Airbnb et les locations touristiques : quand le logement devient marché

Panneau publicitaire Airbnb situé à proximité d’une autoroute urbaine à San Francisco. © Fonts In Use.

Les locations touristiques rentrent aujourd’hui en concurrence avec le parc locatif traditionnel. Elles menacent la capacité de nombreux ménages à se loger. Assimilant nos foyers à un service marchand ou à un capital à rentabiliser, elles pulvérisent non seulement le droit au logement qui a valeur constitutionnelle depuis 1946 en France, mais dégradent également le sens même du mot « habiter ». Il est temps de les soumettre à des réglementations plus strictes et d’envisager leur interdiction pure et simple dans certains territoires tendus. Cette analyse de Jean Vannière constitue le deuxième volet du dossier du Vent Se Lève consacré au « crépuscule des services publics ».


L’expression nous vient du journal Le Monde, dont on reconnaîtra qu’il n’a pas coutume d’abuser des hyperboles : « Airbnb et les plateformes de location touristique sont en train de cannibaliser le parc de logements des grandes villes », au point d’en priver les ménages les plus vulnérables parmi lesquels étudiants, jeunes actifs et travailleurs précaires[1].

La formule a ses précédents dans la presse. Elle traduit le regard inquiet que la société civile porte sur la façon dont la firme au logo d’abeille pénètre nos pénates et altère le fonctionnement de nos villes. Le New Yorker évoque une « invasion » d’Airbnb à Barcelone et le « règne zénithal d’un nouveau genre de logement barbare au design standardisé, vaguement scandinave »[2]. Le Guardian dénonce un « rapt mondial de nos logements par la firme » [3]. Wired annonce l’« âge du tout-Airbnb » et s’inquiète de la financiarisation du logement qu’augure le modèle économique rentier extractiviste imposé par la multinationale[4].

Airbnb bouleverse les rapports entre l’Homme et le logement. Chose inédite dans l’Histoire, ce dernier cesse d’être une « demeure », c’est-à-dire un lieu de stabilité, de fixation et de repos pour un ménage défini. À la place, il se transforme en un produit « liquide » au sens baumanien du terme, dont l’occupation peut évoluer chaque jour et doit en tout cas être maximisée. Plus encore que le parc locatif traditionnel, le logement devient un capital soumis au calcul maximisateur d’un homo œconomicus davantage torturé par le montant de la rente qu’il va bien pouvoir en extraire. Ironiquement, Le Monde voit dans cet ultime procès de marchandisation du logement l’une des causes de la corrosion des liens familiaux[5]. Force est de constater que bien souvent, les solidarités entre parents, enfants ou membres d’une même fratrie ne résistent pas au fait que le foyer familial se transforme en chambre d’hôtes et qu’il devient obligatoire de booker le droit d’y dormir !

À l’origine, l’utopie Airbnb promettait pourtant l’avènement d’un Homme nouveau, « citoyen du monde ». Sa vision du city-break clés en main nous vendait un cosmopolitisme facile, démocratique et enfin accessible à tous. Elle était vantée par une formule commerciale vaporeuse, qui fleurait déjà bon l’oxymore : « belong anywhere » (chez soi partout dans le monde). Le grand rêve suggéré par Airbnb nous fit oublier qu’en ce bas monde, l’Homme est un être fait de chair et de stases. Il a besoin d’un chez-soi bien à lui. Icare finit donc par brûler les ailes de son EasyJet. L’orgueilleux mirage libéral – et léger délire de toute-puissance – du any place, d’un Homme abstrait des frontières terrestres et de tout ancrage et nécessité matériels se dissipa. Il laissa place au cauchemar du no sense of place (nulle part chez soi).

Mark Wallinger, The World Turned Upside Down. © The LSE Library.

Airbnb abîme l’Homme, son habitat et son écologie. La plateforme ne se contente pas de désenchanter le voyage en l’intensifiant et en l’économicisant à outrance. Elle neutralise également le sens du lieu, du foyer, de l’accueil et de la citoyenneté. Les locataires-clients sont réduits à l’état d’enfants-consommateurs de mobilité et de tourisme[6] — de nos jours, l’expression anglaise « travel addict » traduit l’état de manque produit par cette industrie — ou de simples « particules »[7] circulant comme un fluide entre halls d’aéroports et autres non-lieux d’un espace mondial horizontal, réticulaire et hors-sol[8] [9]. Les ménages amenés à placer leur domicile en location, eux, sont consumés par la violence d’un calcul utilitariste qui pénètre leurs vies intimes. Consumés par la question de savoir comment faire un maximum d’argent avec leur domicile.

Le logement français, proie de choix des locations touristiques

Les plateformes de location touristique — Airbnb en tête, mais en fait également Booking, Abritel, HomeAway ou Le Bon Coin — ont déjà réussi à s’emparer d’une part significative du parc locatif de nos métropoles. En 2018, Airbnb a enregistré 330 000 logements mis en location touristique dans les communes-centre des dix plus grandes aires métropolitaines de France (Paris, Marseille, Lyon, Nice, Montpellier, Strasbourg, Nantes, Toulouse, Bordeaux et Lille), soit 25% de plus que l’offre hôtelière traditionnelle qui ne comptait plus que 260 000 logements disponibles en 2018 selon l’INSEE, et dont le volume d’activité ne cesse de décliner depuis 2015 dans ces grandes villes[10].

En 2018, Airbnb a enregistré 330 000 logements mis en location touristique dans les communes-centre des dix principales métropoles de France.

Il faut dire que la firme a tous les arguments pour convaincre les ménages occupants de céder à ses sirènes, à commencer par un modèle économique tentateur ! Selon une étude de Meilleurs Agents et du JDN effectuée en 2016, toutes choses égales par ailleurs, les locations Airbnb rapportent en moyenne 2,6 fois plus par mois que la location classique en France[11]. L’écart de rentabilité se creuse de façon encore bien plus considérable dans les quartiers qui constituent le cœur battant du nouveau marché mondial de la location touristique. La base de données AirDNA et le site d’Airbnb ont par exemple permis de constater des écarts de niveaux de loyers supérieurs à cinq par rapport à ceux pratiqués au mois par le secteur locatif traditionnel dans des quartiers prestigieux comme le Marais, la Place Vendôme (Paris), les Allées de Tourny (Bordeaux) ou la Place Gutenberg (Strasbourg)[12].

Listings Airbnb à Strasbourg, dans la Grande Île, autour du TGI et à la Krutenau. © AirDNA.

Le marché immobilier français constitue ainsi une proie de choix pour les plateformes de locations touristiques. Avec un volume de chiffre d’affaires de 11 milliards de dollars en 2018, l’Hexagone représente d’ailleurs le deuxième marché national d’Airbnb, juste derrière les États-Unis. Toujours selon la plateforme, c’est également le marché national de grande taille en plus forte progression en termes de volume de logements nouvellement mis en location, devant les États-Unis, le Royaume-Uni, l’Italie et l’Espagne. Cette croissance insolente est confirmée par l’INSEE, qui a enregistré une centaine de millions de nuitées dans des logements loués via les plateformes internet en 2018 en France, et une progression de respectivement 25%, 19% et 15% de ce nombre de nuitées en 2016, 2017 et 2018[13] — soit de plus de 70% en trois ans.

Le Carrousel Disney dans la métropole

Déjà météorique, la croissance d’Airbnb est encore plus fulgurante et retorse dans les grandes métropoles. Selon le New Yorker, 20 millions de touristes prennent désormais d’assaut Barcelone chaque année grâce à ces plateformes[14]. Le Guardian et Inside Airbnb relèvent quant à eux qu’avec plus de 65 000 logements mis en location touristique sur la plateforme, Paris occupe la deuxième place mondiale — derrière Londres et ses 80 000 logements — des villes proposant le plus d’annonces de locations touristiques Airbnb, fin octobre 2019[15] [16]. Selon Le Monde, Paris est même de loin première du classement si le nombre d’annonces est rapporté au nombre total de logements du parc résidentiel. 3,8% du parc parisien est actuellement proposé en permanence à la location via Airbnb, contre 1,5% à Rome et 1,2% à Londres[17].

À Paris, ce sont plus de 35 000 logements qui ont définitivement quitté la location classique pour rejoindre la location touristique via les seules plateformes Airbnb et HomeAway[18]. Selon les données compilées par AirDNA, en 2019, 75 000 logements parisiens sont désormais mis en location sur leurs sites internet, dont 35 000 plus de quatre mois par an[19]. On peut dès lors considérer qu’ils perdent leur vocation résidentielle[20] [21]. Ce sont donc autant de logements qui sont officiellement transformés en logements occasionnels, résidences secondaires ou logements vacants aux yeux de la typologie des fichiers logement de l’INSEE, dont la typologie ne prend pas encore en compte correctement le phénomène et est malheureusement incapable de quantifier son ampleur et sa gravité[22].

À Paris, plus de 35 000 logements ont définitivement quitté la location classique pour rejoindre la location touristique via les plateformes Airbnb et HomeAway.

Plus encore que Paris cependant, ce sont les grandes métropoles provinciales qui sont les premières victimes de la vampirisation d’Airbnb. Déjà en 2018, selon Le Monde, le pourcentage du parc immobilier des communes de Bordeaux (3,7%), Strasbourg (3,4%) et Nantes (3,1%) mis en location à l’année sur Airbnb était bien supérieur à celui de Paris (2,5%). Ces chiffres peuvent paraître modérés. Ils masquent cependant une réalité bien plus prononcée. Contrairement à l’Allemagne ou à la Suisse, en France, le parc locatif ne représente qu’une minorité — un tiers — du parc de logements[23]. Certes, dans le cœur des grandes métropoles, ce pourcentage est plus élevé. Néanmoins, si l’on tient compte du statut d’occupation, c’est en fait une part bien plus considérable du parc locatif qui est préemptée par les locations touristiques. Il avoisine les 8% à Bordeaux.

Listings Airbnb à Bordeaux, de Saint-Michel aux Allées de Tourny. © AirDNA.

Le phénomène est encore plus spectaculaire si l’on considère également les logements qui ont été occasionnellement proposés à la location sur Airbnb au cours de l’année. Selon les chiffres de l’Observatoire Airbnb, une plateforme internet de diffusion de données sur le développement des locations touristiques fondée par Matthieu Rouveyre, élu PS bordelais, 6,5% du parc de logements de la commune de Paris et environ 15% de son parc locatif ont fait l’objet d’au moins un listing au cours de l’année. À Bordeaux, c’est le cas de 9,3% du parc de logements et un peu moins de 20% du parc locatif[24].

Quand le Marché prive les ménages d’un logement

Cette préemption du parc locatif par les plateformes de locations touristiques est en large partie responsable de la hausse accélérée de la construction de nouveaux logements dans les principales métropoles, confrontées à une demande en état d’insatisfaction chronique et dévoreuse de foncier. Ce phénomène est à l’origine du paradoxe suivant : celui d’une augmentation récente très nette du nombre de mises en chantier de bâtiments à usage résidentiel dans les grandes métropoles au cours des dernières années, bien supérieure à ce qui pourrait être expliqué par leur croissance démographique modérée ou même la réduction de la taille de leurs ménages, certes plus gourmands en logements[25]. En clair, nos villes continuent de se bétonner et de s’étendre, certes parce que le nombre de m² occupés par individu continue de croître, mais aussi parce qu’elles laissent libre cours à la voracité d’usages superfétatoires du logement — location touristique, augmentation de la vacance de logements dégradés et d’un parc immobilier de prestige laissé vacant durant la majeure partie de l’année, etc[26].

Touristes maniant un selfie stick sur l’Esplanade du Trocadéro à Paris. © Associated Press.

Mort sociale des quartiers « prime »

La vampirisation d’Airbnb est à géométrie — et géographie — variable. Elle cache des situations bien plus sévères dans certaines métropoles et certains quartiers spécifiques. Les locations Airbnb étant ultra-concentrées géographiquement et majoritairement destinées à des individus seuls ou en couple, elles préemptent en premier lieu les plus petits[27] et les plus beaux logements des quartiers dits « prime », ces quartiers hyper-centraux et touristiques des grandes métropoles — pour reprendre l’expression consacrée par le secteur immobilier anglo-saxon — situés à proximité immédiate des principaux monuments historiques de la ville en question. Or, c’est précisément ce type de logement qui est déjà concerné par la plus forte tension, dans un contexte conjoint de métropolisation de la population française et de réduction de la taille moyenne des ménages, davantage demandeurs de petits logements. Selon l’INSEE, ce phénomène s’accélère d’ailleurs depuis 2015 en France[28].

Ainsi, les données de la base AirDNA font apparaître que des quartiers comme les Allées de Tourny, Bourse-Parlement, les Capucins (Bordeaux), Euralille, les abords de Notre-Dame-de-la-Treille (Lille), les pentes de la Croix-Rousse, Fourvière (Lyon), le Vieux-Port, le Panier (Marseille), Sainte-Anne, Saint-Roch (Montpellier), Bouffay (Nantes), le Vieux-Nice, Jean-Médecin, le Carré d’Or (Nice), la Butte Montmartre, le Sentier, le Marais, Saint-Michel, Odéon, Vendôme (Paris), le Parlement de Bretagne, Saint-Pierre-Saint-Sauveur (Rennes), le Carré d’Or, la Place Gutenberg (Strasbourg)[29], les Carmes, le Capitole et Matabiau (Toulouse) sont particulièrement touchés. À Paris, les 2e, 3e et 4e arrondissements constituent l’épicentre historique du phénomène, au point où une association de riverains tente de sensibiliser l’opinion publique sur ses implications locales délétères depuis déjà trois ans[30].

Dans les rues de certains quartiers, 50% du parc locatif et la quasi-totalité des petits logements sont déjà phagocytés par les locations touristiques.

Concernant l’identité de la personne physique ou morale propriétaire qui met en location touristique ces logements et le nombre de logements qu’elle détient, on observe également un niveau de concentration parfois extrême. Selon une étude menée par l’Atelier parisien d’urbanisme (Apur) et des étudiants de Sciences Po, la majorité des logements parisiens mis en location sur Airbnb dans les secteurs de l’Île Saint-Louis, du Marais, du Sentier, du Quartier Latin ou de l’Odéon est détenue par des multi-propriétaires qui possèdent plusieurs autres biens immobiliers[31].

Listings Airbnb à Paris, de l’Hôpital Saint-Louis à l’Odéon. © AirDNA.

Monopoly n’est donc plus seulement un jeu de société. Un phénomène pyramidal de concentration du logement locatif est à l’œuvre dans nos villes. Il a notamment été décrit par Saskia Sassen[32]. À son sommet, quelques Thénardier et surtout beaucoup de multi-propriétaires abrités derrière des sociétés civiles immobilières gèrent plusieurs dizaines de baux locatifs chacun, transformant le cœur des beaux quartiers des grandes métropoles en un vaste domaine néo-féodal. C’est ce qu’a pu constater la revue Wired, en enquêtant sur la formation d’un empire locatif illégal de 43 logements à New York, qui s’étendait d’Astoria à Harlem en passant par l’Upper East Side. Ce dernier a généré cinq millions de dollars de revenus en quatre ans. Ses gestionnaires avaient également acquis des participations dans d’autres réseaux de locations touristiques aux États-Unis, au Canada, au Royaume-Uni, en France, en Suisse, en République Tchèque et à Singapour[33]. Ces révélations rendent l’affirmation des dirigeants d’Airbnb, selon laquelle la plateforme serait « utilisée par des ménages mono-propriétaires, ayant occasionnellement recours à la location touristique afin de générer des compléments de revenus pour améliorer leurs fins de mois »[34] un brin malhonnête.

La concurrence économique et le pouvoir d’exclusion que le marché de la location touristique exerce sur le parc locatif traditionnel s’intensifie donc particulièrement dans les cœurs des grandes métropoles, et surtout depuis 2015. À cette date, le nombre de logements mis en location touristique sur Airbnb dans le parc de leurs communes-centre n’a cessé de bondir. En seulement un an, de mai 2016 à mai 2017, il a augmenté de 120% à Bordeaux et Nantes, 80% à Montpellier, 60% à Lyon et Strasbourg, 50% à Marseille, 40% à Lille et 30% à Paris[35].

Extension du domaine du Marché

La location touristique en vient même à s’attaquer, de façon totalement illégale, au parc social. Principales organisations du monde HLM en France, l’Union Sociale pour l’Habitat (USH) et sa division francilienne (AORIF) ont dernièrement enjoint Airbnb, Le Bon Coin et De Particulier À Particulier (PAP) à lutter plus efficacement contre les mises en location de logements HLM sur leurs plateformes, tant celles-ci se sont multipliées[36] [37]. En France, une telle pratique est pourtant explicitement interdite par la loi[38]. Des locataires ont d’ailleurs été assignés en justice par des bailleurs sociaux comme la Régie Immobilière de la Ville de Paris (RIVP), et condamnés pour avoir proposé leur logement social à la location[39] [40].

La location touristique en vient même à s’attaquer illégalement au parc social. Les mises en location de HLM sur les plateformes se sont multipliées.

Les propos de Jean-Louis Dumont, directeur de l’USH, s’éclairent dès lors d’un sens nouveau. Selon lui, « le logement, notamment à Paris et dans les grandes agglomérations, devient un sujet de plus en plus préoccupant pour des dizaines de milliers de familles. À ce titre, il ne doit pas être possible de le percevoir comme un bien de consommation comme un autre. Le logement, et particulièrement le logement social, ne doit pouvoir faire l’objet d’une marchandisation qui va à l’encontre non seulement des règles, mais aussi de la morale »[41].

Vaines paroles ? La vampirisation du parc locatif provoquée par les locations touristiques Airbnb devient en tout cas un enjeu réglementaire primordial pour les grandes métropoles françaises, mais aussi pour l’État. Depuis le 1er décembre, un décret et un arrêté parus les 30 et 31 octobre derniers, pris en application de la loi ÉLAN du 23 novembre 2018[42], obligent certes les différentes plateformes internet à transmettre une fois par an aux services de 18 communes françaises, la liste des annonceurs qui mettent des logements en location sur leur territoire[43] [44].

Cependant, les dispositions prévues par ces textes de loi sont décevantes, pour ne pas dire illisibles et complaisantes envers les plateformes et les propriétaires de logements mis en location touristique. Elles exigent des gestionnaires qu’ils ne transmettent les données relatives à leurs activités qu’une fois par an — au lieu de trois, comme certaines collectivités locales l’avaient initialement exigé —, et brisent ainsi les capacités réglementaires locales des collectivités en leur interdisant explicitement de procéder à davantage de contrôles, et n’obligent pas les gestionnaires à renseigner le nom de la plateforme en ligne sur laquelle ils ont posté leur annonce.

Ces textes de loi paralysent donc, plutôt qu’ils ne les organisent, de véritables moyens d’encadrement et de réglementation pour les collectivités. Ces dernières ne seront pas en mesure de mener une politique de contrôle efficace. Débordés, leurs agents seront réduits à mener leurs enquêtes par eux-mêmes, épluchant alla mano les sites internet de chaque plateforme de location touristique afin d’espérer y dénicher les logements mis illégalement en location. Selon Ian Brossat, adjoint à la Maire de Paris, cette reculade ne peut être expliquée que par les activités de lobbying menées par les plateformes auprès des parlementaires de la majorité LREM[45].

Pire encore, à travers l’extension du domaine de la concurrence, l’Union européenne contribue également à ce que ses États-membres soient dans l’incapacité technique et juridico-légale d’organiser toute politique de réglementation adéquate concernant les locations touristiques. Le 30 avril dernier, Maciej Szpunar, avocat général près la Cour de Justice de l’Union européenne (CJUE), a par exemple estimé qu’Airbnb ne devait pas être soumis aux dispositions de la loi Hoguet, rejetant ainsi la plainte d’un justiciable français selon lequel la plateforme Airbnb devrait être soumise aux mêmes obligations légales, comptables et fiscales que les entreprises du secteur de l’intermédiation immobilière en France (agents immobiliers, administrateurs syndics)[46]. Depuis le siège social de sa division EMEA sis en Irlande afin d’échapper aux fiscs nationaux, Airbnb a même osé se fendre d’un communiqué réagissant à la décision de justice, poussant le vice jusqu’à s’en féliciter publiquement[47].

Outre-Atlantique, au nom du respect du Quatrième amendement[48], un arrêt de la Cour suprême des États-Unis, révélateur de la toute puissance actuelle de ce que Thomas Piketty nomme l’« idéologie propriétariste » [49], a quant à lui défait un arrêté municipal de la Ville de New York qui enjoignait aux gestionnaires de locations touristiques de renseigner un ensemble d’informations sur leur logement et l’identité de leurs locataires. Un des arguments motivant l’arrêt était qu’une telle mesure serait « de nature vexatoire envers les propriétaires »[50]. L’idéologie propriétariste si puissante dans notre pays, consacrée par la Révolution française et l’époque napoléonienne, permet d’expliquer pourquoi le Ministre de la Ville et du Logement, Julien Denormandie, a récemment déclaré qu’il était inenvisageable de remettre en question les caractéristiques élémentaires de ce droit sanctuarisé, « le plus absolu » au terme de l’article 544 du Code civil[51] [52].

Arrêter l’hémorragie des villes, moraliser l’usage du logement

Malgré ces revers juridico-légaux et politiques, partout dans le monde, la résistance s’organise. Les municipalités ont fini par comprendre qu’elles ne peuvent attendre d’obtenir un imprimatur de leur gouvernement ou des institutions européennes pour mettre en œuvre les réglementations nécessaires à la protection du droit au logement et à la vie digne de leurs résidents[53]. Or, quand il s’agit de réglementer, ces dernières sont tout sauf dénuées d’inventivité.

Londres, Madrid, Seattle et San Francisco ont instauré une limite maximale initiale de cent vingt jours — dernièrement abaissée à quatre-vingt-dix jours à San Francisco — annuels durant lesquels un hébergeur peut mettre à disposition son appartement sur un site de location touristique[54] [55]. À Amsterdam, c’est seulement soixante jours, bientôt trente, et les contrevenants s’exposent à 12 000 euros d’amende[56]. À New York, jusqu’à la dite décision de la Cour suprême, il était illégal de louer un logement entier en dessous de trente jours consécutifs et une loi votée en 2016 y punissait les annonces non-conformes de 7 500 dollars d’amende[57]. Santa Barbara (États-Unis, Californie) a réintroduit la même réglementation, qui n’a jusqu’alors pas encore été invalidée par la Cour. Berlin interdit de louer sur une courte durée plus de 50% de la surface disponible d’un même appartement, sous peine de devoir s’acquitter d’une coquette pénalité de 100 000 euros[58]. En 2012, Barcelone rend obligatoire la possession d’une licence délivrée par la municipalité afin d’obtenir le droit d’avoir recours aux locations touristiques. À partir de 2014, leur délivrance est gelée dans le centre-ville et les loueurs irréguliers contrevenants s’exposent à 30 000 euros d’amende. Enfin, en 2017, ce gel est institutionnalisé, étant indéfiniment prolongé et rendu légalement opposable par les documents d’urbanisme de la ville, comme le PEUAT (« Plan Especial Urbanístico de Alojamiento Turístico »)[59] [60] [61] [62].

Dans plusieurs villes américaines (Chicago, La Nouvelle-Orléans, Santa Monica, Oxnard) et italiennes (Bergame, Bologne, Catane, Florence, Gênes, Lecce, Lucques, Milan, Naples, Rome, Palerme, Parme, Rimini, Sienne, Turin), le site d’Airbnb informe qu’une taxe est levée par les autorités locales pour chaque nuitée touristique. Toujours à Santa Monica et Oxnard (États-Unis, Californie), il est également obligatoire de posséder une licence, dont la délivrance a récemment été gelée. À Los Angeles, depuis 2018, il faut payer une taxe-malus annuelle de 850 dollars pour avoir le droit de louer son logement plus de 120 jours par an[63]. En cette même année, il devient purement et simplement interdit d’avoir recours aux locations touristiques de courte durée à Palma de Majorque[64] [65] et Vienne, les contrevenants s’exposant à une amende de 50 000 euros dans la capitale autrichienne. Il en sera de même à Jersey City (États-Unis, New Jersey) et Valence (Espagne) l’année prochaine[66]. Enfin, pas plus tard que le 1er décembre dernier, Boston (États-Unis, Massachussetts) a interdit la sous-location touristique et la location par des propriétaires occupant leur logement moins de neuf mois par an.

En France aussi, il y a urgence à agir localement afin de limiter les effets de la location touristique sur la muséification et la destruction du tissu social de nos villes. Les cœurs des métropoles françaises sont en effet victimes d’une hémorragie démographique. À Paris, pour réemployer l’aphorisme parlant d’Ian Brossat, « on remplace désormais des habitants par des touristes »[67]. La ville se vide de ses classes moyennes[68]. Selon l’INSEE elle perd plus de 10 000 habitants chaque année sans interruption depuis 2011. L’intervention réglementaire des municipalités se devra donc d’être juste, morale et sans doute radicale. Ian Brossat suggère d’ailleurs d’interdire purement et simplement la location d’appartements entiers dans les quatre premiers arrondissements de Paris[69].

Surtout, il faut réaffirmer la puissance du droit public et notamment du droit au logement, qui a valeur constitutionnelle en France depuis 1946[70]. Ré-imprégner ces derniers de la notion d’interdit plutôt que celle d’efficacité économique, voilà l’enjeu. Le logement n’est pas un bien de consommation comme un autre. Il ne doit jamais le devenir. Face au vide et à l’insécurité juridiques dans lesquels le Législateur plonge, et à la toute puissance du désir individuel de surconsommation servicielles que le Marché développe, il est urgent d’opposer un cadre juridico-légal clair et lisible, des réglementations strictes et surtout un souci moral de justice sociale à ce nouvel espace de négoce que les plateformes de location touristique souhaiteraient créer[71].

Le logement n’est pas un bien de consommation comme un autre. Il faut réaffirmer le droit au logement qui a valeur constitutionnelle en France depuis 1946.

En l’absence actuelle de l’État, les collectivités locales devraient au moins essayer de se charger de cette ambitieuse mission, dans la limite de leurs moyens techniques et réglementaires. Parce que, pour reprendre l’expression du journal britannique The Conversation, Airbnb « fait souffrir nos villes »[72], elles doivent imaginer dès à présent les instruments qui permettront d’interdire ou de limiter l’hyper-marchandisation du logement, afin de garantir l’accès de chacun à ce dernier.

« Less Tourists, More Refugees », slogan mural populaire apposé le 5 décembre 2019 lors d’une manifestation syndicale dans la rue de la Hache à Strasbourg. © Jean Vannière.

Comme le disait Karl Polanyi, économiste austro-hongrois en exil à Londres en 1944, témoin lucide de la déshumanisation produite par le libéralisme classique et l’extension du domaine du Marché qui précéda la dévastation des sociétés européennes à partir des années 1930, il faut « placer la terre, et tout ce qu’elle renferme de nécessaire à la subsistance de l’Homme, hors de la juridiction et de l’emprise du Marché »[73]. Le monde doit donc être rendu « indisponible » au Marché, pour reprendre le terme à la mode dernièrement conçu par Hartmut Rosa ; c’est-à-dire au désir de l’Homme et au pouvoir de prédation dont il faut lucidement reconnaître que ce dernier renferme. Une telle entreprise de mise en indisponibilité commence par le logement [74].


[1] Le Monde. Immobilier : « Comment Airbnb cannibalise le logement dans les grandes villes ». 29 novembre 2019. https://www.lemonde.fr/economie/article/2019/11/29/immobilier-comment-airbnb-cannibalise-le-logement-dans-les-grandes-villes_6021009_3234.html

[2] The New Yorker. « The Airbnb Invasion of Barcelona ». 22 avril 2019. https://www.newyorker.com/magazine/2019/04/29/the-airbnb-invasion-of-barcelona

[3] The Guardian. Technology : « How Airbnb took over the world ». 5 mai 2019. https://www.theguardian.com/technology/2019/may/05/airbnb-homelessness-renting-housing-accommodation-social-policy-cities-travel-leisure

[4] Wired. « Welcome to the Airbnb for Everything Age ». 10 mars 2019. https://www.wired.com/story/airbnb-for-everything/

[5] Le Monde. « Quand Airbnb sème la zizanie dans la famille ». 27 septembre 2019. https://www.lemonde.fr/m-perso/article/2019/09/27/quand-airbnb-seme-la-zizanie-dans-la-famille_6013319_4497916.html

[6] Libération. « Airbnb : l’enfer, c’est les hôtes ». 26 juin 2020. https://www.liberation.fr/france/2020/06/26/airbnb-l-enfer-c-est-les-hotes_1792558

[7] Consulter à ce sujet :

1. LSE Podcast. Wendy Brown: « When Firms Become Persons and Persons Become Firms ». 9 juillet 2015. https://www.youtube.com/watch?v=eHvGsKXqL8s

2. Wendy Brown (2015). Undoing the Demos: Neoliberalism’s Stealth Revolution. Princeton : Princeton University Press.

[8] Consulter à ce sujet :

1. The New York Times. Thomas Friedman: « It’s a Flat World After All ». 3 avril 2005. https://www.nytimes.com/2005/04/03/magazine/its-a-flat-world-after-all.html

2. Thomas Friedman (2005). The World is Flat. New York: Farrar, Strauss and Giroux.

3. The New York Times. Thomas Friedman: « Coronavirus Shows How Globalization Broke the World ». 30 mai 2020. https://www.nytimes.com/2020/05/30/opinion/sunday/coronavirus-globalization.html

[9] Consulter à ce sujet :

1. Gilles Deleuze, Félix Guattari (1980 [2013]). Mille Plateaux : Capitalisme et Schizophrénie. Paris: Minuit.

2. Manuel Castells (2004). The Network Society. A cross-cultural perspective. Londres: Edward Elgar.

3. Jan Van Dijk (2005). The Deepening Divide: Inequality in the Information Age. Londres: Sage Publications.

[10] INSEE. Capacité des communes en hébergement touristique entre 2013 et 2019. https://www.insee.fr/fr/statistiques/2021703

[11] Consulter les articles suivants sur l’étude du JDN et de Meilleurs Agents :

1. JDN. A Paris, la location Airbnb rapporte 2,6 fois plus que la location classique. 30 mars 2016. https://www.journaldunet.com/economie/immobilier/1175834-location-airbnb-versus-location-classique/

2. Meilleurs Agents. La location Airbnb est-elle vraiment plus rentable que la location classique? 31 mars 2016. https://www.meilleursagents.com/actualite-immobilier/2016/03/etude-rentabilite-location-saisonniere-airbnb/

[12] AirDNA. https://www.airdna.co

[13] Consulter à ce sujet :

1. INSEE. Les logements touristiques de particuliers loués via internet séduisent toujours. INSEE Focus n°158. 18 juin 2019. https://www.insee.fr/fr/statistiques/4172716

2. INSEE. La location de logements touristiques de particuliers par internet attire toujours plus en 2017. INSEE Focus n°133. 21 novembre 2018. https://www.insee.fr/fr/statistiques/3646406

3. INSEE. Les logements touristiques de particuliers proposés par internet. INSEE Analyses n°33. 22 février 2017. https://www.insee.fr/fr/statistiques/2589218

[14] The New Yorker. The Airbnb Invasion of Barcelona. 22 avril 2019. https://www.newyorker.com/magazine/2019/04/29/the-airbnb-invasion-of-barcelona

[15] Inside Airbnb : adding data to the debate. http://insideairbnb.com

[16] The Guardian. Technology : How Airbnb took over the world. 5 mai 2019. https://www.theguardian.com/technology/2019/may/05/airbnb-homelessness-renting-housing-accommodation-social-policy-cities-travel-leisure

[17] Le Monde. Immobilier : comment Airbnb cannibalise le logement dans les grandes villes. 29 novembre 2019. https://www.lemonde.fr/economie/article/2019/11/29/immobilier-comment-airbnb-cannibalise-le-logement-dans-les-grandes-villes_6021009_3234.html

[18] Atelier parisien d’urbanisme (Apur), Sciences Po. Locations meublées de courte durée : quelle réponse publique?. Juin 2018. https://www.apur.org/fr/nos-travaux/locations-meublees-courte-duree-reponse-publique

[19] AirDNA. https://www.airdna.co

[20] En France, selon la loi, un logement est considéré comme étant une résidence principale quand son occupant y réside plus de huit mois par an.

Consulter : Légifrance. Loi n°2014-366 du 24 mars 2014 pour l’accès au logement et un urbanisme rénové, dite loi ALUR. https://www.legifrance.gouv.fr/affichTexteArticle.do?cidTexte=JORFTEXT000028772256&idArticle=JORFARTI000028772281&categorieLien=cid

[21] Le Monde. Locations saisonnières : que dit la loi?. 7 mai 2018. https://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2017/08/04/locations-saisonnieres-que-dit-la-loi_5168615_4355770.html

[22] INSEE. Documentation fichier détail : Logement. 22 octobre 2019. https://www.insee.fr/fr/information/2383228

[23] Commissariat Général à l’Égalité des Territoires (CGET). « Le parc de logements ». Fiche d’analyse de l’Observatoire des territoire 2017. https://www.observatoire-des-territoires.gouv.fr/observatoire-des-territoires/sites/default/files/Fiche-OT-le%20parc%20de%20logements_0.pdf

[24] Observatoire National Airbnb. http://observatoire-airbnb.fr

[25] Rue89 Strasbourg. Pourquoi Strasbourg construit plus que dans les années 1990 et pour qui? https://www.rue89strasbourg.com/enjeux2020-strasbourg-construction-logement-betonisation-163841

[26] Au sujet du développement de la vacance dans l’immobilier de prestige des grandes métropoles, consulter les articles suivants du journal britannique The Guardian :

1. The Guardian. Super-tall, super-skinny, super-expensive: the “pencil towers” of New York’s super-rich. 5 février 2019. https://www.theguardian.com/cities/2019/feb/05/super-tall-super-skinny-super-expensive-the-pencil-towers-of-new-yorks-super-rich

2. The Guardian. London property prices blamed for record exodus. 28 juin 2018. https://www.theguardian.com/money/2018/jun/28/london-property-prices-blamed-for-record-exodus

3. The Guardian. Ghost towers : half of new-build luxury London flats fail to sell. 26 janvier 2018. https://www.theguardian.com/business/2018/jan/26/ghost-towers-half-of-new-build-luxury-london-flats-fail-to-sell

4. The Guardian. The London skyscraper that is a stark symbol of the housing crisis. 24 mai 2016. https://www.theguardian.com/society/2016/may/24/revealed-foreign-buyers-own-two-thirds-of-tower-st-george-wharf-london

[27] Le Monde. Locations saisonnières : que dit la loi ?. 7 mai 2018. https://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2017/08/04/locations-saisonnieres-que-dit-la-loi_5168615_4355770.html

Pour information, à Paris, plus de 87% des logements loués à l’année sont des petits surfaces (40m² ou moins), contre 12% dans le parc immobilier français.

[28] INSEE. Des ménages toujours plus nombreux, toujours plus petits. 28 août 2017. https://www.insee.fr/fr/statistiques/3047266

[29] AirDNA. https://www.airdna.co

[30] Aux Quatre Coins du Quatre, association du 4e arrdt. de Paris. Colloque du 18 mars 2017. Les locations saisonnières dans le 4e arrondissement : une désertification invisible? https://www.api-site.paris.fr/mairies/public/assets/2017%2F7%2FRapport%20du%20colloque%20du%2018%20mars%202017.pdf

[31] Atelier parisien d’urbanisme (Apur), Sciences Po. Locations meublées de courte durée : quelle réponse publique?. Juin 2018. https://www.apur.org/fr/nos-travaux/locations-meublees-courte-duree-reponse-publique

[32] Consulter à ce propos :

1. Saskia Sassen (2014). Expulsions: Brutality and Complexity in the Global Economy. Cambridge: Harvard University Press.

Sassen ré-exploite la lecture d’Engels de la propriété privée, en tant qu’instrument d’extraction de valeur mis en œuvre par la bourgeoisie avec l’aide des institutions d’État (droit de la propriété, etc.). Elle la complète et la modifie cependant, indiquant qu’à l’heure de la mondialisation financière, cette dernière tend à s’émanciper progressivement et partiellement du cadre géographique et des nécessités juridico-légales de l’État, formant une « global bourgeoisie » en capacité d’abstraire son existence et la circulation des chaînes de valeur qu’elle met en place des frontières nationales. Au sujet de l’extractivisme mis en œuvre par les professions financières et para-financières (« FIRE economy ») dans les « global cities », Sassen ré-exploite implicitement le concept d’ « extraction de survaleur » développé par Marx dans le Capital.

Consulter notamment :

– Karl Marx (1867[1972]). Le Capital. Critique de l’économie politique. Paris : Éditions Sociales.

– Friedrich Engels (1878[1963]). Monsieur Eugen Dühring bouleverse la science. Paris : Éditions Sociales.

– Friedrich Engels (1884 [1893]). L’Origine de la Famille, de la Propriété privée et de l’État. Paris : Éditions Georges Carré.

2. Housing Europe. Saskia Sassen : “The ‘housing question’ is no longer simply about housing”. 28 mai 2019. http://www.housingeurope.eu/resource-1280/the-housing-question-is-no-longer-simply-about-housing

3. The Guardian. Saskia Sassen : “Who owns our cities — and why this urban takeover should concern us all”. 24 novembre 2015. https://www.theguardian.com/cities/2015/nov/24/who-owns-our-cities-and-why-this-urban-takeover-should-concern-us-all

4. LSE Cities, LSE Urban Age. Saskia Sassen: “The Politics of Equity: Who owns the city?”. 9 décembre 2015. https://www.youtube.com/watch?v=UAQuyizBIug

5. Librarie Mollat. Interview de Saskia Sassen. 13 février 2016. https://www.youtube.com/watch?v=7qApjsjig0w

6. Saskia Sassen. On New Geographies of Extraction. 29 janvier 2018. https://www.youtube.com/watch?v=ChPgXnldEnw

[33] Wired. How Nine People Built an Illegal $5 Million Airbnb Empire in New York. 24 juin 2019. https://www.wired.com/story/how-9-people-built-illegal-5m-airbnb-empire-new-york/

[34] Le Monde. Comment Airbnb cannibalise le logement dans les grandes villes. 29 novembre 2019. https://www.lemonde.fr/economie/article/2019/11/29/immobilier-comment-airbnb-cannibalise-le-logement-dans-les-grandes-villes_6021009_3234.html

[35] Le Monde. Comment Airbnb a investi Paris et l’hyper-centre des grandes villes. 24 août 2018. https://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2017/08/04/paris-et-les-hypercentres-des-grandes-villes-le-business-lucratif-d-airbnb-en-france_5168623_4355770.html

[36] Consulter les communiqués suivants de l’Union Sociale pour l’Habitat à ce sujet :

1. Union Sociale pour l’Habitat. L’USH et l’AORIF mettent en demeure les plateformes de location de logements touristiques d’améliorer l’information des locataires, notamment HLM, sur les risques encourus liés à la location illégale d’un logement social. 4 novembre 2019. https://www.union-habitat.org/communiques-presse/l-ush-et-l-aorif-mettent-en-demeure-les-plateformes-de-location-de-logements

2. Union Sociale pour l’Habitat. Non à la sous-location touristique des logements sociaux. 15 novembre 2019. https://www.union-habitat.org/actualites/non-la-sous-location-touristique-des-logements-sociaux

[37] Consulter à ce sujet :

1. Caisse des Dépôts et Consignations (Banque des Territoires). L’USH et l’AORIF somment les plateformes de location meublée d’informer les locataires HLM sur les risques encourus. 7 novembre 2019. https://www.banquedesterritoires.fr/lush-et-laorif-somment-les-plateformes-de-location-meublee-dinformer-les-locataires-de-hlm-sur-les

2. Les Échos. Le monde HLM somme Airbnb et consorts de tout faire pour ne pas sous-louer de logements sociaux. 5 novembre 2019. https://www.lesechos.fr/industrie-services/immobilier-btp/le-monde-hlm-somme-airbnb-et-consorts-de-tout-faire-pour-ne-pas-sous-louer-de-logement-social-1145476

[38] Le Monde. Locations saisonnières : que dit la loi?. 7 mai 2018. https://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2017/08/04/locations-saisonnieres-que-dit-la-loi_5168615_4355770.html

[39] T.I. Paris, 15ème arrdt., jugement du 9 mai 2017. Régie Immobilière de la Ville de Paris / Madame X.

[40] Le Monde. Elle sous-loue son HLM via Airbnb. 29 juin 2017, mis à jour le 4 septembre 2019. https://www.lemonde.fr/vie-quotidienne/article/2017/06/29/elle-sous-loue-son-hlm-via-airbnb_6004435_5057666.html#more-20296

[41] Union Sociale pour l’Habitat. L’USH et l’AORIF mettent en demeure les plateformes de location de logements touristiques d’améliorer l’information des locataires, notamment HLM, sur les risques encourus liés à la location illégale d’un logement social. 4 novembre 2019. https://www.union-habitat.org/communiques-presse/l-ush-et-l-aorif-mettent-en-demeure-les-plateformes-de-location-de-logements

[42] Légifrance. Loi n°2018-1021 du 23 novembre 2018 portant évolution du logement, de l’aménagement et du numérique. https://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=JORFTEXT000037639478&categorieLien=id

[43] Légifrance. Décret n°2019-1104 du 30 octobre 2019 pris en application des articles L.324-1-1 et L. 324-2_1 du code du tourisme et relatif aux demandes d’information pouvant être adressées par les communes aux intermédiaires de location de meublés de tourisme. https://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=JORFTEXT000039296575&categorieLien=id

[44] Légifrance. Arrêté du 31 octobre 2019 précisant le format des tableaux relatifs aux transmissions d’informations prévues par les articles R. 324-2 et R. 324-3 du code du tourisme. https://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do;jsessionid=F0591D567CB8D0FBDEA7A16B55C3F39C.tplgfr35s_1?cidTexte=JORFTEXT000039309243&dateTexte=&oldAction=rechJO&categorieLien=id&idJO=JORFCONT000039309097

[45] Le Monde. Le gouvernement recule sur les obligations de transparence des plateformes de locations touristiques. 14 novembre 2019. https://www.lemonde.fr/societe/article/2019/11/14/le-gouvernement-recule-sur-les-obligations-de-transparence-des-plateformes-de-locations-touristiques_6019117_3224.html

[46] European Court of Justice. According to Advocate General Szpunnar, a service such as that provided by the Airbnb portal constitutes an information society service. 30 avril 2019. https://curia.europa.eu/jcms/upload/docs/application/pdf/2019-04/cp190051en.pdf

[47] Consulter à ce sujet :

1. The Guardian. Airbnb should be seen as a digital service provider, ECJ advised. 30 avril 2019. https://www.theguardian.com/technology/2019/apr/30/airbnb-should-be-seen-as-a-digital-service-provider-ecj-advised

2. Airbnb UK Ltd: company details. https://www.airbnb.co.uk/about/company-details

3. Airbnb France SA : coordonnées de l’entreprise. https://www.airbnb.fr/about/company-details

[48] The New York Times. Judge Blocks New York City Law Aimed at Curbing Airbnb Rentals. 3 janvier 2019. https://www.nytimes.com/2019/01/03/nyregion/nyc-airbnb-rentals.html

[49] United States National Constitution Center. Fourth Amendment. https://constitutioncenter.org/interactive-constitution/amendment/amendment-iv

[50] Thomas Piketty (2019). Capital et Idéologie. Paris: Seuil.

[51] Consulter à ce sujet :

1. Légifrance. Code Civil, article 544. https://www.legifrance.gouv.fr/affichCodeArticle.do?idArticle=LEGIARTI000006428859&cidTexte=LEGITEXT000006070721&dateTexte=18040206

2. Karl Polanyi (1944 [1983]). La Grande Transformation. Aux origines politiques et économiques de notre temps. Paris: Gallimard.

3. Friedrich Engels (1884 [1893]). L’Origine de la Famille, de la Propriété privée et de l’État. Paris : Éditions Georges Carré.

[52] Consulter à ce sujet :

1. Le Parisien. Julien Denormandie : « Autant de logements vacants dans notre pays, c’est inacceptable ». 10 février 2020. https://www.leparisien.fr/economie/julien-denormandie-autant-de-logements-vacants-dans-notre-pays-c-est-inacceptable-10-02-2020-8256510.php

2. Le Monde. Le gouvernement veut réduire le nombre de logements inoccupés. 10 février 2020. https://www.lemonde.fr/societe/article/2020/02/10/le-gouvernement-veut-reduire-le-nombre-de-logements-inoccupes_6029088_3224.html

[53] Gemeente Amsterdam. Press release : « Cities alarmed about European protection of holiday rental ». https://www.amsterdam.nl/bestuur-organisatie/college/wethouder/laurens-ivens/persberichten/press-release-cities-alarmed-about/

[54] Le Monde. Locations saisonnières : que dit la loi?. 7 mai 2018. https://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2017/08/04/locations-saisonnieres-que-dit-la-loi_5168615_4355770.html

[55] El País in English. Madrid adopts rules that will shut down over 10,000 holiday apartments. 27 mars 2019. https://elpais.com/elpais/2019/03/27/inenglish/1553702152_849878.html

[56] France Inter. Airbnb : comment les villes organisent la résistance à travers le monde. 19 novembre 2019. https://www.franceinter.fr/societe/airbnb-comment-les-villes-organisent-la-resistance-a-travers-le-monde

[57] The New York Times. Judge Blocks New York City Law Aimed at Curbing Airbnb Rentals. 3 janvier 2019. https://www.nytimes.com/2019/01/03/nyregion/nyc-airbnb-rentals.html

[58] The Guardian. Berlin ban on Airbnb rentals upheld by city court. 8 juin 2016. https://www.theguardian.com/technology/2016/jun/08/berlin-ban-airbnb-short-term-rentals-upheld-city-court

[59] CityLab. How Barcelona is limiting its Airbnb rentals. 6 juin 2018. https://www.citylab.com/life/2018/06/barcelona-finds-a-way-to-control-its-airbnb-market/562187/

[60] El País. Barcelona prohibe nuevos pisos turísticos a la espera de la regulación del Govern. 15 novembre 2019. https://elpais.com/ccaa/2019/11/15/catalunya/1573822393_796751.html

[61] El País. Barcelone aprueba la norma que prohíbe abrir nuevos hoteles en el centro. 28 janvier 2017. https://elpais.com/economia/2017/01/27/actualidad/1485508289_914165.html

[62] La Vanguardia. Barcelona pide a Airbnb que retire 2.577 pisos turísticos ilegales de su web. 23 mai 2018. https://www.lavanguardia.com/local/barcelona/20180523/443786171972/barcelona-lista-ilegales-airbnb.html

[63] Los Angeles City Planning Department. Home-Sharing Ordinance. 11 décembre 2018. https://planning.lacity.org/ordinances/docs/HomeSharing/adopted/FAQ.pdf

[64] Le Figaro. Palma de Majorque interdit les locations d’appartements aux touristes. 29 avril 2018. https://immobilier.lefigaro.fr/article/palma-de-majorque-interdit-les-locations-d-appartements-aux-touristes_3a86420e-4af1-11e8-b142-d0e0b34620c1/

[65] The New York Times. To Contain Tourism, One Spanish City Strikes a Ban on Airbnb. 23 juin 2018. https://www.nytimes.com/2018/06/23/world/europe/tourism-spain-airbnb-ban.html

[66] The New York Times. Airbnb Suffered a Big Defeat in Jersey City (NJ). Here’s What That Means. 5 novembre 2019. https://www.nytimes.com/2019/11/05/nyregion/airbnb-jersey-city-election-results.html

[67] Europe 1. Airbnb : À Paris, « on remplace des habitants par des touristes », alerte Ian Brossat. 12 mai 2019. https://www.europe1.fr/politique/airbnb-a-paris-on-remplace-des-habitants-par-des-touristes-alerte-ian-brossat-3898127

[68] Le Monde. À Paris, des classes moyennes en voie de disparition accélérée. 11 juin 2019. https://www.lemonde.fr/smart-cities/article/2019/06/11/a-paris-des-classes-moyennes-en-voie-de-disparition_5474562_4811534.html

[69] Le Monde. Ian Brossat souhaite l’encadrement d’Airbnb dans le centre de la capitale. 6 septembre 2018. https://www.lemonde.fr/politique/article/2018/09/06/ian-brossat-souhaite-l-encadrement-d-airbnb-dans-le-centre-de-la-capitale_5350996_823448.html

[70] Voir 10ème et 11ème alinéas du préambule de la Constitution du 27 octobre 1946.

[71] Alain Supiot (2010). L’esprit de Philadelphie : la justice sociale contre le marché total. Paris: Seuil.

[72] The Conversation. Airbnb and the short-term rental revolution — How English cities are suffering. 23 août 2018. https://theconversation.com/airbnb-and-the-short-term-rental-revolution-how-english-cities-are-suffering-101720

[73] Karl Polanyi (1944 [1983]). La Grande Transformation. Aux origines politiques et économiques de notre temps. Paris: Gallimard.

[74] Hartmut Rosa (2020). Rendre le monde indisponible. Paris : Éditions La Découverte.

L’État d’exception selon Giorgio Agamben

https://www.flickr.com/photos/freire-pintor/5096939917
Giorgio Agamben peint. ©Alfons Preire

Alors que la menace terroriste plonge le monde occidental dans une pratique normalisée de l’état d’urgence (comme on le nomme en France), il est fondamental de ressortir de nos bibliothèques un livre publié il y a seize ans. En 2003, Giorgio Agamben sort le deuxième tome de sa série Homo Sacer, intitulé « État d’exception ». Dans un essai complexe et engagé traduit de l’italien par Joel Gayraud, Agamben cherche à repenser le sens même de l’état d’exception en explorant ses origines dans le droit romain, son histoire dans les démocraties modernes occidentales, et la définition que lui a donné Carl Schmitt.


Au recto de la première page, on peut lire « Quare siletis juristae in munere vestro ? » (Juristes, Pourquoi êtes-vous silencieux sur ce qui vous concerne ?). Une invitation à l’action qui peut nous rappeler la citation de Karl Marx : « Les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde ; il faut désormais le transformer. »

Comment Pétain, Hitler, ou Mussolini arrivent-ils au pouvoir ? Agamben retrace l’histoire de l’état d’exception dans les démocraties occidentales modernes pour nous aider à comprendre le passé, ainsi que les transformations gouvernementales et juridiques que l’on observe actuellement dans les pays occidentaux.

Pour le philosophe italien, l’origine de l’état d’exception se trouve dans la Révolution française. Le 8 juillet 1791, l’Assemblée Constituante française vote un décret qui établit « l’état de siège », qui permet le transfert de l’autorité juridique au commandement militaire si la République est en danger. Appliqué dans une certaine mesure dans les années qui suivirent la révolution, l’état de siège est utilisé maintes fois par Napoléon, autant dans la guerre prussienne que contre la commune de Paris. Au moment de la Première guerre mondiale, c’est toutes les nouvelles républiques européennes qui basculent dans des formes variées d’État d’exception, et mettent dans la main de l’exécutif le contrôle du législatif. La France n’y échappe pas. En 1924, comme en 1935, les gouvernements français respectifs utilisent les pleins pouvoirs ou les décrets afin de contrôler la stabilité du franc. Contesté à l’époque comme une « pratique fasciste » par le Front populaire, l’auteur ne manque pas de nous rappeler que Léon Blum demanda lui-même les pleins pouvoirs en 1937 pour dévaluer le franc et lever de nouveaux impôts, ce qui ne lui sera pas accordé. L’Assemblée donna, par la suite, le droit de diriger par décret à Daladier en 1938 pour faire face la menace allemande, droit renouvelé en 1939 suite au début de la guerre. Pour Agamben, « Quand le maréchal Pétain prit le pouvoir, le parlement français était désormais l’ombre de lui-même ». Contrairement à une croyance populaire qui verrait l’accord des pleins pouvoirs à Pétain comme une rupture radicale avec l’ordre démocratique, Agamben rappelle la continuité des évènements qui ont mené à cette réalité.

Il suit le même raisonnement en retraçant l’histoire de l’état d’exception en Allemagne. L’état d’exception allemand trouve son origine dans l’article 68 de la constitution bismarckienne, qui attribuait à l’empereur la faculté de définir les modalités du droit en cas de guerre. Dans le contexte tumultueux de l’après-guerre, les députés introduisent dans la constitution de la République de Weimar de 1918 l’article 48, qui permet au président du Reich de suspendre les droits fondamentaux dans le but de « rétablir la sécurité et l’ordre public » si ceux-ci venaient à être perturbés ou menacés. On qualifie alors la République de Weimar de « dictature présidentielle », formule qui nous rappellera inéluctablement un terme souvent utilisé pour désigner la République française actuelle mise en place par De Gaulle. En 1925, Carl Schmitt, qui soutiendra pourtant le régime nazi sept ans plus tard, écrit que « aucune autre constitution au monde que celle de Weimar n’avais si facilement légalisé un coup d’État » (Schmitt 4, 25). Les gouvernements de la République de Weimar utilisent l’article 48 presque continuellement, notamment pour emprisonner des militants communistes et les faire juger par des tribunaux spéciaux qui permettent la peine capitale. En 1930, le gouvernement Brüning, mis en minorité par le Reichstag, a recours à l’article 48 pour dissoudre le Parlement, qui se réunira seulement sept fois en trois mois. Le 4 juin 1932, le Reichstag est dissout, et ne se réunira plus jusqu’à l’arrivée de Hitler au pouvoir. Le 20 juillet, l’état d’exception est déclaré sur le territoire prussien afin d’en prendre le contrôle exécutif. Hitler, devenu chancelier 1 mois plus tôt, promulgue le 28 février 1933 un « décret pour la protection du peuple et de l’État » qui suspend la constitution de la République de Weimar. À l’image de Pétain 7 ans plus tard, le parlement allemand est alors déjà mort (juridiquement ainsi que symboliquement dans les flammes de l’incendie).

D’après Agamben, la pratique de l’état d’exception aux États-Unis n’est pas nouvelle non plus, et fut même utilisé par les gouvernements successifs autant pour des raisons économiques que militaires. Agamben nous montre un fait méconnu de la posture purement dictatoriale d’Abraham Lincoln lors de la guerre de sécession entre 1861 et 1865, qui s’était justifié en expliquant que la nécessité et l’exigence populaire dominait le droit. Il a par exemple violé la constitution américaine en enrôlant 75 000 hommes, décision qui revient normalement au Sénat. À la fin de la guerre, il déclare l’état d’exception sur tout le territoire américain de manière à pouvoir passer en cour martiale tout insurgé ou rebelle. En 1917, Wilson obtient le contrôle complet de l’administration dans le cadre de la Première Guerre mondiale. En 1933, Roosevelt obtient les pleins pouvoirs pour faire face à la Grande dépression. L’état d’exception s’inscrit alors durablement dans le paysage politique et juridique américain. Cela se révèle lors de la Deuxième Guerre mondiale, lors de laquelle l’état d’urgence nationale est déclaré en 1939, menant 3 ans plus tard à la déportation de de 70 000 citoyens américains d’origine japonaise et 40 000 japonais.

Depuis, comment ces situations ont-elles évolué ? Agamben propose une comparaison osée, qui renvoie directement au titre de sa série : « Homo Sacer ». Dans le droit romain, l’Homo Sacer était un citoyen romain exclu du droit, pouvant ainsi être tué par n’importe qui. Agamben réutilise ce terme pour désigner des individus sortis du droit, mais paradoxalement, sortis par l’action du droit lui-même. En l’excluant du droit, le droit donne en effet à l’individu un statut juridique « hors du droit ». C’est la situation juridique dans laquelle se trouvent les juifs dans les Lagers nazis, ayant pour seule identité légale la caractéristique de « juif ». Agamben tente alors une comparaison : le statut des detainees, ces talibans capturés par les États-Unis en Afghanistan, est le même que les juifs dans les Lagers. En effet, suite à l’USA Patriot act voté par le Sénat après le 11 septembre 2001, le président Bush édicte un military order qui permet la détention indéfinie, ainsi que de juger ces détenus devant des « commissions militaires » (et non pas des tribunaux militaires). Les detainees ne jouissent pas du statut de prisonnier de guerre selon la convention de Genève, mais pas non plus de celui d’inculpé selon les lois américaines. Leur seule identité juridique est donc ce statut de detainee, comme en Allemagne nazie. Comparaison indécente jugeraient certains, elle interroge cependant sur les limites de l’état d’exception et la pente glissante dans lequel celui-ci nous entraine.

Pour construire une nouvelle théorie de l’état d’exception, Agamben déconstruit celle de Carl Schmitt, qu’il nous faut donc comprendre. Dans La Dictature (1921) et Théologie Politique (1922), Schmitt défini deux concepts : la dictature de commissaire et la dictature souveraine. Dans le premier cas, la dictature a pour but de restaurer la constitution en vigueur (en utilisant donc l’état d’exception), tandis que la dictature souveraine vise à changer la constitution en profondeur, la « révolutionner ». La volonté de Carl Schmitt, c’est d’inscrire l’état d’exception dans le droit, « être en dehors tout en appartenant » à celui-ci. Le souverain selon Schmitt est celui qui peut décider de l’état d’exception. Il a donc un rôle juridique. Son pouvoir consiste à annuler la norme, et créer un espace entre « hors du droit » et « dans le droit ». Le souverain se trouve donc « en dehors de l’ordre juridique normalement valide et cependant lui appartient, parce qu’il est responsable de la décision de savoir si la constitution peut être suspendue in toto ». Pour Schmitt, ce rôle juridique en dehors du droit de l’état d’exception ne provient pas du souverain, mais c’est bien le souverain qui tire cette place de l’état d’exception.

Agamben se replonge dans l’histoire pour répondre à Carl Schmitt. Il revient au droit et au fait politique romain. Lorsqu’il y avait un « tumultus » (guerre, insurrection), le Sénat proclamait un « justitium » (suspension du droit). Cette action produit donc un vide juridique. Le Justitium ne crée pas de nouvelle constitution et ne peut donc pas être analysé sous le prisme de la dictature tel que le veut Carl Schmitt. Pourtant c’est là pour Agamben qu’est l’origine de l’état d’exception. Le « pouvoir illimité dont jouissent les magistrats » ne provient pas de pouvoirs spéciaux qu’on leur accorderait, mais de l’absence de droit leur empêchant l’action. Pour Agamben, Carl Schmitt confond état d’exception et dictature, une erreur intéressée de l’auteur. Celui-ci souhaitait absolument inscrire l’état d’exception (qu’il soutenait) dans la tradition des grandes dictatures romaines, plutôt que d’accepter ce qu’il est vraiment : un justitium, un vide, un arrêt du droit. Agamben en arrive à une conclusion qui pourra surprendre ceux qui utilisent ces termes dans leur sens politique commun : on ne peut décrire Hitler et Mussolini comme des dictateurs puisqu’ils sont légalement arrivés au pouvoir et n’ont jamais aboli la constitution, l’ayant seulement suspendu pour créer une juridiction parallèle. L’opposition dictature/démocratie ne permet donc pas de caractériser ces régimes, et l’état d’exception n’est donc pas une dictature, ni de commissaire, ni souveraine, mais bien un espace « anomique vide de droit ».

Pour continuer à construire la définition de l’état d’exception, le philosophe revient sur la définition de « force de loi ». Alors que le terme désignait à l’origine la « capacité à obliger », il devient lors de la Révolution française un terme qui désigne « l’intangibilité de la loi, y compris devant le souverain, qui ne peut ni l’abroger ni la modifier » (Article 6 de la constitution de 1791). Il faut comprendre la séparation entre efficacité de la loi (effet juridique) et force de loi (position de la loi par rapport aux autres actes juridiques supérieurs tel que la constitution, ou inférieurs tel les décrets et règlements exécutifs). Dans l’État d’exception, la loi n’a pas « force de loi ». Il y a donc un « État de la loi » où « la norme est en vigueur mais ne s’applique pas (n’a pas de force) » et « des actes qui n’ont pas valeur de loi en acquièrent la force ».

L’état d’exception est donc un « espace anomique » où il y a « force de loi sans loi », ce que l’auteur illustre par le concept visuel « force de loi ». L’auteur rajoutera qu’un des caractères élémentaires de l’état d’exception est la confusion entre actes du pouvoir exécutif et pouvoir législatif. En reprenant la définition de la force de loi, on comprend alors encore mieux cette phrase de Eichmann : « les paroles du Führer ont force de loi ». En effet, en tant que chef de l’exécutif qui a absorbé le législatif, rien ne sépare la parole du Führer de la loi.

Dans un rapprochement, accordons-nous là-dessus, un peu cynique, Agamben « met d’accord » Hannah Arendt avec le philosophe nazi Carl Schmitt sur leur critique du manque de tradition de la théorie de l’état moderne qui mène à mêler autorité avec tyrannie, laissant ainsi peu de place pour réfléchir à l’autorité en soi. Dans la Rome antique s’antagonisent l’auctoritas (autorité) et la potestas (pouvoir). Le Sénat romain peut être invalidé par la potestas des magistrats, mais l’auctoritas du Sénat peut suspendre le droit et ainsi les magistrats. L’auctoritas du Sénat est donc ce qui reste du droit si on le suspend intégralement.

Agamben en conclut que le système juridique occidental se divise entre l’élément normatif et juridique qu’est la potestas, et l’élément anomique et métajuridique qu’est l’auctoritas. La potestas a besoin de l’élément anomique pour s’appliquer, tandis que l’auctoritas ne s’affirme qu’à travers l’application où la suspension de la potestas. L’état d’exception est l’élément qui permet la liaison des deux, en se basant sur la fiction que l’anomie est en relation avec l’ordre juridique. La dialectique entre les deux éléments peut fonctionner, mais si l’état d’exception devient permanent, on bascule alors dans une « machine de mort ». Cet « État d’exception permanent », nous l’avons vu en Allemagne, où Hitler n’a jamais aboli la constitution, et a fait vivre l’état d’exception pendant 12 ans, ou aux États-Unis où le USA Patriot act et la détention indéfinie sont encore partie intégrante de la juridiction américaine. Pire encore, l’administration Obama a confirmé avec l’accord du Sénat que la détention indéfinie (qui viole pourtant absolument les principes de la constitution américaine) peut s’appliquer aux citoyens américains (qui se retrouveraient alors sortis de leurs citoyenneté).

En 2015, 12 ans après la sortie du livre, la France met en place l’état d’urgence pour faire face à la vague d’attentats terroristes qui a frappé le pays. Renouvelé cinq fois, l’état d’urgence finit par être incorporé dans le droit commun par Emmanuel Macron en 2017, plongeant la France dans l’état d’exception permanent décrit par Agamben. En 2018, lors d’une conférence en Italie, Agamben ose une comparaison provocatrice : la France actuelle serait l’archétype juridique et étatique de l’Allemagne des années 30. Comparaison glaçante pour toute personne ayant déjà ouvert un livre d’histoire.

À ce problème, Giorgio Agamben propose une solution anarchisante. Pour lui, impossible de « revenir à un état de droit », puisque par la réflexion qu’il propose, les concepts même d’État et de droit sont remis en cause. La politique aurait été « contaminée par le droit », et au lieu d’être un simple pouvoir constituant (« violence qui pose le droit »), elle devrait occuper l’espace qui s’ouvre dans la non-relation entre le droit et la vie. Le droit devient un pur outil : « Un jour, l’humanité jouera avec le droit comme les enfants jouent avec les objets hors d’usage, non pour les rendre à leur usage canonique, mais pour les en libérer définitivement. »

Agamben conclut : il y aura alors un « droit pur », et une « parole non contraignante, qui ne commande et n’interdit rien » (l’opposition absolue des paroles du Führer qui ont force de loi), « mais se dit seulement elle-même, sans relation à un but. Et entre les deux, non pas un État originaire perdu, mais l’usage et la pratique humaine dont les puissances du droit et du mythe avaient tenté de s’emparer dans l’état d’exception. »

Intégration du CETA dans le droit européen : une victoire décisive des multinationales

© CETA Vote Action Strasbourg

Bien qu’il semble que la nouvelle n’ait pas mobilisé une grande partie des médias, un pas décisif a été franchi ce mardi 30 avril en marge des négociations sur le CETA (Comprehensive economic and trade agreement). La Cour de justice de l’Union européenne a jugé le mécanisme ICS (Investment Court System), régisseur des litiges entre firmes et États promu dans le cadre du traité commercial, comme étant « compatible avec le droit primaire de l’Union européenne ». Une décision qui en dit long sans pour autant surprendre outre-mesure lorsque l’on se penche sur le droit européen.


Un contournement de l’intérêt public et souverain au profit des intérêts privés

« Vous pourrez réglementer mais vous devrez parfois payer », voici comment un représentant canadien aurait répondu aux inquiétudes des députés wallons sur l’application de l’ICS, mécanisme qui prévoit le court-circuitage en règle de toute décision de justice nationale ou norme nouvelle qui met à mal les profits d’un investisseur étranger en lui donnant les moyens juridiques de contester une décision d’ordre public et de demander réparation. L’inverse n’est pas vrai, l’ICS ne permet pas qu’un État puisse attaquer en retour un investisseur étranger pour violation de normes nationales. Les compensations financières exigées ne sont pas plafonnées et peuvent comprendre à la fois le dédommagement d’un investissement réalisé comme le rattrapage de profits anticipés et avortés.

« vous pourrez réglementer mais vous devrez parfois payer », voici comment un représentant canadien aurait répondu aux inquiétudes des députés wallons sur l’application de l’ICS.

L’impact le plus attendu pour les investisseurs étrangers est d’ordre dissuasif. L’ICS leur permet d’éviter toute mesure protectionniste avant même qu’elle ne soit envisagée. Devant les risques encourus pour les États-membres ou pour les autorités locales, ces tribunaux d’arbitrages menacent d’abaisser encore un peu plus les standards de régulation nationale. D’autant plus qu’il serait trompeur de réduire la crainte que ces leviers d’arbitrages investisseur-État suscitent aux seuls investisseurs canadiens, puisqu’il y a une interconnexion qui existe entre les deux économies nord-américaines voisines que sont les États-Unis et le Canada, notamment à travers de nombreuses filiales.

Ces tribunaux spécialisés arbitrés par des juges privés, dont il serait de bon droit de préjuger de l’impartialité, et par des avocats d’affaires, s’inscrivent dans la nouvelle stratégie des multinationales pour attaquer les États en justice. L’objectif est de tuer dans l’oeuf toute mesure de rétorsion et de rogner sur les normes sanitaires, environnementales ou autres qui sont celles des États concernés.

Une justice parallèle d’exception en faveur des investisseurs

En érigeant leur droit de façon prioritaire par rapport aux considérations socio-environnementales, ces nouvelles normes assorties de sanctions pour les États membres tournent à l’avantage des investisseurs et d’un impératif de rentabilité. Il s’agit en cela d’un traitement juridique exceptionnel à au moins deux égards. Tout d’abord parce que ce mécanisme, conçu pour encourager les investissements étrangers, fait bénéficier l’investisseur d’une jurisprudence privilégiée par rapport aux États membres, aux ONG ou aux syndicats. Ensuite parce que ce mécanisme est en conflit direct avec les règles du droit international. Ainsi, tout État membre qui se contenterait de faire appliquer des conventions internationales aussi orthodoxes que les accords de Paris, pour faire respecter des normes environnementales, seront passibles de poursuites en cas de perte de profit d’un investisseur étranger. Ce mécanisme ne tolère en outre aucune exception, ni d’ordre sanitaire, ni d’ordre culturel ou social.

Mais ce n’est pas tout, ces tribunaux d’arbitrages ne respectent pas non plus les exigences en matière d’indépendance et d’impartialité judiciaire. Ces mesures d’exceptions en faveur des entreprises constituent une orientation politique que l’Union européenne ne saurait camoufler derrière une apparente neutralité légaliste. Qu’on ne s’y trompe pas, il s’agit d’un choix radicalement idéologique dont la légalité ne saurait susciter un sentiment de légitimité sinon le sentiment d’une judiciarisation de l’injustice. L’impuissance des citoyens européens à faire entendre leurs revendications d’intérêt général se voit un peu plus renforcée par cette décision de la Cour de justice de l’Union européenne.

Cette décision est par ailleurs à contre-courant des négociations en cours à l’ONU, auxquelles l’Union européenne a subitement suspendu sa participation, qui concernent la protection des droits humains et environnementaux en responsabilisant juridiquement les entreprises multinationales. Car si l’ICS ne respecte pas les standards internationaux en matière de commerce et de justice, il ne faudrait pas croire pour autant qu’un tel mécanisme ne soit pas en accord avec le droit européen. Un droit européen dont le paradigme juridico-économique semble être celui d’un marché concurrentiel en vase clos juridique qui se soucie davantage de reproduire les conditions parfaites du libre-échange que celui de l’intérêt général des populations européennes.

Une décision logique

Le plus étonnant dans cette affaire ne devrait pas être de considérer que cette décision serait en rupture avec les principes de l’Union européenne ou qu’elle constituerait une quelconque trahison. Le plus marquant, c’est bien qu’elle s’inscrive en droite ligne de ce qu’est l’Union européenne, au moins depuis Maastricht. D’un point de vue légal, le système de règlement ICS est tout à fait conforme au droit européen, et c’est bien là le problème.

Le mécanisme ICS est sans aucun doute un scandale sanitaire, écologique, économique, public, politique, mais en aucun cas un scandale juridique, du moins du point de vue du droit communautaire européen.

L’autre dimension que recouvre le dispositif ICS est l’accroissement de la souveraineté européenne sur les États membres, en tant qu’elle neutralise un peu plus la capacité des États à contrôler et à restreindre les flux économiques. Mais cette conséquence s’inscrit en conformité avec la libre circulation des bien et des capitaux, parmi les quatre libertés fondamentales du marché unique européen, et entre en résonance avec l’arrêt Sandoz GmbH 1999, même si jusqu’ici la logique inscrite dans l’article 65 du TFUE [ndlr, Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne] ne s’étendait pas aux mesures d’ordre public. Le fait est qu’avec ce dispositif, les citoyens européens auront encore moins leur mot à dire sur des retombées qui vont pourtant impacter leur quotidien de façon significative.

Le mécanisme ICS est sans aucun doute un scandale sanitaire, écologique, économique, public, politique, mais en aucun cas un scandale juridique, du moins du point de vue du droit communautaire européen. Au vu des accords déjà signés avec Singapour, et bientôt avec le Vietnam, on aurait tort de croire que l’Union européenne s’arrêtera en si bon chemin avant d’avoir étendu ce dispositif à d’autres parties du globe.

Une prison condamnée ? Entre réforme illusoire et privatisation

Alors que l’exécutif a dévoilé début mars un ambitieux projet de réforme de la prison qui se veut une restructuration du système carcéral français, la Contrôleuse générale des lieux de privation de liberté a publié ce 28 mars son rapport annuel, qui dresse un bilan mitigé de l’état de la prison. L’occasion de s’interroger sur l’intérêt du gouvernement à réformer un système en crise depuis longtemps, dans un contexte propice à la réinsertion de la prison dans le domaine de la loi.


La prison comme enjeu politique

Le 9 mars, le premier ministre Édouard Philippe et la garde des sceaux Nicole Belloubet ont présenté la nouvelle réforme de la Justice, restitution de 5 mois de travaux visant à réformer en profondeur le système carcéral français.

Parmi les principaux axes de la réforme concernant le domaine de la prison, se distinguent notamment la fin des partenariats public-privé pour la construction des prisons, et la décision que les peines de 1 à 6 mois s’effectueront en dehors de l’établissement de détention, via le développement des travaux d’intérêt général. Ainsi, le fond de cette réforme apparaît être la limitation du recours systématique à la détention, en particulier dans le cas des courtes peines, pour lesquels la détention est synonyme de désocialisation et de risque de récidive.

La réforme semble audacieuse, ayant pour mérite de mettre en exergue la crise dans laquelle s’embourbe le système carcéral depuis de trop nombreuses années. La prise en charge politique du système carcéral n’a jamais été véritablement lisible, et s’est toujours opérée de manière sporadique. Pour cause, la prison a longtemps été vue comme un enjeu non politique. L’institution carcérale était alors un établissement total, en rupture avec le reste de la société, et la mise à l’agenda n’était pas profitable politiquement. Le rôle de diffusion d’informations sur la prison est par ailleurs un certain temps resté sans acteurs. Cela explique le fait que le droit pénitentiaire ait été aussi longtemps de nature réglementaire, intervenant uniquement par nécessité budgétaire ou immobilière.

À partir de 1973, le droit européen a permis le désenclavement progressif du normatif pénitentiaire en élaborant des standards internationaux, qui, bien que non contraignants, ont incité à la comparaison entre États. De plus, l’accroissement de la lisibilité du phénomène de la délinquance en col blanc a conditionné la prise en compte de la prison comme objet politique, puisque l’appartenance sociale avantageuse de ces condamnés, bien qu’ils soient minoritaires, a permis à leurs revendications d’avoir un écho.

Le Parlement a peu à peu investi la question du système carcéral, notamment avec l’instauration du droit de visite en prison des parlementaires. L’analyse de la prison à travers le prisme de la question des droits de l’homme a achevé d’en faire un dossier politique.

En devenant un enjeu politique, la prison est aussi devenue un « vecteur de réactivation de concurrences institutionnelles préexistantes entre pouvoir législatif et exécutif »¹, comme le décrit Jeanne Chabal. Ces concurrences limitent une réelle réflexion sur l’intérêt de la prison, alors même que la situation carcérale française demeure critique avec une surpopulation carcérale de 116 % au 1er février 2018, dont 1 569 détenus sur un matelas à même le sol.

L’administration pénitentiaire prend en charge environ 250 000 personnes pour un budget annuel de 2,79 milliards hors pensions. 36 prisons ont d’ailleurs été condamnées par la justice française ou par la Cour européenne des droits de l’homme en raison de leurs conditions dégradantes de détention. Cette situation est source de tensions qui se manifestent à intervalles réguliers, par exemple par des grèves de surveillants, non sans conséquences sur les détenus. 

Réforme des chantiers de la Justice : un écran de fumée ?

Si la réforme entend endiguer la surpopulation des prisons françaises, elle est aussi pensée en rupture avec la vision utilitariste de la peine. Mais se focaliser sur les courtes peines, est-ce vraiment le plus important, alors que d’après l’avocat Éric Dupond Moretti, « jamais les peines n’ont été aussi lourdes » ? La détention sera moins systématique, mais en sera d’autant plus rédhibitoire, creusant encore plus un fossé entre le condamné et la société. Le syndicat de la magistrature a d’ailleurs exprimé dans un communiqué son inquiétude quant aux conséquences de la réforme sur l’emprisonnement ferme.

En effet, la décision que les peines de plus d’un an s’effectueront en détention font de cette durée une peine couperet. Les peines de plus d’un an ne seront effectivement plus aménageables, une mesure qui porte le risque de la dénaturation de l’individualisation de la peine. De plus, la possibilité de promouvoir la mise en place de peines hors les murs de la prison est conditionnée par l’extension du bracelet électronique. Or, la banalisation de cette mesure peut tendre vers un brouillage du clivage entre milieu libre et milieu carcéral, qui dessert davantage encore l’éventuel sens de la peine.

Emmanuel Macron a exprimé la nécessité d’une « vraie réflexion sur le contenu moral et politique que nous devons donner au sens de la peine ». Le sens apparaît être l’articulation du travail comme élément central de l’exercice de réinsertion.

Pourtant des alternatives à la détention existent déjà, mais le manque de moyens limite leur mobilisation. Aujourd’hui, entre 24 et 35 % des détenus seulement ont accès au travail. La procédure pour s’en voir octroyer un est complexe et nécessite de passer par une demande écrite. De plus, le droit du travail ne s’applique pas en prison, l’emploi est acté par un simple engagement signé entre le détenu et l’employeur. L’exclusion du droit du travail explique la modicité des salaires (entre 4,32 et 1,92 € de l’heure), ceux-ci devant être supérieurs à 45 % du SMIC pour les activités de production et 30 % pour le service général. Les détenus n’ont pas accès à l’arrêt maladie ou l’accident de travail, mais sont en revanche tenus de cotiser. Le système de cotisation est lui-même discutable, puisqu’un an de cotisation leur revient équivalent à un trimestre. On perçoit donc un profond décalage entre l’idéal normatif de l’intérêt du travail et la réalité du terrain.

Pourtant, d’autres pays européens ont su mettre en place des dispositifs plus progressistes, à l’instar de l’Espagne où les détenus sont affiliés au régime général de la sécurité sociale et disposent d’une couverture maladie.

Des détenus comme valeur marchande

C’est en 1987 que le secteur privé se voit autorisé à accéder à la prison, avec la loi Chalandon qui lui confère certaines prérogatives de construction de prison. Avant cela, l’administration pénitentiaire bénéficiait d’une importante autonomie fonctionnelle et politique ; elle a souvent été qualifiée en ce sens de modèle d’autogestion de type corporatiste. Elle occupe malgré tout une place centrale dans la définition des politiques publiques, explicable par la tradition syndicaliste de ce corps.

La loi Chalandon entraîne l’entrée des entreprises dans l’univers pénitentiaire, et pour la première fois la prison est modélisée par un acteur extérieur. Cela va contribuer à un changement de regard sur la prison puisqu’elle apparaît comme un potentiel débouché économique. La figure du détenu est modifiée ; il devient usager d’un certain nombre de services.

La délégation de la conception, la construction, et la maintenance d’établissements pénitentiaires aux entreprises privées a été dénoncée à maintes reprises par la Cour des comptes, en raison notamment du coût considérable que ces partenariats font peser à long terme sur les finances publiques. Il est donc positif qu’un axe majeur de la réforme de la Justice consiste en la suppression des partenariats public-privé.

La fin de ce dispositif annonce-t-elle néanmoins celle de l’intervention du secteur privé dans le monde carcéral ? Bien au contraire, il apparaît que le cahier des charges élaboré par le ministère de la Justice est très suivi par les acteurs privés. Le contexte économique actuel conditionne un inquiétant intérêt grandissant pour les marchés publics. Et pour cause, « l’industrie » de gestion carcérale est prometteuse : le modèle étasunien l’illustre parfaitement comme l’analyse le sociologue Loïc Wacquant dans son livre Les prisons de la misère, où sont décrits les ravages d’un néo-libéralisme destructeur qui s’exerce sans concession dans les institutions pénitentiaires. La situation étasunienne semble être la suite logique du désinvestissement grandissant de l’État français face au secteur privé.

L’écran de fumée de la régulation politique de l’emprisonnement s’est aussi illustré au Pays-Bas, où la solution à la crise de surpopulation carcérale a été la fermeture des prisons. Néanmoins ce discours progressiste cache la réalité du sous-traitement de l’incarcération à laquelle recourt désormais le pays.

Ainsi, si la réforme des peines vante la fin des PPP, le secteur privé sera en réalité d’autant plus présent grâce à celle-ci via le développement des travaux d’intérêt général. Outre les collectivités et l’État, les entreprises seront mobilisées pour la structuration de cette mesure.

Au vu des salaires reversés aux détenus, cela leur permettra donc de dégager un profit non négligeable et équivalent à une délocalisation avantageuse. L’exploitation paraît aisée puisque la population détenue n’a pas de propension à la mobilisation ou aux revendications collectives contre les conditions salariales. La logique salariale devient structurante dans le nouveau dispositif pénitentiaire.

La promotion du travail en prison n’est pas le seul moyen pour les prestataires privés d’investir l’univers carcéral ; le « cantinage », système d’achat par les détenus via un catalogue répertoriant des produits non fournis par la prison, est un autre domaine lucratif.

Le prise en charge de ce service par le secteur privé a mené à une augmentation des prix de 25 % environ. Ainsi, le dentifrice par exemple est 55 % plus cher que les premiers prix disponibles en supermarchés. La Cour des comptes a déjà pointé du doigt les importantes marges de bénéfices qui découlent de ce système. La dénonciation est cependant vaine car les conventions actuelles ne définissent pas assez précisément les critères de fixation de prix, et leur modification à l’initiative de l’administration carcérale entraîne des indemnités pour celle-ci. Ainsi se banalise la « prison comme marché de biens et services traditionnels parfaitement intégrés dans l’économie, faisant de l’emprisonnement une marchandise et source banalisée de profit et d’emploi », comme le prophétisait déjà en 2003 le criminologue Nils Christie dans son livre L’industrie de la punition. Prison et politique pénale en Occident.

La logique de l’entreprise poussée à l’extrême n’est jamais compatible avec celle du service public, pourtant la restructuration progressive de tous les services publics par le gouvernement va en ce sens. On assiste à la banalisation d’une nouvelle forme de gestion publique empreinte de pratiques et d’outils issus du privé. La référence au marché est l’élément central d’une nouvelle conception alarmante du secteur pénitentiaire.

Notes :

¹ Jeanne Chabal, Changer la prison : rôles et enjeux parlementaires.