« Pour André Gorz, les optiques marxiste et décroissante sont convergentes » – Entretien avec Willy Gianinazzi

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Légende : André Gorz, philosophe de l’émancipation entre marxisme et décroissance. ©Youtube. André Gorz – Vers la société libérée.

Il y a dix ans, André Gorz se donnait la mort avec sa femme Dorine, à l’âge de 84 ans. Ecologiste des premières heures, marxiste dissident et précurseur de la Décroissance, ce philosophe d’origine autrichienne nous lègue une pensée qui résonne comme une ôde à l’émancipation et reste d’une pertinence rare. L’anniversaire de sa disparition marque l’occasion de mettre en avant la richesse et l’actualité de l’approche gorzienne, dans un entretien avec Willy Gianinazzi, auteur de la biographie André Gorz, une vie (2016, éditions La Découverte).

Vous avez travaillé durant des années à la construction de la première biographie d’André Gorz, Une vie, publiée en 2016 aux éditions La Découverte. Quels épisodes de la vie de Gorz vous semblent les plus marquants, caractéristiques et déterminants pour la pensée politique qu’il déploie au fil du temps ? Comment sa pensée a-t-elle évolué ?

La formation intellectuelle de Gorz est marquée par quatre étapes. Tout d’abord, la rencontre avec Sartre en 1946 qui est déterminante : la philosophie existentialiste restera pour toute sa vie le substrat philosophique de sa réflexion. Puis, il y a le marxisme, culturellement hégémonique à gauche dans les années cinquante et soixante, avec lequel il prendra ses libertés en 1980 avec son ouvrage iconoclaste Adieux au prolétariat. Enfin, en parallèle, il y a son adhésion à l’écologie politique qui l’amènera petit à petit à une critique du travail visant l’émancipation en dehors de celui-ci.

À partir de l’existentialisme sartrien, Gorz développe une philosophie du sujet. Comment aborde-t-il donc les effets du capitalisme sur les individus, et de manière plus générale sur la vie en société ?

Pour Gorz, le sujet est toujours en quête de son autonomie et de sa liberté, en se battant contre les mécanismes d’intégration et de soumission que le capitalisme développe. À rebours de la tradition marxiste, il souligne que la division technique du travail (comme plus tard la sous-traitance, la filialisation et la mondialisation) accroît l’impuissance du sujet à comprendre et à maîtriser ce qu’il est contraint de faire dans le cadre de son travail, et que la seule socialisation des moyens de production ne peut plus apporter de solutions à cette situation.

Mais il a toujours été convaincu que le sujet n’est jamais réduit à sa socialisation, qu’il garde un « moi » intime qui lui permet d’exploiter des marges de rébellion. Les évènements de mai 68, qu’il interprète comme une contestation du travail, lui donnent raison.

La pensée de Gorz a beaucoup irrigué la philosophie du travail. Comment l’évolution de sa pensée, notamment par son éloignement progressif de l’orientation marxiste dominante, marque-t-elle ses positions, et constitue les spécificités de sa réflexion sur le sujet ?

En 1980, il publie ses Adieux au prolétariat, qui choquent toute la gauche. Il y explique que le marxisme, en tant que philosophie de l’histoire qui assigne au Prolétariat un rôle historique de transformation sociale, doit être abandonné. Pour lui, la classe ouvrière ne peut plus opérer car elle a été décimée par la désindustrialisation, le chômage, mais aussi par l’accroissement des emplois de services qui l’atomise. Pour autant, il précise que l’analyse de Marx du capitalisme et du machinisme reste visionnaire, c’est-à-dire que la logique du profit pousse à utiliser toujours plus de machines, à automatiser au maximum la production pour réduire le nombre des ouvriers et ainsi réduire les coûts. C’est ce point qui est au centre d’Adieux au prolétariat : l’évolution du capitalisme fait qu’on ne peut plus compter sur la classe ouvrière comme facteur d’émancipation. Au contraire, l’alternative peut jaillir des individus qui en ont assez des jobs aliénants et précarisés, voire qui en sont entièrement exclus, comme les chômeurs. « Il ne s’agit donc plus, comme il l’écrit, de conquérir du pouvoir comme travailleur, mais de conquérir le pouvoir de ne plus fonctionner comme travailleur. »

Il s’inquiète cependant des méthodes modernes de management développées depuis une trentaine d’années. Tout est fait pour mobiliser l’esprit créatif, innovant, les savoir-faire appris au gré de la vie, les capacités cognitives et de réaction aux problèmes… L’ensemble de la personne doit être investie dans le travail à tout moment du jour comme de la nuit. Un exemple frappant est sans doute celui du cadre à qui on demande d’être disponible pour répondre à ses mails à 23 heures. Ainsi, le capitalisme dans son « nouvel esprit », pour reprendre l’expression de Boltanski et Chiapello, demande que la personne se produise elle-même en s’impliquant totalement, en se formant perpétuellement, en faisant disparaître la limite entre vie et travail. C’est extrêmement aliénant et ça bouffe la vie des gens.

Dans les années 70, on assiste à la création de mouvements d’écologie politique, auxquels les idées de Gorz se rattachent. Comment lie-t-il sa philosophie du travail à ses idées écologistes ?

Gorz reste toute sa vie marxiste et décroissant, il considère que les deux types d’analyse sont convergents. D’un côté, il estime que le capitalisme court à sa perte, que l’automatisation de la production ouvre irrémédiablement la voie à une baisse du temps de travail et des marges de profit, selon la théorie marxiste. D’un autre côté, l’écologie politique intègre une attention nécessaire à la qualité de vie tout en récusant les obsessions de la croissance et du productivisme.

Il suggère de penser l’émancipation au-delà du cadre restreint du travail. C’est une façon de vivre dans son ensemble qu’il faut envisager, par exemple dans le rapport aux choses et à la nature. À la logique économique, que n’entament d’ailleurs pas les politiques de développement durable, il oppose la rationalité écologique : « Satisfaire les besoins matériels au mieux avec une quantité aussi faible que possible de biens, à valeur d’usage et à durabilité élevées, avec un minimum de travail, de capital et de ressources naturelles. » Il s’agit de limiter au maximum l’engagement des facteurs de production pour bâtir une « société du temps libéré », et non plus pour maximiser le profit. De plus, il comprend la défense de l’environnement comme la défense du milieu de vie. Celui-ci comprend le cadre naturel, mais aussi le « monde vécu » (qu’il appelle aussi « la culture du quotidien »), c’est-à-dire tout ce qui a trait au quotidien de la vie en société. C’est par exemple l’urbanisme, les transports, l’alimentation, mais aussi le rythme de vie, les liens sociaux, les savoir-faire vernaculaires et la médication. Il est donc d’emblée un écologiste à la trempe sociale et radicale.

Gorz a été une référence importante pour la naissance de l’écologie politique en France dans les années soixante-dix. Je pense notamment à son ouvrage Écologie et liberté qui était une sorte de manifeste, mais aussi à l’influence qu’il a eue sur Brice Lalonde, les Amis de la Terre, les militants anti-nucléaires, et enfin au journal La Gueule ouverte qui lui ouvrit ses colonnes et recensa régulièrement ses écrits. Dans les années quatre-vingt et quatre-vingt-dix, les idées de Gorz étaient amplement discutées chez Les Verts. Il participa donc directement à la naissance de l’écologie politique en France. 

Par son approche philosophique qui l’éloigne du marxisme traditionnel, André Gorz ne pense pas le prolétariat ni le travail comme des fronts uniques pour opérer un renversement social. Alors comment opposer un rapport de force social sans investir le front du travail ? Les syndicats ont-ils encore un rôle à jouer ?

Gorz n’envisage pas de stratégie politique particulière. Il essaie plutôt de déceler les mouvements dans la société qui vont dans le sens d’une plus grande autonomie des individus et qui ne sont pas forcément présents à l’intérieur du monde du travail.

Il a toujours espéré que les gens s’activent et suscitent des dynamiques que les politiques devraient, de fait, prendre en compte. Il est très favorable au mouvement altermondialiste par exemple. Il imagine l’essor de coopératives au niveau local qui profiteraient des nouvelles technologies, en lesquelles il croit.

Il pense donc que les syndicats gardent un rôle dans la lutte sociale, mais qu’ils doivent élargir leurs horizons. Ils ne peuvent pas rester axés sur les salariés qui ont un travail mais doivent aussi s’occuper des chômeurs et des précaires, par la création de sections qui leurs sont dédiées. C’est d’ailleurs ce qui a lieu dans les années 1990. Pour lui, la soustraction des travailleurs au salariat et donc à la logique croissanciste du capitalisme est une condition indispensable pour concevoir un mode de vie et de production décroissants.

Vous dites que Gorz fonde un optimisme important dans le développement des nouvelles technologies. Comment propose-t-il de contrôler ces outils ? Et cette technophilie n’est-elle pas contraire à une pensée décroissante technosceptique, intrinsèquement méfiante des dérives mercantiles et sécuritaires, et consciente de l’impact écologique de l’outil informatique ?

En fait, Gorz a été critique vis-à-vis de la technique dès la fin des années soixante, par exemple à l’égard de l’automobile qui favorise l’éloignement du lieu de travail du lieu de vie, et aliène les individus. Cependant, il n’est pas radicalement technophobe. Il pense que la technique est toujours au service de l’économie, mais que les individus peuvent se la réapproprier en lui conférant un usage émancipateur non prévu initialement.

Il est enthousiaste des possibilités qu’offre Internet. Il y voit une possibilité de mise en réseau, qui permettrait de favoriser l’économie de la gratuité et la coopération mutuelle hors marché. Par les logiciels libres ou les imprimantes 3D, il pense que des coopératives locales de réparation ou de création d’objets peuvent émerger. Il est aussi favorable à la technologie qui permet la captation de l’énergie solaire, et il ne voit pas tous les problèmes que peut poser la consommation de matière, comme la pollution induite par ce qu’on appelle l’énergie propre.

Il était pourtant armé théoriquement pour être critique face aux dérives de ces technologies. Sauf que son combat pour « la société du temps libéré » lui fait désirer l’automatisation, qui permet de « travailler moins pour vivre mieux ». Il essaye donc de profiter de ce que la technologie peut apporter. C’est le point essentiel de divergence avec certains décroissants qui se posent cette question : si on veut décroître, désindustrialiser et limiter l’usage des énergies, fussent-elles plus propres, ne faudra-t-il pas compter davantage sur le travail manuel ?

L’approche gorzienne, également nourrie par son statut de journaliste, a souvent épousé l’actualité, lui faisant livrer des analyses de circonstances ancrées dans le réel. Quelles politiques propose-t-il concrètement, pour faire advenir sa « société du temps libéré » ?

Il propose la réduction massive du temps de travail, couplée à un revenu d’existence. Pour lui, ces outils sont des démultiplicateurs d’activités. C’est pourquoi, inséparable des deux premières mesures, il faut aussi stimuler tout ce qui concourt à amplifier les initiatives de coopération non marchande, sans quoi le revenu inconditionnel d’existence perd à la fois son sens et son pouvoir d’impulsion.

Gorz réfléchit précocement à des formes de revenus de base. En 1983, sa première idée est de donner un revenu à vie aux gens en échange d’un nombre d’heures travaillées sur la vie, à répartir comme les individus le désirent. Il n’échappe pas au constat que certains travaux demeureront hétéronomes, pénibles, mais nécessaires. Il concevait la multi-activité des gens qui auraient réparti librement leur temps entre le travail hétéronome nécessaire et les activités autonomes.

En 1996, il se saisit à nouveau de ce débat et adhère à l’idée du revenu inconditionnel : avec le capitalisme cognitif et la porosité grandissante entre travail et vie privée, les gens sont sollicités en permanence et il devient très difficile et inadéquat de mesurer les temps de travail. Ce revenu d’existence doit être suffisant pour pouvoir vivre dignement, et pour que l’on puisse arbitrer librement entre travail et libre activité.

À la fin de sa vie, sa pensée évolue et Gorz pense que le revenu d’existence n’a de sens que dans une société qui est déjà post-capitaliste. Il ne peut être financé par une redistribution de la richesse par l’impôt, parce que la monnaie qui domine à l’époque du capitalisme financier est fondée sur des actifs fictifs. Ce revenu d’existence pourrait être distribué sous forme de monnaie locale pour échanger ce dont on a besoin à l’échelle d’un territoire relocalisé. Il ne voyait donc plus le revenu d’existence comme un moyen transitoire, mais comme un aboutissement.

Pour de nombreux partisans de la Décroissance, l’héritage de Gorz est fondamental. Influencé par les travaux du mathématicien et économiste Nicholas Georgescu-Roegen sur les limites physiques de l’économie croissanciste, comment aborde-t-il ce mouvement, et la diversité des approches qui le nourrissent ?

Gorz est décroissant parce qu’il estime que le capitalisme provoque une destruction environnementale, et plus globalement, civilisationnelle. En 1972, il est le premier à utiliser le mot « décroissance », lors d’un débat. Il n’en revendique pas la paternité par la suite, bien qu’il l’utilise quelques fois pendant sa vie.

Il partage l’analyse de Nicholas Georgescu-Roegen, économiste considéré comme penseur clé dans le mouvement de la décroissance, sur les limites physiques de la croissance économique. Le début des années 1970 marque un moment assez inouï de prise de conscience vis-à-vis des dangers liés à la pollution et l’épuisement des ressources. Le rapport Meadows sur les limites de la croissance, commandé par le Club de Rome, influence beaucoup André Gorz comme tous les écologistes d’alors. Cette étude est pilotée par des dirigeants de l’automobile et des financiers, sérieusement inquiets de l’impact de leurs activités. Même le président de la Commission européenne de l’époque, Sicco Mansholt, prônait la croissance zéro ! Il faisait le tour des capitales européennes pour expliquer que ce système économique n’était que folie.

En plus de ce constat des limites physiques du modèle de croissance, Gorz construit sa perspective avec une réflexion profonde sur l’émancipation, fil rouge de sa pensée. L’autolimitation qu’il défend signifie la soustraction à la pression consumériste, avec pour but le rétablissement de l’arbitrage individuel qui prévalait avant le capitalisme. Dans quelle mesure dois-je travailler pour satisfaire mes besoins véritables ? Et vice versa, dans quelle mesure dois-je limiter mes besoins pour éviter de trop travailler ? C’est un point de vue proprement épicurien. Il met l’accent sur la richesse qualitative que représentent les relations familiales, amoureuses, sociales, le temps libre, la liberté de créer sans fins utilitaires, plutôt que la richesse quantitative et matérielle.

Pourtant, la création de la mouvance de la Décroissance dans les années 2000 se fait sans référence à sa pensée. Gorz rédige néanmoins un article en 2006 dans la revue Entropia, et éclaircit à cette occasion ses positions vis-à-vis du mouvement. Pour lui, il ne peut y avoir de décroissance sans fin du capitalisme, sinon il ne s’agit que de chômage, dépression et austérité. Il demande ouvertement aux décroissants de développer leur projet dans un cadre post-capitaliste, puisque l’exigence de croissance est au cœur même du productivisme capitaliste. La mise en valeur de l’héritage de la pensée de Gorz dans les discours décroissants actuels montre que cette exigence a été intégrée aux propositions du mouvement.

Gianinazzi Willy,  André Gorz. Une vie, La Découverte, 2016.

 

Entretien réalisé par Margot Besson, Jérôme Cardinal et Valentine Porche

Crédits photos : Légende : André Gorz, philosophe de l’émancipation entre marxisme et décroissance. ©Youtube.
André Gorz – Vers la société libérée.

Quels vœux pour 2017 ? Entrer en Décroissance

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Chroniques de l’urgence écologique

         L’an 2017 est là. C’est l’occasion de présenter mes vœux à ceux qui me lisent. Mais aussi d’engager le dialogue sur la Décroissance, en réponse à un précédent article publié sur Le Vent se Lève.

Décroissance : un mot choc pour lutter

         J’aime répéter que l’urgence écologique qui met en péril notre écosystème et notre humanité est le plus grand défi auquel nous devrons faire face. Attentats à répétition, écocides, exploitation des ressources au détriment des peuples autochtones, licenciements, suicides, croissance exponentielle des dividendes et des revenus du capital, réchauffement climatique… Autant d’indicateurs qui appellent à bouleverser notre vision du monde et à changer nos référentiels. S’il est une solution à nos problèmes, celle-ci ne peut être que politique. Mais on ne changera pas la politique sans concevoir une nouvelle éthique qu’Hans Jonas nomme « éthique du futur ». C’est-à-dire une éthique qui veut préserver la possibilité d’un avenir pour l’être humain. Réalisons que « la terre n’est pas menacée par des gens qui veulent tuer les hommes, mais par des gens qui risquent de le faire en ne pensant que techniquement et […] économiquement. »1 Admettons que la sortie de crise n’est possible qu’à condition de penser une alternative concrète et radicale à un système cancéreux. La convergence des crises nous plonge dans un état d’urgence écologique. Et si la réponse à cet état d’urgence était la Décroissance ? Ce mot « Décroissance » suscite beaucoup d’effroi chez les novices. Certains ont pris l’habitude de développer un argumentaire d’opposition considérant que puisque le mot est absurde, nul besoin de s’intéresser aux idées qu’il contient. Ce terme « décroissance » est-il pertinent ? Puisqu’il faut prendre parti, je rejoins ceux qui l’envisagent comme un slogan provocateur qui suscite les passions, plutôt qu’un mot-écran qui empêche le débat. Véritable « mot-obus », « poil à gratter idéologique », il affirme un projet politique à part entière, un mouvement politique. Il s’agit concrètement de s’opposer frontalement au culte de la Croissance et à la religion de l’économie. Il s’agit « de ne pas revenir en arrière vers un pseudo paradis perdu, il s’agit de collectivement bifurquer »2 , de faire un “pas de côté”. Mais comment ?

Décoloniser les imaginaires, changer de logiciel

         Pour les décroissants, le dogme du tout-croissance est à l’origine de la crise multi-dimensionnelle qui nous atteint. Cette crise écologique englobe ainsi un effondrement environnemental (dérèglement climatique, crise de la biodiversité, exploitation des ressources, altération des milieux), une crise sociale (montée des inégalités, crise de la dette et du système financier), une crise politique et démocratique (désaffection et dérive de la démocratie) ainsi qu’une crise atteignant la personne humaine (perte de sens, délitement des liens sociaux). Entrer en décroissance serait donc prendre conscience des ramifications de cette crise écologique et de ses conséquences. C’est opérer une « décolonisation de nos imaginaires » qui aboutirait à la remise en cause du système capitaliste, financier et techno-scientiste. Entrer en décroissance c’est changer de logiciel, se défaire de nos référentiels poussiéreux. La décroissance réside ainsi dans l’élaboration d’un projet politique profondément optimiste : celui d’une vie humaine indissociable de la préservation des écosystèmes. C’est reconnaître une valeur intrinsèque à la nature, lutter contre toute glorification anthropocentriste. A ce titre, notre développement passerait par un réencastrement du social et de l’économie dans une vision écologique globale. La seule voie plausible résiderait ainsi dans la définition de besoins sociaux cohérents avec les limites de la planète, une « auto-limitation » collective au sens de Gorz. La tâche n’est point aisée, rétorquerez-vous. Une première pierre ne serait-elle pas celle d’une profonde transformation de notre système économique et démocratique ? En d’autres termes, prôner une « relocalisation ouverte », une décentralisation radicale qui ancre la dynamique sociale et environnementale au cœur des territoires. La décroissance nous permettrait ainsi de donner un cade conceptuel cohérent à toutes les initiatives de transition. Transports collectifs ou doux (vélo, marche à pied), réorganisation du système alimentaire (permaculture, réduction de l’alimentation carnée). Mais aussi redéfinition de nos besoins énergétiques et abandon des énergies fossiles, monnaies locales, biens communs, etc. En somme, mettre en branle une évolution de nos modes de consommation et de production qui s’inscrirait dans une démondialisation maîtrisée et voulue, une réorganisation à toutes les échelles de notre schéma sociétal.

Quelle transition ? Une responsabilité collective

         Nombre de politiques déclarent aujourd’hui ne plus compter sur la croissance. J’ose espérer que cette apparente prise de conscience ne soit pas pure stratégie électorale. De Benoît Hamon à Yannick Jadot en passant par Jean-Luc Mélenchon, des propositions émergent.3 Mais gare aux leurres ! La décroissance est là pour rappeler qu’il ne s’agit pas de procéder à des ajustements, mais de renverser la table, de construire un nouveau projet. La transition ne peut être qu’écologique, mais tout investissement écologique n’est pas forcément une transition radicale. Ainsi, force est de constater que consommation d’énergie et hausse du PIB sont encore étroitement corrélées à l’échelle mondiale. Ainsi, comme le souligne Fabrice Flipo, « la forte croissance du secteur des énergies renouvelables pourrait bien n’être à ce titre qu’une fausse bonne nouvelle. Cela tient à ce que certains appellent le « cannibalisme énergétique ». La fabrication de renouvelables nécessite de l’énergie. Au-delà d’un certain taux de croissance de ces technologies, celles-ci en consomment plus qu’elles n’en produisent. Dans ces conditions, le déploiement des renouvelables tend donc à entraîner une augmentation de la production de gaz à effet de serre. » 4 En d’autres termes, un virage technologique ne résout pas la question de la surconsommation. La question qui se pose réellement est de savoir comment subvenir à nos besoins sans utiliser davantage de ressources. Cette réponse passe obligatoirement par une réflexion et une redéfinition collectives de notre projet de société. Cet exemple est à l’image de la logique décroissante. Il convient de s’éloigner d’une simple logique de « destruction créatrice » schumpéterienne qui n’est qu’une supplantation linéaire des technologies : du milliard de voitures diesel au milliard de voitures électriques, quel changement ? Il s’agit en conscience de faire un pas de côté, d’envisager la croissance de l’être par la décroissance de l’avoir. En temps d’élections présidentielles et législatives, il revient à chacun de bien peser le poids de ces mots.

        Loin d’être une vision pessimiste, terne et dépassée du monde, la décroissance s’oppose à tout conservatisme aveugle d’un système cancéreux et cancérigène. La décroissance comme mouvement politique et projet sociétal est une écologie politique radicale. Écologique car elle envisage les symptômes et les solutions comme interdépendantes. Politique car elle propose de refonder les bases d’un nouveau monde, de bâtir des référentiels neufs avec enthousiasme. Radicale car nul ne saurait l’accuser de petits arrangements avec le Capitalisme. « Le monde n’est pas complètement asservi. Nous ne sommes pas encore vaincus. Il reste un intervalle, et, depuis cet intervalle, tout est possible. » 5 Que vous souhaiter de mieux pour 2017 que d’entrer en décroissance ? Quel meilleur vœux que celui de refuser toute résignation face à l’état d’urgence ?

Crédit photo : ©kamiel79. L’image est libre de droit. 

1La violence, oui ou non : une discussion nécessaire, Günther Anders, 2014.

2Paul Ariès, La décroissance, un mot-obus, La Décroissance, n°26, avril 2005

3Manon Drv, Quelle transition écologique ? L’écologie entre en campagne, 19 décembre 2016, LVSL.

4Fabrice Flipo, l’urgence de la décroissance, Le Monde, 9 décembre 2015.

5Yannick Haenel, Les renards pâles, 2013.

Mais qu’est-ce donc que la décroissance ?

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Théorie d’illuminés ? Proposition de retour à l’âge de pierre ? Réaction antimoderne de hippies ? La décroissance n’est pas encore débarrassée des clichés. Ce concept, qui ne cesse de gagner en popularité à l’heure d’une longue stagnation économique, mérite un éclairage digne de ce nom.

Un concept relativement moderne

 

Bien qu’en germe dans l’esprit d’un certain nombre d’auteurs critiques de la révolution industrielle du XIXème siècle – Murray Bookchin, Pierre Kropotkine, Léon Tolstoï, entre autres -, le concept de décroissance ne s’enracine dans l’espace intellectuel qu’au tournant des années 1970. En effet, c’est en 1970 qu’est publié le rapport Meadows du club de Rome. Celui-ci affirme que l’humanité serait sur une trajectoire d’utilisation des ressources naturelles totalement insoutenable, et bénéficie d’une forte exposition médiatique. Il s’agit d’une première étape dans la constitution de l’écologie politique moderne. Il faut dire néanmoins que certains auteurs s’étaient déjà penchés sur le sujet et jouent aujourd’hui les parents idéologiques du mouvement décroissant. C’est ainsi que le philosophe Jacques Ellul, par sa critique du règne de la technique a inspiré les décroissants. Ou, dans un domaine plus politique, André Gorz, qui a théorisé l’écosocialisme. On pourrait ajouter à ces deux références importantes Cornelius Castoriadis, qui a fortement influencé les décroissants en ce qui concerne le localisme et leur vision de la démocratie.

L’actuel fer de lance de la décroissance est l’économiste Serge Latouche dont les longues vidéos sur le sujet sont disponibles sur Youtube pour quiconque veut en savoir plus. Si l’on devait trouver une formule pout résumer le point de départ de la décroissance on tomberait aisément d’accord sur la suivante « La croissance ne peut être infinie dans un monde fini ». Et, précisément, nous serions arrivés à ce stade du développement quantitatif de la production et de la consommation qui met en danger notre monde fini. Il faudrait, en conséquence, rompre avec notre société consumériste pour aller vers une « société de décroissance ».

Une nouvelle utopie ?

 

Contrairement aux idées reçues, le passage à une société de décroissance n’entrainerait pas nécessairement un recul du PIB – une récession – mais exigerait que nous acceptions la réduction purement quantitative de la production et de la consommation tout en préservant la dimension qualitative de nos modes de vie, afin de nous libérer des nuisances du productivisme : pollution, dégradation de l’alimentation, etc. Et c’est là ou cela devient plus compliqué, car il faut alors s’accorder sur les « besoins essentiels » et il n’est pas aisé de les définir dans nos sociétés hyperconnectées. Du point de vue des théoriciens de la décroissance, cela appelle une forme de révolution éthico-politique où les individus accepteraient une forme d’ascétisme écologique. Mais est-ce possible de demander à des pays qui s’industrialisent de faire leur révolution éthique alors que les pays du Nord usent largement des ressources naturelles depuis plusieurs générations ?

La décroissance et le changement global

 

On objectera aisément à la problématique décroissante le fait que l’épuisement des ressources naturelles est un problème d’ordre global. Il faut néanmoins reconnaître que cette dimension a été prise en compte sous la forme de ce qu’on pourrait appeler un « internationalisme décroissant ». En effet, les pays du Nord se doivent d’être solidaires vis à vis des pays du sud et il faudrait donc qu’ils acceptent une réduction plus importante de l’utilisation des ressources – de l’ordre de 70% de ce qu’ils utilisent – que les pays du sud qui ont un droit à s’industrialiser. Par ailleurs, la décroissance implique un retour au local, afin de diminuer le « grand déménagement du monde », c’est pourquoi le projet décroissant s’inscrit dans une perspective protectionniste qui favorise la démocratie locale.

Dans l’esprit des théoriciens de la décroissance, il faut partir d’initiatives locales pour arriver ensuite à l’échelon national et enfin au global. On peut néanmoins douter de la possibilité d’une telle montée en généralité du fait des intérêts divergents profonds qui animent les États, et de la lutte d’ores et déjà engagée pour le contrôle des futures ressources clés de la planète. Il suffit, pour s’en convaincre, de s’intéresser au nombre de conflits liés à l’eau – par exemple entre l’Egypte et le Soudan, entre la Syrie et l’Irak, etc.

Un néo-malthusianisme pessimiste ?

 

Nombre de critiques de la décroissance convergent vers l’idée qu’il s’agirait d’un concept proche du malthusianisme (c’est-à-dire prônant la diminution de la population et dans le cas présent, de l’impact des activités humaines) et qu’il repose sur des hypothèses fondamentalement pessimistes. De l’aveu même des partisans de la décroissance, le progrès technique censé permettre l’augmentation de « l’éco-efficience » – l’efficacité technique de l’utilisation des ressources – est vu comme insuffisant. C’est une des lignes de démarcation importantes avec les théoriciens du développement durable pour lesquels les signaux-prix qui résultent de la raréfaction des ressources sont censés permettre des investissements écologiques qui conduiront à une innovation suffisante pour gagner en éco-efficience. Concrètement, il s’agit de dire que si le pétrole devient trop cher, l’humanité se mettra à innover suffisamment dans les énergies renouvelables pour qu’il n’y ait pas de problème fondamental de développement durable. On voit ici que le marché est censé fournir les « signaux-prix » adéquats alors que la problématique écologique contient un certain nombre d’irréversibilités qu’il n’est pas possible de refléter dans les signaux-prix. Le débat est en tout cas ouvert entre optimistes et pessimistes.

On peut se demander en tout cas si le défaut du concept de décroissance n’est pas, tout simplement, son nom. Car qui veut d’un avenir où on lui promet de décroître ? Aucun homme politique ne s’est jamais fait élire sur un programme qui promet la régression matérielle. Il y a là un réel défi politique pour les adeptes de la décroissance.

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