Cuba après Castro : permanence, changement et durcissement du contexte international

© Vincent Ortiz pour Le Vent Se Lève

À l’heure où les Etats-Unis d’Amérique adoptent des orientations géopolitiques plus agressives que jamais à l’égard de Cuba, des changements semblent se profiler sur l’île. Le 24 février, les Cubains ont adopté à 86% la nouvelle constitution du pays. Celle-ci prévoit le remplacement du « communisme » par le « socialisme » dans les textes, actant la reconnaissance de la propriété privée et l’ouverture aux investissements étrangers. Après de nombreux débats, il ne contient finalement pas d’ouverture en vue de la légalisation du mariage entre personnes du même sexe. L’occasion est propice pour effectuer un bilan de la première année du président Diaz-Canel, dans un contexte international à l’hostilité croissante.


Le durcissement du contexte géopolitique et le risque d’un isolement croissant

Malgré un isolement permanent dû à l’embargo américain sur l’île, les rapprochements avec les pays étrangers se sont multipliés ces dernières années. Ils se sont accompagnés du développement du tourisme, encouragé par les autorités cubaines, qui représente tout de même 4 millions de visiteurs étrangers en 2017, pour un pays de 11 millions d’habitants. La volonté de mettre fin à l’enclavement de Cuba se voit également dans l’arrivée tardive d’Internet sur l’île, avec le développement du wifi public dans les grandes villes. La couverture internet demeure pour le moment beaucoup trop chère pour la grande majorité des Cubains, strictement publique – les boxes personnelles étant interdites -, et limitée à quelques points sur l’île.

Un semblant de dégel s’était amorcé en 2014 sous l’administration Obama, avec l’appui diplomatique du Vatican. Cependant l’embargo imposé sous Kennedy, bien que légèrement assoupli, n’a pas été remis en cause et continue d’étouffer l’île. Le dernier décret de politique étrangère signé par Barack Obama portait sur la confirmation des sanctions américaines contre Cuba, que Donald Trump prévoit de durcir encore. Les pertes pour l’économie cubaine sont considérables. On estime qu’elles s’élèvent chaque année à plusieurs milliards de dollars, et limitent drastiquement les capacités de consommation de la population. L’embargo américain rend difficile pour Cuba d’effectuer du commerce avec d’autres pays, les mesures de rétorsion étant de taille : un bateau qui accoste à Cuba est interdit d’entrée aux Etats-Unis pendant six mois. L’élection de Donald Trump à la tête des Etats-Unis a entraîné un recul du tourisme américain. L’administration Trump s’est en effet employée à mettre des bâtons dans les roues aux potentiels touristes, notamment en empêchant les voyages personnels, c’est-à-dire non-encadrés par un groupe. Il pousse le gouvernement cubain à réaffirmer l’antagonisme structurant entre Cuba et l’impérialisme américain.

Le gouvernement cubain a mené ces deux dernières décennies une stratégie de diversification de ses partenaires. À échelle régionale, le Panama constitue l’un de ses partenaires les plus importants, avec deux millions de dollars d’exportations de celui-ci vers l’île en 2015. Ces liens entre l’île socialiste et le gouvernement conservateur du Panama peuvent paraître contre-nature, mais les importations composant 80% de l’offre de biens cubaine, les accords commerciaux ne peuvent que bénéficier aux deux camps. Cuba a également cherché à contracter des accords économiques avec le Portugal ou encore le Canada, ce dernier servant souvent d’intermédiaire dans les relations avec les Etats-Unis. L’Union européenne a elle aussi revu sa copie en revenant en 2016 sur la « Position commune » de 1996. Cependant, cette évolution positive des relations diplomatico-économiques de Cuba menace d’être compromise par le virage néolibéral et pro-américain d’une majorité de pays d’Amérique latine.

Jair Bolsonaro, président du Brésil, et Juan Guaido, président de l’Assemblée nationale vénézuélienne auto-proclamé président du Venezuela. © Telesur

L’île perd les bonnes relations qu’elle entretenait avec le Brésil – cultivées depuis l’élection de Lula (2002) – avec l’arrivée de Bolsonaro, qui revendique un anti-communisme digne de la Guerre Froide. Le programme Mais Medicos, qui permettait à quelques 8500 médecins cubains de venir travailler au Brésil a pris fin il y a trois mois suite à des critiques du nouveau président. L’Equateur ou l’Argentine, alliés politiques importants du gouvernement cubain sous la présidence de Rafael Correa (2007-2017) et des Kirchner (2003-2015), comptent désormais parmi ses adversaires résolus. La contestation grandissante du gouvernement de Nicolas Maduro pourrait faire perdre un nouvel allié à Cuba, et non des moindres. Le président vénézuélien Hugo Chavez (1999-2013), prédécesseur de Maduro, avait été adoubé par le gouvernement cubain comme « le meilleur ami de la Révolution cubaine ». Il avait mené à un rapprochement considérable des deux pays, qui s’est manifesté par une explosion du commerce bilatéral ainsi qu’une politique d’entraide mutuelle baptisée  « pétrole contre médecins » – le Venezuela fournissant une abondante manne pétrolière à Cuba, Cuba envoyant ses médecins appuyer les « missions sociales » mises en place par Hugo Chavez.  L’avenir des relations cubano-vénézuéliennes dépendra de l’issue de la tentative de coup d’Etat de Juan Guaido contre Nicolas Maduro appuyée par les Etats-Unis. La lutte pour la tête du Venezuela oppose un allié historique de Cuba à un partisan inconditionnel des Etats-Unis, qui affiche ouvertement son hostilité envers le gouvernement cubain. Dans ce basculement global du sous-continent américain, seule la Bolivie d’Evo Morales semble demeurer une alliée stable du gouvernement cubain.

Ce durcissement considérable du contexte international ne doit pas voiler l’importance des mutations que l’on peut observer sur l’île.

« Actualisation » du socialisme et volonté de conserver l’héritage de la Révolution

Les mots ont un sens. Ceux de la nouvelle Constitution cubaine, bien qu’essentiellement symboliques, sont symptomatiques d’un changement en cours sur l’île. Mais quelle est son ampleur réelle ? Le nouveau texte prend pour base la Constitution de 1976, instaurée par le Parti communiste cubain à la suite de la révolution de 1959 contre le despote Batista, tout en la modifiant sur certains points non négligeables. Si dans la version initiale on peut lire : « l’Etat oriente les efforts communs vers les hautes fins de la construction du socialisme et le progrès vers la société communiste », la révision se limite à : « L’Etat oriente les efforts communs vers les hautes fins de la construction du socialisme. Il s’emploie à préserver et fortifier l’unité patriotique des Cubains et à développer des valeurs éthiques, morales et civiques ». En règle générale, le mot « communisme » a disparu du texte, si l’on excepte les expressions liées au parti (« Parti communiste cubain » et « Union des jeunes communistes »).

La transition vers davantage de libéralisme, allant jusqu’à un régime hybride, semble bien être à l’œuvre. Raul Castro a mené depuis son accession au pouvoir en 2006 une politique dite d’actualización, en ouvrant par exemple les secteurs automobiles et immobiliers au privé. 200 corps de métier sont aujourd’hui ouverts au secteur privé. Cuba est-elle en passe de muer en un “socialisme de marché” à la chinoise, alliant multinationales capitalistes et contrôle étatique ? La libéralisation de l’économie, très modeste avec seulement 13% des emplois relevant du secteur privé, donne du grain à moudre aux futurologues. Mais elle semble beaucoup trop faible pour que la comparaison soit pertinente. De même, l’encadrement extrêmement strict de la propriété privée par le gouvernement cubain, excluant tout mécanisme d’accumulation ou d’apparition d’acteurs économiques au poids significatif, n’autorise pour l’instant aucune assimilation avec la dynamique chinoise. Si la politique du gouvernement cubain cherche à encourager l’initiative individuelle, le développement accru de la propriété privée et l’apparition d’un secteur non-étatique de l’économie, il semble qu’elle cherche également à se prémunir du développement d’un capitalisme de milliardaires.

La Constitution réaffirme plusieurs “acquis” de la Révolution cubaine : gratuité des soins et de l’éducation, droit universel au logement, ou encore à l’alimentation. La prise en charge étatique de ces secteurs a permis aux Cubains et leur permet encore de bénéficier d’une espérance de vie supérieure à celle des Etats-Unis et d’un taux de scolarisation de 100% jusqu’à la fin du secondaire.

De quoi Miguel Diaz-Canel est-il le nom ?

L’ère Castro est-elle réellement terminée ? La mort de Fidel fin 2016 et le départ de Raul Castro de la présidence en 2018 ont semblé marquer sa fin. Raul Castro demeure cependant secrétaire général du Parti communiste de Cuba, conservant ainsi un grand pouvoir. L’actuel président Miguel Diaz-Canel est un proche des Castro, ayant été le vice-président de Raul pendant son mandat, mais d’un point de vue symbolique il incarne une époque nouvelle. Né en 1960, il n’a pas participé à la Révolution. L’image est importante : il s’agit de montrer que la Révolution se perpétue même sans lutte armée, sous la forme d’un processus continu.

Miguel Diaz-Canel et Raul Castro. © Telesur

La présidence de Diaz-Canel survient à un moment où une ouverture politique – relative – semble voir le jour. Bien sûr, le cadre autoritaire hérité des années Castro, mis en place pour lutter contre les agressions des Etats-Unis, reste en place : parti unique, contrôle étatique de la presse, censure des opinions critiques. Le développement de nouvelles formes de communication ne permet pas toujours d’y échapper. Récemment, les SMS contenant les mots « Yo voto No » ou « Yo no voto », (« Je vote Non » ou « Je ne vote pas ») ont été filtrés pendant la campagne pour l’adoption de la Constitution.

Force est cependant de reconnaître qu’une place plus grande est accordée à la contestation depuis quelques temps. La campagne physique pour le « Non » au référendum par exemple n’a pas été réprimée et a permis l’émergence d’opposants comme Manuel Cuesta Morua – dont les liens avec Washington sont pourtant de notoriété publique -, qui critique la nouvelle Constitution dans le poids qu’elle continue d’accorder au PCC et la trop timide libéralisation de l’économie. L’accès à internet a également permis au dark web de se développer. Des changements progressifs voient donc le jour. La question de la démocratie à Cuba est cependant sur-déterminée par le contexte géopolitique. Tant que les Etats-Unis maintiendront l’embargo sur l’île et que le spectre d’une nouvelle Baie des Cochons planera sur Cuba, une libéralisation politique réelle semble très peu probable.

Le recul sur la question du mariage gay

Alors que le gouvernement fait profession d’une défense sans concessions des droits LGBT, l’article 68 de la Constitution, qui dispose que « le mariage est l’union volontairement consentie d’un homme et d’une femme », n’a finalement pas été changé en « l’union volontairement consentie de deux personnes ». Il s’agit du débat qui a le plus agité les commissions au moment de la rédaction de cette révision. Il faut dire que Cuba entretient un rapport particulier aux droits des homosexuels.

En 1959, Fidel Castro considérait les homosexuels, selon ses propres mots, comme des produits de la « décadence bourgeoise ». Il a initié une politique d’arrestation et de « rééducation » des homosexuels. Un événement marquant de cette répression est la nuit dite des 3P – prostituées, pédérastes et proxénètes – où des prostituées et homosexuels ont été arrêtés et envoyés dans des camps de travaux forcés, les guanahacahibes. Ils ont été fermés peu de temps après leur ouverture, sur ordre personnel de Fidel Castro, qui y constatait les vexations dont étaient victimes les homosexuels. Le gouvernement a progressivement effectué certaines concessions, dépénalisant l’homosexualité en 1979.

Aujourd’hui, Cuba est devenue une figure de proue de la lutte pour les droits LGBT en Amérique Latine. Mariela Castro Espin, la fille de Raul Castro, est l’une des pierres angulaires de cette lutte. Avec sa défunte mère Vilma Espin, elles ont permis l’acceptation des personnes queer au sein de la société cubaine. Grâce à elles, les Cubains peuvent changer de sexe dans leur pays depuis 2008. Elle a aussi fortement milité pour le droit au mariage des personnes du même sexe mais a, cette fois, essuyé un revers. Le retour en arrière sur le texte constitutionnel du régime cubain s’explique notamment par la pression exercée par les églises évangéliques, encore puissantes sur l’île. La communauté évangélique cubaine se composant d’environ 1 million de personnes, soit 10% de la population, la mention polémique a été retirée du texte. Cette question est cependant loin d’être tranchée : le gouvernement a annoncé que le mariage gay à Cuba serait soumis à référendum d’ici 2 ans, pour savoir s’il sera intégré au Code de la Famille.

À l’abri de la tempête géopolitique qui couve, la société cubaine évolue, lentement mais de manière significative. L’élection de Hugo Chavez au Venezuela en 1999, suivie par celle de ses alliés géopolitiques, avait permis à Cuba de se libérer momentanément de l’asphyxie de l’embargo américain. Plus que Cuba après Castro, c’est peut-être Cuba après le chavisme – et la possibilité pour l’héritage de la Révolution de 1959 de survivre au chavisme – qui devrait poser question.

En Géorgie, la lutte difficile contre une homophobie de masse

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Drapeau géorgien / Wikimedia commons

En Géorgie, l’homophobie continue d’être un phénomène de masse. Malgré le travail des associations, la situation s’est récemment tendue pour les personnes LGBT, au moment où la jeunesse de la capitale, Tbilissi, et avec elle la communauté gay, descendait dans la rue pour revendiquer de nouvelles libertés. Un mouvement fustigé par certaines franges conservatrices du pays, au nom de la morale. Au-delà d’une lutte pour des droits nouveaux, la situation de la communauté LGBT+ illustre la tension qui touche la société géorgienne, traversée par des valeurs contradictoires. Un reportage de Grégoire Nartz.


La rue Vashlovani est plongée dans la pénombre. Seuls quelques néons, la lumière de ses bars et de rares appartements l’éclairent. Nous sommes pourtant à deux pas de l’avenue Roustaveli, axe principal et animé de Tbilissi, la capitale de la Géorgie. La ruelle abrite le Success bar. Un faux palmier sur le trottoir, une porte étroite, un autocollant représentant un cœur sur lequel est écrit son nom… L’entrée de l’établissement est assez discrète, comparée aux autres débits de boisson de la rue, toutes portes ouvertes sur l’extérieur et tables sur l’asphalte, où des groupes discutent bruyamment. « C’est un bar gay », nous signifie Vakhto, un client adossé au mur. Il semble étonné de voir des inconnus s’intéresser au lieu, unique club à être ouvertement dédié aux LGBT[1] de toute la cité caucasienne, plus grande ville du pays avec plus de 1,4 millions d’habitants. « Beaucoup de gays sont réticents à fréquenter le Success, car ils ont peur de rencontrer quelqu’un qu’ils connaissent en arrivant à proximité ».

Nous avons rendez-vous à l’intérieur avec Levan Berianidze, directeur d’Equality movement, la plus grande association LGBT de Géorgie. Forte de 36 employés, elle apporte de l’aide au niveau social, juridique et psychologique aux personnes LGBT du pays. Enregistré officiellement en tant qu’association, Equality movement n’entretient pas de lien avec l’État géorgien, ne touche aucune subvention publique et n’est financé que par des organismes internationaux.

Anglais impeccable, discours assuré, Levan assume pleinement son mini-short, son T-shirt aussi long qu’une robe et des cheveux longs en chignon, dans un pays où les codes stricts de la virilité et de la bienséance font naître nombre de regards réprobateurs dans la rue. « Mon style fait très gay », dit-il en mimant des guillemets avec les doigts. « Mais j’apprends à faire fi du harcèlement dans la rue ». Que se passerait-il s’il tenait son copain par la main en public ? « Nous ne faisons jamais ça, nous serions probablement frappés par quelqu’un ».

L’homophobie, un héritage soviétique qui perdure

Les LGBT en Géorgie font profil bas. Selon le questionnaire réalisé par le World values survey, un réseau de scientifiques qui recense des données sur l’évolution des mœurs de par le monde, en 2014 en Géorgie, sur 1202 individus interrogés, 1034 personnes estimaient que l’homosexualité est inacceptable (« never justified »). « Nous portons un masque en permanence, car être gay entraîne des problèmes quotidiens en Géorgie. Ni ma famille, ni mon entourage ne sait que je suis gay, excepté quelques amis très proches », témoigne Vakhto.

Pour Levan Berianidze, l’homophobie en Géorgie découle des pratiques en cours sous l’URSS, quand le pays était une république soviétique. L’homosexualité était alors pénalisée et réprimée. L’historien Arthur Clech, membre du Centre d’étude des mondes russes, caucasiens et est-européens (Cercec), écrit que l’homosexualité « a été […] investie à l’époque soviétique d’un contenu moral (“décadente”, “perverse”), idéologique (“capitaliste”) et étrangère (occidentale ou asiatique) ». Par exemple, sous Staline, « les homosexuels sont présentés […] comme des éléments étrangers portés sur l’espionnage ». Dans la Géorgie d’aujourd’hui, cette rhétorique qui consiste à présenter l’homosexualité comme contraire aux valeurs traditionnelles est encore à l’œuvre, comme en Tchétchénie toute proche ou en Russie. L’église orthodoxe la présente ainsi comme un péché et une anomalie dans la culture géorgienne.

« La question de l’homosexualité monte et elle est plus politisée »

« L’homophobie est relativement diffuse dans la société géorgienne, mais comme dans d’autres sociétés. Ce que l’on voit, c’est que la question de l’homosexualité monte et elle est plus politisée », estime Silvia Serrano, professeure à Paris-Sorbonne et spécialiste de la Géorgie. Selon elle, cette thématique a été portée dans le débat public par des mouvements antagonistes. « D’une part, par les associations de lutte contre l’homophobie, qui expriment leurs revendications en s’inspirant des manières de faire occidentales [happenings, emploi d’un vocabulaire en anglais…, N.D.L.R.]. Cela est très clivant. D’autre part, des groupes réactionnaires se saisissent aussi des questions de mœurs et de l’homosexualité. L’un de ces groupes néo-conservateurs les plus puissants émane de l’église orthodoxe, qui a elle aussi un discours très clivant sur le sujet. De manière générale, ces groupes sont soutenus par les autorités orthodoxes, parfois explicitement, parfois implicitement ».

Depuis 2014, une loi anti-discrimination garantit en Géorgie la liberté d’être pour toute identité minoritaire, quelle qu’elle soit. Pourtant, les hommes politiques jouent du sentiment homophobe. « Au sein de nombreux partis, l’homosexualité est utilisée pour faire peur aux électeurs et leur dire ‘nous allons nettoyer la société’. Les politiques jouent sur ces peurs. On le voit en périodes électorales : les discours de haine augmentent », expliquent Eka Tsereteli et Nino Kharchilavade, directrice et militante de l’organisation Women’s initiatives supporting group (WISG), dont l’action est orientée en faveur des femmes et des lesbiennes. Silvia Serrano va dans le même sens : « La focale sur le thème de l’homosexualité permet de ne pas parler d’autres problèmes. Qu’ils soient conservateurs ou libéraux, les mouvements politiques jouent à fond là-dessus car c’est un thème clivant et qu’en matière de politiques économiques, de développement social ou de relation avec la Russie, leurs discours se ressemblent et sont d’une vacuité sans nom ». En quelque sorte, arroser l’arbre qui cache la forêt.

« Il y a une grande différence entre ce que dit la loi et la réalité »

Le gouvernement lui-même a une attitude contradictoire sur la question. En tant qu’association qui agit au niveau éducatif, législatif et qui produit rapports et articles, le WISG est amené à travailler avec le pouvoir, pour l’orienter en matière de droits des minorités. « Le gouvernement essaye de montrer à l’Union européenne et aux États-Unis qu’il est pro-occident. Il veut leur prouver que le pays prend la voie de l’intégration à leur espace. Il a donc des obligations légales. La Géorgie est le seul pays de l’ancien monde soviétique à avoir ratifié la plupart des traités sur les droits de l’homme », remarquent les deux militantes. « Pour autant, est-ce que le gouvernement nous écoute ? Sur certaines questions, il écoute sans prendre notre expertise en considération. Sur d’autres dossiers, il est très ouvert. Par exemple, il a créé une structure chargée de mettre en œuvre un plan d’action sur l’égalité entre les genres. »

Si quelques avancées sont notables au sommet de l’Etat, le chemin à parcourir est encore immense au sein de la société. Pour Levan Berianidze, « la loi de 2014 est plus protectrice pour les personnes LGBT que celles de certains pays de l’Union européenne. Mais il y a une grande différence entre ce que dit la loi et la réalité. Par exemple, si votre employeur découvre que vous êtes gay, il n’a pas le droit de vous licencier pour cela, mais dans les faits, il va trouver une excuse légale pour le faire ou vous pousser à la démission. »
Les évènements récents ont montré toute la prégnance de l’homophobie en Géorgie et la difficulté pour les personnes LGBT de se montrer au grand jour.

Les personnes LGBT au cœur des manifestations pour le club Bassiani

Outre les soucis du quotidien dont souffrent les personnes LGBT, les militants pour leurs droits font face à un mur. Leur expression est aujourd’hui réduite à néant. Depuis 8 ans, le mouvement LGBT peine à organiser des moments forts pour tenir le pavé et revendiquer ses droits en public. À chacune de ses tentatives pour sortir dans la rue, les pouvoirs publics lui mettent des bâtons dans les roues (voir encadré). Face à un contexte dangereux pour eux, ils ont cette année décidé d’annuler la manifestation prévue le 17 mai, journée internationale de lutte contre l’homophobie et la transphobie. Malgré l’assurance des forces de l’ordre de protéger le cortège, les organisateurs ont craint une attaque les visant. Il y a cinq ans, un impressionnant déchainement de haine à leur encontre lors de la gay-pride[2] avait conduit dix-sept personnes à l’hôpital et traumatisé les participants. Surtout, la journée mondiale contre l’homophobie aurait eu lieu trop peu de temps après une mobilisation qui a marqué les esprits de toute une frange de la jeunesse géorgienne.

En effet, cinq jours plus tôt, la communauté LGBT et avec elle tous les jeunes branchés de Tbilissi vivaient deux jours d’intense mobilisation spontanée. Dans la nuit du 11 au 12 mai, les clubs Bassiani et Gallery café, hauts lieux de la nuit à Tbilissi, font l’objet de descentes de police, durant lesquelles leurs dirigeants et des trafiquants et consommateurs de drogues présumés sont arrêtés. Une soixantaine de personnes sont ainsi interpellées. C’est là une action du gouvernement dans sa guerre contre la drogue, alors que dans les semaines précédentes, plusieurs intoxications ont amené la mort de cinq jeunes. Pour les voix conservatrices du pays, les clubs sont responsables de ces morts par leurs mœurs « amorales ».

Pour la jeunesse branchée de Tbilissi, l’opération de police est une attaque contre un mode de vie. Car le Bassiani, en plus d’être l’un des établissements les plus réputés de la musique électro en Europe, est aussi la maison de la jeunesse libérale et pro-occidentale géorgienne. Dans les heures qui suivent la descente et l’expulsion des adeptes du Bassiani, ces derniers se rassemblent devant l’ancien Parlement, sur l’avenue Roustaveli, au cœur de Tbilissi. Ils vont y rester toute la journée du samedi 12 mai, pendant que sous les fenêtres du bâtiment d’État, des DJs mixent et font danser la foule. Leur slogan, « We dance together, we fight together, we win together », est repris en soutien par des clubbers du monde entier, notamment des DJs réputés. Ils dénoncent la violence policière et revendiquent une autre politique de lutte anti-drogue, dans un pays où l’on peut être condamné à 8 ans de prison en cas de possession de quelques grammes de stupéfiants. Mais pas seulement…

Le Bassiani, une maison pour la communauté LGBT

Dans le rassemblement, les slogans en faveurs des droits des LGBT fleurissent. Les membres de la communauté sont nombreux parmi les protestataires. « C’était notre combat à nous aussi, on se sentait solidaire », explique le directeur d’Equality movement. « Avant le milieu des années 2010, il n’existait pas de communauté LGBT à proprement parler en Géorgie, car les gens ne se connaissaient pas entre eux. Les soirées Horoom, des évènements queer organisés au Bassiani depuis 2015 et qui rencontrent encore beaucoup de succès, ont participé à la construction de cette communauté. » D’où l’attachement des LGBT au Bassiani, qu’ils considèrent comme un cocon gay-friendly, et leur engagement dans le mouvement spontané du 12 mai. Sakho, qui était au Bassiani le soir de la descente de police et reste marqué par la violente évacuation qui a suivi, a même le sentiment diffus que « tout cela était fait pour effrayer les gens LGBT »…
Dans la journée du 13 mai, alors que la rave continue, un nouvel acteur fait son apparition aux abords du Parlement. Plusieurs centaines de militants d’extrême droite se rassemblent dans l’idée d’en découdre avec la jeunesse des clubs. Pour éviter que la situation ne dégénère, la police dresse un cordon de sécurité entre pro-Bassiani et ultra-conservateurs, qui entonnent des slogans tels que « la Géorgie sans pédérastes ».

Une lutte entre valeurs

La protestation devient alors le reflet de la lutte entre les valeurs libérales et conservatrices qui parcourt la société géorgienne. Sur RFI, Zviad Gelbakhiani, un des fondateurs de Bassiani, résumait l’enjeu de ce face à face : « Bassiani, au-delà d’être un club techno, a émergé comme un mouvement, une sorte de miroir des valeurs de l’Occident que nous voulons et ces opérations contre Bassiani sont aussi une action contre ces valeurs. » Les LGBT se retrouvent malgré eux au cœur de la mêlée. Par ce qu’ils sont et ceux à quoi ils aspirent, ils incarnent plus encore que les autres clubbeurs ce que la frange conservatrice de la société géorgienne rejette. Levan Berianidze remarque que « les protestataires ont été stigmatisés et démonisés, notamment sur la base de la présence de slogans et de personnes queer ».

Régis Genté, le journaliste français qui a justement suivi les évènements pour RFI, nous explique que pour lui, « le combat se cristallise autour des questions LGBT et de dépénalisation de la drogue, mais il en devient prisonnier… Au fond, il s’agit de liberté, d’un choix de société, mais cela finit par se réduire à une problématique qui touche peu de Géorgiens, voire qui va à l’encontre de leurs valeurs… »

Face au risque de plus en plus élevé, les manifestants lèvent le camp en fin de journée du dimanche 13 mai. « Le gouvernement nous a fait du chantage en disant qu’en cas de violences, ils n’auraient pas les capacités de nous protéger et nous serions ainsi tenus responsables de tout débordement », fustige le directeur d’Equality movement. « Ils utilisent clairement la présence des groupes d’extrême droite dans le but de nous effrayer et de nous dissuader de se mobiliser ».

Dans l’impasse, imaginer le futur

Quelques jours plus tard, les associations LGBT décident donc d’annuler la parade de la journée internationale de lutte contre l’homophobie. D’autant que la Marche géorgienne, un des mouvements fascistes qui a contre-manifesté le 13 mai, a appelé à ne pas laisser les homosexuels parader et que l’Église orthodoxe a désigné le 17 mai comme « jour de la pureté familiale ». L’avertissement du gouvernement a résonné au moment de prendre la décision. Il résonne encore aujourd’hui, à l’heure d’imaginer de nouvelles formes de mobilisation. « Nous ne savons plus comment faire. Il faut que nous nous réunissions pour trouver de nouvelles façon d’agir car nos approches se sont révélées inefficaces », souffle Levan, qui se dit « désorienté ».

« Oui, ce qui s’est passé lors du mouvement pour le Bassiani a influencé notre choix d’annuler la marche du 17 mai. Nous savons que le contexte est dangereux pour nous », expliquent Eka Tsereteli et Nino Kharchilava. « Avec ces protestations et les obligations du gouvernement envers les institutions internationales, la communauté LGBT rencontre un grand écho. Mais comme le gouvernement agit sur la loi et pas sur les comportements, un fossé se creuse entre notre visibilité grandissante et la forte homophobie du pays. Certaines forces tenant un discours homophobe, voire ouvertement fasciste, utilisent ce fossé ». Pourtant, les deux femmes gardent espoir. « Il faut travailler tous les jours pour changer les mentalités. Travailler sur l’éducation, sur la législation, sur les stéréotypes. Travailler sur tous les niveaux pour avoir un changement réel. »

Addendum : Dernière manifestation du climat homophobe qui règne en Géorgie : le sort réservé à un joueur de l’équipe nationale de football. Guram Kashia a été l’objet d’un flot de réactions malveillantes après qu’il ait arboré un brassar arc-en-ciel lors d’un match, en octobre 2017, avec son club d’alors, le SBV Vitesse (Pays-bas). Des voix se sont alors élevées dans son pays pour réclamer sa mise à l’écart de l’équipe nationale, il a reçu des menaces et un drapeau arc-en-ciel a été brûlé devant la fédération géorgienne de football, dans un climat d’émeute. Il a récemment reçu le prix #EqualGame de l’UEFA, l’organisation européenne de football, qui récompense « la position courageuse en faveur de l’égalité » du joueur.

Grégoire Nartz

 

Notes :

[1] Le Success bar est l’unique lieu de rencontre 100% LGBT de Tbilissi. Plusieurs lieux à Tbilissi sont prisés des homos, comme le Bassiani, le Café-Gallery ou le Kiwi bar, ainsi que des festivals sur la côte de la Mer noire, notamment dans la ville de Batoumi. Si l’on peut qualifier ces clubs et bars de gay-friendly, seul le Success est une adresse créée par et pour les membres de la communauté LGBT. On y sirote des cocktails maison, dans un salon au mobilier années 60 ou sur la piste de danse, sous les lumières rouges et le regard de statues grecques sortant du mur. « Le Success bar a été originellement ouvert il y a 18 ans, quand j’étais encore enfant », raconte Nia Gvatua, patronne des lieux et diva extravagante. « C’était déjà un bar gay mais connu seulement de cercles privés. Je l’ai repris en mars 2017, en ai fait un lieu plus ouvert, plus coloré… J’ai tout changé sauf le nom et le concept. » Ces dernières années, différentes tentatives pour ouvrir d’autres clubs gays et lesbiens ont été tentées, sans que ces établissements ne rencontrent assez de succès pour survivre. Les affaires tournent pour Nia, mais la vie d’un bar gay dans un pays aussi homophobe que la Géorgie n’est pas de tout repos. Outre des intimidations d’homophobes de passage et les plaintes récurrentes de voisins, autant liées au bruit qu’à l’identité du bar, le Success a été fustigé sur les réseaux sociaux par Sandro Bregadze, leader du groupe fasciste de la Marche géorgienne. « Il a dit notamment que c’était le premier bar gay officiel à ouvrir, avec l’aide du gouvernement… Alors que ce gouvernement nous crache dessus ! », s’étrangle Nia. « Après ça, j’ai reçu beaucoup de commentaires insultants sur ma page Facebook ». La patronne a aussi eu à faire face à un vol d’argent et de matériel sur lequel la police a d’abord refusé d’enquêter, « parce que c’est un bar gay », affirme-t-elle.

[2] L’annulation décidée au dernier moment par les militants LGBT de la manifestation du 17 mai, journée internationale de lutte contre l’homophobie et la transphobie, s’inscrit dans une succession de tentatives qui témoignent de la difficulté qu’ont les LGBT à se faire entendre.

La première gay pride de Géorgie remonte à 2010. Cette année-là et la suivante, la mobilisation est peu suivie et les cortèges ne dépassent pas la dizaine de militants.

2012 marque un tournant : les paradeurs, plus nombreux pour cette journée internationale, sont attaqués par des contre-manifestants mobilisés par l’église orthodoxe. Des prêtres mènent l’offensive. Les homos sont exfiltrés par la police. Un an plus tard, à l’appel des religieux, ce sont des dizaines de milliers de personnes qui s’emparent du centre-ville de Tbilissi en scandant des messages nationalistes, arguant que l’homosexualité est « en contradiction avec les valeurs morales et traditionnelles géorgiennes ». Dans une atmosphère de chaos, le millier de LGBT venu défiler est de nouveau escorté par une police dépassée. 17 personnes sont blessées. Les années suivantes, le nouveau gouvernement élu en 2013, issu du parti de coalition Rêve géorgien, impose aux associations des lieux de rassemblements et des horaires matinaux peu propices à la visibilité de leurs actions.