Contre la décroissance néo-malthusienne, défendre le marxisme

Marx décroissance - Le Vent Se Lève
Elsie Russel, Prometheus, 1994

Face au désastre écologique provoqué par la croissance, il faut ralentir. Face aux dégâts générés par les grands projets industriels, il faut se recentrer sur l’échelon local. Contre un techno-solutionnisme prométhéen, il faut oeuvrer à la sobriété par le bas. Ces slogan sont emblématiques de la pensée « décroissante », en particulier telle que la théorise l’auteur à grand succès Kohei Saito. Son oeuvre, au retentissement considérable, prétend s’inscrire dans l’héritage marxiste. Mais bien loin de prolonger le Capital, elle reconduit les postulats malthusiens des adversaires de Karl Marx. Et contient des directives stratégiques catastrophiques pour les écologistes. Par Matt Huber, professeur de géographie à l’Université de Syracuse, auteur de Climate Change as Class War (Verso, 2022) et Leigh Philipps, journaliste et auteur de Austerity Ecology [1].

NDLR : cet article, critique de la décroissance, ne reflète pas l’opinion de l’ensemble de la rédaction du Vent Se Lève en la matière – un article favorable à cette notion a notamment été publié ici. De même, les analyses de John Bellamy Foster et de Kohei Saito, critiquées dans l’article qui suit, ont été analysées de manière approbative ici et ici.

Presque chaque jour, les gros titres nous livrent de nouvelles manifestations de la cherté de la vie quotidienne pour des millions de personnes – de l’inflation (tirée par les profits) à la crise du logement en passant par l’envolée des coûts de l’éducation et de la santé. Dans le monde capitaliste avancé, depuis plus de quatre décennies, les travailleurs ont souffert des attaques contre les services publics, de la désindustrialisation, d’emplois de plus en plus précaires, de salaires en stagnation.

Pourtant, un nombre croissant d’écologistes en viennent à affirmer qu’en raison de la crise climatique, les travailleurs consomment… trop. Qu’ils devraient se serrer la ceinture pour permettra la « décroissance » de l’économie occidentale afin de respecter les limites planétaires. Les partisans de la « décroissance » mettent en avant les compensations qu’ils obtiendraient en échange : une multitude de nouveaux programmes sociaux et une réduction de la semaine de travail.

Pour autant, puisque les travailleurs des pays riches sont des acteurs du « mode de vie impérialiste » – partenaires, avec la classe capitaliste, de l’exploitation des travailleurs et des ressources du Sud – ils devront, selon le théoricien japonais du « communisme décroissant » Kohei Saito, abandonner « leur style de vie extravagant ». Ils ne sont pas exploités et précaires, ajoute Saito, mais plutôt « protégés par l’invisibilité des coûts de [leur] mode de vie ».

Il semble à première vue incohérent de souhaiter une organisation victorieuse des travailleurs pour conquérir des salaires plus élevés, tout ajoutant que leur mode de vie est non seulement extravagant, mais carrément impérial. Aussi cet enthousiasme pour l’idéologie de la « décroissance » ne semble-t-il compatible ni avec un horizon socialiste, ni avec une perspective syndicale, et encore moins avec la critique marxiste du capitalisme.

Pourtant, les idées de Saito – qui ne se contente pas de suggérer une hybridation entre décroissance et marxisme, mais proclame également que Marx était le théoricien originel de la décroissance ! -, ont trouvé un important écho au sein de la gauche écologiste non marxiste et des « éco-marxistes » auto-proclamés.

Doit-on réellement abandonner la critique marxiste du malthusianisme (que l’on définira ici comme une adhésion à la thèse de limites fixes à la croissance), ainsi que l’horizon marxiste d’une « libération de la production » des contraintes irrationnelles du marché ? La popularité des thèses de Saito impose d’interroger ces lignes directrices. Et de constater l’incompatibilité entre une perspective décroissante et une perspective marxiste traditionnelle.

Ralentir

Kohei Saito est un professeur de philosophie associé à l’Université de Tokyo. Son premier livre, L’écosocialisme de Karl Marx : le capital, la nature et la critique inachevée de l’économie politique, a remporté le prix Isaac et Tamara Deutscher Memorial en 2018. Dans cette publication, Saito s’inspire des carnets scientifiques de Marx – en particulier ses notes sur les écrits de l’un des fondateurs de la chimie organique, le scientifique allemand Justus von Liebig, et leur influence sur les analyses de Marx à propos de ce qu’il nomme la « fissure irréparable » entre les déchets biologiques urbains et le sol rural.

La théorie de la rupture métabolique souffre d’une croyance non scientifique en un « équilibre » naturel, que serait venu perturber le capitalisme. L’histoire de la vie sur Terre n’est aucunement celle de cet équilibre fragile

Saito soutient que Marx aurait été préoccupé de manière croissante par les limites naturelles au développement capitaliste de l’agriculture. Ce que l’auteur ne mentionne pas, c’est que bon nombre de ces limites supposées ont ensuite été surmontées par le développement d’engrais azotés de synthèse. Mais ce qui préoccupe avant tout Saito, c’est de défendre que Marx était bien davantage préoccupé par les contraintes écologiques que les lectures « prométhéennes » de sa pensée ne l’admettent.

La notoriété de Saito a récemment explosé. Sa publication Le Capital dans l’Anthropocène a été vendue à cinq cent mille exemplaires au Japon, et sa traduction anglaise, Slow Down : the Degrowth Manifesto (Ralentir : le manifeste décroissant) a également été un succès de librairie. Sa publication suivante, Marx dans l’Anthropocène (2022), développe bon nombre des mêmes arguments présentés dans son premier livre, et lui a valu une popularité marquée à gauche.

Dans ces textes, Saito précise l’objet de son attaque contre ce qu’il nomme le « socialisme productiviste » : une lecture supposément erronée du marxisme, qui déboucherait sur un « plaidoyer prométhéen (pro-technologie, anti-écologie) pour la domination de la nature ».

Saito concède que sa lecture lui vient de théories écologistes non marxistes – qui estiment que Marx embrassait un développement économique et technologique illimité -, mais ajoute que « même des marxistes définis comme tels ont admis cette faille ». Initialement, ceux que Saito nomme les « écosocialistes de la première vague » – Ted Benton, André Gorz, Michael Löwy – ont défendu que l’aspect « prométhéen » de la pensée marxiste constituait une erreur, et que Marx vivait en un temps qui l’aurait empêché d’appréhender les questions environnementales. Ainsi, le marxisme devait être corrigé, ou du moins complété, par une analyse « écologique ».

Mais dans les années 1990 et au début des années 2000, les « écosocialistes de la seconde vague », notamment John Bellamy Foster et Paul Burkett, ont réexaminé les textes de Marx et prétendu y découvrir une « dimension écologique ignorée ou censurée ». Marx n’avait finalement pas besoin d’être corrigé !

Saito se pense comme l’initiateur de la prochaine étape de ce processus. Il ne se contente pas de prétendre qu’il existe une dimension écologiste marquée dans la pensée de Marx. Il ajoute qu’au cours des années 1870, celui-ci a initié une rupture si radicale dans son analyse du capitalisme que l’appréhension écologiste des « limites » est devenue la base même de sa critique de l’économie politique. Non seulement Marx n’a pas besoin d’être corrigé par une prise en compte des limites naturelles, mais la totalité de sa critique est fondée sur celles-ci !

En dernière instance, Saito vise à construire un marxisme d’un genre nouveau, fondé sur la reconnaissance de limites fixes – et de la soumission à celles-ci – : « puisque la terre est finie, il est évident qu’il existe des limites biophysiques absolues à l’accumulation de capital ». Ces « limites biophysiques objectives de la Terre », la technologie peut les repousser, mais seulement « dans une certaine mesure » : les lois de l’énergie et de l’entropie constituent « des faits objectifs, indépendants des relations sociales et de la volonté humaine ».

L’adhésion à l’idée de limites naturelles et fixes renvoie immédiatement à une forme de néo-malthusianisme – ce mouvement des années 1960 qui a étendu la hantise de Thomas Malthus à l’égard des limites de la production agraire aux limites à la production tout court (par rapport à une supposée surpopulation).

Le renouveau néo-malthusien a été inauguré par la publication, en 1968, du best-seller incroyablement raciste de Paul Ehrlich, La bombe populationnelle, qui estimait que la croissance démographique humaine dépasserait les capacité de la biosphère à la soutenir – et prédisait des dizaines de millions de morts supplémentaires par la faim dans les années 1970 (précisément marquées par une hausse de l’espérance de vie et un reflux de la sous-nutrition). Dans la même veine, on trouve le « Rapport » du Club de Rome de 1972, Halte à la croissance ? (The Limits to Growth).

Récemment, une telle perspective a été reconduite sous la bannière de neuf « frontières planétaires », fondées sur les recherches du Centre de résilience de Stockholm : changement climatique, pollution par l’azote et le phosphore, stérilisation des terres, etc.

Saito, comme la plupart des « décroissants », souhaite ne pas jeter le bébé malthusien avec l’eau du bain de la surpopulation : il veut se débarrasser de cet aspect de la pensée de Malthus, pour mieux conserver l’idée centrale du respect de limites naturelles. « Si [la reconnaissance des limites] compte comme du malthusianisme, alors le seul moyen d’éviter le piège malthusien serait le déni dogmatique des limites naturelles en tant que telles ».

Cette croyance en la fixité des limites – que l’on parle de démographie ou de ressources – méconnaît des caractéristiques fondamentales de la condition humaine. Il ne suffit pas de dire que la production se heurte aux limites naturelles au-delà d’un certain point : elle est toujours et partout contrainte par des limites naturelles. Et celles-ci, loin d’être intangibles, peuvent être surmontées par la science et la technologie, alliées à un horizon égalitaire (ou, pour reprendre la formule de Hal Draper : « Prométhée plus Spartacus »). C’est le sens de la célèbre critique de Malthus développée Friedrich Engels en 1844, fondée sur « la science – dont le progrès est aussi illimité et au moins aussi rapide que celui de la population ». Ce qui est vrai de la science par rapport à la population l’est également de la science par rapport aux matières premières et à l’énergie que la population utilise. Du reste – qui plus est à l’heure de l’exploration spatiale – la Terre n’est plus la seule source possible d’énergie…

Pour prendre un exemple plus concret, l’une des limites planétaires du Centre de résilience de Stockholm réside dans la quantité de gaz à effet de serre que l’on peut émettre, avant de dépasser des températures mondiales irréversibles. Autrement dit, la limite climatique représente une limite à la quantité d’énergie fossile que nous pouvons utiliser sans causer de graves dommages. Cette limite énergétique est bien réelle, mais elle est également contingente. Lorsque nous transiterons vers des sources d’énergie propres telles que le nucléaire, l’éolien et le solaire, cette limite liée au climat aura été dépassée.

Comme nous le savons trop bien, de tels changements ne se produisent pas spontanément. La question à se poser est celle de savoir comment les relations de production peuvent inhiber ou favoriser le dépassement des limites.

Séparation d’avec la nature

Les écrits de Saito s’appuient souvent sur le travail de John Bellamy Foster, rédacteur en chef de la Monthly Review. Foster soutient que, contrairement à l’idée répandue selon laquelle Marx était un partisan de la révolution industrielle, le vieil homme avait en réalité développé une théorie de la « rupture métabolique » bien plus critique à son égard.

La théorie de la « rupture métabolique » affirme que le mode de production capitaliste a entraîné une rupture dans les interactions – normales et saines – entre la société et la nature, qui serait à l’origine des problèmes environnementaux. Les éléments empiriques de Foster résident dans quelques notes de bas de page de Marx et des extraits de ses carnets – notamment relatifs au troisième volume du Capital.

Marx fait référence aux découvertes de Justus von Liebig sur la fertilité du sol. Il y écrit que le capitalisme produit « des conditions qui provoquent une rupture irréparable dans le processus interdépendant du métabolisme social, un métabolisme prescrit par les lois naturelles de la vie elle-même. »

En d’autres termes, l’urbanisation capitaliste génère une concentration de la population, dont les déchets ne peuvent pas être recyclés de manière assez rapide pour renouveler le sol. Liebig décrit cette dislocation comme un « vol », qui conduit à la dégradation ultime du sol.

La théorie de la « rupture métabolique » de Foster soutient donc que Marx a étendu l’analyse de Liebig concernant la fertilité du sol à l’ensemble de la relation entre la société et la nature. Et qu’ainsi, la volonté capitaliste d’une croissance toujours plus forte génère une surexploitation irréparable de la fertilité du sol – ce qui vaut pour la fertilité du sol valant pour tous les processus naturels. Le capitalisme a donc perturbé des processus « naturels » – une perturbation qui fonctionne comme une séparation, ou une aliénation, de l’humanité par rapport à la nature, analogue à la manière dont les travailleurs sont aliénés par rapport au produit de leur travail.

Saito va plus loin. Il étend et inverse la position de Foster. Alors que pour Foster, la critique marxiste du capitalisme implique une théorie de la « rupture métabolique », pour Saito, le « concept de métabolisme » de Marx est « au fondement de son économie politique. »

Dans Marx dans l’Anthropocène, Saito ayant établi que le « métabolisme » est au cœur du marxisme écologique, il procède à ce qu’il faut bien décrire comme une attribution de bons et mauvais points à divers penseurs, tels qu’István Mészáros, Rosa Luxemburg, Georg Lukács, et surtout Friedrich Engels. Saito les évalue en fonction de leur compréhension de l’importance du « métabolisme ».

Il célèbre ainsi Mészáros, qui « a grandement contribué à comprendre correctement le concept de métabolisme de Marx comme le fondement de son économie politique ». Luxemburg, quant à elle, « a compris » la rupture métabolique au niveau « international », mais elle a trébuché à la dernière étape, dans la mesure où elle a « formulé sa théorie du métabolisme contre Marx » – ayant échoué à lire la dimension écologique de ses textes.

Engels, enfin, aurait entravé l’éveil de Marx à la décroissance dans les années 1870. Il lui est notamment reproché d’avoir retiré le mot « naturel » dans le passage cité au-dessus sur la « rupture irréparable » (dans le manuscrit original, on peut lire : « processus entre le métabolisme social et le métabolisme naturel »). Pour Saito, cette simple suppression prouve qu’Engels agissait pour contester la centralité de l’écologie dans la pensée marxiste – ce qui aurait conduit à un fossé entre les deux penseurs. Dans un récent article, même Foster est sceptique : « il est discutable que la suppression de “métabolisme naturel” ait changé substantiellement le sens du passage original de Marx. »

Saito semble manifester peu d’intérêt pour les écrits de ces penseurs, une fois passée en revue leur adhésion à la théorie de la « rupture métabolique ». Lukács est loué pour mobiliser le concept ; mais si on lit l’intégralité du texte que Saito cite avec approbation, il prend des accents résolument « prométhéens » que ce dernier récuse par ailleurs. Lukács proclame en effet que « la société socialiste est […] l’héritière de tous les immenses accomplissements que le capitalisme a réalisés dans le domaine de la technologie ».

Au coeur de nombreux penseurs clés du marxisme – sans parler du mouvement socialiste historique inspiré par Marx -, on trouve l’idée que le socialisme libérera la production des entraves imposées par le capitalisme. Saito ne s’y intéresse pas.

De la même manière, il ignore cordialement les dizaines – voire les centaines – d’autres penseurs clés du canon marxiste et du mouvement socialiste, de Lénine à Trotsky, de Sylvia Pankhurst à Nikolai Boukharine, favorables à une libération de la pleine potentialité des forces productives. Pour eux, il semblait acquis qu’à un certain stade du développement des forces productives (les connaissances scientifiques, la technologie, le travail, la terre et les ressources naturelles, etc), elles seraient contraintes par les rapports sociaux : les détenteurs de capitaux, en effet, ne vendent des marchandises et n’embauchent des salariés que pour réaliser des profits – toute marchandise non profitable n’est pas produite. Le rôle de la révolution sociale est de libérer la production de ces contraintes imposées par le capitalisme.

Pour étayer ses propos, Saito affirme que Marx a rien de moins qu’abandonné une vision « matérialiste historique » au moment de la publication du premier volume du Capital en 1867, puis dans les années 1870

C’est une thèse centrale du matérialisme historique. Et ses manifestations contemporaines abondent. Durant la pandémie de Covid, l’intérêt pour toute l’humanité de produire des vaccins n’a été que trop évidente ; et l’on a vu comment cette démarche a été irrationnellement bridée par la quête de profit des multinationales de la santé. Ainsi, alors que le marché limite la production à ce qui est rentable, le socialisme peut produire bien davantage. C’est un prisme que l’on peut appliquer aux enjeux climatiques : une multitude de solutions existent, mais elles ne sont pas rentables.

Mais ces citations sélectives effectuées par Saito ne seraient pas si graves, s’il ne considérait Marx et la petite fraction de marxistes de son choix comme des prophètes – plutôt que comme des théoriciens faillibles.

La rupture métabolique du capitalisme ?

Avant d’aller plus loin, arrêtons-nous pour réfléchir à ce que signifie réellement le « métabolisme » en biochimie, aux découvertes de Liebig sur la nutrition des sols, et à ce que les écologistes et les biologistes évolutionnistes ont à dire sur la possibilité d’une « rupture » par rapport au « métabolisme » naturel.

Pour Saito et Foster, les passages pertinents de Marx concernent une découverte majeure de Liebig : les éléments chimiques – potassium, phosphore, et surtout azote – sont essentiels à la croissance des plantes. Aujourd’hui, nous savons que dans tout organisme (pas seulement les plantes), l’azote devient la base de l’ARN et de l’ADN, et il est également, avec d’autres ingrédients, transformé en acides aminés – constitutifs des protéines à partir desquelles sont fabriqués à peu près tous les tissus d’un organisme. Chez les plantes, l’azote, avec d’autres substances, est transformé en feuilles, en tiges, et en tout ce qui la constitue comme plante. Lorsque les animaux mangent ces plantes, l’azote qu’elles contiennent est utilisé pour fabriquer nos propres protéines, notre ADN, et tout le reste de nos tissus.

Le métabolisme – Stoffwechsel en allemand (littéralement : « changement matériel »), est un terme biochimique qui désigne l’ensemble de ces réactions au sein d’un organisme. Il se décline en deux formes : le catabolisme — la décomposition des molécules, comme lorsqu’une bactérie sectionne la liaison d’une molécule d’azote — et l’anabolisme — la construction de nouvelles molécules, comme lors de la fabrication de protéines par les plantes et d’autres organismes. Le métabolisme constitue simplement ce cycle complet.

Liebig a décrit le déclin de la fertilité du sol comme un processus selon lequel ces nutriments chimiques sont absorbés par les plantes, puis par les humains et les animaux domestiques qui les consomment. Ainsi, si ces nutriments ne retournent pas au sol à partir de nos excréments, de notre urine, et de nos corps après notre mort, ils ne font que quitter le sol dans une seule direction : essentiellement de la campagne vers la ville, dans les égouts et finalement vers les océans. C’est ce que Liebig, de manière compréhensible, qualifie de « vol ».

À partir des analyses de Liebig, Foster et Saito effectuent une toute autre affirmation : ce « système de vol » est spécifique à l’histoire du capitalisme. C’est le point central de toute leur approche écosocialiste : si l’on trouve chez Marx une théorie expliquant comment le capitalisme détruit la nature en vertu de ses lois, on accouchera d’une théorie marxiste expliquant pourquoi le capitalisme doit être remplacé par le socialisme.

Le problème est double. Premièrement, il n’est pas clair que ce que Marx ou Liebig décrivent puisse être considéré comme spécifique au capitalisme. Le « vol » en question semble caractériser la civilisation urbaine elle-même, au sein de laquelle les élites contrôlent le travail et les ressources d’une périphérie rurale. On retrouve une telle dynamique dans des contextes aussi variés que celui de la Rome antique ou de l’empire maya (qui ont toutes deux fait face à des problèmes écologiques liés à l’exploitation urbaine d’une périphérie rurale).

On peut bien sûr considérer que le capitalisme a intensifié l’urbanisation (et générer un prolétariat urbain de masse), mais on a là une différence de degré par rapport aux sociétés préexistantes.

D’autre part, la théorie de la rupture métabolique souffre d’une croyance non scientifique en un « équilibre » naturel, que serait venu perturber le capitalisme. L’histoire de la vie sur Terre n’est aucunement celle de cet équilibre fragile : bien plutôt celle d’un changement dynamique constant. De la première extinction de masse causée par la production d’oxygène moléculaire par les cyanobactéries aux multiples bouleversements causés par des éruptions volcaniques mondiales, la planète n’a jamais cessé de connaître des conditions changeantes, entraînant à son tour un changement évolutif perpétuel – et la dynamique subséquente d’extinction et de spéciation.

Ainsi, le mode de production capitaliste – ou tout autre – n’est que la dernière manifestation d’un ensemble de pressions sélectives évolutionnaires. Notre comportement – qui se manifestent par de nouvelles pressions sélectives évolutionnaires – peut toutefois menacer notre propre espèce, en détruisant les services écosystémiques dont nous dépendons. La dégradation de la fertilité des sols agricoles, le changement climatique, la pollution par l’azote, etc, représentent des menaces vitales. Mais elles ne peuvent être interprétées comme une rupture avec un « équilibre » préexistant, qui n’existe pas.

Il faut ajouter que l’activité humaine qui menace les services écosystémiques n’est pas propre au capitalisme. L’extinction de masse de la mégafaune du Pléistocène tardif, probablement due à la surchasse humaine ou à la compétition pour les ressources, et qui a entraîné la disparition de créatures telles que les mammouths laineux, les tigres à dents de sabre et les rhytines de Steller, précède non seulement la « civilisation », mais parfois même l’émergence de l’Homo sapiens. Elle a commencé avec nos ancêtres hominidés.

Il faut ajouter que la présentation de Liebig effectuée par Foster et Saito est trompeuse : en agronomie, Liebig est bien un pionnier, mais pas pour ses analyses sur le « vol » subi par les sols. Il est en revanche connu pour être le « père des engrais ». Il n’a pas seulement mis en lumière le caractère unidirectionnel du flux des nutriments dans la production agricole… il a utilisé cette découverte pour imaginer comment corriger ce processus. Il a ainsi contribué à développer des engrais azotés ; par la suite, dans les premières années du XXe siècle, on doit à Fritz Haber et Carl Bosch un procédé de transformation de l’azote atmosphérique en ammoniac. On peut dater de cette découverte le moment où les famines, comme problème structurent de l’histoire humaine, deviennent un anachronisme. Grâce à la diffusion de ces innovations, auxquelles il faut ajouter les techniques d’irrigation, de production céréalière à haut rendement, de mécanisation, d’engrais chimiques et de pesticides, la mortalité par la faim a drastiquement reculé en Asie au cours des années 1950 – sous l’impulsion de la « Révolution verte ». Celle qui subsiste aujourd’hui est entièrement politique – et ne découle d’aucun « vol » que l’on infligerait aux sols.

Les critiques de la Révolution verte dénoncent à juste titre les grandes entreprises qui en ont profité, ainsi que la destruction de la petite agriculture paysanne qui en a découlé. Aux premiers, il faut rappeler qu’une agriculture mécanisée visant à économiser de la main d’oeuvre n’est pas le propre du mode de production capitaliste. Et il n’est pas interdit de rappeler aux seconds que la destruction de la petite agriculture paysanne correspond à la manière dont le marxisme envisage le prélude au socialisme…

Il faut bien sûr ajouter que ces nouvelles technologies créent de sérieux problèmes. Le procédé Haber-Bosch, qui utilise du gaz naturel comme source d’hydrogène, est intensif en carbone ; le ruissellement des nutriments agricoles, en l’absence de régulation et d’infrastructures appropriées, peut provoquer des proliférations d’algues nocives en mer, etc. Il s’agit là d’un phénomène bien connu : la résolution de problèmes en crée de nouveaux, qui doivent eux-mêmes être résolus. Et dans une perspective marxiste, en régime capitaliste, cette résolution des problèmes est entravée par… la non-rentabilité des solutions.

En d’autres termes, la société capitaliste n’est pas une rationnelle, et l’allocation des ressources est simplement déterminée par la recherche du taux de profit maximal. De là, son inaptitude à résoudre les problèmes environnementaux majeurs causés par son usage des technologies. Une telle analyse n’exige pas d’adjoindre au corpus marxiste une quelconque « rupture métabolique ».

Marx a-t-il abandonné le matérialisme historique ?

Dans ses deux ouvrages récents, Saito consacre de nombreuses pages à critiquer ce qu’il nomme le nouveau « socialisme utopique ». À travers lui, il vise ceux (comme Aaron BastaniNick Srnicek, et Alex Williams) qui soutiennent que le développement technologique capitaliste ouvre la voie à un avenir socialiste d’abondance (qualifié par Aaron Bastani de « communisme de luxe entièrement automatisé »). Ironiquement, c’est Saito lui-même, féru de municipalisme écologique et d’agriculture localiste, qui promeut précisément ce qu’Engels dénonçait comme « socialisme utopique » !

Saito affirme que la majorité des marxistes ont été piégés par la version précoce de la pensée de Marx (il blâme en particulier les Grundrisse de 1857-58 et la préface canonique de 1859 à la Contribution à la critique de l’économie politique). Pour étayer ses propos, Saito affirme que Marx a rien de moins qu’abandonné une vision « matérialiste historique » au moment de la publication du premier volume du Capital en 1867, puis dans les années 1870.

On aurait tôt fait de surestimer l’audace de ces affirmations dans Marx dans l’Anthropocene. Saito y déclare que de nouvelles conceptions « ont contraint Marx à abandonner sa formulation antérieure du matérialisme historique », qu’il « n’était plus en mesure de soutenir le caractère progressiste du capitalisme », enfin que « Marx a dû rompre complètement avec le matérialisme historique tel qu’il était traditionnellement entendu ». Saito affirme que cet abandon était central pour Marx – « ce n’était pas une tâche facile pour lui. Son monde était en crise ». Il met en regard cette conversion de Damas avec la notion de « rupture épistémologique » de Louis Althusser, que l’on trouverait entre les premiers écrits (hégéliens et humanistes) de Marx et son marxisme ultérieur, véritablement scientifique.

Saito comprend à juste titre que le concept clé de ces débats est le statut des « forces productives ». Le matérialisme historique traditionnel reconnaît que cette théorie de l’histoire suppose que le capitalisme joue un rôle progressiste grâce à ses tendances au développement des forces productives – non seulement grâce aux machines, qui permettent d’économiser de la main-d’œuvre, mais aussi grâce à une division du travail qui serait davantage coopérative, et à un savoir scientific collectif. Ce développement crée les conditions matérielles et les systèmes de production socialisés qui pourraient – pour la première fois dans l’histoire – abolir la pénurie et poser les fondements de l’abondance pour tous.

La lecture de Saito repose sur l’argument selon lequel Marx aurait commencé à envisager la technologie et les machines comme étant le produit de relations sociales exclusivement capitalistes. Ainsi, ce que Saito nomme les « forces productives du capital » seraient de bien peu d’utilité dans un avenir socialiste ! Saito affirme qu’elles « disparaîtront avec le mode de production capitaliste », et va même jusqu’à dire qu’en ce qui concerne la technologie, le socialisme devra « repartir de zéro dans de nombreux cas ».

Pour être juste, Saito exprime quelques réserves sur cette lecture : « Marx reconnaît sans aucun doute le côté positif de la technologie moderne et des sciences naturelles, qui prépare les conditions matérielles pour l’établissement du “royaume de la liberté” ». Il semble ainsi faire droit à un marxisme plus traditionnel… mais uniquement dans des endroits isolés de son texte.

Sur ce point, Saito ne manque pas d’incohérence. Il affirme que l’on ne pourra continuer à utiliser des technologies entachées par les relations sociales capitalistes, mais – répondant à ceux qui craignent que cela replonge l’humanité dans un âge de ténèbres – ajoute que certaines de ces technologies continueront bien sûr à être utilisées dans une société socialiste. Même si l’on ignore cette contradiction, selon quels critères établit-il que telle technologie héritée de l’époque capitaliste a droit de cité sous le socialisme, et que telle autre doit être abandonnée ?

Saito s’appuie sur la distinction d’André Gorz entre les technologies « ouvertes » et « technologies verrous ». Il rejoint ici diverses critiques antimodernistes de la technologie, qui se situent en-dehors de la tradition matérialiste historique. Elles rejoignent en revanche l'”économie bouddhiste” d’un E. F. Schumacher, auteur du célèbre Small is Beautiful, plaidoyer pour une technologie “appropriée” et décentralisée mais vaguement définie (ce qui exclut immédiatement tout système de santé public à l’échelle nationale), ou les théologiens Jacques Ellul ou Ivan Illich, opposés à la médecine moderne et à la société industrielle en général.

De manière caractéristique, Saito écrit : « un exemple principal de technologie verrou est l’énergie nucléaire » – au mépris de son rôle qui semble de plus en plus incontournable dans la lutte contre le changement climatique et la pollution de l’air. Un lecteur sceptique froncerait les sourcils et demanderait : qui, au juste, est Kohei Saito – prétendument engagé pour la démocratisation de la production – pour déterminer quelles technologies sont « ouvertes » et « verrou » ? Avec d’autres penseurs décroissants, il partage cette tendance larvée à décréter, avant toute délibération, que certaines formes de production sont « nécessaires » et d’autres « moins inutiles ». Est-ce aux éco-stratèges universitaires de trancher des questions si centraux ?

Il faut ajouter que les preuves avancées par Saito d’un abandon, par Marx, du matérialisme traditionnel – impliquant la nécessité du développement des forces productives -, sont extrêmement minces. Saito pointe un passage de la préface du Capital où Marx évoque uniquement le « mode de production capitaliste, et les relations de production qui lui correspondent », et souligne l’absence de mention des forces productives (Saito suggérant que Marx estime à présent que ces dernières sont indissociables des relations sociales du capital). Il existe en effet un contraste avec la célèbre préface de 1859, dans laquelle les relations et les forces de production sont considérées comme deux concepts distincts.

Pourtant, si Saito pense que cela constitue une preuve de l’abandon, par Marx de sa vision de 1859, pourquoi Marx mentionne-t-il cette même préface de 1859 plus loin dans le Capital, précisant qu’elle représente « sa vision » de l’histoire ? Si Marx gomme en effet toute mention des forces productives dans l’extrait cité par Saito, il affirme leur centralité pour un avenir socialiste dans de nombreux passages du Capital. Dans le chapitre 24, il évoque la manière dont les « capitalistes » tendent à « stimuler le développement des forces productives de la société », ainsi que « la création de ces conditions matérielles de production qui constituent la base réelle d’une forme supérieure de société, dans laquelle le développement libre et complet de chaque individu forme le principe directeur ».

Sauter l’étape du capitalisme ?

L’argument le plus saillant de Saito n’est pas que Marx a abandonné le matérialisme historique dans le Capital, mais plutôt qu’après sa publication et jusqu’aux années 1870, il serait devenu… un « communiste décroissant ». Et ici encore, les preuves avancées sont incroyablement minces – ou, pour citer un autre commentateur plus piquant : « il n’y a, pour le dire sans détours, aucun fondement à ces affirmations ».

Il suffit de se tourner vers la Critique du programme de Gotha, publiée aussi tard qu’en 1875, pour voir combien Marx s’écarte peu du matérialisme historique. Il y affirme que le communisme ne peut être compris « qu’émergeant de la société capitaliste ; et qu’il est donc, à tous égards, économiquement, moralement et intellectuellement, encore marqué des stigmates de l’ancienne société dont il émerge ». Il ajoute, dans un passage demeuré célèbre :

« Dans une phase supérieure de la société communiste […] après que les forces productives se sont accrues en accompagnant le développement global de l’individu, et que toutes les sources de richesse coopérative circulent plus abondamment – seulement alors peut-on franchir entièrement l’étroit horizon du droit bourgeois et inscrire sur ses bannières : de chacun selon ses moyens, à chacun selon ses besoins ! ». Notons que Marx continue de préciser que c’est « seulement » après le développement des forces productives que cet horizon est envisageable.

Quelles preuves avance donc Saito ? À ses yeux, les multiples transcriptions de textes géologiques, botaniques ou agronomiques que l’on retrouve dans les carnets de Marx témoignent d’une préoccupation croissante concernant la perte de fertilité des sols. Surtout, ses affirmations se fondent sur une lettre (une seule) de Marx rédigée au crépuscule de sa vie, en 1881 ; elle est destinée à la socialiste russe Vera Zasulich, et porte sur les communes agricoles russes.

Quoi de plus normal que de prendre des notes éparses lorsqu’on étudie un nouveau sujet ? Pour Marx, ces transcriptions dans ses carnets ont constitué à la fois un aide-mémoire (l’écriture aide à la mémorisation) et une ressource à utiliser ultérieurement. De la transcription à l’approbation, il y a un gouffre. Et Saito le franchit allègrement : il y voit la preuve de l’adhésion de Marx aux textes qu’il recopie – bien que l’on trouve très peu de commentaires de l’intéressé dans ses carnets, qui pourraient soutenir une telle affirmation. Sur un sujet aussi essentiel, il serait essentiel que Saito fournisse davantage d’éléments empiriques. Car comme l’écrit Saito lui-même : « Si Marx a réellement défendu un communisme décroissant, pourquoi personne ne l’a-t-il remarqué jusqu’à présent, et pourquoi le marxisme a-t-il endossé un socialisme productiviste ? ». La lecture de Marx et d’Engels par des millions de socialistes, depuis environ 175 ans, aurait-elle été erronée ?

Quant à sa lettre à Vera Zasulich, rédigée après de nombreux brouillons, Marx y écrit que les formes de production communales dans les villages agricoles russes pourraient permettre à la Russie de passer directement au communisme – sans le truchement du capitalisme. Il faut bien reconnaître que cette assertion tranche avec des interprétations plus rigides du matérialisme historique, qui mettaient l’accent sur la nécessité d’en passer par une phase pré-socialiste de développement économique.

Dans son premier brouillon – abandonné –, Marx affirme également que le communisme pourrait s’inspirer de la propriété commune comme « une forme supérieure du type le plus archaïque – production et appropriation collectives ». Mais de l’admiration de Marx pour la commune russe, Saito en infère une affirmation non étayée ; pour la seule raison que ces communes étaient relativement statiques sur le plan du développement (et représentaient une « économie stationnaire et circulaire sans croissance économique »), Marx en aurait déduit… que le communisme pouvait lui aussi abandonner la croissance – et tendre vers un l’état stationnaire dont les néo-malthusiens du XXè siècle comme Herman Daly feront l’apologie. Pourtant, c’est sur ces fondements que Saito effectue un saut supplémentaire : « la dernière vision de Marx sur le post-capitalisme est le communisme décroissant ».

Dans une autre affirmation audacieuse, Saito écrit que la confidentialité des lectures de Marx sur l’écologie (avant que la science de l’écologie n’émerge) ont empêché son ami et collaborateur le plus proche, Engels, d’avoir l’idée même que Marx était devenu un « communiste décroissant ». Et Saito va jusqu’à réfuter l’affirmation d’Engels selon laquelle Marx a lu et approuvé ses textes fortement matérialistes historiquement comme Anti-Dühring, ne la jugeant pas « crédible ».

Une fois encore, la lettre de Marx à Zasulich constitue une preuve infiniment peu convaincante d’un visage « décroissant » de Marx. Examinant sa première mouture, nous constatons que Marx déclare que toute transition révolutionnaire vers le communisme en Russie basée sur la commune devrait tirer parti du développement capitaliste des forces productives : « précisément parce qu’elle est contemporaine de la production capitaliste, la commune rurale peut s’approprier toutes ses réalisations positives sans subir ses [terribles] vicissitudes effroyables ». Et au cas où l’on verrait dans l’admiration de Marx pour la commune russe une forme de localisme, il y écrit également : « la commune peut progressivement remplacer une agriculture fragmentée par une agriculture à grande échelle, assistée par des machines, particulièrement adaptée à la configuration physique de la Russie ».

Nul besoin de songer à une économie stationnaire, ralentir le développement technologique, décentraliser la production, reculer face à la mondialisation pour se concentrer sur la « bio-région » locale

En d’autres termes, la commune russe pourrait contourner le développement capitaliste… parce que ce dernier s’était produit ailleurs, de la même manière que de nombreux pays pauvres sont passés directement à l’adoption des téléphones mobiles sans avoir à passer par les étapes de la télégraphie ou des lignes terrestres. À aucun moment, dans aucun des brouillons, Marx n’a suggéré que l’humanité dans son ensemble aurait pu emprunter un chemin non capitaliste vers le communisme.

Du reste, considérer Marx comme le scientifique qu’il s’estimait être et non le prophète écologiste que Saito aurait souhaite qu’il fût, c’est analyser ses arguments comme ceux de n’importe quel autre mortel : des hypothèses à tester. Dans la Russie réellement existante, la petite taille de la classe ouvrière et le retard technologique de la paysannerie se sont avérés être le plus grand obstacle à la construction du socialisme soviétique.

Suite à la révolution de 1917 et l’abolition de la servitude féodale, les paysans n’avaient aucune incitation à produire davantage pour nourrir les ouvriers des villes. Les réquisitions durant la guerre civile, le retour de mécanismes de marché sous la Nouvelle politique économique, ainsi que la collectivisation forcée imposée par Staline – et les famines qui en ont résulté – ont tous constitué autant efforts pour surmonter cet obstacle au développement. En Russie, sauter les étapes du développement s’est avéré impossible.

Il faut admettre que Saito défend une conception de « l’abondance » dans le communisme décroissant qu’aucun marxiste ne peut critiquer – notamment définie par une abondance de temps libre pour le développement individuel et social. Mais Saito se fait taiseux sur les conditions de possibilité de cette abondance dans les textes de Marx : une révolution massive dans le cadre des forces productives développées par le capitalisme – et notamment la technologie qui permet d’économiser de la force de travail.

Sous le capitalisme, les gains de toute technologie permettant d’économiser de la force de travail se sont faits presque exclusivement au profit des détenteurs des moyens de production – moins de travailleurs pour une même production, impliquant des coûts moins élevés et des profits plus élevés, plutôt que davantage de congés pour le même nombre de travailleurs et la même production. Sous un régime socialiste, ce gain de force de travail pourrait avoir une issue toute différente, et servir à la diminution du temps de travail – il n’en demeure pas moins que ces technologies qui permettent de l’économiser demeurent nécessaires.

Nul besoin de réinventer le marxisme

Qu’en retirer ? Nous sommes face à une tentative désespérée de tordre le corpus marxiste, pour le faire correspondre à une idéologie décroissance qui émerge dans les années 1970. Défendre cette interprétation implique d’accepter que tout ce qu’Engels et Marx ont écrit depuis les années 1840 – de l’Idéologie allemande au Manifeste du Parti communiste, relève d’un marxisme prométhéen périmé. Tout ce que l’on peut retirer de ses cendres, ce sont des lectures idiosyncratiques de la préface du Capital, quelques rares transcriptions de textes agricoles épars, et la lettre à Vera Zasulich.

Le marxisme « classique » offre déjà une explication suffisante de la relation entre capitalisme et problèmes environnementaux. Amendements ou réinterprétations – via une archéologie spécieuse fondée sur des notes de bas de page et des carnets – n’y apporte rien.

Sous le règne du capital, ce qui est bénéfique n’est pas toujours rentable et ce qui est rentable n’est pas toujours bénéfique. S’il est rentable de restaurer les éléments nutritifs du sol, les capitalistes le feront ; dans le cas contraire, ils ne le feront pas. Tout producteur privé d’un élément néfaste à l’environnement sera incité à le produire encore s’il rapporte un taux de profit suffisant – et à lutter contre son interdiction ou sa régulation.

Raison pour laquelle on voit les entreprises pétrolières faire pression contre la législation visant à combattre les émissions, financer le climato-scepticisme, et même – comme dans le cas du dieselgate de Volkswagen – se livrer à des comportements criminels. À l’inverse, aucune invitation n’existe, pour les acteurs privés, à développer une technologie qui permettrait de lutter contre la dévastation environnementale, si elle n’est pas rentable.

Sous le socialisme, lorsqu’une menace pour les services écosystémiques résultant d’une technologie, d’une substance ou d’une pratique particulière serait découverte, la principale limitation pour passer à d’autres technologies résiderait dans la rapidité avec laquelle les ingénieurs pourraient concevoir des technologies novatrices permettant de fournir les mêmes bénéfices sans les mêmes dommages.

Il existe un certain nombre de secteurs industriels qui sont à la fois socialement vitaux et intensifs en carbone, comme la production d’aluminium et de ciment, pour lesquels nous n’avons toujours pas vraiment d’alternative propre. Mais pourquoi en conclure que nous n’en découvrirons jamais ? Les marchés sont médiocres lorsqu’il s’agit d’investir dans le recherche et le développement de long terme pour résoudre de tels problèmes. Une société socialiste serait en principe plus apte à allouer des moyens à de telles fins – ainsi qu’à déployer une politique industrielle pour transformer l’innovation en une production de masse.

Il faut ajouter que le mécanisme des prix sur lesquels sont fondés les marchés inapte à résoudre la question de la coordination à l’échelle de l’économie – sa fonction étant de permettre le profit, non de résoudre un problème identifié par la société. La décarbonation nécessite une réorganisation radicale de l’électricité, des transports, de l’industrie, de l’agriculture et des bâtiments en un temps resserré. L’adoption de voitures électriques et de pompes à chaleur doit se faire de concert avec le développement de nouvelles capacités de production d’électricité propre (afin qu’il n’y ait ni trop ni pas assez de capacité de production d’électricité). Et même lorsque nous réduirons progressivement la production de pétrole à des fins de combustion, nous aurons encore besoin d’une certaine production d’or noir – nous ne pourrons la stopper du jour au lendemain -… et les marchés seraient bien en peinent de fournir un critère pour la maintenir à un rythme adéquat à mesure que la demande diminuerait.

Il est ici question de réchauffement climatique, mais l’incapacité des marchés à résoudre des problèmes sociaux s’observe sur tous les enjeux environnementaux – et il découle du désajustement fondamental entre signal-prix et valeur sociale. La solution pour traiter plus rapidement et adéquatement tout problème nouveau – environnemental ou non – consiste à s’éloigner progressivement de l’allocation par le marché et à se tourner vers une planification économique démocratique.

Pour les décroissants, le problème central du capitalisme réside dans « la croissance » : en réalité, c’est le manque de contrôle social sur les décisions de production et d’investissement qu’il faut cibler. Lorsque nous aurons conquis un tel contrôle, nous pourrions choisir de faire décroître de nombreuses formes de production nuisibles, et d’en faire croître d’autres.

Tant que la croissance économique – de type capitaliste ou socialiste – est tenue pour responsable des problèmes environnementaux, l’idéologie néo-malthusienne de Saito sert de distraction face à la véritable source de l’incapacité à prendre à bras le corps la question environnemental. Elle détourne de la solution : la planification socialiste.

Saito place son espoir dans la supposée « règle des 3,5 % », tirée d’un article qui affirme que les mouvements à succès n’ont besoin que de 3,5 % de la population pour réussir – manière scolastique de fuir la politique de masse !

Cette solution pose donc également la question : quelle force dans la société est la mieux placée pour réaliser cette libération ?

Où est passée la classe ouvrière dans la transition écologique de Saito ?

Dans le fond, que Karl Marx ait été un « communiste décroissant » honteux ou non n’a pas une grande importance en matière de stratégie politique. La question clé est la suivante : quel agent pourrait mettre en œuvre les transformations nécessaires pour lutter contre le changement climatique et les autres désastres écologiques ?

Pour les décroissant, la « croissance » constitue le problème central du capitalisme ; en réalité, c’est le manque de contrôle social sur les décisions de production et d’investissement. Dans le dernier chapitre de Slow Down (« The Lever of Climate Justice »), Saito détaille sa vision des choses : il y fait l’éloge des « mouvements de réforme municipale écologique », comme celui de la « Déclaration d’urgence climatique » de Barcelone qui cible la croissance comme le premier responsable des maux actuels (Barcelone, cela n’a rien d’un hasard, est un épicentre des théories universitaires de la décroissance). Saito propose également « la création d’une économie axée sur la production locale pour la consommation locale » (via un article du New York Times, nous apprenons que Saito lui-même jardine dans une ferme urbaine locale, « environ un jour par mois ») et des coopératives de travailleurs à petite échelle.

L’antagonisme principal n’est pas entre travailleurs et capitalistes, mais régions du monde : il souligne « l’injustice des personnes socialement vulnérables dans les pays du Sud global, qui supportent l’impact du changement climatique, alors que le dioxyde de carbone a été émis, dans sa grande majorité, par les pays du Nord ». Lorsqu’il s’agit de savoir qui, dans le Nord global, est responsable, Saito est plus enclin à se pointer du doigt, ainsi que les travailleurs, que les forces du capital : « Notre mode de vie aisé serait impensable sans l’exploitation des ressources naturelles l’exploitation de la force de travail des pays du sud ». En termes organisationnels, pour réaliser la transition dont nous avons besoin, Saito lorgne vers des organisations paysannes du Sud global – comme Via Campesina et les campagnes pour la « souveraineté alimentaire ».

Tout le long du chapitre, affleurent une série de slogans qui sentent bon la gauche du début du millénaire : biens communs, zones autonomes, entraide mutuelle ou solidarité horizontale. L’utopie des jardins à petite échelle (que des recherches récentes considèrent comme six fois plus carbonée que l’agriculture conventionnelle…) et du logement social avec panneaux solaires parle vraisemblablement au lectorat de Saito : les citadins cosmopolites de la « classe professionnelle-managériale ». Pourtant, ce qui est frappant dans ce chapitre – et dans l’ensemble des deux livres de Saito -, c’est l’absence totale de mention de l’agent central de la politique marxiste : la classe ouvrière (dans Slow Down, l’expression n’apparaît que… quatre fois).

Lorsque Saito mentionne la classe ouvrière, c’est souvent avec un certain mépris, comme partie prenante du « mode de vie impérial ». Ce sont pourtant les masses précarisées de la classe ouvrière – trop exploitées et surchargées de travail pour trouver le temps et l’énergie pour jardiner – qui forment la grande majorité de la société – et donc la base de tout mouvement politique à grande échelle pour résoudre la crise écologique.

Dans le chapitre conclusif de Slow Down, Saito reconnaît lui-même que les mouvements dont il fait l’apologie pèsent peu ; mais il place son espoir dans la supposée « règle des 3,5 % », tirée d’un article qui affirme que les mouvements à succès n’ont besoin que de 3,5 % de la population pour réussir – manière particulièrement scolastique de fuir la politique de masse s’il en est ! En fin de compte, Saito espère simplement que diverses actions ajouteront un pouvoir de changement mondial : « Une coopérative de travailleurs, une grève scolaire, une ferme biologique – peu importe la forme que cela prendra ». Peu importe ?

Bien que la classe ouvrière dans son ensemble doive constituer la base d’une politique environnementale de masse, un secteur spécifique de travailleurs, dont Saito ne parle presque pas, mérite également toute notre attention : le groupe de salariés qui possède un pouvoir d’action sur les secteurs énergétique, extractif, agricole, de transport, de construction et des infrastructures – et une connaissance approfondie de leur fonctionnement. Autrement dit, les travailleurs industriels qui les construisent, les entretiennent et les exploitent.

Cet accent mis sur les travailleurs industriels (au nombre desquels les comptables, concierges, commis, manutentionnaires de bagages, employés de cafétéria, agents de réservation et chauffeurs, que l’on pourrait initialement classer comme des travailleurs de service) n’est pas dû à une quelconque nostalgie pour la classe ouvrière « à l’ancienne », mais découle d’une démarche d’efficience stratégique, dans la perspective de la transformation écologiste. Ce sont ces travailleurs qui possèdent la connaissance la plus approfondie de ces systèmes industriels incontournables pour une action sur la catastrophe environnementale – ils sont aussi bien plus conscients de l’urgence de telles politiques climatiques, et de la manière dont il faudrait les mener. Bien davantage que l’armada de professionnels de l’enseignement supérieur, des ONG écologistes, des think-tanks progressistes et des médias à coloration écologiste.

Plus important : ils ont le pouvoir d’inclure les demandes de décarbonation et d’une juste transition dans leurs négociations collectives. Un tel secteur inclut l’ensemble des travailleurs, indépendamment de leur région d’appartenance ; et pas seulement les « communautés de justice environnementale », les peuples autochtones et les salariés du Sud global. Lorsque Saito (et d’autres) rejettent les travailleurs et les syndicats du Nord comme partie prenante de l’exploitation écologique du monde, ils se coupent d’une force de transformation considérable.

C’est une erreur fondamentale de croire que les travailleurs du Nord global exploitent les populations du Sud global, ou qu’ils vivent selon un « mode de vie impérial ». Il s’agit simplement d’une répétition de la théorie, depuis longtemps discréditée, d’une « aristocratie ouvrière » – notion erronée selon laquelle les travailleurs des pays développés seraient achetés par les « superprofits » extraits du monde en développement.

Dans la guerre mondiale de classes du capital contre tous les travailleurs de la planète, tous ces travailleurs ont un intérêt commun à lutter contre la domination capitaliste. Saito et d’autres ne font-ils pas le jeu du capital en créant des divisions géographiques rigides, en divisant la classe ouvrière contre elle-même ?

Il faut ajouter que la critique de Saito est empreinte de culpabilité. Les premières pages de Slow Down sont parsemées de références à « nos modes de vie aisés », à « nos vies si confortables ». Il est clair que Saito se perçoit – ainsi que ses lecteurs – comme faisant partie du problème : « notre mode de vie est, en fait, une chose terrible. Nous sommes complices du mode de vie impérial. »

Tout – de l’incapacité du marché à effectuer la transformation écologique aux connaissances accumulées par les travailleurs industriels, et à leur pouvoir d’action sur le mode de production – devrait nous conduire à reconnaître la classe ouvrière comme un agent central de la transition. Rien ne sert d’adjoindre le préfixe « éco » au marxisme : celui-ci nous fournit les clefs qui nous sont nécessaires.

Nul besoin de songer à une économie stationnaire, ralentir le développement technologique, décentraliser la production, reculer face à la mondialisation pour se concentrer sur la « bio-région » locale, revenir à des technologies plus « appropriées », abandonner les « mégaprojets » ou l’extraction, critiquer le « mode de vie impérial » ou s’en prendre à la « rupture métabolique » avec le reste de la nature. Le marxisme offre déjà une explication suffisante des causes des problèmes environnementaux, une prescription pour les résoudre, et une description de l’agent transformateur – tout en conservant, chevillé au corps, le projet socialiste de libération humaine.

Note :

[1] Article originellement publié par notre partenaire Jacobin sous le titre : « Kohei Saito’s “Start From Scratch” Degrowth Communism »

Sans régulation, des crises bancaires à répétition

© Seb Doe

Lors d’une conférence, organisée conjointement par LVSL et l’institut de la Boétie, les économistes Laurence Scialom et Dominique Plihon se sont exprimés sur la crise bancaire du printemps dernier. Les conclusions sont claires : cette crise marque un nouvel échec pour le cadre macroprudentiel mis en place après la crise de 2007-2009 et désavoue une nouvelle fois le secteur bancaire et financier. Dans ce contexte, les deux économistes plaident pour des réformes profondes afin de contraindre les marchés financiers à s’articuler autour de la transition écologique. 

Le 9 mars 2023, la Silicon Valley Bank, spécialisée dans le secteur technologique, subit une panique bancaire et se retrouve en situation d’illiquidité, c’est-à-dire qu’elle n’est plus capable de faire face aux demandes de retraits bancaires de la part ses clients. Cette situation d’illiquidité est interdite par la loi, ce qui pousse la FDIC – l’agence fédérale américaine qui assure les dépôts bancaires – à en prendre le contrôle le 10 mars afin de liquider la banque. Deux jours plus tard, Signature Bank, une banque basée à New-York et ayant des liens avec le secteur des crypto-monnaies passe également sous contrôle de la FDIC suite à un nouveau retrait massif de la part de ses déposants. En parallèle, en Europe, la banque Crédit Suisse, considérée comme présentant un risque systémique, subit également une panique de ses actionnaires et de ses déposants suite à la déclaration du 13 mars de son principal actionnaire, la Saudi National Bank, sur sa non-participation à une éventuelle recapitalisation de la banque helvétique. Déjà minée par de multiples scandales financiers, Crédit Suisse est finalement rachetée par UBS, la première banque du pays, sous la supervision des autorités suisses le 19 mars. 

Dans un premier temps, ces crises peuvent s’expliquer par des éléments qui sont spécifiques aux institutions mises en cause. On peut citer, par exemple, l’exposition exacerbée à des secteurs précis de la part de certaines banques. Un autre facteur spécifique réside dans le pourcentage de dépôts non-assurés. Parmi les éléments plus transversaux qui permettent de comprendre cette crise, il y a évidemment les hausses répétées des taux directeurs1 des banques centrales. Cette situation a mis en difficulté les banques au niveau de leurs passifs et de leurs actifs. Premièrement, du côté de leurs passifs, certaines banques ont vu leurs dépôts diminuer au profit de concurrents comme les Money Market Funds, qui sont des fonds d’investissements concentrés sur des actifs de court terme et qui offrent une très grande liquidité2, car ils étaient capable d’offrir des taux plus avantageux.

Cette diminution de la taille des dépôts créée des pressions de liquidité et de solvabilité. Donc, les banques qui sont sous pressions du côté de leur passif, doivent y faire face notamment en vendant des actifs. Sauf que ces actifs, et plus particulièrement les obligations, perdent de la valeur avec la remontée des taux d’intérêts3. Plus l’obligation se caractérise par une échéance longue, plus elle est exposée à la remontée des taux. La Silicon Valley Bank était particulièrement exposée à ce genre de risques, car elle détenait une part importante de bons du trésor avec des maturités élevées achetés les années précédentes.

Un cadre macroprudentiel insuffisant

Dans ce contexte, Laurence Scialom demeure très prudente quant à la potentielle fin de cette séquence. Elle rappelle que durant la crise financière 2007-2008,  les autorités et les régulateurs tentaient de rassurer le public en affirmant que la situation était sous contrôle suite aux faillites de IKB en Allemagne et de Northern Rock en Grande-Bretagne durant l’été 2007. Pourtant, en mars 2008, le système financier subit une nouvelle déflagration avec le sauvetage de Bear Stearns par JP Morgan Chase. Cette intervention a momentanément rassuré les esprits, mais le calme n’a pas duré. En septembre 2008, la faillite de Lehman Brothers a eu un impact dévastateur, s’accompagnant de la chute de Fannie Mae et Freddie Mac, ainsi que de la nationalisation de l’assureur AIG. Ces événements rappellent l’importance de ne pas sous-estimer les risques actuels et de tirer un bilan lucide sur le situation bancaire et financière post-2008. D’autant plus que durant la crise financière de 2020, le système financier aurait pu s’effondrer sans les liquidités massives pourvues par les banques centrales.

L’instabilité bancaire du printemps 2023 met en évidence une vulnérabilité structurelle vis-à-vis des risques de liquidité, liée à leur modèle de bilan.

Selon l’économiste, l’instabilité bancaire du printemps 2023 met en évidence une vulnérabilité structurelle vis-à-vis des risques de liquidité, liée à leur modèle de bilan. En effet, leur passif présente une échéance nettement plus courte que leur actif, ce qui les expose rapidement à des crises de liquidité nécessitant la liquidation d’actifs, pouvant potentiellement déboucher sur une insolvabilité. Cette fragilité est exacerbée à l’ère numérique, où les sorties massives de dépôts sont devenues plus fréquentes. Par conséquent, la confiance, qui régit les mouvements de dépôts, devient un élément crucial dans ce contexte. Elle rappelle également que les indicateurs de stabilité financière issus de Bâle III ne sont pas suffisants. Par exemple, Crédit Suisse dépassait largement les ratios clés du régime macroprudentiel en place4. En ce sens, Laurence Scialom plaide pour une focalisation accrue sur le ratio de levier, qui rapporte le montant des fonds propres (Tier 1) au total des actifs non pondérés du risque de la banque. Ce paramètre offre une mesure cruciale de la capacité des banques à absorber des pertes sur la valeur de leurs actifs, et il est révélateur que de nombreuses grandes banques systémiques n’affichent que des ratios de levier oscillant entre 5 et 6 %. Ce constat met en évidence le risque que représenterait une chute de la valeur de leurs actifs du même ordre, les rendant potentiellement insolvables.

Laurence Scialom souligne également que, malgré les mécanismes de résolution de faillite bancaire inscrits dans la directive européenne de 2014, de nombreuses banques ont dû bénéficier d’injections publiques ces dernières années pour éviter des défaillances. Sur les six dernières faillites bancaires depuis 2015, cinq d’entre elles ont nécessité des renflouements financés par les contribuables, contournant ainsi l’objectif initial de la directive européenne visant à empêcher de tels sauvetages (bail-out). Seule la Banco Popular en Espagne a respecté la procédure de bail-in prescrite par la directive. Il est également important de noter que la transposition des accords de Bâle III en droit européen n’est toujours pas achevée, ce qui crée des lacunes dans la réglementation macroprudentielle dans un contexte de fragilité financière, comme celui que nous avons connu récemment au printemps dernier. La perspective d’une application partielle de la réglementation financière en Europe pourrait ébranler la confiance des investisseurs dans les banques européennes.

Banques centrales : apprenties sorcières ? 

Les crises bancaires du printemps dernier font également suite à des erreurs commises par les banques centrales, selon Dominique Plihon. La première erreur majeure évoquée concerne la politique monétaire de montée brutale des taux d’intérêt, en particulier aux États-Unis. Il souligne que les taux directeurs sont passés de 0 % à 5 % en un an, une décision prise au nom de la lutte contre l’inflation. Cependant, il estime que cette politique monétaire était inadaptée car l’inflation actuelle n’est pas principalement due à une injection excessive de liquidités dans l’économie, ni à des hausses salariales débridées. L’inflation actuelle est plutôt le résultat de facteurs structurels liés à la chaîne d’approvisionnement, aux perturbations causées par la crise sanitaire mondiale et aux marges bénéficiaires élevées des entreprises. Il soutient que la politique monétaire ne peut pas résoudre efficacement ce type d’inflation et que d’autres mesures, telles que des politiques budgétaires et fiscales ciblées, sont plus appropriées pour contrôler l’inflation.

La deuxième erreur mise en avant par l’économiste concerne le manque d’attention portée à la stabilité financière par les banques centrales. Il estime que les autorités monétaires ont sous-estimé l’impact de leur politique monétaire sur la stabilité financière et que la montée brutale des taux d’intérêt a créé un risque de crise bancaire. Une leçon cruciale qui aurait dû être retenue à la suite de la crise de 2007-2008 est que la stabilité monétaire et la stabilité financière sont inextricablement liées. En d’autres termes, lorsqu’un problème de stabilité monétaire survient, il doit être traité, mais l’utilisation d’outils monétaires ne constitue pas nécessairement la solution appropriée, car cela engendre immédiatement des préoccupations en matière de stabilité financière. Plus précisément, il explique que de nombreuses banques ont accumulé d’importants portefeuilles d’obligations, tant publiques que privées, pendant la période de taux bas. Lorsque les banques centrales ont décidé d’augmenter les taux, la valeur de ces portefeuilles a chuté, entraînant des pertes potentielles pour les banques. Bien que ces pertes soient latentes et non réalisées, elles représentent un risque potentiel pour la stabilité financière si les banques sont contraintes de vendre massivement ces actifs dépréciés.

L’action des banques centrales, notamment lors des opérations de quantitative easing, alimente le rôle dominant des banques systémiques au sein du système financier et nourrit l’aléa moral sous l’injonction du Too Big To Fail.

Enfin, l’ancien porte-parole d’Attac France souligne une erreur majeure : le non traitement des risques substantiels portés par les banques systémiques, qui avaient pourtant été clairement identifiés après la crise de 2007-2008. En mettant en œuvre leurs politiques monétaires, les banques centrales ont contribué à la consolidation du pouvoir au sein du secteur bancaire. À titre d’exemple, lors des faillites de banques de taille moyenne aux États-Unis et de Crédit Suisse consécutives à l’augmentation des taux d’intérêt, les banquiers centraux ont activement encouragé le rachat de ces banques par des banques systémiques telles que JP Morgan ou UBS. Plus structurellement, l’action des banques centrales, notamment lors des opérations de quantitative easing, demeure indiscriminé et inconditionnel et ne permet pas de réduire le risque systémique associé aux grandes banques. Il alimente le rôle dominant des banques systémiques au sein du système financier et nourrit l’aléa moral sous l’injonction du Too Big To Fail. En parallèle, cette concentration au sein du secteur bancaire permet également de développer un lobby extrêmement efficace qui explique l’inertie qui caractérise la réglementation financière et le retard dans la mise en œuvre des accords de Bâle III.

La finance au service la transition écologique

Dans leurs interventions respectives, ces deux spécialistes en économie financière ont conclu sur le besoin impératif de contraindre le système financier à soutenir la mise en œuvre de la transition écologique. Les besoins de financement de la transition écologique, évalués à 64 milliards d’euro par an pour la France, ne pourront se faire exclusivement via des investissements publiques. Dans une vision similaire à celle développée par Cédric Durand dans un article récent, la crise du printemps 2023, et plus généralement le contexte de resserrement monétaire, offre l’opportunité de remettre en question la prépondérance des banques systémiques et de restructurer le système bancaire sur fond de transition écologique.

Pour cela, Dominique Plihon insiste sur le besoin de séparer les banques de détail et les banques d’investissement et de mettre fin aux banques universelles. Cela permettrait de réduire le taille des banques systémiques, qui sont devenues des conglomérats financiers à cheval sur tous les métiers de la finance et d’orienter les banques de détail vers le financement du tissu productif. Il va même plus loin et propose de les soumettre au contrôle social, c’est à dire un mode de gouvernance des banques dans lesquelles vous avez des parties prenantes incluant les salariés, les usagers, les collectivités publiques, et bien sûr les actionnaires. Ces banques seraient ensuite intégrées dans un pôle public bancaire, déjà plus ou moins existant en France via la Banque Postale et d’autres structures, qui aurait pour fonction de financer les secteurs jugés prioritaires. Le système bancaire reviendrait ainsi à son rôle de financement de l’économie et du financement du système productif.

De son côté, Laurence Scialom insiste sur l’importance de prendre en compte l’exposition des banques aux risques financiers climatiques dans les indicateurs macroprudentiels. Dans un scénario de transition écologique accélérée ou une innovation technologique majeur, l’exploitation de certains appareils productifs et d’infrastructures liées aux énergie fossile pourrait cesser sans que les banques puissent récupérer leurs investissements. On parle alors d’actifs échoués. Or, leur modèles financiers reposent sur un amortissement complet de ces investissements. Il est également important de noter que les actifs adossés aux fossiles ne concerne pas seulement les actions de grandes compagnies pétrolières, mais tout un tissu productif articulé autour des énergies fossiles. Cette cascade d’activités qui risque à terme un effondrement de leur valeur pourrait fortement déstabiliser le système financier. À cet égard, elle propose de mettre en place des ratios de levier sectoriels. Par exemple, lorsque les banques financent de nouvelles activités d’exploration pétrolière, elles devraient maintenir un ratio de levier de 100 %, ce qui dissuaderait de telles opérations. De plus, pour les positions existantes, elles pourraient être contraintes de maintenir un ratio de levier plus élevé, peut-être de 20%, les obligeant ainsi à désinvestir progressivement du secteur des énergies fossiles.

Pour revoir la conférence :

Notes :

[1] Les taux directeurs sont les taux auxquels les banques commerciales peuvent se refinancer auprès des banques centrales, qui ensuite se répercute sur toute une série de taux d’intérêts, reflétant le prix de la liquidité, comme les prêts bancaire aux entreprises et aux particuliers.

[2] C’est à dire qu’il est possible de retirer ses investissements très rapidement comme un dépôt à vue.

[3] En effet, si l’on achète désormais une obligation du trésor américain qui vient d’être émise, elle rémunère plus qu’une obligation du trésor émise il y a deux ans. Par exemple, une obligation du trésor avec une maturité de trois ans, offrait un taux d’intérêt de 0.2% en 2021 et aujourd’hui cela fluctue autour de 4%. Si l’on venait donc à vendre aujourd’hui sur le marché, un bon du trésor acheté en 2021, il faudrait compenser la différence de rémunération, c’est-à-dire la différence de taux, en vendant le bon du trésor à une valeur inférieure à la valeur d’achat initiale. Cela se traduit par un perte basée sur la valeur actuelle des marchés, ce qu’on appelle aussi une perte comptable. Cependant, tant qu’ils ne sont pas vendus, la perte est latente, elle ne se réalise que si la banque doit vendre l’obligation/le bon du trésor avant son échéance, avant sa maturation.

[1] Crédit Suisse avait un ratio des solvabilité, au niveau du Common Equity Tier One (CET1), de 14.1% alors que le minium demandé au niveau de l’UE était de 10.6%. De même, le ratio de liquidité, mesuré par le Liquidité Coverage Ratio (LCR), était de 144% pour Credit Suisse, bien au-dessus du seuil minimal de 100%.

Le flop des espèces ? Retour sur le livre de Renaud Large

© Calypso Dubuisson pour LVSL

Le choc des espèces (Éditions de l’Aube, 2022) a fait réagir. Dans cet essai que nous avions déjà recensé, Renaud Large tente de poser un regard mesuré sur l’antispécisme, loin de l’exubérance de ses défenseurs et contempteurs médiatiques. Nous publions ici deux autres contributions. L’une, de la plume de Léonard Nayrach, lui reproche « d’infliger à ses lecteurs tous les poncifs de la critique de l’antispécisme » et de verser dans un « rousselisme en carton-pâte digne de TPMP ». L’autre, rédigée par Renaud Chenu – président d’Ad Astra Influence – salue au contraire un « plaidoyer pour la mesure » qui « cherche les voies d’une réponse tout en nuances, où l’animaliste serait à l’écoute du chasseur ».

Le flop des espèces

Au mois de novembre dernier, sortait aux éditions de l’Aube sous le prétentieux nom de Choc des espèces un plaidoyer pro-domo pour la chasse. L’auteur, Renaud Large, est communicant et fils de chasseur. Sorte de rousselisme en carton-pâte digne de TPMP, complémenté d’un supplément d’âme attaché à la tradition, cet essai inflige à ses lecteurs tous les poncifs de la critique de l’antispécisme. Par Léonard Nayrach.

Résumons l’ouvrage. Un fils de chasseur nous explique que la chasse, dont le domaine s’étend chaque année, ainsi que le nombre de licences, est menacée de disparition. Qu’à cet égard, c’est une tradition multiséculaire qui risque d’être rayée des radars. Multiséculaire et populaire, puisque l’auteur passe vite sur les origines nobiliaires de cette pratique, pour convoquer les chasses communistes de l’Allier. Notre Georges Marchais du fusil et du couteau mobilise par conséquent des artifices rhétoriques bien ficelés pour laisser entendre au lecteur que la chasse aurait une fonction d’encadrement social et de lien communautaire dans la France périphérique, celle qui serait « menacée de disparition par la mondialisation ».

Le procédé est tout trouvé : l’auteur s’essaie à des portraits et entretiens croisés dans cette France qui lui est chère afin de donner de la chaire et de l’humain à une pratique qui en manque. L’inspiration semble lui être venue du Peuple de la frontière, essai à succès de Gérald Andrieu, sur les terres de l’Est de la France, où le vote RN est puissant. A tel point qu’on aurait pu conseiller à Renaud Large d’intituler son essai Le peuple de la chasse, plutôt que de faire référence au magistral ouvrage de Darwin : l’Origine des espèces.

Sociologie de comptoir. Portraitisme de plateau télé. À la lecture, on entendrait presque l’auteur nous chuchoter : « tel Bernanos, je ne peux écrire que dans les cafés, entouré de mes semblables ».

Une réflexion anthropologique particulièrement pauvre

Pour critiquer l’antispécisme et muscler sa contre-offensive culturelle, cet ouvrage s’attarde sur l’idée qu’un droit positif animaliste est impossible. À titre d’exemple, il cite l’impossibilité d’un droit opposable au logement d’un cochon. L’auteur développe ainsi sa critique en prenant appui sur les versions les plus caricaturales de l’antispécisme.

L’antispécisme est pourtant une définition négative. Nous entendons par-là qu’elle conteste avant tout la position dominante de l’homme dans l’ordre naturel comme justification de sa violence et de ses excès. L’animalisme est autre chose.

Disons-le, donner un droit opposable au logement à un cochon est le sommet de l’anthropocentrisme. En effet, un cochon ne réfléchit pas dans des catégories humaines. L’idée même d’un « droit » n’a pas de sens pour les animaux. Calquer des catégories anthropologiques sur l’ordre animal est donc l’aboutissement ultime de l’épopée prométhéenne, le narcissisme le plus pur de l’humain qui se transpose dans tous les objets et sujets de l’ordre naturel.

Pour autant, un animalisme universaliste est possible. C’est celui qui consiste à assumer l’idée que l’homme s’abaisse par sa violence envers les animaux, sans préjuger de sa capacité à penser à la place des animaux. En un sens, libérer les animaux de la domination humaine est un projet de libération de l’humanité, qui délivrera les hommes de leurs aspects les plus violents – et écocidaires.

C’est ce sur quoi Renaud Large est muet. Il se contente de contester l’antispécisme dans ses versions les plus fantaisistes. Il trouve ainsi une cible facile pour défendre le modèle de la chasse. Cette dernière est pourtant l’incarnation symbolique ultime des dérives du modèle carnivore et viriliste dominant.

Truffades et tartufferies

Alors que l’auteur semble se revendiquer d’une tradition républicaine, il mobilise les arguments les plus caricaturaux du multiculturalisme anglo-saxon. Résumons le syllogisme : la chasse est une pratique culturelle populaire qui participe de la diversité culturelle ; il faut protéger la diversité culturelle ; il faut donc protéger la chasse.

Les Jacobins de Quatrevingt-treize se retournent dans leur tombe. S’il avait fallu protéger chaque parcelle de diversité culturelle, nous en serions restés à l’Ancien régime, celui des barons et des privilèges. Notre tartuffe est plus attaché à sa côte de bœuf qu’à la République.

La chasse doit disparaitre car le modèle qu’elle porte en son sein n’a pas d’avenir. Le changement climatique ; le besoin de sortir de la civilisation carnée et de réduire nos émissions ; le refus de la violence organisée pour les animaux, considérés comme un moyen pour l’homme. Tout converge pour que la chasse ne passe pas le XXIème siècle si l’humanité décide de maintenir le cap du progrès.

Il faudra bien évidemment régler des problématiques, telles que les espèces invasives, qui peuvent menacer des espèces protégées, et la régulation des populations animales. Nous avons devant nous un formidable chantier de réorganisation des rapports entre l’humanité et les animaux.

Pendant que nous poursuivrons cette œuvre commune, il nous faudra subir les complaintes victimaires des conservateurs qui ne s’assument pas.

L’écologie contre l’antispécisme

Les arguments des défenseurs de la cause animale commencent à peine à s’installer dans le débat démocratique que déjà se dessine un immense bouleversement culturel : le repositionnement volontaire de la place de l’homme dans le monde du vivant. Le chasseur-cueilleur domina de sa superbe le monde sauvage durant tout le Pléistocène supérieur. L’agriculteur-éleveur remodela la nature et les paysages durant tout l’Holocène. Et nous ? Fourmilière humaine nourrie par l’industrie agro-alimentaire à l’incroyable productivité, inaugurant l’Anthropocène, quelle est notre place au sein du vivant ? Par Renaud Chenu.

Renaud Large nous invite dans un essai malin, Le choc des espèces, à nous poser la question en évitant tout manichéisme, cherchant les voies d’une réponse tout en nuances, où l’animaliste serait à l’écoute du chasseur qui aurait lui à coeur d’entendre les arguments de son contradicteur. L’auteur nous plonge d’entrée dans ses souvenirs d’enfance, au coeur d’une France pagnolesque, ouverture façon roman d’apprentissage : une partie de chasse, les lueurs de l’aube perlant de lumière le canon du fusil cassé sur l’épaule, le souffle court des chiens excités, l’émerveillement du gamin réveillé au coeur de la nuit pour une équipée en forêt. C’est un partisan du style littéraire. Un style joueur, dribblant avec son lecteur. Fini la chasse, nous avons affaire à un repenti, place aux portraits !

La plume se fait empathique. Il aime les Français et leur véritable patrie commune : la générosité. Il remonte les parcours de vie avec élégance pour nous faire ressentir un impalpable national : la décence des sentiments envers les animaux, quelle que soit la manière avec laquelle on leur déclare notre flamme. L’éleveuse de chat végane ou le boucher, la grammaire de l’altérité aux autres sensibilités du vivant doit-elle être jugée ? Dans ce plaidoyer pour la mesure, il en appelle à « la pensée de midi », chère à Camus, pour éviter que la « tenaille alimentaire » installe un procureur dans chaque estomac.

Sachant votre temps aussi précieux que le sien, il a fait court, efficace, et nous quitte avec un dernier tour de piste nerveux en se faisant théoricien de l’animalisme. Un atterrissage en douceur pour un accord démocratique sur la souffrance animale façon « pragmatisme révolutionnaire ». La « méthode Large » exposée au fil des pages est un guide pour la refondation démocratique à l’heure de la réinvention du rapport à la nature par une humanité à huit milliards. Autant d’êtres humains qui se livrent chaque année à ce que les générations futures pourraient bien qualifier de « plus grand crime de tous les temps » (Yuval Noah Harari, Homo Deus) : 1380 milliards d’animaux sont tués chaque année (chiffres 2018, source L214) pour nous nourrir.

Ces chiffres parlent autant de notre rapport brutal à la nature que du déni tranquille dans lequel le consommateur organise son petit confort alimentaire : pour un Français, ce sont 128 animaux qui meurent chaque année, souvent dans des conditions déplorables. Mais qui n’a jamais salivé devant un chapon doré dans la vitrine de la boucherie de quartier à l’approche de Noël ? Qui ne s’est projeté derrière ses fourneaux en jetant un oeil sur la sole attendant d’être choisie, posée sur le lit de glace de l’étale du poissonnier un dimanche de marché ?

Grande terreur de l’évolution cavalant à la tête de la chaîne alimentaire depuis deux cents mille ans, homo sapiens jouit de l’incomparable supériorité sur les autres espèces que lui confèrent ses capacités cognitives et son organisation sociale. C’est un fait historique et même une donnée géologique depuis la caractérisation scientifique de l’anthropocène. Il y aurait de quoi se satisfaire. En atteignant le nombre de huit milliards, n’avons-nous pas fait la preuve que l’humanité hyper-protéinée est une immense réussite, que jamais notre espèce ne s’était aussi bien portée ? Si, naturellement, mais la grande marche du bipède le plus gourmand du règne animal est aujourd’hui perturbée par les animalistes, antispécistes et autres végans qui ont débarqué avec fracas dans le débat public en criminalisant les plaisirs de la grande bouffe qui fonde toutes les civilisations.

74% des Français sont favorables à l’interdiction de la corrida, 76% prêts à manger moins de viande et de poissons (IFOP). Nous sentons collectivement que nos comportements doivent changer et entrons dans cet inconnu où plus rien de possible ne semble venir du côté du monde qui s’en va quand on ne perçoit pas encore ce qu’il adviendra du monde qui vient. Dans cet entre-deux, nous sommes traversés par le vertige des possibles qui s’ouvrent devant nous. Mais l’écologie réveille aussi l’angoisse ancestrale de la disparition. Fin du monde, effondrement du vivant… Les animalistes comme les collapsologues s’imposent en cavaliers messianiques de l’apocalypse, adeptes du marketing de la culpabilité, invitant l’humanité à une grande rédemption.

La Terre est érigée en déesse que nous aurions trahie et sous nos yeux ébahis l’écologie, hier sympathique courant politique, est en passe de devenir une religion à laquelle ceux qui refuseraient de se soumettre sont d’avance voués aux gémonies. L’air de rien, nous nous engageons dans une curieuse phase de l’histoire des idées où l’homme pourrait devenir le parasite terrestre par excellence. Faut-il abdiquer et s’engouffrer dans les subtilités de la dépopulation, de la désindustrialisation, du retour à l’agriculture vivrière, du véganisme pour tous, sous la houlette d’une joyeuse bande rêvant de mettre en œuvre les principes de la « dictature verte » ?

Je me fais l’avocat du diable, mais la formalisation du concept d’urgence écologique dominant désormais la métapolitique mondiale ne laisse que peu d’alternatives pour une transformation des comportements individuels et collectifs. Soit la solvabilisation des comportements grâce à une action robuste de répartition des richesses par des États-providence écologistes, soit une limitation drastique des libertés individuelles et de la concertation démocratique. On ne prend pas vraiment la première voie. Dans l’urgence écologique, le sujet alpha est la nature. Pour la sauver, le sujet bêta qu’est l’homme est conjugué au passif, perdant la main sur l’Histoire, prié de revoir ses ambitions à la baisse, ou de disparaître. Quand des gens censés commencent à expliquer avec le plus grand sérieux qu’il est criminel de faire des enfants, on peut légitimement s’inquiéter à l’idée de les voir parvenir au pouvoir.

La pénétration de cette réjouissante manière d’envisager le futur de l’homme, qui s’illustre dans l’affirmation d’une radicalité écologiste qui fait fi du droit, des décisions de justice ou encore du doute inhérent à la méthode scientifique (pullulement des ZAD, attaques de boucheries, discours anti-scientifique…) ouvrira-t-elle les marches du pouvoir aux partisans de ce qui s’apparente à une grande régression ? Et ce au moment même où l’histoire, malicieuse, éclaire l’horizon d’un nouveau jour habité de promesses que jamais aucune génération avant nous n’aurait imaginé atteindre ?

Avec le développement des NBIC dans la seconde moitié du XXème siècle, nous sommes entrés dans la phase d’accélération exponentielle de la révolution technologique et scientifique entamée à la Renaissance, l’enjeu du siècle présent est désormais de mettre la science et la technologie au service de nos intérêts écologiques et sociaux. La protection de la nature, le bien-être animal, la lutte contre l’effondrement de la biodiversité et le réchauffement climatique sont des défis désormais existentiels. Renaud Large propose de concilier les principes des Lumières et de l’écologie pour les relever. Son regard est plus que le bienvenu pour nous aider à construire du consensus là où nous en avons le plus besoin.

Yannick Jadot : une écologie sans colonne vertébrale ?

© Greenbox

On l’aura compris : Yannick Jadot n’a rien d’un radical. Il tient à représenter une « écologie de gouvernement » susceptible de rassembler un large électorat. On peut comprendre que face au désastre climatique, la nécessité d’unir différents milieux sociaux en faveur d’une politique écologiste le conduise à tenir un discours modéré. On comprend moins que face à ce même désastre climatique, Europe-Écologie les Verts (EELV) ne dispose d’aucun agenda sérieux de rupture avec le mode de production et de consommation dominant. Refus de la planification étatique, absence de plan pour faire décroître les activités économiques polluantes, adhésion sans réserve aux institutions de l’Union européenne, alignement géopolitique sur l’Allemagne – pourtant fer de lance du libre-échangisme en Europe… Les incohérences du programme porté par Yannick Jadot sont nombreuses.

Vainqueur de la primaire écologiste le 28 septembre dernier, cet ancien directeur de programmes chez Greenpeace jouit d’une certaine légitimité chez ceux qui ont participé à l’exercice ainsi que d’une importante visibilité médiatique. Toutefois, son aura ne s’étend nullement au-delà du camp des Verts et des mouvements voisins. À l’heure où une partie croissante de la population française prend conscience que la préservation de conditions de vie acceptables sur Terre va dépendre de notre capacité à lutter efficacement contre le réchauffement climatique, on serait en droit d’attendre d’un candidat qui souhaite devenir le « président du climat » qu’il profite de cette tendance pour défendre une véritable transformation de l’économie ayant pour but ultime de préserver, voire d’améliorer la qualité de vie de l’ensemble des citoyens.

Ce mot d’ordre-là, qu’il s’agirait bien évidemment de concrétiser en mettant en œuvre une stratégie cohérente, serait parfaitement en mesure de séduire un large électorat. Mais au lieu de cela, M. Jadot se contente de lister « 15 propositions pour une République écologique et sociale », floues pour certaines d’entre elles, stratégiquement douteuses pour d’autres. Il s’appuie sur un « projet pour une République écologique » – concocté par EELV – fort imprécis quand il s’agit de définir les moyens à même d’atteindre les fins. Yannick Jadot n’évoque donc, à l’heure actuelle, qu’un homme politique lambda portant le projet défendu par un parti, et crédité de 8 à 9% des intentions de vote à l’élection présidentielle de 2022.

Monsieur Jadot est critiqué par ses adversaires pour sa volonté affichée de concilier écologie et économie de marché, le flou des mesures de transformation structurelle qu’il défend, ainsi que sa rhétorique consensuelle. De fait, il effectue peu de passages médias sans rendre un hommage appuyé aux « entrepreneurs » qui, « sur les territoires » (ou « le terrain ») luttent « au quotidien contre le changement climatique » avec une « énergie formidable ». Au point que l’on se demande pourquoi, avec tant de « bonnes volontés » l’économie ne s’est pas décarbonée d’elle-même !

Trois décennies de globalisation, d’intégration européenne et de décentralisation ont affaibli les prérogatives souveraines de l’État, indispensables à tout projet de planification écologique ; pourtant, loin de déplorer ce processus, Yannick Jadot en appelle à davantage « d’Europe », de « démocratie à l’échelle internationale » et… « de décentralisation » pour mener à bien cette planification.

S’il pointe bien du doigt les entreprises les plus ouvertement polluantes – souvent réduites à des « lobbies » -, il ne met pas en cause le système économique dominant. Faute d’identifier une cause au désastre environnemental – le régime d’accumulation néolibéral – et de présenter l’État comme un acteur central capable de conduire un changement structurel, il se condamne à une succession de vœux pieux.

L’éléphant dans la pièce

« Rendre la rénovation thermique des logements accessible à tous » (proposition n°1 de son programme), « approvisionner 100% des cantines des écoles, des hôpitaux et des universités et des autres établissements publics avec des produits biologiques, de qualité et locaux » (proposition n°4), « interdire l’importation des produits issus ou contribuant à la destruction des forêts primaires » (proposition n°5), sont des idées salutaires qu’il s’agirait de mettre en oeuvre au plus vite. Cependant, elles ne peuvent remplacer un programme de transformation économique qui s’attacherait à évaluer les besoins et exposer les outils de la transition pour chaque secteur.

Matthieu Auzanneau, directeur du Shift Project, déclarait il y a peu : « La première nation qui saura bâtir un plan cohérent pour sortir du pétrole aura gagné l’avenir » [1]. M. Jadot prévoit certes la subvention des énergies renouvelables… mais c’est le plan cohérent qui fait défaut. « Entrepreneurs », « territoires », « société civile », « tissu associatif », « citoyennes et citoyens »… on n’en finirait pas d’égrener la liste d’acteurs sur lesquels le candidat compte s’appuyer pour mener à bien la transition écologique. L’absence de l’un d’entre eux fait cruellement défaut : l’État. Ce dernier est pourtant indispensable pour mener un changement structurel d’ampleur. Seul l’État peut impulser une mutation du mode de production et conduire la France vers un nouveau paradigme économique.

Comme l’a déjà souligné Laure Després, professeure émérite de sciences économiques à l’Université de Nantes, sous la présidence du Général de Gaulle « la planification indicative à la Française a fait l’objet d’un réel consensus national […]. Le but était d’orienter les investissements des entreprises publiques et privées vers les secteurs prioritaires pour la croissance » [2]. Au vu des évolutions observées depuis les Trente glorieuses, l’enjeu est précisément de créer un nouveau consensus national autour d’un nouveau mode de production qui prenne acte de la finitude des ressources et du désastre climatique. La finalité la planification écologique serait ainsi d’orienter les investissements vers les secteurs prioritaires, non pour tendre vers une croissance maximale mais pour mener à bien la transition énergétique.

L’économiste Cédric Durand et le sociologue Razmig Keucheyan, rappellent à juste titre que cela demande un contrôle public du crédit et de l’investissement qui défasse l’immense pouvoir que les créanciers et investisseurs privés ont accumulé depuis les années 1980 [3]. Une idée qui n’a rien d’utopique puisque ce contrôle existait en France dans les années 1950-1960. Le dispositif alors en place, nommé « circuit du trésor », conduisait les institutions publiques, les entreprises publiques ainsi que de nombreux ménages à déposer leurs avoirs monétaires au Trésor public, ce qui permettait à l’État de financer ses dépenses [4].

NDLR : lire sur LVSL l’article de Cédric Durand : « La bifurcation écologique n’est pas un dîner de gala »

Une fois libérés de l’emprise des marchés de capitaux, il conviendrait d’organiser l’action à différents niveaux afin d’éviter une centralisation trop importante susceptible de menacer la dimension démocratique du plan. Mme Després, qu’il convient de citer assez longuement, a bien précisé en quoi consistait une planification multiniveau : « Les grandes orientations du Plan national sont discutées à l’occasion des campagnes électorales, votées par le Parlement et s’imposent à tous. La manière de les atteindre localement compte tenu des caractéristiques écologiques et sociales du territoire est laissée à l’appréciation des collectivités territoriales. Cependant, la région doit élaborer son propre plan en tenant compte des projets élaborés au niveau local et inversement, de même les niveaux national et régional doivent coopérer : des négociations sont donc indispensables pour adopter une démarche globale qui couvre l’ensemble des investissements réalisés par les différentes instances de la puissance publique ainsi que ceux qu’elles peuvent influencer sur leur territoire » [5].

Cette manière de procéder accompagnerait la relocalisation et le protectionnisme nécessaires à la reprise de contrôle de notre appareil productif. Précisons que la France serait dans l’obligation d’entamer un rapport de force avec les institutions européennes qui ne pourraient accepter de telles entorses aux règles de « concurrence libre et non faussée » sanctuarisées dans les traités de l’Union européenne. Il lui faudrait alors chercher le soutien du maximum d’États membres possibles, à savoir ceux qui seraient prêt à s’engager à leur tour dans une véritable planification écologique.

Si l’on veut que l’écologie soit autre chose qu’une succession de propos convenus, il est primordial de poser comme objectif décroissance de larges pans de notre économie, à savoir ceux qui contribuent à satisfaire ou créer des besoins jugés artificiels

Le candidat écologiste a choisi d’aller en sens inverse en prônant une « Union » avec l’Allemagne (proposition n°15), qui défend avec la plus grande ferveur l’ordre néolibéral actuel. Militer quotidiennement pour un « protectionnisme vert » tout en cherchant à renforcer ses liens avec un système de pouvoir structurellement attaché au libre-échange relève à tout le moins de la contradiction.

En cela, l’eurodéputé prend le risque de ruiner sa crédibilité auprès de quiconque ne lui est par encore acquis. La France ne peut faire l’économie d’un rapport de force avec l’Union européenne et l’Allemagne, et d’une affirmation claire des intérêts qu’elle tient à ne pas sacrifier si elle souhaite reprendre son destin en main. Si Monsieur Jadot défend verbalement la « planification écologique », il déclarait en 2016 qu’elle « ne [marcherait] que dans un cadre européen ». Trois décennies de globalisation, d’intégration européenne et de décentralisation ont affaibli les prérogatives souveraines de l’État, indispensables à tout projet de planification écologique ; pourtant, loin de déplorer ce processus, Yannick Jadot en appelait à davantage « d’Europe », de « démocratie à l’échelle internationale » et… « de décentralisation » pour mener à bien cette planification.

Aussi, il ignore que « la reconquête de nos souverainetés alimentaire, sanitaire, énergétique, numérique, industrielle » qu’il entend amorcer – à raison – ne pourra pas se faire « dans une Europe (sous-entendu, une Union européenne) enfin fière d’être un continent social ». Il est fondamental de rappeler que la Commission européenne et la Banque centrale européenne ont fait pression de manière répétée sur les États membres les moins « disciplinés » afin qu’ils diminuent les coûts de leur système de protection sociale, ce qui a mécaniquement porté atteinte à leur capacité à protéger l’ensemble des citoyens contre les risques de la vie (maladie, chômage…). Si l’éclatement de la pandémie de COVID-19 a mené à la suspension de certaines normes de discipline budgétaire – notamment celles du Pacte de stabilité et de croissance –, il n’est pas prévu que cela s’inscrive dans la durée. En 2009, François Denord et Antoine Schwartz publiaient déjà un livre intitulé L’Europe sociale n’aura pas lieu. La décennie qui a suivi a indéniablement confirmé leur analyse, et il n’y a aucune raison de penser que la tendance va s’inverser.

Enfin, s’il propose de « conditionner 100% des aides publiques aux entreprises au respect du climat, du progrès social et de l’égalité entre les femmes et les hommes » (proposition n°3), il est fort dommage que le candidat écologiste n’ait pas songé à préciser les normes à respecter. Dans le projet pour la République écologique, on peut lire que les aides seront mises en place « dans le cadre d’accords d’entreprise ou de branche pour les PME, fixant les progrès à atteindre en matière climatique et sociale ». Or, l’ère néolibérale que nous traversons actuellement se caractérise par une très nette domination du capital sur le travail. Sans normalisation imposée par la puissance publique, il est certain qu’une grande part des entreprises, à commencer par les multinationales, ne va pas réellement agir pour décarboner ses activités. Il existe donc un risque important qu’en l’absence d’une telle prise d’initiative étatique, les entreprises en question passent à travers les mailles du filet par de simples opérations d’écoblanchiment (greenwashing) et autres chartes incantatoires. La planification, en plus de remédier à cela, orienterait de manière claire les investissements qui doivent accompagner la transition énergétique, donnant ainsi la visibilité nécessaire aux entreprises.

L’épineuse question de la croissance

Aux impensés de Monsieur Jadot concernant la mutation de nos modes de production, répondent ceux qui ont trait à la mutation de nos modes de consommation.

Si l’on veut que l’écologie soit autre chose qu’une succession de propos convenus, il est primordial de poser comme objectif décroissance de larges pans de notre économie, à savoir ceux qui contribuent à satisfaire ou créer des besoins jugés artificiels – assortie d’un développement des secteurs peu carbonés et socialement utiles tels que l’agroécologie, le service à la personne ou la réparation d’objets. Une telle perspective implique de rompre avec le régime d’accumulation dominant – caractérisé par une financiarisation et une globalisation sans précédent du capital, et indexé sur la croissance des industries polluantes

Contrairement à une idée répandue, la décroissance de nombreux pans dominants de notre économie n’est aucunement incompatible avec la création d’emplois si elle s’accompagne d’un plan structuré de décarbonation de l’économie et du développement organisé des secteurs – répondant à des besoins jugés plus importants réels – où les travailleurs manquent. En effet, il est tout à fait possible de fixer un quota d’importation de téléviseurs et d’objets connectés, de faire dégonfler progressivement les grandes surfaces et d’interdire la création de nouveaux centres commerciaux tout en créant une garantie à l’emploi. Cette dernière correspondrait au financement de l’emploi en dernier ressort par l’État qui recruterait massivement pour mettre en œuvre la décarbonation ainsi que pour renforcer les secteurs que le plan viserait à élargir.

Logiquement, elle serait financée en partie grâce à la cessation du versement de la quasi-totalité des allocations chômages (qui ont représenté 35,4 milliards d’euros en 2019). Sur les cinq candidats à la primaire écologiste de septembre, une seule a mis en avant de manière assumée le terme de décroissance : il s’agit de Delphine Batho. La députée fait certes désormais partie de l’équipe de campagne de M. Jadot, mais la décroissance ne tient aucune pas de place dans les discours de ce dernier, qui réduit cette question à un simple « débat théorique » [6].

Si la pertinence du terme de décroissance peut être débattue, le coup de pied dans la fourmilière de la candidate était bienvenu. En effet, comme l’explique notamment Jean-Marc Jancovici, polytechnicien et président du Shift Project, le fonctionnement des machines sur lesquelles repose notre économie dépend en grande partie des ressources fossiles dont les réserves se contractent au fur et à mesure que nous les extrayons. D’après un graphique en courbe que M. Jancovici a réalisé à partir de données publiées par British Petroleum (BP), le dernier pic d’approvisionnement pétrolier des États membres de l’UE et de la Norvège a été atteint en 2006. Entre cette année et 2018, l’approvisionnement en pétrole a globalement baissé de 14% malgré une légère remontée au début de la dernière décennie due au boom du pétrole de roche mère (communément appelé pétrole de schiste) aux États-Unis.

Néanmoins, les sociétés spécialisées dans l’extraction de ce type d’hydrocarbure sont structurellement déficitaires, ce qui rend très incertain l’avenir de la production [7]. Il semblerait à tout le moins audacieux d’exclure que cette diminution de la quantité de ressources énergétiques disponibles n’ait pas pour implications une chute du PIB…

Si M. Jancovici analyse très peu les fondements purement économiques de la croissance pour se focaliser essentiellement sur ses fondements énergétiques, on ne saurait balayer d’un revers de main sa conclusion, tant elle trace les contours d’un avenir qui ne semble pas improbable : nous avons le choix entre une décroissance choisie et une décroissance subie. La première option consisterait à diminuer drastiquement, voire à stopper les investissements dans les secteurs qui visent à satisfaire des besoins jugés artificiels (5G, robotique, intelligence artificielle…) responsables d’une bonne partie des émissions de gaz à effet de serre, et à les réorienter vers ceux permettant de remplir des besoins jugés primordiaux (agriculture, textile, logement, sans parler des activités culturelles…) tout en cherchant les décarboner le plus possible. La seconde impliquerait des conflits dus à l’écart de plus en plus important entre la demande de ressources naturelles et l’offre disponible. Elle adviendrait d’ailleurs dans un monde où la qualité de vie aurait déjà sensiblement baissé par endroits (épisodes caniculaires répétés, manque de végétation…).

Il est fort dommage que Monsieur Jadot n’ait pas songé à prendre en compte ces contraintes. Celui pour qui l’écologie est « un projet d’émancipation », « un projet de liberté individuelle et collective » a omis d’inclure le consumérisme et les besoins artificiels comme facteurs d’aliénation. Si l’écologie est un projet de société, autant assumer les changements radicaux à porter si l’on ne tient pas à connaître une dégradation marquée de notre qualité de vie dans les décennies à venir. 

Notes :

[1] Cédric Garrofé, « Matthieu AUZANNEAU : “La première nation qui bâtira un plan cohérent pour sortir du pétrole aura gagné” », Le Temps, 22 septembre 2021.

[2] Laure Després, « Une planification écologique et sociale : un impératif ! », Actuel Marx, 2019/1.

[3] Cédric Durant et Razmig Keucheyan, « L’heure de la planification écologique », Le Monde diplomatique, mai 2020.

[4] Benjamin Lemoine, « Refaire de la dette une chose publique », Comité pour l’abolition des dettes illégitimes, 27 juillet 2016.

[5] Laure Després, art. cit.

[6] La Décroissance, n° 182, Lyon, septembre 2021

[7] Matthieu Auzanneau, « L’inexorable déclin du pétrole. L’Union européenne, première victime de la pénurie ? », Futuribles, 2021/4