Alors que les tensions géopolitiques se multiplient, du Groenland au Cachemire, les dirigeants du monde entier, Donald Trump en tête, y voient l’occasion de s’accaparer de ressources qui leur échappait jusqu’ici. En parallèle, l’explosion des budgets militaires offre un relais de croissance à des économies moribondes, au prix de la destruction des restes de leurs modèles sociaux. Pour Clément Quintard, co-fondateur de la revue d’écologie radicale Fracas [1], cette nouvelle donne devrait inciter le mouvement écologiste à renouer avec ses racines anti-militaristes et anti-impérialistes.
Les calamités volent en escadrille. Nous avions déjà la hausse des températures, l’acidification des océans, la pollution de l’air, l’intensification des catastrophes météorologiques, la multiplication des feux de forêt et l’érosion de la biodiversité, mais il manquait l’assaisonnement indispensable pour lier entre elles toutes les saveurs du chaos : la menace d’un nouveau conflit planétaire.
Pour pimenter le tout, les crises géopolitiques actuelles s’hybrident avec les bouleversements écologiques, et ouvrent la voie à de nouvelles poussées impérialistes. Les diplomates et les militaires des grandes puissances ont désormais compris que la surchauffe planétaire a de profondes implications stratégiques. Pour eux, la crise écologique est non seulement un facteur de risques inédits (submersion des terres, pénuries de ressources, migrations de masse, épidémies, troubles civils), mais aussi d’opportunités à saisir (nouvelles routes terrestres et maritimes à investir, accès à des filons de minerais et d’hydrocarbures jusqu’ici inexploitables). D’autant que les ressources sur lesquelles il s’agit de faire main basse sont à la fois celles de la « transition » et celles du business-as-usual.
Les convoitises du président américain Donald Trump sur le Groenland et le Canada s’expliquent ainsi par la présence dans le cercle polaire de gisements miniers stratégiques (uranium, graphite, or, cuivre, nickel…) et d’hydrocarbures (le sous-sol arctique recèlerait 13 % des réserves mondiales non découvertes de pétrole et 30 % des réserves de gaz naturel), mais aussi par la volonté d’implanter de nouvelles bases militaires pour contester la suprématie de la Russie dans la région, qui dispose déjà d’un chapelet de ports sur les côtes sibériennes.
Les accrochages militaires répétés au Cachemire ont pour toile de fond une « guerre de l’eau » entre un pays en amont, l’Inde, qui menace de détourner une partie du fleuve Indus grâce à ses barrages, et un pays en aval, le Pakistan, pour qui toute diminution du débit serait constitutif d’un « acte de guerre ». Rappelons, au passage, que les deux pays sont détenteurs de la bombe atomique.
Cadrage sécuritaire et mensonges d’État
Un climat de destructions mutuelles qui se manifeste par la flambée des dépenses militaires. En 2024, elles ont enregistré un bond de près de 10%, soit la plus forte augmentation depuis la fin de la Guerre froide, selon un récent rapport publié par l’Institut international de recherche sur la paix (Sipri).
Dans ce contexte belliqueux, la France tient évidemment à tenir son rang de puissance impérialiste. Emmanuel Macron a annoncé le 20 février dernier vouloir porter le budget militaire de 2,1% du PIB à 5%, pliant face à la « demande » des États-Unis, qui avaient menacé de se retirer de l’OTAN si ce chiffre n’étaient pas atteint par ses alliés européens, et comptent bien inonder ceux-ci d’armes made in USA. En cas de défection américaine, le président français, dont le tropisme militaire est assumé de longue date, se rêve déjà en chef de guerre européen.
La relance de la course à l’armement permettrait ainsi à la France de compenser son recul sur les marchés mondiaux, comme le décrit l’économiste Claude Serfati, en dopant les principaux secteurs de la performance économique et de l’innovation hexagonales : le nucléaire, l’aéronautique et la production d’armes. Avec tout ce qu’impliquent l’ultra-centralisation autoritaire et l’existence nimbée de mensonges d’État de ces industries.
Guerre totale et guerre sociale
De nouvelles ambitions militaristes pour lesquelles le grand patronat français peine à dissimuler son enthousiasme. Le PDG de Total Patrick Pouyanné y voit un effet d’aubaine car, selon lui, préparer la guerre militaire ne se fait pas sans mener la guerre sociale : « Pour monter le budget de la défense à 5% du PIB, il va falloir trouver l’argent quelque part ! Si l’on considère que la liberté et la souveraineté, et donc avoir les moyens de se défendre, doivent prévaloir sur la solidarité, il faut avoir le courage de remettre à plat certains budgets sociaux », a-t-il affirmé le 17 avril 2025 dans une interview donnée au Figaro.
Face aux crises écologiques, le capitalisme nous rapproche chaque jour un peu plus de l’anéantissement généralisé, désormais avec le concours de la force armée.
Face aux crises écologiques, le capitalisme nous rapproche chaque jour un peu plus de l’anéantissement généralisé, désormais avec le concours de la force armée. Un jusqu’au-boutisme que décrivait déjà Marx, dans Le Capital en 1867 : « Chacun sait que la débâcle viendra un jour, mais chacun espère qu’elle emportera son voisin après qu’il aura lui-même recueilli la pluie d’or au passage et l’aura mise en sûreté. Après moi le déluge ! Telle est la devise de tout capitaliste et de toute nation capitaliste. »
Autant de raisons, pour le mouvement écologiste, de renouer avec ses racines anti-impérialistes, anti-militaristes et anti-autoritaires. Ce à quoi s’emploient les Soulèvements de la terre dans une récente campagne, qui appelle à former une large coalition pour « faire la guerre à la guerre ». Ce à quoi ne s’emploie pas cette social-démocratie va-t-en-guerre, qui ne manque jamais l’occasion d’être à parts égales opportuniste et inconséquente dès que de grands rendez-vous historiques se profilent. Plus que jamais : choisir son camp.
ZAD de Notre-Dame des Landes, convois de l’eau contre les méga-bassines de Sainte-Soline, bataille contre l’A69, lutte pour la préservation des terres du plateau de Saclay ou du triangle de Gonesse ; la liste est longue et pourrait encore s’allonger. Depuis plusieurs décennies, les combats contre les « grands projets et travaux inutiles » se multiplient et occupent le paysage médiatique. Loin de constituer des luttes anecdotiques, ces contestations remettent en question le rôle déterminant joué par certaines infrastructures-clés dans la reproduction du système économique capitaliste.
Câbles, tuyaux, routes : voici les armes que le capitalisme utilise pour étendre ses sources de profit et repousser constamment les limites de la sphère de la marchandisation. Chacun à leur manière, les réseaux énergétiques, de transport ou encore de distribution d’eau, pour ne donner que quelques exemples, ont contribué aux phases de développement du capitalisme et l’ont ancré dans la réalité matérielle des existences. Pour l’accès à l’énergie, à l’eau, pour se déplacer, pour communiquer, nous sommes devenus dépendants de réseaux collectifs plus ou moins explicitement soumis à des logiques capitalistes de profit privé. Elles sont devenues la clef de voute de l’organisation capitaliste de nos sociétés. Notre média, Le vent se lève, s’emploie depuis plusieurs années à décrire ces dynamiques, que ce soit pour décrypter les logiques de prédation des GAFAM, analyser le rôle des infrastructures énergétiques dans le développement historique du capitalisme ou dénoncer les logiques de profit privés à l’œuvre dans la gestion de l’eau.
Pourtant, la nouvelle donne climatique va enclencher de manière inéluctable des logiques de transformation de ces infrastructures, que ce soit pour les fermer, en ouvrir de nouvelles ou les adapter au changement climatique. Faire face au dérèglement climatique implique de détourner en profondeur ces réseaux de leurs logiques initiale de construction et d’organisation. Ainsi, l’ampleur de certains réseaux devra fortement diminuer (axes routiers, système de distribution d’énergie fossile, pistes aéroportuaires, équipements portuaires…), d’autres devront être réorientés vers une gestion plus démocratique afin d’assurer un meilleur partage des ressources, tandis que d’importantes logiques de régulation pourraient être mises en place sur certaines infrastructures.
Trois réseaux au cœur de la production capitaliste de l’espace
Ces infrastructures contribuent toutes à ce que David Harvey nomme dans ses écrits la production capitaliste de l’espace, notamment dans The Limits to capital (1982) et The Condition of postmodernity (1989). Harvey soutient que l’espace n’est pas un simple cadre géographique où se déroule l’activité humaine, mais qu’il est activement produit par les relations sociales et économiques, en particulier dans un système capitaliste. Pour le capitalisme, l’espace est un moyen d’organiser et de contrôler les processus sociaux, économiques et politiques.
Le capital a besoin de créer et de réorganiser constamment des espaces pour absorber l’excès de capital et surmonter les crises. Les grandes infrastructures urbaines, les zones industrielles ou les banlieues résidentielles sont des exemples de cette production spatiale visant à augmenter les capacités productives d’un territoire ou à loger la masse des salariés nécessaire à la production. Le sociologue montre aussi que le capitalisme génère une différenciation géographique : les espaces ne sont pas homogènes, mais organisés de manière à favoriser les intérêts du capital. Les centres urbains, par exemple, concentrent souvent le pouvoir économique et politique, tandis que les périphéries sont exploitées ou marginalisées.
Un concept clé chez Harvey est celui de « spatial fix », qui désigne la manière dont le capitalisme utilise l’espace pour résoudre temporairement ses contradictions. Lorsque le capital est confronté à des crises, il cherche à les “déplacer” en investissant dans de nouveaux espaces (par exemple, en construisant des infrastructures, en colonisant de nouveaux territoires ou en réorganisant les villes).
Ainsi, dans le capitalisme, l’espace est continuellement transformé et organisé pour répondre aux besoins du capital, ce qui engendre des inégalités spatiales et des contradictions sociales. Sa théorie éclaire non seulement la manière dont le capitalisme façonne l’environnement bâti, mais aussi comment les luttes pour l’espace peuvent devenir un terrain de contestation politique. Pour illustrer le propos, analysons trois infrastructures-clés pour le capitalisme : les infrastructures routières, les réseaux de production et de transport d’énergie et les infrastructures de distribution d’eau.
Des infrastructures routières au services du capital
Les infrastructures de transport, comme les routes, les aéroports et les ports jouent un rôle-clé au service de l’accumulation du capital. La construction et la maintenance de ces grandes infrastructures, bien souvent sur deniers publics, permettent en premier lieu de maintenir le fonctionnement des structures macroéconomiques du capitalisme — à commencer par le libre-échange. Saluons à ce titre l’essai passionnant de Nelo Magalhaes Accumuler du béton, tracer des routes (La Fabrique, 304 pages, 18 euros), qui retrace l’histoire politique et matérielle des grandes infrastructures de transport routier bâties en France depuis 1945.
Les autoroutes et routes nationales ont un rôle matériel déterminant dans la production de l’espace national et européen, au service du patronat français et du dogme libre-échangiste.
Dans cet essai, l’auteur décrypte le rôle clé joué par les autoroutes et routes nationales au service du patronat français et du dogme libre-échangiste, et met en évidence leur rôle matériel déterminant dans la production de l’espace national et européen. Jusqu’au début des années 60, la France était maillée d’un large réseau de routes nationales de près de 80 000 km. Mais la construction européenne et le branchement de la France sur les réseaux mondiaux d’échange vont engendrer une explosion du transport routier par camions. Or, ces camions, de par leur poids, dégradent les routes et les usent prématurément. S’ensuit alors une grande campagne de lobbying du patronat routier pour que la puissance publique investisse massivement dans le renouvellement des routes et la construction des routes.
Dès lors, un effort titanesque va être produit pour d’une part transformer profondément les nationales en les élargissant et les épaississant, et d’autre part en créant ex nihilo un réseau d’un nouveau genre, celui des autoroute s qui constitue à l’heure actuel un réseau de 12 300 km. Les autoroutes sont tout d’abord le produit d’une idéologie: inventées pour la première fois par les régimes fascistes (Italie et Allemagne), elles répondent à une certaine vision du monde, en assurant la promotion du tout-voiture, en créant des coupures artificielles dans les territoires pour favoriser le transport longue-distance (et les vacances dans le Sud !). Mais elles sont aussi un produit matériel, aux conséquences environnementales majeures. Pour 1 m d’autoroute, il faut extraire 30 tonnes de sables et de graviers, terrasser 100 mètres cubes de terres. Entre 1945 et 1983, 800 000 km de haies sont détruits pour faire passer les routes. Les grandes infrastructures sont responsables des principaux flux de matières du capitalisme français. Ainsi en 2019, 36,8 millions de tonnes avaient été utilisées pour l’asphalte et le bitume. De fait, ce développement massif des routes a contribué à structurer l’espace, à le « produire » en créant de vastes carrières ou en modifiant le cours de certaines rivières suite aux prélèvements massifs de sable.
Toutes ces routes ont été largement surdimensionnées pour être adaptées au camion, qui est l’outil central du capitalisme des plateformes logistiques. Ainsi, si les camions représentent 2% du parc de véhicules, ils sont responsables de 25% des émissions de gaz à effet de serre du secteur des transports et bien plus en prenant en compte le coût écologique du surdimensionnement et de la maintenance. La production d’asphalte nécessite par ailleurs des quantités importantes d’énergie, produites avec des énergies fossiles. Chaque année, les collectivités locales dépensent 15 Mds€ pour entretenir des routes qui servent avant tout à engendrer des profits pour un nombre réduit de transporteurs et de capitalistes capables ainsi de réaliser des profits sur tout ce qui transite par la route : grande distribution, Amazon, etc.
Et au cœur de ce système gravitent des entreprises qui réalisent des profits grâce à l’infrastructure elle-même. C’est le cas de géants du BTP comme Vinci et Bouygues qui réalisent des plus-values mirifiques sur chaque maillon de la chaîne : terrassements, fondations, couches de roulement, péages, parkings. A ce titre, l’exploitation des autoroutes est une activité fort lucrative avec des taux de rentabilité forts intéressants de près de 8% sur les dernières années.
Les réseaux énergétiques, artères du capitalisme
Notre média, à plusieurs reprises, a analysé les liens qui existent entre histoire énergétique et développement du capitalisme. Mines, pipelines, centrales à charbon, raffineries, ports méthaniers, stations-services sont toutes des réalisations créées au cœur de l’histoire de capitalisme et y jouent toujours un rôle central. Elles ont rendu son développement possible sous de multiples facettes comme le libre-échange, la marchandisation, l’exploitation accrue des ressources naturelles, la mondialisation de la concurrence. Les réseaux énergétiques contribuent aux dynamiques du capitalisme dans les trois sphères où celui-ci agit : la production, l’échange et la consommation.
Premièrement, dans la sphère de l’échange, les réseaux énergétiques jouent un rôle indispensable au décuplement des capacités productives, permettant de produire toujours plus. Le rôle des réseaux énergétiques et de l’emploi massif des énergies fossiles a notamment été documenté par le sociologue Andreas Malm. Ce dernier explique que sans la nature, les énergies et les ressources nécessaires à la mise en valeur du capital, le processus d’accumulation fondamental du capitalisme ne serait pas possible. Le contrôle de énergies fossiles offre un adjuvant parfait au processus de mise en valeur du capital par le travail humain. Le charbon et l’huile, plus tard le pétrole et le gaz, sont les auxiliaires de la production capitaliste. Ils sont, dit Malm, le « levier général de production de survaleur ». Dans son développement historique, le capitalisme a déployé de vastes réseaux énergétiques (ports, pipelines, réseaux électriques) pour pouvoir augmenter la production et renforcer l’exploitation du travail humain.
Le contrôle de énergies fossiles offre un adjuvant parfait au processus de mise en valeur du capital par le travail humain. Le charbon et l’huile, plus tard le pétrole et le gaz, sont les auxiliaires de la production capitaliste.
Très concrètement, les infrastructures énergétiques permettent aux industries et aux usines de s’affranchir des contraintes énergétiques locales. Malm analyse par exemple en quoi l’utilisation de l’énergie hydraulique (roues à aubes, moulins) était l’objet de nombreuses contraintes pour le capitaliste : niveau fluctuant de l’eau, main d’œuvre rurale disposant d’un important pouvoir de négociation et susceptible de retourner travailler aux champs à tout instant. De même, les contraintes sur l’exploitation des forêts étaient fortes, avec un conflit sur l’usage et la répartition de la ressource. Grâce aux réseaux énergétiques, les capitalistes s’abstraient en conséquence des facteurs diminuant leur ratio d’exploitation.
Deuxièmement, l’énergie abondante et le déploiement de vastes réseaux de transport d’énergie a permis d’accompagner la dynamique de mondialisation, de renforcement du libre-échange et de concurrence généralisée. Le pétrole, le fioul maritime, le kérosène permettent à tout instant la connexion entre de nouveaux marchés. La possibilité de pouvoir aller partout, et d’avoir accès à des sources énergétiques quasi-infinies pour se déplacer permet de repousser les limites de l’exploitation des ressources naturelles et de marchandisation. Par exemple, la marine royale anglaise avait développé un vaste réseau d’approvisionnement en charbon pour soutenir son empire colonial, ouvrant des mines à travers le monde, comme par exemple en Inde. A l’heure actuelle, même dans les coins les plus reculés, l’essence reste un des rares biens disponibles partout car ce carburant est indispensable à la société mondialisée d’aujourd’hui. Les réseaux énergétiques contribuent à accélérer constamment la circulation de valeur et permettent au capital, pour revenir à Marx, de dévorer l’espace et le temps.
Enfin, la possibilité d’avoir accès en continu au réseau électrique, à la pompe à essence, à des bouteilles de gaz, augmente symétriquement les possibilités de consommation. Or, le capitalisme fait régulièrement face à des crises de débouchés pour ses surproductions abondantes. Toute cette énergie disponible permet alors d’augmenter le champ des consommations et de créer de nouveaux usages. Il suffit d’observer en ce sens la multiplication des appareils numériques et électro-ménagers, rendue possible grâce au renforcement des réseaux, là où au début de l’électrification, il n’était pas possible de brancher le frigo et la télévision simultanément. De même, l’abondance énergétique permet aux classes supérieures (les « classes de loisirs » du sociologue américain Thorstein Veblen) de se démarquer par des consommations ostentatoires : jets privés, yachts, SUV, maisons surdimensionnées.
De sorte, les logiques du capital reposent sur l’existence de réseaux énergétiques nombreux. Dans la gestion même de ces réseaux opèrent des acteurs capitalistes qui tirent un bénéfice de leur exploitation : entreprises pétrolières et gazières, transporteurs maritimes, états pétroliers, raffineurs. Leur positionnement stratégique de contrôle de ces infrastructures contribue à renforcer le pouvoir de classe des actionnaires de ces entreprises.
La dernière version de la Programmation pluriannuelle de l’énergie (PPE) illustre encore une fois parfaitement cette logique. La cible de consommation électrique a été augmentée de près de 20% par rapport aux scénarios prévisionnels les plus ambitieux en matière de réindustrialisation de RTE (Réseau de transport d’énergie), et ce afin de combler les volontés des lobbys industriels sous prétexte de relocalisation d’activités. Encore une fois s’applique la logique de la surproduction énergétique, en tablant sur toujours plus de productions et de produits à vendre sans interroger initialement les besoins réels.
L’eau, toujours plus convoitée et gaspillée
Dans une perspective similaire à celle des réseaux énergétiques, les infrastructures liées à l’eau jouent un rôle déterminant dans le développement de l’activité capitaliste. Tout d’abord, le développement des villes, moteurs du capitalisme, a été possible grâce à la maitrise et la régulation de l’eau par des barrages, des aqueducs, des digues, des canaux, des réseaux d’assainissement. La ressource, même de manière antérieure au capitalisme, a été mise au service d’intérêts industriels et manufacturiers : tanneries, roues à aubes, moulins, proto-industries.
Toutefois, les logiques liées au capitalisme ont mené de nos jours à une organisation bien spécifique des réseaux d’infrastructures pour l’eau. Une grande partie de la ressource en eau et des réseaux attenants sont au profit d’activités industrielles. Ainsi, 70 % de l’eau en France est prélevée pour la production énergétique (50 %), pour l’activité industrielle (9 %) et pour l’agriculture (8 %). Pour ce qui concerne la production énergétique, l’eau s’inscrit dans un système énergétique majoritairement au service des lois du capital (voir plus haut). En matière d’activités industrielles, la consommation d’eau est particulièrement concentrée dans certains secteurs comme la métallurgie, la pétrochimie, l’industrie agro-alimentaire ou encore l’industrie papetière. Sur de nombreux territoires, l’infrastructure de l’eau est mise au service de profits privés : sites d’activités industriels, zones de développement touristique. De nombreux sites industriels consomment des quantités d’eau phénoménales, dépassant souvent le million de m3 d’eau annuel (soit la consommation annuelle de 20 000 personnes).
Les logiques d’accaparement de la ressource en eau se multiplient à travers le monde.
En situation de tension sur la ressource en eau, des conflits de répartition émergent pour décider de la répartition de l’eau : faut-il à tout prix permettre la continuation des activités économiques dépendantes de l’eau ? Faut-il encourager la sobriété individuelle ? Une illustration particulièrement frappante est celle des tensions autour de l’usage de l’eau pour l’irrigation, avec notamment le conflit autour des méga-bassines de Sainte-Soline. L’agriculture majoritaire, capitaliste au sens propre du terme (peu d’emplois, beaucoup d’investissements en capital et en machines-outils), repose sur un modèle intensif qui vise à maximiser les rendements en augmentant fortement la quantité d’intrants : azote, phosphore et … eau. Certaines cultures à haut-rendements comme le maïs nécessitent des niveaux d’irrigation élevés. En situation de changement climatique, des gros agriculteurs se regroupent alors pour créer leur propre réseau d’infrastructures leur permettant de perpétuer leurs modèles agricoles. Ainsi se développement les méga-bassines, les retenues collinaires, de nouveaux tuyaux pour transporter l’eau.
Par son existence, l’infrastructure en eau (mais aussi énergétique) permet à l’agriculture intensive d’échapper momentanément aux contraintes écologiques locales, en développant des cultures qui ne pourraient pas exister sans un apport d’eau et de nutriments extérieurs, ou sans l’énergie utilisée pour faire chauffer une serre artificielle. Comme pour l’énergie et pour les transports, l’infrastructure en eau devient elle-même une source de profit privé et d’enrichissement du petit nombre. Elle vient asseoir la position dominante des entreprises les plus capitalistes en leur conférant un accès exclusif à la ressource en eau. Des logiques de privatisation et de marchandisation se mettent à l’œuvre à travers le monde qui conduisent à confier des entreprises privées la gestion de l’eau, son acheminement et sa vente. Ainsi, des services publics de distribution d’eau sont parfois privatisés pour générer des profits.
Toutefois, en France un mouvement de recul de la privatisation voit le jour, sous l’impulsion des grandes villes. A l’heure actuelle, la moitié de l’eau est gérée par le privé et l’autre en régie. Mais les logiques d’accaparement de la ressource se multiplient à travers le monde. Dans certaines régions, des multinationales ou des États capitalistes peuvent exproprier les communautés locales pour contrôler les sources d’eau, souvent au détriment des populations indigènes ou rurales, par exemple pour développer des activités très consommatrices d’eau (mines, cultures de l’avocat, barrages hydroélectriques, centres de loisirs aquatiques…).
Des infrastructures aux caractéristiques communes
Il est possible d’identifier plusieurs caractéristiques communes à ces infrastructures ainsi que du rôle qu’elles jouent en régime capitaliste. A partir de là peuvent être identifiés aussi des conditions de possibilité de faire bifurquer ces infrastructures dans le cadre d’une trajectoire de sortie du capitalisme, et d’identifier d’ores et déjà des mécanismes actuels qui permettent cette logique.
Les infrastructures se développent dans une logique dialectique avec le capitalisme : elles reposent sur une socialisation des coûts et une privatisation des profits, permettent au capital de s’affranchir des contraintes écologiques et sont profondément imbriquées et interdépendantes.
Toutes ces infrastructures se caractérisent en premier lieu par une loi de co-développement entre les infrastructures et le capital, en raison du rôle historique qu’elles ont joué au cours du développement historique du capitalisme et de la relation dialectique qu’elles entretiennent avec lui. D’une part, leur organisation et leur structuration sont le fruit des logiques du capital. Leur dimensionnement, leur fonctionnement ou encore leur mode de gestion ont été dans des proportions importantes déterminés par leur capacité à servir les intérêts du capital. Ainsi, elles permettent d’augmenter considérablement la production, de faciliter le libre-échange, d’accélérer la circulation des marchandises et la création de valeur. D’autre part, leurs caractéristiques propres ont imposé des contraintes au développement du capitalisme, l’obligeant à des arrangements permanents pour maintenir ses profits et sa rentabilité.
En effet, le capital est avant tout le fruit d’un rapport social, qui émerge lui-même des conditions matérielles de production, et notamment des outils techniques disponibles. De là découle la dialectique entre les infrastructures étudiées et le capital. Le développement de nouvelles infrastructures et réseaux entraîne une recomposition du capital et de ses logiques d’organisation, avec de nouvelles modalités d’organisation spatiale (urbanisation, spécialisation des territoires), de nouveaux rapports capital-travail et une nouvelle organisation du cycle de consommation. Réciproquement, ces nouvelles organisations rétroagissent sur les infrastructures avec de de nouvelles modalités spécifiques de gestion et d’organisation.
Deuxièmement, une loi semble se dessiner dans la gestion de ces infrastructures que l’on pourrait qualifier de loi de socialisation des coûts et de privatisation des profits. Ces infrastructures, si elles servent aussi des missions d’intérêt général (accès à l’eau et l’énergie, désenclavement), sont toujours pensées pour servir des intérêts privés et des modes d’accumulation et d’organisation de l’espace capitaliste. Or, dans un de ses arrangements qui sont sa marque de fabrique, le capital s’allie à l’Etat ou à la puissance publique pour faire financer ces infrastructures sur fonds publics et ainsi ne pas assumer ses coûts de production et de reproduction. Le capital recourt aux capacités de planification et de financement de l’Etat pour porter les investissements structurants (autoroutes, centrales nucléaires, réseaux de distribution de l’eau), en minimisant sa contribution, pour la rendre bien inférieure aux gains réels permis par l’infrastructure et à son rôle dans la dégradation de cette même infrastructure. Cette utilisation de l’Etat est caractéristique du capitalisme dans sa phase néolibérale, telle que décrit par David Harvey. Dans le néolibéralisme, les forces du capital se marient à la puissance de l’Etat pour restaurer le pouvoir de la classe dominante et utiliser l’Etat pour accroître les potentialités de profits. En somme, le capital est bien souvent le passager clandestin de ces infrastructures.
L’analyse de la gestion de ces réseaux met en évidence une loi de privatisation des profits. Tout en faisant supporter les coûts à l’usager, l’exploitation des infrastructures est confiée dans plusieurs secteurs au privé, que ce soit par le biais de la privatisation des entreprises nationales historiquement gestionnaires, par l’ouverture à la concurrence ou la création de délégations de services publics. Ainsi, des entreprises motrices du capitalisme mondialisé œuvrent à la maîtrise de ces infrastructures, que ce soit en matière d’approvisionnement pétrolier et gazier (producteurs, raffineurs, transporteurs, vendeurs), de gestion d’infrastructures de transport (Vinci, Bouygues, entreprises ferroviaires dorénavant en concurrence, Eiffage, Colas) ou de distribution d’eau et d’assainissement (Saur, Veolia, Suez).
Troisièmement, ces infrastructures sont celles qui permettent au capital de s’affranchir temporairement des limites matérielles écologiques freinant son développement. Elles permettent de définir une loi de transgression des frontières écologiques. En réalité ces infrastructures peuvent être comprises comme permettant ce que Marx nomme la rupture métabolique. La rupture métabolique repose sur le constat qu’il existe une « séparation entre les conditions inorganiques de l’existence humaine » (i.e. les services de la nature) et l’activité humaine. Plus précisément, Marx observe qu’il existe dans les rapports entre capitalisme et nature un décalage entre les rythmes de régénération des conditions naturelles de reproduction du capitalisme et la vitesse à laquelle celui-ci dégrade ces conditions naturelles pour satisfaire ses pulsions d’accumulation. Le capitalisme perturbe le métabolisme entre l’Homme et la Terre et engendre une disjonction entre systèmes sociaux et cycles de la nature. Marx, s’appuyant sur les travaux de Von Liebig, met en évidence une rupture des cycles des nutriments au sein des terres. Plus précisément, la séparation entre les lieux de production agricoles (les campagnes) et les lieux de consommation (les villes) entraîne un déplacement des nutriments des champs vers les flux de déchets issus de la ville (effluents, ordures) qui ne retournent plus aux champs. Cette rupture des cycles naturels est aussi visible en matière d’eau ou de ressources naturelles, et est permise par ces réseaux d’infrastructures qui permettent de décaler spatialement et temporellement d’une part la dégradation des conditions écologiques d’existence et d’autre part leurs conséquences concrètes sur la société.
Quatrièmement, ces infrastructures sont fortement liés entre elles, permettant de proposer une loi d’interdépendance des infrastructures du capital. En effet, les réseaux s’interpénètrent régulièrement. Par exemple, les réseaux d’eau jouent un rôle clé dans le refroidissement des infrastructures énergétiques (centrales nucléaires et fossiles), pour la production d’énergie (barrages) ou encore pour les infrastructures de transport (transport fluvial). Le transport est lui-même totalement dépendant du réseau des infrastructures pétrolières (raffineries, dépôts de carburants, stations-essences). Cette imbrication quasi-complète des infrastructures constitue un élément de complexité majeur pour mener une transformation et génère des inerties fortes, chaque infrastructures nécessitant d’être remodelée au regard des actions de transformation des autres infrastructures.
Ainsi, ces infrastructures semblent répondre à quatre lois identiques. Elles se développent dans une logique dialectique avec le capitalisme, elles reposent sur une socialisation des coûts et une privatisation des profits, permettent in fine au capital de s’affranchir pour un instant de ses contraintes écologiques et sont profondément imbriquées et interdépendantes. Toutefois, cet état de fait et cette organisation sont profondément remis en cause par le dérèglement climatique et la crise écologique, à l’origine d’un nouveau régime climatique. En effet, si ces infrastructures sont vitales au fonctionnement de la machine capitaliste, elles sont aussi au cœur de sa contradiction écologique. Par son développement (et celui des infrastructures énergétiques, routières ou liées à l’eau), le capitalisme sape ses propres conditions d’existence écologique dans ce que la tradition écomarxiste nomme sa seconde contradiction. Les infrastructures au cœur du capitalisme portent une lourde responsabilité dans la crise climatique et notamment les émissions de gaz à effet de serre. Pour adapter ces réseaux, il faut en conséquence les faire bifurquer, pour les extraire des logiques du capitalisme et affirmer leur vocation à servir l’intérêt général.
Comment faire bifurquer ces infrastructures
Pour atténuer l’ampleur du changement climatique et s’adapter à ses conséquences, les infrastructures et réseaux vont devoir faire l’objet de modifications importantes, à la fois techniques et organisationnelles. Les réseaux d’énergie doivent être profondément restructurés pour pouvoir s’adapter au déploiement massif des énergies renouvelables, qu’elles soient d’origine électrique (éolienne, photovoltaïque) ou thermique (gaz décarboné, chaleur géothermique). Mais d’autres réseaux vont devoir être progressivement abandonnés ou réorientés vers de nouveaux usages, à l’image des chaînes d’approvisionnement en énergies fossiles (pétrole, gaz, charbon), dans une logique de décroissance des réseaux collectivement choisie.
Les réseaux de transports vont devoir s’adapter à des variations de température bien plus importantes, mais aussi permettre la transition modale vers de nouveaux moyens de transports (collectifs, mobilités douces). Et les infrastructures liées à l’eau vont devoir se transformer substantiellement pour permettre l’utilisation de nouvelles ressources, garantir l’accès fondamental à l’eau en période de tension sur la ressource et permettre un maillage plus fin des territoires pour augmenter la solidarité. De notre capacité à réorganiser ces réseaux selon l’intérêt général dépend notre capacité à limiter les effets du changement climatique. Au regard de l’analyse proposée et des lois régissant actuellement ces réseaux sous régime capitaliste, il semble possible d’identifier plusieurs conditions pour permettre une bifurcation efficace de ces infrastructures.
Tout d’abord, ces réseaux devront faire l’objet d’une règle de gouvernement par les besoins. Plutôt que d’être conçus au service d’intérêt privés particuliers, leur organisation et leur fonctionnement devra en premier lieu se faire au service de besoins collectifs identifiés collectivement, afin d’assurer une redirection de leur usage en faveur de l’intérêt général. Par exemple, le choix des infrastructures prioritaires en matière d’eau potable pourra se faire au regard d’une évaluation collective des usages prioritaires (accès à l’eau potable de tous, activités manufacturières prioritaires) et non selon les besoins de quelques-uns (méga-bassines).
Cette nécessité de gouverner par les besoins est étroitement liée à une condition de prise de pouvoir démocratique pour permettre une juste affectation de l’usage de ces infrastructures. Plutôt que d’être préempté par quelques-uns, le pouvoir décisionnaire doit revenir dans le giron du grand nombre. Deux mouvements doivent pouvoir se coordonner. D’une part, il faudra assurer une reprise de contrôle de l’Etat et d’utilisation de ses capacités de financement et de planification pour gérer des réseaux d’infrastructures confiés jusqu’à aujourd’hui au privé. La réflexion pourra commencer par toutes les infrastructures ainsi abandonnées par le public confiées depuis 40 ans (distribution d’eau, autoroutes, approvisionnement en pétrole). D’autre part, ce contrôle ne devra être laissé intégralement à l’Etat, dont la capacité à travailler in fine pour des intérêts privés est au cœur de capitalisme néolibéral, mais devra être complété par une reprise en main de l’outil de production par les salariés eux-mêmes, seuls à même de faire fonctionner l’infrastructure pour amener chaque jour de l’eau et de l’énergie chez les individus.
A ce titre, il est intéressant de relire les travaux de Timothy Mitchell, qui explique que la mainmise sur la production de charbon et ses flux était, au XIXème siècle indispensable au bon fonctionnement de l’économie capitaliste. Timothy Mitchell lie cette concentration des flux énergétiques indispensables au capitalisme à l’émergence des luttes sociales et de la démocratie moderne. Plus précisément, il dresse le constat suivant : la gestion du charbon et de ses flux passait de manière très concentrée par trois lieux essentiels : la mine, les chemins de fer transportant le charbon et les ports. Ainsi, au début du XXème siècle, « la vulnérabilité de ces mécanismes et la concentration des flux d’énergie dont ils [les capitalistes] dépendaient donnèrent aux travailleurs une force politique largement accrue ». Selon Mitchell, c’est cette concentration spatiale de l’approvisionnement énergétique qui a conduit à la naissance de la démocratie moderne. Dans le même esprit, la prise de contrôle démocratique et collective de ces infrastructures est susceptible de contribuer positivement à une inversion du rapport de forces.
En faisant bifurquer les infrastructures, on limiterait probablement la productivité des machines « capitalistes », conduisant à développer un nouvel appareil productif, probablement plus local, plus low-tech, moins électrointensif, plus soucieux des conditions locales.
Et enfin, ces infrastructures devront obéir à une règle de financement juste, en évitant le phénomène de privatisation des profits permis par les infrastructures et de socialisation des coûts induits. Cela passe tout d’abord par l’existence de circuits de financements publics pour construire ce qui est socialement nécessaire mais que le marché n’arrive pas à financer, comme l’adaptation de ces infrastructures au dérèglement climatique. Puis par une juste répartition des coûts d’accès à ces réseaux, que ce soit par la gratuité de certaines consommations (premiers mètres cubes et kilowattheures, autoroute pour les familles), par une tarification progressive incitant à la déconsommation et par une clé de répartition du financement qui fasse reporter la charge sur ceux qui abîment l’infrastructure collective ou la détourne dans leur intérêt : poids-lourds, industries fortement consommatrices.
Dans son sillage, l’analyse des infrastructures du capital requestionne l’intégralité de la matrice de production capitaliste. En effet, les machines utilisées par le capitalisme sont productives et efficaces à l’impérieuse condition que l’on aménage le territoire et qu’on organise les réseaux en fonction de leurs exigences. Ainsi si l’on commence à ne plus dimensionner les routes en fonction des camions, on remet en cause l’ensemble de l’organisation des flux commerciaux et industriels autour du camion (hangars et entrepôts, gestion des stocks, flexibilité et fluidité de la production). En faisant bifurquer les infrastructures, on limiterait probablement la productivité des machines « capitalistes », conduisant à développer un nouvel appareil productif, probablement plus local, plus low-tech, moins électrointensif, plus soucieux des conditions locales.
Pour revenir à Harvey, comprendre la production capitaliste de l’espace est essentiel pour envisager une transformation radicale de la société, et cela passe par une prise de conscience des luttes spatiales existantes. Entre nous et nos besoins se dresse l’infrastructure, un avatar du capital, et la prise de pouvoir sur celle-ci passe par une reconfiguration technique du monde.
En Italie, une crise hydrique a remis l’enjeu de la gestion de l’eau sur le devant de la scène. Ces dernières semaines, une phase de sécheresse prolongée a poussé le gouvernement à mettre en place une régie ad hoc pour prendre une série de mesures urgentes, rassemblées dans le Décret Sécheresse. Des solutions qui vont à l’encontre d’une gestion intelligente de la crise de l’eau. Dans ce plan d’intervention, tout est axé sur de nouvelles coulées de béton : simplification et commande de nouveaux ouvrages tels que réservoirs, bassins et barrages. Les causes à l’origine de cette situation d’urgence sont ignorées – pourtant, elles ont justement trait à l’imperméabilisation des sols, due à leur bétonnage excessif, le changement climatique et les nombreux cas d’accaparement de l’eau. L’eau ne manque pas, en Italie comme ailleurs : ce qui manque, c’est une gestion adéquate de la ressource. Par Federico Scirchio, traduit par Letizia Freitas [1].
L’accaparement de l’eau
L’accaparement de l’eau se définit comme l’ensemble des cas d’appropriation et d’épuisement des ressources hydriques au détriment des populations et des écosystèmes. Il existe sous diverses formes : dans son ouvrage The Water Wars, Vandana Shiva donne un aperçu de l’ampleur du problème, donnant au concept un sens qui va bien au-delà de la simple « privatisation » de l’eau en tant que marchandise, mais qui s’étend également à sa déprédation par la déforestation, l’imperméabilisation des sols, le changement climatique et tous les facteurs de notre système de développement qui influencent négativement le cycle hydrologique.
En partant de cette définition « large » de l’accaparement de l’eau, il est utile d’analyser comment cette dynamique de dépossession combinée aux périodes de sécheresse de plus en plus fréquentes – causées par le changement climatique – conduit à des situations de pénurie d’eau toujours plus graves en Italie, compromettant la santé et le bien-être de la population et des écosystèmes sur notre territoire.
Les inondations – comme celles qui ont frappé la Romagne ces derniers jours – ne sont pas causées exclusivement par des pluies torrentielles, mais aussi et surtout par l’incapacité du sol à absorber l’eau de pluie. Cette incapacité est tout autant déterminée par le bétonnage et les canalisations artificielles des cours d’eau non durables, que par la destruction de l’humus qu’engendre l’utilisation excessive de pesticides et d’herbicides par l’agriculture industrielle. À long terme, ces pratiques exacerbent la stérilité des sols, empêchant l’eau de pénétrer dans le sous-sol et favorisant ainsi le processus de désertification.
Le rôle de l’agro-industrie
Un point important qu’il est intéressant d’analyser est celui de la production alimentaire : chaque année, 33 milliards de mètres cubes d’eau sont prélevés sur le territoire national italien, dont 22 % sont gaspillés avant d’être consommés, en raison des carences du réseau hydrique. Des 26 milliards de mètres cubes restants et consommés, environ 55 % de la demande provient du secteur agricole et de l’élevage. L’utilisation de l’eau pour l’irrigation se concentre au nord, avec en tête la Lombardie (42 %) suivie du Piémont (16,6 %) et de l’Émilie-Romagne (6,8 %).
Au-delà de l’eau provenant du territoire, afin d’obtenir une estimation précise de l’empreinte hydrique de l’Italie, il faut également considérer la consommation en termes « d’eau virtuelle », c’est-à-dire celle utilisée pour produire les aliments, les biens de consommation et les services que nous utilisons au quotidien. Marta Antonelli et Francesca Greco nous éclairent dans leur essai L’eau que nous mangeons : l’Italie est le troisième importateur mondial d’eau virtuelle, après le Japon et le Mexique, avec ses 62 milliards de mètres cubes par an, souvent soustraits aux pays les plus pauvres.
La plupart de l’eau importée est destinée à la zootechnie : selon le Water Footprint Network, 15 000 litres d’eau sont nécessaires pour produire un kilo de bœuf.
L’agro-industrie occasionne une raréfaction des ressources hydriques, non seulement par sa consommation, mais également par sa contamination découlant du ruissellement des engrais azotés et des pesticides. Un rapport de l’ISPRA (Istituto Superiore per la Protezione e la Ricerca Ambientale) de 2021 nous apprend que 114 000 tonnes de pesticides sont utilisées chaque année en Italie, représentant environ 400 substances différentes. En 2019, les concentrations de pesticides mesurées dépassaient les limites réglementaires sur 25 % des sites de surveillance des eaux de surface. De nombreux groupes et associations comme l’Ari (Association rurale italienne) dénoncent depuis des années les pratiques agricoles adoptées par les grandes entreprises du secteur, promouvant à l’inverse un modèle d’agriculture écologique non prédateur.
Les effets de la militarisation
Le vol d’eau lié à la militarisation des territoires peut également être considéré comme une forme d’accaparement. La guerre en Ukraine a favorisé une course au réarmement chez tous les États membres de l’Alliance atlantique, ainsi dans la péninsule italienne de grands entraînements ont lieu en Sardaigne au polygone de Teulada et de nouveaux projets d’infrastructures militaires à fort impact environnemental sont prévus en Toscane et en Sicile. Le 2 juin 2022, un imposant cortège a traversé les rues et les champs de Coltano, une petite commune de Toscane, pour protester contre le projet de construction d’une immense base militaire dans la région, d’une superficie de 73 hectares et prévoyant 440 000 mètres cubes de bâti.
Récemment, on a également appris qu’une nouvelle base d’entraînement était programmée en Sicile. Le projet comprend la construction d’un pôle militaire de plus de 33 kilomètres carrés qui devrait être construit entre les municipalités de Gangi, Sperlinga et Nicosie. Il comprend la création d’un dépôt d’armes, de véhicules et de munitions dans la zone artisanale abandonnée de Sperlinga, et la transformation de certains bâtiments municipaux en casernes pour loger les militaires. D’où l’opposition des habitants qui, sous le sigle du « comité identité et développement », sont contre ce projet qui, comme nous l’explique Tiziana Albanese, « est totalement incompatible avec la vocation écologique, agricole et touristique de la zone ».
La Sicile étant la région la plus sujette au processus de désertification, dans ce contexte, les bases militaires ne contaminent pas seulement le sol et les aquifères avec des substances toxiques (dont les PFAS) et des déchets de guerre, comme c’est le cas dans les bases militaires de Niscemi et Sigonella, mais elles consomment également des quantités d’eau exorbitantes.
Comme nous l’explique Antonio Mazzeo dans un livre édité par Daniele Padoan, un rapport du Public Works Department du Pentagone indique que la consommation hebdomadaire moyenne de Sigonella est de 1 900 000 litres d’eau par jour, ce qui rapporté aux 5 000 soldats américains présents sur la base, équivaut à une consommation de 380 litres par personne. Si l’on compare les données sur la consommation d’eau journalière par habitant des villes de Palerme (168 litres), Caltanisetta (130), Agrigente (130) et Enna (118), on se rend compte que l’accaparement de l’eau par les bases militaires en Sicile provoque une dégradation environnementale, sociale et économique pour toute l’île, intensifiant le processus de désertification.
Le poids des infrastructures
« Une décision historique attendue depuis plus de cinquante ans », a exulté le ministre des Infrastructures Matteo Salvini après l’approbation au Sénat du DL (Decreto Legge) Ponte, qui lancera le processus de construction du pont sur le détroit de Messine, le énième grand ouvrage inutile et nocif pour l’environnement. Du nord au sud, l’Italie est parsemée d’infrastructures qui n’ont favorisé que l’industrie du béton, sans impact positif tangible pour la population. Au contraire, bien souvent ces infrastructures ont contribué à la dégradation des ressources hydriques.
L’un des cas les plus frappants est celui du TAV (Treno Alta Velocità, équivalent du TGV, ndlr), parmi les itinéraires les plus critiques figurent le Bologne-Florence et le Turin-Lyon. Dans le premier cas, la construction de 73 kilomètres de tunnels sous la vallée du Mugello a provoqué le tarissement de quatre-vingt-un cours d’eau, trente-sept sources, une trentaine de puits et cinq aqueducs. Il y a aussi la pollution du territoire due aux dépôts de terres excavées contaminées aux hydrocarbures. Pour ce désastre environnemental, 19 condamnations ont été prononcées en 2014 contre les dirigeants d’Impregilo (principal groupe italien de bâtiment et travaux publics, devenu Webuild SpA en 2020, ndlr), elles ont ensuite été annulées par la Cour de cassation, en conclusion, personne n’a payé pour ces dommages.
Concernant le tronçon Turin-Lyon, suite à une enquête des comités liés au mouvement No Tav (les opposants No Tav se battent contre la construction de cette ligne, ndlr), il ressort des données fournies par Telt (l’entreprise italo-française chargée de réaliser les travaux) que le seul tunnel d’exploration construit entre 2013 et 2017 a conduit à 245 fuites d’eau avec un débit de 102,6 litres par seconde. Sur une base annuelle, le volume d’eau perdu équivaut aux besoins d’une communauté de 40 000 personnes. Si les travaux étaient menés à leur terme, chaque année les pertes seraient si importantes qu’elles couvriraient les besoins de 600 000 personnes. On peut affirmer que la lutte des No Tav est aussi une lutte contre le gaspillage et pour la protection des ressources hydriques, qui profite non seulement au val de Suse, mais à une grande partie du bassin du Pô.
Les Jeux olympiques d’hiver de Milan-Cortina 2026
Parmi les cas d’accaparement de l’eau en Italie, les Jeux olympiques d’hiver de Milan-Cortina 2026 représentent certainement l’exemple le plus emblématique. Comme nous l’avons vu ces dernières années, les chutes de neige dans les Alpes ont drastiquement diminué, avec 63 % de neige en moins par rapport à la moyenne des années précédentes. Un rapport de Legambiente (association environnementale italienne, ndlr) rassemble diverses données pour décrire le caractère dramatique de la situation du tourisme alpin et de la consommation d’eau : « Sachant qu’en Italie 90 % des pistes sont équipées de systèmes d’enneigement artificiel, la consommation annuelle d’eau pourrait déjà atteindre 96 840 000 mètres cubes, ce qui équivaut à la consommation annuelle d’eau d’une ville d’un million d’habitants. »
Les Jeux olympiques d’hiver de Pékin ont été les premiers de l’Histoire à se dérouler sur des pistes composées à 100 % de neige artificielle. Environ 222,8 millions de litres d’eau ont été transformés en neige pour faire tourner les installations. Imaginer que l’on va utiliser une quantité d’eau similaire pour les prochains Jeux olympiques de Milan-Cortina nous donne la mesure de l’injustice climatique à laquelle nous sommes confrontés.
La réalisation de cette éco-catastrophe passe par la construction de mégabassines artificielles, d’infrastructures routières et immobilières, dont beaucoup sont déjà en activité, qui dévasteront le fragile écosystème alpin.
Lutter à hauteur des territoires
L’étude des altérations du cycle de l’eau est un bon point d’observation pour mieux comprendre les contradictions du modèle de développement actuel, et l’Italie est – et sera – un point chaud en ce qui concerne les effets les plus graves du changement climatique. Comme le montre une étude récente, la Méditerranée fait partie des régions de la planète qui se réchauffent le plus rapidement et le plus intensément, ce qui entraînera des bouleversements sociaux et économiques considérables dans un avenir proche.
Comme l’écrit le géographe Jean Labasse, le combat se mène sur deux fronts : une bataille pour une eau de meilleure qualité pour tous et une bataille contre l’eau pour se défendre de sa violence. Ricardo Antunes dans son livre Capitalisme Viral (2022) soutient que la pandémie a rendu plus évident le désert produit par le système économique néolibéral dans nos sociétés, il me semble que l’on peut dire de même aujourd’hui au sujet de la crise de l’eau. C’est un schéma qui se répète, dans lequel on passe d’un « état d’urgence » à l’autre et où l’urgence devient une opportunité de spéculer sur le désastre.
Cette gouvernance se heurte à l’opposition des nombreux comités, associations et collectifs qui, ces derniers temps, ont été les protagonistes d’une grande action de solidarité dans les zones inondées. Une bonne partie d’entre eux animent la galaxie de l’activisme climatique et ont appelé à la marche des « 10 000 bottes vers la Région » à Bologne le 17 juin 2023 (le cortège a traversé la ville jusqu’au siège de la région Émilie-Romagne, devant lequel ont été déversés un camion rempli de boue et 10 000 bottes, celles utilisées par les volontaires pendant les inondations, pour revendiquer et dénoncer la crise climatique et non des intempéries occasionnelles, ndlr).
Les luttes sociales contre l’accaparement de l’eau – qui, en Inde et dans d’autres États du monde, constituent depuis des années un thème majeur dans l’agenda des mouvements écologistes – sont en train d’acquérir une place plus centrale sous nos latitudes. Dans un futur proche, il sera nécessaire d’approfondir les recherches sur le rapport eau-énergie-alimentation, afin de formuler une stratégie politique pour une transition écologique qui tienne compte des inégalités sociales.
En 1989, Margaret Thatcher privatise la gestion de l’eau au Royaume-Uni. Depuis, les compagnies des eaux du royaume se sont considérablement endettées, tout en versant d’énormes dividendes à leurs actionnaires. Les usagers, dont les factures explosent, et l’environnement, avec des rejets d’eaux usées dans les cours d’eau, en font les frais. Plus que jamais, il est urgent que le gouvernement renationalise le secteur et mette fin à ces excès. Par Prem Sikka, originellement publié par notre partenaire Jacobin,traduit et édité par William Bouchardon.
L’obsession néolibérale de la privatisation des industries et des services essentiels hante le Royaume-Uni. La forte inflation – 8% en juin sur un an – et la misère qui touche des millions de personnes sont directement liées aux profits réalisés dans les secteurs du gaz, du pétrole, des chemins de fer ou de la poste. Mais un autre secteur clé est moins évoqué : celui de la gestion de l’eau. La rapacité des entreprises qui domine ce marché est telle que Thames Water, la plus grande entreprise de distribution d’eau et d’assainissement d’Angleterre, est désormais au bord du gouffre.
Les graines de la destruction ont été semées par la privatisation de 1989, lorsque le gouvernement Thatcher a vendu les sociétés de distribution d’eau d’Angleterre et du Pays de Galles pour seulement 6,1 milliards de livres sterling. Mais étant donné qu’il n’existe qu’un seul réseau de distribution et d’égouts, la concurrence est impossible et les clients se retrouvent piégés.Le secteur a adopté le modèle classique de sociétés de capital-investissement : ses prix sont élevés, les investissements faibles et les montages financiers permettent d’obtenir des rendements élevés. Au lieu de demander aux actionnaires d’investir à long terme par le biais de leurs fonds propres, ce modèle a recours à l’endettement car le paiement des intérêts bénéficie d’un allègement fiscal, ce qui constitue, de fait, une subvention publique. Cela permet de réduire le coût du capital et d’augmenter les rendements pour les actionnaires, mais a pour effet d’accroître la vulnérabilité de ces entreprises aux hausses de taux d’intérêt.
Investissements minimaux, profits maximaux
Depuis 1989, en décomptant les effets de l’inflation, les redevances d’eau ont augmenté de 40 %. Les entreprises du secteur ont une rentabilité exceptionnelle : leur marge bénéficiaire est de 38 %, un pourcentage très élevé pour une activité sans concurrence, à faible risque et dont la matière première tombe littéralement du ciel.
Dans le même temps, quelque 2,4 milliards de litres d’eau sont perdus chaque jour à cause des fuites liées au mauvais état des infrastructures. En effet, bien que la population ait augmenté de près de dix millions d’habitants depuis la privatisation, aucun nouveau réservoir n’a été construit. Si les compagnies des eaux sont tenues de fournir de l’eau propre, elles ont en revanche augmenté la pollution de cette ressource vitale en déversant des eaux usées dans les rivières. Les fuites non colmatées et le déversement des eaux usées en pleine nature sont en effet autant de sources d’économies qui permettent d’augmenter les bénéfices, les dividendes et les intéressements des dirigeants.
Les fuites non colmatées et le déversement des eaux usées en pleine nature sont en effet autant de sources d’économies qui permettent d’augmenter les bénéfices, les dividendes et les intéressements des dirigeants.
Ces tuyauteries en mauvais état et ces rejets sauvages nécessitent des investissements considérables pour être corrigés. Selon un rapport de la Chambre des Lords, le secteur a besoin de 240 à 260 milliards de livres de nouveaux investissements d’ici à 2050, bien plus que les 56 milliards de livres suggérés par le gouvernement. Mais les entreprises en question rechignent à investir, préférant profiter de leur rente pour extraire le maximum de liquidités. Depuis la privatisation, ce sont 72 milliards de livres de dividendes qui ont été versés aux actionnaires. 15 autres milliards devraient s’y ajouter d’ici à 2030. Des chiffres à mettre en regard des dettes accumulées par ces entreprises, qui s’élèvent à environ 60 milliards de livres. Pour chaque livre payée par les clients, 38 centimes vont aux profits. Sur ces 38 centimes, 20 vont au service de la dette, 15 aux dividendes et 3 à d’autres postes comme les impôts. Si l’investissement et l’efficacité ont été autant négligés, c’est que les entreprises du secteur ont considéré qu’elles pourraient toujours emprunter à faible coût. Pour couvrir le coût de ces emprunts, les factures des ménages ont bondi.
Bien sûr, il aurait pu en être autrement si l’Autorité de régulation des services d’eau, Ofwat, avait imposé des pratiques plus prudentes. Mais comme souvent, le régulateur obéit en réalité aux intérêts qu’il est censé contrôler : environ deux tiers des plus grandes compagnies de distribution d’eau d’Angleterre emploient des cadres supérieurs qui travaillaient auparavant à l’Ofwat. Six des neuf compagnies d’eau et d’assainissement d’Angleterre ont comme directeur de la stratégie ou comme responsable de la réglementation d’anciens fonctionnaires de l’Ofwat.Les signaux d’alarme au sujet des montages financiers au sein des entreprises de distribution d’eau n’ont pourtant pas manqué. En 2018, l’Ofwat a ainsi suggéré de fixer un plafond au ratio d’endettement à 60 % de la valeur des actifs de ces entreprises, selon des modes de calculs complexes. Mais cette timide volonté de limiter les risques s’est heurtée à un mur : les entreprises en question s’y sont opposées.
Thames Water noyée par ses dettes
Mais ces années de gabegie et d’indulgence des régulateurs ont fini par éclater au grand jour avec la crise de Thames Water. Plus grande entreprise de l’eau outre-Manche, opérant notamment dans le secteur de Londres, Thames Water perd environ 630 millions de litres d’eau par jour à cause de fuites et déverse régulièrement des tonnes d’eaux usées dans les rivières. Depuis 2010, elle a été sanctionnée quatre-vingt-douze fois pour des manquements et s’est vue infliger une amende de 163 millions de livres. Pourtant, le salaire de son directeur général, qui a récemment démissionné, a doublé au cours des trois dernières années.
Depuis sa privatisation, elle a versé 7,2 milliards de livres de dividendes à ses actionnaires, qui sont aujourd’hui principalement des fonds souverains chinois et émiratis. En parallèle, ses dettes s’élèvent à 14,3 milliards de livres, soit presque autant que la valeur totale de tous ses actifs d’exploitation, dont la valeur est estimée à 17,9 milliards de livres. Le ratio d’endettement de l’entreprise avoisine donc les 80 %, bien plus que les 60% recommandés par l’Ofwat.
La détresse de Thames Water est un cas d’école de l’échec de la privatisation, qui cherche le profit à tout prix, en rackettant les clients captifs et en créant des montages financiers intenables.
Comme d’autres compagnies des eaux, elle a emprunté à des taux indexés, ce qui signifie que les intérêts de la dette suivent les évolutions du taux directeur, un pari très risqué. Pendant des années, les audits menés par le cabinet PricewaterhouseCoopers affirmaient pourtant régulièrement que l’entreprise était en bonne santé, alors qu’il était évident qu’elle manquait de résilience financière. Tandis que les auditeurs restaient silencieux, la City de Londres, satisfaite des taux de rentabilité, n’est guère préoccupée de la situation et l’Ofwat n’a presque rien fait. Une passivité qui s’explique aisément : Cathryn Ross, l’actuelle directrice générale adjointe de Thames Water, est une ancienne directrice de l’Ofwat et que son directeur de la politique réglementaire et des enquêtes et son directeur de la stratégie réglementaire et de l’innovation sont également d’anciens cadres de l’Ofwat.
La supercherie a fini par éclater lorsque la Banque d’Angleterre a augmenté les taux d’intérêt depuis environ un an : Thames Water s’est vite retrouvée dans l’impossibilité de réaliser les investissements minimaux requis et d’assurer le service de sa dette. La détresse de Thames Water est un cas d’école de l’échec de la privatisation, qui cherche le profit à tout prix, en rackettant les clients captifs et en créant des montages financiers intenables.
Mettre fin au scandale
Face aux rejets massifs d’eaux polluées et à l’échec complet de la privatisation, les usagers réclament très majoritairement la renationalisation de l’eau. Mais aura-t-elle lieu ? Le parti conservateur, actuellement au pouvoir, est peu enclin à mener ce chantier, tant il est acquis aux intérêts des grands groupes. Le chef de l’opposition travailliste, Keir Starmer, en tête dans les sondages, avait certes promis durant sa campagne en 2020 de nationaliser le secteur. Mais, comme d’innombrables d’autres promesses conçues pour plaire à la base militante bâtie par Jeremy Corbyn, cet engagement a été renié. Selon des échanges mails ayant fuité dans la presse, les dirigeants du Parti travailliste et les compagnies des eaux se sont concertés en secret pour créer des « sociétés à but social » qui resteraient privées mais accorderaient une plus grande place aux besoins des clients, du personnel et de l’environnement.
Vaste fumisterie, ce statut d’entreprise ne signifie rien de concret. L’article 172 de la loi britannique sur les sociétés de 2006 impose en effet déjà aux directeurs de sociétés de tenir compte des intérêts des « employés », des « clients », de la « communauté et de l’environnement » lorsqu’ils prennent des décisions. Les résultats sont sous nos yeux… Le concept flou de « but social » ne permettra donc pas de freiner les pratiques prédatrices.
Pour remettre en état le réseau et purger les montagnes de dettes, les vrais coupables doivent être désignés : l’influence toxique des actionnaires et de la course aux rendements financiers. Le seul moyen d’empêcher que ces facteurs continuent à détruire ces entreprises est de revenir à une propriété publique et d’impliquer davantage les usagers. Or, ces entreprises peuvent être rachetées pour une bouchée de pain. Si les normes de protection de l’environnement et des usagers étaient rigoureusement appliquées, les actions des compagnies des eaux ne vaudraient pratiquement plus rien. En cas de défaillance, les créanciers n’obtiendraient probablement pas grand-chose, et le gouvernement pourrait alors racheter les actifs à bas prix. Le coût de ce rachat pourrait être financé par l’émission d’obligations publiques auprès de la population locale avec l’incitation qu’en plus du paiements d’intérêts, les détenteurs d’obligations obtiendront des réductions sur leurs factures d’eau. En outre, les usagers devraient pouvoir voter la rémunération des dirigeants, afin d’empêcher que ces derniers ne soient récompensés pour des pratiques abusives.
Peu coûteux et relativement rapide à mettre en place, le retour à une propriété publique du réseau d’eau et d’assainissement britannique est une priorité absolue étant donné la crise environnementale et sociale qui frappe le pays. Seul manque la volonté politique. Faudra-t-il attendre que les Anglais n’aient plus d’eau ou se retrouvent noyés sous leurs égouts pour que les politiques se décident à réagir ?
Les météorologues sont unanimes : la sécheresse généralisée de l’été 2022 n’est malheureusement qu’un début. Alors que cette ressource indispensable à la vie vient à manquer, le gouvernement se contente d’interdictions préfectorales temporaires plutôt que de transformations en profondeur de notre mode de vie. Si la tarification progressive des consommateurs a certaines vertus, elle ne peut être suffisante : une refonte totale des usages de l’eau, notamment en matière d’agriculture, doit être engagée. Une transformation qui ne pourra passer que par l’action d’un État fort et déterminé.
Le confort moderne nous a assoupi dans l’illusion d’une prospérité infinie. Pour la première fois dans son histoire moderne, la France fait l’expérience, à une échelle massive, de la finitude de ses ressources hydriques, comme en témoignent les camions-citernes qui ont alimenté en cet été 2022 plus de 100 villages aux sources asséchées. C’est ainsi qu’après des siècles d’efforts pour dompter l’eau, la canaliser, la distribuer, l’assainir, nous évitant choléra et typhus, et nous permettant essor agricole, énergétique et industriel, il nous faut totalement réformer notre rapport à « l’or bleu ». Elle n’est ni un dû, ni une marchandise, mais bien une ressource précieuse mise en péril tant par nos niveaux de vie, que par la démographie et le dérèglement climatique.
La tarification progressive de l’eau : une solution en demi-teinte
Revendiquée par la NUPES, la tarification progressive de l’eau est la solution qui a le vent en poupe dans l’hémicycle français. Elle consiste en une manière de réguler les usages individuels à travers la mise en place d’un tarif différencié en fonction de la quantité de mètres cubes consommés par ménage. Si une telle mesure a eu des effets à Dunkerque, provoquant une baisse de 9% de la consommation d’eau, le dispositif est encore largement insatisfaisant. Sans mesure de pondération en fonction de la taille du ménage, les familles nombreuses, qui sont aussi souvent les plus modestes, sont directement défavorisées. Par ailleurs, le risque d’un usage de la taxe à des fins d’assainissement des finances publiques plutôt qu’à la rénovation du réseau de canalisation est bien présent et attesté par l’excédent de recettes provoqué par l’expérience dunkerquoise.
La question hydraulique n’est pas l’apanage de comportements individuels, de simples arbitrages microéconomiques à réguler, mais d’un problème plus structurel, soit d’un système entier fondé sur l’illusion de l’abondance.
Mais le principal défaut de ce projet est bien plutôt le paradigme libéral dans lequel il s’inscrit. Il révèle l’incapacité à comprendre que la question hydraulique n’est pas l’apanage de comportements individuels, de simples arbitrages microéconomiques à réguler, mais d’un problème plus structurel, soit d’un système entier fondé sur l’illusion de l’abondance. Pénaliser le « gros consommateur » ne réglera pas les sécheresses qui sévissent en France. Cette solution à la marge, à l’image des marginalistes, théoriciens de la microéconomie, recèle d’une incapacité à penser hors du marché : selon cette école de pensée, il faut contraindre la demande pour préserver l’offre, c’est-à-dire pénaliser les consommateurs irresponsables. Tous les consommateurs ? Apparemment pas, puisque la consommation d’eau d’un golfeur pour sa pratique dépasse sa consommation annuelle ordinaire, les terrains continuant d’être arrosés en pleine sécheresse. Les canons à neige, qui se sont multipliés sur nos massifs depuis une décennie, en sont un autre exemple.
Déléguer pour mieux abandonner
À l’inverse, quand la solution est ambitieuse, mais surtout plus coûteuse, les parlementaires et politiques sont moins prompts à la brandir. Intendants des comptes publics, ils n’osent ébranler le carcan budgétaire alors qu’apparaît avec force le sous-investissement public chronique du réseau d’eau français. Chaque année, ce sont 20% de la consommation d’eau potable que nous perdons du fait des fuites. Et à l’image de notre parc nucléaire vieillissant, près « de 40% des réseaux d’eau potable ont plus de 50 ans », alors que la durée de vie moyenne de ces canalisations est entre 60 et 80 ans. Selon une mission d’information parlementaire, nous ferions face à « un mur d’investissement », obstacle qui n’existe que parce qu’ils se refusent à le franchir, les obligeant alors à quémander des fonds publics en provenance des « fonds structurels européens ». Belle illustration du plus grand danger pour notre résilience écologique : l’inertie politique.
N’importe quel acteur privé ne peut assumer l’exploitation de cette ressource vitale tant l’appât du gain risquerait de nuire aux intérêts les plus fondamentaux de la nation.
Cependant, ne considérer la soutenabilité hydraulique qu’à l’aune des besoins en eau potable des Français revient à ignorer la destination de près de la moitié de la consommation d’eau : l’agriculture. En proie au libre-échange mondialisé et donc soumise à une concurrence économique toujours plus rude, l’agriculture a de plus en plus recours à l’irrigation afin d’accélérer la croissance de la production. La multiplication des « mégabassines », qui empêchent la recharge des nappes phréatiques et accroissent les effets des sécherresses, est le symptôme le plus préoccupant de cette fuite en avant. C’est ainsi que des cultures entières se retrouvent totalement dépendantes et incapables de supporter le moindre stress hydrique ; mais c’est aussi ainsi que nos agriculteurs arrivent encore à joindre les deux bouts dans un marché mondialisé sans merci.
Toutes les cultures n’ont cependant pas les mêmes besoins hydriques. Le maïs arrive sans broncher sur le podium des plantes les plus gourmandes (25% de l’eau consommée en France). La France en est le premier pays producteur d’Europe et il s’agit de la deuxième culture la plus répandue sur notre territoire. Le tout non pas pour nourrir l’homme directement, mais les bêtes d’élevage qui finiront dans nos assiettes. L’agriculture est soumise à une demande qui fait la part belle à la viande au grand dam de nos ressources hydrauliques. Ce régime alimentaire (et plus généralement de consommation) est si hors-sol qu’il nous faut importer près de quatre fois l’eau que nous consommons sur le territoire national. Un tel surrégime, qui épuise tant nos terres, à travers l’usage massif de produits phytosanitaires, que nos eaux, est tout bonnement insoutenable à terme.
Réchauffement climatique et rétablissement du cycle de l’eau : même combat
S’il est impératif de mieux réglementer les usages de l’eau, il l’est aussi de s’attaquer à un phénomène qui accélère sa raréfaction : le réchauffement climatique. Par son action, les hivers sont moins rudes, les glaciers ne se recomposent pas, et les fleuves perdent en débit. En parallèle, la moindre saisonnalité des cycles, avec l’allongement de l’été, renforce les situations extrêmes de sécheresses. Plus grave encore, l’augmentation des températures terrestres accentue le phénomène d’évapotranspiration qui assèche tant l’eau en surface que celles dans les sols. La vapeur d’eau étant un gaz à effet de serre, elle fait donc partie de ces nombreuses rétroactions qui accélèrent encore le réchauffement planétaire. Or, plus la température augmente, plus la vapeur d’eau peut être stockée dans l’atmosphère, plus elle pourra contribuer à réchauffer la terre : la boucle est bouclée.
L’illusion cartésienne de « l’homme maître et possesseur de la nature » doit impérativement laisser place à l’humilité face à nos limites et à leur respect.
Peut-être la dérégulation du cycle de l’eau est-elle ce « cygne noir », inattendu et imprévisible, qui pourtant amplifiera le bouillonnement du climat dans des proportions considérables. A l’aune de toutes ces dynamiques, il n’est pas étonnant de voir fleurir des prévisions enregistrant une baisse de 10 à 25% de la recharge des nappes en France d’ici 2050, ne leur permettant plus d’alimenter nos rivières comme nos cultures. L’insécurité alimentaire à venir n’est alors plus une hypothèse mais bien une certitude.
Alors que nos rivières, comme nos nappes, se tarissent au fil des ans, nous prenons seulement conscience de l’immensité du défi qui fait face à la France et au monde. Derrière la question de l’eau, il y a celle de notre système productif, qui ne peut subsister que parce qu’il fonctionne en surrégime, sous perfusion hydraulique. L’illusion cartésienne de « l’homme maître et possesseur de la nature » doit impérativement laisser place à l’humilité face à nos limites et à leur respect. Pour ce faire, rien de mieux que la règle qu’un État volontariste et souverain peut imposer.
Malgré l’humiliation subie de la part de ses « alliés » dans la vente des sous-marins à l’Australie, malgré les assauts menés par les Américains dans le cadre de leur guerre économique et commerciale, malgré les sanctions financières colossales imposées par les Américains à des institutions financières pour avoir utilisé le dollar, le gouvernement demeure incapable de préserver la souveraineté économique de la France. Le dernier exemple en date, celui de la possible prise de participation à 40 % du fonds d’investissement américain GIP au sein du nouveau Suez, illustre la cécité d’Emmanuel Macron et de Bercy, alors même que l’eau est plus que jamais une ressource stratégique.
Retour un an plus tôt, en août 2020. À la veille de la rentrée et, alors que rien ne laissait présager une telle opération, Veolia, le numéro un mondial des services de l’environnement, fait une offre à Engie pour racheter 29,9 % des parts de son plus gros concurrent, Suez. Engie, à peine remise du départ fracassant de sa PDG Isabelle Kocher, a complètement changé de stratégie avec l’arrivée à sa tête, en qualité de président, de Jean-Pierre Clamadieu, qui a de nombreuses affinités avec Emmanuel Macron. Ce dernier souhaite recentrer les activités de l’ex-GDF pour se concentrer sur le renouvelable. Aussi, Suez, membre du groupe depuis 2008, dont les principales activités sont relatives à la distribution de l’eau et à la gestion de l’assainissement dans de nombreuses villes en France et à l’étranger, n’est plus une priorité pour Engie, qui souhaite vendre sa part dans l’actionnariat de l’entreprise, qui s’élève à 32 %.
Le 29 août, Veolia, rassurée après une visite de son PDG Antoine Frérot à l’Élysée en juin, d’après une enquête de Marc Endeweld pour La Tribune, transmet officiellement à Engie sa volonté de racheter la quasi-totalité des actions de Suez, soit 2,9 milliards d’euros et 15,5 euros par action. La multinationale ne souhaite pas dépasser les 30 % de rachat, qui équivaudrait à une Offre publique d’achat (OPA) sur sa concurrente. L’opération Sonate, nom de code donné chez Veolia, est lancée. C’était sans compter sur la vive opposition des dirigeants de Suez et notamment de son directeur général, Bertrand Camus. L’État, par la voix du ministre de l’Économie et des Finances Bruno Le Maire, d’abord favorable à la prise de participation de Veolia pour créer un « champion » (sic) mondial de l’eau et de l’environnement, s’est progressivement opposé à ce rachat, voyant que toute la place de Paris entrait en guerre, avec de chaque côté les partisans de Veolia et de Suez.
Cela n’a pas arrêté pour autant Jean-Pierre Clamadieu et Engie qui, le 5 octobre, lors du conseil d’administration, ont approuvé le rachat de Suez par Veolia à 18 euros par action, soit plus de 3,4 milliards d’euros, rachat notamment permis par l’abstention des représentants CFDT du conseil d’administration, après un appel du Secrétaire général de l’Elysée Alexis Kohler, et ce malgré l’opposition de l’État, qui détient encore 23,6 % d’Engie. Pourtant, il est permis de douter de la sincérité de l’opposition de l’État, qui semble avoir motivé son choix par tactique. Désormais premier actionnaire de Suez, Veolia a immédiatement entrepris les démarches nécessaires au rachat de l’ensemble de son rival, soit 70,1 % de la société, à l’exception de Suez Eau France et de quelques autres actifs à l’étranger, pour ne pas entraver la concurrence. Les administrateurs de Suez, ulcérés par la manœuvre, vont engager une bataille judiciaire acharnée, en saisissant le tribunal judiciaire de Paris. La médiation proposée par Bruno Le Maire et Emmanuel Moulin, son ancien directeur de cabinet et actuel Directeur général du Trésor (DGT) n’a pas abouti.
C’est une victoire pour Antoine Frérot, le PDG de Veolia, qui n’a pas caché sa présence à plusieurs meetings du candidat Emmanuel Macron en 2017.
Plusieurs mois après, le 12 avril, à coups de saisines au tribunal de commerce de Nanterre, d’autres actifs placés à l’étranger et création de fondation de droit aux Pays-Bas, Veolia et Suez ont réussi à s’entendre sur le rachat de la seconde par la première début avril, après un rendez-vous à l’hôtel Bristol à Paris entre Antoine Frérot, l’ancien PDG de Renault Louis Schweitzer, le président du conseil de Suez Philippe Varin, Delphine Ernotte, l’une des administratrices de Suez et Gérard Mestrallet, l’ancien PDG de GDF-Suez, devenue Engie. Sorti victorieux de son bras de fer, c’est une revanche pour le PDG de Veolia, qui n’a pas caché sa présence à plusieurs meetings du candidat Emmanuel Macron lors de l’élection présidentielle en 2017. Le futur numéro un mondial, aux 37 milliards d’euros de chiffre d’affaires, qui ne pèsera toutefois qu’à peine plus de 5 % du marché mondial, s’est engagé à racheter les parts de Suez à 20,50 euros par action, soit plus de 25,7 milliards d’euros. Le nouveau Suez, représentant pratiquement 7 milliards d’euros de chiffre d’affaires, sera constitué de 40 % de l’ancien Suez, le reste allant à Veolia, et avec comme principaux actionnaires le fonds d’investissements Meridiam, très présent en Afrique et spécialisé dans sa participation à des partenariats public-privé. Meridiam est détenu par Thierry Déau, qui, d’après Le Monde, a appuyé la campagne d’Emmanuel Macron et participé à une levée de fonds après avoir soutenu François Hollande en 2012. Les deux autres actionnaires sont le fonds d’investissements américain Global Infrastructure Partners (GIP) ainsi que la Caisse des dépôts et consignations (CDC) avec CNP Assurances, qui détiendra la majorité du capital de la nouvelle entité afin que l’actionnariat soit majoritairement français. Les salariés pourront de leur côté détenir jusqu’à 10 % de la nouvelle société. L’entreprise, sans direction générale, sera gérée par Ana Giros, actuelle directrice adjointe de Suez et Maximilien Pellegrini, directeur général Eau France de Suez.
Alors que, jusqu’à présent, la prise de participation de GIP, aux côtés de Meridiam, à hauteur de 40 % dans le nouveau Suez, ne semblait pas être discutée, l’attitude des États-Unis et de Joe Biden pour faire couler l’achat de sous-marins par l’Australie à la France a réveillé les inquiétudes. C’est ce qu’a révéléLa Lettre A, après la demande d’autorisation préalable déposée par le fonds américain pour être actionnaire de Suez. De fait, les actifs liés à l’approvisionnement en eau sont considérés comme stratégiques depuis le décret Montebourg du 14 mars 2014 et sont soumises au contrôle des investissements étrangers. Rédigé en pleine affaire du rachat d’Alstom par General Electric, qui a vu l’extraterritorialité du droit américain ainsi que sa prédation économique s’exercer férocement contre la France, le décret a été renforcé par les dispositions prévues dans la loi Pacte, qui prévoit notamment que tout investisseur disposant de plus de 25 % des droits de vote d’une entreprise sera soumis au contrôle de Bercy. En pleine crise du Covid-19, le décret du 22 juillet 2020 est venu abaisser ce seuil à 10%.
À ce stade, rien ne semble encourager Bruno Le Maire et Emmanuel Macron à bloquer la prise de participation ou, à tout le moins, de l’autoriser assortie à des conditions strictes. Pourtant, comme le souligne La Lettre A, de nombreux élus locaux sont inquiets quant à l’avenir de Suez et « entendent ainsi éviter de voir le numéro deux du secteur suivre le chemin de Saur, affaibli par les rachats successifs opérés par les fonds d’investissements ». Fonds d’investissements comme Meridiam qui s’est intéressé au rachat de la Saur, numéro trois français du secteur, avant qu’elle ne soit rachetée par… un autre fonds d’investissements suédois en 2019.
Le seul fait que GIP soit actionnaire permettrait à n’importe quel procureur américain d’engager des poursuites contre Suez.
Les psalmodies de nombreux responsables de la majorité et membres du gouvernement n’y changent rien : l’État est présent pour faciliter au mieux le marché et les investissements, quand bien même cela représenterait une nouvelle perte pour la France. L’eau, comme le souligne Franck Galland dans son dernier ouvrage Guerre et eau, publié cette année chez Robert Laffont, quoique depuis toujours faisant l’objet de convoitises, devient un élément stratégique de premier plan, au carrefour d’opérations terroristes, militaires et diplomatiques. La privatisation croissante de l’eau, dans de nombreuses régions en Australie ou en Californie, participent d’une captation de cette ressource par des fonds d’investissements qui n’y voient qu’un intérêt financier. Ces derniers n’hésitent pas à la qualifier parfois « d’or bleu ».
C’est également pourquoi, sous l’impulsion de la députée France insoumise Mathilde Panot, a été instituée une commission d’enquête parlementaire à l’Assemblée nationale relative à la mainmise sur la ressource en eau par les intérêts privés et à ses conséquences. Le rapport, en liminaire, indique que « en France hexagonale, 1,4 million de personnes n’ont pas accès à des services d’alimentation domestique en eau potable gérés en toute sécurité. Plus de 16 000 Guyanais et plus de 7 000 Réunionnais recueillent leur eau de boisson directement à partir des sources d’eau de surface (rivière, lacs…). Plus de 300 000 personnes en France n’ont pas accès à l’eau courante. En Guadeloupe, la population vit au rythme des tours d’eau. Certains n’ont pas d’eau depuis 6 années. »
« En France hexagonale, 1,4 million de personnes n’ont pas accès à des services d’alimentation domestique en eau potable gérés en toute sécurité. »
Mathilde Panot, députée (FI), en présentation liminaire du rapport de la Commission d’enquête parlementaire sur la ressource en eau.
La mauvaise gestion par de nombreux concessionnaires de la distribution de l’eau et des opérations d’assainissement devrait davantage alerter les pouvoirs publics. De surcroît, le fait est que, même si Suez était détenue en majorité par des Français, soit la Caisse des dépôts et sa filiale de la CNP, le seul fait que GIP soit actionnaire permettrait à n’importe quel procureur américain d’engager des poursuites, au nom de la lutte contre la corruption ou pour punir Suez d’éventuelles transactions financières en dollar avec un État sujet à l’embargo américain, à savoir Cuba, le Venezuela ou l’Iran. La situation est telle que le gouvernement a semblé davantage tergiverser sur le possible rachat de Photonis par Teledyne que sur l’achat de Carrefour par le canadien Couche-Tard alors que Carrefour ne présente aucun actif stratégique particulier pour la France ! Nicolas Moinet, professeur des universités et ancien responsable du Master d’intelligence économique de l’IAE de Poitiers, indiquait que le SISSE, en charge, auprès de la Direction générale des entreprises (DGE), de veiller aux intérêts français, n’était pas suffisamment adapté et armé pour faire face à de telles prédations. François Gaüzère-Mazauric, doctorant en histoire le confirme : « L’intelligence économique est un impensé français ». Les Américains l’ont bien compris et l’histoire économique récente montre bien que le chemin pour la création de champions mondiaux du CAC 40, si chère aux derniers gouvernements, est entouré de cadavres, victimes de l’insouciance française face à la guerre économique menée dans le monde aujourd’hui, par les États-Unis, mais également l’Allemagne ou la Chine.
Après 36 années passées sous l’uniforme, le Général de corps aérien Emmanuel de Romémont a quitté le service actif en 2015. Au cours d’une riche carrière, il fût successivement pilote de reconnaissance et de chasse, commandant de deux escadrons, d’une base aérienne, chargé de mission puis général adjoint à la Délégation pour les Affaires Stratégiques, rapporteur auprès de la commission chargée du Livre Blanc sur la défense et la Sécurité nationale de 2008, et enfin en charge de la planification et de la préparation des opérations interarmées françaises (Serval en particulier). Conscient de l’importance du changement climatique, et notamment de la question de l’accès à l’eau, il a lancé depuis deux ans l’Initiative Plus d’Eau pour le Sahel. C’est avec une approche singulière, héritée de son expérience opérationnelle qu’il aborde ces problématiques avec nous, dans ce 14ème et dernier épisode de la série.
Dans cette série de grands entretiens, nous avons choisi de poser les mêmes questions à des personnalités du monde de l’écologie ayant chacune une approche, un métier, différents. Un tel projet est inédit et son but est de donner à voir comment chacun se complète pour esquisser les grandes lignes de l’urgente transition écologique. Chacun détient une partie de la solution, une partie des armes de la transition. La transdisciplinarité doit devenir une norme de travail, pas une exception.
La série Les Armes de la Transition existe aussi en format vidéo :
LVSL – Vous êtes général quatre étoiles de l’armée de l’air et vous dirigez, par ailleurs, l’initiative Plus d’Eau pour le Sahel. Que peutun général dans le cadre du changement climatique ?
Emmanuel de Romémont – Une des réponses au changement climatique, quelles que soient les origines, c’est la question de l’eau. C’est en ce sens là que ma présence est pertinente ici pour en parler et pour parler d’une autre question, celle de mon expérience. Ce qu’on peut dire, c’est qu’un général est quelqu’un qui a une vision du monde, qui a été confronté avec ce qui va ou ne va pas et qui a aussi une vision de l’impact que peuvent avoir les hommes quand ils veulent changer le monde : soit vers plus de bien, soit vers plus de mal. C’est un citoyen lucide sur l’évolution du monde, sur les facteurs perturbants qu’on voit à l’œuvre. Je crois comprendre assez bien les dynamiques des systèmes humains qui caractérisent le fondement de notre planète et ce sont ces systèmes-là qui peuvent évoluer, que l’on doit faire évoluer pour aller vers plus de paix et ça a été mon travail pendant plusieurs années.
C’est aussi un homme d’action qui agit en homme de pensée pour reprendre la fameuse phrase de Bergson, si on comprend bien les dynamiques de ces systèmes mis à l’œuvre, on peut trouver des voies pour améliorer et aller vers plus de paix. On connaît le prix de la guerre, on doit tout faire pour l’éviter. Dans les quelques années que j’ai passées sous l’uniforme (36 !), il y a une phrase qui m’a toujours marqué qu’utilisait souvent le général Georgelin : « vivre en surface vous punira d’avoir ignoré l’avenir qui toujours hérite. ». On hérite toujours des situations, des crises, des actes qu’on a faits ou pas faits et donc pour nos enfants à qui on emprunte la planète, pour reprendre l’expression de Saint-Exupéry, pour leur offrir quelque chose de plus beau, prospère, stable et développé, il faut bouger et réfléchir.
Mon grand sujet est de réfléchir à la façon dont on conduit des actions collectives, comment on fait œuvre collective. C’est tout le défi du changement climatique et toutes les conséquences à terme : passer à une réelle mise en application et à de réels progrès. Pour être concret, ce qui m’a beaucoup intéressé, c’est l’eau. Ayant été en Afrique, j’ai été frappé par le fait que c’était l’eau et l’éducation qui étaient à la racine de beaucoup de crises. Or, l’eau c’est la vie. On observe que le manque d’eau mène aux migrations, à l’instabilité, à l’insécurité. Garantir l’accès à l’eau c’est un rapport harmonieux à l’environnement : quand il existe, il y a de la paix, quand il n’existe pas, il y a insécurité, il y a un lien direct. Ce qu’on a pu observer en Afrique, notamment dans les zones qui m’intéressent, c’est que le militaire que je suis, le responsable d’opérations qui a été obligé de gérer des systèmes, perçoit qu’on peut essayer de changer certains paramètres de ce système eau et faire en sorte que les choses évoluent.
C’est vraiment mon cri depuis cette initiative que j’ai lancée en mars 2018 de façon tout à fait humble, de voir que le constat que j’avais posé initialement était conforté par certains et d’ouvrir peu à peu des portes, essayer d’ajouter une plus-value, mais en secouant un peu des idées reçues et en sortant de certaines logiques, en faisant du system thinker. Vous me demandiez ce qu’un général comme moi peut apporter : un opérationnel, quelqu’un qui a pensé le système peut apporter une capacité à faire du lien, à penser inter ligere, à faire de l’intelligence de ce qui met en lien. Personne n’a raison tout seul et n’apportera de réponse seul, c’est collectivement qu’on l’apportera, donc il faut penser « dynamique de système » à court, moyen et long terme, c’est la clef. L’eau est souvent un problème qui est traité parce qu’il y a urgence et les solutions sur l’urgence exigent qu’on réfléchisse sur les solutions à moyen et long terme.
C’est quelqu’un qui est habitué à passer de la pensée à l’agir, à traduire les intentions en réalité et à éviter que les choses n’empirent et en l’occurrence, on est là dans la volonté de rompre un cycle qui tend à plutôt se dégrader puisqu’il y a une perte de connaissances. En partant du principe qu’il y a un espoir, qu’on peut améliorer et qu’on peut sortir de ce paradoxe qui fait qu’aujourd’hui il y a des gens qui ont moins de six litres d’eau par jour, – non potable – alors que sous leurs pieds, il y a de l’eau souterraine. Il me semble aussi que le défi de l’Afrique est de passer à un usage plus marqué de l’eau souterraine et c’est à cette situation qu’on s’est attaqué. Il y a donc des solutions qui supposent qu’elles soient suffisamment exploitées, qu’on connaisse mieux les aquifères, les dynamiques de recharge et ça suppose qu’on remette la science, qu’on replace dans le système, qu’on mêle des temporalités différentes. C’est un système très complexe avec des gens qui agissent sur des temporalités différentes, et faire comprendre qu’aujourd’hui le fait de le penser en mélangeant les spécialités pouvait nous faire arriver à quelque chose, c’est ce que j’ai créé.
Si on se réfère à Lyautey, le lien entre sécurité et développement est acté, évident dans les zones rurales et il ne faudrait pas, qu’au motif qu’il n’y a pas de sécurité, laisser tomber les gens. De plus, il faut se rappeler que la paix romaine, la « Pax Romana » a été faite par un apport des aqueducs, donc ce n’est pas le rôle des armées qui est directement en cause. Le rôle des armées dans le soutien, la mise à disposition, etc., oblige une coordination sur le terrain entre les gens en charge de la sécurité et ceux en charge du développement. C’est vraiment le défi majeur, un défi pluridisciplinaire par essence. C’est là où je reviens à mon idée centrale, ce que peut apporter un général, c’est de revenir à la notion de strategos ou de stratos ageîn au temps des grecs. Dans la racine de strategos, agos c’est augmenter, c’est l’idée – pour les armées, on pourrait dire qu’il faudrait des « hydragos » – d’augmenter une capacité de coordonner l’ensemble des actions et c’est la difficulté d’aujourd’hui, on vit dans un monde cloisonné où chacun a une partie des savoirs. Néanmoins, nous pouvons aider à structurer une convergence des savoirs, mais cela suppose de se remettre en cause, ce à quoi on s’essaye. Un militaire sur un terrain en opération est un chimiste, quelqu’un qui change les données d’un système, on lui demande d’apporter la paix, la sécurité et donc il faut changer les facteurs et c’est ce qu’il faut faire aujourd’hui pour améliorer et sortir du cadre. C’est en ce sens-là que je fais le lien avec le climat pour qu’on puisse passer à une action positive, en appliquant ce que j’appelle l’intelligence opérative.
LVSL – Est-ce que vous pourriez nous décrire votre journée-type, en quoi consiste votre activité concrètement et quelle est votre méthode de travail ?
E.R. – Il n’y a pas de journée-type parce que c’est difficile : j’avance sur un terrain compliqué, nouveau, je ne prends la place de personne, j’essaie d’ajouter. Si on vient, c’est qu’il y a quelque chose d’utile et s’il faut coordonner, encore faut-il que les gens acceptent de se laisser coordonner. Et donc, il y a eu des phases : la phase de lobbying et la phase politico-stratégique avec notre participation au Forum sur la Paix et au Forum de Dakar où on a pu s’exprimer, ce n’est pas suffisant, mais ça permet de mobiliser les acteurs. La difficulté principale vient du fait de mobiliser les acteurs qui sont tout à fait différents, qui obligent même à des logiques capitalistiques, de business qui sont différentes. Comment mêler ça, c’est mon travail principal : assurer l’animation de réseau, de chercher et ensuite de porter les plaidoyers dans des enceintes différentes, créer de la confiance aussi parce qu’on vit dans un monde où la défiance règne et expliquer pourquoi.
En fait, je suis un peu le porte-parole d’un enjeu qui est supérieur, qui va paraître évident au bout d’un moment aux gens qui ne comprennent pas que finalement pour défendre, protéger, leur activité, ils ont intérêt à se connecter à quelque chose de supérieur et c’est ce qui se passe. C’est un travail de forme aussi, de présence, et depuis qu’on a mis en place tout ça, on essaie de faire vivre administrativement l’association et de participer, de travailler, sur ce qu’on appelle une zone-projet, c’est-à-dire des projets de zone. C’est ce qu’on essaie de mettre en place et d’acter : donner corps à l’idée et de structurer ces interactions.
Ma méthode de travail, ce n’est pas de faire un coup pour réussir, c’est d’apporter de la vérité et la vérité apportée par la science, mais on voit que la science est le paradoxe : on est dans un monde où les gens n’écoutent pas ceux qui savent. Il y a parfois des agences de développement humanitaire qui ne respectent pas ce temps, il est plus important de bâtir quelque chose de solide et surtout il faut bien poser le problème : à chaque zone, chaque pays, il y a des problèmes différents.
Alors, la journée-type, il n’y en a pas et aujourd’hui, c’est principalement de concevoir et essayer de convaincre les gens qu’il y a des solutions, un espoir. Il y a une phrase du maréchal Foch qui dit « ne pas subir » : on peut ne pas subir le destin, le monde change, évolue et nous sommes confrontés à un déficit d’adaptation donc ne restons pas les bras ballants, stop à l’aquoibonisme. Il y a des solutions et celles-ci passent par une approche du système : ça commence par expliquer aux gens que le système peut être revu, mais que ça prend du temps, ça commence à percoler, les gens voient l’ensemble du système et voient leur rôle positif, et ça suppose aussi des manières de faire un peu différentes.
Quelqu’un avait fait l’allusion que ce n’est pas l’anthropocène qu’on vivait, c’était le capitalocène, une époque capitalistique. Ce qu’on fait ou ne fait pas sur l’eau, pour revenir à ce qu’on hérite en termes d’histoire, est lié au fait que nous sommes des structures capitalistiques qui ont dominé. Dans cette économie du système-monde, l’eau n’a pas la place qu’elle mérite d’avoir, notamment au regard de l’impact de l’eau ne serait-ce que pour boire, pour vivre, pour la santé. De fait, nous sommes au début de quelque chose d’important, donc, mes journées, c’est parler aux gens, expliquer, participer à des soirées, faire venir des intervenants, motiver. Nous allons organiser une soirée avec Voix Africaines qui s’appelle « L’eau, une solution pour le Sahel », sans point d’interrogation. C’est un travail de pilote d’hélicoptère, on essaie de se situer à tous les niveaux et de créer humblement un momentum autour de moi et de trouver les ressources pour pouvoir avancer sur ce sujet passionnant, mais très complexe.
LVSL – Vous êtes bien toujours général de l’armée de l’air plus en service, mais en réserve ?
E.R. – Je suis en réserve de la République, je serai retraité à 67 ans ayant été pilote de chasse et de reconnaissance. Je suis parti à 55 ans, je ne suis plus en service actif, je suis en deuxième section ainsi en réserve, rappelable, et je peux apporter mon soutien aux services de la République. Je ne suis pas formellement en retraite, mais n’empêche que je peux m’exprimer et mener mes activités pour le bien commun, en tout cas, c’est ce qu’on essaie de faire.
E.R. – Mon but c’est de faire en sorte de mettre en place une structure qui permette de convaincre qu’il existe des solutions aux problèmes que l’on rencontre dès lors qu’on accepte de les regarder : le problème de l’accès à l’eau, de la gestion de l’eau, l’accès à la connaissance, la gouvernance et l’éducation… Mon but principal est de faire comprendre que si les réponses sont d’ordre systémique, le problème est systémique avant tout et ça tient à l’organisation des réponses que l’on peut apporter et à la façon d’orchestrer. C’est pour cette raison que je voudrais parler à la fois de méthode, de forme et de fond parce que tous ceux qui ont étudié savent et ont connaissance qu’il y a des eaux souterraines au Sahel, qu’on peut mieux faire en matière d’éducation, de gouvernance, qu’il faut un peu changer la manière de faire, que tous ces grands programmes se heurtent à un cloisonnement excessif des zones et qu’il manque cet agrégat, cette assurance de continuité. Bien sûr, le contexte est difficile, mais on peut y arriver en pensant les choses notamment au travers de zones-projets.
La deuxième conviction dans l’idée qu’il y a de l’espoir, c’est que l’histoire passe par la science. La science de l’eau peut être placée au cœur du dispositif, mais comme on n’investit pas et que le monde économique n’a pas suffisamment investi, on se retrouve souvent avec un monde du développement, un monde humanitaire, qui ne prend pas assez en compte les analyses scientifiques. Il y a, de fait, un décalage qui se fait, et c’est très dommage, parce que vous répétez les mêmes choses, les mêmes causes reproduisent les mêmes effets, donc on répète les mêmes erreurs. Avec la pression démographique, le réchauffement climatique, etc., on ne peut plus considérer que ce qui a marché jusqu’à maintenant va continuer de marcher, ce serait ignorer l’avenir qui, toujours, hérite et donc, nous sommes en devoir d’utiliser des possibilités. Aujourd’hui, même à distance, avec les satellites, les analyses, l’onde radar, les croisements de bases de données, etc., il y a des découvertes scientifiques qui ont montré que l’on pouvait mieux connaître les dynamiques de recharge, les flux, les transferts verticaux et que ça peut être modalisé de façon différente. On peut transmettre ce savoir et l’acquérir, pour que les gens puissent se l’approprier.
Sur la méthode, mon objectif c’est de convaincre que si nous voulons faire collectif, il faut changer les modes de coopération, que tout le monde y trouve son intérêt. La compétition, c’est bien, mais pour fabriquer sur le sujet, il faut peut-être qu’on arrive à penser, à croiser les savoirs et qu’on mette les gens au service de la science dans une logique de service. C’est pour cette raison que j’ai proposé un concept il y a un an et demi, au Forum de la Paix, d’opérations de Paix et Eau associées sur une zone-projet qui visent à faire converger l’ensemble des actions et à mettre le système sous contrainte. C’est une logique de science appliquée, mais appliquée sous contrainte puisque l’argument c’est que la science serait sur le long terme et qu’à court terme, on ne ferait que les actions d’urgence, ce qui est faux.
Ma conviction, c’est qu’il y a deux mondes : de la paix et de l’eau. Le monde de la paix, c’est le monde d’où je viens, le monde de la sécurité, des colloques politico-militaires-stratégiques et tout le reste. Ce monde ignore les possibilités qu’a l’eau, ne connaît pas les contraintes et toutes les protections obligées alors que le monde de l’eau est très technique. Tout le monde a besoin de se rejoindre et donc on peut agir collectivement et faire en sorte que ça marche. C’est d’ailleurs pour cette raison que j’ai développé un concept qui s’appelle l’intelligence opérative qui consiste à avoir quelque chose où vous êtes sûrs d’appliquer sur le terrain – ce qu’on fait en opérations militaires, mais ce n’est absolument pas réservé au monde militaire. Cette capacité de passer de la pensée à l’action, c’est ce qu’une de vos personnes interviewées a exposé dans le fameux GAP (Projet d’Anatolie du Sud-Est).
Pour ce faire, on peut penser de façon intelligence opérative, c’est-à-dire, au moment où on planifie, où on conçoit une opération, une action, que ce soit en termes d’éducation ou de connaissances. Il faut déjà prendre en compte la possibilité qu’elle a de s’appliquer sur le terrain, ses conséquences et cette connexion avec les populations, le local est fondamental. C’est, de fait, le paradoxe de l’eau : c’est un enjeu local, mais les réponses qu’on pourra apporter doivent être globales. Ce n’est donc pas une globalisation, mais c’est un mélange à orchestrer et ça suppose, encore une fois, l’humanité de manière générale. Si on y réfléchit, au-delà des barrières classiques en tant qu’être humain, on doit et on peut faire preuve et bâtir une œuvre collective, mais ça suppose qu’on remette en cause certaines barrières assez classiques qui n’ont plus lieu d’être pour moi, qui pourtant existent et perdurent, et surtout que les mondes se parlent et que les sphères communiquent. Moi, qui suis un peu un spécialiste des neurosciences à ma manière, je suis convaincu que c’est lié à un déficit de connexion entre les différentes psychés des uns et des autres, mais dès lors que les gens font un effort pour se comprendre en prenant en compte les contraintes culturelles, on peut s’y structurer, si chacun peut y trouver sa place. C’est compliqué, mais c’est l’objectif concrètement.
LVSL – Compliqué ou complexe ?
E.R. – C’est complexe et compliqué à la fois. Le problème est complexe parce qu’il est multidimensionnel et compliqué à organiser, à structurer, mais face à un problème complexe, il y a des méthodes pour le résoudre comme l’intelligence opérative, l’analyse par les systèmes. Quelque chose m’interpelle beaucoup quand on analyse, c’est la logique de cause à effet. Les actions que l’on fait ont des impacts à l’horizon 5 ans, 10 ans… Il y a toute une série de causes qu’on identifie qui peuvent générer des effets, c’est ce qu’on peut atténuer. Il faut penser à toutes les interactions et s’asseoir face à une complexité, mais est-ce que ce n’est pas notre rôle d’homme de rendre lisibles des systèmes complexes et de trouver des réponses ? En tout cas, ça, c’était mon métier, de rendre les choses lisibles et de trouver une action. En tant qu’hommes, nous sommes astreints à la simplicité : dans l’action, on est simple. Nous devons essayer de faire en sorte que l’action que nous menons soit la plus dirigée et la plus pertinente au regard de ce double « complexe et complexité ».
LVSL – Est-ce que vous pourriez nous livrer trois certitudes que vous vous êtes forgées tout au long de votre carrière ?
E.R. – L’art de discourir, comme disait Jean Guitton, c’est de répéter ce que l’on vient de dire, « Le secret de tout art d’exprimer consiste à dire la même chose trois fois : on dit qu’on va la dire, on la dit, on dit qu’on l’a dite. ». Qu’il y a des solutions et qu’on peut sortir du paradoxe, c’est une certitude, j’en suis intimement convaincu. Je suis rentré à la faculté, j’ai obtenu un master où j’ai pu discuter avec des scientifiques : il y a des solutions et on peut dépasser le débat des origines du réchauffement climatique, la question de l’eau est centrale, c’est ma première certitude.
La deuxième, c’est qu’il faut lobbyer et je remercie LVSL de m’aider à lobbyer parce qu’il faut absolument mobiliser les gens qui commencent à le comprendre. Depuis deux ans, les gens s’aperçoivent qu’on manque d’eau en France, on parle de plus en plus de la guerre de l’eau, on voit des articles apparaître, les événements de canicule ont montré qu’on avait besoin d’eau et c’est quelque chose qui nous interpelle dans notre quotidien. C’est ce qu’on vient de vivre en Australie et c’est la preuve qu’il y a quelque chose, qu’il y a un investissement, une structuration de l’économie et du politique, qui est en inadéquation complète avec les besoins vitaux auxquels nous sommes confrontés. Il faut donc que ça redevienne une priorité, il faut replacer l’eau sur l’agenda politique.
Ensuite, la troisième partie, ce sont les concepts que nous avons développés, basés sur une vision des systèmes qu’on a mise en place et sur l’idée que les systèmes peuvent évoluer, et pour ce faire, je vous ai parlé de l’intelligence opérative : c’est l’exigence permanente de prendre en compte les contraintes-terrains à tous niveaux.
On a développé ce concept opérations de Paix et Eau et de zones-projets, en prenant acte qu’aujourd’hui – et c’est paradoxal –, aucun appel d’offres n’est structuré par rapport à cette logique là. Nous avons une règle en aviation qui dit « keep it simple so that things work » : pour que les choses marchent, il faut les simplifier, et ce qu’on a proposé est assez simple, mais c’est tellement simple que ce n’est pas comme ça que les choses se font (administrativement notamment). Je dirais donc que les concepts, pour moi, c’est concevoir les opérations de Paix et Eau, réaliser les zones-projets et penser intelligence opérative. Chaque système a ses difficultés et il faut mener des actions de lobbying, essayer de travailler sur les causes qui produisent les mêmes choses. Le conservatisme n’est plus de mise, il y a vraiment quelque chose auquel il faut réfléchir et nous nous situons à travers ces concepts dans l’idée d’amener les gens par eux-mêmes à trouver des solutions de façon différente, de les mettre autour de la table pour qu’ils puissent réfléchir. Mais ce n’est pas nous qui avons les solutions, il serait bien arrogant de penser qu’on les a depuis Paris, donc il faut considérer que c’est une initiative complètement africaine : elle est au service de l’Afrique et des besoins de l’Afrique, c’est comme ça qu’elle a été conçue.
LVSL – Si on devait transformer ces certitudes en politiques publiques, ça donnerait quoi ?
E.R. – Les politique publiques, c’est quelque chose que je connais assez bien pour avoir participé au livre blanc sur la défense de la sécurité nationale. Si on situe l’eau comme un objectif de la sécurité nationale et que celle-ci exige que plusieurs politiques publiques concourent à ce besoin-là, on a besoin d’Affaires étrangères, de Défense, de protection des installations pour protéger l’accès des gens et leurs données, etc. Ça implique le Ministère de la Santé, le Ministère de la Recherche, de l’Enseignement supérieur etc., c’est un défi interministériel. Avant même de chercher à le traduire, je le traduirai en termes de sécurité au sens où la sécurité est la finalité, mais n’amène pas forcément des moyens militaires. Pour avoir la sécurité, il faut du développement, de l’éducation, de l’eau, il faut de tout. Les points d’application, c’est justement de trouver des zones-projets et c’est ce qu’ont fait les nigériens à travers ce qu’ils appellent leur complexe d’eau et sur lequel ils font converger des actions qui sont à la fois sociales, sociétales, etc.
Les Nigériens ont développé un concept qui fait intervenir à la fois une dimension sécuritaire (c’est-à-dire la dimension des militaires pour protéger), des hydrogéologues, des géologues, des ingénieurs, des sociologues, etc. Leur vision est une vision multidisciplinaire qui cherche à croiser les disciplines et c’est pour cette raison que ce défi est « politiques publiques » au pluriel.
La plus-value, elle sera non seulement de penser les politiques publiques, mais de penser à la mise en œuvre des politiques publiques. C’est aujourd’hui le défi de tous les pays : l’intergouvernemental, l’interagence, la coordination entre les différentes actions. Pour traduire cet état de fait, si on devait faire un livre blanc sur l’eau et le parallèle avec ce que j’ai fait, l’eau devrait être considérée comme une priorité par tous les ministères, il faudrait remettre l’eau dans l’agenda. Le ministère de la Défense est aussi concerné par le fait que le coût du transport de l’eau pour les soldats est à plus de 50% du coût de la logistique, c’est énorme, et donc rien que ça justifie un investissement et de repenser les choses.
Si on calcule en termes de coût, vous avez un coût à ne pas investir sur la connaissance qui se traduit à terme. On prend souvent l’exemple des forages, mais celui-ci a un coût mêlé, il y a un taux d’échec d’à-peu-près 75%. Ce qu’on dit dans notre démarche, c’est qu’il faut investir sur la connaissance pour réduire le coût général, donc, il y a une réflexion sur l’économie. Pour l’eau, trouver des mécanismes de manœuvre d’application, faire un investissement ad hoc, s’interroger sur le rôle des armées au sens de la Pax Romana – pas un sens direct comme la construction d’aqueducs qu’ils avaient fait mais au sens de la contribution et du soutien des actions de développement –, faire des choix de priorités et peut-être faire un livre blanc et acter que l’eau est un enjeu de crise.
Ce qui me frappe aujourd’hui, c’est qu’on n’accepte pas de considérer que l’eau est un enjeu de crise et pour moi, il n’y a pas de crise : il y a crise et post-crise. La crise est permanente, il faut la traiter comme telle, les militaires ont l’habitude d’aller sur le terrain de crise et d’y rester 5 ou 10 ans. Donc, on intègre cette notion de durée et il y a des réponses qui peuvent être apportées dans le court, le moyen et le long terme en espérant que la cohérence des actions qu’il y a entre les trois domaines fera qu’à la fin, les choses auront progressé. Nous sommes dans la construction de cathédrales, ce sont des constructions à long terme à l’instar de ce qui s’est fait pour le canal de Provence.
Pour aller loin, je propose dans le cadre de politiques publiques de créer des « water crisis teams », des équipes de crise eau, de penser des choses, d’avoir une logique plus opérationnelle et englobante en tenant compte de toutes les dimensions. C’est le concept de « total force », que les Australiens ont utilisé, où il y a un leadership qui est assuré par certains organismes. Ce ne sont pas les militaires qui ont le leadership, ils viennent en soutien. Il y a des gens du acting, du leading et du supporting dans le monde militaire, on agit souvent avec une logique de supporters-supporting, le soutenu et le soutenant, et sur ces questions-là, il y a une vraie réflexion sur qui apporte quoi, il y a une question de structuration. Le ministère le plus concerné par les questions d’eau, c’est le ministère de l’Agriculture et je pense que c’est à lui de créer ce genre de structure, d’être le leader et d’être soutenu par les autres.
LVSL – Pour la France, on imagine une structure interministérielle qui conduirait une telle politique de l’eau, mais par rapport au Sahel, admettons que des ONG ou même l’AFD investissent dans des stations de forage, vous parliez du rôle de l’armée pour notamment protéger ces stations, est-ce que ça présuppose une présence française accrue au Sahel par exemple, pour protéger les stations de forage de Boko Haram, dans le cadre où une force G5 Sahel n’est pas encore structurée. Comment vous articulez l’urgence qu’il y a à établir ces stations de forage avec l’urgence sécuritaire et la présence française ?
E.R. – Il y a plusieurs questions qu’il faut séparer. Le rôle des militaires est différent dans les pays, les pays africains sont souverains et il y a des zones où seuls les militaires ou les forces de sécurité peuvent aller. Les militaires français doivent rester dans ce que, par mandat, ils ont à faire. Qu’ils conçoivent le besoin de protéger, de mieux prendre en compte les besoins de moyen terme et de long terme dans la planification, que les militaires qu’ils soient africains ou européens qui participent à cette opération prennent en compte les contraintes d’eau et de facto, la question de la survie des populations et leurs conditions de vie me semblent tout à fait légitimes.
LVSL – Est-ce qu’ils ont les moyens, à court terme ? Au Mali, nous sommes confrontés à une percée des forces djihadistes qui empêchent de conduire à bien certains projets de développement. Est-ce qu’on peut dire aux armées du Sahel de prendre en compte cette réalité ?
E.R. – Oui, nous avons les moyens. Le problème, c’est une question de choix, mais encore une fois, attention à ne pas focaliser l’image de l’eau sur le forage. Si l’idée générale est de faire quelque chose qui permette de créer des conditions, il y a des zones secure et il suffit de faire la théorie de la tache d’huile. Vous avez une zone que vous sécurisez, vous créez un havre de paix, ça évolue peu à peu et on en fait de plus en plus. Il n’y a pas des zones d’insécurité permanente partout, il faut commencer à rompre ce cycle et c’est exactement ce que font les Nigériens à travers le complexe d’eau, c’est-à-dire la capacité qu’ils ont à penser dans les zones rurales, à sécuriser, à mettre des endroits où on apporte aux populations une certaine garantie et une sécurité à travers un accès à l’eau vérifié. La sensibilisation des militaires et des gens qui sont chargés de protéger à ces questions là est tout à fait normale. Il faut effectivement protéger ces infrastructures, mais le fait de connaître en amont l’endroit où on va forer, ce sont des choix stratégiques.
Dans la région du lac Tchad, où il y avait une partie de Boko Haram, il y a des endroits où on peut décider de créer des zones plus stables en fonction de la connaissance de l’eau. On parle de migration des populations, du déplacement des villes comme Nouakchott à cause de la montée des eaux, de structurer, anticiper le déplacement des populations ce qui n’avait pas été bien fait dans la crise des Grands Lacs puisque l’une des raisons de la mort de certaines personnes, c’est qu’on les avait amenées, aidées, à migrer dans des zones où il n’y avait justement pas assez d’eau. Le besoin de connaissance en eau devient une dimension stratégique et qui dit stratégie dit forcément implication du monde de la sécurité et du monde militaire.
LVSL – Quel devrait être le rôle de votre discipline dans la planification de la transition écologique ? À quel niveau votre discipline devrait intervenir par rapport à la décision publique ? Vous parliez d’intergouvernementalité, mais est-ce qu’on pourrait penser une institution qui pourrait faciliter cette prise de décision ?
E.R. – Je pense que là on se retrouve dans la même difficulté qu’on a de penser les choses au sens strategos, de l’action, comment on peut mettre en place et coordonner, ce n’est pas une discipline en tant que telle. La question clé, c’est la multiplication des disciplines et leur orchestration qui est nécessaire, on a la même difficulté sur la stratégie, mais sur celle-ci on a la science politique au-dessus et le stratège est au service du politique.
On pourrait d’ailleurs, si on fait le parallèle avec les armées, mettre en place des hydragos ; si on considère qu’agos c’est agir, c’est organiser, et dans le mot stratégie il y a stratos, c’est la dimension armée et là, il s’agit d’organiser, de leader, de diriger quelque chose à court, moyen ou long terme au profit de questions d’eau. Donc, y réfléchir à la place de la discipline et proposer une façon de le penser, c’est ce qu’on propose : penser système, penser intelligence opérative, penser la mise en œuvre et penser à organiser à travers ce concept d’hydragos, une hydrogouvernance, un peu plus large que la seule gestion intégrée des ressources qui ne me semble pas couvrir tout ça. On est renvoyé à la capacité d’agir. Idéalement, il faudrait une structure qui éduquerait – autrefois, on avait les administrations d’outre-mer qui formaient les gens à gérer des projets collectifs –, et on pourrait réfléchir à quelque chose qui permettrait de former les gens.
Il faut faire du ad hoc et si on l’applique à l’Afrique, ce sont des pays souverains donc ce sont à eux de décider. La question c’est comment – et en n’ayant pas de discours colonialiste – ils ont besoin d’aide, nous pouvons apporter la science, mais tout dépend du contexte. Il y a des zones différentes, donc il faut adapter à chacun des contextes et c’est pour ça que l’idée de monter des consortiums est une des raisons principales pour lesquelles on aborde les zones-projets en lien avec l’IRD (Institut de Recherche pour le Développement). Je travaille de plus en plus aussi avec des organismes comme Up2green qui font de la reforestation parce que je suis convaincu qu’on peut appliquer des connaissances scientifiques en trois ans, cinq ans, des durées assez courtes, les mettre en œuvre, les développer, les renforcer, mieux connaître les ressources en eau pour faire les bons choix en termes d’agriculture, de reforestation, et avoir des effets positifs. Ce qui intéresse la population c’est de voir le positif. Ceci suppose encore une fois qu’il y ait une cascade – on emploie le mot dans l’intelligence opérative – de bons choix stratégiques, c’est ce qu’il faut organiser et c’est difficile. C’est pour cette raison que je pense que le multiaxe est important. Alors, faudrait-il une structure ? Peut-être que des « water crisis teams » pourraient être une partie de la réponse.
LVSL – Si un candidat à la présidentielle vous donnait carte blanche pour l’aider à élaborer son programme, très concrètement, quelles sont les idées que vous lui soumettriez ?
E.R. – Si on réfléchit aux objectifs, il faut que ce soit un programme réaliste, qui plaise, qui soit populaire, qui marche. Pour qu’il marche, il faut garantir aux populations l’accès à l’eau, la garantie de sa qualité, qu’on puisse réhabiliter et protéger les ressources. Un livre blanc sur l’eau, ça a déjà été testé et ça pourrait être une première approche politique pour sensibiliser. Un chercheur (Patrick Flicoteaux) a développé l’idée d’avoir un wikiwater, c’est-à-dire d’avoir un partage de données et de structurer la donnée. Aujourd’hui, et c’est paradoxal, le monde de l’eau n’est pas structuré, les normes ne sont pas les mêmes et les données ne sont pas structurées de la même façon. On pourrait envisager de structurer ce partage, d’améliorer et de créer une banque de données, ça, c’est une première idée qui serait centrale et qui plairait. On pourrait créer aussi une espèce de « multi-home », un centre de multicompétences qui réfléchirait sur la dimension recherche et application de la recherche. Il y a un Water Management Institute qui pourrait faire réfléchir, qui soit une sorte de Futuroscope, un « Wateroscope », un endroit qui réunit les gens et qui les implique sur des modes d’enseignement, qu’on retrouve en Finlande, en Israël, en Angleterre dans les universités de Cambridge et d’Oxford où on multiplie les savoirs et où on croise, d’entrée de jeux, les compétences.
Ce que le futur candidat pourrait proposer aussi c’est un rôle des armées : les mettre dans une logique de soutien, de concevoir les opérations. Aujourd’hui, le Sahel renvoie cette question là et c’est une des choses qui est sortie du sommet de Pau, le besoin de trouver des solutions différentes. On sait très bien qu’il n’y a pas de solution militaire à une crise, les militaires répètent sans cesse que c’est lié à des questions de développement et qu’il faut lier les deux. Ce que le futur candidat aura à faire, c’est réfléchir à la question économique de l’eau. La gratuité ou le faible coût de l’eau reste un problème et des études montrent que même si le prix de l’eau à la consommation par les habitants n’a pas augmenté de facto, le coût des infrastructures et de leur entretien augmente et de fait, il y a des modèles économiques qui ne sont pas viables à long terme et qu’il faudra revoir. La question de l’eau est donc importante.
Pour revenir et porter un tropisme qui est le mien plus sur les relations internationales, je reviendrai sur cette idée de proposer une action internationale sur l’eau en disant que si l’eau est bien managée, si elle est bien conçue, c’est un problème stratégique qui doit être traité comme tel. L’investissement qu’on fait sur la dissuasion nucléaire et sur un certain nombre de choses, pourquoi ne pas le faire sur l’eau ? Un candidat à l’élection présidentielle motivé, ayant des idées modernes, pourrait trouver là quelque chose de motivant et aller aussi vers, peut-être, une idée d’acceptation plus facile. On parle souvent d’ingérence, d’armée d’occupation, de fait, quand on va dans un pays, au début on aide et ensuite, on devient une partie du problème. Une contribution – un peu ce qui vient de se faire en Australie où les moyens se sont mobilisés mais encore une fois indirects – pourrait être réfléchie et pensée et on pourrait apporter une capacité à travers le génie dans certaines zones où il n’y a que les militaires qui peuvent aller. Je sais qu’au Canada, quelqu’un a créé une association d’anciens du monde du génie militaire pour apporter des solutions, il y a un savoir-faire extraordinaire et surtout une réactivité très forte et ça pourrait être une source de progrès. En fait, on se heurte dans ces mondes-là, dans ces zones (rurales et insécurisées) à un défi de réactivité et il ne faudrait pas que ce soit que militaire. Le rôle fondamental des militaires c’est d’apporter les conditions pour que l’humanitaire puisse apporter quelque chose. Cette réactivité que peut apporter le monde militaire doit être réfléchie et sur les questions d’eau, il faudrait éviter encore une fois qu’on intervienne qu’au dernier moment et qu’on apporte de l’eau aux gens que quand ils sont en train de mourir. J’espère que nous ne serons pas obligés de chercher de l’eau sur Mars avant d’avoir exploité tous les aquifères qu’on a sous la terre ou qu’ils soient complètement dilapidés.
LVSL – Est-ce que vous travaillez avec des gens de disciplines différentes et si oui, comment ?
E.R. – Oui, parce que l’ADN de notre initiative c’est de mêler les disciplines, des juristes, des militaires, des spécialistes au niveau international du développement, de l’informatique, de tout. Par essence, on est dans un contact, on est dans le pluridisciplinaire voire plus. On est en contact avec des mondes qui ont des logiques différentes et c’est là où je suis plutôt optimiste parce que quand les gens comprennent l’enjeu, on peut dépasser la logique de l’organisation où l’on est. En ce sens là, oui, on est en contact avec des gens différents et je note aussi avec bonheur que le monde de l’eau est un monde agréable parce que ce sont des gens – peut-être parce que la logique de profit n’est pas évidente – qui sont retraités, engagés, et restent mobilisés sur ces questions là et on peut capitaliser sur le savoir.
Je formule le vœu que ces opérations de communication, comme celle que je suis en train de faire ici, puissent servir à faire comprendre qu’il faut élargir la réflexion à plus de milieux, à plus de gens concernés, comprendre les dons qu’ils font, donner pour l’eau en amont en sachant que l’eau est à la racine, à l’origine, de tous les problèmes y compris des problèmes de santé. Ainsi, on découvre maintenant les qualités et les défauts d’eau, et on sait très bien que la qualité de l’eau de surface en Afrique est à l’origine de plein de maladies et si nous voulons agir sur la prévention, il faut agir en amont. Nous sommes appelés à appliquer de plus en plus de disciplines, la preuve : tous les spécialistes reconnaissent les conséquences sur l’étude du réchauffement climatique, mais dès qu’on réfléchit aux solutions, on tombe sur l’eau.
Une des grandes questions de l’agriculture de demain, c’est la consommation en eau donc, oui, il faut confronter et multiplier les savoirs. Pour reprendre un terme militaire, dans notre monde, on est marqué par la friction clausewitzienne, c’est-à-dire la friction des points de vue, il faut accepter que les gens se frictionnent entre eux, c’est de la friction que sort la vérité. Si chacun reste dans son tuyau avec ses certitudes et travaille dans son coin, c’est l’eau qui commande et quand on voit les taux de pollution générée à certains endroits par une application excessive de pesticides ou autres, ça ne peut qu’interpeller. Il y a donc une histoire de proportions et il me semble essentiel de mettre le politique en position d’arbitrer de façon juste sur ces questions là.
LVSL – Êtes-vous plutôt optimiste ou pessimiste quant à la faculté de l’humanité à relever le défi climatique ?
E.R. – Pour moi, c’est un non-sujet. De fait, je n’ai le choix que d’être optimiste, de préférer l’optimisme de la pensée, l’optimisme de la volonté ou le pessimisme de l’humeur, et de refuser une forme d’aquoibonisme. En tout cas, on ne peut pas rester les bras croisés, l’humanité est faite de groupes humains qui se sont organisés, qui ont fait preuve d’œuvres collectives, qui ont construit des cathédrales au sens propre comme au sens figuré. Ainsi, nous n’avons pas le droit d’ignorer qu’il y a des situations qui peuvent être améliorées, nous n’avons pas le droit d’ignorer cette phrase d’un auteur inconnu « Vivre en surface vous punira d’avoir ignoré l’avenir qui toujours hérite ». Nous n’avons pas le droit de vivre en surface, donc, que nous soyons optimistes ou pessimistes, il faut retrousser ses manches, l’homme a créé par son activité, aujourd’hui, des impacts qu’on mesure, qui nous amènent à chercher de l’eau, alors, il faut le faire le plus intelligemment possible.
Là où je suis peut-être un peu plus nuancé ou un peu pessimiste, c’est qu’effectivement, nous avons une vraie réflexion de système. Quand vous entendez aujourd’hui des gens qui vous disent que ce qui était fait dans les années 50 pour le canal de Provence par des politiques, le choix d’investir pour les générations d’après et de créer des choses qui permettent aujourd’hui à toute la région de Marseille et de Provence de bénéficier d’un niveau d’eau suffisant, ne serait pas possible pour des questions de temporalité, ça interpelle et laisse pantois. On risque d’être passif et d’assister benoîtement à une catastrophe. Je ne suis pas un adepte des révolutions, le monde a besoin d’évolutions, mais il faut les penser. Les hommes à certains moments ne se comprennent pas et ça pose un problème, d’où l’impact des neurosciences, de réfléchir sur le langage et ainsi de vous remercier pour m’avoir permis d’essayer d’expliquer une démarche qui vise à coordonner et à structurer l’émergence du savoir et la création d’un collectif. Je suis donc optimiste, mais dans l’eau, dans les questions stratégiques, vous avez la notion d’intention mêlée de plusieurs intentions, celles de nature stratégique, dans une logique de pouvoir. Il faut tout prendre en compte, ne pas faire preuve de naïveté, mais la création d’une voix politique structurée, comme l’a fait en son temps Churchill dans « never surrender », est possible, il ne faudrait peut-être pas attendre que ce soit le dernier moment pour le faire et c’est le message : agir avant les souffrances engendrées. L’humanité a le choix de souffrir un peu, beaucoup ou pas du tout et il faudrait éviter qu’elle souffre beaucoup. Il faut qu’on change notre regard par rapport à la souffrance de certains, qu’on revoie certains paradigmes, certaines visions des relations internationales et du monde, c’est ce que nous essayons de faire modestement à travers cette démarche de l’eau.
Retranscription : Dany Meyniel et Malak Baqouah
Retrouvez l’ensemble des épisodes de Les Armes de la Transition dans le dossier suivant (écrit) :
L’Irlande vient de vivre un séisme politique. Le Sinn Féin, parti de gauche qui défend l’unification avec l’Irlande du Nord, a devancé les deux partis de droite traditionnels, le Fine Gael et le Fianna Fáil. Ce résultat, inédit dans l’histoire politique de l’Irlande depuis son indépendance en 1920, est la conséquence des luttes menées ces dernières années contre les politiques d’austérité et pour la conquête du droit à l’avortement et au mariage homosexuel. Texte originel de Ronan Burtenshaw pour Jacobin, traduit par Florian Lavassiere et édité par William Bouchardon.
Le weekend électoral des 8 et 9 février marquera l’histoire irlandaise. Pendant près d’un siècle, la vie politique de l’île a été dominé par le duopole des partis de droite Fianna Fáil et Fine Gael. Récemment encore, en 2007, ces deux partis concentraient 68.9% des votes. Ce weekend, ce chiffre est tombé à 43.1%. Sinn Féin, parti de gauche favorable à l’unification de l’Irlande, a remporté l’élection avec 24.5% du vote populaire. Il aurait pu être le parti majoritaire de l’assemblée s’il avait été en mesure de présenter plus de candidats (les élections législatives irlandaises fonctionnent selon un système de vote préférentiel qui vise à approcher une représentation proportionnelle, ndlr). Néanmoins, l’espace vacant profita à d’autres partis allant du centre-gauche à la gauche radicale. Pendant ce temps, le Parti Vert, parti de centre-gauche comptant quelques activistes radicaux dans ses rangs, a reçu 7.1% des suffrages exprimés et 12 sièges à l’assemblée, un record.
Les sondages de sortie des urnes témoignent d’un vote générationnel. Parmi les 18-24 ans, Sinn Féin remporte 31.8% des votes alors que les Verts réalisent 14.4%, la gauche radicale People Before Profit (Le peuple avant les profits, ndlr) 6.6%, les Sociaux-démocrates 4.1% et les autres partis de gauche font également de bons résultats. Parmi la frange des 25-35 ans, les chiffres sont équivoques, Sinn Féin remportant 31.7% des votes d’adhésion. Un chiffre presque similaire à celui exprimé en faveur de Fine Gael et de Fianna Fáil réunis (32.5%). Le dernier sondage Irish Times/IPSOS MRBI réalisé avant l’élection montre également une forte division de classe. Le Sinn Féin remporte à peine 14% des suffrages des classes moyennes et aisées (catégorie dite AB), tandis qu’il remporte 33% des votes exprimés parmi les ouvriers et les chômeurs (catégorie DE). Du côté des ouvriers qualifiés (C2), les 35% du Sinn Féin rivalisent quasiment avec les 39% exprimés en faveur des deux partis de droite Fine Gael et Fianna Fáil.
Les Verts réalisent leur plus haut résultat (16%) parmi la catégorie des classes moyennes et aisées. Mais même au sein de ce groupe, l’électorat vert rejoint celui du Sinn Féin sur les enjeux liés à cette élection : 32% d’entre eux placent le système de santé comme leur premier sujet de préoccupation et 26% considèrent qu’il s’agit du logement. L’insatisfaction du statu quo politique et économique a donc indéniablement été la première motivation du vote.
Une révolte contre l’austérité
Ce tournant était en germe depuis quelques temps déjà. Depuis une dizaine d’années, la scène politique de l’Irlande est en pleine mutation. En 2010, lorsque la déroute du système bancaire irlandais fut à son paroxysme et que la Troïka imposa son amer agenda de mesures d’austérité, il semblait qu’une brèche favorable à un changement s’ouvrait. Le Parti travailliste irlandais (Irish Labour Party) remonta à plus de 30% dans les sondages suite aux manifestations de masse des syndicats contre l’injustice d’un sauvetage du système bancaire payé par les travailleurs ordinaires.
Finalement, le Parti travailliste rassemblera 19.4% des votes, son plus haut score, mais choisit de trahir ce mandat et de participer au gouvernement d’austérité avec Finn Gael. L’histoire de la gauche irlandaise est jonchée de ce genre de calamités. Toutes les alternatives de gauche qui réalisèrent une percée, de Clann na Poblachta dans les années 1940 au Workers Party/Democratic Left and Labour aux travaillistes eux-mêmes en 1992, finirent par soutenir l’un ou l’autre des partis de droite. Après les élections de 2011, Sinn Féin devint l’alternative, même si beaucoup d’observateurs ont cru que ce phénomène se dissipait.
En 2014, l’enfant modèle se rebelle. Les tentatives de la coalition Fine Gael-Labour de faire payer l’eau ont déclenché une colère d’ampleur inédite. Après tant d’années de coupes budgétaires et de gel des salaires, cette nouvelle taxe régressive a fait exploser le profond mécontentement populaire.
Pendant quelques années, l’Irlande fut l’égérie des politiques d’austérité de l’UE. Alors que la Grèce, l’Espagne, l’Italie et le Portugal connurent des manifestations de grande ampleur et des changements sur le terrain politique, l’Irlande paraissait relativement calme. Les commentateurs internationaux s’émerveillaient devant la stabilité de ce système politique.
Mais en 2014, l’enfant modèle se rebelle. Les tentatives de la coalition Fine Gael-Labour de faire payer l’eau ont déclenché une colère d’ampleur inédite (en Irlande, l’eau est gratuite quel que soit le montant consommé, ndlr). Après tant d’années de coupes budgétaires et de gel des salaires, cette nouvelle taxe régressive a fait exploser le profond mécontentement populaire. Pour beaucoup, l’implication de l’oligarque Denis O’Brien dans l’installation des compteurs d’eau indiquait qu’il s’agissait d’une première étape vers la marchandisation de l’eau irlandaise et la privatisation du réseau.
S’ensuivirent des confrontations dans les campagnes pauvres et les provinces ouvrières du pays où les habitants s’opposèrent aux tentatives d’installation des compteurs d’eau. Pour coordonner cette lutte, les partis de gauche et les syndicats mirent sur pied une vaste campagne, Right2Water (littéralement droit à l’eau, ndlr). 30.000 manifestants étaient attendus lors dela première manifestation, ilsfurent finalement plus de 100.000 (l’Irlande compte 4,8 millions d’habitants, soit un niveau comparable au 1,5 million de manifestants le 5 décembre 2019 en France, ndlr). Durant l’année qui suivit, les manifestations à 6 chiffres s’enchaînèrent et l’enjeu de l’eau devint ainsi le cri de ralliement de la profonde frustration à l’égard de l’establishment irlandais.
Une nouvelle génération progressiste
Parallèlement, une nouvelle génération d’adultes a vu le jour en Irlande. L’effondrement économique irlandais les a touchés de plein fouet : baisses des aides sociales, création de frais de scolarité universitaire, salaires précaires, loyers élevés,chômage… Comme les générations précédentes, beaucoup ont émigré, maintenant le contact à leur pays grâce aux nouvelles technologies, et beaucoup ont fini par revenir.
Cette génération est la plus progressiste de l’histoire irlandaise. Les scandales à répétition liés à l’Eglise, qui ont marqué l’histoire de l’Irlande depuis des décennies, les ont exaspéré : du couvent de la Madeleine à “l’affaire X” en passant par les bébés morts de Tuam. En réponse, de jeunes activistes se mobilisèrent pour défier la constitution, particulièrement conservatrice, et la position de pouvoir qu’elle offre à l’Eglise Catholique.
En 2015, l’Irlande devient le premier Etat au monde à légaliser le mariage homosexuel via un référendum. L’écart du résultat, 62% contre 38%, fut une surprise pour beaucoup mais indiquait surtout l’arrivée de profonds changements. Les transformations étaient si profondes que même les partis de droite ont adopté des positions plus progressistes sur les enjeux de société. Pour la nouvelle génération d’Irlandais, il était temps de débarrasser le pays des vieilles attitudes réactionnaires qui avaient rendu possibles autant d’injustices.
Mais même après le succès fracassant du référendum sur le mariage pour tous, obtenir le droit à l’avortement n’était pas une mince affaire. L’avortement a longtemps été un sujet controversé dans la politique irlandaise, et le référendum de 1983 avait conduit le pays à adopter l’une des législations les plus restrictives du monde occidental. Même “l’affaire X” de 1992, lorsqu’une jeune fille de 14 ans victime d’un viol se vit refuser le droit de sortir du territoire pour avorter, échoua à changer la donne.
C’est la mort de Savita Halappanavar en 2012 qui fut décisive. Halappanavar s’était vu refuser un avortement qui aurait pu lui sauver la vie dans un hôpital de Galway et une sage-femme déclara à la famille que c’était en raison du fait que « l’Irlande est un pays catholique ». L’indignation populaire donna lieu à des marches et veillées et à la formation de nombreux groupes pro-choix, souvent dirigés par de jeunes activistes s’engageant pour la première fois en politique. En 2014, l’affaire Savita fut suivie d’un autre scandale: une femme dénommée “Y” obtint l’asile en Irlande et découvrit qu’elle était enceinte suite à un viol dans son pays natal. Au lieu de recevoir l’avortement qu’elle avait demandé, “Y” fut contrainte d’accoucher par césarienne, même après qu’elle eut refusé de s’alimenter et de boire, et clairement énoncé ses intentions suicidaires.
Cet épisode donna naissance à une campagne pour l’abrogation du huitième amendement, qui avait fait entrer l’interdiction de l’avortement dans la constitution irlandaise en 1983. En 2018, après des années de lutte, les activistes réussirent à organiser un nouveau référendum sur la question et le résultat fut encore plus spectaculaire que celui concernant le mariage homosexuel : 66.4 % pour la fin de l’interdiction d’avorter en Irlande.
Vers une nouvelle République
Pour une grande partie de cette nouvelle génération, les frustrations économiques et celles sur les questions sociétales vont de pair. Depuis la victoire sur la question de l’avortement, les mobilisations contre la crise du logement ont connu une recrudescence en Irlande. Cette crise est le résultat direct des politiques favorables aux promoteurs immobiliers, un refus de construire des logements sociaux et un laisser-faire dans la régulation.
Le coût exorbitant des loyers a démoli les niveaux de vie et la perspective d’une vie décente de la jeune génération. La voix d’Eoin Ó Broin, porte-parole du Sinn Féin pour le logement, fait écho chez ces jeunes grâce à son argumentaire décryptant les décisions politiques qui ont conduit à cette situation et offrant une solution politique pour changer la donne. Les classes populaires, où la proportion de « travailleurs pauvres » augmente sans cesse, sont également très impactées par cette crise du logement. De plus en plus d’Irlandais rejoignent les rangs des sans-abris alors qu’ils sont employés à temps complet. Un nouveau record de 10.514 personnes SDF a été atteint en octobre, mais les chiffres réels sont sans doute plus élevés.
L’année 2019 a également battu des records en termes de nombre d’hospitalisés contraint de séjourner sur des brancards (108.364) alors que la liste d’attente de malades en attente de rendez-vous dans les hôpitaux est aussi au plus haut (569.498). L’hégémonie des partis de droite dans la politique irlandaise a conduit le pays à ne jamais réellement développer de système de soins digne de ce nom comme c’est le cas au Royaume-Uni avec le service national de santé (NHS). Conjugué à un financement insuffisant et à une gestion défaillante, cette situation a créé une grave crise sanitaire.
Cette réalité contraste avec le récit porté par le Fine Gael et le Fianna Fáil, qui soutient son gouvernement au parlement sans en faire partie. Sur la scène internationale, “Ireland Inc.” est présentée comme un modèle de réussite ayant réussi à rebondir après la récession grâce à son statut de paradis fiscal.
Deux Irlandes sont apparues : l’une profitant du boom des investissements étrangers dans les secteurs de la finance, du pharmaceutique et des technologies et l’autre contrainte de s’accommoder de ce système économique, celui d’un coût de la vie élevé sans progression significative des salaires.
En réalité, deux Irlandes sont apparues : l’une profitant du boom des investissements étrangers dans les secteurs de la finance, du pharmaceutique et des technologies et l’autre contrainte de s’accommoder de ce système économique, celui d’un coût de la vie élevé sans progression significative des salaires. Début février, c’est cette nouvelle Irlande des jeunes et des classes qui rejette le duopole Fine Gael/Fianna Fáil et recherche des alternatives qui s’est exprimée par le vote. Elle exige un vrai renouveau politique qui rompe avec des décennies de politiques sociétales et économiques de droite, qui s’attaque à la crise climatique et construise un monde plus juste. Pas seulement au Sud mais sur l’île toute entière, c’est-à-dire unifiée.
Dans Erin’s Hope, le célèbre socialiste irlandais James Conolly écrit sur la nécessité de rebâtir les fondations de l’Irlande sur une base progressiste. Selon lui, le rôle de la gauche est de « de susciter un nouvel esprit du peuple » et de « mobiliser à nos côtés la totalité des forces et facteurs sociaux et politiques de mécontentement ». La percée électorale du Sinn Féin et plus largement la montée en puissance d’une vaste alternative de gauche contre Fine Gael et Fianna Fáil est une avancée décisive dans cette mission historique. Mais la route est encore longue. Désormais, l’heure est à la convergence de ces forces et facteurs de mécontentement dans le cadre de la formation d’un gouvernement capable d’apporter une alternative.
L’énergie de changement déployée par l’élection a des chances d’être freinée par les négociations pour former une coalition qui pourraient accaparer des semaines, voire des mois. Il est tout à fait possible que cela aboutisse à la formation d’un autre gouvernement dominé ou incluant un des vieux partis de la droite irlandaise. Selon la presse, une “super coalition” incluant Fine Gael, Fianna Fáil et les Verts pourrait être à l’ordre du jour.
Échapper à ce scénario suppose un mouvement d’une grande ampleur capable de fédérer les différents partis de gauche, les syndicats, les mouvements sociaux et les organisations de la société civile, un mouvement qui soit capable d’éviter que la volonté d’une alternative ne retombe en résistant aux assauts de ceux qui veulent que cette rébellion contre l’establishment irlandais n’ait pas de lendemain. La base d’un tel mouvement populaire est claire : celle d’une nouvelle république qui tourne la page de la longue histoire de politiques conservatrices de l’Irlande et qui refonde intégralement le système politique et économique. Une Irlande qui, comme le déclara Connolly, « offre pour l’éternité des garanties contre le besoin et la privation, à travers l’assurance la plus sûre que l’homme ait jamais reçu… la République Socialiste d’Irlande ».