Expérimentation animale : le temps est venu d’agir. Tribune de Yannick Jadot

Voici l’intégralité de la tribune que Yannick Jadot nous a adressé.

Alors que près de 2 millions d’animaux sont utilisés en France à des fins scientifiques et éducatives, ce nombre continue de croitre. On relève aussi que les procédures dites « sévères » – c’est-à-dire les plus douloureuses – sont en constante augmentation.

Certes il y a bien une Directive européenne « relative à la protection des animaux utilisés à des fins scientifiques » promulguée en 2010 (transposée en droit français dans le décret 2013-118 du 1er février 2013) qui pose un certain nombre d’obligations aux États membres, propres à réduire le nombre d’animaux utilisés dans les procédures et les souffrances qui leur sont infligées.

Cette directive énonce sans ambiguïté que l’objectif final est « le remplacement total des procédures appliquées à des animaux vivants à des fins scientifiques et éducatives, dès que ce sera possible sur un plan scientifique […] »

Pourtant, les résultats ne sont pas là. Le constat est désolant mais réaliste : rien n’est fait concrètement pour accompagner la transition vers une recherche sans animaux, l’absence de volonté politique est criante.

En effet, la réglementation européenne n’est toujours pas contraignante vis-à-vis des États membres et rien n’oblige ceux-ci à utiliser les méthodes non-animales, y compris celles qui ont été validées par l’ECVAM (European Center for Validation of Alternatives Methods).

Malgré tout, des entrepreneurs s’engagent, comme c’est le cas de la start-up rennaise « Cherry Biotech » spécialisée – entre autres – dans le développement des organes sur puce, biotechnologie utilisant des cultures cellulaires 3D et la micro-fluidique. Les « organs on chip » permettent d’évaluer avec une grande fiabilité les effets de substances chimiques (dont les médicaments) sur un organisme humain ou d’étudier le développement de différentes pathologies, sans utiliser d’animaux.

Pour la prochaine mandature européenne, EELV et ses députés élus s’engagent à

1.     Soutenir le développement et la mise en œuvre des méthodes de recherche non-animales.

2.     Appuyer la création d’instances impartiales, objectives et éclairées pour évaluer les projets utilisant des animaux (évaluation en amont mais aussi rétrospective),

3.     Allouer les moyens nécessaires à une évaluation objective et une prise en charge efficace des douleurs et souffrances des animaux utilisés dans les procédures.

La réforme nécessite donc la révision de la directive européenne 2010/63/UE qui devra notamment introduire des objectifs chiffrés de réduction, allouer des moyens suffisants et pérennes au Laboratoire européen de référence (ECVAM) pour lui permettre de mener à bien l’ensemble de ses missions, mettre en place des critères et des normes beaucoup plus exigeantes en matière de bien-être animal.

Il est de notre responsabilité à tous de prendre soin des animaux de laboratoire ; et d’épargner au plus grand nombre possible d’animaux d’y être soumis.

Yannick JADOT, député européen et tête de listes des écologistes à l’élection européenne.

Muriel OBRIET

Commission condition animale EELV

Référente du pôle « expérimentation animale/méthodes substitutives »

Collaboratrice de l’association Pro Anima – EthicScience

Hyperloop : les paradoxes d’une « révolution »

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Elon Musk, CEO of SpaceX and Tesla © Daniel Oberhaus (2018)

En 2013, l’iconoclaste patron de Tesla, Elon Musk, présente son idée du train du futur : l’Hyperloop. Il donne au monde les premières ébauches de ses travaux rassemblant quelques croquis, graphiques et études techniques. Cette nouvelle technologie « révolutionnaire » devrait permettre de se rendre de Paris à Marseille en moins d’une heure. Il est néanmoins nécessaire de questionner l’utilité politique et environnementale d’une telle avancée technique, ainsi que son modèle économique.


LA CONCURRENCE COMME MOTEUR

« Quand je l’explique à mes enfants, je leur dis simplement que c’est “un train, très, très rapide”, pour ne pas dire supersonique, qui est “très très propre” et qui va relier toutes les villes du monde. » explique Dirk Ahlborn, patron d’Hyperloop Transportation Technology.

Elon Musk invite le monde à s’approprier ses premières ébauches d’études, qu’il rend libre de droits sous format open source, dans un document de 57 pages, en arguant qu’il n’a pas le temps de s’en occuper lui même. Mais développer cette technologie est évidemment extrêmement coûteux et l’open source de Musk se transforme rapidement en mise en concurrence du peu de start-up capables de lever les fonds nécessaires. Quelques entreprises se battent aux quatre coins de la planète pour être la première à mettre au point l’Hyperloop. Deux ont investi récemment en France : Hyperloop TransPod à Limoges et Hyperloop Transportation Technology à Toulouse. Ce n’est donc ni SpaceX ni Tesla, ou une autre compagnie géante du monde technologique, qui mène cette recherche, mais bien de petits acteurs frontalement concurrents. Les recherches sont en cours, ponctuées de coups de communication et de secrets industriels.

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Croquis original de l’Hyperloop imaginé par Musk © SpaceX

À Toulouse on annonce régulièrement avoir « achevé les pistes d’essais », être en train de « procéder aux premiers tests » et même avoir « pris le temps de concevoir et de construire un système commercialement viable » pour cette première ligne-test actuellement en fin de construction, selon le PDG d’Hyperloop TT. Hyperloop TransPod se targue d’avoir obtenu les permis de construire à Limoges, entre deux visites à l’étranger, notamment en Thaïlande où Sébastien Gendron, le PDG, « a rencontré celui qui est pressenti pour devenir le prochain Premier ministre et qui souhaite créer une ligne Hyperloop entre Phuket, Bangkok et Chiang Mai », selon la presse. Les affaires marchent, les projets se multiplient et la science avance, mais la concurrence fait rage.

Cette technologie, qui doit révolutionner le monde du transport et changer le quotidien de millions de personnes selon ses promoteurs, se trouve donc au centre d’une guerre économique sans merci. Plutôt que de coopérer, les petits acteurs isolés sont incités à dépasser leurs concurrents le plus tôt possible, faute de quoi ils mettront la clé sous la porte. Cette situation n’étonne plus grand monde aujourd’hui, mais force est de constater qu’elle contraste fortement avec la précédente innovation en termes de transport à grande vitesse : le développement du TGV Français dans les années 70, conduit sur instruction du gouvernement, par une entreprise publique.

Elon Musk, loin d’avoir oublié cette histoire, en est le premier bénéficiaire : ses milliards lui permettent de racheter au prix fort la première startup capable de propulser son train à plus de 1000 km/h. Et même si ces entreprises déposent au fur et à mesure de leurs recherches différents brevets commercialisables, mieux vaut ne pas décevoir les investisseurs, notamment la SNCF ou General Electric dans le cas d’Hyperloop One, troisième startup dans la course.

Les territoires risquent d’être les grands perdants de la course à l’Hyperloop.

Même la gestion interne de cette innovation est 2.0. Comme le révèlent les Echos au sujet de l’implantation des bureaux de recherche d’Hyperloop TT à Toulouse : « le centre de R&D n’emploie encore que 10 salariés, au lieu des 25 prévus. Il fait aussi travailler une dizaine de personnes d’autres entreprises car la jeune pousse américaine a un modèle particulier : elle n’emploie que 60 salariés mais mobilise 800 personnes rémunérées en stock-options. » La rémunération en stock-options (c’est à dire en parts de l’entreprise) est un autre moyen de pousser ses associés à donner le meilleur d’eux même sur le champ de bataille économique. Si Hyperloop TT gagne la course, ces 800 personnes s’enrichiront considérablement, proportionnellement à la valeur de l’entreprise qu’ils auront contribué à créer. À l’inverse, les parts des entreprises perdantes risquent de ne pas valoir grand chose.

Certes, ces entreprises perdantes trouveront à n’en pas douter une pirouette économique pour revendre ou ré-exploiter les recherches engagées. Le gâteau mondial du déploiement de cette technologie semble si énorme qu’elles pourraient même retourner la situation et s’arranger entre elles pour se le partager. À l’inverse les territoires risquent d’être eux, les grands perdants de la course à l’Hyperloop.

LES POUVOIRS PUBLICS ET LE SOLUTIONNISME TECHNOLOGIQUE

L’imaginaire collectif valorise le progrès, la vitesse et l’innovation. Voilà en partie pourquoi ce projet est plébiscité partout et distille sa dose de rêve autant chez les enfants que dans les bureaux des métropoles, régions et autres collectivités territoriales. Vincent Léonie, président de l’association Hyperloop Limoges et adjoint au Maire de la ville déclare : « La Silicon Valley, au départ il n’y avait rien, et nous sommes sur le même principe. Aujourd’hui, à Limoges, les terrains sont disponibles et bon marché, nous avons de l’intelligence avec notre université. Nous défendons le désenclavement par notre intelligence pour montrer ce que l’on est capable de faire. Imaginez un Francfort-Paris-Limoges-Barcelone ! » À Châteauroux, à qui Hyperloop TransPod a promis une future ligne reliant Paris en 20 minutes, on chante également les louanges de la technologie. La Métropole a rejoint en mars cette association Hyperloop Limoges. « Nous ne voulons pas passer à côté de quelque chose qui peut être une opportunité pour le territoire », affirme Gil Avérous, président de Châteauroux Métropole.

Les métropoles françaises sont loin d’être les seules à s’associer à ces startup et à entrer indirectement dans cette course concurrentielle à l’innovation. Hyperloop TT a su gagner le cœur de l’Europe de l’Est en signant un accord avec les autorités slovaques pour étudier la faisabilité d’une liaison des trois capitales Vienne, Bratislava et Budapest, ainsi que des deux plus grandes villes de Slovaquie, Bratislava à l’Ouest et Kosice à l’Est. Chacun y trouve les avantages qu’il veut bien y voir, Vazil Hudak, ministre de l’Économie de la République slovaque estime que « La construction de l’hyperloop dans notre région d’Europe Centrale permettrait de réduire sensiblement les distances entre nos agglomérations ». Et des dires de l’entreprise : « Il est maintenant crucial pour nous de collaborer avec des gouvernements autour du monde. »

C’est également dans cette optique qu’un projet est en cours chez Hyperloop TT pour relier Abou Dhabi à Dubaï. Hyperloop One se concentre quant à lui sur les Etats-Unis et travaille à relier Los Angeles à San Francisco pendant que le Canadien TransPod tente de relier Toronto à Windsor, dans l’Ontario.

Les élus écologistes de la région Nouvelle Aquitaine, qui s’opposent aux Hyperloop, indiquent dans un communiqué en 2018 que : « Les promoteurs du projet Hyperloop exercent un lobbying intense auprès des collectivités et des médias. » À n’en pas douter ces promoteurs défendent leurs projets et tentent de convaincre les élus de son utilité. Sa facilité d’implantation s’explique donc par des efforts de lobbying mais aussi et surtout par une foi inébranlable de l’imaginaire collectif en un progrès forcément bénéfique, car relevant d’une innovation technologique.

Seul compte le dynamisme économique et le rayonnement territorial ; peu importe l’utilité sociale réelle de ces innovations et les conséquences environnementales néfastes.

Le solutionnisme technologique, c’est l’idée développée notamment par Evgeny Morozov et promulguée par la Silicon Valley, selon laquelle Internet, l’innovation et le progrès technique apporteront toutes les réponses aux problèmes sociétaux. Cette idée transparaît dans toutes les prises de paroles grandiloquentes autour de cette nouvelle technologie. Selon Morozov, qui déconstruit régulièrement l’enthousiasme autour des promesses techniques, ce solutionnisme a un problème fondamental : il construit un Silicon Paradise en répondant le plus souvent à des problématiques erronées. « Ce qui pose problème n’est pas les solutions qu’ils proposent, mais plutôt leur définition même de la question », dit-il. Pourquoi une telle vitesse ? Quel intérêt la majeure partie de la population aura-t-elle à voir se construire des lignes reliant Marseille à Paris en moins d’une heure ? Face à la catastrophe environnementale annoncée, la vitesse est-elle réellement plus intéressante que la transition écologique ?

Mais « les plus grands industriels viennent réussir ici, (…) Toulouse Métropole confirme avec éclat son statut de territoire des transports de demain », affirme Jean-Luc Moudenc, Maire de Toulouse au lendemain de la signature de contrat avec Hyperloop TT en 2017. Seul compte le dynamisme économique et le rayonnement territorial ; peu importe l’utilité sociale réelle de ces innovations et les conséquences environnementales néfastes.

CACHER UNE FAISABILITÉ ET UNE UTILITÉ DISCUTABLE

Si les entreprises engagées dans cette course trouveront probablement, comme évoqué précédemment, des issus de secours en cas de panne des projets Hyperloop, il n’en sera probablement pas de même pour les collectivités qui auront largement subventionné des projets disparus, qui se retrouveront potentiellement avec des infrastructures inutiles sur leur territoires, et qui risquent gros avec le départ de ces startup. À Toulouse par exemple, Hyperloop TT fut accueilli en grande pompe et se trouve aujourd’hui au cœur d’une nouvelle zone d’innovation centrée sur les transports de demain, au sein de laquelle lui ont été cédée de larges terrains. Si son arrivée fut bénéfique pour l’image et l’attractivité territoriale de la ville et de cette nouvelle zone de Francazal, son départ en cas de rachat ou de faillite pourrait être à l’inverse très négatif et déconstruire un processus en cours de polarisation territoriale de l’innovation.

Car il faut bien le dire, les critiques pleuvent à l’égard des projets Hyperloop. D’abord, le format startup pose la question de l’inscription de ces entreprises dans le temps. Elles donnent l’impression de vouloir s’insérer durablement sur les territoires où elles s’installent, pourtant les start-up qui marchent sont souvent rachetées par les géants de la tech. Le format de ce marché pousse à croire qu’une fois la technologie maîtrisée, SpaceX (où un autre géant) sera prêt à débourser des millions pour racheter l’heureuse élue. Si cette élue est Hyperloop TT, qu’adviendra-t-il des pistes de tests et des bureaux toulousains ? Musk continuera-t-il ses essais en Europe ou se concentrera-t-il sur son projet initial : une ligne San Francisco – Los Angeles ?

Ces questions surviennent finalement après les principales : cette technologie sera-t-elle un jour maîtrisée ? Est-il réaliste de penser qu’un modèle économique viable émergera de ces expériences ? Aujourd’hui, les entreprises qui se targuent d’avoir réussi leurs premiers tests, notamment Hyperloop One dans le désert du Nevada, n’ont pas encore dépassé les 400 km/h, bien loin donc des plus de 1000 km/h annoncés. Tout en annonçant des commercialisations pour 2020/2021, les startups laissent entendre que de nombreux défis techniques restent à relever.

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Carte originale de l’Hyperloop imaginé par Musk reliant Los Angeles à San Francisco © SpaceX

Les inquiétudes des ingénieurs, en externe et en interne, se focalisent sur la sécurité, le freinage, le nombre de capsules, etc. François Lacôte, ingénieur polytechnicien français et ancien directeur technique d’Alstom Transport, publie ainsi en avril 2018 avec l’Association des Lauréats de la Fondation Nationale Entreprise et Performance (Club Pangloss), une étude qui affirme que les défis techniques évoqués sont en fait des impasses techniques. Dans cette étude au titre univoque : « Hyperloop : formidable escroquerie technico-intellectuelle », il évoque les problèmes liés à la vitesse, notamment le fait que « là où les systèmes ferroviaires à grande vitesse actuels permettent un espacement à 3 minutes, soit un débit théorique de 20 trains à l’heure, l’Hyperloop, avec un débit théorique de 10 navettes à l’heure, ne devrait pas pouvoir faire mieux ». Pour lui, la taille des capsules pose également problème puisque selon ses calculs, « le débit théorique du système Hyperloop (1000 passagers par heure) est 20 fois inférieur au débit théorique du système TGV (20 000 passagers par heure). Ce qui est un bilan économique complètement impossible, même avec un coût d’infrastructure proche de celui du système TGV, alors qu’il lui est très largement supérieur. »

Ces considérations techniques posent donc la question du modèle économique d’Hyperloop. Ses promoteurs, notamment E. Musk dès les débuts, ont affirmé que ce mode de transport serait « économique ». En estimant par exemple les coûts de construction des infrastructures à 11,5 millions de dollars du mile (1,6 kilomètre), soit un coût moindre que celui du TGV. Problème : Forbes aurait eu accès à des documents internes d’Hyperloop One estimant le coût de la liaison entre Abou Dhabi et Dubaï à 4,8 milliards de dollars, soit 52 millions de dollars par mile. Ces coûts varient en fait totalement en fonction de la localisation des constructions et sont principalement liés au fait que pour atteindre des vitesses telles, les lignes Hyperloop doivent être totalement rectilignes (bien plus que celle d’un train classique) et nécessitent donc la construction de multiples ponts, tunnels et autres infrastructures extrêmement coûteuses.

« Nous voulons que ce soit un moyen de transport démocratique »

En croisant cette information avec l’idée que les capsules Hyperloop ne pourront contenir qu’un nombre limité de voyageurs et que leur fréquence ne pourra pas être trop importante, comment croire les promesses de Shervin Pishevar, membre fondateur d’Hyperloop One qui assure que l’Hyperloop sera « moins onéreux » pour les usagers « que n’importe quel système existant » ? Surtout quand cette promesse repose sur l’idée que ce faible coût se basera sur le fait que : « Vous n’avez plus de roues en acier qui frottent sur quelque chose. C’est sans contact. Donc vous n’avez pas d’érosion du matériel. » La baisse des coûts de maintenance couvrira-t-elle réellement l’ensemble des investissements évoqués plus haut ?

Au vu des données technico-économiques il semble que seul un plan d’investissement massif de la part d’un État pourrait permettre le déploiement d’Hyperloop en dehors des pistes d’essais. Mais se pose alors la question de son utilité sociale et environnementale.

POURQUOI ALLER PLUS VITE ?

Si les intérêts des différents promoteurs sont clairs : le profit grâce à l’innovation et la disruption, la construction de ce profit dépendra probablement de leur capacité à convaincre les acteurs publics de l’intérêt même de leur technologie, de leur capacité à vendre leurs innovations aux seuls acteurs capables de les déployer, ou en tout cas de les aider à la déployer. Mais pourquoi un État investirait-il dans cet accélérationnisme ?

Puisque la vitesse profite aux plus aisés, investir dans cette dernière se fait donc au détriment des plus défavorisés. Le risque est donc de développer un transport fondamentalement inégalitaire sous couvert de révolution du monde des transports.

Certains chercheurs tentent déjà de montrer depuis des années, en questionnant la notion d’intérêt général, les problèmes liés de la multiplication des lignes LGV en France. Julien Milanesi note notamment que « L’observation a malheureusement l’allure de l’évidence, mais plus on est riche et plus on voyage ». Il étaye son analyse par des chiffres de fréquentation montrant finalement que « l’investissement public dans de nouvelles lignes à grande vitesse n’est pas socialement neutre ». Puisque la vitesse profite aux plus aisés, investir dans cette dernière se fait donc au détriment des plus défavorisés. Que penser alors d’un potentiel nouvel investissement dans des lignes qui seront probablement encore plus élitistes ? Aujourd’hui les lignes à grande vitesse existantes profitent statistiquement plus à ceux qui peuvent se permettre de partir en vacances régulièrement ou à ceux qui peuvent se permettre d’habiter à Bordeaux pour travailler à Paris. Le risque est donc de développer un transport fondamentalement inégalitaire sous couvert de révolution du monde des transports. Même le député de la majorité Cédric Villani, dans un rapport daté de 2018, craint que ce nouveau mode de transport crée un « système de transports à deux vitesses […] où les plus rapides sont réservés aux plus riches ». Mais le député LREM conclu son rapport en annonçant que « La France […] doit veiller à développer ses capacités de R&D et d’innovation, publique comme privée, dans ce secteur dont les enjeux de propriété intellectuelle peuvent être importants ». Concurrence internationale oblige, si nous ne développons pas cette technologie, nos voisins le feront à notre place. Les craintes autours de possibles conséquences sociales néfastes sont vite balayées face aux opportunités de croissance.

Pourtant, développer un transport élitiste n’est pas le seul problème. Relier les métropoles ne sera pas sans conséquences pour les territoires ruraux exclus de ces avancées techniques. Si les TGV peuvent utiliser les petites gares, les projets Hyperloop souhaitent relier les grandes villes en oubliant totalement les périphéries. Pour établir à nouveau une comparaison avec les LGV, Milanesi montre que la croissance et le dynamisme économique promis aux collectivités investissant dans le développement de ces lignes se construit au détriment des autres territoires. L’activité promise ne se crée pas avec l’arrivée d’une LGV, elle se déplace plutôt des périphéries vers les centres urbains. La fracture territoriale existante risque donc encore de s’alourdir. « Vouloir relier deux grandes villes au détriment des transports de proximité, c’est tuer les villes moyennes », affirment les élus écologistes.

https://en.wikipedia.org/wiki/N700_Series_Shinkansen#/media/File:Line_scan_photo_of_Shinkansen_N700A_Series_Set_G13_in_2017,_car_02.png
The Shinkansen N700A Series Set G13 high speed train travelling at approximately 300 km/h through Himeji Station © Dllu

Mais la nécessaire évolution de nos modes de déplacement vers des moyens de transport propres ne justifie-t-elle pas les problèmes évoqués jusqu’à présent ? Car c’est la grande promesse des Hyperloop : « Faster, Cheaper, Cleaner » ; un train « très très propre ». Cette technologie se trouve en fait dans une sorte de flou permanent, que ses promoteurs entretiennent largement. Elle serait un nouveau moyen de transport entre le train et le métro, avec, grâce à sa vitesse, l’objectif de remplacer l’avion, moyen de transport le plus coûteux en émissions.

Le premier problème se situe dès le début, au niveau de ce flou. Hyperloop veut établir un report modal des usagers de l’avion, mais aussi de ceux du train voulant se déplacer plus vite, tout en développant une technologie à faible capacité d’accueil, ne pouvant évidemment pas traverser les Océans. Il paraît donc étonnant de penser qu’elle pourra un jour, même déployée à son maximum, supplanter l’aéronautique. D’autant que l’aéronautique reste un secteur industriel majeur qui trouvera les moyens de se distinguer pour survivre, par exemple en développant de nouveaux avions supersoniques extrêmement polluants. Hyperloop risque donc de créer un nouveau besoin, un nouveau marché, de nouveaux débouchés, de nouvelles possibilités de croissance ; mais ne sauvera pas la planète. Au contraire, cette technologie semble avoir un impact très négatif sur notre environnement.

On imagine le coût écologique entraîné par le va-et-vient de tous ces camions, coulant le béton tous les 25 mètres pour construire les pylônes nécessaires à la création des lignes .

Les promesses initiales sont tout de même à prendre en compte. Des panneaux solaires pourraient être installés sur les tubes pour permettre une autosuffisance relative, voire un excédent de production électrique. Un moyen de transport autosuffisant semble effectivement très intéressant écologiquement. D’autant que la pollution sonore sera inexistante grâce aux tubes, qui permettent aussi d’éviter les accidents, notamment avec les animaux traversant les voies. Mais se pose à nouveau le problème fondamental de la construction des infrastructures. Nous l’avons évoqué, la nécessaire linéarité des voies risque de conduire à des coûts financiers astronomiques, qui se transformeront en coûts environnementaux. Ce transport écologique en ligne droite devra, pour atteindre les vitesses espérées, fendre les montagnes, traverser des zones protégées, déboiser des forêts, passer au dessus des exploitations agricoles… Et même si TransPod affirme que pour la ligne Le Havre-Paris « les agriculteurs pourront cultiver leurs champs sous les lignes », on imagine aisément les expropriations nécessaires, les destructions d’espaces naturels, et surtout, le coût écologique entraîné par le va-et-vient de tous ces camions, coulant le béton tous les 25 mètres pour construire les pylônes nécessaires à la création des lignes.

Le doute s’installe donc quand à l’utilité économique, sociale et environnementale d’une telle innovation révolutionnaire et disruptive. Greenwashing ou réelle volonté d’apporter un renouveau écologique au monde du transport, largement responsable d’une part importante des émissions ? Le doute s’installe à nouveau lorsque l’on sait que parmi les principaux intéressés par le déploiement de cette technologie se trouve Amazon, grand défenseur s’il en est de la cause écologique, qui aimerait livrer ses colis toujours plus rapidement.

Cette histoire montre en tout cas comment, toujours aujourd’hui, face au désastre environnemental annoncé, notre système économique favorise l’innovation, source de croissance, plutôt que la recherche de solutions réelles. Un mode de transport autosuffisant semble être une bonne idée, mais comme le disent les élus écologistes de la Nouvelle Aquitaine : « Sans faire beaucoup de calculs, si on couvrait la voie SNCF d’un nombre suffisant de panneaux photovoltaïques, on pourrait arriver aux mêmes résultats. »

 

Pacte mondial pour l’Environnement : quand la volonté politique méprise l’expertise environnementale

Eugen Bracht (1842–1921): Hoeschstahlwerk von Norden. Signiert. Datiert 1905. Rückseite betitelt. Öl/Lwd., 70 x 86 cm

Le projet du Pacte mondial pour l’Environnement est d’unifier le droit international de l’environnement. Ce n’est pas un autre traité, sur un problème environnemental donné, mais une uniformisation des principes juridiques environnementaux et/ou une unification des accords déjà existants afin de les rendre plus efficaces. Poussé par Laurent Fabius et Emmanuel Macron depuis 2017, il est actuellement discuté par les Etats membres de l’Assemblée Générale de l’ONU. Pour l’instant, il n’y a aucun accord sur les principes, ni sur la nature du Pacte. Si l’ambition est louable, les objectifs restent flous et la méthode utilisée par le gouvernement français fait abstraction de la société civile. Les négociations internationales, initiées dans l’urgence, sont donc peu précises et peu concluantes. Dans de telles conditions, on a du mal à voir comment le Pacte pourrait rendre plus efficace le droit international de l’environnement.

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En août 2016, Laurent Fabius lance, dans une tribune au « Monde », un appel pour un Pacte mondial pour l’Environnement. Quelques mois plus tard, le think tank Le Club des Juristes publie une proposition de 36 articles pour un Pacte mondial pour l’Environnement. Cette proposition est portée par Emmanuel Macron devant l’Assemblée Générale des Nations Unies et votée en mai 2018.

En janvier 2019, les premières consultations officielles se tiennent à Nairobi. Une majorité d’États se prononce en faveur d’un texte contraignant. D’autres émettent des doutes quant à l’efficacité d’un Pacte universel par rapport aux pactes et traités régionaux déjà existants – l’Équateur fait même part d’une crainte que le Pacte mondial ait un effet négatif sur ces derniers.

LA POLITIQUE ENVIRONNEMENTALE FRANÇAISE : UNE VOLONTÉ SANS STRATÉGIE

Avec le soutien d’Emmanuel Macron, l’ancien ministre des Affaires Etrangères Laurent Fabius a su mobiliser un réseau capable de promulguer le Pacte sur la scène internationale. L’idée du Pacte a été popularisée dans les sphères les plus à même de lui donner corps dès sa première présentation, à la Sorbonne en juin 2017, devant Ban-Ki Moon, Anne Hidalgo, Laurence Tubiana, Manuel Pulgar-Vidal, Nicolas Hulot, Arnold Schwarzenegger et Mary Robinson.

La volonté de Laurent Fabius le pousse à utiliser ses ressources politiques, mais la démesure de son ambition l’empêche d’approfondir ce qu’il entreprend. Bien qu’il soit désormais président du Conseil Constitutionnel, il s’est illustré par les efforts déployés pour achever les missions qu’il s’était données au cours de son mandat au Ministère en tentant de jouer sur tous les fronts, du climat au statu quo israélo-palestinien. Ce remarquable investissement personnel clive avec son manque de temps et de ressources adéquates. Le Centre International du Droit Comparé de l’Environnement (CIDCE) avait envoyé personnellement à Laurent Fabius une proposition de 36 articles en janvier 2017. Cette proposition, fruit d’un travail réunissant des juristes en droit de l’environnement de plusieurs pays et précédant celle du Club des Juristes, n’a pas reçu de réponse de Laurent Fabius. Il aurait pourtant été simple de saisir cette opportunité pour mettre en contact le CIDCE et le Club des Juristes.

Emmanuel Macron a ensuite choisi de proposer le projet de Pacte à l’Assemblée Générale (AG)[1] plutôt que de le pousser à être examiné par la Commission des droits de l’homme ou le Programme des Nations Unies pour l’Environnement (PNUE). En préférant l’AG, Emmanuel Macron lance un processus à grande vitesse, certes, mais qui risque de se faire au détriment de la qualité. Le processus est dirigé par le Secrétariat Général et non par un organe de l’ONU spécialisé dans les questions environnementales. Aucune proposition n’a été déposée à l’ANUE (Association des Nations Unies pour l’Environnement) avant les premières consultations. Le PNUE est absent du processus. Ses ressources n’étant allouées qu’aux délégations étatiques, l’unité de la société civile du PNUE n’a pas pu se rendre à Nairobi – bien qu’elle possède une expertise qui permettrait de cerner plus rapidement les lacunes de droit international que les Etats ont l’ambition de combler grâce au Pacte.

Il revient donc aux États membres de mobiliser l’expertise en droit de l’environnement. Or, le Quai d’Orsay n’a pas émis d’appel à participation aux ONG françaises à propos du Pacte Mondial, et n’a pas proposé aux ONG scientifiques de faire partie de la délégation française à la session de Nairobi.

À travers la COP21, le One Planet Summit et le Pacte, le gouvernement français prouve qu’il a compris l’urgence environnementale et qu’il est prêt à y répondre. Une quantité impressionnante de ressources est déployée. En 2017 et 2018, les première et deuxième éditions du One Planet Summit ont eu pour objectif de faciliter les échanges entre les mondes de la finance privée et publique autour d’une lutte contre le changement climatique. La troisième édition, qui vient de se tenir à Nairobi deux mois après la première session de discussions du Pacte, a mis l’accent sur l’intégration des Etats et sociétés d’Afrique dans cette lutte commune. Le Pacte mise quant à lui sur le droit international. La France promeut ainsi, sur la scène internationale, sa « politique environnementale ».

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Laurent Fabius, lors de l’investiture de François Hollande en tant que président de la République, le 15 mai 2012. © Cyclotron

Dans cette urgence diplomatique, le gouvernement oublie de consulter ceux dont le métier est de penser les stratégies de « sortie de la crise environnementale ». Il est pourtant en France des scientifiques, économistes, juristes, anthropologues et historiens de l’environnement qui seraient à même de penser ces stratégies. L’absence de consultations, qui rendraient cohérente la politique environnementale de la France, est d’autant plus regrettable que ceux-ci se portent volontaires avant même que l’État ne lance d’appel, comme le CIDCE, qui a envoyé une déléguée aux premières négociations de Nairobi.

NÉGOCIATIONS SANS CONCLUSIONS A NAIROBI

La forme du Pacte, ainsi que la question de savoir s’il devrait être contraignant ou non, ont été discutées avant qu’il y ait accords sur les principes du Pacte. Pour le Professeur de droit de l’environnement Michel Prieur, il s’agit d’une « catastrophe méthodologique »[2].

« Les lacunes du droit international de l’environnement et des instruments relatifs à l’environnement : vers un Pacte mondial ». Tel est le titre du rapport officiel produit par le groupe de travail de l’ONU en décembre 2018, signé par le Secrétaire Général et servant de base aux consultations de Nairobi de janvier. Entrer dans le problème par le prisme des failles du droit et des instruments existants devrait orienter les discussions vers une première étape : identifier le droit international de l’environnement et ses failles.

Les lacunes que le Pacte viendrait combler peuvent être normatives, institutionnelles ou applicationnelles. Les lacunes normatives témoignent de l’absence d’unité, au niveau international, entre différents principes. Certains principes, comme le droit de la nature, n’ont été formulés et juridicisés que dans certains pays : il s’agirait de les universaliser. D’autres principes – universels – sont interprétés différemment selon les pays, notamment car il n’existe pas d’institution supranationale compétente pour unifier ce droit. Le Pacte mondial est l’occasion de déterminer s’il manque des institutions pour augmenter l’efficacité du droit international. Enfin, les lacunes applicationnelles du droit de l’environnement sont liées à un manque de traités contraignants, ce qui ne rend pas systématique l’application de nombreux principes pourtant reconnus.

Quelle serait la plus-value d’un pacte mondial de l’environnement par rapport aux pactes régionaux qui existent actuellement ? Il est difficile d’avoir du recul sur la question, car aucun pacte proprement international n’a été passé à ce jour. Le droit international de l’environnement n’existe pas encore car il n’existe aujourd’hui aucun traité contraignant sur l’environnement incluant l’ensemble de la communauté internationale. En revanche, il existe un corpus de droits régionaux épars, passés entre différents pays et à différentes dates. L’ambition du Pacte mondial pour l’environnement est-elle de les regrouper ? Ou s’agit-il de faire advenir de nouveaux principes ? Faut-il universaliser les principes qui existent déjà dans les codes régionaux de l’environnement, ou bien faut-il en inventer de nouveaux ?

La conclusion du rapport officiel des négociations de Nairobi, signé par le Président de session, ressemble à tout sauf à une conclusion : « Il y a eu une absence d’accord, pour un instrument global, clarifiant les principes ». Cette phrase, qui ne définit ni l’ « instrument global » ni les « principes » dont il est question, est représentative du flou qui continue à régner autour du Pacte mondial après cette première session. Néanmoins, bien que la question n’ait pas été posée, 21 États se sont déjà prononcés formellement en faveur d’un pacte contraignant. Il reste à espérer que les prochaines sessions incluent les associations pertinentes de la société civile, et qu’à la volonté politique française s’ajoute enfin la mobilisation de l’expertise environnementale par le gouvernement.

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[1] Le pacte a été vote à 142 voix lors de la résolution A/72/L.51 du 10 Mai 2018

[2] Michel Prieur, 29/01/2019, intervention à la conférence Qu’attendre d’un Pacte Mondial pour l’Environnement ?, organisée par l’IDDRI et modérée par Lucien Chabason, { https://www.iddri.org/fr/publications-et-evenements/conference/quattendre-dun-pacte-mondial-pour-lenvironnement}

8. Le sociologue : Stéphane Labranche | Les Armes de la Transition

Stéphane Labranche est sociologue, membre du GIEC, chercheur indépendant et enseignant à Sciences Po Grenoble. Il est un des pionniers de la sociologie du climat en France. À ce titre, il s’intéresse tout particulièrement aux mécanismes d’acceptation sociale qui conditionnent la réussite de politiques publiques écologiques. Stéphane Labranche nous éclaire sur le rôle de la sociologie dans le cadre de la transition.


Dans cette série de grands entretiens, nous avons choisi de poser les mêmes questions à des personnalités du monde de l’écologie ayant chacune une approche, un métier, différents. Un tel projet est inédit et son but est de donner à voir comment chacun se complète pour esquisser les grandes lignes de l’urgente transition écologique. Chacun détient une partie de la solution, une partie des armes de la transition. La transdisciplinarité doit devenir une norme de travail, pas une exception.

La série Les Armes de la Transition existe aussi en format vidéo :

LVSL : à quoi sert un sociologue pour le climat ? Pourquoi avez-vous choisi cette voie-là plutôt qu’une autre pour apporter votre pierre à ce combat ?

Stéphane Labranche : Vous n’êtes pas le premier à me poser la question, parce que le lien entre sociologie et climat n’est pas évident. Pendant longtemps le climat était une question de nature, de science, de chimie de l’atmosphère, de glaciologie, etc. Sauf que ce sont les activités humaines qui contribuent au changement climatique, et les effets du changement climatique sur la nature vont être ressentis aussi sur nos activités. Donc il y a ces liens-là, très complexes, à faire entre société et climat, et c’est comme ça que je l’aborde.

Je n’ai pas choisi d’aborder la sociologie pour aller vers le climat, c’est plutôt un ensemble de coïncidences. Je faisais une étude en 2003 sur les barrages, et j’ai remarqué que certains mouvements écologistes d’opposition au barrage avaient des arguments qui concernaient l’impact local sur l’environnement, ce qui fait sens. Mais quand je leur posais la question «  oui, mais en termes d’énergie propre, est-ce que ce n’est pas mieux que de faire une centrale à charbon ? », je me retrouvais face à une dissonance cognitive, à des évitements de réponses, etc… Là, je me suis dit qu’il faudrait que je comprenne mieux ce qu’est le changement climatique. Il n’y avait rien en sciences humaines et sociales en 2005, et je me suis dit c’est ce que je veux faire. J’ai donc commencé à lire des choses assez scientifiques sur le changement climatique. La science m’a convaincu de l’urgence et de l’importance du changement climatique. Je me suis dit qu’il y a des questions fondamentales de société, de civilisation, de mode de vie, de quotidien, à poser par rapport au changement climatique, et il me semblait que les méthodes de sociologie étaient les meilleures pour faire ça.

LVSL : En quoi consiste, concrètement, votre activité ? Pourriez-vous, par exemple, nous raconter une de vos journées-types ? Quelle est votre méthodologie de travail ?

SL : C’est surtout de la lecture, sauf quand je suis dans une période de recherche de terrain. Là, je vais faire des entretiens semi-directifs à domicile, en face-à-face avec des gens qui ont été choisis par rapport à des critères, des facteurs différents. L’idée aussi, c’est d’avoir des gens qui ne sont pas toujours intéressés par le changement climatique, ou disent l’être mais qui ne le sont pas, et d’autres qui le sont, pour avoir une représentation correcte de la société. C’est donc une première méthode : je vais chez les gens, je leur pose des questions. Ensuite je publie des rapports qui sont très vivants, très humains. En fait, je raconte un peu la vie des gens, des blagues, des observations qu’ils ont faites, des contradictions, des choses qui peuvent être complètement à côté de la plaque, et qui en disent long sur le lien entre les perceptions des gens du changement climatique, et leurs pratiques quotidiennes.

Je procède aussi par sondage, je peux faire des enquêtes (ce n’est pas moi qui les fais personnellement, bien sûr, on embauche des boites pour ça !), des sondages à grande échelle par téléphone, et ça peut être aussi des questionnaires par internet.

LVSL : Quel est votre but ?

SL : J’ai un but scientifique, c’est à dire comprendre ces relations, ces interactions entre des groupes divers de la population allant de « j’en ai rien à foutre, je m’en fous », à « je suis super impliqué-e, et je change, et je veux changer et ça m’amuse de changer », et toute la palette entre les deux. Ça, c’est un but scientifique. Mais quand on travaille sur le changement climatique, ce n’est pas assez d’essayer de comprendre et de faire de l’analyse. À un moment donné il faut basculer dans autre chose, ce qui provoque parfois de drôles de discussions avec certains collègues. Cette autre chose, c’est de la préconisation, des recommandations de politiques publiques, de mesures, d’améliorations, ou même, parfois, c’est dire « non, ne faites pas ça, ça ne marche pas, ce n’est pas une bonne idée ».

Dans ce cadre, j’ai été impliqué dans plusieurs comités sur la loi sur la transition énergétique, sur les stratégies nationales de l’adaptation, à l’O.N.E.R.C. [Observatoire National sur les Effets du Réchauffement Climatique, N.D.L.R.]; et puis j’ai été beaucoup plus impliqué au niveau des collectivités territoriales.

C’est un choix que j’ai fait – parce que je fais du terrain – de faire de la politique publique territoriale. Je préfère ça, je trouve ça plus réel, plus pragmatique que de faire de la préconisation au niveau national (ça manque un peu de réalisme). Au niveau territorial, je suis plus les deux pieds dans la boue : je parle à des gens, je sais comment ils fonctionnent, ils me le disent, et ensuite on peut toujours analyser les contradictions !

Mais pourquoi ai-je envie de faire ça ? Parce que, pour moi, c’est là qu’est le cœur du combat contre le changement climatique.

LVSL : Pourriez-vous nous livrer trois certitudes que vous avez développées au cours de votre carrière ?

SL : La première certitude, et ce n’est pas un message qui est toujours facile à entendre de la part des gens impliqués et engagés, c’est que si on veut vraiment faire quelque chose pour le climat, il ne faut pas nécessairement en parler… C’est à dire, s’il faut parler de confort, de ludisme, parler d’autres manières de vivre, etc, toutes mes études mènent vers une seule conclusion sur ce point : en soi, le changement climatique n’est pas une motivation pour les changements de pratiques ou de modes de vie. En revanche, parler de changement climatique à travers le fait d’expliquer pourquoi, par exemple, on fait des politiques publiques sectorielles, de rénovation du bâtiment, de restriction de la voiture, ça aide à faire mieux accepter les politiques contraignantes. Mais ça n’amène pas des changements de pratiques, sauf pour une minorité de la population (environ 15% de la population), qui, elle, est dans ce type de mouvement. Pour les autres, oui, c’est important, mais ça dépend des phases de vie, si on a un deuxième enfant, si on déménage en campagne, etc… Pour moi, c’est très important.

Ce qui a des grosses implications sur les campagnes de sensibilisation, sur les campagnes d’information, c’est ma deuxième certitude : l’information, en soi, n’amène pas des changements de pratiques non plus. Elle explique pourquoi on demande des changements de pratiques. Les changements de pratiques peuvent avoir lieu quand on fait de l’accompagnement.

Juste un exemple très simple : on veut encourager les français à devenir plus végétariens. On peut le leur dire 150 000 fois, ça ne changera pas grand chose au final. Ensuite, les vidéos un peu choc sur l’éthique animale ont eu un effet. Il y a plus de flexitariens qu’avant, c’est une des raisons premières depuis trois ans. Autre chose, si vous voulez que les gens deviennent végétariens, publiez de bons livres de recettes végétariennes ! Tous simplement… Si vous voulez que les gens changent de pratiques au quotidien, dans leur domicile, il faut leur dire comment. Il faut leur donner des astuces, des trucs : de plus en plus de programmes comme « Défi Famille » ou « Energie Positive » le font très bien. L’A.D.E.M.E. [Agence de l’Environnement et de la Maîtrise de l’Energie, N.D.L.R.] a aussi des séries d’astuces qui sont plus ou moins lues par la population, car il y a trop d’informations – les gens ne se sentent concernés par tout et ne savent pas comment aller la chercher. Sauf pour les très engagés qui, de toute façon, on déjà fait un premier tri !

Là-dessus, ça veut dire que moi, quand je fais des préconisations, je dis « l’information, la sensibilisation, c’est bien, mais il faut aussi faire autre chose à côté ». Il faut donc être beaucoup plus pragmatique, plus empirique et plus terre à terre au quotidien.

Il ne faut pas oublier que le changement climatique nous arrive un peu comme un nuage sur la tête, mais au quotidien, on continue à vivre, on continue à se déplacer, on continue à se nourrir, à faire du sport, on continue à faire des loisirs, à regarder la télé, etc… Ce quotidien, il est profondément enraciné, on a des habitudes, on a des façons automatiques de faire les choses. Et là soudainement, il y a ce truc qui nous arrive et qui dit « non, vous ne devriez plus faire certaines choses de la même manière qu’avant »… Donc, ce n’est pas compliqué, c’est le poids du quotidien, avec le poids d’une idée, d’une compréhension rationnelle au niveau du cortex, qui vient se confronter à des habitudes, à des envies physiques, à des désirs, à tout ça…

LVSL : Toutes ces certitudes, comment les traduiriez-vous dans le cadre de politiques publiques, concrètement ?

SL : C’est un peu ce que je disais en fait. Quand je fais de la préconisation en politique publique, je vais faire certaines préconisations sur la sensibilisation : comment parler aux gens sur le changement climatique ou l’adaptation, par exemple. Quel genre de mots utiliser. Est-ce qu’ils comprennent ce qu’est l’adaptation, sinon il faut, tout d’abord, leur expliquer ce que c’est. Mais ensuite, c’est de dire « Bon ! La sensibilisation c’est bien mais il faut les aider, encore une fois, à agir ». Et là, ce qui est important et devient plus complexe, c’est que dans une population française, on n’a pas une population, on en a plusieurs, avec des niveaux d’engagement, d’intérêt, des contraintes et des capacités différentes. Tout dépend des secteurs : une partie de ces capacités, de ces contraintes, sont liées au boulot. En fait, on peut se retrouver en train de faire une campagne de sensibilisation qui est peut-être à grande échelle, mais qui va marcher plus ou moins bien. Donc, il faut cibler le type de discours qu’on porte et le type de pratique que l’on veut engager, auprès de certaines catégories de la population. Par exemple, si l’on veut parler de qualité de l’air, il y a un groupe de population qui devrait être ciblé, ce sont les professionnels de la santé. Vous voyez un peu l’interaction entre les deux… L’idée est là, en fait : c’est de comprendre comment différents groupes de la population – et quel type de facteur nous permet d’identifier différents groupes – sont capables de recevoir un message (ce message du changement climatique, de l’atténuation, de l’adaptation), et comment, ensuite, dire « voici ce que vous pouvez faire au quotidien », « ce que vous pouvez faire dans votre boulot », « si vous avez un deuxième enfant, faites attention », etc…

LVSL : Et quelle devrait être la place de votre discipline, la sociologie, dans la planification de la transition écologique ? Concrètement, à quel niveau intervient-elle par rapport à la décision politique ? Avez-vous pensé à une structure qui pourrait faciliter cela ?

SL : Il y a plusieurs questions, dans cette question. La première question c’est que, pendant longtemps, les questions climat et d’énergie étaient emparées par les sciences naturelles, la techno et l’économie. Donc, on parle de transition énergétique, automatiquement on parle de nouvelles technologies. Et là, on demandait au sociologue après coup en disant « il faudrait peut-être venir parce que sur notre projet il y a des gens, et ces gens, peut-être que, finalement, ils n’aimeront pas ce qu’on veut faire, ou ils ne l’utiliseront pas de la bonne manière… ». Et la première réaction, jusqu’à il y a 7 ou 8 ans, c’était de dire « comment la sociologie peut-elle nous aider à faire en sorte que les gens agissent correctement par rapport à ce qu’on veut ? » Et là, le sociologue arrive et dit « ce n’est pas comme ça que ça marche. On ne fait pas du marketing ! Et on ne fait pas de manipulation psychologique non plus… On essaie de comprendre les freins et les obstacles à l’appropriation d’une nouvelle technologie. Ensuite, à vous de voir ce que vous voulez faire avec ces freins ».

Ce qu’on constate, depuis 5-6 ans, c’est un changement là-dessus. La sociologie est de plus en plus interpellée au début des projets, pour être capable, par exemple dans le cadre d’une innovation technologique, de voir comment l’innovation technologique peut être mieux appropriée dès le départ, parce qu’on peut la rendre plus intéressante, et parce que les usagers ont peut-être aussi de bonnes suggestions à faire. C’est une première chose.

Enfin, on peut faire un parallèle avec les politiques publiques en général. Il est trop tard une fois que la politique publique est déjà en opération, pour demander au sociologue de comprendre des choses. On peut toujours faire une compréhension après-coup, mais c’est peut-être plus efficace de la faire avant-coup ! Lorsque l’on a des projets de mesures ou d’accompagnement, on les teste auprès des populations, on regarde ce qui fonctionne ou pas, ce qu’il faut améliorer et ce qu’il faut jeter, et ensuite, on dit « votre politique publique, pour qu’elle soit la plus efficace possible en terme d’acceptabilité, en terme d’appropriation, en terme d’impact sur les différents groupes de la population, voici ce qu’on peut faire ». L’idée, c’est donc de faire remonter ça.

Je dirais qu’il n’y a pas une instance qui soit mieux placée que les autres pour intégrer ce type de démarche… Toutes les instances de décision, même dans le privé, pourraient, ou devraient être sensibles à ce type de question. Ce n’est pas toujours le cas mais, franchement, depuis le temps que je travaille dessus (depuis 2003-2004), il y a eu de gros changements, avec un tournant vers 2012. Je dirais que c’est à partir de ce moment-là que la sociologie a commencé à monter en puissance au niveau  européen, en terme de politique énergétique – on l’a vu dans les appels d’offres. Même chose au niveau national avec les stratégies nationales de l’adaptation en France (dans certaines villes c’était déjà le cas depuis beaucoup plus longtemps). Pourquoi ? Parce qu’au niveau territorial, les élus sont en contact direct avec la population. Ils savent que ce problème, ou cet enjeu d’appropriation, de communication, de compréhension, de résistance ou d’engagement est complexe, mais ils sont au contact. Donc, pour eux, avoir de la sociologie dès le départ, ce n’est pas aberrant du tout, c’est normal. Ce n’était pas le cas partout, mais là, ça change… Ce qui me fait dire que je travaille encore plus qu’avant !

LVSL : Et si un candidat à la Présidentielle vous donnait carte blanche pour l’élaboration de son programme en matière d’écologie, que pourriez-vous lui préconiser, en tant que sociologue ?

SL : Là-dessus, je reviens un peu à mes grands constats de tout à l’heure. C’est à dire que oui, il faut faire de la sensibilisation et de la « conscientisation », comme on dit au Québec. Il faut faire comprendre d’une manière aussi simple que sérieuse possible, les impacts du changement climatique et les interactions complexes, en faisant la part des choses entre adaptation et atténuation – il ne faut pas qu’il y ait des confusions à ce propos. L’adaptation, ce sont les efforts que l’on fait pour se préparer aux futurs impacts du changement climatique – futur pas très éloigné d’ailleurs… Je ne dit pas « futur dans 30 ans » : si l’on veut être prêt pour ce qui se passera en 2050, il faut commencer à y penser bientôt. L’atténuation, ce sont tous les efforts que l’on fait pour diminuer les émissions de gaz à effet de serre : plus on fait ces efforts là, moins on aura besoin de s’adapter.

Le constat est que maintenant, malheureusement, on continue de trop émettre. Il faut donc sérieusement commencer à s’attaquer à l’adaptation.

L’autre enjeu qui est souvent confondu dans les études, dans les discours des politiques et dans la population, c’est l’enjeu qualité de l’air, pollution et changement climatique. Et parfois les trois sont utilisés de manière interchangeable dans la même phrase, sauf que, chimiquement, ça n’est pas la même chose, et en terme de pratique ça ne renvoie pas du tout aux mêmes secteurs de la vie quotidienne. Donc ce sont trois choses qu’il faut absolument distinguer, ne jamais parler de ces trois choses-là dans le même discours ou dans la même phrase.

C’est une première recommandation, vraiment bien distinguer, pour être sûr que le message soit vraiment bien entendu correctement sur chaque point. Ça, c’est une première chose.

Deuxième chose, la sensibilisation. C’est important d’en faire, ça permet aux gens de comprendre. Mais si on fait l’erreur de penser que la sensibilisation, en soi, amène à des changements de pratiques, à des changements de mode de vie, on se trompe, et on se trompe tellement que l’on peut produire des effets qui font que, 5 ans plus tard, on se demande pourquoi il n’y a pas eu de changement… C’est parce que ce n’est pas comme ça que ça fonctionne, ce n’est pas compliqué : une fois que l’on a fait une campagne de sensibilisation, il faut dire « comment fait-on l’accompagnement ? ».

Et enfin, il y a une grosse partie des politiques publiques, en France – il y a des débats, il y a des controverses, ce n’est pas le problème – mais  il y a de grosses parties des politiques nationales et territoriales en France qui visent justement à faire cet accompagnement.

On revient à la taxe carbone… La taxe carbone dans son objectif, dans son esprit, c’est sensé prendre de l’argent sur des énergies fossiles qui contribuent au changement climatique, et ensuite on est sensé l’utiliser pour faire des rénovations énergétiques, pour baisser la facture, pour améliorer le confort, pour développer de nouvelles technologies, pour améliorer le parc automobile, etc… Ça, c’est l’objectif qui était visé. Sauf que dans la présentation à la population, on se retrouve face à des représentations sociales et des réactions-réflexe psychologiques quasi-innées, dès qu’on entend le mot « taxe », on dit non. Quelle que soit la quantité d’explications et de justifications qu’on peut faire après, le mot taxe fait NON. Et donc ça, c’est un problème. Même si l’idée est bonne derrière, il faut penser à d’autres manières de faire. Il y en a d’autres ! L’aide financière pour la rénovation des bâtiments… Le problème particulier en France, c’est qu’il y a eu quelques études de faites sur les copropriétés, et l’on s’aperçoit qu’il y a pas mal de copropriétés qui arrivent à la décision de ne pas faire de travaux avant même de savoir combien ça leur coûte. Ils n’ont même pas le temps de faire un bilan économique sur le retour sur investissement, « c’est trop compliqué » ; et puis il y a des propriétaires qui ne sont pas dans le même bâtiment, ils n’en ont rien à faire, ça ne leur rapporte rien, donc ils disent non ; les locataires ne savent pas s’ils vont être là dans 5 ans ; les gens qui ont déjà un enfant et qui veulent en avoir un deuxième vont probablement déménager… On accumule tous ces facteurs sociologiques différents pour arriver au fait qu’il y a environ la moitié du nombre de rénovations prévues en France qui sont effectivement menées.

LVSL : Travaillez-vous au quotidien avec d’autres chercheurs, des spécialistes de disciplines différentes ? Comment travaillez-vous ensemble, concrètement ?

SL : Presque toujours… Parfois facilement, et des fois difficilement ! J’ai beaucoup travaillé avec des ingénieurs de l’énergie, des économistes de l’énergie aussi ; je travaille aussi parfois avec des sciences nature, etc, et c’est intéressant. Ce que je remarque c’est que les sciences humaines et sociales vont rarement rechercher les économistes, les technos, les ingénieurs, alors que eux viennent nous chercher. Je pense qu’en général, en sciences humaines et sociales, on est peut-être un peu moins ouverts aux autres, ou peut-être que l’on a peur de leurs compétences, je ne sais pas. Mais de toute façon, quand on travaille sur le climat/énergie, je ne vois pas comment on peut travailler autrement qu’en multi-disciplinaire… Lorsque ce sont des questions hyper-ciblées, avec des petites enquêtes ciblées, un sociologue doit suffire. Mais quand on commence à parler de plus gros projets, de recherches (par exemple sur l’urbanisme), si l’on n’a pas un économiste, un urbaniste ou un architecte, on ne peut pas tout comprendre, c’est impossible. Donc, on rate des choses.

Le travail avec certains est assez facile parce qu’ils ont l’habitude de travailler avec un sociologue, et moi, j’ai l’habitude de travailler avec eux aussi. On voit bien les limites de chacune de nos disciplines et on se titille un peu sur les limites de l’autre… Ça c’est plutôt rigolo, c’est fait dans la bonne humeur, mais on se nourrit mutuellement, aussi. Depuis quelques années je suis moins ignorant sur les questions d’économie par exemple. Je ne peux pas faire une analyse économique ! Mais je peux mieux la prendre en compte quand je fais des analyses de sociologie. Donc c’est une première chose.

Parfois, sur le travail effectif d’écrire un rapport ensemble ou de rédiger une analyse, les aller-retours sont plus compliqués que ce qui peut paraître. Par exemple, une équipe d’économistes avec qui je travaille pas mal parle de « régime économique ». En sciences politiques, on travaille aussi avec la notion de régimes internationaux, et au bout de 3-4 ans, on s’est aperçus qu’en fait, on ne voulait pas dire la même chose… Donc nous avons organisé une petite conférence, afin de voir comment les deux disciplines voient la théorie des régimes. Ce sont des pièges de notions, avec un même mot qui renvoie à des notions différentes; c’est une chose de laquelle j’ai beaucoup appris.

L’autre chose que j’ai apprise, c’est que lorsque l’on travaille avec une discipline un peu nouvelle, avec des interactions un peu nouvelles, il faut prendre le temps, avant de commencer le projet de recherche ou l’écriture, de s’asseoir pendant quelques heures et de se parler mutuellement de comment on aborde la chose, qu’est-ce qui nous intéresse, le type de questions que l’on pose ; et ensuite on peut commencer à faire une méthodologie qui peut être un peu transversale. Mais si l’on n’a pas cette discussion-là avant, on perd quatre fois plus de temps, plus tard, quand on est en plein milieu du travail.

LVSL : Etes-vous plutôt optimiste ou pessimiste quant à la faculté de l’humanité à relever le défi climatique ?

SL : Les deux. Je suis désolé, je ne peux pas vous donner une réponse binaire là-dessus…

Quand je regarde où l’on en était en 2003-2005, quand j’ai commencé à travailler là-dessus, franchement, on pataugeait… il n’y avait pas d’évaluation, pas de retour sur expérience. Quand on regarde seulement le cheminement depuis 10 ans, le progrès qu’on a fait est énorme. Ce n’est peut-être pas si rapide pour l’urgence climatique, mais quand on considère où on en était, et où on en est maintenant, en termes de politiques publiques, en termes de compréhension, c’est vraiment un gros effort, une grosse amélioration. Donc à ce propos je suis optimisme !

Le pessimisme vient de ce que chaque fois que le G.I.E.C. sort, encore une fois, un de ses rapports principal ou annuel sur des thématiques spécifiques, les nouvelles sont chaque fois moins bonnes que l’année précédente ! Et donc, l’urgence climatique est encore de plus en plus pressante : c’est ici que je ressens un peu de pessimisme. Malgré le fait que nous avançons beaucoup plus vite qu’avant, que nous comprenons tellement plus de choses, nous n’arrivons à aller assez vite. Et pour aller assez vite, que faudra t’il faire ? Réalisé une rupture technologique énorme, une rupture sociétale, une rupture civilisationnelle ou culturelle ? C’est trop… Sauf que, si on ne le fait pas, à un moment donné, on va peut-être se retrouver avec un gros bordel, comme on dit. On va donc se retrouver avec une rupture, mais une rupture forcée plutôt qu’une rupture planifiée. Une rupture forcée va toujours être plus violente qu’une rupture planifiée.

C’est ce qui m’inquiète le plus. Je dirai que ma génération (au-dessus de 50 ans), va avoir le temps de voir des choses pendant 25 ans. Mais mon fils, lui, va vivre dedans pendant au moins 40% de sa vie. Voilà un de mes moteurs.

Retrouvez l’ensemble des épisodes de Les Armes de la Transition dans le dossier suivant (écrit) :

Et sur YouTube (vidéo) :

 

Une autre idée du progrès

La Partie de campagne (Deuxième état), Fernand Léger, 1953

En cette période de mobilisation pour le climat, la question de la réduction de la consommation, et son corollaire, la question de la décroissance, reviennent sur le devant de la scène : plus de circuits courts, moins d’intermédiaires, une exploitation raisonnée des ressources. Avec elles resurgit le marronnier, l’éternel débat : croissance et progrès pourront-ils vraiment nous sauver ? Ce débat n’a aucun sens, et l’erreur est partagée. Partisans de l’un ou de l’autre camp se sont longtemps enfermés dans cette opposition qui n’est rien d’autre qu’une impasse.


Considérer comme définitivement liées les notions essentialisées de croissance et d’innovation mérite peut-être quelques nuances. D’abord, parce que l’indicateur de croissance qu’est le PIB est somme toute assez lacunaire, ensuite parce que le fait d’innover se considère selon une direction et une trajectoire. Décroître ne serait finalement peut-être pas renoncer à l’innovation, ce serait innover dans un autre but : celui de faire avec moins.

La relation historique entre croissance et progrès

En 1974, Robert Solow publie un article The economics of ressources, or the ressources of economics, en réponse au rapport Meadows de 1972. Il ajoute au travail et au capital le progrès technique pour expliquer la croissance du PIB. Pour lui, l’innovation et la substituabilité des ressources naturelles entre elles va permettre de ne pas atteindre l’état stationnaire : la croissance n’aurait donc pas de limite.

Pour R. Solow, dans ce premier modèle, la variable progrès techniqueest exogène et dépend de l’écoulement du temps. Ce modèle est complété dans les années 1980 et le progrès est désormais considéré comme une variable endogène expliquée par la formation et la recherche : l’investissement en capital humain. Les théories de la croissance endogène ont mis peu à peu en avant le progrès technique et l’investissement comme créateur de richesse et moteur croissance. Comme l’écrit Paul Romer (prix Nobel d’économie 2018) en 1986, par définition, cette variable de l’équation qu’est le capital humain ne connait pas de rendements décroissants, au contraire il s’auto-améliore avec la coopération et l’extension de la formation. L’accumulation des richesses serait concomitante avec l’accumulation de connaissances scientifiques.

Une croissance verte difficilement satisfaisante

Les partisans de la décroissance ont donc pris le revers des modèles de croissance, et, pour la plupart, se sont opposés « au mythe du progrès infini ». Ce mythe permettrait de rassurer les consciences, de concilier écologie et société industrielle et de croire à l’essor infini de la civilisation industrielle.

Pour les uns, « Les penseurs de la décroissance ont tort de sous-estimer les bénéfices que peut apporter le progrès technique »[1]. Les penseurs de la décroissance sont alors assimilés à Malthus et à son erreur d’appréciation sur l’amélioration des rendements rendus possibles par le progrès technique. Le 11 janvier dernier, dans une tribune du Monde [2], Guillaume Moukala Same écrivait encore « Nous n’avons connaissance ni de toutes les ressources qui nous sont disponibles ni de la manière dont ces ressources peuvent être utilisées, ce qui rend impossible de légitimer une restriction du niveau de vie des générations présentes. ».

Ces discours sont irresponsables. Il apparaît bien évident que la réduction de notre consommation d’énergie est une nécessité, et que l’illusion de la pérennité de nos modes de vie ne peut pas être confortée par la supposition de notre inconnaissance, par une découverte qui serait encore à faire mais certainement à venir.

La réponse se situerait pour d’autres, du côté de la croissance verte et de l’innovation. On accroît les richesses, mais différemment. J. P Fitoussi et E. Laurent, dans la Nouvelle écologie politique (2008) proposent un découplage entre croissance physique et croissance économique ; la mobilisation du savoir permettrait justement de maintenir la croissance tout en prélevant et polluant moins. Des exemples existent : l’industrie automobile a produit des voitures plus propres (quoique.), etc.

Décroître ne serait finalement pas renoncer à l’innovation mais innover dans un autre but : celui de faire avec moins.

Ce dernier exemple permet déjà une avancée : le progrès n’est peut-être pas de trouver d’autres sources d’énergie, mais de permettre d’optimiser la réduction de notre consommation. Au lieu de partir de la source d’énergie, peut-être faut-il partir du bout de la chaîne : la consommation. Lier cette logique à l’impératif de croissance se heurte à des obstacles très concrets. Une branche économique peut-elle vraiment croître en volume sans inconvénient environnemental majeur, ou alors sans entraîner de facto la croissance d’un autre segment de l’économie impropre dont elle dépend, typiquement le transport ? Tourisme, agriculture, biens d’équipement etc. Peu de branches, voire aucune, ne résiste à cette question.

Malgré l’innovation, la croissance aggrave intrinsèquement notre empreinte environnementale. Jean Marc Jancovici[3] relate sur son site les liens entre croissance et consommation d’énergie : « de 1980 à 2000, chaque point de croissance du PIB en France a engendré quasiment un point de croissance de la consommation d’énergie primaire[4] dans notre pays et un peu plus d’un demi-point de croissance de l’énergie finale : avec un peu plus de 2% de croissance annuelle de l’économie en moyenne sur ces 20 ans, la consommation d’énergie primaire a augmenté de 1,75% par an en moyenne, et la consommation d’énergie finale de 1,3% par an. »

De la pertinence de mesurer l’accroissement du PIB

Si la décroissance est encore un mot qui fait peur, regarder la définition de la croissance et sa réalité tangible permet de tempérer la sortie éventuelle de ce modèle de mesure. La croissance concerne l’accroissement annuel du produit intérieur brut (ou PIB), lequel se définit comme « la valeur totale (qui correspond le plus souvent aux prix de marché) des biens et services produits par des activités résidentes et disponibles pour des emplois finals »[5]. Cette définition comprend aussi la richesse générée hors de l’économie réelle. L’exemple le plus frappant est l’Irlande, pour qui, en 2015, le taux de croissance réelle du PIB a officiellement dépassé les 25 %, grâce à la prise en compte de l’activité des multinationales attirées par une fiscalité avantageuse. Ces distorsions méthodologiques doivent permettre de relativiser la pertinence de certaines mesures.

La croissance ne comprend pas non plus la mesure de la destruction de certaines ressources. Jean-Marc Jancovici montre l’absence de prise en compte des stocks naturels dans l’économie classique : « le PIB est aussi égal à la rémunération totale des acteurs humains qui ont concouru à la production des biens et services « finaux » à partir de ressources naturelles gratuites. Bien sûr, il arrive que l’on paye quelque chose à quelqu’un pour disposer d’une ressource, mais ce quelqu’un n’est jamais celui qui l’a créée, ou qui a le pouvoir de la reconstituer, il en est juste le propriétaire du moment. Personne ne peut créer du calcium ou du minerai de fer ». En d’autres termes, le PIB correspond aux salaires, plus-values, rentes et rémunérations diverses des hommes et des agents économiques : le PIB mesure bien la valeur ajoutée que nous créons, mais pas ce que nous consommons pour y parvenir. Il n’y a pas de prix des ressources naturelles consommées en dehors de celui du capital et du travail humain nécessaire à leur extraction. Pour Jean-Marc Jancovici, et le rapport Meadows avant lui, dans ce calcul nous oublions les charges qui tôt ou tard (et plus tôt que tard) gêneront notre croissance : l’utilisation de ressources non renouvelables et la pollution.

Il n’y a pas de prix des ressources naturelles consommées en dehors de celui du capital et du travail humain nécessaire à leur extraction.

Dernier élément, les circuits courts et à la désintermédiation, s’ils se généralisent, créent à l’échelle macro, une réduction des richesses produites. Comme le soulevaient les partisans du revenu universel ou du salaire à vie, le pain fait maison ou un buisson taillé soi-même ne produit pas de richesse, alors que l’appel à un tiers professionnel pour cette tâche en produit. Or cette intermédiation a une empreinte carbone importante ne serait ce qu’au regard des transports et de l’occupation d’infrastructures. Là encore, il est question d’indicateurs et de pertinence de la mesure.

Donner un autre sens aux investissements et à l’innovation

Le progrès est assimilé à une visée productiviste. Pour le dire rapidement, l’innovation industrielle a permis une évolution quantitative – consommer moins de matières premières lors de la production afin de produire plus d’unités – et qualitative – l’innovation permet d’ajouter de la valeur à une production, d’organiser une montée en gamme qui génère un accroissement de richesse. Que le progrès prenne en compte le principe de ressource limitée pour optimiser son utilisation n’est pas nouveau, mais jusqu’à aujourd’hui l’objectif est celui de la rentabilité.

Organiser la transition et la résilience de nos villes, de nos infrastructures pour répondre à l’urgence climatique ne rend pas évidente la production de richesse immédiate, tandis que le caractère « innovant » fait consensus.

Le progrès ne signifie pas pourtant nécessairement l’augmentation des richesses. Organiser la transition et la résilience de nos villes, de nos logements et de leur isolation, de nos moyens de transports, de nos infrastructures pour répondre à l’urgence climatique ne rend pas évidente la production de richesse immédiate, tandis que le caractère « innovant » fait consensus. L’innovation réellement verte ne sera vraisemblablement pas rentable.

Un avenir fait de la réduction de notre production et de notre consommation est de plus en plus envisageable et envisagé. Tout est à faire : réduction drastique d’emballages, objets plus durables et solides, désintermédiation et concentration des chaînes de production. C’est à cette fin que doit s’atteler le progrès technique. C’est même présent dans notre constitution, à l’article 9 de la Charte de l’environnement : la recherche et l’innovation doivent apporter leur concours à la préservation et à la mise en valeur de l’environnement. Selon cette perspective d’avenir, chaque pas dans cette direction constitue alors un progrès. Un progrès décroissant donc, qui fait aujourd’hui figure d’oxymore, alors qu’en réalité, il existe déjà, à petite échelle, tous les jours.

La démarche nécessaire n’est donc pas de se poser la question pour ou contre le progrès technique, mais celle de définir la trajectoire du progrès, et son lien avec le modèle de société souhaité.

[1] Et si le changement climatique nous aidait à sortir de la crise ? Anais Delbosc Christian de Perthuis (2012)

[2] «  La gauche décroissante rejette le progrès et abandonne son humanisme » https://www.lemonde.fr/idees/article/2019/01/11/la-gauche-decroissante-rejette-le-progres-et-abandonne-son-humanisme_5407563_3232.html?xtmc=decroissance&xtcr=18&fbclid=IwAR3dE0XBaOb6Vh1VztxREQThk2L4SCJo0nibusOwTE6mR3I3X02ynVc3DZ0

[3] Jean-Marc Jancovici est un ancien élève de l’École polytechnique (1981) et ingénieur civil diplômé de l’École nationale supérieure des télécommunications  1986). Il collabore de 2001 à 2010 avec l’ADEME pour la mise au point du bilan carbone dont il est le principal développeur. Il fut ensuite membre du comité stratégique de la Fondation Nicolas Hulot, avant de fonder son cabinet de conseil Carbone4. Site internet : https://jancovici.com/

[4] Pour passer de l’énergie primaire à l’énergie finale, il faut alors faire intervenir le rendement de l’installation de conversion (typiquement une centrale électrique dans le cas de l’électricité) et éventuellement du transport.

[5]La comptabilité nationale” de Jean-Paul Piriou, Editions La Découverte (2003).

6. Le vidéaste : Vincent Verzat | Les Armes de la Transition

Vincent Verzat est vidéaste activiste. Il a notamment fondé la chaîne Partager C’est Sympa, une référence dans le milieu de l’écologie et une des pionnières dans le genre de l’activisme vidéo. Ses formats touchent désormais des centaines de milliers de gens et cherchent à faire le lien entre grand public et mobilisations écologistes. Il nous éclaire sur le rôle précis d’un Youtubeur, d’un vidéaste, activiste dans le cadre de la transition écologique.


 

Dans cette série de grands entretiens, nous avons choisi de poser les mêmes questions à des personnalités du monde de l’écologie ayant chacune une approche, un métier, différent. Un tel projet est inédit, et son but est de donner à voir comment chacun se complète pour esquisser les grandes lignes de l’urgente transition écologique. Chacun détient une partie de la solution, une partie des « armes » de la transition. La transdisciplinarité doit devenir une norme de travail, pas une exception.

La série Les Armes de la Transition existe aussi en format vidéo :

LVSL : Pourquoi avez-vous choisi l’engagement vidéo sur les réseaux sociaux pour apporter votre pierre à la transition écologique? Qu’est-ce qu’un vidéaste activiste ?

Vincent Verzat : Je suis parti du constat que ma génération passe en moyenne trois heures par jour sur internet, une bonne partie sur les réseaux sociaux, et qu’on consomme jusqu’à six heures de vidéo par semaine pour les gros consommateurs. Si dans toutes ces vidéos il n’y en a aucune qui parle de quel genre de monde on a envie de créer et de comment on a envie de s’organiser, il n’y a pas beaucoup de chances pour qu’il y ait quelque chose qui émerge. Surtout du point de vue de la nouvelle génération qui arrive, qui délaisse de plus en plus les médias traditionnels – avec raison, car il y a beaucoup de choses qui sont gênantes là-dedans – et si on ne portait pas une parole militante, si on ne donnait pas envie via les réseaux sociaux de créer ce qu’on appelle le mouvement de masse dont on parle depuis des années maintenant, comment établir un rapport de force avec l’État et les multinationales ? Donc ce que j’ai envie de faire, c’est donner l’envie et les moyens en vidéo de passer à l’action pour construire un avenir juste durable pour tous.

Le travail de porter des récits en vidéo, de donner de la visibilité sur pourquoi et comment on pourrait faire les choses est absolument essentiel. Ce qui a mis en mouvement énormément de changements c’est aussi les vidéos que j’ai pu produire, en permettant à des gens de se dire « il se passe vraiment un truc et il faut vraiment qu’on aille dans la rue ». C’était juste un moyen d’action, mais clairement le rôle de la production vidéo est essentiellement dans la transition. Ce qu’il faudrait, c’est qu’il y ait des Partager C’est Sympa dans absolument toutes les villes et tous les villages pour qu’à tous les niveaux, lorsqu’il y a une nouvelle initiative, lorsqu’il y a un projet qui se lance, on arrive à transmettre l’envie de ceux qui le portent de manière à ce qu’ils trouvent d’autres personnes qui aient envie d’y contribuer. C’est un peu le problème qu’on a : il y a plein de gens qui font des trucs super cool et qui sont absolument invisibles. Les vidéos pourraient permettre de très rapidement les trouver, comprendre leurs enjeux, leurs moyens d’agir et leur permettre de changer d’échelle.

Même dans la propagande des idées : le gros enjeu qu’on a effectivement c’est de  déconstruire notre récit interne, notre culture, nos habitudes. Ce sont les vidéos qui peuvent permettre de faire ça. Ce sont les vidéos qui peuvent permettre de mettre les situations les unes en face des autres et de refaire des choix. C’est le travail qu’on laissait beaucoup aux journalistes et j’ai bien peur que ça ne suffise pas pour la transition écologique. Ce qui manque pour la transition, ce n’est pas que de l’information sur qui fait quoi et quand, c’est aussi expliquer à quel point c’est urgent et se donner envie. Ce qu’il nous faut, c’est refaire naître en nous l’envie de se battre pour quelque chose et de rêver.

LVSL : En quoi consiste votre activité de vidéaste ? Est-ce que vous pourriez décrire une de vos journées types ? Quelle est votre méthodologie ?

Vincent Verzat : Je travaille d’abord par rapport à un désir de porter une idée parce qu’elle me tient à cœur ou parce qu’il y a un enjeu actuellement dans la société. À partir de là je me mets en contact ou je suis déjà en lien avec un ensemble d’acteurs associatifs qui portent des solutions par rapport à ce problème. On travaille ensemble pour essayer de vulgariser le propos, d’inventer des modalités d’actions et des choses qu’on pourrait demander de faire aux gens qui regardent les vidéos. On construit un propos vidéo, on construit un scénario, on le met en images, on le monte et on le diffuse activement. Mon travail ne s’arrête pas une fois que j’ai terminé les vidéos. Je fais un gros travail de diffusion pour qu’elles arrivent devant les yeux de personnes qui sont en dehors de la bulle habituelle.

Le savoir-faire de création de vidéos n’est pas monnaie courante dans la plupart des associations militantes écologiques. C’est quelque chose qui reste à développer et en l’occurrence c’est un besoin de plus en plus important et qui n’est pas près de disparaître. Donc le travail réside dans la traduction en vidéo d’un enjeu, des moyens d’agir et les faire arriver devant les bonnes personnes.

Dans l’équipe de Partager C’est Sympa, on a un journaliste reporter d’images qui fait une bonne partie du travail de recherche. On a une personne qui est chargée de relations publiques, qui est en lien avec différents acteurs qui portent des initiatives, qui essaie de prioriser l’agenda, voir ce qui va se passer dans les deux prochains mois de manière à choisir de quelle manière on peut soutenir avec les vidéos qu’on réalise, etc. Il y a aussi toute une part administrative dans le travail. Pendant certaines périodes, on essaie de ne pas prendre des gros projets qui nous mobiliseraient pendant trop longtemps pour réussir à être très réactifs à l’actualité : « il se passe quelque chose, il faut le soutenir, c’est maintenant ».

LVSL : Quel est votre objectif ?

Vincent Verzat : Mon objectif est qu’une génération de personnes ait les moyens de construire quelque chose qui aurait plus de sens que le monde dans lequel on vit actuellement. Cela passe par se libérer d’un certain nombre de récits d’impuissance, d’un certain nombre de blocages, se libérer du temps dans le travail de manière à pouvoir créer, à pouvoir s’engager, etc. Pour cela il faut aussi se mettre ensemble, trouver des gens avec qui le faire et imaginer ensemble ce dont il y a besoin maintenant, et le réaliser. C’est cela mon objectif aujourd’hui. Évidemment, c’est aussi d’établir des rapports de force avec les institutions qui ont le pouvoir. Mais si on n’a pas des gens qui eux-mêmes sont convaincus qu’il est légitime de résister, de porter des alternatives, de se battre, on peut toujours attendre que nos institutions bougent. On a besoin de cette culture-là, cette culture d’activiste, militante. C’est aussi une culture de la rage de vivre quelque part, parce que ce qui nous pend au nez c’est la disparition de la vie sur Terre. Donc il va falloir se battre pour la défendre et ma mission effectivement est de cultiver cette envie-là.

LVSL : Est-ce que vous pourriez nous livrer trois certitudes que vous vous êtes forgées au cours de votre carrière ?

Vincent Verzat : Ma première certitude est que vivre une vie qui a du sens et contribuer à la vie des autres est un des meilleurs chemins pour être heureux et que, fondamentalement, les êtres humains sur cette planète ont envie d’être heureux. Si je me bats de cette manière c’est parce que je réalise que c’est vraiment une manière de cultiver mon bonheur et c’est quelque chose à faire passer. On nous a appris que c’est en accumulant des biens, en satisfaisant un confort matériel qu’on arriverait à être heureux. Ce modèle-là s’effrite totalement. Il y a de plus en plus de gens absolument impeccables du point de vue du construit social qui sont en dépression, en burn-out, qui se suicident. Cela montre que ça ne marche plus. Or on a l’opportunité de déconnecter, de nous rebrancher sur le vivre ensemble, sur le service aux autres, sur la protection de notre environnement et ce qui nous entoure.

Ma deuxième certitude, c’est qu’on est les héritiers de plusieurs centaines d’années d’une idéologie prédatrice, productiviste, qui a abouti aujourd’hui à construire un modèle parfaitement verrouillé à tous les niveaux et que ce qui nous pend au nez, c’est soit que ce système s’effondre, soit qu’on est capables de le faire tomber. Dans les deux cas, ça va être moche donc je ne suis pas un grand optimiste du type « tout va aller bien, soyons tous ensemble pour l’écologie, et une fois qu’on va réussir, tout sera bien ». Je pense vraiment qu’on est verrouillés à plein de niveaux. Il y a des tonnes de pays qui sont entièrement dépendants, pour la nourriture, de flux constants internationaux et lorsque ces flux-là s’arrêteront pour une raison ou pour une autre, ce sera sacrément la galère pour eux. Donc à partir du moment où on a envie de changer ce système – c’est le mot d’ordre de « Changer le système pas le climat » – ce système va soit nous tomber dessus et nous réprimer, soit c’est nous qui arrivons à le faire tomber sans qu’on se fasse défoncer trop tôt. On tient encore une petite marge de manœuvre, ce n’est pas forcément une certitude d’ailleurs, mais l’idée est que ce système va être extrêmement compliqué à déconstruire. En gros, ma certitude est que c’est compliqué et qu’il n’y a pas de réponse facile.

Ma troisième certitude, c’est que ce qui donne du sens à nos vies, c’est l’histoire qu’on se raconte, c’est la place qu’on pense tenir dans la grande Histoire des choses, et que les êtres humains choisissent y compris au niveau de nos sociétés : nos sociétés font des choix, se mobilisent et changent à partir de l’histoire qu’elles se racontent sur elles-mêmes. Et le gros enjeu aujourd’hui est de réussir à raconter une histoire suffisamment forte, un récit suffisamment puissant pour qu’il vienne à la fois ébranler le récit dominant tout en construisant un imaginaire qui est plus agréable, plus beau que ce qu’on vit actuellement. Et ça c’est compliqué, parce qu’à partir du moment où on essaie de construire l’imaginaire de sobriété, de vivre avec moins, l’autre récit lutte contre et nous dit qu’on est des bobos, qu’on est des parias, qu’en fait on ne prend pas en compte telle ou telle chose, que les gens ne l’accepteront pas. Bref, ça aussi c’est la bataille, la bataille culturelle, la bataille de qui aura la meilleure histoire qui arrivera à fragiliser suffisamment le récit de l’autre de manière à créer l’opportunité que notre société change.

LVSL : Comment vous traduiriez ces trois certitudes en termes de politiques publiques concrètes ?

Vincent Verzat : Je n’ai pas du tout l’habitude de réfléchir en termes d’utilisation du pouvoir. Je n’ai pas d’ambition électorale et je n’ai pas envie d’avoir du pouvoir sur les autres. Mon travail est celui d’inspirer, de montrer ce qui existe et de laisser aux gens le choix d’agir ou non. Donc la question est difficile pour moi. Maintenant concrètement, si on met en place des mesures par rapport à ces certitudes il y a un énorme travail sur la troisième, celle du récit.

Permettre que ce récit existe, c’est lui permettre d’avoir du temps d’audience. Ça veut dire que tous les acteurs aujourd’hui mobilisés sur les questions climatiques, sur ces enjeux de société, mettent vraiment le paquet pour porter le récit, que les télés et les médias soient bouleversés. Concernant ma deuxième certitude, concrètement, ça veut dire mettre le paquet dans la production de vidéos évidemment mais aussi réformer le système scolaire. C’est permettre que nos étudiants aujourd’hui aient conscience de la situation dans laquelle on est. On en est encore à parler de développement durable et d’une projection d’un avenir serein pendant des centaines d’années alors qu’aujourd’hui cet avenir est bouché. Ce n’est pas moi mais les scientifiques qui le disent. Vous avez sûrement déjà interviewé des scientifiques qui vous ont dit ça. Lorsqu’on dit la vérité sur l’état de notre monde à des générations jeunes qui ont envie de vivre, elles n’acceptent pas tout, pas autant que les plus vieilles générations qui ont accumulé derrière elles suffisamment de vie au calme pour se permettre de dire « bon tant pis ». Les jeunes générations ne vont pas se dire « bon tant pis »  à partir du moment où on leur dit la situation telle qu’elle est. Donc ça va être très intéressant.

Une de mes certitudes, c’est qu’on a envie d’être heureux et que contribuer à la vie des autres c’est le plus important. Si je devais prendre une mesure radicale, j’instaurerais un salaire à vie, c’est-à-dire que je permettrais aux gens de vivre indépendamment de leurs capacités à vendre leur force de travail pour fabriquer ou vendre des marchandises. Je pense qu’à partir du moment où on fait cela, on remet totalement à plat les cartes du jeu et tout peut être reconstruit. Je suis assez convaincu qu’à partir du moment où on crée de l’espace pour s’arrêter et refaire des choix, les choix qu’on fait sont en général plus intelligents que ceux qu’on nous a imposés, et plus ancrés dans une humanité. Je suis convaincu que la nature de l’Homme est plutôt de prendre soin les uns des autres et de prendre soin de son environnement aussi. Donc créer de l’espace très concrètement peut être comme mesure intermédiaire : obliger le travail à 80 % et interdire de travailler à 100 %, c’est une journée en plus par semaine qui pourrait permettre d’expérimenter toutes sortes de services. Diminuer le volume horaire à produire de la richesse, avoir une journée de l’oisiveté, une journée de rien.

On pourrait aussi dire que pendant une semaine le mot d’ordre serait : « on s’arrête ». On s’arrête parce qu’on sait que si on continue on va dans le mur. Donc pendant une semaine on arrête tout, vraiment tout s’arrête, le monde s’arrête – le monde sur lequel on a un pouvoir –  et on voit ce qui se passe. Et je pense que ce qui se passerait pourrait être extrêmement riche, pourrait nous permettre de refaire des choix et nous amener dans une direction plus intéressante que celle dans laquelle on est maintenant.

LVSL : Il ne faudrait pas que les hôpitaux, les transports en commun s’arrêtent…

Vincent Verzat : Non, mais s’ils continuent ce serait par choix, c’est ça la différence. À partir du moment où on décide que s’arrêter est possible, on fait des choix et on réalise du coup qui est au service du bien commun. Effectivement je pense qu’il y a des boulots qui sont au service du bien commun et des gens qui le font parce qu’ils ont envie de servir le bien commun et pas parce qu’ils y sont obligés. Par contre il y a une pléthore de jobs qui vont vraiment s’arrêter, ça c’est clair, parce qu’on a construit toute une société où il faut que les gens travaillent. Du coup on crée aussi plein de bullshit jobs qui n’ont absolument aucun intérêt et à partir du moment où les gens s’arrêtent de faire ces bullshit jobs, à mon avis cela va ouvrir des opportunités.

LVSL : Et si un candidat à la présidentielle vous donnait carte blanche pour l’élaboration de son programme en matière de transition écologique, qu’est-ce que concrètement vous pourriez, en tant que vidéaste, proposer ?

Vincent Verzat : En tant que vidéaste, je proposerais que ce merveilleux ministère donne beaucoup plus de pouvoir au niveau local. Je suis assez convaincu que la solution viendra d’une très forte résilience, d’un tissu social riche et solide là où les gens vivent.

Quasiment toutes les politiques environnementales qui viendraient du niveau national et sur lesquelles on n’a pas la capacité d’avoir de prise, de comprendre ce qui s’y joue, vont être l’objet de mille et un rejets parce qu’elles ne sont pas ancrées dans une réalité du territoire. Donc soutenir, donner les moyens pour qu’il y ait une tonne de vidéos qui donnent à voir le pourquoi et le comment de ce qui en train de se passer. S’il y avait davantage de gens qui savaient ce qui se passe à Grenoble sur le changement de la ville, il y aurait peut-être des changements plus rapides dans pas mal d’autres villes. C’est d’ailleurs l’expérience que j’ai faite : avec une vidéo qui s’appelle « 5 trucs pour changer ta ville ». Ce sont 5000 personnes qui se sont mobilisées pour faire du lobbying citoyen pour faire changer leur ville, simplement sur la base de cette vidéo de 4 minutes et d’un tout petit peu d’imaginaire en se disant que c’est possible qu’il y ait plus d’arbres dans leur ville, c’est possible qu’il n’y ait plus de publicité… Et à partir de là, tu te dis : « c’est ça que je vais demander ».

LVSL : Êtes-vous en lien avec des spécialistes d’autres disciplines et si oui comment est-ce que, concrètement, vous travaillez ensemble ?

Vincent Verzat : Pour chacune des vidéos qu’on produit, on se met en lien avec des spécialistes. On essaie d’avoir vraiment l’ensemble des informations dont on a besoin et on porte un intérêt tout particulier aux points de complexité. Comme je l’ai dit, la situation est complexe, il n’y a pas de réponse simple et si on me dit « tout ce qu’il y a à faire c’est ça », je demande « qu’est-ce qui a été oublié ? ». Sur la base de cette expertise, je fais le travail de vulgarisation : on me parle du principe pollueur-payeur ? Je dis « tu pues, tu pollues, tu payes ». C’est juste rendre drôle et créatif un contenu qui est pourtant solide, et le transmettre en vidéo.

LVSL : Êtes-vous plutôt optimiste ou plutôt pessimiste quant à la faculté de l’humanité à relever le défi climatique ?

Vincent Verzat : Je pense que ce défi dépasse l’humanité, que le changement climatique est déjà là donc tout dépend de ce qu’on veut dire par « relever le défi ». Je pense qu’il y aura vraiment des centaines de milliers (très probablement des millions et peut-être même des milliards) de personnes qui ne vont pas pouvoir vivre sur cette planète à cause des changements dramatiques qui vont s’enclencher d’ici à 2100 et sûrement après, et ce, pour une très longue période de temps. À ce niveau-là, je ne suis pas optimiste. J’ai l’habitude de dire que j’ai l’optimisme de la volonté et le pessimisme de la raison, donc si on regarde ce qui se passe, je suis plutôt pessimiste. L’optimiste de la volonté, cela veut essentiellement dire que je n’ai pas choisi d’être là sur cette terre à ce moment-là, mais que je peux faire quelque chose à mon échelle, qui ait du sens et qui contribue à créer le genre de choses que j’ai envie de voir advenir et que ça trouve un écho. Je suis optimiste à ce niveau-là. Je remarque que les vidéos que je fais et le ton que j’ai trouvent un écho dans cette société française et qu’on n’est pas tout seuls à avoir envie d’être les petites mauvaises herbes, la racine d’un arbre qui pète le béton.

Retrouvez l’ensemble des épisodes de Les Armes de la Transition dans le dossier suivant (écrit) :

Et sur YouTube (vidéo) :

 

 

La Marche du siècle, et après ?

Samedi 16 mars, 350 000 personnes se sont rassemblées en France dans 225 villes, dont 107 000 à Paris pour la Marche du Siècle. Cette marche tire son nom de la pétition L’Affaire du siècle, qui assigne l’État français en justice pour inaction climatique. Plus qu’une simple marche pour le climat, elle comprenait le cortège des gilets jaunes et se voulait un moment de convergence sur le thème de la justice sociale et environnementale. Une telle mobilisation ne sort pas du chapeau, elle est le fruit d’un travail d’organisation intense couplé d’un mouvement de sensibilisation principalement véhiculé par internet. Mais quelle suite donner à cet évènement ?


Le deuxième volet de cet article d’analyse est focalisé sur les perspectives post Marche du siècle pour le mouvement climat français. Le premier volet traite quant à lui du mouvement Friday For Future, initié par la jeune Suédoise Greta Thunberg.

Internet, vecteur principal de la montée en puissance de l’écologie radicale en France

Plus de 350 000 personnes se sont rassemblées dans 220 villes de l’Hexagone à l’occasion de la Marche du siècle, ce qui en fait la plus grande marche pour le climat jamais effectuée en France. Non seulement cela témoigne de l’augmentation du degré de conscience écologique, mais aussi du lien étroit entre justice climatique et justice sociale.

Comme expliqué dans la première partie de Où va le Mouvement Climat? , les corps intermédiaires que sont les médias classiques ne sont pas capables de conscientiser à grande échelle sur le thème de l’urgence climatique. La sphère internet est devenue le principal vecteur de la radicalité écologiste, et la France illustre parfaitement cette règle.

Depuis quelques années, la sphère internet est marquée par la multiplication de vidéos de conférences à succès. Des conférenciers du climat, qui utilisent principalement le canal YouTube pour proposer des formats longs, ont innové pour parler différemment d’écologie. Elles commencent généralement par l’énoncé très scientifique de l’ampleur du réchauffement climatique, son lien avec les énergies fossiles, notre dépendance à celles-ci… pour finir par montrer que selon les lois de la thermodynamique, on ne peut pas remplacer des énergies aussi concentrées par des alternatives renouvelables, donc que nous sommes en très mauvaise posture. Ces constats alarmistes provoquent en général à dessein la sidération, ce qui garantie leur viralité. Les pionniers du genre sont notamment Jean-Marc Jancovici et Pablo Servigne. C’est l’essor de la collapsologie, depuis grosso modo 2014 – 2015 pour les initiés (en marge de la COP21) et depuis 2017 pour le grand public. Cet essor est illustré par la multiplication des groupes Facebook dédiés et le succès littéraire récent de Pablo Servigne, qui s’impose comme figure principale de cette discipline.

Ces conférences YouTube ont souvent été un matériel de base qui a largement participé à former une génération très engagée, et notamment inspiré les youtubeurs du climat. Ces derniers ont fait exploser l’audience des thèses de l’écologie à travers des formats nouveaux, esthétiques et percutants. Alors que le youtubing politique avait été marqué par les innovations formelles des Youtubeurs d’extrême droite ayant notamment su bouleverser les codes par l’humour et la mise en scène d’une proximité avec la communauté (Alain Soral, Raptor Dissident…), l’innovation esthétique dans le domaine est désormais trustée par les vidéastes de l’écologie. Ils ont réussi à transformer des messages radicaux, sur la base de faits généralement peu optimistes, en format dynamique, énergique et généralement corrélé avec des mobilisations. L’essor de deux grandes chaines YouTube illustre cette tendance : Partager c’est Sympa, autour du vidéaste Vincent Verzat, et Et tout le monde s’en fout, autour de l’acteur Alex Lattuada.

Désormais, les formats longs sont de plus en plus délaissés au profit de formats courts. Les chaines qui proposent des formats pastille vidéo (Brut nature, Konbini, Loopsider…), particulièrement adaptés aux réseaux sociaux, surpassent d’ailleurs les youtubeurs écolos en termes de nombre de vues.

Une structure d’organisation collégiale dans un rapport de verticalité par rapport à la base du mouvement.

La Marche du siècle a sans doute trouvé dans les vidéos collectives des youtubeurs et personnalités engagées le canal de propagande le plus efficace pour massifier le mouvement. Ici, le parallèle est facile avec les gilets jaunes, qui se sont eux aussi appuyés sur la désintermédiation et qui se sont massifiés par Facebook. Cependant, une bonne communication ne suffit pas à réussir un moment comme la Marche du siècle. En coulisses, un énorme travail d’organisation, opéré minutieusement par des militants souvent déjà expérimentés, a rendu cette marche possible.

Ces militants le sont pour une bonne partie de longue date. Ils ont étés formés au sein de collectifs comme Alternatiba, ANV-COP21, Greenpeace, Les Amis de la Terre, etc. Quelques-uns sont passés par la politique, généralement par la gauche antilibérale ou chez les écologistes. Ces activistes se connaissent depuis longtemps et travaillent de concert. De bonnes relations interpersonnelles ainsi que des espaces communs de travail ont permis de surpasser le stade des guerres de chapelle dans la plupart des cas. Ensemble, ils forment ce que nous appellerons ici les cadres du mouvement climat. Ils ont été rejoints, avec l’essor du mouvement, par de nouvelles recrues qui ont pu s’intégrer rapidement, y compris à haut niveau. On observe également une surreprésentation féminine, et ce dans toutes les strates du mouvement, ainsi qu’une moyenne d’âge très basse. L’écrasante majorité des cadres et la grande majorité des activistes ont moins de 35 ans. Afin de gagner en efficacité organisationnelle et logistique, ils se sont regroupés pour louer un grand quartier général au cœur de Paris, la Base.

C’est depuis ce lieu que les cadres du mouvement climat planifient leurs actions, généralement de manière collégiale et sans liens avec la base du mouvement puisqu’il n’y a pas de structure qui le permet, à la différence d’un mouvement politique classique. Cela est logique, puisque mouvement climat n’a pas vocation à être un acteur de la politique partidaire traditionnelle. En revanche, cette dialectique entre cadres expérimentés qui décident de manière centralisée et masses qui exécutent est de la même nature que celle que l’on retrouve dans les grands mouvements politiques actuels, comme la France insoumise ou La République En Marche. À ce titre, et avec le recul de ces expériences, il est possible de pointer quelques similitudes.

Comme dans toute structure de ce genre, il y a un risque latent de bureaucratisation du mouvement. Une bureaucratisation dont la conséquence principale est une diminution de la capacité des cadres à s’imprégner du sens commun, à sentir les dynamiques de société pour s’y adapter. Ce risque peut être amplifié par la surexploitation des cadres, ou plutôt l’auto-surexploitation, qui diminue logiquement le temps de cerveau disponible pour l’observation. Enfin, ce type de mouvement a généralement du mal à agréger les talents qui se proposent spontanément, car l’investissement en termes de temps de formation pour les cadres est souvent concurrencé par les urgences du quotidien.

Une identité altermondialiste forte qui réduit le spectre d’évolution du mouvement climat ?

Si le mouvement climat n’est évidemment pas homogène sur le plan idéologique, on observe néanmoins des caractéristiques majoritaires chez ses cadres. L’éthos altermondialiste est très présent, puisque de nombreux cadres viennent de cette tradition. Il se manifeste notamment par une volonté d’horizontalité qui se traduit par une culture du consensus, par une radicalité forte ainsi que par le partage de valeurs postmatérialistes.

Il résulte de cette identité altermondialiste une culture de l’action directe non violente et une radicalité vis-à-vis du bloc oligarchique qui est loin d’être évidente pour une partie importante de ceux qui se sont mobilisés le 16 mars. Si les cadres du mouvement climat sont des opposants clairs à la macronie, de par un rejet profond du capitalisme cohérent avec l’analyse écologiste radicale, sociologiquement, une partie de ceux qui se mobilisent est marquée par une tendance à fuir une conflictualité trop affirmée et trop frontale. On peut d’ailleurs noter un rapport ambigu de certaines figures d’autorité du mouvement climat à l’égard des actions de masse classiques, ce qui les amène à questionner leur utilité profonde. Le nombre est vu comme un moyen, et non comme une fin, là où il y a quelques mois encore la massification était l’objectif principal. Or, si l’écologie est certainement la voie la plus efficace pour pousser les classes moyennes urbaines à la radicalité politique, il ne faudrait pas non plus opérer une rupture en voulant aller trop vite, trop loin, trop fort.

Cette ambiguïté vis-à-vis des actions de masse a deux causes principales. La première vient d’un bilan évident des échecs des précédents mouvements sociaux. Il est vrai que depuis des années en France, les mobilisations classiques n’ont jamais débouché sur une victoire. Cependant, l’urgence climatique, qui conduit beaucoup d’activistes à l’écoanxiété, met une pression supplémentaire sur l’obtention d’avancées concrètes. La deuxième raison correspond généralement à un rapport de défiance vis-à-vis des institutions, présent chez beaucoup de cadres. Si des membres d’ONG de type Greenpeace ou Les Amis de la Terre entretiennent traditionnellement un rapport de nature institutionnelle avec l’État, les figures issues de la sphère internet sont davantage dans une position de rupture.

La culture anarchiste a ainsi beaucoup essaimé, modelée par l’écologie, à travers des figures de la collapsoogie. Ainsi, la distanciation avec l’État en tant qu’institution et l’État en tant que gouvernement Macron ont tendance à se confondre. Pourtant, la demande d’État en tant qu’institution protectrice, avec ses services publics et ses politiques publiques, est très forte dans la population, à commencer par les gilets jaunes. D’un point de vue pragmatique, porter dans le champ médiatique une critique fondamentale de l’État est donc marginalisant, si le but du mouvement climat est de produire une écologie radicale de masse.

En revanche, les cadres du mouvement climat ont bien compris la nécessité de s’opposer frontalement au gouvernement Macron. Gouvernement qui d’ailleurs s’en prend désormais directement aux activistes, après avoir cherché en vain à instrumentaliser la mobilisation pour le climat il y a quelques semaines. Une brigade spéciale antiterroriste a même été missionnée pour identifier les coupables d’une action de désobéissance civile qui visait à retirer les portraits de Macron de mairies pour dénoncer l’inaction climatique du gouvernement.

Cette réaction disproportionnée témoigne du danger politique que représente l’écologie radicale pour Macron, car ce dernier a largement bâti son image publique internationale sur l’écologie avec le fameux Make our planet great again. En nommant Pascal Canfin, directeur du WWF France, n°2 de la liste LREM aux Européennes, il lance clairement l’offensive contre l’écologie radicale, organiquement anticapitaliste. Dès lors, le mouvement doit faire attention à sa manière de réagir aux provocations du gouvernement, tenir une posture marginalisante pourrait le rendre inaudible auprès des classes moyennes urbaines, et donc donner un coup d’arrêt à la massification.

Une stratégie sur deux jambes : mouvements de masse et actions de désobéissance civile.

Pour les cadres du mouvement climat, les actions de masse comme la Marche du siècle servent à recruter des militants en vue d’actions de désobéissance civile. Ces dernières sont censées engendrer des changements concrets et directs chez les acteurs ciblés. Par exemple, obliger la Société Générale à désinvestir du gaz de schiste, mais aussi susciter une couverture médiatique visant in fine à renforcer le prochain mouvement de masse, et ainsi de suite. Ainsi, la stratégie du mouvement marche sur deux jambes : Des actions de masses visant l’expansion horizontale du mouvement par le nombre d’individus impliqués, et des actions de désobéissance civile visant une expansion verticale du mouvement, c’est-à-dire former plus de militants et de cadres.

A la fin de la journée du 16 mars, le mouvement climat a appelé à une série d’actions de désobéissance civile de masse le 19 avril pour « bloquer la république des pollueurs ». Le 24 mai, le jour qui précède les élections européennes, une nouvelle grande marche est annoncée.

La massification du mouvement risque cependant de se trouver confrontée à plusieurs obstacles. Le premier d’entre eux est d’ordre culturel et social : la sociologie qui vient gonfler les rangs des marches climat est surtout jeune, urbaine et de gauche. La lecture des pancartes et l’écoute des slogans de la marche du 16 permet de s’en rendre compte facilement. Le champ lexical des luttes postmatérialistes y est très présent. Si la tradition altermondialiste s’accommode parfaitement de ces codes, ils représentent pourtant le plus grand obstacle à la massification. L’imaginaire et la symbolique du rassemblement était clairement à gauche, ce qui limite la transversalité du mouvement et sa capacité à agréger au-delà d’une sociologie ghettoisée. L’urgence climatique doit-elle unir le peuple ou unir la gauche ? Comment aller au-delà de ceux qui sont plus traditionnellement inclinés à se mobiliser sur ce type d’enjeux ?

Pour la plupart, les cadres du mouvement climat sont conscients de la nécessité de décloisonner sociologiquement l’écologie radicale. Il leur a néanmoins fallu 3 mois pour opérer une convergence physique avec le cortège Gilet jaune à l’occasion de la Marche du siècle. En interne, si tous soulignaient l’importance de lier le social et l’écologie, la question de l’union concrète avec les gilets jaunes opposait des acteurs plus timorés comme Greenpeace aux collectifs plus radicaux comme Alternatiba.

Néanmoins, le mouvement climat a bel et bien réussi à opérer un mélange inédit de sociologies et sans doute de traditions politiques. Le 16 mars est à ce titre une réussite historique. Partout dans l’immense cortège qui s’étendait d’Opéra à République, France urbaine et France périphérique se sont mélangées de façon homogène. Cependant, une date commune ne suffit pas à enclencher un mouvement commun. Comment maintenir une telle alchimie dans le temps ? Comment faire de l’écologie le point d’articulation entre les Frances opposées au bloc oligarchique ? Une question d’autant plus ardue que le seuil de tolérance à la conflictualité de la plupart des manifestants urbains pour le climat est très bas. L’instrumentalisation médiatique des évènements survenus sur les Champs-Élysées le 16 mars vise à susciter un fort désir sécuritaire d’une part, mais également à faire exploser les efforts d’union entre gilets jaunes et gilets verts.

Quelle stratégie pour quelle identité ?

Quelle forme devrait prendre le mouvement climat pour dépasser les contradictions sociologiques qui en limitent sa massification ? Le mouvement climat, de par la place qu’il prend dans le champ de l’écologie, a une responsabilité de plus en plus grande qu’il ne peut négliger. À la différence des autres mouvements sociaux, il est condamné à grandir en raison de la transformation profonde et tendancielle du sens commun au bénéfice des aspirations écologiques, et de la multiplication des impacts du changement climatique. Or s’il désire ne pas être une simple soupape de décompression pour les citoyens frustrés par l’inaction climatique du gouvernement, ce qui dilapiderait l’énergie militante à l’occasion d’actions sans objectifs stratégiques, le mouvement climat doit trancher certaines questions. Il ne s’agit pas d’être dogmatique quant aux options qui s’offrent à lui, car la plasticité fait aussi la force d’un mouvement. En revanche il est possible d’éclairer ce qu’il ne doit pas devenir.

La première option qui s’offre au mouvement climat est de se positionner comme lobby citoyen. Il s’agit de chercher à influencer directement les décideurs en faisant valoir la force des mobilisations précédentes. Cela présuppose de partir du postulat que les choix des dirigeants sont le fruit d’une pondération d’intérêts, d’un rapport de force. Or ce n’est pas le cas en France. Dans notre pays où les élites sont particulièrement dogmatiques, les corpus doctrinaux sont de fait hermétiques. Le bloc oligarchique défend ses intérêts. La mobilisation de la société civile détermine uniquement la vitesse d’exécution des réformes du bloc oligarchique, pas leur contenu. Leur offrir une caution, comme le font les tenants de l’écologie libérale depuis toujours, n’a jamais permis d’avancées significatives dans le domaine climatique.

En conséquence, le mouvement climat doit devenir une force en soi. Cependant, force en soi ne veut pas dire se transformer en une force partidaire à part entière. Ce serait une erreur majeure, car l’écologie n’est pas un monopole, elle est un bien commun dont doivent s’emparer le plus de forces politiques possible. C’est une bataille culturelle au sein de laquelle le mouvement climat doit imposer les termes. S’abaisser au niveau de l’arène politique, c’est aussi devoir se placer sur un échiquier latéralisé, et donc risquer d’être assimilé à la gauche. Or, l’écologie ne doit pas être emportée par la défaite de la gauche, sous peine d’être marginalisée pendant plusieurs années. Elle doit au contraire revendiquer son caractère universel. Rappelons que depuis 2017, les composantes de la gauche sont en chute libre et un scénario de disparition à l’italienne n’est pas à exclure au vu des tendances actuelles. L’indépendance politique est donc une assurance vie pour un mouvement climat qui doit être le plus universel possible.

Construire une hégémonie, modeler le sens commun, implique que les acteurs du débat public ne peuvent vous ignorer et doivent constamment se positionner en fonction des idées que vous avez rendues majoritaires dans le pays. Le mouvement des gilets jaunes a par exemple réussi à imposer ses termes dans le débat public, car l’ensemble de la classe médiatique et politique s’était sentie constamment obligée de se positionner par rapport au RIC et autres revendications phares. Le moteur de cette obsession pour les gilets jaunes résidait principalement dans la peur qu’ils inspiraient aux élites, de par leur ancrage populaire et le caractère inédit d’une telle forme de révolte. On peut en tirer certaines leçons utiles pour un mouvement climat qui aurait une ambition comparable.

Les gilets jaunes ont su articuler les demandes majoritaires de la population. En d’autres termes, ils se sont accordés sur des mots d’ordre largement partagés et en opposition frontale avec les politiques oligarchiques. Ils ont investi ces discours affectivement et esthétiquement, notamment à travers le symbole très visible du gilet jaune et la nomination d’un adversaire détesté. La dénonciation de la responsabilité de Macron a servi de liant pour ces revendications, afin de les articuler de manière cohérente entre elles. De plus, les demandes non majoritaires n’étaient pas portées de peur de cliver le mouvement. C’est un point important, il faut savoir se concentrer sur quelques points essentiels, car l’exigence de simplification imposée par les formes médiatiques ne laisse guère de choix. Il faut aussi accepter de ne pas mettre en avant les idées qui ne suscitent pas une adhésion majoritaire dans la population. En d’autres termes, il faut savoir placer le clivage là où l’adversaire est minoritaire.

Le mouvement climat détient un potentiel majoritaire, quand bien même ses positions sont fondamentalement anticapitalistes. Il y a peu de liens entre radicalité des idées et adhésion majoritaire. Le mouvement pourrait ainsi articuler plusieurs demandes majoritaires comme l’exigence de rationalité et de cohérence, décrite dans la première partie, mais aussi, par exemple, la lutte contre la corruption et pour la transparence, en lien avec l’activité climaticide des lobbies. C’est déjà en partie le cas. L’émission le Jterre, qui rassemble la sphère YouTube du mouvement climat est parrainée par Élise Lucet. À ce titre, une articulation pourrait être faite entre cohérence, transparence et climat à travers une proposition de type « interdire le greenwashing ». Cet exemple permet à la fois d’exiger la transparence des grandes entreprises (on leur interdit de faire de la pub sur le caractère écologique de leur projet si elles ne se sont pas mises sur une trajectoire de réduction des émissions de type accord de Paris) et de redéfinir l’écologie comme un sujet de fond, pas un coup de peinture verte.

Autre exemple, le mouvement climat pourrait s’employer à resignifier la demande sécuritaire, largement majoritaire dans la population (surtout à droite). Puisque le changement climatique fait peser des risques sans précédent en matière de sécurité physique, l’inaction de Macron est un manque à ses devoirs régaliens. C’est donc un moyen de souligner l’incapacité organique du bloc oligarchique à respecter un des fondements du contrat social, la garantie par l’État de l’intégrité physique de ses citoyens. Mais c’est aussi un moyen d’agréger des soutiens en dehors de la gauche traditionnelle. Néanmoins, pour parler de régalien, il faut adopter une posture régalienne, a fortiori pendant les passages médiatiques. La juste incarnation est un gage de crédibilité essentiel. Le plus grand défi du mouvement climat est certainement celui de l’incarnation, en adéquation avec l’importance des messages portés.

Incarnation, leader et horizontalité ? La question épineuse de la représentation

L’ADN altermondialiste du mouvement climat a tendance à rendre la question de la représentation et du leadership taboue. Pourtant, au-delà des frontières françaises, il existe un paradoxe entre la tradition horizontaliste altermondialiste et l’extrême verticalité de la figure de Greta Thunberg. Si le mouvement climat appuie si fortement la figure de Greta Thunberg, c’est justement parce qu’elle incarne ce que n’est pas le capitalisme. C’est une jeune fille, ce qui renvoie à la sémantique de l’innocence. Elle est autiste asperger, ce qui revoit à la sémantique de la vulnérabilité. Mais elle est radicale et ultra déterminée, ce qui clive avec l’hypocrisie latente des grands de ce monde.

L’investissement radical dans la figure de la jeune Suédoise a de fait rendu son discours performatif, du moins dans la plupart des pays où il y a peu de cadres. C’est un élément déterminant qui en dit long sur la transformation de notre société par le système médiatique : les leaders ont plus de poids que les organisations. Les médias cherchent à faire incarner des positions bien précises, car leur grille de présentation est simplifiée, standardisée. Dès lors, il y a une pression à l’émergence de leaders, que les cadres du mouvement climat le veuillent ou non.

Cet exemple montre l’importance de la juste incarnation d’un combat. Or, le mouvement climat doit avoir deux coups d’avance : Greta Thunberg incarne parfaitement la notion de coup de gueule pour la planète, ce qui suffit pour mobiliser les plus jeunes. Il faut maintenant faire émerger des figures qui incarnent les autres aspects de la lutte pour le climat, et notamment le sérieux et la crédibilité. La transition écologique est par essence technocratique : il n’y a pas trente-mille façons d’atteindre la neutralité carbone avant 2050. Les scénarios techniques dont nous disposons, comme le scénario Negawatt, induisent d’ailleurs la nécessité de la justice sociale en pointant l’importance des services publics pour isoler les logements, organiser les réseaux énergétiques, etc. Dès lors, il est important de donner une dimension technocratique à l’incarnation du mouvement climat. Cependant, les affects sont beaucoup plus puissants que la rationalité comme vecteur de changement. Il faut dès lors chercher à incarner les deux.

À ce titre, la figure de la jeune sénatrice américaine Alexandria Occasio-Cortez est un bon exemple du type de leader complet dont nous avons besoin. De par sa jeunesse et sa dimension rayonnante, elle suscite une sympathie qui lui permet de faire de son idée phare de Green New Deal un thème central dans le débat public, malgré sa technicité. Les formes du leadership de demain restent à inventer pour le mouvement climat. Il peut aussi être collectif dans une moindre mesure et proposer un panel de figures qui se complètent et se coordonnent, de manière à créer in fine un leader complet collectif. Mais si le mouvement climat ne propose pas ses leaders, c’est le système médiatique qui le fera à sa place, avec le risque que ce ne soient pas les plus pertinents.

 

Retrouvez la première partie de Où va le Mouvement Climat? dédiée à l’analyse du mouvement des grèves étudiantes pour le climat à travers le monde en cliquant sur l’image ci-dessous.

 

Photo à la Une © Vincent Plagniol

Friday For Future, un mouvement étudiant au potentiel inédit

Le 15 mars a été historique pour le « mouvement climat ». Plus de 1,4 million de jeunes ont défilé dans 125 pays et 2083 villes. Cette mobilisation universelle pour un sujet largement prospectif est inédite dans l’histoire. Le lendemain, la France transforme l’essai de la massification avec la Marche du siècle, dédiée à la convergence entre justice sociale et écologie. L’essor des grèves pour le climat transcende les réalités nationales et laisse entrevoir une autre facette de la mondialisation, positive cette fois. Néanmoins, ce mouvement peine à déterminer des perspectives concrètes ainsi qu’une stratégie.


Le premier volet de cet article d’analyse est focalisé sur le mouvement Friday For Future, initié par la jeune Suédoise Greta Thunberg, et le deuxième traite des perspectives post Marche du siècle pour le mouvement climat français.

La première journée de grève mondiale pour le climat, l’amorce d’une nouvelle ère ?

Depuis aout 2018, la jeune Suédoise Greta Thunberg appelle à la grève scolaire pour le climat. « À quoi ça sert d’aller à l’école si on n’a pas de futur ? » Dans son sillage, un vaste mouvement de grève lycéenne hebdomadaire a essaimé. Cela a commencé en Australie, avant de s’étendre rapidement à d’autres pays anglo-saxons et à l’Europe du Nord. À ce stade, il illustrait une frature entre pays du nord de l’Europe très mobilisés, marqués par leur postmodernité culturelle et leur conscience environnementale, et pays du sud qui l’étaient beaucoup moins. Ce mouvement a donc d’abord été analysé comme la mobilisation d’une jeunesse socialement favorisée et culturellement postmoderne, venant de pays où la thématique environnementale est déjà hégémonique. Le 15 mars a fait voler en éclat cette analyse classique, car les cortèges les plus importants ont battu les pavés… d’Europe du Sud.

Les chiffres du 15 mars sont impressionnants : à travers 2083 rassemblements dans 125 pays, entre 1,4 et 1,7 million de personnes mobilisées dont une écrasante majorité de très jeunes gens. 200 000 personnes ont défilé en France dans 240 villes, dont 40 000 à Paris. 300 000 personnes en Allemagne et en Italie dont 100 000 à Milan (palme de la plus grande mobilisation). 50.000 au Royaume-Uni, presque autant en Belgique. 30 000 en Suisse, ce qui est complètement inédit pour un pays si « calme ». Beaucoup de monde également dans les rues espagnoles et portugaises. Plus étonnant, 25 000 personne à Varsovie, dans le pays du charbon et du catholicisme réactionnaire, et encore davantage à Prague. La dichotomie Europe de l’Ouest – Europe de l’Est se fissure donc également.

L’Europe concentre les gros bataillons de la mobilisation du 15 mars, mais elle fut bel et bien universelle. On compte ainsi 150 000 manifestants en Australie, soit dix fois plus que pendant la première mobilisation de novembre dernier, et 140 000 au Québec (sur une population de 6 millions d’habitants, c’est le ratio de mobilisation le plus fort). De nombreuses personnes étaient présentes à New York et plusieurs autres villes états-uniennes. Si dans les pays du Sud, les mobilisations sont moins importantes et plus élitaires, elles n’en restent pas moins nombreuses.

L’universalité et l’importance numérique de la mobilisation nous permettent de considérer que cet événement est historique. Premièrement, il faut garder à l’esprit que dans beaucoup de pays qui n’ont pas la tradition contestataire française, ces marches pour le climat étaient des évènements sociaux majeurs. Surtout, c’est bien la première fois que l’humanité se mobilise de cette façon sur un mot d’ordre essentiellement prospectif. S’il est vrai que le changement climatique est une réalité qui touche d’ores et déjà violemment les populations des pays du sud, les jeunes générations majoritairement mobilisées, celles du nord, ne l’ont jamais expérimenté de manière sensible. Sur le plan philosophique, c’est peut-être cela qui rend cet évènement le plus intéressant, car c’est un marqueur de progrès civilisationnel. Seule une civilisation particulièrement éduquée et évoluée se montre capable de se mobiliser à grande échelle sur une problématique abstraite. Évidemment, il existe en parallèle un mouvement contraire, obscurantiste, et il n’est pas encore possible de parler d’un mouvement de masse planétaire, mais en l’état il s’agit déjà un évènement historique.

Cependant, le caractère universel du mouvement Friday For Future peut être tempéré par l’émergence de nouvelles lignes de clivage, notamment entre les générations. La grève des étudiants pour le climat était bien sûr… étudiante, ce qui est normal dans la phase actuelle. Avec la Marche du siècle le lendemain, la France est la seule exception à la règle pour l’instant.

En raison de la dissolution des corps intermédiaires qui structuraient la vie politique (syndicats, associations et partis de masses, services et espaces publics…) et l’essor très rapide des nouvelles technologies de la communication, les générations deviennent politiquement de plus en plus hétérogènes. Les jeunes sont « biologiquement » plus plastiques et s’adaptent mieux aux nouveaux outils. Le risque est donc que le mouvement climat ne s’étende pas aux plus de 30 ans. Ce risque est amplifié par le discours médiatique dominant, parfois repris par les jeunes leaders du mouvement, consistant à dire que « les jeunes générations se battent pour leur futur et c’est bien normal ». Un tel discours rassure les moins jeunes, éloigne dans l’imaginaire collectif l’impact des conséquences du changement climatique et attribue cette lutte à une génération déterminée. Un adulte qui militerait pour le climat ferait donc un geste altruiste envers les jeunes générations. Or, l’altruisme est une posture morale, là où la lutte contre le changement climatique nécessite une adaptation de toute l’infrastructure de la société, notamment les procédés de productions et l’organisation institutionnelle qui la sous-tend.

Ce discours médiatique doit donc être combattu, sur la base d’une réalité factuelle : le changement climatique touche déjà des pays entiers, notamment du fait des catastrophes naturelles, et indépendamment des générations. Allons donc demander aux habitants du Mozambique et du Zimbabwe dont les villes ont été dévastées par le plus grand cyclone qui a jamais touché l’Afrique Australe, si le climat est une affaire de jeunes. Les exemples de conséquences directes du changement climatique sont légion, y compris dans les pays du nord, comme en Californie et en Australie.

Il faut trouver le moyen d’universaliser la mobilisation, de l’élargir aux moins jeunes. Un défi qui n’est pas évident, d’autant que la société contemporaine est en plein délitement individualiste. Néanmoins, le mouvement climat porte un potentiel unique de fédération des individualités, car la protection d’un cadre de vie décent est une demande largement majoritaire. Comment traduire ce potentiel dans la mobilisation ?

Le mouvement climat, stade suprême du rejet des corps intermédiaires ?

Pour le sociologue Zygmunt Bauman, notre société est devenue liquide, car les hommes se trouvent, agissent et évoluent avant même que leurs façons d’agir ne réussissent à se consolider en procédures et habitudes. La vie est devenue frénétique, incertaine, précaire. Cela conduit l’individu à être incapable de tirer un enseignement durable de ses propres expériences puisque le cadre et les conditions dans lesquelles elles se déroulent changent sans cesse. Cette réalité se traduit aussi dans le rapport que les individus entretiennent avec le politique.

Dans La raison populiste, 2005, Ernesto Laclau expliquait comment les effets du capitalisme globalisé produisaient de fait des formes de liquéfaction des rapports sociaux, entrainant  l’émergence accélérée de formes mouvementistes au détriment des formes partisanes traditionnelles. C’est-à-dire une agrégation ponctuelle d’individus autour d’actions ou de projets qui leur convient plutôt qu’un engagement sur le long terme. C’est en quelque sorte l’émergence de Netflix, ou l’on choisit ses programmes, au détriment de la Télévision. Une émergence notamment due à l’inaptitude des corps intermédiaires à suivre cette frénésie de la liquidité à cause de leur inertie structurelle. De fait, le changement climatique est un accélérateur de la liquéfaction.

Les données scientifiques concernant le changement climatique imposent désormais de retoquer tout postulat politique en fonction de l’urgence. D’autre part, la multiplication des catastrophes naturelles, des migrations climatiques, etc., met à l’épreuve nos sociétés plus rapidement que ce que nos institutions peuvent comprendre, assimiler et traduire en propositions d’adaptation. Les institutions que sont les corps intermédiaires, comme les partis, les syndicats et les médias, prétendent solidifier et structurer les groupes sociaux au sein des réseaux qu’ils représentent. Ces institutions sont donc doublement éjectés de la société civile : par les nouveaux réseaux désintermédiés, comme internet, ainsi que par leur inaptitude à saisir les enjeux climatiques. Ce n’est pas un hasard si le mouvement climat est encore plus désintermédié que les autres mouvements sociaux, souvent eux-mêmes déjà très désintermédiés.

Le mouvement Friday For Futur atteint un degré inédit de rapport direct entre un leader charismatique, Greta Thunberg, et la base qui se mobilise spontanément sur ces mots d’ordre à travers les réseaux sociaux. Le cas italien illustre parfaitement cette dimension nouvelle du mouvement climat.

Le cas italien : une résurgence inattendue de la société civile à travers l’écologie.

On dit souvent que l’Italie est le laboratoire politique de l’Europe, car la désintégration de la société civile et des corps intermédiaires y aurait 10 ans d’avance. L’essor du mouvement climat dans la botte est un exemple parlant du retour de la société civile, de transformation du sens commun par la thématique écologique.

Généralement, en Europe, et a fortiori en France, la question écologique émerge dans l’espace public par la gauche. Les partis de gauche radicale ont fini par faire le lien entre exploitation capitaliste des hommes et celle de la nature. C’est traditionnellement dans ce champ politique qu’émerge une constellation de mouvements écologiques. Il y a bien une écologie « de droite » et « chrétienne », mais elle n’a jamais essaimé dans les partis de droite classiques. Généralement, plus la gauche est mature, plus l’écologie devient un thème central. Parfois, des écologistes finissent par scissionner de la gauche pour exister en tant que tel, comme les Grüne allemands ou EELV en France.

En Italie, l’écologie n’a généralement pas eu beaucoup d’espace médiatique, car la gauche s’est décomposée dans les années 1990. Ses débris n’ont jamais réussi à se restructurer idéologiquement, et donc à intégrer la dimension écologique de la lutte contre le capitalisme. Des luttes locales à caractère écologique, contre de grands projets, comme le No TAV (la ligne de LGV Lyon-Turin), ont paradoxalement fédéré les héritiers de la gauche italienne, mais n’ont pas imposé la thématique dans le débat public.

Les syndicats, partis, associations et services publics italiens sont très peu structurants, car la révolution néolibérale mise en place par Prodi et Berlusconi les a rapidement torpillés. La part belle est faite aux médias et à internet. En Italie, et avant le reste l’Europe, internet est devenu le nouvel espace politique dans lequel se sont épanouis des mouvements désintermédiés comme le Movimento Cinque Stelle. Ce dernier a remporté les dernières élections en ayant une stratégie avancée sur les réseaux sociaux. C’est d’ailleurs le M5S qui avait octroyé le plus d’espace à l’écologie pendant la campagne. Ce rapport à l’écologie est d’ailleurs sensible aux tares de la culture internet, puisque des thèses complotistes comme les chemtrails ont été portées très haut. De son côté, la Lega est très anti-écologie, dans la plus pure tradition des populismes réactionnaires. Compte tenu de l’ascendant de la Lega dans le gouvernement, l’écologie n’est pas portée au niveau institutionnel. Malgré cette situation non propice à favoriser l’émergence de la thématique écologique, la rapidité de l’essor du mouvement Friday For Future a surpris tout le monde.

Le 15 mars y a rassemblé quelque 300 000 personnes dans  plus de 100 villes, soit autant qu’en Allemagne. Milan bat le record total avec 100 000 personnes, Turin et Rome rassemblent 50 000 personnes. La mobilisation s’est faite exclusivement à travers les réseaux sociaux et messageries numériques : Facebook et Whatsapp en tête, sur la simple base des appels de Greta Thunberg. Aucune structure n’a été motrice, même parmi les associations traditionnelles de l’écologie. Un mouvement est né spontanément sans préalable culturel visible.

Même si le terreau culturel est beaucoup plus favorable dans le nord de l’Europe, la désintermédiation et la spontanéité de l’émergence du mouvement restent néanmoins la règle. Même en Allemagne, où les écologistes sont crédités de 20% des intentions de vote pour les Européennes, aucune structure n’a été motrice dans l’organisation du 15 mars.

Le cas français : comment inscrire dans la durée un mouvement spontané ?

40 000 étudiants ont défilé à Paris le 15 mars, et 200 000 à l’échelle de toute la France. Ce mouvement bénéficie de l’appui matériel de syndicats étudiants et de l’appui organisationnel de militants expérimentés issus du mouvement altermondialiste comme Alternatiba. Durant la semaine qui précédait le 15 mars, les étudiants mobilisés ont distribué des tracts et organisé des assemblées générales. Néanmoins, ce travail de terrain classique n’explique qu’une petite partie de l’afflux, également largement spontané.

Le mouvement a vocation à perdurer, puisque le mot d’ordre de Greta Thunberg propose aux étudiants de faire grève tous les vendredis jusqu’à ce que les gouvernements prennent des mesures à la hauteur de leurs engagements. Toutefois, pour un mouvement spontané, s’inscrire dans la durée est toujours risqué. La France est bien placée pour tirer des leçons de ses nombreuses expériences de mobilisation… et des nombreuses défaites de celles-ci. Le mouvement climat, dans sa dimension étudiante, doit être lucide et prendre en compte ces difficultés.

Dans la durée, un mouvement désintermédié cherche à se structurer au-delà des réseaux sociaux. Ces espaces de structuration peuvent-être les ronds-points pour les gilets jaunes par exemple, et c’est généralement l’assemblée générale pour les mouvements étudiants. Or traditionnellement, les assemblées générales sont un lieu où les militants les plus expérimentés jouent un rôle dominant, ne serait-ce que dans leur capacité à mobiliser des ressources rhétoriques. Puisque les syndicats étudiants souffrent des mêmes maux que tous les corps intermédiaires (ils n’ont plus d’ancrage de masse et sont bureaucratisés, ce qui les empêche de s’adapter rapidement), la tentation de la récupération est grande. La récupération n’est pas tant directe, puisque le rejet des corps intermédiaires, dont l’image de loosers est ancrée dans le sens commun, reste la norme. C’est davantage sur le terrain de la récupération idéologique, sur le plan des idées et de la culture, que cette récupération peut avoir lieu. Ce processus n’est pas toujours conscient, y compris de la part des syndicalistes.

Très inscrit dans les combats sociétaux postmodernes, la tentation sera grande pour les représentants du syndicalisme étudiant de pousser celui-ci vers des formes habituelles de revendications et d’organisation dont ils maitrisent les codes. Ces formes sont précisément la raison des échecs des précédents mouvements sociaux étudiants, à savoir la multiplication anarchique des revendications, rejoignant les revendications traditionnelles de la gauche intersectionnelle classique (féminisme, antiracisme, LGBT…). Ces revendications sont justifiées par l’origine commune des oppressions : le patriarcat et le capitalisme. Or multiplier les revendications, c’est diviser la base d’adhésion car on augmente les risques de désaccord. C’est un phénomène que l’on pourrait qualifier de nuitdeboutisation, car on a assisté lors du mouvement Nuit Debout à une explosion de mots d’ordres, entrainant des débats sans fins et une incapacité à avancer.

Pour qu’une mobilisation reste massive, il faut que le dénominateur commun soit le plus petit possible. Le mouvement climat est particulièrement exposé à la nuitdeboutisation, car l’écologie est un sujet transversal. Il est rhétoriquement très facile de proposer des convergences de luttes, et difficile de s’y opposer lorsqu’on est peu expérimenté politiquement et que l’on n’ose pas prendre la parole en public, ce qui est le cas de la grande majorité des participants. À la question de « quelles solutions » pour éviter la nuitdeboutisation du mouvement climat, la réponse se trouve précisément dans son ADN. De l’autre côté de la Baltique, la ligne stratégique posée doit inspirer le mouvement étudiant. Elle prévient en effet ce genre de travers et pourrait non seulement permettre une massification du mouvement climat, mais permet également de le faire sortir du cantonnement à la jeunesse, du clivage générationnel.

Greta Thunberg : incarner la rationalité et la cohérence pour construire une base culturelle majoritaire.

Greta Thunberg propose des mots d’ordre qui témoignent d’une grande intelligence stratégique. Ces mots d’ordre visent à resignifier deux notions fondamentales pour en faire une ligne de démarcation entre un nous majoritaire et un eux, et ce indépendamment des différences culturelles qui existent entre les peuples. Ces deux notions sont la rationalité et la cohérence. Ces notions ont été érigées en valeurs au cours de notre Histoire moderne, et c’est précisément ces valeurs qui sont dévoyées par le bloc oligarchique.

L’ensemble des déclarations de Greta Thunberg sont liées par un fil conducteur qu’on pourrait résumer par : écoutez les scientifiques. Elle désigne ainsi comme adversaire les gouvernements qui dans les faits ne tiennent pas compte des conclusions scientifiques du GIEC, à commencer par le gouvernement suédois. Si le gouvernement suédois était rationnel, il déterminerait une politique de transition à la hauteur de l’urgence décrite par les scientifiques. S’il était cohérent, il ferait suivre ses déclarations, ses postures et ses engagements internationaux par des actes. Cela vaut évidemment pour tous les gouvernements. Rappelons que seuls 17 pays sur 195 respectent pour l’instant les engagements pris lors de l’Accord de Paris.

Il est aujourd’hui évident que le bloc oligarchique est cynique, quels que soient les dossiers traités. Le fait que les déclarations de principe entrainent des politiques publiques aux effets inverses n’étonne plus. Pourtant, pointer l’incohérence ou l’irrationalité d’un gouvernement, quand on est un opposant, reste un seul angle d’attaque privilégié. De fait, l’ensemble des sciences sociales ont démontré qu’un niveau d’inégalités trop grand n’était pas justifiable sur le plan rationnel, puisque de fortes inégalités économiques entrainent la récession, et ne sont pas acceptées sur le plan moral (héritage de la morale chrétienne). Dès lors, le bloc oligarchique est organiquement incohérent puisqu’il doit habiller des politiques publiques en faveur des ultra-riches derrière un discours qui doit fédérer une majorité. La dissonance cognitive du bloc oligarchique entraine son cynisme. C’est particulièrement criant sur le dossier climatique. La figure d’Emmanuel Macron en est l’illustration parfaite, puisqu’il dérégule et en même temps fait des déclarations-chocs sur l’urgence climatique. Pourtant, le changement climatique pourrait bien être la grande occasion de redonner du sens à la rationalité et à la cohérence, car cette fois-ci, le bloc oligarchique est mis devant le fait qu’il porte la responsabilité d’avoir produit ce qui menace la survie de l’espèce humaine.

La rationalité est une valeur-cadre, le contrat tacite sur lequel repose le libéralisme depuis les Lumières. La Révolution française est le moment de traduction politique de ces valeurs, et marque ainsi le début de l’ère moderne. La modernité est le triomphe de la rationalité, et à ce titre nos gouvernements peuvent être qualifiés d’antimodernes. La rationalité est la base du système éducatif et du système économique, puisque le capitalisme se justifie par la rationalité des acteurs, règle de base de la concurrence, de la meilleure allocation des richesses, etc. Il y a là une contradiction fondamentale que la tradition marxiste avait mise en lumière : un système inégalitaire pousse vers des crises de surproduction, puisque les plus pauvres finissent par ne plus avoir les moyens de consommer, donc le marché se résorbe, les entreprises licencient, créent plus de pauvres, et ainsi de suite.

Il n’y a pas besoin de dire qu’il faut abolir le capitalisme, en exiger de la rationalité et de la cohérence revient au même, et fait beaucoup moins peur dans l’opinion publique ! Quand Greta Thunberg porte une revendication aussi simple que « le gouvernement suédois respecte ses propres engagements dans le cadre de l’accord de Paris », elle est à la fois profondément subversive et d’une grande efficacité. Greta Thunberg et le mouvement climat resignifient la rationalité et la cohérence contre le néolibéralisme. C’est sans doute pour cela que les attaques qu’elle subit dans certains médias sont aussi violentes.

Mais là où la jeune suédoise va encore plus loin, c’est qu’elle cible les gouvernements et non le secteur privé, en arguant que l’État, établi démocratiquement, est responsable de la sécurité de sa population, et donc de la lutte contre le changement climatique. Elle reconnait ainsi l’État comme l’acteur clef de la transition. De fait, un État faible sera incapable de réagir à la crise climatique en poussant le secteur privé à prendre des mesures à la hauteur, encore moins de bâtir la résilience.

Greta Thunberg offre ainsi une belle leçon de stratégie politique, quand bien même elle instinctive et non calculée. La deuxième partie de ce texte prolonge cette analyse au cadre français et s’intéresse à la Marche du siècle. Le 16 mars dernier, elle a rassemblé plus de 100 000 personnes à Paris, selon des modalités de mobilisation inédites. Compte tenu de la nature de cet évènement, également historique à plusieurs égards, la question de la suite est particulièrement délicate.

 

Retrouvez la deuxième partie de Où va le Mouvement Climat? dédiée à l’analyse de la situation française, après la Marche du siècle, en cliquant sur l’image ci-dessous.

 

Photo à la Une © Friday For Future – Italia

Bal comique à Paris, trop de candidats

Conseiller en communication de François Hollande puis soutien d’Emmanuel Macron brièvement investi aux élections législatives avant de renoncer, Gaspard Gantzer a annoncé mercredi 13 mars sa candidature à la mairie de Paris. Mercredi soir, Le Parisien révélait que Benjamin Griveaux s’apprêtait à quitter le gouvernement pour déclarer sa candidature. Tout cela s’ajoute à plusieurs autres personnalités déjà déclarées et fait état d’un vide dans le débat politique au profit des ego et d’une macronisation de la vie politique parisienne.


 

La candidature de Gaspard Gantzer s’ajoute à un bal de candidats déjà déclarés, qui se sont investis seuls en sortant des carcans des partis pour fonder leur propre organisation, et à des prétendants qui attendent l’aval de leur mouvement. Ainsi, alors que La République En Marche n’a toujours pas dévoilé sa tête de liste pour les élections européennes, déjà quatre ministres et personnalités souhaiteraient pouvoir partir à la conquête de la capitale (Mounir Mahdjoubi, Cédric Villani, Benjamin Griveaux et Hugues Renson). Le feuilleton des municipales s’avère palpitant : à la bataille des idées, des programmes, s’oppose celle des ego et des ambitions.

Lors de ses passages dans les médias, Gaspard Gantzer veille à toujours se distinguer de la maire actuelle, Anne Hidalgo. Tout son bilan est passé au crible, rien n’est épargné : la ville est « dégueulasse ». Regardez plutôt :

Gaspard Gantzer, itinéraire d’un enfant gâté

L’ancien conseiller en communication passé par Sciences Po et l’École nationale d’administration qui n’a jamais bénéficié de l’onction du peuple puisqu’il avait renoncé à se présenter aux législatives sous l’étiquette En Marche en 2017 a lancé son mouvement Parisiennes, Parisiens le 11 octobre 2018. Là où certains candidats et élus peinent à avoir de la visibilité, c’est pendant La Matinale de France Inter et dans Le Parisien que Gaspard Gantzer a pu déclarer qu’il voulait « être le candidat des classes moyennes et même de toutes les familles parisiennes ». Une chose est sûre, si Gaspard Gantzer a pris ses distances avec LREM, il profite d’un entre-soi qui l’accueille à bras ouverts, en témoigne son accès aux médias.

Bien qu’il se soit éloigné de LREM, Gaspard Gantzer bénéficie du soutien des mêmes personnes. Outre son accès privilégié aux médias et à des tribunes, sa communication et ses méthodes rappellent celles de la majorité présidentielle. À cela s’ajoute ses prises de position. À l’égard des gilets jaunes, il affiche le même dédain que le président. Le lundi 18 février sur CNews, il avait déclaré qu’ « ils ont le droit de manifester malheureusement, même s’ils sont cons, je suis désolé de le dire. C’est sûr que si on faisait des tests de QI avant les manifestations, il n’y aurait pas grand monde »Le mépris de classe semble donc être un des points communs de ce nouveau monde…

Beaucoup de candidats, une seule place

C’est la loi du 31 septembre 1975 qui a réinstitué la fonction de maire de Paris. Le Conseil de Paris s’occupe des affaires de la ville. Quatre maires se sont succédés : Jacques Chirac, Jean Tiberi, Bertrand Delanoë et Anne Hidalgo. Certains esprits verront dans la Mairie de Paris un marche-pied pour des ambitions présidentielles. Si tous les candidats se targuent d’être passionnés, amoureux de la ville de Paris, on comprend que cette élection déchaîne les ego.

C’est un album Panini des candidats qui est en voie de se constituer en attendant que les partis mettent en place des processus de désignation et que les alliances s’instaurent. En une semaine, trois candidats ont manifesté leur souhait d’accéder à la mairie : Rachida Dati, ancienne ministre de la Justice et Garde des Sceaux pendant le mandat de Nicolas Sarkozy, maire du VIIème arrondissement et députée européennes ; Pierre-Yves Bournazel, élu en 2017 député de la 18e circonscription de Paris et fondateur d’Agir, la droite constructive (la genèse de ce mouvement était l’exclusion de certains membres des Républicains de députés macrono-compatibles qui avaient choisi de créer le groupe Les Constructifs à l’Assemblée nationale) et le fondateur de Parisiennes, Parisiens.

À la bataille des idées, des programmes, s’oppose celle des egos et des ambitions.

Ils viennent s’ajouter pour ce qui est de la droite à Jean-Pierre Lecoq, le maire du VIème arrondissement et à Florence Berthout, la présidente du groupe Les Républicains au Conseil de Paris.

À gauche de l’échiquier, la France insoumise s’est lancée avec Paris En Commun sous l’égide de la conseillère de Paris Danielle Simonnet. Un autre mouvement, Dès demain, se veut « ouvert à tous les humanistes qui aiment agir, à tous les démocrates prêts à s’engager pour la justice sociale, à tous les républicains qui aiment et revendiquent leur devise ».

La maire de Paris Anne Hidalgo et Jean-Louis Missika adjoint en charge de l’urbanisme sont à la tête de Dès demain. Ce dernier avait quitté le Parti socialiste pour devenir adjoint « sans étiquette ». Il avait en effet rendu public en 2017 son soutien à Emmanuel Macron. Entre retour à la maison pour certains et élargissement vers la droite pour la municipalité actuelle, les rapports de force en présence témoignent d’un socle idéologique très restreint et d’une porosité des idées entre beaucoup de candidats.

Quid de la bataille des idées ?

En effet, les quelques prises de position de la part des candidats avoués ou non ont toutes trait à des thématiques restreintes : la sécurité, la propreté, les voitures. En se positionnant de la sorte, les candidats qui ont un accès privilégié aux médias peuvent déterminer l’agenda politique.

Aussi, Gaspard Gantzer s’est prononcé à plusieurs reprises en faveur de la création d’une police municipale (et ce dès la fin de l’année 2018). Le 28 janvier 2019, il publiait une tribune libre dans l’Opinion avec Benjamin Djiane, vice-président de Parisiennes, Parisiens et maire adjoint du IIIème arrondissement. Intitulée Police municipale : Anne Hidalgo découvre l’insécurité à Paris, cette tribune dénonçait la « tactique électorale » de la maire actuelle qui a proposé fin janvier la mise en place d’une police municipale. Ils lui reprochent en effet d’avoir attendu la fin de son mandat, bien qu’élue à Paris depuis « 18 ans et maire depuis 5 ans ».

À cela, ils opposent la création d’une police municipale armée : « nous avons donc besoin d’une police armée, présente dans tous les quartiers où l’insécurité tient lieu de norme, où la drogue s’échange comme des petits pains, où les femmes sont harcelées, présente dans les transports, dans les rues, partout ». En 2018, la droite parisienne portait notamment l’organisation d’un référendum concernant la création d’une police municipale armée, l’armement afin qu’elle ne devienne pas une cible.

Aussi, les seuls sujets de fond qui émergent ont trait à un corpus extrêmement restreint. Outre les questions de personnes, difficile de savoir ce qui distingue sur le fond Benjamin Griveaux de Mounir Mahdjoubi ou encore de Gaspard Gantzer.

Concernant la gauche, beaucoup d’interrogations demeurent : que feront les membres du Parti communiste ou encore de Génération.s ? Actuellement membres de la majorité municipale, aucune figure n’émerge réellement. Pour Europe Écologie les Verts, Julien Bayou a lancé un « tandem » en février 2019 avec l’adjointe en charge de l’économie sociale et solidaire Antoinette Guhl.

Si les tribunes fleurissent de part et d’autre, ce sont les mêmes éléments de langage et thèmes qui reviennent souvent : « en finir avec une conception monarchique », le Grand Paris, l’écologie, la piétonisation, la gratuité des transports. Cette harmonisation des thématiques témoigne de l’ascendant des personnes sur les idées.

Si les candidats et prétendants prennent position sur les mêmes sujets, c’est en fait qu’ils se répondent les uns aux autres, se talonnent avec à chaque fois des différences qui tiennent davantage d’une touche de couleur sur un tableau impressionniste que de réelles divergences idéologiques. Il n’y a pas, à l’heure actuelle, contrairement à ce que la surexposition de certains candidats pourrait laisser entendre et espérer, de projet d’envergure et d’ensemble pour Paris, pas de programme si ce n’est des déclarations d’intention et des coups de communication.

Quand l’enjeu majeur n’est dès lors plus de proposer, de transformer la vie mais de donner à voir.

Là résident et se dessinent deux problèmes essentiels : d’une part, la relative homogénéité des candidats empêche de penser certaines problématiques, d’autre part, la politique confine à la communication. En effet, en traçant un axe qui irait de Génération.s à La République En Marche (et qui se positionne de manière plus ou moins vive contre Anne Hidalgo), on a là des forces politiques qui se veulent « progressistes et humanistes » et plus largement une macronisation de l’échiquier politique parisien.

La communication au détriment du politique

Toutes ces forces incarnent en effet une gradation plus ou moins libérale d’un même spectre politique. Dès lors, comment réussir à pleinement se distinguer si ce n’est par de la communication ? Dans la capitale, la communication politique prend tout son sens : les apéritifs et temps de rencontre avec les Parisiennes et Parisiens s’avèrent particulièrement instagrammables, l’actualité locale pouvant bénéficier d’une attention nationale (en témoigne la couverture dont bénéficient Gaspard Gantzer ou Anne Hidalgo)… Quand l’enjeu majeur n’est dès lors plus de proposer, de transformer la vie mais de donner à voir.

C’est sans doute le candidat de Parisiennes, Parisiens qui a le mieux compris cela. Il enchaîne les apéritifs et soirées dans des appartements, organisées par des soutiens locaux dans la tradition de la socialisation politique de la droite du XVIème arrondissement : aux grands meetings, on préfère le cadre intimiste et restreint d’un appartement quitte à aller à trois apéritifs en une soirée.

Les personnes qui reçoivent font voir et publicisent sur leurs propres réseaux sociaux et l’association reprend cela après. Si l’alpha et l’oméga de la vie politique ne se résument pas aux réseaux sociaux, ceux-ci s’avèrent néanmoins utiles pour attirer l’attention et construire des rapports de force. Personne ne sait si le programme de Gaspard Gantzer sera meilleur que celui de Benjamin Griveaux ou Anne Hidalgo. En tout cas, le premier semble « plus humain », « plus vrai » que les autres, quitte à ne pas proposer de programme.

Cependant, contrairement à ce que le niveau du débat politique parisien pourrait le laisser penser, vivre à Paris ce n’est pas vivre dans un film de Woody Allen. Selon l’Observatoire des Inégalités, le taux de pauvreté à Paris s’élève à 16,1%, soit 340 397 personnes. Dans le XVIIIème arrondissement, ce taux de pauvreté était de 23,3% en 2015. Dans une interview donnée au journal Le Monde le 29 janvier 2019, les Pinçon-Charlot rappelaient qu’ « on constate une montée des professions intermédiaires et supérieures, de 34,5 % de la population en 1954 à 71,4 % en 2010, tandis que le pourcentage des employés et des ouvriers de la population active habitant Paris a chuté de 65,5 % à 28,6 %”. À cela s’ajoute la baisse des emplois industriels dans la capitale : on est tombés à 134 000 en 1989, puis à 80 283 en 2009, selon les estimations de l’Insee [Institut national de la statistique et des études économiques]. Et il est évident que cela baisse encore », expliquait le couple de sociologues dans le même entretien.

Le projet du Grand Paris pose des problématiques sociales immenses mais aucun projet alternatif ne voit le jour. Quand Gaspard Gantzer veut être « le candidat des classes moyennes et de toutes les familles parisiennes », il occulte donc près d’un cinquième de la population de la capitale.

Lorsqu’il s’agit de piétonniser des quartiers, cela est fait sans questionner les problématiques que cela pose. S’il faut réduire la place de la voiture, il faut également permettre aux gens de se déplacer aisément dans les transports en commun et surtout de permettre aux personnes qui vivent hors de Paris (qui peuvent être contraintes à cela du fait de la faiblesse de leurs revenus et du prix exorbitant des loyers) d’accéder à Paris sans pour autant subir de double-peine.

Cela implique par exemple de penser une densification des transports hors de Paris et des parkings. Le caractère inséparable, dynamique, de certaines propositions qui en impliquent d’autres est souvent absent du discours politique. Ainsi, les candidats peinent à conjuguer et à articuler l’écologie et le social pour, au contraire, faire de Paris un vase clos qui exclue toujours davantage.

À l’heure où la gentrification progresse et relègue des populations, à l’heure où s’épanouit l’ubérisation de l’économie, à l’heure où certains quartiers voient des difficultés s’articuler, la drogue et la précarité en premier lieu, Paris mérite mieux que des batailles de personnes dont on ne sait ce qu’elles proposent et ce qui les distinguent. L’urgence est de politiser le débat, de proposer des solutions à des maux. C’est à cela et non à des déclarations d’amour à une capitale espérée, fantasmée qu’il faut songer.

Plusieurs dynamiques sont à l’oeuvre depuis plusieurs années. En excluant les populations les plus fragiles économiquement, Paris se fixe. La population assiste en effet à une muséification de la ville dans laquelle de plus en plus de personnes n’ont pas leur place faute de pouvoir assumer des loyers trop importants ou d’accéder à des surfaces assez grandes lorsqu’elles fondent une famille.

En témoigne de manière particulièrement violente la baisse du pourcentage d’ouvriers qui vit à Paris. Face à ce mouvement, une autre dynamique se dessine : les grandes fortunes financent et acquièrent du patrimoine pour des sommes exorbitantes, et rendent de ce fait une partie du parc immobilier inaccessible à une partie de la population qui vit et travaille dans la capitale.

Ce sont ainsi les usagers qui se voient privés de l’usage de la capitale. Dans Le droit à la ville, Henri Lefebvre voyait dans l’espace urbain la « projection des rapports sociaux ». Dans cet ouvrage, l’auteur définit la ville comme un bien commun accessible à tous. L’espace conçu qu’il qualifie comme « celui des savants » devient l’apanage des entrepreneurs du privé pour ce qui est de la capitale.

Les grands projets d’urbanisme, s’ils sont soutenus par la municipalité et nombre d’acteurs politiques sont avant tout ceux des grands investisseurs et des grandes familles, en témoigne le projet de réaménagement de la Gare du Nord qui verra le jour à l’horizon 2024 : « l’issue de cette négociation exclusive, attendue avant la fin de l’année 2018, sera la constitution d’une société commune détenue à 34% SNCF Gares & Connexions et à 66% par CEETRUS pour porter le projet d’agrandissement de la première gare d’Europe et son exploitation commerciale sur une durée de 35 à 46 ans » peut-on lire sur le site de la SNCF.

Le président de CEETRUS, la structure qui détiendra les deux tiers du projet n’est autre que Vinney Mulliez qui a présidé le groupe Auchan pendant 11 ans. L’idée est de faire « naître un nouveau quartier ». Ce sont donc des acteurs privés qui vont donner les lignes directrices à ce projet et dessiner l’espace conçu. Chez Lefebvre, l’espace conçu est également celui qui préfigure les représentations dominantes de cet espace au sein de la population.

C’est alors l’espace vécu qui fait prendre corps aux conflits, incarnant ce décalage entre l’espace conçu et l’espace perçu.

L’espace perçu est quant à lui celui qui regroupe « les formes de la pratique sociale qui englobe production et reproduction, lieux spécifiés et ensembles spatiaux propres à chaque formation sociale qui assure la continuité dans une relative cohésion ». Dans la capitale, il n’y a pas d’homogénéité dans la perception de l’espace et ses pratiques. Des catégories au capital économique radicalement opposé se partagent un même espace et en ont des pratiques différentes. Aussi, le mobilier urbain « anti-SDF » qui relègue et marginalise encore plus les populations sans domicile les évacue d’un espace certes inégalitairement, mais néanmoins partagé. C’est alors l’espace vécu qui fait prendre corps aux conflits, incarnant ce décalage entre l’espace conçu et l’espace perçu.

Cependant, à cette lecture traditionnelle s’ajoute la place croissante dans la ville des fortunes étrangères et l’attention accrue portée aux touristes. Cela induit une airbnbisation de la ville de même qu’un accaparement des surfaces. Aussi, les usagers qui disposent encore des capitaux pour vivre à Paris se retrouvent en concurrence pour l’espace avec des grandes fortunes face auxquelles ils ne peuvent rivaliser.

Aux guerres de personnes qui incarnent toutes une nuance de macronisme différente, il est essentiel de politiser la question des élections municipales à Paris. Cela pour deux raisons : pour stopper la marginalisation et le rejet des catégories les plus fragiles économiquement, permettre que l’usage de Paris ne soit pas l’apanage de quelques uns et pour que la ville ne devienne pas un musée, qu’elle ne soit pas figée dans son fonctionnement et dans ses développements par des grandes fortunes et des acteurs privés.

Pour compléter :

Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot : “A Paris, les inégalités s’aggravent de manière abyssale” https://www.lemonde.fr/smart-cities/article/2019/01/29/michel-pincon-et-monique-pincon-charlot-a-paris-les-inegalites-s-aggravent-de-maniere-abyssale_5416039_4811534.html

5. Le climatologue : Jean Jouzel | Les Armes de la Transition

Jean Jouzel est glaciologue-climatologue, pionnier dans l’étude du changement climatique. Il a été vice-président du groupe scientifique du GIEC (Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat) lorsque ce dernier a reçu le Prix Nobel de la Paix en 2007. La liste de ses responsabilités est impressionnante. Il a plus récemment rejoint le Haut Conseil pour le Climat. Jean Jouzel nous éclaire sur le rôle précis d’un climatologue dans le cadre de la transition écologique.


Dans cette série de grands entretiens, nous avons choisi de poser les mêmes questions à des personnalités du monde de l’écologie ayant chacune une approche, un métier, différent. Un tel projet est inédit, et son but est de donner à voir comment chacun se complète pour esquisser les grandes lignes de l’urgente transition écologique. Chacun détient une partie de la solution, une partie des “armes” de la transition. La transdisciplinarité doit devenir une norme de travail, pas une exception.

La série Les Armes de la Transition existe aussi en format vidéo :

LVSL : À quoi sert un climatologue pour la transition écologique, et pourquoi avez-vous choisi cette voie-là plutôt qu’une autre pour apporter votre pierre à cette transition ?

Jean Jouzel : Si je commence par « pourquoi j’ai choisi cette voie-là ? », il y a beaucoup de hasards. Je termine une école d’ingénieur, Chimie-Lyon, et j’avais envie de faire une thèse. Je suis breton, et un des critères de choix pour la thèse, c’était de se rapprocher de la Bretagne. Il y avait des sujets proposés au CEA-Saclay, et j’ai rencontré la personne qui proposait ce sujet. Il y avait une certaine compétition, mais j’ai quand même été pris à Saclay – c’était en octobre 1968, il y a quand même 51 ans – et au départ il n’avait pas vraiment de sujet de thèse vraiment défini, et il m’a proposé un sujet sur la formation de la grêle. J’ai été d’abord extrêmement surpris, mais j’ai accepté tout de suite !

Alors pour vous, pour beaucoup de gens, la grêle, la glace, c’est de l’eau… Mais dans cette eau il y a des isotopes (même atome, mais avec un nombre de protons différent). C’est-à-dire que l’hydrogène a un grand frère, l’hydrogène lourd, de même pour l’oxygène, qui a l’oxygène 18… Dans la nature, les rapports de ces molécules lourdes et molécules légères, la quantité d’eau, disons qu’on appelle couramment deutérium et oxygène 18, varient en fonction de l’histoire de ces masses d’air qui ont apporté ces précipitations, cette vapeur d’eau… Il y avait déjà eu des travaux, et je m’y suis beaucoup intéressé. En gros, plus il fait froid, plus il y a d’isotopes lourds dans les précipitations, et les grêlons se forment dans cette ascendance verticale, et à mesure qu’on monte dans ces cellules convectives, la température est de plus en plus froide, et donc la composition isotopique des différentes couches de grêlons permet de reconstituer des trajectoires.

Ça, c’était ma thèse, et pendant cette thèse, Claude Lorius, qui était déjà glaciologue, qui avait d’ailleurs fait sa thèse sur les isotopes dans les neiges polaires, n’avait pas de laboratoire. Il venait faire faire ses analyses dans notre laboratoire, et dès le début 1969 il ramène des échantillons de Terre Adélie. On est rapidement devenus très amis, puisqu’on jouait tous les deux au foot, et à la fin de ma thèse sur la formation de la grêle, je me suis intéressé aux carottes glaciaires. C’est la même philosophie, plus il fait froid, moins il y a d’isotopes lourds dans la neige, et ça permet de reconstituer les températures de l’atmosphère en Antarctique, au Groenland, au moment où la neige s’est formée, et donc, de remonter dans le temps. On a là des archives climatiques qui ont ensuite été au cœur de ma carrière scientifique.

Donc, c’est vrai que le choix de carrière que j’ai fait tient au départ à mon envie très claire de faire de la recherche, de faire une thèse, mais le sujet s’est proposé à moi plutôt que je ne me le suis proposé moi-même. Je me suis toujours intéressé à la glace depuis les grêlons puis les neiges et les glaces polaires, et ma carrière s’est un peu organisée autour de ces enregistrements climatiques : on est actuellement remonté jusqu’à 800 000 ans en Antarctique, 100 000 ans au Groenland, ce qui est intéressant si l’on veut reconstruire les climats passés. L’intérêt, dans cette reconstruction, c’est d’apporter des informations qui sont pertinentes vis-à-vis de l’évolution future du climat.

J’ai eu la chance de participer à deux découvertes qui sont dans cet esprit : en 1987, on publie les premiers résultats sur un forage avec les Soviétiques, qui montrent que dans le passé il y a eu un lien entre gaz à effet de serre et climat. En période glaciaire, il y a moins d’effet de serre qu’en période chaude. Ça a joué un rôle dans la prise de conscience du rôle des gaz à effet de serre. Avant ces résultats, quand on parlait de l’effet de serre, on parlait soit d’une approche théorique de l’effet de serre, ou bien on nous parlait à juste titre de Vénus ou de Mars qui ont des températures différentes de celles de la Terre, parce que l’effet de serre y est différent. Mais c’était quelque chose d’extrêmement visuel que de montrer cette relation, sur notre planète, entre effet de serre et climat dans le passé. Donc c’est un premier point qui montre que – bien sûr, on était déjà au début de l’augmentation de  l’effet de serre – l’intérêt des climats passés.

J’ai aussi travaillé au Groenland, ou nous avons découvert l’existence de variations climatiques extrêmement rapides. C’est-à-dire qu’au Groenland, en une ou quelques décennies, il peut y avoir des réchauffements de l’ordre de 10-15°C. Donc, variation rapide du climat… Quand j’ai commencé en 70, on ne pensait pas qu’il pourrait y avoir de variation rapide du climat, et effectivement, ça amène la communauté à s’interroger sur la possibilité de variation climatique rapide, la stabilité du climat dans un contexte de réchauffement climatique.

Il n’y a pas que les glaces polaires, je me suis intéressé aussi aux autres archives climatiques, à leurs connexions, à la modélisation des climats passés… C’est cela qui m’a conduit à m’intéresser au climat du futur. Après les années 80, je me suis impliqué dans le GIEC (Groupe d’Experts Intergouvernemental sur l’Evolution du Climat), et j’ai contribué au 2ème et 3ème rapport. À partir de 1994, j’étais chargé de rédiger la partie dédiée au climat du passé, et à partir du 4ème rapport, de 2002 à 2015, je me suis impliqué au niveau de l’organisation elle-même du GIEC, de son bureau, comme vice-président du groupe scientifique.

Il faut bien voir que, d’un côté on peut reconstituer les climats passés, de l’autre, on n’a quand même pas dans les climats du passé un analogue de ce vers quoi nous allons. Il y a eu des climats plus chauds qu’aujourd’hui, bien évidemment, pour des raisons tout à fait naturelles, mais ce n’étaient jamais vraiment pour les mêmes raisons.

Donc, si on veut regarder vers le futur, la seule façon de le faire c’est d’utiliser des modèles climatiques. Bien sûr, on peut les valider, sur des conditions différentes comme celles du passé, mais l’approche quasi obligatoire c’est la modélisation, donc je m’y suis intéressé.

En France, il y a deux modèles, l’Institut Pierre Simon Laplace et Météo France, qui ont développé ce type de modèles. Il y en a une vingtaine, une trentaine peut-être dans le monde maintenant.

J’ai été aussi pendant 8 ans directeur de l’Institut Pierre Simon Laplace et je me suis beaucoup impliqué dans cette modélisation future du climat, à tous ces résultats dont on parle, ce risque de réchauffement de 4 à 5°C si rien n’est fait pour l’endiguer…

Donc c’est un peu ça ma carrière, pour résumer : une expertise construite autour des climats passés, mais un intérêt qui va sur l’évolution du climat dans son ensemble, parce qu’il y a une continuité.

LVSL : En quoi consiste votre activité de climatologue ? Comment pourrait-on décrire une de vos journées types ?

Jean Jouzel : Je vais toujours travailler un peu, c’est davantage de l’écriture, mais je vais toujours dans mon laboratoire, je suis Directeur de Recherche émérite au C.E.A.

Une journée type ? C’est ça l’intérêt, je dirais qu’il n’y a pas de journée type ! C’est quoi, être climatologue ? Dans mon cas, la première chose à faire, c’est que des gens aillent chercher des échantillons.

Notre terrain de jeu, c’est l’Antarctique, le Groenland, c’est là où on a vraiment des archives glaciaires qui remontent loin dans le temps, et ce sont de gros projets assez coûteux. Il y a d’abord une équipe de foreurs qui développe des outils pour faire ces forages (par exemple, il y a une telle équipe à Grenoble), ensuite il y a des campagnes d’été (décembre-janvier en Antarctique et plutôt juin-juillet au Groenland), et beaucoup d’activité sur le terrain.

Moi, je n’étais pas directement foreur, mais les chercheurs vont sur le terrain, préparent les échantillons, les découpent, les identifient… Il y a un travail sur terrain, j’y ai pris beaucoup de plaisir. J’ai dû aller quatre fois au Groenland, une seule fois en Antarctique. J’ai été longtemps Directeur de l’Institut Polaire, et c’était surtout pour visiter la base elle-même. Donc il y a un travail sur le terrain.

Ensuite, on ramène ces échantillons, et il y a beaucoup d’analyses en laboratoire. On a eu la spectrométrie de masse, maintenant il y a aussi des lasers qui permettent de mesurer ces compositions isotopiques. Il y a beaucoup de travail au laboratoire, il y a des milliers d’échantillons à analyser. On ne le fait pas tout seul, évidemment, c’est un travail d’équipe, mais je me suis beaucoup intéressé pendant 20 ou 30 ans à l’analyse elle-même.

Et une fois que vous avez un résultat, il faut essayer de les comprendre, essayer de les expliquer, de les présenter de façon attractive au sein d’articles. Un de mes principaux apports, c’est l’écriture (je n’étais pas très bon au labo, je passais beaucoup de temps à écrire…). Ensuite il faut les présenter. On a aussi, je crois, le devoir de dire ce qu’on fait, aussi bien dans les décisions politiques. Cette partie-là m’a aussi beaucoup intéressé ; collectivement nous sommes rapidement sortis de notre tour d’ivoire. Les médias se sont intéressés à nos travaux, pratiquement à partir de ce forage de Vostok en 1987, et ensuite il y a énormément d’intérêt pour les variations climatiques rapides et l’évolution future du climat.

Mais les contacts avec les sphères politiques ont aussi tenu une grande place dans ma carrière. C’est surtout à partir du début des années 2000 avec Jacques Chirac. Depuis, j’ai rencontré sur ces sujets tous nos présidents, Jacques Chirac, Nicolas Sarkozy, donc j’étais partie prenante dans le Grenelle de l’Environnement. J’ai été co-président, avec Nicolas Stern, du volet « Climat – Énergie », ensuite j’ai été beaucoup impliqué dans la réflexion qui a précédé la mise sur pied de la loi sur la transition énergétique, la loi pour la croissance verte ; et encore depuis, avec François Hollande et depuis avec Emmanuel Macron, il y a aussi des réunions. Il y a bien sûr un volet de communication. Actuellement une plus grande partie de mon temps qui est consacrée à la communication, mais j’aime toujours aller au laboratoire, un peu moins souvent. Et puis, ce qui me prend du temps : je suis membre du Conseil Economique Social et Environnemental, et c’est aussi une organisation sur laquelle le témoignage de ces aspects gouvernementaux (je suis dans la section Environnement) est aussi important.

On a fait récemment, par exemple, un avis sur la justice climatique, ce problème qui est au cœur des conséquences du réchauffement climatique, c’est-à-dire le risque d’accroissement des inégalités. On est au cœur de ce problème y compris dans les pays développés.

LVSL : Quel est votre but ?

Jean Jouzel : Je ne suis pas écologiste de naissance. J’ai vécu toute ma jeunesse jusqu’à une vingtaine d’années dans la ferme de mes parents, donc je peux dire que je connais bien la nature et le monde agricole. Ça n’avait fait pas de moi un écologiste, mais c’est vrai que je m’y suis ouvert.

Dans les années 70, on ne parlait pas beaucoup du réchauffement climatique. Ce n’est que progressivement que l’étude des climats passés est devenue importante pour la compréhension du climat et pour essayer de mieux cerner son évolution future, dans les années 1980.

En 70, c’était plutôt le contraire, puisqu’en gros, chaque période chaude au cours de la deuxième partie du quaternaire, donc depuis 800 000 ans à peu près, en tout cas sur les 400 000 dernières années, il y a une alternance de périodes chaudes et froides. On a tous appris ça à l’école, les périodes glaciaires, les périodes chaudes, les périodes interglaciaires et puis ce constat que les périodes froides durent à peu près 100 000 ans ou un peu moins, et les périodes chaudes ne durent que 10 000 ans. En gros, comme la nôtre dure depuis 10 000 ans, la question posée dans les années 70 c’est « est-ce qu’on ne va pas aller rapidement vers une nouvelle période glaciaire ? ».

On a compris maintenant pourquoi ce n’est pas le cas… La Terre tourne autour du soleil sur une orbite un peu elliptique qui se modifie, et qui à certaines périodes est pratiquement circulaire.

Quand cette orbite est circulaire, il y a peu de variations d’insolation, en fonction de la latitude, du lieu où vous êtes, et en gros, ce n’est pas propice à une entrée en glaciation. Si on veut regarder ce qui se passe actuellement avec une orbite circulaire, il faut aller voir ce qui s’est passé il y a 400 000 ans et là, c’est clair : la période chaude a duré 20 à 30 000 ans. On a de la chance, d’ailleurs, que notre civilisation se soit développée dans une période chaude qui, de façon interglaciaire, de façon naturelle, durera ou durerait (le réchauffement climatique risque encore d’empêcher le passage à la prochaine ère glaciaire, si on le faisait intelligemment). En tout cas, on est dans une période qui, naturellement, serait une période chaude pendant 15 000 années supplémentaires.

Et donc, cette idée qui prévalait dans les années 70 d’un prochain passage à l’ère glaciaire était fausse. Le véritable problème c’est notre activité sur le climat. L’effet de serre lui-même a été découvert au 19ème, et l’augmentation de l’effet de serre a été envisagée dès le début du 20ème siècle par Arrhenius en particulier, qui prévoyait d’ailleurs un réchauffement de quelques degrés à la fin du 20ème siècle, mais il faut bien dire que ce problème n’est revenu sur le devant de la scène que grâce au développement de modèles climatiques, les modélisateurs ayant montré de façon très claire dans les années 70-80, à une époque où j’étais déjà chercheur, que les quantités de gaz carbonique dans l’atmosphère pourraient être doublées d’ici 2050. Malheureusement, nous sommes toujours sur ces trajectoires, avec des réchauffements dont on pensait qu’ils seraient de 2 à 5°C à l’époque de la stabilisation.

On en est malheureusement toujours là, et d’ailleurs, dans le premier rapport du GIEC, tout est dit en 1990 : un réchauffement de 3°C est envisagé pour le milieu du 21ème siècle et des élévations du niveau de la mer à la fin du 21ème siècle de 60 cm à 1 mètre. Et effectivement, ça a été bien compris à l’époque, puisque la Convention Climat s’est mise en place rapidement, mais depuis ça s’est un peu dégradé en ce sens que, ni le Protocole de Kyoto ni la Conférence de Copenhague n’ont rempli complètement leur office, et malheureusement il y a un risque non négligeable actuellement que ce soit également le cas pour l’Accord de

Paris.

Je ne me suis pas fixé pour objectif – ça me semblait tellement naturel – de communiquer, et je ne suis pas le seul, Claude Lorius, c’était pareil… On avait vraiment le sentiment que ça fait partie de notre travail de communiquer nos résultats non pas simplement dans les revues scientifiques, mais aussi dans les médias, vers le grand public, vers les décideurs politiques… C’est il y a une trentaine d’années que les médias nous ont effectivement contactés… Un de mes souvenirs, c’est à la sortie du papier « Vostok » en 1987, le New York Times m’appelle et Walter Sullivan, qui était à l’époque et qui est resté un très grand journaliste américain, me contacte en disant « je veux vous voir ! », donc pour un jeune chercheur c’était quand même assez surprenant ! C’est vrai que cette nécessité de dire les choses a, peut-être pas pris le pas sur la recherche elle-même, mais a pris progressivement une part de plus en plus importante dans mes activités.

On a même dépassé ce stade, puisqu’actuellement une de mes activités c’est de m’impliquer dans la mise sur pied du Pacte Finance/Climat avec Pierre Larrouturou. Donc c’est aussi un peu aller au-delà de la communication, essayer de faire des propositions pour avancer dans la lutte contre le réchauffement climatique, donc j’ai essayé de couvrir toute cette palette depuis le travail de recherche de laboratoire, de terrain, jusqu’à la communication et, si possible, des propositions concrètes.

LVSL : Pourriez-vous nous livrer trois certitudes que vous avez construites au fil de vos travaux ?

Jean Jouzel : Des certitudes que notre communauté scientifique a construites, et auxquelles j’adhère, sont très claires.

Premièrement, par nos activités, nous avons modifié la composition de l’atmosphère en gaz à effet de serre : les quantités de gaz carbonique ont augmenté de plus de 40%, plus que doublé pour le méthane, + 20% pour le protoxyde d’azote; avec une conséquence très claire : cette augmentation d’effet de serre augmente la quantité d’énergie disponible pour chauffer l’atmosphère, les glaces, l’océan, et les surfaces continentales. Et d’ailleurs de cette chaleur additionnelle, va dans l’océan. C’est une première certitude, ce sont nos activités qui ont modifié la composition de l’atmosphère.

La deuxième certitude, c’est que le réchauffement est sans équivoque. C’est une certitude qui s’est construite à travers les rapports du GIEC, et pas simplement sur le fait que les températures dans l’atmosphère augmentent. De fait, les quatre dernières années ont été les plus chaudes qu’on ait connues en France depuis 150 ans. C’est 2018 qui a été l’année la plus chaude.

Mais cette certitude se construit aussi sur d’autres indications. Par exemple, l’élévation du niveau de la mer est l’élément le plus clair du réchauffement climatique, puisqu’une fois qu’on a dit que l’essentiel de la chaleur supplémentaire liée à l’augmentation de l’effet de serre va dans l’océan à 93%, il faut regarder ce qui s’y passe, et c’est très clair. L’élévation du niveau de la mer, à peu près 3 mm chaque année, est un tiers lié au réchauffement de l’océan qui entraine sa dilatation, le reste pour l’essentiel à la fonte des glaces ; les glaciers tempérés, mais depuis une vingtaine d’années le Groenland et l’Antarctique sont un indicateur très clair. On peut aussi, si on n’aime pas trop les chiffres, regarder autour de soi… À l’échelle d’une génération, les dates de vendanges se sont avancées de 3 semaines, les glaciers qui reculent dans les alpes…

La troisième certitude, c’est que le réchauffement climatique va se poursuivre, parce que l’effet de serre dans l’atmosphère n’a pas joué tout son rôle, et même si on arrêtait complètement les émissions ou quasi complètement, on aurait du mal à éviter un réchauffement de l’ordre de 1,5°C.

Là où il y a une question, tout à fait légitime, qui nous a beaucoup occupés, et pour laquelle, semble-t-il, on a des réponses maintenant, c’est une fois qu’on a dit « l’effet de serre augmente, le climat se réchauffe », ce n’est pas du tout simple d’établir une relation de cause à effet. Et effectivement, cette question a été au cœur des différents rapports du GIEC Elle nous est posée de façon récurrente, on se la pose d’ailleurs, parce que le GIEC se pose les questions qu’il veut bien se poser… « Est-ce que les activités humaines sont à l’origine du réchauffement climatique, une fois qu’on a admis la réalité du réchauffement climatique ? »

En fait, la réponse s’est modifiée, a évolué. Dans le premier rapport du GIEC, on ne sait pas… Dans le deuxième rapport du GIEC En 95,  la réponse c’est « peut-être »… Et ça a joué un rôle très important, en fait, dans le Protocole de Kyoto. C’est très prudent, mais c’est suffisant. Des gens comme Al Gore utilisent ce résultat et je crois que sans ce rapport du GIEC, sans ce lien qui commence à s’établir entre activité humaine et réchauffement, le Protocole de Kyoto n’aurait pas été mis en place. Ensuite, de « peut-être », on passe à « probablement, plus de 2 chances sur 3 » dans le troisième rapport, « très probablement, plus de 9 chances sur 10 » dans le quatrième, et le cinquième rapport nous dit de façon très claire que le réchauffement climatique des 50 dernières années (depuis les années 50, en gros) est lié déjà aux activités humaines. En fait, que les causes naturelles du réchauffement climatique, que l’ensemble de l’activité solaire, l’activité volcanique, ne peuvent expliquer au mieux qu’un dixième de degré d’un réchauffement qu’on estime à peu près à 8 dixièmes de degrés depuis les années 50.

LVSL : Quelle traduction concrète pourriez-vous faire de ces conclusions ? En termes de politique publique, par exemple ?

Jean Jouzel : On nous l’a des fois reproché, mais la mission du GIEC n’est pas de faire des recommandations aux décideurs politiques. Notre mission, en tant que communauté, c’est de faire un diagnostic de l’ensemble de ce qui est lié à l’évolution de notre climat, que ce soient les causes, les conséquences, les solutions à mettre en œuvre pour lutter contre le réchauffement climatique, l’adaptation. On fait simplement un diagnostic, et un diagnostic critique, en ce sens qu’il ne s’agit pas simplement de faire une synthèse, comme des scientifiques se positionnent par rapport à différentes hypothèses.

Mais l’idée n’est pas de dire aux décideurs politiques, qui se retrouvent lors des Conférences des Parties, ce qu’ils doivent faire, mais vraiment de leur donner des éléments pour qu’ils puissent prendre leurs décisions. On en a beaucoup discuté au sein du GIEC, certains nous disent « vous devriez aller plus loin, faire des recommandations ». Non !

Et ça a bien fonctionné, puisque les décideurs politiques sont quand même assez intelligents pour comprendre les messages. Quand on dit que si on ne fait rien pour lutter contre le réchauffement climatique, on va vers 4-5°C à la fin du siècle, avec des conséquences extrêmement importantes, quelle que soit la direction dans laquelle on regarde, les gens comprennent. Et d’ailleurs, c’est traduit dans cette Convention Climat, qui, à partir de Copenhague, a mentionné la nécessité de limiter le réchauffement climatique à 2°C, voire 1,5°C, et c’est inscrit de façon plus formelle encore dans l’Accord de Paris.

Quand on regarde l’Accord de Paris, il s’appuie complètement sur le cinquième rapport du GIEC, donc on a rempli notre mission. Je pense qu’on a donné aux décideurs politiques les éléments pour qu’ils puissent prendre leurs décisions. Là où le bât blesse, c’est qu’une fois la décision prise, elle ne se concrétise pas dans les mesures et dans la réalité de la politique. Mais c’est clair qu’à partir de cela, nous avons contribué collectivement, et je l’ai fait peut-être plus au niveau français, évidemment, à la mise en place de politiques publiques en France. J’ai participé au premier Débat sur l’Energie, en 2005, dans lequel est inscrit l’objectif de division par 4 de nos émissions, ensuite j’ai participé à la préparation de la loi sur la transition énergétique pour la croissance verte, au Grenelle de l’Environnement dans lequel ça a été réaffirmé. Effectivement, parmi les scientifiques, j’ai été un de ceux qui ont apporté leur témoignage, et les politiques publiques en France se sont largement appuyées sur les travaux de la communauté scientifique.

Dans mon cas, je suis allé un peu plus loin. Je suis au Conseil Economique Social et Environnemental (CESE), j’ai été co-rapporteur d’un premier avis, avec Catherine Tissot-Colle sur la loi de transition énergétique, et j’ai aussi été dans la loi T.C.E.V. J’ai été co-rapporteur, là aussi, de l’avis sur la loi sur la transition énergétique, et donc travaillé sur les concepts d’injustice climatique, sur le risque d’accroissement des inégalités… donc je suis allé un peu plus loin grâce au C.E.S.E. qu’un simple témoignage de scientifique. Je suis au CESE, car j’ai été désigné comme personnalité qualifiée suite à mon implication dans le Grenelle de l’Environnement. Il y a une certaine continuité. Au niveau du C.E.S.E, je me suis impliqué dans 5 avis qui ont tous une dimension climatique. Ça a été aussi un endroit où j’ai pu témoigner, au-delà de mes travaux de recherche. C’est un peu entre l’expertise et la décision politique.

LVSL : Quelle devrait être la place de votre discipline dans l’élaboration de la planification écologique ? À quel niveau votre discipline devrait-elle intervenir par rapport à la décision ? Avez-vous déjà pensé à une structure qui pourrait faciliter ?

Jean Jouzel : Oui… Alors, au niveau de la décision, je pense qu’il faut bien prendre la dimension… Jusqu’ici on a parlé de climat, mais on est dans un contexte très important de changement. Je dirais que c’est la transition écologique au sens large. On va parler de transition énergétique, la Loi sur la Transition Energétique, qui est directement une loi dont la première motivation est la préservation du climat, la diminution des émissions de gaz à effet de serre. Mais on est dans un contexte beaucoup plus large, où il y a beaucoup de problèmes environnementaux aussi importants, comme la perte de biodiversité, comme la pollution, comme l’accès en eau, comme tous les problèmes de santé d’environnement… Et un des points que les gens prennent, c’est que ces problèmes ne sont pas indépendants les uns des autres. Par exemple, un réchauffement climatique rapide, de façon claire, exacerbe les autres problèmes environnementaux, qui n’ont pas besoin de ça.

Je donne souvent l’exemple de la perte de biodiversité, si rien n’était fait pour lutter contre le réchauffement climatique, la vitesse de déplacement des zones climatiques à la fin du siècle qui est de l’ordre de 5 à 10 km par an serait supérieure à la capacité de déplacement de la moitié des espèces, faune ou flore. Ça montre bien ce lien, si on ne stabilise pas le climat, la biodiversité en souffrira. Elle souffre des activités humaines, de beaucoup d’autres façons, et c’est de même pour la pollution. La pollution estivale, les villes polluées, un événement de pollution estivale quand il y a des périodes caniculaires, il est très difficile d’y faire face, avec ce qui se décline sur des problèmes de santé et d’environnement.

De même pour les ressources en eau, ne serait-ce que pour le pourtour méditerranéen… Un des problèmes du réchauffement climatique, au-delà des températures, c’est qu’il a le mauvais goût, dirais-je, d’accroître les précipitations là où il y en a déjà bien assez, par exemple dans le nord de l’Europe, l’hiver, et de les diminuer là où, en gros, on n’en a déjà pas trop, sur le pourtour méditerranéen.

Donc, on voit bien que tout ça est lié. C’est vrai qu’au-delà du climat, je pense qu’il faut s’intéresser à l’ensemble de cette transition écologique, on m’a pris en compte dans les textes, mais c’est un peu ça, ma démarche, actuellement. Et donc, dans tous ces domaines, il y a des décisions à prendre.

Alors ! Est-ce qu’il y a des organismes ? Moi, je me suis impliqué bien sûr aussi, du côté « recherche ». Tout ce dont je vous ai parlé a plutôt à voir avec le Ministère de l’Écologie, donc j’ai côtoyé tous les ministres de l’Écologie depuis, je pense, Michel Barnier… Je me suis aussi beaucoup impliqué dans la recherche. J’ai été, par exemple, 5 ans Président du Haut-Conseil de la Science et de la Technologie, qui ne s’intéressait pas au climat, mais à l’ensemble de la recherche en France. On voit bien que ces organismes consultatifs n’ont pas beaucoup de poids en France, malheureusement, donc en fait, les décisions sont plutôt prises au niveau des cabinets ministériels.

Ceci étant, je crois à la nécessité de telles organisations. Par exemple, je place des espoirs dans le Haut-Conseil pour le Climat, qui a été récemment mis en place, donc mon collègue Pierre Larrouturou en fait partie, des scientifiques comme Valérie Masson-Delmotte, avec qui j’ai travaillé, je connais bien sûr tous les gens qui y sont, et j’espère que ce Haut-Conseil aura réellement un impact, parce que c’est réellement souhaitable que les politiques publiques s’appuient sur de l’expertise, ce qui n’est pas toujours le cas.

LVSL : Si un candidat à la Présidentielle vous donnait carte blanche pour élaborer son programme en matière d’écologie, que pourriez-vous lui suggérer, dans le cadre de votre spécialité ?

Jean Jouzel : Évidemment, je placerais la lutte contre le réchauffement climatique au cœur de l’activité, on a fait un pas supplémentaire dans cette direction, c’est ce qu’on aimerait, avec Pierre Larrouturou. On s’est mobilisés, à travers deux livres, « Pour éviter le chaos climatique et financier », et puis avec Anne Hessel « Finances, Climat, réveillez-vous ! ». Ces deux ouvrages sont, en gros, des ouvrages de lancement de cette idée de pacte finance/climat. En gros, l’idée qu’on y défend, et nous ne sommes pas les seuls, c’est que si l’on veut prendre la mesure du réchauffement climatique, il faut investir de façon massive, et que ces investissements demandent une vraie prise en compte de ces problèmes. On propose de façon claire la création d’une banque européenne pour le climat. L’estimation de la Cour européenne des comptes est qu’il faudrait mille milliards € chaque année ou un peu plus pour lutter contre le réchauffement climatique européen.

Nous sommes profondément européens, et donc pour répondre à votre question, ce que nous aimerions, c’est que certains candidats – et d’ailleurs on a déjà le soutien de 210 députés, je crois – sans forcément reprendre notre Pacte, reprennent cette idée de mettre au cœur d’un projet européen la lutte contre le réchauffement climatique, et d’ailleurs, une Europe de l’énergie et du climat. Ce Pacte européen pour le Climat est de notre avis synonyme de dynamisme économique, de création d’emploi (on parle de 6 millions d’emplois au niveau de l’Europe). La seule façon, pour qu’ils puissent être pris au sérieux, c’est que des candidats aux élections européennes et ensuite des candidats aux élections de différents pays, des décideurs politiques, le reprennent à leur compte. Alors peut-être sous une forme différente, mais, ce dont je suis persuadé, c’est que, pour lutter de façon efficace contre le réchauffement climatique, on va parler de mobilité, de domestique (ce qu’on fait chez soi en termes de chauffage, d’utilisation d’appareils électro-ménagers et électroniques, ou de systèmes énergétiques, d’agriculture, d’alimentation) que tout cela soit vraiment repris dans des programmes, cette nécessité de lutter contre le réchauffement climatique et, plus généralement, je le redis, de préserver notre environnement avec ses autres dimensions.

Notre espoir, donc, c’est vraiment que ça soit repris, pas forcément sous la forme du Pacte, mais au moins que tout le monde soit conscient que, si on continue sur le rythme sur lequel nous sommes au niveau européen, les objectifs de l’Europe – ceux de la France sont à peu près similaires – de neutralité carbone à l’horizon 2050, en divisant par 4 ou 5 leurs émissions ne peuvent pas être atteintes sans un changement complet de politique.

Et finalement, il y a eu beaucoup de création de monnaie. La planche à billets a tourné pour sauver l’économie, on a créé plus de mille milliards € chaque année depuis 2008, et encore plus récemment, pour relancer l’économie… On pense qu’il serait temps que cette création monétaire soit vraiment destinée à des choses précises comme la lutte contre le réchauffement climatique, qui doit, et c’est un de nos soucis, être juste… Je suis intimement convaincu, au niveau français, de la nécessité d’une fiscalité écologique, mais on voit bien que cette fiscalité écologique est difficile à mettre en place, alors qu’on en sait les deux conditions nécessaires :

  • Qu’il y ait un regard vers les couches les plus pauvres de la population, les moins aisées, de façon à ce qu’elles n’en souffrent pas, en tout cas pas exagérément ; que ça leur permette de prendre conscience aussi de la réalité du problème ;
  • Que cette fiscalité écologique, on en connaisse la destination.

Les pays qui ont réussi à mettre en place une fiscalité écologique sont les pays dont ces deux conditions ont été au cœur de la politique fiscale, ce qui n’est pas le cas en France, malheureusement, ça a été l’échec !

C’est très clair, et ces aspects-là m’intéressent aussi beaucoup. Il faut absolument une fiscalité écologique, mais qui soit juste, et qui soit vraiment efficace. Et l’efficacité passe aussi par une clarification des objectifs de l’utilisation de cette fiscalité.

LVSL : Êtes-vous en lien avec des spécialistes d’autres disciplines ? Et si oui, comment travaillez-vous ensemble, concrètement ?

Jean Jouzel : Oui ! Et je vais citer un exemple. Un de nos derniers articles, c’est un article avec Eloi Laurent, qui est sociologue et qui s’intéresse aux inégalités. Cet article porte sur la nécessité de mettre en avant de nouveaux indicateurs. C’est un travail que j’ai fait avec un économiste, un sociologue plutôt qu’un économiste, c’est un travail récent. Autre exemple, au niveau du C.E.S.E., il y a toutes les sensibilités, donc quand on rédige un des avis du C.E.S.E., il faut aussi savoir tenir compte d’un aspect consensuel, de gens qui viennent de différents horizons.

Dans l’évolution du climat, il n’y a aucune discipline qui puisse vraiment se dire que ce n’est pas son problème. Donc, je côtoie aussi bien des philosophes comme Dominique Bourg, qui s’intéresse au réchauffement climatique, des sociologues, mais aussi des historiens du climat, des spécialistes de l’agriculture, des gens qui sont plus orientés vers la technologie, ou même des juristes… J’ai parrainé l’organisation de Marie Toussaint, Présidente de « Notre affaire à tous », qui est une des quatre organisations signataires de l’appel « l’Affaire du siècle ». J’ai travaillé sur la justice climatique avec une juriste, Agnès Michelot, demain je vais au dixième anniversaire d’OXFAM, j’irai donc témoigner avec des gens d’horizons complètement différents. C’est souvent aussi dans les entreprises, il y a beaucoup d’intérêt des entreprises, dans le secteur financier…

Je fais aussi, de plus en plus, de conférences et d’interactions avec le secteur agricole, parce que j’aime beaucoup. C’est anecdotique, mais il y a deux mois, à sa demande, j’ai rencontré Christiane Lambert, Présidente de la FNSEA. Il y a une vraie prise de conscience dans le monde agricole de la nécessité de prendre en compte ce problème climatique… Ce sont des leaders syndicalistes…

J’ai aussi beaucoup de contacts avec les politiques, bien sûr, je suis assez proche de Nicolas Hulot, mais quand François de Rugy a pris le Ministère, il m’a aussi invité à le rencontrer. De même, j’ai rencontré ensuite Emmanuelle Wargon à son invitation, Brune Poirson également, on a discuté de projets sur le forum Météo/Climat.

Je suis aussi très investi dans l’associatif, là aussi on côtoie des gens d’horizons différents. Je suis président de Météo et Climat, qui est la société savante dans nos disciplines. Je suis aussi très impliqué et très intéressé par un mouvement qui s’appelle « Mouvement Universel de la Responsabilité Scientifique » : l’idée c’est qu’on discute beaucoup de responsabilité scientifique, d’éthique scientifique, et ces aspects m’intéressent également, et donc on aura ici un Directoire, lundi prochain on sera une quinzaine de personnes à se réunir ici, avec à la fois des médecins, des philosophes, mais aussi des spécialistes de l’informatique, de l’intelligence artificielle… Tout ça pour discuter de l’éthique scientifique.

J’aime bien le contact avec les gens, j’ai beaucoup aimé m’investir dans le Haut-Conseil de la Science et de la Technologie, là aussi j’ai côtoyé des gens de toutes les disciplines. Je pense que ça fait partie de notre travail. Ça laisse un peu moins de temps pour écrire des articles, mais une de mes fiertés, c’est que beaucoup de jeunes ont pris le relais, il y a Vincent Delmotte, et d’autres aussi qui sont dans nos équipes, comme dans son cas, extrêmement visibles. Ces jeunes sont extrêmement brillants, impliqués, et c’est vrai que j’ai participé au développement de l’Institut Pierre Simon-Laplace, c’est quand même un grand institut, et ça fait aussi partie de mes fiertés.

Ma carrière de chercheur est un peu derrière moi, même si je continue de travailler un peu, mais je suis très fier que beaucoup de jeunes s’intéressent à ces disciplines, parce qu’on en a bien besoin…

LVSL : Êtes-vous plutôt optimiste quant à la faculté de l’humanité à relever le défi climatique ?

Jean Jouzel : J’ai été optimiste, plus que je ne le suis aujourd’hui, après la Conférence de Paris. Si on peut parler d’un succès, ce n’est pas dans ses objectifs eux-mêmes, car ils sont bien en deçà de ce qu’il faudrait faire pour limiter le réchauffement climatique à 2°C. En l’état, on va plutôt vers 3°C : il faudrait multiplier par 3 les engagements, par 5 pour rester sous 1,5°C. Ce n’est pas tellement par ses objectifs, mais par son universalité. Tous les pays ont signé l’Accord de Paris, pratiquement tous les pays l’ont ratifié – le seul grand pays qui ne l’a pas ratifié, pour le moment, c’est la Russie – mais malheureusement, le retrait annoncé des États-Unis, le retrait envisagé du Brésil, et du coup, d’autres pays qui traînent les pieds comme l’Australie (et on ne voit pas la Russie ratifier l’Accord de Paris si les États-Unis en sortaient…). Je suis beaucoup moins optimiste.

Ceci étant, je reste non pas confiant, mais convaincu qu’il faut faire le maximum pour limiter le réchauffement climatique, c’est d’ailleurs dans cet esprit que nous avons lancé cette idée d’un Pacte Finance-Climat pour l’Europe. Mais il faut bien reconnaître la difficulté quasi insurmontable de limiter le réchauffement climatique à 1,5°C. Diviser par deux nos émissions entre 2020 et 2030, alors que beaucoup des investissements d’aujourd’hui (on peut parler de développement de l’aviation, du transport maritime, de construction de nouvelles centrales qui sont, dans certaines régions, à charbon, ou bien en tout cas, à combustible fossile), ne rend pas optimiste…

Pour réussir, il faudrait que chaque investissement, que tous les pays, tous les secteurs d’activité, chaque citoyen regarde dans la même direction, et on voit bien que ce n’est pas le cas, donc je suis beaucoup moins optimiste que je ne l’étais. Nous sommes, malheureusement, dans la situation qui était celle après le Protocole de Kyoto, qui était à peu près bien dimensionné à l’époque, puisque les États-Unis n’ont pas ratifié. Avec la non-ratification par George Bush du Protocole de Kyoto, on a perdu 8 ans. Je ne sais pas si on perdra 4 ou 8 ans dans le cas de Trump, mais c’est clair que la politique a pris le pas sur la nécessaire lutte contre le réchauffement climatique, et ça, ça ne me rend pas complètement optimiste.

Mais je pense qu’il faut toujours agir, il faut faire le maximum, et je pense, je le redis, que l’Europe peut jouer un rôle important, et prendre le leadership dans cette lutte contre le réchauffement climatique. Et je dis souvent que le pays, le bloc de pays, qui prendrait le leadership dans la lutte contre le réchauffement climatique sera aussi le leader au niveau planétaire dans quelques décennies. Pour moi c’est très clair, parce que c’est synonyme de développement économique. Ce n’est pas le contraire.

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