qui est envisagé aujourd’hui pour le CETA. La levée de l’hypothèque wallonne et de son ministre-président Paul Magnette a ouvert la voie à une mise en application « provisoire » du CETA. Le provisoire pouvant durer plusieurs années, les ratifications nationales n’auront du coup qu’à valider a posteriori l’existant. Et si certains pays ne ratifient pas, ils auront bien entendu le droit de revoter jusqu’à ce que ratification s’en suive.

En somme, en se donnant à l’Europe, les partis de gauche se sont enfermés dans une logique libre-échangiste sur laquelle ils n’ont aucun contrôle. C’est pour cette raison que seuls les partis anti-européens peuvent se permettre d’être protectionnistes. Voilà pourquoi, à titre personnel, je me méfie des candidats qui prennent des postures critiques sur le libre-échange tout en refusant de rompre avec l’Union européenne. Dans le cadre des traités européens actuels, il n’y a aucun moyen de rompre avec le libre-échange.

Qu’entendez-vous par là ? Doit-on vraiment rompre avec l’Union Européenne pour mettre en place des mesures protectionnistes ? Cela semble difficile à imaginer. Comment se passerait la mise en place de mesures protectionnistes à l’échelle nationale, et sur quels segments de l’économie ?

Avec Coralie Delaume, dans un ouvrage qui va paraître prochainement[1], nous faisons le constat que l’Union européenne est en fait déjà pratiquement morte. Certes, les institutions fonctionnent en apparence, mais ce qui est au cœur du projet européen, c’est un ensemble de règles communes qui encadrent l’action des États. Depuis 1957, ces règles n’ont cessé de se renforcer en créant un droit supranational hors de portée des citoyens. Or, depuis quelques années, nous assistons à un point de bascule. Les règles européennes deviennent inapplicables et sont de fait de plus en plus contournées sans que les sanctions prévues ne tombent.

La fin de l'Union Européenne.
David Cayla & Coralie Delaume, La fin de l’Union Européenne, 2017, Michalon

La Commission a ainsi renoncé à sanctionner l’Espagne et le Portugal qui pourtant ne parviennent plus à réduire leurs déficits publics au rythme attendu ; elle ferme les yeux sur les excédents macroéconomiques de l’Allemagne qui sont pourtant considérables ; elle est restée passive en 2015 lorsqu’Angela Merkel a unilatéralement renoncé à appliquer le règlement de Dublin sur le droit d’asile ; par ailleurs, elle n’a rien pu faire non plus lorsque de nombreux États ont ensuite rétabli les contrôles aux frontières, suspendant de fait le traité de Schengen. Enfin, elle a renoncé à sanctionner les gouvernements autocratiques hongrois et polonais.

La dernière réforme constitutionnelle hongroise a pourtant largement transformé le système judiciaire hongrois à tel point qu’aujourd’hui la Hongrie peut légalement s’extraire de l’ordre juridique européen.

Si l’Union européenne devient incapable de faire appliquer ses propres règles, alors n’importe quel pays peut faire à peu près ce qui lui plait, y compris en matière commerciale. Par exemple, Arnaud Montebourg a prévu de réserver une partie des commandes publiques à des entreprises nationales. C’est évidemment contraire aux règles du Marché unique, mais si l’Union renonce à sanctionner l’Allemagne pour ses excédents, pourquoi la France ne bénéficierait pas elle aussi d’un passe-droit ?

Même si aucun pays de l’Union ne peut instaurer de droits de douanes à ses frontières, un certain protectionnisme peut être mis en place via une taxe sur la consommation, par exemple en instaurant une contribution « sociale » ou « carbone » qui pourrait s’appliquer aux produits qui ne disposent pas d’un bon bilan social ou environnemental.

Les produits made in China, qui ont parcouru des milliers de kilomètres ou qui ont été produits par des entreprises où les salaires sont extrêmement faibles et où il n’existe pas de liberté syndicale pourraient ainsi être davantage taxés que les produits réalisés dans des pays socialement avancés ou géographiquement proches. De même, les fraises produites en Espagne ou a Maroc seraient davantage taxées que les fraises du Roussillon, plus proches des lieux de consommation français.

Un protectionnisme intelligent est un protectionnisme qui tend vers un objectif de politique publique. Pour moi, la priorité devrait être de rétablir en France un équilibre territorial. Actuellement, la France est en voie de désindustrialisation accélérée et la crise agricole endémique fragilise ses territoires ruraux. Le libre-échange frappe de fait prioritairement les agriculteurs et les ouvriers, c’est-à-dire les populations déclassées éloignées des centres villes.

Un protectionnisme intelligent doit donc, sans nier le marché, orienter celui-ci pour qu’il évite de brutaliser ces régions fragilisées. On a su, avec l’instauration des Appellations d’origine protégées (AOP) éviter l’effondrement agricole de nombreux territoires (même si les AOP ne couvrent qu’une petite partie de l’activité agricole). On pourrait de la même façon protéger l’industrie et les savoir-faire traditionnels dans de nombreuses régions grâce à une politique de soutien active.

À l’échelle nationale, la France doit maintenir une industrie généraliste et éviter une spécialisation trop restreinte qui lui ferait courir le risque d’un effondrement économique en cas de crise de son secteur de spécialisation. Il faut donc continuer à faire du textile, de l’électronique, de l’électro-ménager… en supprimant les avantages-coûts dont bénéficient les pays à bas salaire par un système de taxation adéquat.

La commande publique est essentielle pour garantir des débouchés. Par exemple, la commande d’uniformes peut appuyer la reconstruction d’une industrie textile nationale. N’oublions pas que Saint-Gobain, le leader mondial des verres qui emploie plus de 180 000 personnes dans le monde est une entreprise née de la commande publique et de la volonté de Colbert de ne pas acheter les miroirs de la galerie des glaces à des industriels vénitiens.

Ces mesures sont tout à fait applicables dans le cadre d’une économie capitaliste raisonnable. Elles ne doivent pas cependant se prendre de manière agressive ni conduire à une forme d’autarcie en niant l’utilité du marché ou des échanges internationaux.

Dans le cadre d’une politique protectionniste telle que je la conçois on doit maintenir des liens commerciaux avec tous les pays, y compris la Chine, et les accompagner dans le progrès social et écologique en réduisant les taxes au fur et à mesure que des progrès sociaux s’accomplissent. Il ne s’agit pas non plus d’interdire tout investissement étranger ou de payer hors de prix une production nationale inefficace. Ne remplaçons pas le dogme du libre-échange par le dogme de l’interventionnisme. Le protectionnisme n’est qu’un outil, pas une religion.

[1] Coralie Delaume et David Cayla, La Fin de l’Union européenne, Michalon, Paris 2017. A paraître le 5 janvier.

Propos recueillis par Lenny Benbara pour LVSL

Crédit photo : Margot L’hermite