Taxation de l’héritage : le retour d’un clivage de classes

© Bastien Mazouyer pour LVSL

Suite à plusieurs rapports d’économistes et à des propositions politiques venues de la gauche, le débat sur la taxation de l’héritage a été propulsé sur le devant de la scène à l’occasion des présidentielles. Tous les principaux candidats ont pris position sur la question et un véritable clivage de classes apparaît nettement. D’un côté, les partis libéraux – LREM en tête – utilisent la méconnaissance des Français sur la question pour le présenter comme un impôt confiscatoire. De l’autre côté, leurs adversaires avancent des propositions pour diminuer les inégalités de patrimoine en taxant les plus grosses successions, tout en améliorant la situation de l’immense majorité des Français.

Le sujet de la taxation de l’héritage s’est imposé comme l’un des thèmes de cette campagne présidentielle 2022, à tel point que tous les principaux candidats ont désormais émis des propositions, y compris le candidat-Président Macron. Cela peut paraître étonnant tant les sujets économiques peinent à trouver leur place dans cette campagne davantage tournée vers les questions régaliennes et identitaires. Et au sein même de ces sujets économiques, la fiscalité, à tort considérée comme un sujet technique, fait rarement l’objet de débats, qui concernent alors généralement l’impôt sur le revenu ou l’ISF, mais, bien plus rarement la fiscalité sur l’héritage.

Et pour cause. Tous les sondages le montrent : cet impôt est honni par les Français. L’enquête Crédoc « Conditions de vie et aspirations des Français » conduite à l’été 2017 montre ainsi que 87 % des Français déclarent que « l’impôt sur l’héritage devrait diminuer, car il faut permettre aux parents de transmettre le plus de patrimoine possible à leurs enfants ». Rares sont donc les candidats à vouloir s’aventurer sur ce terrain risqué pour s’opposer à cette écrasante majorité. La droite a toujours proposé de baisser cette fiscalité, certes, mais n’a jamais rencontré de véritable opposition, la gauche n’osant pas souvent défendre la position inverse.

Alors fin du débat ? Pas tout à fait, car, comme le montrent également les enquêtes, si cet impôt est si impopulaire, c’est aussi parce qu’il est fortement méconnu ! Ainsi, l’immense majorité des Français ne connaît véritablement ni son mode de fonctionnement, ni son barème. Ne pas savoir « à quelle sauce on va être mangé » inquiète donc légitimement les citoyens. Il n’y a pourtant pas vraiment de quoi…

85 % des transmissions en ligne directe sont exonérées

Dans un entretien à LVSL, l’économiste Nicolas Frémeaux rappelait ainsi qu’ « environ 85-90 % des transmissions en ligne directe, entre parents et enfants, sont exonérées ». En effet, dans le système actuel, chaque parent peut ainsi donner à chaque enfant 100 000 euros tous les 15 ans en toute franchise d’impôt, et le même abattement s’applique au moment du décès. Cet abattement exonère de fait une grande majorité des Français de cet impôt, l’héritage médian s’élevant à 70 000 euros.

Dans le système actuel, chaque parent peut donner à chaque enfant 100 000 euros tous les 15 ans en toute franchise d’impôt.

De plus, un grand nombre d’abattements peuvent se cumuler entre eux, mais aussi s’additionner dans le temps puisque tous sont « remis à zéro » tous les 15 ans. En plus de l’abattement de 100 000 euros pour chaque parent, il existe un abattement de 31 865 euros de chaque grand-parent à chaque petit-enfant. Et d’autres abattements viennent encore s’y rajouter en fonction du type de biens. Ainsi, 31 865 euros peuvent s’ajouter à cela s’il s’agit de « dons familiaux de sommes d’argent » pour chaque parent et grand-parent.

Ainsi, en commençant à lui donner dès sa naissance (ce qui arrive dans les familles riches anticipant leurs transmissions), un individu peut avoir reçu à 45 ans 1,3 million d’euros en toute franchise d’impôt. Si on ajoute à cela l’abattement sur les « dons familiaux de sommes d’argent » (uniquement valables pour les majeurs), on frôle même les 1,7 million d’euros reçus de la part de ses parents et grands-parents à 45 ans sans aucune imposition. Cela permet donc à un individu de faire partie des 1 % les plus riches, sans avoir travaillé ni payé le moindre euro d’impôt ! On comprend mieux pourquoi l’impôt sur les donations et les successions a un rendement si faible en France : ses recettes sont de 17 milliards d’euros, ce qui représente seulement 0,7 % du PIB alors que les transmissions patrimoniales représentent chaque année 15 % du PIB !

Les régimes dérogatoires ne profitent qu’aux plus riches

Mais la fête n’est pas finie. La résidence principale pourra aussi bénéficier de 20 % d’abattement sous certaines conditions (relativement restrictives). Dans les autres cas, le démembrement de propriété pourra être effectué : ce mécanisme permet de transmettre à ses héritiers un bien immobilier tout en continuant à l’habiter. Le bien immobilier est alors sous-évalué, en moyenne de 30 %, du fait de cette occupation par les donataires. Le Conseil d’analyse économique (CAE), un service rattaché à Matignon mais réunissant des universitaires indépendants, évalue le coût de ce mécanisme entre 2 et 3 milliards d’euros. Pour l’immobilier, rajoutons enfin l’effacement des plus-values latentes : ainsi, la plus-value, parfois colossale, réalisée sur un appartement parisien sera « effacée » lors de la transmission, alors que ce surplus de revenu devrait logiquement être d’autant plus taxé qu’il est obtenu sans grand effort…

Le cumul des abattements et des régimes dérogatoires permet de réduire à portion congrue la fiscalité des transmissions.

Il faut ajouter à cela des régimes dérogatoires : celui de l’assurance-vie, complexe, mais qui permet de réduire drastiquement, voire d’annuler complètement, l’impôt sur les transmissions de contrats d’assurance-vie, même lorsque ces derniers sont très fournis (coût de 4 à 5 milliards en ne comptabilisant que les contrats supérieurs à 152 500 euros selon le CAE). Mais aussi le Pacte Dutreil pour les transmissions d’entreprises. Partant d’une justification louable – pouvoir transmettre l’outil de travail d’une génération à une autre sans être obligé de le revendre à la découpe – celui-ci constitue toutefois « probablement le dispositif fiscal dont les effets sont les plus concentrés dans le haut de la distribution des héritages » selon le CAE. Par étonnant, puisque les biens professionnels représentent moins de 10 % du patrimoine total jusqu’au seuil des 0,1 % les plus fortunés, 30 % au seuil des 0,01 % et plus de 60 % pour les 0,001 % les plus fortunés (soit 380 foyers fiscaux). Ainsi, plus on est riche, plus l’on bénéficie de cette niche au coût estimé entre 2 et 3 milliards d’euros. Elle permet par exemple de transmettre une entreprise à 100 millions d’euros en ne payant que 5,3 % d’impôt dessus ! D’autant plus que du point de vue de l’efficacité économique, les héritiers ne sont que rarement les meilleurs dirigeants pour l’entreprise transmise

Nul n’est censé ignorer la loi… fiscale !

Ainsi, le cumul des abattements et des régimes dérogatoires permet de réduire à portion congrue la fiscalité des transmissions. Mais cela complexifie grandement le système fiscal, ce qui a un effet doublement négatif.

D’une part, du fait de cette complexité, les Français connaissent très mal la réalité de cet impôt. D’après une étude de France Stratégie, la majorité des personnes interrogées pense que le taux moyen de l’impôt sur l’héritage payé est supérieur à 10 % et plus d’un tiers (36 %) l’estiment supérieur à 20 %. Seuls 9 % des répondants estiment qu’il est inférieur à 5 %, ce qui correspond pourtant à la réalité : le taux payé est en moyenne de seulement 5 %, et même de 3 % si l’on compte uniquement les héritages en ligne directe. Si la plupart des citoyens surestiment largement le taux d’imposition de l’héritage, il peut leur paraître juste de vouloir le baisser.

Si la plupart des citoyens surestiment largement le taux d’imposition de l’héritage, il peut leur paraître juste de vouloir le baisser.

D’autre part, la complexité fiscale bénéficie toujours à ceux qui connaissent le mieux le système, ou plutôt à ceux qui ont les moyens de payer des experts pour les conseiller. Ainsi, les comptables de nos compatriotes les plus aisés n’auront aucun mal à jongler avec les différentes niches fiscales afin de leur assurer un impôt minimal. À l’inverse, une personne n’ayant pas anticipé son héritage, pourra payer 18 000 € d’impôts sur une petite maison à 200 000 euros que lui léguerait son père, une somme pas toujours évidente à débourser sans économies préalables. De même, beaucoup de Français ont en tête des exemples de transmission en ligne indirecte, mais à une personne proche (par exemple à son filleul) qui ont été très injustement taxées : on devra ainsi payer par exemple plus de 5 000 euros d’impôts pour recevoir une voiture dont la valeur est estimée à 10 000 euros… De tels exemples ne peuvent que conforter les français dans leur sentiment d’injustice vis-à-vis de cet impôt.

Il ne faut pas non plus négliger l’affect entourant cet impôt : les milieux conservateurs, dans une stratégie de diabolisation de cet impôt, le surnomment « l’impôt sur la mort », expression importée des républicains américains. Cela peut trouver un écho chez certains de nos concitoyens pour qui le paiement de cet impôt et les démarches administratives l’accompagnant surviennent à un moment compliqué de leur vie. Ce questionnement dépasse ainsi le monde des économistes et on retrouve étonnamment cette volonté de transmettre le fruit de son travail à ses descendants jusque dans la pop culture, comme le montre par exemple ces paroles du rappeur belge Damso « Mes meilleurs amis sont mes appartements, j’meurs, ils s’ront là pour mon fils ». Il serait donc abusif de réduire le ressentiment des citoyens à l’égard de cet impôt à sa seule méconnaissance, même si cela a bien sûr un effet non négligeable.

À l’inverse, la quasi-totalité des économistes, quelles que soient leurs écoles de pensées, prônent une refonte en profondeur de cet impôt, et surtout le durcissement de son barème afin de générer des recettes fiscales supplémentaires. Les rapports de think tanks et d’instituts reconnus se sont ainsi succédés sur le sujet : France Stratégie, Commission Blanchard-Tirole, OCDE, Intérêt général et plus récemment le Conseil d’analyse économique. Des personnalités du monde économique, comme Thomas Piketty, et de la sphère politique, comme Jean-Luc Mélenchon, ont également avancé des propositions de réforme en ce sens. À tel point que le sujet s’est immiscé dans la campagne présidentielle, obligeant tous les candidats à prendre position sur la fiscalité de l’héritage.

A droite, jouer sur les peurs pour réduire l’imposition des riches

Les lignes de fracture autour de cette question sont bien nettes : on observe un véritable clivage gauche-droite. À droite, dans une perspective clairement électoraliste, les candidats veulent profiter du fait que les Français détestent l’impôt sur l’héritage et proposent des mesures d’allègement de la fiscalité des transmissions. Ils entretiennent les peurs fantasmées et alimentent l’imaginaire des électeurs, en le décrivant par exemple comme un « impôt sur la mort » ou en faisant miroiter l’impossibilité de transmettre la maison familiale ou les revenus d’une vie de travail, jouant souvent de la méconnaissance des électeurs : contrairement à ce que veulent faire croire les partis de droite, les patrimoines imposés ne sont que très rarement issus du travail mais bien plus souvent des capitaux immobiliers et financiers des plus riches.

Contrairement à ce que veulent faire croire les partis de droite, les patrimoines imposés ne sont que très rarement issus du travail mais bien plus souvent des capitaux immobiliers et financiers des plus riches.

Ainsi, Valérie Pécresse et Éric Zemmour s’accordent pour augmenter les montants transmissibles sans frais à 200 000 euros, tandis que la candidate LR est d’accord avec Marine Le Pen pour diminuer la fréquence à laquelle l’abattement est réinitialisé : de tous les quinze ans actuellement, elles souhaitent la diminuer à six ans et dix ans respectivement. Le montant transmis sans imposition serait ainsi largement augmenté, mais ne profiterait qu’à ceux qui utilisent le maximum des défiscalisations actuelles, c’est-à-dire uniquement les grosses transmissions. En souhaitant « supprimer les droits de successions pour 95% des Français » alors que 85 % en est déjà exonéré, c’est bien les classes supérieures aisées que Valérie Pécresse veut avantager, à savoir une part non négligeable de son électorat.

De fait, cette suppression des droits sur 95 % des Français profitera surtout aux 5 % les plus riches, qui pourront se débrouiller pour transmettre 200 000 euros à chaque enfant tous les six ans (donc par exemple 1,2 million tous les six ans pour un couple avec trois enfants). Or, les plus riches sont aussi ceux qui connaissent le mieux les règles pour optimiser leurs impôts. Ils n’auront donc aucun mal à anticiper leur transmission en jouant avec ces abattements tous les six ans pour ne jamais payer d’impôt, ni de leur vivant, ni à leur mort. Car bien sûr, aucun candidat à droite ne souhaite modifier le barème supérieur de cette fiscalité, ni les niches existantes qui profitent essentiellement aux plus hauts patrimoines d’après le rapport du CAE précité, entretenant de fait les multiples exonérations dont bénéficient les très hautes transmissions, et exacerbant ainsi les inégalités de patrimoine. Valérie Pécresse, qui est en tête des patrimoines parmi les candidats à l’élection présidentielle, n’aura par exemple aucun mal à transmettre ses 9,3 millions de patrimoine à ses enfants sans payer le moindre euro d’impôt, si son programme venait à s’appliquer.

Emmanuel Macron : des propositions clairement positionnées à droite

Ces positions apparaissent pourtant en contradiction même avec l’idéologie économique libérale portée par les candidats de droite : l’héritage constitue en effet une rente, qui échappe à l’allocation optimale des actifs et empêche les entrepreneurs privés de celle-ci d’utiliser leur talent. La méritocratie se retrouve mise à mal : quel mérite y-a-t-il à hériter d’une immense fortune ? Même les rapports des économistes orthodoxes précités (CAE, Blanchard-Tirole), loin de pouvoir être qualifiés de marxistes, se sont prononcés en faveur d’une plus forte taxation des hautes successions.

Aujourd’hui, le président-candidat a changé son fusil d’épaule, se classant sans contestation possible dans les candidats de droite, puisqu’il propose d’augmenter l’abattement sur les successions en ligne directe.

Emmanuel Macron lui-même l’énonçait en 2016 : « si on a une préférence pour le risque face à la rente, ce qui est mon cas, il faut préférer par exemple la taxation sur la succession aux impôts de type ISF. » Aujourd’hui, le président-candidat a changé son fusil d’épaule, se classant sans contestation possible dans les candidats de droite, puisqu’il propose d’augmenter l’abattement sur les successions en ligne directe à 150 000 euros, contre 100 000 euros aujourd’hui. Pour les lignes indirectes, il propose d’unifier l’abattement à 100 000 euros, alors que celui varie entre 1 594 et 15 932 euros actuellement. Cette réforme s’inscrit donc dans la droite ligne de sa politique fiscale en faveur des plus riches depuis cinq ans, mais il le justifie en indiquant qu’il faut pouvoir « transmettre les fruits de son travail » ou encore comme une réforme « pragmatique » et de « bon sens ». Il continue son travail de détournement du sens des mots entrepris depuis cinq ans : cette réforme permettra un peu plus de perpétuer les dynasties familiales qui n’ont rien à voir avec la transmission du fruit d’un quelconque travail et elle n’a rien de « bon sens » puisque les experts du sujet recommandent justement tout l’inverse.

Les propositions à gauche : réduire les inégalités en taxant les hauts héritages

À gauche, les candidats s’entendent sur un principe directeur : taxer davantage les grosses successions afin de réduire les inégalités. Anne Hidalgo, qui reprend le projet de loi de la député Christine Pirès-Beaune, Fabien Roussel et Yannick Jadot disposent de plusieurs leviers pour accomplir cet objectif. Tout d’abord, le barème des taux d’imposition peut être modifié, en augmentant le taux d’imposition de la tranche la plus élevée comme propose Anne Hidalgo (de 45 % actuellement à 60 %) ou en effectuant une refonte du barème : Fabien Roussel souhaite accentuer la progressivité en doublant le nombre de tranches et fondant le montant de l’imposition à la fois sur la valeur des biens transmis mais aussi sur les capacités financières des donataires et héritiers. Ensuite, une partie des niches fiscales serait supprimée pour éviter que les plus riches ne puissent échapper à l’imposition par l’optimisation fiscale, à l’image de ce que proposent, sur le principe, Fabien Roussel ou Yannick Jadot, ainsi que Christine Pirès-Beaune en voulant supprimer les exonérations liées à l’assurance-vie et en calculant le montant taxé sur les successions reçues tout au long de la vie, et non seulement sur une période de quinze ans. Concernant les facilités de transmission des entreprises, via le pacte Dutreil notamment, seul Fabien Roussel semble vouloir les supprimer. Ces mesures pourraient alors permettre de rapporter à l’État entre 7 et 10 milliards d’euros, qui pourraient être utilisés à de nombreuses fins.

Afin de rendre ces mesures plus acceptables auprès des Français, le second volet des propositions des candidats de gauche vise à élargir les donations non taxées, notamment en augmentant le seuil d’abattement, avec toutefois des différences selon les candidats : de 100 000 euros actuellement, il atteindrait 170 000 euros pour Fabien Roussel, 200 000 euros pour Yannick Jadot et 300 000 euros pour Anne Hidalgo. Yannick Jadot propose de plus de pouvoir transmettre avec ce même barème à ses petits-enfants, tandis que la proposition PS défend la suppression de barèmes différents entre ligne directe ou indirecte.

Jean-Luc Mélenchon : une réforme à la hauteur des enjeux

Premier candidat à l’élection présidentielle à s’être positionné sur le sujet, Jean-Luc Mélenchon apporte la proposition la plus construite et la plus ambitieuse, correspondant aux grands principes défendus dans ces colonnes il y a quelques mois et dans la note numéro 11 du laboratoire d’idées Intérêt Général. Le principe de taxer les plus grosses donations s’incarnerait par la mesure emblématique d’un plafond maximum d’héritage de 12 millions d’euros, soit 100 fois le patrimoine médian en France ; mesure qui peut apparaître comme radicale mais qui permet toujours de transmettre d’importantes fortunes, équivalentes à 8 siècles de SMIC. Ensuite, l’Avenir en commun propose d’harmoniser la fiscalité des donations et des héritages en supprimant les remises à zéro des abattements tous les quinze ans existant actuellement. Finalement, l’abattement serait augmenté, à 120 000 euros dans le programme de Jean-Luc Mélenchon, mais les transmissions seraient ensuite taxées plus progressivement afin de profiter à 99 % de la population ; avec cette réforme, seul 1 % des français verrait son taux augmenter. Mais la fiscalité augmenterait très fortement sur ces 1 %, afin de financer la baisse sur les plus petits patrimoines mais aussi pour augmenter les recettes fiscales générales de cet impôt.

La fiscalité augmenterait très fortement sur les 1 % les plus riches, afin de financer la baisse sur les plus petits patrimoines mais aussi pour augmenter les recettes fiscales générales de cet impôt.

Outre cette baisse d’impôt pour l’immense majorité des Français, le programme du candidat de l’Union Populaire favorise son acceptation par la population en augmentant le choix possible des héritiers, puisqu’il serait possible de transmettre avec le même barème qu’à ses enfants en ligne directe aux bénéficiaires de « l’adoption sociales », forme de contrat d’entraide entre deux personnes. Les sommes récoltées grâce à cette réforme de la fiscalité de l’héritage, autour de 17 milliards d’euros au total, permettraient par exemple de financer la « garantie autonomie » proposée par Jean-Luc Mélenchon pour les jeunes de plus de 18 ans détachés du foyer fiscal de leurs parents, c’est-à-dire une allocation mensuelle d’un peu plus de 1000 euros.

Les enjeux liés à la fiscalité des transmissions, et à ses conséquences sur l’évolution des inégalités de richesse dans notre société, nécessitent ainsi un véritable débat démocratique, reposant sur la confrontation de ces projets antagonistes. En effet, en l’absence de contradicteur, il est facile pour les candidats de jouer sur l’affect des Français et de leur promettre de pouvoir transmettre le « fruit de leur travail », insinuant qu’ils ne pourraient pas le faire avec les autres candidats, ce qui est parfaitement faux. Nous l’avons vu, tous les candidats ont des propositions concrètes sur le sujet et devraient être en mesure de confronter leurs projets devant les Français, afin que ceux-ci, pleinement conscients des modalités et des enjeux, puissent se faire un avis réfléchi et éclairé sur la question.

Les nouveaux habits branchés de la bourgeoisie

Christiane Taubira en meeting en 2013 © Philippe Grangeaud

« J’envisage d’être candidate à l’élection présidentielle ». Ces quelques mots concluant une vidéo publiée le 17 décembre par Christiane Taubira ont suffi à électriser ses partisans. À les entendre, enfin la gauche française allait s’unir derrière une femme de conviction, brillante et intègre – en un mot, un messie, mais laïque. L’enthousiasme débordant des aficionados de l’ancienne ministre de François Hollande semble cependant peu contagieux pour l’instant. À défaut d’assister à la naissance d’une « génération Taubira », cette énième déclaration d’une candidature dans l’espace saturé de la gauche nous renseigne sur un certain phénomène politique contemporain.

Un nouvel espoir

Il serait tentant de partir de la vidéo de la future candidate (mais qui ne sera pourtant « pas une candidate de plus ») pour identifier les grandes lignes de ses orientations programmatiques. Mais l’exercice s’annonce périlleux. Vingt ans après sa candidature de 2002, Christiane Taubira s’est radicalisée : elle dénonce en vrac les « défaillances de la communauté internationale » et « l’exclusion », n’hésitant pas à se mettre en danger en prenant position pour le climat et en défendant le « pouvoir de vivre ». On l’aura compris, cette annonce est consensuelle au possible.

Il est pourtant certain qu’une fraction de l’électorat de gauche, plutôt urbain et diplômé, soit séduite au plus haut point. Ces futurs électeurs projettent-ils sur l’éventuelle candidate des attentes déraisonnées ? Ou, plus prosaïquement, sont-ils simplement satisfaits de voir émerger une candidature dans la droite ligne de ce qu’a pu produire le PS au cours des dernières décennies, avec une image de marque légèrement supérieure à celle d’Anne Hidalgo ? Les prochaines enquêtes d’opinion et l’approche du scrutin permettront certainement d’y voir plus clair. Rappelons pourtant que Christiane Taubira ne provient pas des rangs socialistes. D’abord militante indépendantiste guyanaise à la fin des années 70, elle rejoint plus tard le Parti radical de gauche. C’est sous ses couleurs qu’elle se présente à l’élection présidentielle de 2002 (où elle rassemble 2,3% des suffrages), contribuant à fragmenter un peu plus l’offre politique à gauche, celle-là même qu’elle entend aujourd’hui réunir.

La stratégie mise en place n’est guère ardue à deviner. D’abord, tâter le terrain par le biais d’une annonce électrisant les soutiens, lançant un « buzz » médiatique complaisamment relayé par les rédactions. Ensuite, si le phénomène prend, se présenter à une Primaire populaire taillée sur mesure pour elle. Puis, fort de la légitimité du vote (il faudrait pour cela qu’il parvienne à mobiliser), demander aux autres candidats de se rallier derrière la figure unitaire. L’onction citoyenne d’une primaire n’enthousiasmant aujourd’hui guère qu’Arnaud Montebourg risque pourtant d’être bien décevante, et la stratégie de faire long feu. L’électorat des centres villes éduqués et progressistes se retrouverait alors en avril dans cette situation navrante mais ô combien prévisible, à devoir choisir entre une Christiane Taubira plus lyrique que jamais, un Yannick Jadot resté bloqué au dernier scrutin européen, une Anne Hidalgo en chute libre hors du périphérique parisien, et même pourquoi pas un Emmanuel Macron apparaissant comme le « vote de raison » face aux extrêmes droites (bis repetita).

La social-démocratie contre-attaque

Les premiers sondages testant la candidature Taubira viennent effectivement confirmer l’assise dont elle dispose (7% d’intentions de votes selon une enquête réalisée par l’institut Cluster 17, réalisé fin décembre). Il n’est pas inintéressant de noter qu’elle récupère un certain nombre d’électeurs macronistes, issus de ce centre-gauche ayant avalé toutes les couleuvres. À première vue, ces reports pourraient sembler contradictoires. Mais l’étude du parcours politique de Christiane Taubira leur donne une cohérence.

Mettons un instant de côté les interventions lyriques ayant façonné sa personnalité médiatique pour nous pencher sur ses prises de position. Il est malaisé d’identifier ses engagements majeurs des dernières années. L’ancienne garde des Sceaux n’est pas apparue comme une figure majeure de l’opposition à Emmanuel Macron. Il est vrai que son programme de 2002 préfigurait nombre de mesures adoptées par l’actuel président : suppression progressive des cotisations sociales dans le financement de l’assurance maladie, retraite par capitalisation et baisse de l’imposition pour les plus hauts revenus… Ses projets étaient même plus ambitieux encore, proposant une présidentialisation accrue (par la suppression du poste de premier ministre) ou la mise en place d’une Europe fédérale. Son passage au ministère de la Justice n’a pas été marqué par une inflexion particulière en faveur des classes populaires – au contraire.

Pourtant, c’est bien cette période de sa vie qui a fait de Christiane Taubira une icône d’une certaine gauche. Son nom reste attaché à la loi légalisant le mariage pour tous en 2013. Un jalon historique ? Voire. Dans le seul domaine des droits des personnes homosexuelles, cette loi a été suivie de divers reculades et abandons durant les années suivantes de la présidence Hollande. En jouant le pourrissement face au puissant mouvement conservateur des Manifs pour tous, le gouvernement socialiste s’est donné à peu de frais une image progressiste, malgré le CICE de 2013 ou la loi Travail de 2016. L’arrivée au pouvoir d’Emmanuel Macron s’inscrit dans la droite ligne de cette social-démocratie répressive enchaînant des mesures de dérégulation dont la droite sarkozystse ne pouvait que rêver.

Le retour du camp du Bien

Aussi cultivée et charismatique soit-elle, ce n’est donc pas son programme ou ses orientations actuelles qui passionnent les soutiens de Christiane Taubira. Sa personne même constitue un argument de poids dans une arène politique monopolisée par les questions identitaires. Haïe par l’extrême droite, elle incarnerait par effet de miroir la meilleure opposante aux conservateurs. Ce sont en effet les arguments que l’on retrouve ici et là, sur divers comptes et groupes récemment convaincus par la figure de Christiane Taubira. Il s’agit pourtant d’une démarche politiquement désastreuse, ouvrant la voie à l’extrême droite plutôt que lui barrant la route. Les mêmes ressorts sont employés, au service d’une lecture purement morale, raisonnant en termes de valeurs, d’éthique, d’individualité – in fine, de posture. La gauche, comme la défaite, est pavée de bonnes intentions.

Le retour de Christiane Taubira est donc en soi le symptôme d’une époque. L’hégémonie des analyses libérales, le démantèlement d’une gauche analysant le monde à partir de structures sociales et de rapports de force pour le transformer, la recherche désespérée d’un antidote aux passions tristes agitant la société française, et enfin la recherche d’une figure providentielle : toutes ces tendances trouvent leur débouché dans une telle candidature, qui réjouira les quelques pourcentages de Français se reconnaissant encore dans une gauche accompagnant les réformes du capital. Ni meilleure ni pire que ses concurrents, l’ancienne ministre de François Hollande sent qu’elle a une carte à jouer. Mais une élection présidentielle ne se gagne ni dans les universités, ni dans les cercles culturels huppés.

Zemmour : outsider ou homme du système ?

© Aymeric Chouquet pour Le Vent Se Lève

La candidature d’Éric Zemmour est présentée comme l’aboutissement d’une mobilisation de la société française, passant par la vente d’ouvrages grand public, l’apparition de groupes militants locaux, la mise en avant de sondages favorables et l’omniprésence de l’éditorialiste sur la place publique. Elle bénéficie pourtant de l’appui discret, mais déterminant, d’une partie des élites traditionnelles – patrons de presse, banquiers et hommes d’affaire, parmi lesquels par exemple dernièrement l’ex-DRH de l’Oréal. En réactivant le mythe plébiscitaire d’un homme donnant de sa personne pour le salut de la patrie, Éric Zemmour prétend s’inscrire dans la veine gaulliste ou bonapartiste. Voilà pourtant une candidature rappelant cruellement que l’Histoire tend à se répéter, « la première fois comme une tragédie, la seconde fois comme une farce ».

Faire un article sur les prétentions présidentielles d’Éric Zemmour, pour dire qu’il y a un emballement médiatique autour d’Éric Zemmour ? Ce dilemme apparent semble devenir depuis quelques mois un gimmick de la vie politique et journalistique française. Il est vrai que l’éditorialiste d’extrême droite se prétendant régulièrement censuré bénéficie d’une couverture médiatique massive. Le rouleau compresseur des plateaux télé, des unes de presse et des éditoriaux, qu’ils lui soient favorables ou défavorables, s’est mis en branle bien avant l’annonce de sa candidature officielle.

Le monde médiatique, qui avait propulsé Emmanuel Macron sur le devant de la scène en 2017, offre aujourd’hui un boulevard à une personnalité au parcours et aux idées bien différentes. Avec complaisance parfois, avec des postures offusquées souvent, les acteurs du paysage audiovisuel, de la presse et de la radio martèlent l’idée selon laquelle Éric Zemmour serait le porte-parole d’une population obsédée par les thématiques identitaires. Pourtant, l’immigration ne constitue pas la principale préoccupation des électeurs. De nouvelles enquêtes d’opinion (notamment l’enquête « Fractures françaises » d’Ipsos Sopra-Steria pour Le Monde) viennent rappeler qu’elle se situe derrière la précarité économique ou la question environnementale.

Mais la recherche du buzz et la paresse intellectuelle dues au modèle économique actuel des principaux médias constituent le terreau idéal pour les polémiques superficielles, originaires des réseaux sociaux comme Twitter tout en y trouvant une immense caisse de résonance. Une personnalité telle qu’Éric Zemmour est parfaitement en phase avec cet environnement. Ses interventions déclenchent des torrents de commentaires, assurant une visibilité certaine – et donc des bénéfices conséquents. Le pendant logique de cette omniprésence des thèses réactionnaires est leur impact sur le débat public façonné par ces clivages. L’évolution actuelle de cette « bataille culturelle » rappelle le rôle de pompier pyromane de la macronie : le martellement de références et de sujets conservateurs dans le but d’incarner le parti de l’ordre, à rebours des accents progressistes de 2017, ont contribué à légitimer en retour les thèmes chers à l’extrême droite.

Mais qui soutient Éric Zemmour ?

Il serait alors illusoire de croire que des succès en librairie doublés de passages réussis sur les plateaux télé façonnent un présidentiable. Une telle candidature, dans un paysage jusqu’alors dominé par l’hypothèse d’une réédition du duel Emmanuel Macron-Marine Le Pen, révèle des mouvements de fond traversant les classes dominantes françaises. Le poids croissant de Vincent Bolloré dans le champ médiatique – et, derrière lui, de toute la tendance ultra-conservatrice qu’il représente – se fait sentir chaque jour un peu plus. La reprise en main d’Europe 1 et la perspective de rachat du Figaro en sont les derniers exemples, après la prise de contrôle de Canal+ et le développement d’un contenu politique uniforme sur CNews.

Un simple contrepoids à d’autres milliardaires patrons de presse aux idées plus libérales, tels que Xavier Niel ? A voir. On connaissait les investissements utiles d’autres oligarques tels que, Patrick Drahi (RMC, LCI), Iskandar Safa (Valeurs Actuelles), ou les familles Dassault (Le Figaro) et Bouygues (TF1, LCI). La campagne Zemmour montre que la tendance s’accentue. Le quotidien La lettre A révélait ainsi le 27 octobre que Laurent Meeschaert, propriétaire de l’Incorrect et proche de Marion Maréchal, s’était engagé à avancer des fonds. Ironie de l’histoire, il s’agit de l’ancien DRH de l’Oréal, entreprise dont le fondateur Eugène Schueller s’était compromis durant la collaboration. La cellule investigation de Radio France a également mis en lumière la présence de start-upers et surtout d’anciens banquiers issus de Rothschild ou de JP Morgan, tels que Julien Madar ou Jonathan Nadler. Les fonds ne manqueront pas : les alliés du polémiste peuvent être rassurés.

Sur le terrain, des comités locaux sont apparus sous le nom de « Génération Z » pour diffuser tracts et affiches ou organiser les meetings de la précampagne. Ces comités sont aujourd’hui un point de convergence des droites. On y retrouve des militants de l’UNI, syndicat étudiant d’inspiration gaulliste proche des Républicains, mais également de nombreux monarchistes de l’Action française, organisation traditionnellement royaliste et antisémite, jusqu’à des membres de l’alt right française – ex identitaires, déçus du lepénisme, « trolls » s’étant ralliés sur les réseaux sociaux. Cette force de frappe hétérogène constitue aussi un risque pour le sérieux de la candidature, tant les profils sulfureux y pullulent.

Démagogue plus que populiste

Une candidature souvent présentée comme antisystème, hors des partis, mais dont l’architecture se rapproche de manière troublante de celle d’Emmanuel Macron cinq ans plus tôt. Les lignes politiques des deux hommes diffèrent cependant largement, et représentent deux options distinctes, correspondant à des parties concurrentes des classes dominantes : le pari européen et atlantiste pour l’actuel président, contre le recentrage nationaliste de Zemmour, plutôt tourné vers la Russie. Il est intéressant de constater que ce dernier a articulé son programme politique autour de thèmes très réduits. Au-delà des questions identitaires ayant valu au polémiste des condamnations pour ses dérapages racistes, il était jusqu’alors difficile de trouver une seule proposition touchant au social ou à l’international.

Éric Zemmour n’est pas un populiste. Il n’essaie pas d’incarner les demandes des classes populaires, se prononçant par exemple pour la hausse de l’âge de la retraite. Et il ne s’attaque pas aux élites traditionnelles, bénéficiant du soutien direct d’une partie d’entre elles. Il serait plus juste de le qualifier de démagogue. Ses propositions concernant l’immigration ou la préservation de l’identité française sont autant d’outrances permettant d’occuper le champ médiatique comme l’avait fait Donald Trump en son temps. Une étude de la Fondation Jean-Jaurès rappelle pourtant que le « peuple » n’est presque jamais mentionné. La catastrophe environnementale ? Elle serait due à l’explosion démographique en Afrique et en Asie. Tout ramène au « choc des civilisations ». Et les autres thématiques sont à l’avenant. Ainsi le 24 octobre Éric Zemmour s’est prononcé contre le permis à point et pour l’abolition de certaines limitations de vitesse. Cette caricature de poujadisme est soutenue par un discours pessimiste, actant le déclin d’une France au bord de la disparition, détournée d’un passé impérial glorieux.

Repli national et stratégie du cavalier seul

Les positions internationales du candidat constituent cependant de meilleurs indicateurs de la tendance qu’il incarne. L’idée de « choc des civilisations » avait permis aux néoconservateurs américains de justifier leurs expéditions catastrophiques au Moyen-Orient durant les années 2000. Éric Zemmour souscrit à la même théorie avec des conclusions différentes. Dans son meeting du 22 octobre à Rouen, il affirme la nécessaire indépendance de la France par rapport aux Etats-Unis et à l’UE (dont il ne préconise plus la sortie), conforme à sa volonté de quitter l’OTAN. Mais le but serait de se projeter directement dans les conflits futurs avec une démarche ouvertement impérialiste, notamment dans le Pacifique face à la Chine. Au risque d’entraîner le pays dans de nouvelles guerres désastreuses.

On comprend alors qu’Éric Zemmour n’est pas le héraut d’un souverainisme social et pacifique. Tout au contraire, il représente l’option d’une remise au pas à marche forcée de l’entreprise France, couplée à une stratégie géopolitique de cavalier seul justifiée par un discours nationaliste hystérisé. A l’intérieur des frontières fermées de la nation, pas de changement pour les classes populaires : sa politique économique se place dans la droite ligne de celle d’Emmanuel Macron. Pour l’instant, ces positions ne convainquent guère les concernés, bien qu’elles progressent dans les classes populaires, notamment parmi les hommes favorables à un projet national-libéral (la variable de genre est très marquée, conclusion logique des positions masculinistes du candidat). Les intentions de vote pour le polémiste proviennent originellement des classes urbaines diplômées et conservatrices, déçues des Républicains, mais considérant Marine Le Pen comme une populiste incapable de gouverner.

Cette dernière commence à faire les frais de la progression de son rival à l’extrême droite. Comme Emmanuel Macron, elle devra adapter son discours pour lui répondre, au risque de tomber dans la surenchère ou de passer pour une modérée fade. Ce bouillonnement réactionnaire a eu une conséquence inattendue. En sapant l’avance de la candidate du Rassemblement National, il pourrait faire baisser le seuil nécessaire à un candidat pour se qualifier au second tour, rebattant légèrement les cartes du scrutin. Le scénario d’une désespérante redite de 2017 n’est plus si certain. Au point d’ouvrir la voie à une configuration à la 2002 inversée, ouvrant la voie à une candidature inattendue ? Rien n’est joué. Les prochains mois seront très certainement déterminants – et agités.

Présidentielles au Chili : « Gabriel Boric s’apprête à transformer le pays » – Entretien avec Daniel Jadue

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Daniel Jadue © Marielisa Vargas

Ce dimanche 21 novembre, les Chiliens ont voté au premier tour de leurs élections générales. En tête du scrutin, Jose Antonio Kast, candidat ultralibéral ouvertement nostalgique du régime de Pinochet. Il est talonné de près par Gabriel Boric, porteur d’un agenda de rupture avec le statu quo économique et social qui domine le Chili depuis des décennies. Nous avons interviewé Daniel Jadue, candidat communiste longtemps favori à gauche mais défait par Gabriel Boric lors des primaires. Il revient sur les enjeux de cette campagne pour Le Vent Se Lève. Entretien réalisé par Pierre Lebert et Keïsha Corantin.

LVSL Le Parti communiste a été très actif pendant la campagne du candidat Gabriel Boric. Le parti a notamment insisté sur le fait qu’il veillerait à ce que le programme soit respecté. Vous sentez-vous préoccupé par la possibilité d’un accord plus large entre Gabriel Boric et d’autres forces de gauche qui pourrait affecter le programme actuel à l’approche du second tour ?

Daniel Jadue – En effet, nous avons participé très activement à l’ensemble de la campagne. Il est bon de noter qu’avant la primaire, les programmes avaient un pourcentage élevé de similitudes, puisque les deux proviennent des mêmes revendications, concrétisées le 18 octobre 2019 [ndlr : Le 18 octobre 2019 les étudiants descendent dans la rue pour protester contre l’augmentation du prix du ticket de métro, marquant le début du mouvement social au Chili]. Au-delà des différences de rythmes et de profondeur, dans l’idée générale, je pense qu’il y avait 70 % de convergence.

Après la primaire, il y a eu un travail commun pour arriver à un programme qui soit globalement convergent à plus de 90 %. C’est pourquoi le programme « Apruebo Dignidad » [ndlr : « Je suis pour la dignité », nom de la coalition de gauche] est en grande partie le même que celui que le Parti communiste avait proposé pour notre candidature et nous pensons que ces programmes doivent être appliqués. Il ne s’agit pas de devoir assurer une exécution au pied de la lettre du programme, mais d’être garant de la volonté constante de le réaliser, depuis le premier jusqu’au dernier jour de notre gouvernement.

Nous n’avons pas peur de débattre avec toutes les forces politiques. Lors des précédentes élections présidentielles, le Parti Communiste avait déjà entrepris des discussions au second tour, soutenant toujours des candidats venant d’autres partis. Cela avait permis l’incorporation des éléments centraux de notre programme.

Nous sommes donc disposés à ce que les autres forces politiques nous indiquent quelles seraient les ajouts au programme qui leur permettraient de contribuer à l’appel au vote, ainsi nous pourrions discuter de la possibilité d’intégrer au futur gouvernement ceux qui auraient le plus de convergences. Voilà des négociations que va devoir diriger Gabriel Boris après le premier tour de ce dimanche.

LVSL – Les derniers sondages indiquent un second tour entre Gabriel Boric et José Antonio Kast, le candidat d’extrême droite défenseur de la dictature de Pinochet. Dans un Chili de tradition conservatrice, ce dernier exprime la réaction d’une frange de la population qui s’oppose aux revendications du mouvement social, et profite de la perte de crédibilité du candidat de droite Sebastian Sichel, dauphin du président sortant éclaboussé par des affaires de corruption. Qui sont les électeurs de Kast ? Pensez-vous que cette polarisation de la société chilienne sera un obstacle pour la mise en place des réformes ?

D. J. – Tout d’abord, je ne crois pas aux sondages. Les sondages chiliens ne sont plus fiables depuis de nombreuses années. La priorité accordée à la rentabilité sur la qualité technique de l’enquête a fait qu’ils adoptent tous aujourd’hui des méthodologies douteuses. Je ne pense pas que Kast aura les résultats que les sondages lui prédisent. Aujourd’hui, toutes les enquêtes d’opinion sont réalisées en ligne, et cela représente un biais évident car seuls ceux qui ont accès à Internet y participent. Dans notre pays, l’accès à Internet est étroitement corrélé à la classe sociale. Je pense donc que les résultats de Kast seront bien inférieurs. Il est possible qu’il n’arrive pas au second tour.

Ce que révèlent les sondages, ce n’est pas que les soutiens de Kast augmentent, mais que, dans la mesure où le candidat de la droite Sébastien Sichel dégringole, ceux qui arrêtent de croire en lui se replient sur la candidature de l’extrême droite, la seule à défendre leurs intérêts et privilèges. Lors de cette élection, les deux candidats de droite ne devraient pas dépasser les 40 %. Par conséquent, au second tour, le candidat du camp des réformes s’approchera au moins d’un 60 %.

LVSL – Les élections de mai pour la formation de la Convention constitutionnelle ont surpris à deux égards : le score relativement fort des candidats indépendants et la haute abstention. Ces dernières années, l’abstention a été largement analysée comme le reflet d’une méfiance du peuple envers les élites et les institutions politiques. Au Chili cependant, le mouvement social a donné lieu à l’émergence de nouvelles figures, comme le montre le poids des candidats indépendants élus dans la Convention constitutionnelle. Malgré ce renouveau et dans cette période historique d’émulation politique, comment expliquez-vous une abstention aussi élevée ?

D. J. – Je crois qu’elle n’est pas seulement synonyme de méfiance, elle est aussi synonyme d’absence de contrat social, c’est-à-dire d’une relation adéquate entre la société et l’État. La participation au scrutin fait partie d’une transaction, d’un contrat où l’État protège la citoyenneté en échange de loyauté et d’impôts. Quand l’État n’offre aucune protection, il est difficile d’attendre en retour de la loyauté et des impôts. On ne peut trouver de logique à ce qu’un tel État demande votre participation lors des élections. Donc, je pense que pour le moment, il n’y a aucun antécédent concret dans l’évolution du Chili qui nous permette de nous attendre à une augmentation de la participation.

LVSL – Le rapport du Parti communiste avec Gabriel Boric a été un peu tendu ces dernières semaines, particulièrement en ce qui concerne les contextes cubain, vénézuélien et nicaraguayen. Quelle politique extérieure imaginez-vous pour un possible gouvernement dans lequel participera le Parti communiste ? Quel chemin prendre pour éventuellement consolider l’intégration régionale ?

D. J. – Quand il y a violations des droits humains n’importe où dans le monde, nous le condamnons. La tension se situe plutôt là où l’on est disposé à aller quant à l’intervention dans les affaires internes des autres États ; si l’on doit, ou non, appeler à invalider les élections d’un pays qui est géré par ses propres lois. Par exemple, personne n’aurait pensé à invalider l’élection qui a porté Bolsonaro au pouvoir au Brésil car Lula était en prison selon les lois brésiliennes, ce qui lui empêchait d’être candidat. Personne n’a jamais dit, en Amérique latine, qu’ayant mis Lula en prison avant l’élection, le Brésil avait cessé d’être une démocratie ou que l’élection pouvait être invalidée.

Le double standard explique ces tensions internes. Nous attendons que le futur gouvernement désidéologise les relations internationales et qu’il encourage la mise en œuvre et le respect des droits humains dans le monde entier, mais que ceci se fasse d’une manière absolument transversale. Qu’il respecte en outre le droit international et ne se plie pas devant n’importe quelle tentative d’intervention étrangère et, moins encore, à la politique extérieure américaine qui a fait tant de tort dans le monde. Il faut promouvoir des relations internationales désidéologisés, qui font primer le multilatéralisme et se refusent à l’adoption de sanctions unilatérales, pour permettre au monde de résoudre les problèmes par la voie pacifique et le dialogue.

Je suis partisan de l’intégration latino-américaine. Je crois que la dynamique mondiale est allée vers une consolidation des blocs régionaux qui permettent une meilleure insertion dans un monde global très compétitif. Si le Chili ne s’associe pas avec ses voisins, il lui sera très difficile de s’imposer dans le cadre de cette économie globale.

LVSL – Le Chili est l’une des économies les plus extraverties du monde. Il a signé de nombreux traités de libre-échange. À gauche, la révision de ces accords a été sujette à débat lors de la campagne. Vous soutiendriez une renégociation de certains traités ?

D. J. – Gabriel Boric et moi sommes d’accord sur les mêmes points. Tous les traités peuvent être révisés, aucun n’est gravé dans le marbre. L’idée est de renégocier les éléments qui feraient obstacle au programme « Apruebo Dignidad » : je pense à la deuxième phase du modèle exportateur, aux programmes d’industrialisation verte… [ndlr : par deuxième phase est entendue l’orientation progressive vers des produits à plus forte valeur ajoutée et à plus fort contenu technologique afin de prendre position sur des segments dynamiques du commerce international.]. Les traités de libre-échange ont des aspects négatifs, ils sont à l’origine d’une désindustrialisation précoce du modèle de production chilien. Je suis d’avis qu’il faille les réviser et l’équipe économique de Gabriel Boric a la même conviction. Il ne s’agit pas de fermer le pays ou d’arrêter les échanges, mais de faire en sorte que ces échanges soient mutuellement favorables pour toutes les parties. Ce n’est pas le cas actuellement.

LVSL – La situation des Mapuche en Araucanie est critique et a empiré depuis la militarisation de la région par le gouvernement de Sebastián Piñera. Vous êtes pour l’autodétermination du peuple mapuche. Selon vous, quelle est la meilleure manière de sortir de ce conflit ?

D. J. – Je suis partisan de l’autodétermination des peuples n’importe où dans le monde et pas seulement dans le cadre de l’État national comme instrument de domination de classe. Car beaucoup de personnes parlent d’autodétermination des peuples mais dans le cadre stricte de l’État national. Je pense à la situation de la Catalogne, des Arméniens, des Kurdes… où l’on rencontre desdits partisans de l’autodétermination des peuples, pourvu que leurs États nationaux ne s’en trouvent pas affectés.

Je crois que l’autodétermination des peuples est une valeur universelle absolue qui ne peut être restreinte par l’État national. Or – et c’est une conviction personnelle que je n’impose à personne – dans le monde actuel il n’existe aucun État national, tous les États sont plurinationaux, tous les États sont interculturels et tous les États sont plurilingues.

La seule solution, pour le sud du Chili, est le début d’un chemin vers la formation d’un État plurinational, interculturel et plurilingue. Cela implique de cesser de rendre hommage au génocide des peuples autochtones et d’abandonner la tentative de subordonner l’organisation sociale des peuples autochtones à l’organisation administrative de l’État.

NDLR : Au Chili, le 12 octobre célèbre l’arrivée des espagnols sur le continent américain. Les mouvements autochtones s’opposent à cet hommage, vécu comme un affront aux souffrances de la colonisation. Commémoré sur l’ensemble continent, la fête du 12 octobre revêt un sens différent selon les pays, certains se sont orientés davantage vers un travail de mémoire pour répondre aux revendications autochtones. Pour approfondir ces questions, lire sur LVSL notre entretien avec Elisa Loncón, présidente de l’Assemblée constituante chilienne : « Le Chili ne sera plus le même après la nouvelle Constitution »

LVSL – Pensez-vous que l’élection d’Elisa Loncón, femme mapuche, à la présidence de la Convention constitutionnelle marque un tournant pour le Chili ?

D.J. – Avant même la formation de la Convention constitutionnelle et sous la pression des citoyens ainsi que des partis politiques qui ne l’avaient pas signé, il faut rappeler que le Congrès a corrigé l’accord du 15 novembre 2019, qui n’imposait pas la parité et la participation des peuples aborigènes. [ndlr : cet accord de sortie de crise fut signé au Parlement avec le soutien des principaux partis du pays. Il fixa la tenue d’un référendum pour une nouvelle Constitution en avril 2020. Ce texte fut rejeté par les partis d’extrême gauche qui y voyait une forme d’amnistie pour Sebastián Piñera et son gouvernement.]. L’édification d’une Assemblée constituante paritaire, avec les peuples autochtones, représente une avancée très significative couronnée par l’élection d’Elisa Loncón à sa présidence.

Ces avancées ne sont qu’un début. Le gouvernement de Gabriel Boric s’apprête à transformer le Chili.

« Notre société revendique l’égalité contre le néo-darwinisme de Macron » – Entretien avec Éric Piolle

Eric Piolle, séminaire “Construire une écologie populaire” organisé par Le Vent se Lève, Sorbonne, Paris. Photo © Clément Tissot

Éric Piolle est maire écologiste de Grenoble depuis 2014 et candidat à sa réélection. Largement en tête des sondages, son bilan a été salué par de nombreux observateurs comme un modèle pour les grandes villes en transition. Il raconte cette expérience originale dans son livre Grandir ensemble, les villes réveillent l’espoir (éd. Broché), où il développe également un horizon ambitieux pour les métropoles, dans un contexte d’urgence climatique et de perte du lien social. Dans ce riche entretien, nous revenons particulièrement sur les conclusions politiques qu’il en tire, à quelques semaines des municipales, mais surtout à deux ans des présidentielles. Éric Piolle occupe en effet une place singulière dans le paysage politique : étiqueté EELV, il conserve une indépendance par rapport à l’appareil et a su entraîner l’ensemble des composantes de la gauche sociale et écologiste derrière lui. Retranscrit par Dominique Girod, réalisé par Pierre Gilbert.


 

LVSL – Au début de votre livre, vous dites que nous sommes une majorité culturelle et prédominante. Qui désignez-vous par ce « nous » et comment est-ce que cette majorité culturelle évolue ?  

Éric Piolle – Le « nous », ce sont des gens qui étaient déjà ancrés dans une structure écologiste, ou dans un prisme social très fort et qui évoluent face au constat qu’ils font sur la capacité du modèle ultralibéral à produire des inégalités sociales, l’épuisement des ressources, la pollution, le dérèglement climatique. Ils basculent, même si ce n’est pas leur culture d’origine, vers une perception qui est soit très explicite, soit juste un ressenti. Ils ne peuvent plus rester là, comme une espèce d’objet de la société de surconsommation qu’on ballotte, qu’on va stimuler et chez qui on va essayer de déclencher de la consommation compulsive. Il y a une sorte d’aspiration intérieure qui monte : une vie d’homme n’est pas celle d’un homo œconomicus sur lequel on va mettre plein de capteurs pour essayer de piloter ses réactions. C’est un « nous » large, indéfini. Il concerne les gens qui ont déjà réalisé cela et qui le vivent plus ou moins mal, qui sont dans l’action ou dans l’angoisse. Ce sont des personnes qui le sentent, mais qui sont encore en lien avec le système, qui ont un pied dedans, un pied dehors.

Une partie des classes moyennes et moyennes supérieures ne peut plus être conservatrice parce qu’elle ne peut plus assurer notamment à ses enfants la sécurité dont elle bénéficie. Il y a plusieurs vecteurs de bascule : d’une part, quelque chose qui interpelle parce que le monde est violent (les migrants, les guerres, les crises climatiques dans le monde, une crise sociale à proximité) et d’autre part, cette idée que tout est vain dans la réussite d’un individu de la classe moyenne supérieure, et que rien ne garantit que ses enfants feront partie des heureux élus.

LVSL – Vous avez évoqué le conservatisme. Quand on veut préserver la biosphère, on est conservateur. Est-ce que le clivage conservateur/progressiste vous parle ?

E.P. – Non, parce que parmi mes valeurs fondamentales, on trouve la joie, le partage, l’harmonie avec mes congénères ainsi que d’autres espèces, la nature, l’effort de libération sur soi-même, l’engagement et la transmission. On s’inscrit dans une histoire qu’on doit transmettre, qu’on travaille et qu’on cultive par une libération permanente pour que cela ne soit pas de la tradition conservatrice. Ce mythe de conservateur/progressiste me paraît d’autant moins pertinent que ce sont deux termes qui ont été accolés à un monde du bipartisme et il ne peut plus assumer ces fonctions-là. La gauche soi-disant progressiste, sociale-démocrate a abandonné cette transformation de cœur du modèle. Elle ne fait que gérer les externalités périphériques. Dans la droite historiquement conservatrice, l’idéologie méritocratique qui veut que la chance ne soit pas qu’une question de naissance a été balayée avec la mondialisation, l’accélération de l’évolution culturelle, le numérique et la connexion. Ce prisme me semble peu structurant.

LVSL – Vous dites vers la fin de votre livre que vous vous sentez Français et citoyen européen et non nationaliste-souverainiste. Nationaliste et souverainiste, est-ce la même chose pour vous ?

E.P. – Non. Pour moi l’arc humaniste se développe autour de six axes : gauche-droite, les rapports de domination et cette volonté de corriger les conditions initiales ; le féminisme ; le regard sur la diversité humaine ; le productivisme ; le rapport au monde ; la multi-appartenance (qui est un rapport à la frontière).

Chez les nationalistes-souverainistes, il y a un double rapport à la frontière qui est fermée, défensive. Ce n’est pas un rapport qui est élastique, on a toujours envie de déplacer une frontière. Il y a une sorte de viscosité : il faudrait que ce soit plus facile d’aller chercher des tomates à dix kilomètres plutôt qu’à 10000km tout en gardant la possibilité d’aller chercher un produit qui fait défaut à 10000km, moins souvent du fait de la complexité. Un individu appartient tout le temps à une communauté locale et à une communauté trans-spatiale, qui est ailleurs. Le souverainisme est une sorte de communautarisme à l’échelle d’une nation comme si l’appartenance à un collectif venait définir un individu entièrement. Pour moi, la subsidiarité est une question centrale.

LVSL – On dit souvent que l’échelle de l’État est un impensé pour EELV dans le sens où ils représentent traditionnellement le diptyque global/local. Pourtant, en France, on a quand même un attachement des classes populaires vis-à-vis de l’État, car celui-ci est protecteur à travers les services publics, les prestations sociales et la planification économique, par exemple, lors des Trente Glorieuses qui ont permis le plein emploi. De ce fait, les classes populaires sont très mobilisées pendant les élections présidentielles, mais moins pendant les autres. En ne considérant pas cette échelle, comment est-ce qu’on peut parler à d’autres gens qu’aux gagnants de la mondialisation ?

E.P. – Je pense qu’il faut considérer cette échelle, elle produit du cadre. Il y a deux échelles qui produisent du cadre : l’échelle européenne et l’échelle de l’État. On ne peut donc pas ne pas penser à l’échelle de l’État. Quand j’écris que les villes révèlent l’espoir, c’est parce que dans le processus de réappropriation de nos conditions de vie, de gain en confiance par l’entraînement à l’action, l’espoir part du local parce que, là, on va toucher à notre vie quotidienne : la mobilité, l’alimentation, le logement, la gestion des déchets, etc. On peut donc se réapproprier cela. C’est cette réappropriation qui permet de reconstruire un discours sur le fait qu’il faut aussi que l’État donne le cadre et les règles qui permettent de redéfinir un nouveau modèle de fonctionnement.

L’approche qui consiste à dire que la seule solution est d’arriver au sommet de l’État est un aveu d’impuissance comme il pouvait y avoir il y a dix ans ce discours d’impuissance de dire que les problèmes se régleront à l’échelle mondiale ou ne se régleront pas. Cela ne marche pas comme ça : c’est dans l’autre sens que l’on arrive à redéfinir nos conditions d’existence. On est obligé de penser à l’échelle de l’État. Je parlais tout à l’heure de viscosité, même si on a toujours envie de déplacer les frontières, il y a quand même des périmètres d’impact et l’État est un périmètre d’impact qui est intéressant aujourd’hui. On a une communauté de vie dans laquelle il y a une transmission de l’histoire. La France est donc une communauté de vie dans laquelle il y a une transmission de l’histoire qui fait qu’on a tous un attachement, quand bien même on appartient à plein de communautés différentes, on est alors multi-appartenants, nous avons en plus tous un lien singulier avec la France, un lien direct qui ne passe pas par des communautés.

Eric Piolle, séminaire « Construire une écologie populaire » organisé par Le Vent se Lève, Sorbonne, Paris. Photo © Guillaume Caignaert

LVSL – Vous dites dans votre livre que réussir la transition écologique est le point de jonction entre l’ensemble des appareils de l’arc humaniste qui sont en concurrence électorale. Pensez-vous que 2022 soit l’ultime chance pour le climat, dans le sens ou si le bloc libéral macroniste ou si le bloc réactionnaire d’extrême droite gagne, nous n’aurons aucune possibilité de réduire par deux nos émissions en 2030 et de flécher nos efforts diplomatiques et commerciaux vers la transition mondiale ? Si oui, quelles conséquences politiques en tirez-vous ?

E.P. – Je ne crois pas que ce soit l’ultime chance. C’est une mécanique inversée qui me fait refuser cela. Je suis convaincu qu’un des vecteurs aujourd’hui de la peur, des angoisses de la société, qui, du coup, se retrouve en situation de burnout, c’est le fait que la crise environnementale vient tout d’un coup mettre un mur derrière la fenêtre de l’horizon. Cela est extrêmement violent pour le cerveau humain parce que sa métaphysique est faite de deux impensés : il n’arrive pas à appréhender l’infini du temps et l’infini de l’espace. Si on se vit avec cet infini bouché, on se vit dans une urgence, car il faut bien réfléchir aux solutions pour bouger et qu’en pratique l’urgence est une réponse à un danger, le danger suscite la peur qui n’est pas un vecteur de transformation. La peur vient de notre cerveau reptilien et provoque la paralysie, la soumission, la fuite en avant ou alors du combat quand l’animal est à la taille et là, ce n’est pas le cas.

La peur n’est pas un moteur d’action. Ce qui est un moteur d’action, c’est l’inspiration, la métaphysique, la spiritualité, la culture, l’art. C’est une nouvelle mythologie. Partant de cela, il n’y a jamais de point de non-retour. Le point de non-retour, on le constatera a posteriori si l’humanité disparaît ou que l’on passe de 7 milliards à 1 milliard. Avant, il n’y avait pas de trajectoire. Notre histoire humaine n’est pas faite de prolongation de courbes scientifiques, quand bien même elles seraient ultra alarmistes comme aujourd’hui. Notre histoire est faite d’événements improbables, notre avenir est fait de grains de sable qui grippent les engrenages. On ne peut pas développer une stratégie gagnante en présence d’une butée, car elle ne sera alors pas développée sur l’inspiration, mais sur la peur et le danger, et sera donc vouée à l’échec.

LVSL – Sans parler de dernière chance alors, si ce n’est pas le bloc écolo-humaniste qui gagne en 2022, pourra-t-on réduire nos émissions par deux en 10 ans comme le préconise le GIEC ? 

E.P. – Peut-être de façon ultra-radicale. C’est l’inspiration et l’entraînement à l’action qui font qu’on est débordés par nos actions et qu’on gagne en confiance. Cela fait vingt ans que je me dispute avec mon ami Pierre Larrouturou sur cette notion d’urgence parce qu’il dit toujours qu’on a une fenêtre de trois mois et que si on la rate, les choses seront plus difficiles encore. Notre désaccord vient du fait que je considère que cela ne génère pas une énergie d’action suffisante. Cela ne nous empêche pas de travailler pour que 2022 ne se passe pas comme 2017. En 2020, s’il n’y a pas une marée de villes qui enclenchent une transition écologique majeure, on pourrait craindre un échec parce que les prochaines élections seront en 2026 et qu’on ratera le coche pour 2030. On pourrait se dire que l’on a trois mois devant nous pour réussir, parce que ce n’est pas l’État qui fait les projets, il ne fait que poser un cadre.

LVSL – Tirant les leçons de l’expérience de 2017, selon vous, quel serait le scénario idéal pour 2022 ?

E.P. – On arrive à cristalliser un espace politique qui est l’espace idéologique et culturel, c’est-à-dire, un mouvement de repli sur soi, de droite et d’extrême droite, un mouvement ultralibéral sécuritaire qui s’assume pour la protection des vainqueurs du système. Pour moi, c’est ce qui est advenu avec l’effondrement du bipartisme. Le macronisme, c’est de l’entrepreneuriat politique. Avant, on avait des gouvernements de droite qui ne faisaient pas de la politique de droite et des gouvernements de gauche qui ne faisaient pas de la politique de gauche. Maintenant, on a un gouvernement ultralibéral qui fait une politique ultralibérale sécuritaire comme annoncé. Le troisième espace, c’est cet arc humaniste qui n’arrive pas à se cristalliser d’un point de vue politique alors qu’il est là d’un point de vue culturel. Dans ma lecture de 2017, si les trois candidats s’étaient retirés en disant à Nicolas Hulot qu’il serait le président d’une VIe République d’un nouveau genre, on aurait remporté les élections. Si aux Européennes on avait réussi à cristalliser cet arc humaniste, on n’aurait pas été à 10 points du duel Macron-Le Pen, mais en tête des élections. C’est ce qu’on avait vu à notre échelle à Grenoble en 2014 avec un sursaut de participation de 6 points au second tour.

LVSL – La participation à l’homogénéisation de ce troisième espace n’est-elle pas en contradiction avec un discours communaliste ? On parle de déterminer un projet national qui puisse cristalliser ce qui est déjà un acquis culturel autour d’un mouvement rassembleur.

E.P. – Je ne crois pas que ce soit autour d’un mouvement. Notre organisation sociale revendique l’égalité. Le néo-darwinisme de Macron lorsqu’il évoque les « premiers de cordée » et « ceux qui ne sont rien » brise cette égalité de fait, beaucoup plus revendiquée que par le passé. On retrouve ces nouvelles façons de faire société dans le monde de l’action de la société civile, au fonctionnement collectif, sans structure, sur un projet donné, par exemple dans le monde de l’énergie où on retrouve beaucoup de producteurs-consommateurs qui s’associent pour une mise en commun. On retrouve cette organisation dans le monde de la politique où les individus conservent leur identité, mais se retrouvent sur des projets communs à l’échelle municipale, européenne, pour la France, pour les régionales. Ces projets s’appuient sur la diversité, il ne s’agit pas d’une fusion des cultures.

Eric Piolle, séminaire « Construire une écologie populaire » organisé par Le Vent se Lève, Sorbonne, Paris. Photo © Guillaume Caignaert

LVSL – Dans la dernière partie de votre livre vous évoquez la Commune de Paris. Vous assimilez Thiers au jacobinisme et sa répression à la peur de la liberté des Communards, « raison pour laquelle l’État central, le Paris capitale de la France a fait le choix de passer les Communards au fil de la baïonnette ». Est-ce que, pour vous, l’échelle de la gestion se confond avec une politique réactionnaire antirévolutionnaire ? Est-ce que l’État central est forcément quelque chose de réactionnaire et antirévolutionnaire par essence ?

E.P. – Cela dépend aux mains de qui il est. C’est un État qui est le plus souvent au service des puissants, quand il n’est pas dirigé par les puissants eux-mêmes. C’est la nouveauté du système Macron : maintenant on a Danone, Areva et consorts qui sont directement au pouvoir. Ce ne sont plus des visiteurs du soir et dans ces cas, il est là pour écraser ceux qui veulent reprendre en main leurs conditions de vie.

Là, on broie les aspirations profondes de gens qui souhaitent définir leurs conditions de vie parce que c’est un gouvernement réactionnaire et aussi un gouvernement qui dit que la structure et l’organisation prévalent sur la subsidiarité et la liberté de communautés auto-organisées, l’autogestion étant une menace pour le système.

LVSL – Justement, au sujet de la subsidiarité, ne serait-il pas temps d’arrêter d’opposer jacobinisme et girondisme ou décentralisation face à l’urgence climatique ? Ne pourrions-nous pas nous accorder sur un principe de subsidiarité écologique ? On ferait automatiquement ce que norme l’échelle la plus ambitieuse en termes d’écologie, que ce soit la région, la commune, l’État ou l’Europe.

E.P. – Il faut garder en tête que dans cette subsidiarité l’action déborde son cadre idéologique et appartient à plusieurs imaginaires, c’est donc quelque chose qui est fondamental pour moi. C’est-à-dire que je reconnais que dans cette diversité humaine, les imaginaires peuvent s’accorder sur une mythologie commune et que finalement, une action a le mérite de faire exploser un cadre idéologique et philosophique. On est entraîné par l’action dans laquelle on met de côté son histoire pour faire avec. Il y a donc là une production humaine qui crée du commun et qui est pour moi extrêmement riche. Autant, quand la loi est la norme, je pousse pour cette subsidiarité ; autant dans les moyens de l’action et de la transformation, le projet est beaucoup plus puissant quand il est municipaliste que quand il s’agit d’un grand plan d’État. Ce dernier fonctionne pour un rattrapage, mais peut également basculer dans le totalitarisme. Ce qui va nous faire avancer, c’est la liberté et la chance.

LVSL – Quelle est pour vous la différence entre la planification écologique et le Green New Deal dont vous parlez dans votre livre ?

E.P. – Je ne tiens pas à insister sur la différence, car je suis plutôt dans la recherche de la convergence des concepts aujourd’hui. Pour prendre l’exemple de la Smart City bourrée de capteurs et de pilotage, la cité n’est pas regardée comme un foyer humain, mais comme une sorte d’usine dont il faut optimiser les déplacements et la production de déchets des pions humains. Les humains sont considérés comme des pions dont il faudrait optimiser les actions. La Smart City, avec son pilotage total, est déshumanisée. Elle est construite sur une mythologie techno-scientiste dans laquelle on n’a pas besoin de questionner à nouveau notre humanité et nos façons de vivre. On a juste besoin de se laisser piloter par le monde techno-scientiste. À l’inverse, je crois que la ville est un foyer humain qui concentre des solidarités, de la production de connaissances, de culture, d’échanges, que c’est profondément humain et que nous regardons la Smart City à rebours de ce qui est communément admis dans la littérature techno-scientiste. Nous ne sommes pas technophobe par principe, mais ça ne peut s’impliquer que dans une conversion humaine et l’exercice de la liberté humaine. Je n’ai pas envie de vivre avec une multitude de capteurs et suivant les préceptes de gens qui me pousseraient à avoir des comportements écologiques comme ils ont essayé de me pousser à consommer de façon compulsive. C’est une atteinte à mon humanité.

LVSL – Comment liez-vous « Liberté, égalité, fraternité » avec votre devise « Garantir, chérir et nourrir » ?

E.P. – Je n’ai pas encore réfléchi à cette question, qui est intelligente. J’aime bien les triptyques, cela me parle. Si je faisais un pendant, ce que j’ai cherché à faire c’est dire qu’on va se décaler du développement durable pour aller vers ce triptyque pour mener des actions qui garantissent des sécurités, chérissent les biens communs, nourrissent de sens et qui atteindront les trois échelles : l’individu dans sa solitude, le collectif (l’individu organisé) et l’institution (l’individu organisé en société). Comme dans le triptyque « Garantir, chérir et nourrir », la devise « Liberté, égalité, fraternité » parle à la fois à l’individu, au collectif et à l’individu organisé en société. C’est là que je situe le parallèle.

2022 : le péril Maréchal

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©Gage Skidmore

Privée de débat à l’université d’été du Medef suite à la polémique soulevée par son invitation, Marion Maréchal a choisi de livrer une tribune à Atlantico qui s’apparente à un manifeste politique clairement libéral. De son retrait de la vie politique à son progressif retour, tout laisse penser que l’ex-députée du Vaucluse prépare une union des droites en vue de la prochaine échéance présidentielle. Sa victoire est possible.


Il était une fois Le Pen

« Libéralisme découle du mot liberté. De fait, s’il est bien une question fondamentale pour moi en économie, c’est celle de la liberté. »[1]

Il y a un an, Maréchal tuait Le Pen. Un choix de communication judicieux pour rompre une bonne fois pour toute avec l’héritage lourd à porter du diable de la République. Si la petite-fille a tiré un trait sur son second patronyme, elle semble pourtant renouer avec le corpus idéologique du père fondateur.

En totale rupture avec les idées sociales de sa tante, Marion Maréchal retourne aux racines national-libérales du Front national. Dans sa tribune publiée à Atlantico le 29 août, la cheffe d’entreprise aborde tout ce qu’elle n’a pas pu dire de par son absence à l’université d’été du syndicat patronal. Celle que l’on qualifiait de figure de proue de l’aile libérale du Rassemblement national assume son positionnement idéologique et, par un habile jeu d’équilibriste, renvoie dos à dos « socialisme étatique » et « néolibéralisme » en prônant une « troisième voie ».

À l’orée de son grand raout libéral-conservateur qu’elle veut calquer sur celui du Parti républicain américain (GOP), Marion Maréchal expose un manifeste politique : elle est libérale (sans être « néo »), pro-business et patriote. Un logiciel idéologique identique à celui prôné dans son école, l’ISSEP.

L’ISSEP, au service des idées libérales-conservatrices

Fondée l’an dernier, l’Institut des sciences sociales, économiques et politiques avait un double objectif : donner une légitimité à Marion Maréchal tout en formant une jeune garde libérale-conservatrice. Ainsi, la petite-fille et nièce de n’est plus l’héritière d’une dynastie politique emblématique de la Ve République, elle est une entrepreneuse. Pour ce faire, Marion Maréchal a réuni tout un aréopage d’intellectuels très droitiers couvrant l’ensemble du spectre idéologique de la droite française, allant du royalisme (Yves-Marie Adeline, ex-président de la peu connue Alliance Royale) au libéral-conservatisme. On retrouve ainsi parmi les enseignants Jean-Yves Le Gallou : ex-frontiste, il fut l’un des cofondateurs du Club de l’Horloge, un cercle de réflexion national-libéral qui a pour autre cofondateur connu un certain Henry de Lesquen, connu pour ses saillies racistes, plusieurs fois condamnés pour incitation à la haine raciale et qui, dans son libre journal sur Radio Courtoisie, recevait des associations telles que Liberté Chérie, le Cercle Bastiat ou encore le Parti libéral démocrate.[2] Le Gallou donnera également naissance, en 1985, à la Fondation pour la recherche sur les administrations publiques, un think tank ultralibéral plus connu sous l’acronyme iFRAP et aujourd’hui dirigé par Agnès Verdier-Molinié.

L’iFRAP est visiblement en odeur de sainteté chez Marion Maréchal puisque parmi ses enseignants on y retrouve également Édouard Husson, membre du conseil d’administration, du collège des personnes qualifiées et du conseil scientifique du think tank.[3] Ajoutons que cette officine fut longtemps dirigée par Bernard Zimmern à qui l’on doit également Contribuables Associés, une autre association qui ne cache ni son inclination libérale, ni son conservatisme : Alain Dumait, qui figure parmi les cofondateurs de l’association, a appelé à voter Jean-Marie Le Pen en 2002 et 2007. Une époque où le programme du candidat Le Pen visait à « recentrer l’État sur ses missions régaliennes », « désétatiser la France », « échapper à la spoliation étatique » ou encore instaurer le « chèque scolaire ». Appelé aussi voucher, il est une idée chère à l’économiste libéral et chef de file de l’école de Chicago Milton Friedman.[4] Si cette proposition fut âprement défendue par Jean-Marie Le Pen, elle est également soutenue par une association libérale-conservatrice nommée SOS Éducation et fondée par Vincent Laarman, neveu de François Laarman, également impliqué dans la création de Contribuables Associés aux côtés de Zimmern… Une affaire de famille au cœur d’une nébuleuse qui inclut Sauvegarde retraites ou encore l’Institut pour la justice.

Ce petit monde libéral-conservateur gravite autour de l’Association pour la liberté économique et le progrès social (ALEPS). Longtemps courroie de transmission du patronat[5], on doit à cette association d’autres émanations telles que l’IREF (Institut de recherches économiques et fiscales) ou encore L’école de la liberté, enregistrés à la même adresse que leur vénérable ascendante. Jacques Garello, son président d’honneur, n’a jamais caché son opposition à l’IVG[6] ou son inclination révisionniste en ce qui concerne la colonisation[7] : un discours que l’on retrouve aujourd’hui à l’IREF[8], mâtiné de références au controversé Jacques Marseille.[9]

Face à une droite libérale historique laminée et grevée par ses querelles et dissensions, Marion Maréchal s’est visiblement entourée de manière à pouvoir tous les réunir sous une même bannière et cette bannière ne sera pas celle du Rassemblement national.

L’union des droites

Depuis le ralliement de Thierry Mariani et de Jean-Paul Garraud, le cordon sanitaire entre Les Républicains et le Rassemblement national continue de se rompre au fil des défections. Après la présidence calamiteuse de Laurent Wauquiez et la défaite cuisante des européennes, la droite connaît la même déshérence que le Parti socialiste. L’aile droite du parti ne cache plus son attirance pour le Rassemblement national : on retrouve ainsi chez Racines d’avenir une jeune garde plurielle (LR/RN/DLF/PCD) qui prône l’union des droites pour l’emporter en 2022 et qui, dans son corpus de valeurs, se dit « contre l’État nounou ». Un motto on ne peut plus libéral.

Quand on lui parle d’union des droites, Marion Maréchal ne cache pas ses intentions. Encore officiellement « en retrait », l’ex-députée déclarait chez LCI en juin que « le RN est nécessaire […] mais pas suffisant. » et qu’elle « cherche à réfléchir comment, demain, aller au-delà du RN. »[10] L’union passerait-elle par un grand mouvement capable de fédérer toutes les chapelles de la droite ?

Dans le même temps, on observe une Marine Le Pen en retrait : n’en déplaise à celles et ceux qui ne cessent de parler de « guerre familiale », celle qui hier donnait le tempo de la vie politique française se fait beaucoup plus discrète qu’auparavant et se contente de récupérer les déçus des Républicains tout en entreprenant un rajeunissement du parti. Pour les européennes, elle a fait confiance à un jeune loup inconnu du grand public : Jordan Bardella. À 23 ans, il a réussi à damer le pion à La République en marche. Désormais député européen et vice-président du Rassemblement national, il suit une trajectoire similaire à celle de Marion Maréchal, qui fut la plus jeune députée de l’histoire de la République française : être jeune n’est plus un défaut quand on aspire à être aux responsabilités.

Ce plafond de verre avait déjà été brisé par l’actuel locataire de l’Élysée, élu à 39 ans et que d’aucuns jugeaient « trop jeune » pour briguer la présidence de la République. Emmanuel Macron avait utilisé cette critique comme une arme en jouant la carte de la jeunesse et du renouveau. Au micro de France info en avril 2018, l’ancienne ministre Rachida Dati s’était risquée à un pronostic au sujet de Marion Maréchal : « Elle va faire son Macron de droite. Si Marion Maréchal Le Pen revient, elle va faire l’union des droites en disant ”je suis nouvelle, j’incarne le renouveau.” Elle va faire un strike. »[11] Un pronostic qui pourrait se révéler exact.

Maréchal, nous voilà !

Marion Maréchal a un boulevard devant elle : personne à droite ne semble en mesure de lui faire de l’ombre et sa tante n’aspire visiblement pas à rejouer le débat du second tour avec Emmanuel Macron. Si Donald Trump est réélu l’an prochain, elle pourra dénoncer à l’envi l’establishment qui prédisait le désastre et instrumentaliser les bons chiffres de l’économie américaine. Si Emmanuel Macron déçoit son électorat le plus droitier, elle aura les arguments pour les rallier à sa cause : elle capitalisera sur son programme libéral et pourra compter sur la PMA pour déclencher l’ire des catholiques, pour l’instant majoritairement acquis à la cause d’Emmanuel Macron.[12]

Parmi les Républicains, les séditions se font de plus en plus nombreuses et bruyantes : les mutins qui avaient ripaillé en juin avec la jeune ambitieuse se structurent et se préparent à créer un courant conservateur au sein même de leur parti.[13] Si, officiellement, il n’est pas question d’alliance, force est de constater que le mot d’ordre « plutôt Marion que Macron » laisse augurer une volonté d’union qui se ferait au-delà des partis.

Dans le monde médiatique, l’entreprise de lepénisation des esprits est en marche. De  l’heure des Pros de CNews aux Grandes Gueules de RMC, la doxa libérale réactionnaire est omniprésente. Ainsi, dans sa revue trimestrielle début 2018, Contribuables Associés exprimait son satisfecit à l’égard d’Éric Brunet – animateur de Radio Brunet et Carrément Brunet sur RMC), lequel déclamait : « Vous êtes l’association qui a tapis rouge en permanence ici. J’adore Contribuables Associés. C’est une association qui défend les contribuables de France et qui n’a pas assez voix au chapitre dans ce pays, je le dit [sic] à chaque fois. »[14]Précisons par ailleurs que le journaliste avait une chronique intitulée « Les Français sont sympas » dans laquelle il traquait les « gaspillages de l’argent public ». Une chronique élaborée en collaboration avec l’association.

Du côté de la presse, c’est le journal l’Opinion qui se fait le premier porte-voix des idées libérales. Parmi les habitués des colonnes de ce canard, on y trouve Olivier Babeau. Ce professeur à l’Université de Bordeaux et libéral assumé est également co-fondateur de l’Institut sapiens avec un certain docteur Laurent Alexandre, lequel ne cache pas non plus son goût pour libéralisme, ni son rejet de l’immigration de masse[15]. Celui qui est aussi le père du site doctissimo.com ne paraît pas ressentir d’animadversion à l’égard de Marion Maréchal puisqu’il a déjà donné une conférence à l’ISSEP et est monté à la tribune à l’occasion de l’université d’été des parlementaires du Rassemblement national à Fréjus[16] Difficile donc de ne pas croire qu’une candidate Maréchal aurait le soutien plus ou moins affiché de ces nombreux relais d’opinion.

En parallèle au journal dirigé par Nicolas Beytout, le Figaro fait lui aussi figure de promoteur du courant libéral/libertarien : le journal fait ainsi la part belle à l’IREF (Jean-Philippe Delsol, Nicolas Lecaussin…), à l’iFRAP ou encore à Contribuables Associés, en témoigne le Figaro Magazine du 7 septembre 2019 qui porte en Une l’« enquête » de Contribuables Associés sur le gaspillage de l’argent public : une enquête qui jouxte une interview de Marion Maréchal.

Federbusch candidat à Paris : le premier adoubement

L’acte fondateur de cet aggiornamento libéral est probablement l’investiture officielle par le parti de Marine Le Pen du libéral Serge Federbusch. L’énarque, fondateur du Parti des Libertés, devient ainsi le premier véritable symbole de la mue libérale du Rassemblement national voulue par Marion Maréchal. L’homme, bien qu’inconnu du grand public, n’est pas un anonyme au sein de la mouvance libérale française : souvent reçu par Contribuables Associés (que ce soit dans leurs tribunes ou sur les ondes de Radio Courtoisie), le libéral semble fort bien intégré au sein de la nébuleuse, en témoigne le satisfecit affiché par l’économiste ultralibéral (et ex-frontiste) Philippe Herlin, qui déclare sur sa page Facebook : « Serge Federbusch lance avec succès “Aimer Paris” pour disputer la mairie en 2020, Charles Beigbeder préside le comité de soutien (ParisTribune) Une initiative à suivre ». Les fréquentations communes des deux hommes semblent aller de Patrick de Casanove (président du Cercle Bastiat) au blogueur H16 en passant par Eudes Baufreton (Contribuables Associés) : force est de constater qu’il s’agit d’un petit monde où tout le monde se connaît… Un monde qui commence à converger au grand jour mais la gauche reste passive et ne semble pas prendre conscience du danger.

Que fait la gauche ?

Sous le regard bienveillant du patronat et des officines libérales, Marion Maréchal bâtit petit à petit les fondations d’un projet d’unification des droites qui pourrait siphonner jusque dans l’électorat de La République en marche. De l’autre côté du spectre politique, les querelles intestines persistent en dépit du dialogue entamé lors du Festival des idées ou à l’occasion du projet de référendum ADP. Déchirée de toute part, la gauche est aujourd’hui incapable de fédérer pour faire face à la menace qui s’annonce. Il reste deux ans pour faire maison commune et construire une alternative face à celle qui pourrait devenir la première femme à exercer la fonction suprême de l’État.


[1] Marion MARÉCHAL : “Ce que j’aurais dit au Medef si on m’avait laissé y aller”, Atlantico.fr, 29 août 2019.
[2] « Le libéralisme est-il condamné ? », radio-courtoisie.over-blog.com, 16 février 2009
[3] Fondation iFRAP : « Qui sommes-nous ? »
[4] Milton FRIEDMAN, « Capitalisme et liberté », chapitre 6, p. 151
[5] Kevin BROOKES, « Le rôle des clubs et des réseaux d’intellectuels libéraux dans la diffusion du néo-libéralisme en France. Le cas de l’ALEPS et du groupe des Nouveaux Économistes ». Précisons que Kevin BROOKES est aujourd’hui à « l’école de la liberté ».
[6] Jacques GARELLO, « L’enfant sans père », libres.org, 3 juillet 2017
[7] Jacques GARELLO, « Cet homme est dangereux », libres.org, 21 février 2017
[8] Extrait du débat entre Ferghane AZIHARI (chargé d’études à l’IREF) et Monique PINÇON-CHARLOT sur le plateau de Fréderic Taddeï chez RT France, twitter.com, 16 juillet 2019
[9] Sur le sujet, cf. « Le négationnisme colonial, de l’Université à la littérature de gare » de Francis ARZALIER.
[10] « Marion Maréchal appelle à “dépasser” le RN pour une “grande coalition” des droites », lejdd.fr, 2 juin 2019
[11] « Rachida Dati : “Si un jour Marion Maréchal Le Pen revient, elle va faire une union des droites” », youtube.com, 23 avril 2018
[12] « Européennes 2019, les catholiques pratiquants ont largement rallié Macron », la-croix.fr, 27 mai 2019
[13] « Les Républicains : des élus Maréchal-compatibles veulent se structurer », leparisien.fr, 30 août 2019
[14] Tous contribuables !, décembre 2017 – février 2018, p.9
[15] Laurent Alexandre : « La France sera demain café au lait et musulmane. C’est le choix que nous avons fait en acceptant l’immigration de masse », fdesouche.com, 31 mars 2019
[16] Tweet de Marion Maréchal, 25 mars 2019 et site du Rassemblement national