Comment Macron a sacrifié la santé des Français

À l’heure du bilan du quinquennat, il est difficile de ne pas évoquer la question de la santé publique. Tandis que les hôpitaux français déclenchaient leurs plans blancs pour faire face aux vagues de contaminations et que les déprogrammations de soins se multipliaient, le gouvernement n’avait qu’une obsession : soigner sa communication « de guerre » et mandater des cabinets de conseils privés – au lieu de donner à l’expertise médicale, aux spécialistes et aux citoyens leur juste place dans la prise de décision. Niant toute forme de responsabilité dans le manque de moyens, dans la mise en difficulté des soignants et dans les nombreux dysfonctionnements du système de santé, le président s’est appliqué à entretenir un climat de tension sociale par un discours de culpabilisation et par des mesures arbitraires, au détriment des plus précaires. Ainsi, ces deux dernières années ont rendu d’autant plus tragiques le mépris du chef de l’État pour les principes fondamentaux de la santé publique et son projet de démanteler coûte que coûte ce qu’il restait encore de l’hôpital public.

La santé sous Macron : un bilan catastrophique, qui ne se résume pas à la période de la crise sanitaire

Force est de constater que les deux premières années du dernier quinquennat ont contribué à affaiblir notre système de santé publique. Ce bilan repose sur trois principales défaillances : la poursuite du démantèlement de l’hôpital public, la détérioration des conditions de travail des soignants, ainsi que les difficultés accrues d’accès aux soins pour les citoyens.

Devenue obsessionnelle depuis le tournant de la rigueur en 1983, l’austérité budgétaire soumet chaque année un peu plus l’hôpital public à la concurrence féroce des établissements privés de santé. Les hôpitaux ont ainsi subi 11,7 milliards d’euros de coupes budgétaires dans la dernière décennie. Dans ce sens, les trois projets de loi de financement de la Sécurité sociale (PLFSS) précédant la pandémie prévoyaient des économies sur les dépenses d’assurance-maladie dans les hôpitaux de 1,67, 1,61 et 1 milliards d’euros entre 2017 et 2019. Des moyens qui ont, par la suite, cruellement manqué.

Fin 2018, la ministre de la Santé, Agnès Buzyn, lançait le plan « Ma santé 2022 ». Une réforme « qui fai[sai]t la part belle au privé » comme le titrait l’Humanité, et qui prévoyait notamment de transformer les petits établissements hospitaliers en « hôpitaux de proximité », sans maternité, ni chirurgie, ni urgence. Dans le même temps, les déserts médicaux n’ont cessé de progresser sur notre territoire. Selon le géographe de la santé Emmanuel Vigneron, la diminution du nombre de médecins généralistes s’est accélérée entre 2017 et 2021. La densité médicale par département, c’est-à-dire le nombre de médecins généralistes rapporté à la population, a diminué de 1 % par an en France sur cette période, contre 0,77 % en moyenne sous le quinquennat de François Hollande. Comme le relevait alors un article du Monde, « les trois quarts des 100 départements français voient leur situation se dégrader, seuls dix-sept se trouvent en stagnation, huit en amélioration ». Or, la densité médicale est selon la Drees un « facteur aggravant » du non-recours aux soins, dans la mesure où les personnes pauvres ont huit fois plus de risques de renoncer à des soins dans les déserts médicaux. Une enquête de novembre 2019 révélait déjà que 59 % des Français ont dû renoncer à des soins, la majorité pour des raisons financières.

Face à cette situation dégradée, les dirigeants politiques se sont rendus coupables de négligence et d’irresponsabilité, en faisant la sourde oreille aux revendications des soignants qui rappelaient une évidence : l’hôpital public ne remplit plus sa mission d’accueil inconditionnel depuis des années. En janvier 2018, une grande grève dans les Ehpad de toute la France réclamait déjà « davantage de moyens humains pour plus de dignité ». En avril 2018, des personnels d’hôpitaux psychiatriques, au Rouvray, menaient une grève de la faim pendant trois semaines. Leurs collègues de l’hôpital psychiatrique du Havre ont dans la foulée occupé le toit d’un bâtiment pendant trois semaines. À l’hôpital psychiatrique d’Amiens, un campement de protestation a duré pendant près de cinq mois. En avril 2019, des services d’urgences des hôpitaux parisiens se sont mis à leur tour en grève. Un mouvement s’est structuré à travers le Collectif inter-urgences (CIU) qui a rapidement essaimé à travers le pays de telle sorte qu’en juin, 120 services étaient en grève. En août, ils étaient 200. Toujours sans que l’exécutif ne prenne au sérieux les revendications de ces soignants qui ont pourtant tiré, à de maintes reprises, le signal d’alarme.

En janvier 2020, à l’aube de la crise du Covid-19, Agnès Hartemann, chef du service de diabétologie de l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière, avait ému les Français en déclarant que, faute de moyens, elle était obligée de jouer le jeu de l’économie de moyens et du rationnement des soins. Avec des centaines d’autres médecins du Collectif inter-hôpitaux (CIH), elle démissionnait de ses fonctions administratives. Cette décision était symbolique du malaise de certains soignants forcés de rompre avec leur éthique médicale pour des raisons de rentabilité et de perte d’humanité au sein de leur profession. Des enjeux qui s’annonçaient d’autant plus problématiques à mesure que la pandémie devenait une réalité concrète dans les services hospitaliers.

Face à la crise, un « chef de guerre » qui continue de désarmer ses soldats

Emmanuel Macron nous l’a répété ad nauseam : face au virus, nous étions « en guerre ». Et pour mener cette guerre à ses côtés, en pleine crise hospitalière, il a fait le choix de nommer Jean Castex comme Premier ministre, à la suite de la démission d’Édouard Philippe. Si les médias se sont empressés – sans doute à raison – d’y voir l’influence de Nicolas Sarkozy sur l’actuel locataire de l’Élysée, ce choix était également révélateur du programme macronien en matière d’hôpital public. Ancien directeur de l’hospitalisation et de l’offre de soins au ministère des Solidarités et de la Cohésion sociale, de 2005 à 2006, Jean Castex a été le maître-d’œuvre de la réforme de la tarification à l’activité – la funeste T2A –, pilier de la transformation de l’hôpital en entreprise et des soignants en experts-comptables.

La suppression de 5 700 lits d’hospitalisation en pleine épidémie […] invite à relativiser « l’effort de guerre » et le « quoiqu’il en coûte ».

L’indicateur le plus frappant de cette fuite en avant du gouvernement reste le scandale provoqué par la suppression de lits d’hospitalisation au plus fort de la crise. Fin 2016, la France comptait plus de 404 000 lits d’hospitalisation à temps complet. Fin 2020, le chiffre était tombé à 386 835, soit plus de 17 000 lits supprimés en quatre ans. La suppression de 5 700 lits d’hospitalisation en pleine épidémie, selon la Drees, invite à relativiser « l’effort de guerre » et le « quoiqu’il en coûte » dont se sont gargarisé le chef de l’État et ses équipes gouvernementales.

Pendant que plans blancs et déprogrammations de soins se multipliaient pour faire face à la cinquième vague, une étonnante bataille de chiffres agita les autorités sanitaires en décembre 2021. En effet, alors qu’une étude du Conseil scientifique faisait état de « 20 % de lits publics fermés sur le territoire » depuis 2019, faute de soignants pour s’en occuper, la Direction générale de l’offre de soins (DGOS) publiait quant à elle, le 16 décembre 2021, une enquête sur les ressources humaines commandée par le ministre de la Santé Olivier Véran, qui avançait le chiffre de 2%.

Au-delà de ces éléments de langage qui visaient à rassurer les Français sur l’état de leur hôpital public, de telles stratégies de communication semblaient bien vaines face aux remontées « du terrain ». Dans un article de Marianne, Arnaud Chiche, médecin anesthésiste-réanimateur dans les Hauts-de-France et président du collectif Santé en danger, alertait sur le fait que « ces déprogrammations sont moins la conséquence d’un afflux massif de patients Covid à l’hôpital, que d’une pénurie de soignants médicaux et paramédicaux ». Contrairement à ce que nous assurait le gouvernement, la cause de l’engorgement des hôpitaux n’était pas conjoncturelle, c’est-à-dire liée à la crise du Covid, mais bien structurelle, en raison d’une aggravation des conditions de travail et d’un épuisement des personnels soignants. « Ces réorganisations incessantes ont en outre accéléré l’effondrement du système sanitaire, en désorganisant le travail du soin et en poussant les soignants, déjà épuisés par des décennies d’austérité, au découragement et à la démission », notent quant à eux Barbara Stiegler et François Alla, auteurs du tract Santé publique année zéro paru chez Gallimard.

Le ministère de la Santé a ainsi déserté la bataille pour l’hôpital public et laissé s’aggraver la santé générale des Français. Avec une baisse de 13% de séjours hospitaliers hors Covid en 2020, de nombreux Français souffrant de maladies chroniques, de cancers, d’AVC ou d’infarctus, n’ont pas pu être pris en charge. Dans une tribune parue dans Le Monde, un collectif de médecins de l’AP-HP déplore la normalisation de ces ruptures de soin et estime qu’« en imposant aux soignants de décider quel patient doit vivre, le gouvernement se déresponsabilise de façon hypocrite ».

Ce hiatus entre le discours et la réalité concrète de l’action du gouvernement fut particulièrement flagrant lorsque Emmanuel Macron décida de placer le 14 juillet 2020 sous le signe de la « reconnaissance » envers les personnels soignants, alors même que ces derniers manifestaient le même jour pour dénoncer un Ségur de la santé qualifié d’« imposture » par les syndicats. Christophe Le Tallec, vice-président du Collectif inter-urgences, dénonçait en ce sens un « hommage bling-bling » et réclamait « un soutien matériel et financier, pas juste un jeu de communication raté ». Dans le même article de Libération, Murielle, cadre en Ehpad, témoigne : « Tant que l’on continuera à faire des Ségur avec des gens qui n’y connaissent rien, sans demander directement aux soignants ce qu’ils en pensent, on ne changera jamais rien ! » Une nouvelle occasion manquée.

Un reniement historique des principes de santé publique, au détriment de celle des Français

Par-delà le démantèlement de l’hôpital, c’est le principe même de santé publique qui a été sérieusement ébranlé par la gestion gouvernementale de la crise sanitaire. S’il était presque impossible, en mars 2020, de mettre sérieusement en cause les décisions prises par l’Élysée, dans un contexte d’urgence sanitaire inédit, nul ne peut ignorer la dimension idéologique de celles-ci. Des choix politiques ont été faits. L’application uniforme des restrictions sanitaires sur l’ensemble de la population, d’une part, sans prise en compte des inégalités géographiques, économiques et de santé préexistantes. Une enquête publiée par la Drees en juillet 2020 permettait déjà d’identifier les principaux facteurs de vulnérabilité face au virus : présence de comorbidités aggravantes (obésité et diabète entre autres), forte exposition à la contamination (sur le lieu de vie ou de travail), difficultés d’accès aux soins.

À cette vulnérabilité sanitaire se sont ajoutées de nouvelles problématiques, liées au confinement et aux restrictions sanitaires : dégradation de la santé mentale, de la sécurité matérielle et physique, des conditions de logement, difficultés à maintenir une activité scolaire ou professionnelle. Refusant de reconnaître le caractère cumulatif des inégalités sociales et niant toute forme de responsabilité dans la mise en difficulté des populations les plus vulnérables, le gouvernement s’est contenté d’appliquer de façon arbitraire et selon des principes prétendument « universels » une feuille de route dictée par une poignée de proches conseillers. Se rêvant héros de guerre, le chef de l’État a laissé une partie considérable de la population basculer dans la grande précarité. En octobre 2020, un article du Monde comptait ainsi un million de personnes supplémentaires sous le seuil de pauvreté, par rapport aux 9,3 millions d’avant crise.

Après avoir savamment dilapidé l’hôpital et poussé une grande partie du pays dans la précarité, Macron faisait, malgré lui, le constat de son impuissance politique.

La mise au ban des réfractaires à la politique sanitaire a, d’autre part, constitué un autre point fort de cette « gestion de crise ». Accusées indistinctement de complotisme, les personnes émettant parfois de simples doutes sur le bien fondé de la stratégie du « tout vaccinal », ou hésitant à se faire vacciner, quelle qu’en soit la raison, ont enfin été qualifiées d’« irresponsables » par le président.

Cette déclaration, volontairement polémique, a permis de révéler un tournant dans la stratégie macronienne. Dépassé par l’augmentation continue des cas graves à l’hôpital et ne parvenant pas à répondre aux appels à l’aide du personnel soignant, le gouvernement a surfé sur le climat de méfiance latent, accusant lui-même les non-vaccinés d’être à l’origine de l’effondrement du système de santé. Un discours d’autant plus contre-productif qu’il a suffi à radicaliser les positionnements de chacun.

Créant ainsi un lien de causalité entre la « seule » attitude civique qui vaille – aller se faire vacciner – et le sauvetage de l’hôpital public – et, par-là, la remise en marche de la société tout entière –, le discours gouvernemental a rigoureusement établi une inversion des responsabilités. Nos responsables politiques n’étaient plus condamnables, puisqu’ils se plaçaient eux-mêmes du côté des victimes. Ils n’étaient plus tributaires de l’engorgement des hôpitaux, de l’épuisement du personnel soignant, ni même du tri des patients en réanimation. Après avoir savamment dilapidé l’hôpital et poussé une grande partie du pays dans la précarité, Emmanuel Macron faisait, malgré lui, le constat de son impuissance politique.

Pour y remédier, et en déclarant vouloir « emmerder » les non-vaccinés, Emmanuel Macron est passé du « paternalisme soft » (d’après la formule d’Henri Bergeron) à la guerre ouverte contre tous les ennemis de l’intérieur. S’il est évident que, derrière la fracturation du pays et la désignation d’un adversaire politique commun, se cachait une stratégie rhétorique rondement menée, on peut également y voir le triomphe du libéralisme autoritaire, version restaurée du libéralisme thatchérien visant à évincer du système collectif les individus inadaptés.

C’est donc une interprétation pervertie des principes républicains qui sert au gouvernement à justifier l’application indifférenciée des politiques sanitaires sur l’ensemble de la population et à imposer un schéma ami/ennemi en éliminant les seconds. À travers cette distinction entre citoyens exemplaires et citoyens de seconde zone, au cœur du dispositif du « passe sanitaire » bien que contraire aux principes les plus élémentaires de notre pacte social, Emmanuel Macron enterre définitivement toute conception d’une santé publique démocratique et inconditionnelle.

Une gestion de crise confiée aux cabinets de conseil privés au détriment de l’expertise médicale

La révélation récente de la place donnée aux cabinets de conseil privés – notamment l’américain McKinsey – dans la gestion de crise, et de l’instrumentalisation de l’expertise médicale à des fins politiques, illustre bien le cynisme du gouvernement, dont la principale bataille a été celle de l’opinion. Ainsi émancipé des avis du Conseil scientifique avec une décomplexion désarmante, Emmanuel Macron pouvait laisser libre cours à sa posture de savant et de politique. Les médias eux-mêmes ne pouvaient que souligner « comment l’entourage d’Emmanuel Macron met[tait] en scène un président qui serait devenu épidémiologiste ».

Le faible crédit accordé à l’expertise médicale témoigne ainsi d’un éloignement des enjeux de santé publique au bénéfice d’un jeu de double légitimation entre le pouvoir politique et les instances sanitaires. Après avoir démontré que dans la stratégie du gouvernement, le calcul coût/bénéfice, censé orienter toute politique de santé publique, ne relevait plus d’un raisonnement médical mais d’un calcul politique, Barbara Stiegler et François Alla expliquent que « les structures d’expertises en étaient dorénavant réduites à assurer le service après-vente d’une série de décisions déjà prises par le président de la République ou par les membres de son gouvernement ». Autrement dit, le rôle des autorités sanitaires était limité à justifier les décisions prises par Macron et une poignée de conseillers en communication, a posteriori, au lieu de les précéder. Les « recommandations » n’étaient plus que des alibis au cœur d’une « légitimation réciproque » : l’exécutif justifiait ses mesures par des avis d’experts qui justifiaient eux-mêmes leur utilité par la prise de décision politique dont ils prenaient acte.

Une telle phrase permet de percer à jour le logiciel de gouvernance d’Emmanuel Macron, pour qui les limites de la démocratie sanitaire commencent là où la prétendue rationalité du chiffre s’impose.

La mise en conflit permanente des disciplines entre elles a également conduit à l’isolement et à l’atomisation des véritables experts médicaux. L’Académie des technologies, dans un rapport intitulé « Covid-19 : modélisations et données pour la gestion des crises sanitaires », rappelait les limites de la modélisation en santé puisque « les humains ne sont ni des plantes, ni des animaux, mais des êtres sociaux ». Une vision purement biomédicale de la crise s’est pourtant imposée, focalisée sur la légitimité du chiffre, sur les courbes d’incidence et sur les taux d’occupation des lits.

Dès lors, on ne peut que s’interroger sur le bien-fondé d’une vision aussi biaisée, d’autant plus lorsqu’elle s’exprime à renfort de slogans simplistes tel celui du ministère de la Santé d’Olivier Véran qui décrétait en août dernier qu’« on peut débattre de tout sauf des chiffres ». Une telle phrase suffit à révéler le logiciel de gouvernance sous Emmanuel Macron, pour qui les limites de la démocratie sanitaire commencent là où la prétendue rationalité du chiffre s’impose.

Le recours aux cabinets de conseil a évidemment joué un rôle clé dans cette religion du chiffre qui a dicté la gestion comptable de la pandémie. La place qu’ils ont prise dans la gestion de crise, de même que leur rémunération exorbitante avec de l’argent public, quand les soignants se voyaient toujours refuser des moyens nécessaires, constituent à ce titre un grave scandale d’État. Une plainte contre les cabinets McKinsey, JLL France et Citwell pour « détournement de fonds publics, favoritisme, corruption et prise illégale d’intérêts » a d’ailleurs été déposée début avril 2022 par l’association Coeur vide 19. Par exemple, ne serait-ce qu’entre décembre 2020 et mai 2021, le ministère de la Santé a rémunéré le cabinet américain McKinsey pour près de 10 millions d’euros, pour avoir participé à l’élaboration de la stratégie vaccinale du gouvernement.

Il est dès lors compliqué de déterminer la frontière entre les fondements idéologiques et purement médicaux dans le discours gouvernemental en matière de vaccination, comme le montrent Barbara Stiegler et François Alla qui dénoncent à ce titre la « rhétorique de la promesse largement entretenue par les services de marketing des laboratoires ».

Une telle stratégie conduit in fine à un appauvrissement regrettable du débat public, qui contraint les citoyens, spectateurs de querelles entre experts et non-experts, à se positionner au sein d’un clivage artificiel : « pour » – le masque, le confinement, et finalement le vaccin, de façon indifférenciée – ou « contre », sur des enjeux politiques et non sanitaires. À l’occasion d’une campagne de communication en partenariat avec la ministère de la Santé, la radio Skyrock allait jusqu’à inciter ses jeunes auditeurs à dénoncer leurs amis « pro-virus ».

Alors qu’une lutte contre toute pandémie nécessite d’avoir recours à l’intelligence collective pour être efficace, le gouvernement condamnait délibérément le débat public à une opposition manichéenne, qui n’a fait que renforcer la défiance d’une partie croissante de la population envers les autorités politiques, médicales et scientifiques. Ainsi, il abimait définitivement la possibilité d’un consentement éclairé des citoyens et, par là même, le fonctionnement démocratique de notre société, à la veille d’une échéance électorale primordiale.

Tirer les conséquences du mandat passé, pour éviter le pire

Faire le bilan de ces cinq années de mandat, et s’efforcer de voir une cohérence politique entre toutes les décisions prises avant et pendant la crise sanitaire, permet d’esquisser quelques hypothèses sur l’évolution de notre système de santé, en cas de réélection du président Macron. À ce titre, la question de la prise en charge de nos aînés est particulièrement éloquente. Celui qui promettait, en 2017, une loi Grand âge destinée à une meilleure prise en charge de la perte d’autonomie, l’a finalement abandonnée, au plus fort de la crise sanitaire. À la place, il a condamné les personnes âgées à l’isolement social pendant plusieurs mois, entraînant, pour beaucoup, une perte définitive de leurs capacités physiques et cognitives. Comme si les nombreux témoignages en ce sens ne suffisaient pas, la série de scandales sur les conditions de vie et de travail dans les Ehpad, montre avec violence les conséquences de la négligence du gouvernement en matière de réglementation et de contrôle des établissements de soin privés.

Comment est-il possible, alors que deux ans de crise sanitaire avaient enfin mis en lumière l’urgence de repenser la prise en charge de nos aînés, qu’il ait fallu attendre la parution d’un livre – Les Fossoyeurs, en janvier 2022 – pour « découvrir » la maltraitance des résidents, les dérives bureaucratiques et les pratiques frauduleuses normalisées dans l’un des plus gros groupes d’Ehpad français ? Comment peut-on expliquer que Brigitte Bourguignon, nommée par Emmanuel Macron en juillet 2020 pour travailler sur les questions d’autonomie en fin de vie, n’ait pas jugé utile de s’assurer elle-même du bon fonctionnement de ces établissements ? Comment ne pas s’interroger, enfin, sur les réticences de cette dernière à rendre public le rapport du gouvernement sur Orpea ; une décision qualifiée de « choquante » par le sénateur LR Bernard Bonne, co-rapporteur de la commission d’enquête du Sénat, qui a dû faire preuve d’« obstination » pour se le procurer ?

Ainsi la santé n’aura plus rien de « public », puisque seules les personnes suffisamment aisées, ou ne souffrant pas de pathologies impliquant une prise en charge trop onéreuse, pourront y avoir accès.

Une chose est sûre, la réélection d’Emmanuel Macron à l’Élysée sera, pour ce dernier, la garantie de ne pas être inquiété pour la gestion douteuse de ces affaires. Il pourra donc poursuivre en toute liberté son entreprise de privatisation du service public, renforçant la mainmise des grands groupes hospitaliers sur le système de santé et faisant fi des scandales politiques et sanitaires encore brûlants. À titre d’exemple, la signature en avril 2021 d’un « protocole de coopération » entre l’hôpital public et Clinéa, une filiale d’Orpea, permettra au groupe de s’étendre encore davantage, voire de se rendre indispensable en répondant à la problématique des déserts médicaux français.

Cette extension du privé dans de nombreux territoires rendra le transfert des patients inévitable, malgré l’augmentation des frais de prise en charge. Ainsi la santé n’aura plus rien de « public », puisque seules les personnes suffisamment aisées, ou ne souffrant pas de pathologies impliquant une prise en charge trop onéreuse, pourront y avoir accès. Les soignants aussi devront s’adapter, car comme l’indiquait Philippe Gallais, ancien salarié de Clinéa et délégué à la CGT Santé privée, « là où le privé se fait le plus de marge, c’est sur la masse salariale ». Cela implique, entre autres, des évolutions de salaire et de carrière négociées au cas par cas (comme c’est déjà le cas dans la plupart des établissements privés), l’obligation de se plier aux injonctions budgétaires et de combler, continuellement, le manque d’effectifs.

Certes, l’épidémie de Covid-19, comme toutes les autres avant elle, a mis nos sociétés, partout dans le monde, en grande difficulté. Nul ne peut nier les conséquences dévastatrices engendrées par un simple virus, et probablement que nul n’aurait su apporter une réponse idéale à l’urgence sanitaire. Néanmoins, il s’agit maintenant de tirer les leçons de cet épisode, qui a eu pour – seul – mérite de mettre en lumière la fragilité de notre système de santé. Désormais, il est non seulement urgent de remettre nos dirigeants face à leurs responsabilités, mais également de retrouver nos droits et d’exercer notre devoir de citoyens en conséquence.

Après l’épidémie, nous n’oublierons pas

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© Markus Spiske

Nous y voilà, confinés chez nous, sans pouvoir sortir sinon pour aller au travail, chez le médecin, faire des courses ou un footing. Ces mesures de restriction de liberté sont acceptées au nom de la lutte contre un virus qui a le potentiel de faire des centaines de milliers de morts. Il fallait les adopter, et il faut s’y tenir. Pour autant, n’oublions pas la longue liste des incompétences et des abus criants de l’équipe gouvernementale, et sachons les rendre comptables de leurs très nombreux manquements. Florilège.


La principale crainte du corps médical vis-à-vis de l’épidémie actuelle de Covid-19 est l’engorgement des services de réanimation. Nous n’oublierons pas que la capacité d’accueil des hôpitaux a été réduite ces vingt dernières années au nom de l’austérité budgétaire. L’hôpital public a perdu 22% de ses lits entre 1998 et 2018. Le secteur privé, pour sa part, a perdu 13% de ses lits [1]. Nous n’oublierons pas qu’alors que l’épidémie nous tombe dessus, les personnels hospitaliers étaient en grève depuis plus d’un an, réclamant plus de moyens, demandant des recrutements, partageant leur épuisement, racontant leur dégoût de ne pouvoir faire correctement un métier qu’ils ont choisi et qu’ils aiment. Nous n’oublierons pas qu’ils sont allés jusqu’à démissionner en masse de leurs fonctions administratives pour réclamer un changement [2]. Nous n’oublierons pas que comme des millions d’autres, au nom de leur profession ou en tant que citoyens, ils sont descendus dans la rue pour dire leur colère et ont été accueillis par des gaz, des matraques, et une indifférence totale du gouvernement.

Nous n’oublierons pas Agnès Buzyn, partie de son ministère au début de la crise pour s’engager dans une campagne électorale perdue d’avance. Nous n’oublierons pas qu’elle est partie après avoir assuré à la France que tout allait bien, que l’épidémie resterait en Chine et que le système de santé était prêt. Nous n’oublierons pas qu’elle a menti au lieu de préparer l’arrivée de l’épidémie en France, mais qu’à la question « Qu’est-ce que je vais faire de ma vie ? », qu’elle se pose face au journaliste qui la questionne, elle répond « Ministre un jour, médecin toujours. À l’hôpital on aura besoin de moi, il va y avoir des milliers de morts » [3].

Nous n’oublierons pas que l’on nous a envoyé voter la veille de l’annonce d’un confinement généralisé, pour un premier tour dont la validité légale est questionnée dans la mesure où le second tour ne le suit pas d’une semaine [4]. Nous n’oublierons pas le ton martial et culpabilisateur sur lequel on s’est adressé à nous, alors que le gouvernement a mis des semaines à envoyer un message clair sur la dangerosité de l’épidémie. Nous n’oublierons pas qu’il ne s’est visiblement décidé à agir que lorsque des épidémiologistes ont expliqué que des centaines de milliers de morts étaient à prévoir si rien n’était fait [5]. Cela, alors que l’ancienne ministre de la santé avait apparemment prévenu le Premier ministre dès le mois de décembre et le Président dès le mois de janvier.

Nous n’oublierons pas que le 29 février dernier était décidé le passage en force d’une réforme lors d’un conseil des ministres exceptionnel

Nous n’oublierons pas que de confinement il n’est pas question pour celles et ceux qui font tourner les usines, nettoient les gares, assurent la sécurité, vendent de la nourriture. Nous n’oublierons pas que si nous ne pouvons voir nos proches, et que les cadres et professions intellectuelles peuvent travailler depuis chez eux, tout en plaisantant sur Facebook sur les charmantes conséquences de l’enfermement à domicile de leurs enfants, les employés d’Amazon, de la grande distribution, des chantiers navals sont contraints de travailler en s’exposant à la contamination. Parfois, ils vont travailler après que leur employeur leur ait fait passer un message affirmant que les mesures sanitaires ayant été prises, ils ne pouvaient exercer leur droit de retrait. Dans ce contexte, nous n’oublierons pas qu’un jour le Président a divisé le monde en deux catégories : ceux qui ont réussi et ceux qui ne sont rien.

Nous n’oublierons pas qu’alors que l’on prétendait peiner à trouver 12 milliards pour financer les retraites il y a quelques semaines, le ministre de l’économie affirme aujourd’hui que des dizaines de milliards d’euros seront débloqués pour éviter la faillite des entreprises [6]. Deux choses. Primo, nous n’oublierons pas que le 29 février dernier était décidé le passage en force d’une réforme lors d’un conseil des ministres exceptionnel qui prétendait se réunir face à la crise sanitaire qui s’annonçait. Secundo, nous n’oublierons pas que ces milliards aujourd’hui débloqués semblent vouloir être pris sur le dos des employés, des ouvriers, ceux-là même que l’on expose au virus. Selon Marianne, ce projet de loi prévoit en effet la possibilité pour le gouvernement de légiférer par ordonnance sur les 35 heures, les RTT, le repos dominical [7]. Certes, il faut pouvoir mobiliser les secteurs indispensables. Mais nous n’oublierons pas que, « en même temps », 49,2 milliards d’euros ont été distribués aux actionnaires des entreprises du CAC40 en 2019 [8], et que le CICE a coûté 40 milliards d’euros en 2019 [9]. Nous n’oublierons pas qu’additionnés, ces montants représentent plus que le budget de l’hôpital public plafonné à 84,2 milliards d’euros pour l’année 2020 [10].

La quarantaine finira. Lorsque nous pourrons profiter du printemps, choisissons soigneusement qui nous voulons remercier.

Nous n’oublierons pas Muriel Pénicaud, qui reprochait à Jean-Jacques Bourdin de se « faire l’avocat d’une demande qui n’a pas été faite » lorsqu’il lui demande pourquoi l’on n’a pas offert le transport au personnel soignant, et qui botte en touche lorsqu’il lui demande si des primes seront distribuées [11] à ceux qui vont devoir bientôt pratiquer une médecine de guerre et choisir qui peut vivre et qui peut mourir [12].

Alors nous applaudirons les soignants à nos fenêtres tous les soirs à 20 heures. Nous leur porterons des courses, leur ferons à manger et garderons leurs enfants. Nous respecterons les recommandations des médecins qui sont les seuls à pouvoir nous informer correctement dans ces temps difficiles [13]. Nous protégerons les plus vulnérables, qui sont globalement ceux qui ont plus de 40 ans et ceux qui ont des problèmes respiratoires, en évitant au maximum de les exposer. Nous pleurerons nos morts. Mais nous n’oublierons pas le cynisme et l’inconséquence de dirigeants aveuglés par leur idéologie, qui prouvent chaque jour un peu plus leur inaptitude à remplir la fonction première d’un gouvernement : protéger la population. La quarantaine finira. Lorsque nous pourrons profiter du printemps, choisissons soigneusement qui nous voulons remercier.

[1] https://www.insee.fr/fr/statistiques/4277748?sommaire=4318291

[2] https://www.liberation.fr/france/2020/02/04/hopital-les-medecins-menacaient-de-demissionner-ils-l-ont-fait_1777189

[3] https://www.lemonde.fr/politique/article/2020/03/17/entre-campagne-municipale-et-crise-du-coronavirus-le-chemin-de-croix-d-agnes-buzyn_6033395_823448.html

[4] https://www.marianne.net/politique/municipales-et-coronavirus-les-modalites-tres-compliquees-d-un-eventuel-report-du-deuxieme

[5] https://www.sciencesetavenir.fr/sante/coronavirus-les-previsions-sur-la-progression-de-l-epidemie-qui-ont-alarme-l-elysee_142509

[6] https://www.lesechos.fr/economie-france/social/coronavirus-le-maire-prevoit-des-dizaines-de-milliards-pour-soutenir-les-entreprises-1184947

[7] https://www.marianne.net/politique/conges-35-heures-licenciements-la-loi-d-adaptation-au-coronavirus-va-nous-faire-basculer

[8] https://www.lemonde.fr/economie/article/2020/01/09/ruissellement-de-dividendes-sur-le-cac-40_6025280_3234.html

[9] https://www.marianne.net/economie/budget-2019-pendant-que-les-aides-sociales-baissent-le-cout-du-cice-explose

[10] http://www.leparisien.fr/economie/budget-2020-de-la-secu-les-hopitaux-publics-a-la-diete-01-10-2019-8164212.php

[11] https://www.youtube.com/watch?v=WETv4pXXB0w

[12] https://lesjours.fr/obsessions/coronavirus-quarantaine/ep6-interview-gottwalles/

[13] https://www.youtube.com/watch?v=WTJmjc0W1es&t=1s

La Thuringe et le chaos à venir

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Les élections en Thuringe ont sonné un lourd revers pour l’hégémonie de la CDU d’Angela Merkel et le consensus allemand© Sven Mandel

Le 27 octobre 2019 se sont tenues les élections législatives du Land de Thuringe. Ces élections dans l’un des Land les moins peuplés d’Allemagne (2,1 millions d’habitants, à peine 2,5 % de la population allemande) auraient pu passer inaperçues. Pourtant elles pourraient aussi bien être annonciatrices d’un bouleversement de la scène politique allemande et de la fin de l’hégémonie de la CDU d’Angela Merkel.


Patience et persévérance de Die Linke

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Bernhard Vogel, premier ministre-président de la Thuringe et figure mythique de la CDU © Bundesarchiv

En 2014, les élections en Thuringe marquaient un tournant dans la politique allemande. Depuis 1990, ce Land était en effet dirigé par la CDU, l’Union Chrétienne-Démocrate de la chancelière Angela Merkel, et était vu comme l’un de ses bastions. Pourtant en 2009 la CDU a perdu la majorité absolue mais les sociaux-démocrates du SPD (Sozialdemokratische Partei Deutschlands) avaient néanmoins préféré former une alliance avec les chrétiens démocrates plutôt qu’avec la gauche radicale de Die Linke. Retournement de situation en 2014 : le SPD atteint un score historiquement bas avec 12,4 % des voix et s’allie avec Die Linke et les Verts pour créer une coalition dite Rot-Rot-Grün (rouge-rouge-verte, en référence aux couleurs des partis qui les composent).

Politiquement, ce retournement marque une rupture dans l’histoire de l’Allemagne réunifiée. Alors que des coalitions Rot-Rot-Grün auraient été envisageables dès 2009, le SPD avait préféré être le partenaire minoritaire de la CDU. En effet, même si le SPD dirigeait déjà plusieurs Länder de l’ex Allemagne de l’Est avec Die Linke comme partenaire minoritaire, la situation en Thuringe se posait différemment : en 2009 die Linke était arrivée en 2ème position et le SPD en 3ème position. Former une coalition aurait donc signifié laisser à die Linke la direction du gouvernement régional. Or ce parti est alors encore largement considéré comme un paria en raison de ses liens à l’Est avec le SED (Parti Socialiste Unifié d’Allemagne), l’ancien parti dirigeant de RDA, et en raison également de la présence d’anciens membres de la Stasi au sein du parti, notamment quatre de ses cadres en Thuringe, selon le quotidien Bild.1

[Die Linke] est alors largement considéré comme un paria en raison de ses liens à l’Est avec […] l’ancien parti dirigeant de RDA et de la présence d’anciens membres de la Stasi au sein du parti

Le 19 novembre 2014, à l’occasion de la signature du contrat de coalition Rot-Rot-Grün entre Die Linke, die Grüne, le SPD et dirigée par Die Linke, le président de la République allemande de l’époque Joachim Gauck, pasteur en Allemagne de l’Est du temps de la RDA, était d’ailleurs sorti de sa réserve politique pour s’émouvoir du fait que « pour les gens qui ont vécu en Allemagne de l’Est et qui ont mon âge, c’est difficile à accepter »2. Sous la pression du SPD et des Verts, le préambule de l’accord de coalition incluait de ce fait la phrase suivante : « Parce qu’à travers des élections non libres, la légitimation démocratique faisait structurellement défaut à l’action publique, parce que chaque droit et chaque mesure équitable pouvaient prendre fin si un petit ou un grand détenteur de pouvoir le décidait, parce que le droit et la justice n’avaient pas cours pour ceux dont le comportement n’était pas conforme au système, la RDA était en conséquence un Etat de non-droit »3. Une phrase qui avait provoqué une polémique au sein de Die Linke, notamment avec les membres issus du SED4.

Une coalition sociale-démocrate modérée

Concernant le programme politique, l’accord de coalition signé en 2014 ne prévoyait pas de grands bouleversements. Il intégrait le respect de l’équilibre budgétaire inscrit dans la constitution, l’absence de nouvelles dettes et reconnaissait la bonne gestion de l’économie par la CDU. La coalition se déclarait même favorable au TAFTA, le traité de libre-échange entre l’UE et les États-Unis (sous réserve qu’il n’attaque ni l’environnement ni les droits des travailleurs) !

Malgré tout, cet accord a donné lieu à la création de centaines de postes d’enseignants et de policiers, au remplacement d’une prime à l’éducation par la gratuité des deux premières années de crèche, au développement de l’accès à internet et à une baisse des tarifs des transports en commun pour les étudiants. L’antenne régionale de l’Office Fédéral de Protection de la Constitution, qui est le service de renseignement intérieur allemand, a aussi été fermée en raison de ses liens avec des groupes terroristes d’extrême-droite, notamment néo-nazis5, même si le gouvernement fédéral pouvait continuer à autoriser son utilisation dans des cas particuliers.

A l’heure du bilan, ce sont les éloges qui sont de mise : Le Monde juge que le gouvernement de Thuringe « cultive une image rassurante de gestionnaire pragmatique »6, la revue socialiste américaine Jacobin estime que « la coalition de Bodo a été une administration social-démocrate modérée dans le meilleur sens du terme »7 et selon TAZ, le principal quotidien de gauche allemand, le parti Die Linke en Thuringe « n’est rien d’autre qu’un parti social-démocrate, central et mainstream, tel qu’il existait autrefois dans le meilleur sens du terme dans l’ancienne République fédérale d’Allemagne – au sein du SPD. »8.

« la coalition de Bodo a été une administration social-démocrate modérée dans le meilleur sens du terme »

Le bilan de cette coalition social-démocrate modérée est aussi salué par les habitants de Thuringe. Selon un sondage effectué le jour du vote9, 70 % des sondés considèrent que Bodo Ramelow a été un bon ministre-président (dont 60 % des sympathisants de la CDU et même 26 % de ceux de l’AfD), ce qui le place presque à égalité avec le mythique Bernhard Vogel (CDU). 68 % des sondés sont aussi satisfaits du travail qu’il a effectué contre 38 % en faveur de son opposant de la CDU et 14 % pour celui de l’AfD. Enfin, 58 % des sondés sont satisfaits du gouvernement régional, soit le taux le plus élevé observé depuis le premier sondage en 1999.

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Bodo Ramelow, ministre-président de Thuringe et tête de liste de Die Linke © Sandro Halank

La modération de ce premier gouvernement régional dirigé par Die Linke peut s’expliquer par une raison simple : la Thuringe n’en était pas le principal enjeu mais cette coalition inédite devait bien plutôt avoir un rôle exemplaire pour le reste de l’Allemagne fédérale. En effet en 2013, lors des élections fédérales allemandes, une coalition entre le SPD, les Verts et Die Linke aurait disposé de 320 sièges sur les 631 du Bundestag. Pourtant le SPD avait préféré former un gouvernement avec la CDU et justifiait notamment cette décision en invoquant le manque de culture de gouvernement du parti Die Linke et son rapport ambigu à la RDA. Un gouvernement modéré et populaire en Thuringe devait donc permettre d’envisager la formation d’une coalition Rot-Rot-Grün à l’échelle fédérale après les élections de 2017, ce que les résultats ne permettront finalement pas (34% pour la CDU et 24% pour le SPD, die Linke et die Grüne réunis).

L’AfD en seconde position, le choc

Le 27 octobre 2019 lorsque les résultats de l’élection régionale en Thuringe apparaissent, les derniers espoirs de la coalition Rot-Rot-Grün s’effondrent face à la marée bleue de l’AfD. Même si Die Linke progresse de trois points et atteint son plus haut niveau historique avec 31 % des voix, ce n’est pas ce qui va faire le plus de bruit : lorsque l’AfD parvient à la 2e place en doublant son score de 2014 avec 23,4 % des voix et relègue la CDU en 3e position avec 21,7 % contre 33,5 % en 2014, c’est l’équivalent d’un tremblement de terre qui se produit.

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Björn Höcke, tête de liste de l’AfD, incarne l’aile la plus extrémiste du parti© Sandro Halank

Un résultat d’autant plus déroutant que la tête de liste de l’AfD en Thuringe, Björn Höcke, est surveillé par l’Office Fédéral de Protection de la Constitution pour « avoir relativisé le national-socialisme dans sa dimension historique »10 et avait échappé de peu à une exclusion du parti en 2017 après avoir déclaré que « le mémorial de Berlin aux victimes de la Shoah était « un monument de la honte » et réclamé « un virage à 180 degrés de la politique mémorielle de l’Allemagne », considérant comme « un grand problème » que Hitler soit dépeint comme « l’incarnation du mal absolu ». »11. Après les scores retentissants de l’AfD en Saxe et au Brandebourg, où les listes étaient menées respectivement par un membre de Pegida (mouvement anti-musulmans) et un néonazi, il est devenu évident que les figures extrémistes n’affaiblissent pas le vote pour l’AfD.

la tête de liste de l’AfD, Björn Höcke, est surveillé par l’Office Fédéral de Protection de la Constitution pour « avoir relativisé le national-socialisme dans sa dimension historique »

En dehors de la poussée de l’extrême-droite, la coalition Rot-Rot-Grün est également plombée par le recul du SPD qui avec seulement 8,2 % des voix perd 4,2 points par rapport à 2014 et celui des Verts qui perdent 0,5 points et n’obtiennent que 5,2 % des voix malgré leur dynamique nationale. De plus, les libéraux du FDP parviennent à rassembler 5 % des suffrages et se trouvent de cinq voix au dessus du seuil électoral, ce qui leur ouvre les portes d’une représentation au parlement régional. Il aura fallu attendre les résultats définitifs le 7 novembre, soit plus de dix jours après le scrutin pour être sûr de leur qualification !

Un paysage politique dispersé, à la manière d’un puzzle

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Résultat des élections en Thuringe par circonscription © Furfur

L’élection régionale de 2019 en Thuringe marque une nouvelle rupture politique historique en Allemagne. Pour la première fois, aucun des partis de l’ancienne République Fédérale Allemande (CDU, SPD, FDP et Verts) n’occupe la première place dans une élection régionale, ni même la deuxième ! Encore plus phénoménal, ces 4 partis sont minoritaires avec à peine 40,1 % des voix. Le constat est tout aussi cruel pour la Grande Coalition (SPD-CDU) qui dirige l’Allemagne mais ne rassemble lors de cette élection plus que 29,9 % des voix.

Pour la première fois, aucun des partis de l’ancienne République Fédérale Allemande (CDU, SPD, FDP et Verts) n’occupe la première place dans une élection régionale, ni même la deuxième !

L’avenir du gouvernement de Thuringe est donc bien incertain. Ni la coalition Rot-Rot-Grün ni une alliance des forces politiques de l’Ouest ne dispose d’une majorité.  La doctrine fédérale du FDP (parti libéral), « pas de gouvernement plutôt qu’un mauvais gouvernement »,  rend impossible tout accord avec la Rot-Rot-Grün tandis que le cordon sanitaire mis en place autour de l’AfD empêche toute coalition de cette dernière avec le FDP et la CDU. Il reste donc deux solutions : une Grande Coalition « de l’Est » avec Die Linke et la CDU, qu’ont appelée de leurs vœux plusieurs responsables de Die Linke, ou un gouvernement minoritaire de Die Linke.

Cette dernière hypothèse d’un gouvernement minoritaire dirigée par die Linke divise au sein de la presse allemande de gauche. D’un côté cela éviterait de voir la CDU diriger des administrations et entraînerait une re-politisation des débats en renforçant le rôle du parlement12. Mais de l’autre cette option contribuerait aussi mécaniquement à donner plus de place à l’AfD et pourrait conduire à l’adoption de lois attaquant les droits des migrants ou la protection sociale, en raison de la majorité dont disposeraient la CDU, le FDP et l’AfD13. Enfin l’importance de la stabilité politique dans la culture politique allemande ne plaide pas, elle non plus, en faveur de cette option, avec à peine dix gouvernements régionaux minoritaires en 65 ans dont un seul ayant duré plus d’un mandat. C’est donc entre les mains de la CDU que réside l’avenir du gouvernement de Thuringe.

La CDU dans la tempête

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Mike Mohring, tête de liste de la CDU en Thuringe© Sandro Halank

Or dire que celle-ci est divisée relève de l’euphémisme. En Thuringe, le secrétaire général de la CDU continue à tenir la ligne officielle de refus d’alliance avec Die Linke comme avec l’AfD. Mais dans le même temps Mike Mohring, la tête de liste aux élections, demande l’autorisation à la CDU fédérale de mener localement des négociations avec Die Linke alors que Michael Heym, vice-président du groupe de la CDU au parlement de Thuringe, appuyé par 17 élus de la CDU de Thuringe, a suggéré qu’un gouvernement minoritaire de la CDU avec le soutien extérieur de l’AfD se mette en place.

Selon le journal Der Freitag, Mike Mohring pourrait cependant chercher à jouer un jeu dangereux14. Lors de l’élection au parlement du ministre-président il pourrait récupérer les voix de l’AfD soucieuse d’éviter la réélection de Bodo Ramelow. Grâce au vote à bulletin secret, il pourrait cependant prétendre à un soutien des Verts et du SPD et obliger les autres partis à le soutenir en menaçant de devoir s’appuyer sur l’AfD.

Cette manœuvre digne des meilleurs épisodes de House of Cards est cependant peu à même de se produire. D’abord parce qu’elle supposerait qu’aucune défection n’ait lieu dans les rangs de la CDU et du FDP alors que l’AfD est un parti constitué de néonazis et autres personnalités appartenant à des courants ultra-radicaux flirtant ouvertement avec le racisme et l’antisémitisme. Ensuite parce que cette option est hautement impopulaire : 65 % des Thuringiens (et 81% des adhérents à la CDU) souhaitent que la CDU continue à exclure l’idée d’un gouvernement avec l’AfD 15. Enfin, un ministre-président de la CDU élu avec les voix de l’AfD provoquerait une onde de choc dans tout le pays alors même que la CDU est déjà fragilisée au niveau national, en plus d’être divisée sur la ligne à tenir pour retrouver un nouveau dynamisme. 

65 % des Thuringiens souhaitent que la CDU continue à exclure un gouvernement avec l’AfD dont 81 % des adhérents de la CDU

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Friedrich Merz, vieux rival d’Angela Merkel au sein de la CDU © Olaf Kosinsky

Effondrement des deux partis de gouvernement traditionnels et montée d’une AfD sans complexe qui bénéficie du renouvellement des générations : la saison des congrès qui va s’ouvrir sera particulièrement tendue. En ce qui concerne la CDU, le réveil des ambitions face à une direction fragilisée, la rivalité entre Friedrich Merz et Angela Merkel, et la question explosive de potentielles alliances avec die Linke vont agiter ce 32ème Congrès du parti. « Der Flügel » le courant radical dirigé par Björn Höcke, la tête de liste de l’AfD en Thuringe, va profiter de sa victoire pour renforcer ses positions au sein de l’AfD. Quant au SPD, ses membres ont choisi le 30 novembre dernier d’élire à sa tête des dirigeants peu favorables à la poursuite d’une Grande Coalition déjà bien fragile à mi-mandat16. Les élections régionales en Thuringe pourraient n’être qu’un épiphénomène dans un système politique stable malgré les turbulences mais elles pourraient aussi amorcer le bouleversement du système politique allemand et annoncer la fin d’une si longue stabilité.


1 Cité dans Jeunes et fiers de l’Est, Le Monde, 4 novembre 2014

2 Cité par Le Monde dans Le Baron rouge de Thuringe, le 3 décembre 2014

3 Cité par Le Monde dans L’ex-RDA, un État de non-droit ?, le 9 octobre 2014

4 idem

5 Pour avoir une idée de l’ampleur de l’impunité de la criminalité d’extrême-droite en Allemagne, voir Massimo Perinelli et Christopher Pollmann, Le non-procès de la violence néonazie, Le Monde diplomatique, juillet 2019

6 Allemagne: l’AfD en embuscade en Thuringe, le 26 octobre 2019

7 Dans Die Linke has won a battle. The far right is winning the war, Loren Balhorn, le 30 octobre 2019

8 Dans Sozis, vereint euch wieder!, Jan Feddersen, le 30 octobre 2019

10 Dans En Allemagne, nouvelle poussée de l’extrême-droite lors d’un scrutin régional, Le Monde, le 27 octobre 2019

11 idem

12 Voir notamment Ein Ort neuer Möglichkeiten, der Freitag, 27 octobre 2019

13 Für Experimente ist es zu ernst, TAZ, 30 octobre 2019

14 Glaubwürdigkeit statt taktischer Spiel, der Freitag, 1e novembre 2019

16 https://www.mediapart.fr/journal/international/011219/apres-le-vote-du-spd-lavenir-du-gouvernement-allemand-est-en-question

Élections au Canada : c’en est fini de la Trudeaumania

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Justin Trudeau – © Alex Guibord Flickr

Le 21 octobre, plus de 27 millions de Canadiens sont appelés aux urnes pour élire les 338 députés qui siégeront à la Chambre des communes. Démarrée le 12 septembre, la campagne fut jusqu’à présent relativement soporifique, où chacun, de l’actuel Premier ministre Justin Trudeau au leader conservateur de l’opposition Andrew Scheer, s’est borné à des promesses de campagne traditionnelles sans forcément mesurer les enjeux économiques, identitaires ou environnementaux qui attendent l’autre puissance nord-américaine. Pourtant, à la veille du scrutin, quelque chose est en train de se passer. Surtout, Justin Trudeau, porté par une flamboyante victoire en 2015, sent que le sol électoral est en train de se dérober sous ses pieds.


Revenons quatre ans en arrière et souvenons-nous. L’été n’est pas encore terminé que Stephen Harper, le Premier ministre conservateur du Canada a lancé la campagne électorale en plein mois d’août. Beaucoup sont encore en vacances, la rentrée n’est que dans quelques jours, et pourtant, commencent à fleurir dans les rues les pancartes électorales. Harper, en fin stratège, sait qu’une campagne longue va être le moyen pour lui de faire monter suffisamment les libéraux de Justin Trudeau (PLC) pour faire mécaniquement baisser les néo-démocrates (NPD) de Thomas Mulcair. Les libéraux au Canada sont classés au centre-gauche tandis que les néo-démocrates sont considérés comme à gauche, ou du moins, sociaux-démocrates. Au Canada, les élections se jouent à un tour. Dans chaque circonscription, même à une voix près, c’est celui en tête qui l’emporte. Alors quoi de mieux que neutraliser le camp progressiste pour permettre la réélection de conservateurs à Ottawa ? Au Québec, qui compte le plus grand nombre de circonscriptions derrière l’Ontario, le Bloc québécois ne semble toujours pas se remettre de sa lourde défaite de 2011 et de la déroute de son leader Gilles Duceppe dans sa propre circonscription à Montréal. Stephen Harper, élu dans la très conservatrice et pétrolière province de l’Alberta, à la tête du pays depuis 2006, règne en maître avec les conservateurs sur l’ensemble des provinces de l’Ouest, des plaines du Manitoba jusqu’au Pacifique. L’objectif ? Maintenir les places fortes dans le giron conservateur à l’Ouest et réaliser une percée au Québec, contrôlé depuis 2011 par le NPD.

C’est que, depuis 2011, ce sont les néo-démocrates qui forment pour la première fois l’opposition officielle à Ottawa. La défaite historique des libéraux les a obligés à faire appel au fils de l’illustre Premier ministre Pierre Eliott Trudeau, qui a dominé la vie politique canadienne dans les années 1970 et 1980. Justin Trudeau doit non seulement montrer qu’il a la carrure pour diriger la dixième puissance économique mondiale mais aussi prouver qu’il peut ramener les libéraux dans le camp de la victoire. Troisième dans les sondages, les stratèges libéraux comprennent vite le piège tendu par Stephen Harper. Lorsque démarre la campagne, Thomas Mulcair et les néo-démocrates sont au coude-à-coude avec les conservateurs pour la première place. Les libéraux se décident à braquer le curseur à gauche, avec promesses de déficit et d’investissements. Le NPD se limite à une campagne très modérée et les conservateurs accusent le coup après bientôt dix ans de règne. Un mois et demi plus tard, au soir du 19 octobre, les libéraux triomphent avec 184 sièges. Ils renvoient les conservateurs dans l’opposition officielle et le NPD est vaincu, avec seulement 44 sièges. Le Bloc québécois fait à peine mieux qu’en 2011 avec 10 sièges sur les 78 que compte le Québec. C’est le début de la Trudeaumania et le retour du Canada sur la scène mondiale.

Octobre 2019 : rien ne va plus chez les libéraux. Tous les coups de sonde indiquent seulement au mieux un gouvernement minoritaire. Alors que rien ne semblait pouvoir l’atteindre, Justin Trudeau semble (enfin ?) payer quatre ans d’errements et de renoncements. Pire, les Canadiens lui pardonnent de moins en moins ses turpitudes et ses mises en scène. Mettre en place un gouvernement paritaire et flatter toutes les communautés multiculturelles que compte le Canada n’est pas suffisant pour cacher la pauvreté de son bilan, tant à l’intérieur que sur la scène internationale. Avant d’entrer dans le vif de la campagne fédérale actuelle, attardons-nous quelques instants sur le bilan de Justin Trudeau à la tête du Canada.

Les cinq erreurs de Justin Trudeau

La première erreur de Trudeau a été de renoncer à une promesse phare de sa campagne : modifier le mode de scrutin pour qu’il soit davantage représentatif. Quatre ans après, beaucoup ne pardonnent pas aux libéraux cet excès de confiance. Nous parlons d’excès de confiance car les libéraux sont au Canada ce que fut durant des décennies la socialdemokraterna en Suède : un parti qui domine l’ensemble du paysage politique, élection après élection depuis un siècle.

Deuxième erreur : avoir cru contenter tout le monde en matière écologique. Pour la première fois au Canada, ce sont les enjeux environnementaux qui sont au cœur de la campagne. Le pays est, ce qu’on appelle, un mauvais élève en la matière : la réduction des émissions est reportée aux calendes grecques malgré la signature de l’Accord de Paris. Il reste l’un des pays les plus énergivores par rapport à sa population totale et sa dépendance aux hydrocarbures est criante. Trudeau n’a non seulement contenté personne mais il est attaqué par tous les autres partis pour son piètre bilan. Andrew Scheer, le chef de file des conservateurs, aux thématiques peu environnementales, se paye même le luxe de le critiquer ! Sans revenir sur l’ensemble des aspects de son bilan, Justin Trudeau a cru pouvoir convaincre de son sérieux alors qu’il a attaqué la Colombie-Britannique face à l’Alberta pour son refus de voir l’oléoduc TransMountain aller jusqu’à ses côtes. Cet oléoduc, comme tant d’autres, est un moyen pour l’Alberta de pouvoir exporter ses hydrocarbures (pétrole, sables bitumineux, gaz de schiste) et d’assurer sa survie économique. La province, surnommée la Texas du Nord,  est devenue trop dépendante des énergies fossiles. Il a également cru convaincre en poussant jusqu’à il y a peu pour que se réalise le pipeline – corridor énergétique en bon français – Énergie Est, dont l’objectif consiste à transporter les énergies de l’Alberta jusqu’aux ports de la façade atlantique, ce qu’a catégoriquement refusé le Premier ministre du Québec François Legault.

Troisième erreur : avoir cru faire illusion sur la scène internationale. Le Premier ministre canadien a souhaité reprendre à son compte le mantra de la politique étrangère canadienne qu’est le multilatéralisme. À son avantage, il a pu compter durant un an sur son voisin du Sud avant que les Américains n’élisent Donald Trump, qui ne cesse depuis de promouvoir l’isolationnisme. Au départ, Justin Trudeau a néanmoins poussé pour qu’aboutisse l’Accord de Paris. Il a œuvré à l’ONU pour que le Canada reprenne une place significative, avec à la clef l’espoir d’un siège non permanent au Conseil de sécurité. Il s’est très rapidement lié avec le président français Emmanuel Macron, notamment sur la question commerciale ou celle du droit des femmes. Mais sa défense acharnée des droits de l’homme et son manque de stratégie criant sur la défense des intérêts commerciaux du Canada ont montré une naïveté confondante des rapports de force internationaux.

Justin Trudeau s’est aliéné l’Arabie Saoudite, la Chine, la Russie, sans compter les relations dégradées avec l’Inde et les États-Unis.

Justin Trudeau a été suffisamment intelligent pour que l’Arabie saoudite sabre les relations diplomatiques avec Ottawa après les protestations sur le sort réservé à Raif Badawi. Pékin menace de faire de même depuis que les autorités canadiennes ont arrêté la fille du fondateur de Huawei et directrice financière de la firme chinoise sur demande de Washington. Pourtant, ce n’est pas faute d’avoir provoqué un an avant le courroux de Donald Trump lors de la renégociation de l’Alena. Justin Trudeau a réalisé une performance : se rendre plus détestable que le Mexique en matière commerciale.

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Signature du traité USMCA entre Pena Nieto, Trump et Trudeau.

Le nouveau traité de libre-échange USMCA n’a été obtenu qu’au prix de lourdes rétorsions pour les agriculteurs canadiens et tout particulièrement les producteurs de lait québécois au profit de ceux du Midwest. Heureusement que l’Union européenne a été là pour Justin Trudeau ! Coûte que coûte, Bruxelles n’a cessé de défendre le CETA – AECG pour Accord économique commercial global, l’accord de libre-échange entre le Canada et l’Union européenne. La ministre canadienne des Affaires étrangères Chrystia Freeland est même allée jusqu’à pleurer à chaudes larmes lorsque Paul Magnette, le ministre-président de la Wallonie, a menacé de mettre à terre l’accord commercial.

Vous pensiez en avoir terminé ? Non, Justin Trudeau s’est employé à raidir les relations diplomatiques avec la Russie, déjà glaciales entre Stephen Harper et Vladimir Poutine, par une défense sans équivoque des intérêts ukrainiens. Le fait que la plus grande diaspora ukrainienne au monde soit au Canada n’est pas étrangère à cette prise de position. Mais les deux plus gros échecs de Trudeau sont le sommet du G7 à la Malbaie au Québec et son voyage officiel en Inde. Pour le premier, qui s’est déroulé courant 2018, Justin Trudeau a réussi à faire sortir de ses gonds Trump après avoir expliqué les concessions américaines lors d’un point presse à la fin du sommet. Le président américain, ni une, ni deux, a annoncé sur Twitter dans son avion qui le ramenait aux États-Unis que le communiqué final était caduc. Une première ! et surtout une humiliation pour les autorités canadiennes. Emmanuel Macron s’est employé, lors du sommet du G7 à Biarritz, à éviter tout communiqué pour ne pas répéter ce précédent.

Enfin, en Inde, Justin Trudeau a eu comme seule idée d’arriver avec un costume traditionnel hindou – pratiquement plus porté – et de danser sur des musiques locales. Ces images ont fait le tour du monde. Mais ce qui a surtout provoqué l’ire des autorités indiennes et du Premier ministre Narendra Modi a été la visite amicale qu’a rendu Trudeau et sa famille à un extrémiste sikh en délicatesse avec New Delhi. Là encore, le fait qu’une importante communauté sikhe soit établie au Canada n’est pas étranger à ce faux-pas.

L’opposition de Justin Trudeau à la loi sur la laïcité – dite loi 21 – va lui coûter de précieux sièges au Québec.

La quatrième erreur a été la politique approximative du gouvernement Trudeau en matière de politique intérieure. D’abord, les budgets présentés par son ministre des Finances Bill Morneau ont été sévèrement critiqués par la classe moyenne en raison de la hausse des impôts qui n’a pas compensé la hausse du déficit. Certes, cette politique de la demande prouve son efficacité puisque la croissance est au rendez-vous et le taux de chômage est au plus bas. Mais beaucoup de Canadiens ne comprennent pas que certains choix, fastueux, aient été faits au détriment de d’autres, plus élémentaires, comme garantir l’eau courante aux autochtones.

Cette approximation s’est vérifiée par le traitement désinvolte de l’immigration. Alors que le Canada jouissait jusqu’ici de l’image d’un pays ouvert mais rigoureux, Justin Trudeau et son ministre de l’Immigration Ahmed Hussen ont ouvert en grand les portes du pays. Si l’accueil de nombreux réfugiés Syriens a été unanimement saluée, l’absence de résultats sur les objectifs, comme 4% de nouveaux francophones dans le Canada anglais, est sévèrement critiquée. Au point qu’aujourd’hui une majorité de Canadiens souhaite que l’immigration soit plus durement contrôlée. C’est une première pour un pays qui s’est bâti grâce et par l’immigration.

C’était sans compter sur la dernière erreur de Justin Trudeau qui est le mépris qu’il accorde aux revendications québécoises. C’est peut-être d’ailleurs cette dernière erreur qui va lui coûter de précieux sièges le 21 octobre. Comme son père avant lui, Justin Trudeau, bien qu’il soit élu à Montréal, a toujours traité avec peu de considération les souhaits des Québécois d’être reconnus comme distincts du reste des Canadiens. Distinction qui s’opère par une reconnaissance et une ratification du Québec à la Constitution de 1982. Distinction qui s’opère par davantage de droits accordés au gouvernement provincial en matière fiscale et migratoire. Distinction enfin qui s’opère par le respect de la loi sur la laïcité, dite loi 21, qui prévoit peu ou prou les mêmes dispositions que celles appliquées en France aujourd’hui. À chaque fois, Justin Trudeau a combattu cette distinction, jusqu’à être le seul à ouvertement dire que s’il était réélu, il contesterait devant la Cour suprême du Canada la loi 21 en raison de son caractère « xénophobe, raciste et intolérant ».

L’Ontario mais surtout le Québec en arbitres de l’élection

Racistes et xénophobes les Québécois ? Justin Trudeau a peut-être franchi une ligne jaune électorale en voulant satisfaire à ce point les désirs multiculturels du ROC – Rest of Canada. Plus de 70% des Québécois appuient la loi 21, votée au début de l’été par le Parlement de Québec, d’après de nombreux instituts de sondage comme Léger ou Mainstreet. La désinvolture à l’endroit du Québec n’est pas la seule raison qui pousse de nombreux analystes, outre son piètre bilan, à prédire que Justin Trudeau n’est pas certain d’être reconduit. L’affaire du blackface, où l’on voit le jeune Trudeau au début des années 2000 grimé en noir a fini de convaincre de nombreux Canadiens que le leader libéral, premier à critiquer dès qu’on touche aux communautés, est un imposteur. Andrew Scheer, le candidat conservateur, s’est permis de le traiter de phony, soit de faux-jeton lors du deuxième débat des candidats.

Au coude-à-coude avec les conservateurs dans les sondages depuis la rentrée, le chef libéral voit depuis deux semaines ces derniers baisser. La chute des libéraux est telle qu’à la veille du scrutin, les stratèges libéraux s’emploient encore à faire des effets d’annonce. Il en va de même pour les conservateurs d’Andrew Scheer. Ce dernier, élu par surprise leader des conservateurs il y a trois ans, ne convainc pas les Canadiens. Ses positions radicales sur l’avortement et son absence de plan pour l’environnement font que s’il est élu, cela ne sera que grâce à la débâcle des libéraux et au réservoir de sièges conservateurs dans l’Ouest. Et encore, les conservateurs espèrent au mieux être en capacité de former un gouvernement minoritaire.

La révélation de cette campagne est sans nul doute le Bloc québécois. Donné pour mort il y a encore un an, le parti souverainiste, qui mène exclusivement campagne au Québec, est en mesure d’être le faiseur de rois de ces élections. Les différents coups de sonde prévoient tous que le Bloc arrive premier devant les libéraux avec – à l’heure où nous écrivons ces lignes – 32 à 37% des voix et plus d’une trentaine de sièges. La remontée spectaculaire du parti s’explique par trois facteurs. Le premier est l’arrivée il y a un an du gouvernement nationaliste de François Legault, qui participe à une reprise d’orgueil des Québécois. Le deuxième facteur est la piètre performance des autres leaders canadiens que sont Trudeau, Scheer et Jagmeet Singh, le leader néo-démocrate. Yves-François Blanchet, le chef du Bloc québécois, a remporté les deux débats en français – sans réelle difficulté certes vu le niveau en français des autres candidats et notamment d’Elizabeth May du Parti vert et d’Andrew Scheer – et s’est montré pugnace lors du débat en anglais. Le troisième facteur est enfin la défense de la loi 21, ce qui motive beaucoup de Québécois à voter Bloc pour barrer la route à d’éventuelles saisines à la Cour suprême par le gouvernement fédéral en cas de gouvernement minoritaire. Enfin, bien que cela ne soit pas comparable avec le Bloc québécois, la bonne performance de Jagmeet Singh lors du débat en anglais lui permet d’être en mesure de reprendre quelques sièges stratégiques en Ontario et au Manitoba au détriment du PLC et du PCC.

La révélation de cette campagne est sans nul doute le Bloc québécois.

D’après l’agrégateur de sondages Si la tendance se maintient réalisé par Bryan Breguet, les conservateurs sont en tête avec 33% juste devant les libéraux qui obtiendraient 31,4% et très loin devant les néo-démocrates qui restent à 15,7%. Dans le détail, les conservateurs et plus largement les libéraux ne cessent de reculer alors que le NPD et le Bloc québécois grappillent des sièges. Sur la totalité de la confédération, les conservateurs seraient en mesure d’obtenir 141 sièges, les libéraux 128 et les néo-démocrates 29. Le Bloc québécois aurait 34 sièges. La chute est spectaculaire pour les libéraux, qui seraient deuxièmes au Québec derrière le Bloc. Ce dernier est en mesure de rafler l’ensemble des circonscriptions du 450 (dîtes quatre-cinq-zéro), les libéraux se maintenant sur leurs places fortes de l’île de Montréal. À l’Ouest, le partage des voix entre les libéraux, les néo-démocrates et les verts en Colombie-Britannique permet aux conservateurs d’espérer de précieux gains. En Alberta, l’ensemble des 34 sièges provinciaux iraient au Parti conservateur, appuyé localement par le Premier ministre provincial Jason Kenney, ancien ministre de la Défense de Stephen Harper.

Dans les Prairies, le PCC raflerait la très grande majorité des sièges, même si l’inquiétude pointe avec la hausse légère du NPD. Enfin, les libéraux ne pourront pas rééditer l’exploit de remporter l’ensemble des sièges aux Maritimes. Comme souvent, la clef des élections va se jouer en Ontario et au Québec où chaque voix va compter.

Le risque est grand de ne voir aucun parti l’emporter le soir du 21 octobre.

Ayoye ! L’heure est grave pour Justin Trudeau. Ce dernier ne s’est pas trompé en montrant une absence totale de combativité lors du dernier débat en français réalisé par Radio-Canada avec la presse québécoise. Même en cas d’alliance avec les néo-démocrates et les verts, ils n’obtiendraient pas la majorité absolue des 169 sièges sur les 338 que compte la Chambre des communes. Comme indiqué plus haut, il y a tellement de circonscriptions où deux voire trois partis sont au coude-à-coude qu’il est difficile de prévoir avec certitude le résultat le 21 au soir. La participation, mais aussi le score du Bloc québécois et du NPD dans une moindre mesure vont être déterminants. Le Premier ministre est certain d’être réélu dans sa circonscription de Papineau. Mais comme diraient les Québécois, Ça ne prend pas la tête à Papineau de comprendre que l’ère de la Trudeaumania est terminée.

 

Législatives au Portugal : et maintenant ?

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©PES Communications

Depuis dimanche 6 octobre, jour des élections législatives au Portugal, commentaires et analyses se sont multipliés pour saluer la nette victoire du Parti socialiste (36,65%) sans la majorité absolue, sinquiéter de la persistance dun niveau élevé d’abstention (45,5%) et dénoncer l’entrée à l’Assemblée de la République, pour la première fois depuis la Révolution des œillets (25 avril 1974), d’une figure de la droite radicale, André Ventura, leader populiste de Chega (« Assez ! », 1,3% des suffrages), excluant ainsi le Portugal du club de plus en plus fermé des pays européens sans représentation parlementaire d’extrême-droite. Ces faits sont connus. António Costa est effectivement sorti conforté par le score du PS, reconduit dans ses fonctions de Premier ministre dès le surlendemain par le Président de la République, avec la certitude de pouvoir gouverner. Mais avec qui et comment ? Yves Léonard, spécialiste français de l’histoire contemporaine du Portugal, livre  pour LVSL son analyse des résultats des élections législatives portugaises.


Une victoire annoncée depuis longtemps, mais laquelle ?

Donné vainqueur depuis plusieurs mois, le Parti socialiste d’António Costa a largement remporté ces législatives, obtenant au moins 20 députés (106) – en attendant les résultats des 4 députés des Portugais de l’étranger – et 120 000 voix de plus quen 2015. Un résultat en forme de satisfecit pour le Premier ministre sortant, réputé habile tacticien, mais très apprécié et respecté. Depuis lautomne 2015, il a ainsi réussi à faire la preuve quun gouvernement de centre-gauche, soutenu par le Bloc de Gauche (BE) et, pour la première fois depuis 1975, par les communistes, était non seulement viable, mais facteur de stabilité politique, faisant taire au passage les critiques et les railleries sur le caractère « brinquebalant » de ce « bidule », de cet attelage singulier présenté au départ comme illégitime et incohérent (la « geringonça »).

Résultats des élections 2019 : PS en rose, PSD en orange et PC en rouge.

Le PS réalise un carton plein, en tête dans presque tous les districts (voir carte ci-contre – PS en rose, PSD en orange et PC en rouge), avec près de 45% à Portalegre et plus de 40% à Castelo Branco, Beja et aux Açores, 36,7% à Lisbonne et 36,55% à Porto, seul le district de Leiria étant très en deçà de la moyenne nationale, avec 31% des suffrages. La représentation proportionnelle avec la méthode d’Hondt, qui confère une prime au parti arrivé en tête dans chaque circonscription, amplifie ce succès du PS qui n’obtient pas la majorité absolue à l’Assemblée de la République (106 des 230 sièges). Malgré ses 1 866 407 votes, il perd près de 200 000 voix par rapport aux législatives de 2009 et 100 000 par rapport aux municipales d’octobre 2017 qui, avec 38,7% et 160 municipalités remportées sur 308, avaient alors laissé entrevoir une victoire à la majorité absolue aux législatives de 2019. Les tensions sociales des derniers mois (grève des enseignants au printemps, tensions sur le Système national de santé, grève des transports routiers de combustibles à l’été) et quelques dossiers sensibles récurrents (enquête sur un vol suspect d’explosifs et de munitions à la caserne de Tancos, mettant en cause des militaires et ayant entraîné en 2018 la démission du ministre de la Défense) ont émaillé la campagne, fragilisant le gouvernement et le PS au cours des dernières semaines, alors que celui-ci avait atteint 40%, avant de se stabiliser autour de 38% dans les intentions de vote.

Avec une campagne visant à valoriser le bilan du gouvernement et des quatre années de la législature, le maître mot semblait être de ne pas trop offrir de prise à gauche et de séduire avant tout l’électorat centriste grâce aux gages de bonne gestion et de rigueur donnés par le ministre des Finances – et président de l’Eurogroupe – Mário Centeno. Ce discours à fronts renversés, accusant même le PSD, parti incarnant rigueur et austérité, de prôner des mesures propices aux déficits, a séduit une partie de l’électorat centriste. Mais il a renforcé également la volonté d’une partie des électeurs de dénoncer les risques d’une majorité absolue et d’hégémonie du PS, soulignant les vertus de la « geringonça », aiguillon à gauche du gouvernement. Cette volonté affichée tant par le Bloc de Gauche (BE), que par le Parti communiste (PC) a été validée par un électorat de gauche enclin à saluer les vertus de la « geringonça » et à ne pas s’en remettre au seul PS, celui-ci plafonnant dans les intentions de vote, après avoir dépassé les 40%. Autrement dit, si la victoire du PS est indéniable, elle ne doit pas masquer celle de la « geringonça » : la gauche – PS, BE, stable avec 492 247 électeurs (50 000 de moins qu’en 2015), soit 9,7% des suffrages (19 député-e-s), PC, en perte de vitesse avec 6,4% (12 sièges) et Livre, parti écologiste de gauche, membre du Printemps européen, avec 1,09% (1 siège) -, obtient 63% des sièges au Parlement, son score le plus élevé depuis 1976.

Vers une transformation du système politique ?

A l’inverse du PS, la droite et le centre-droite reculent : alors que la coalition Portugal à Frente (PaF), rassemblant PSD et CDS-PP, avait obtenu près de 2 millions de voix aux législatives d’octobre 2015 (1 981 458), ses différentes composantes (scission en 2018 au PSD de Aliança, autour de l’ancien Premier ministre Pedro Santana Lopes, dissidence au PSD d’André Ventura avec Chega, création de Iniciativa Liberal autour d’un ancien PSD) n’ont séduit que 1,6 million d’électeurs, soit sa plus large défaite depuis 1976, avec plus de 350 000 électeurs perdus depuis 2015 et près d’un million par rapport à 2011.

Dans les 15 derniers jours de campagne, le PSD a finalement réussi à limiter la casse annoncée avec 27,9% et 77 sièges, alors que certains sondages faisaient état de scores inférieurs à 25%. Même si, fragilisé par ces scissions et par le fardeau de l’austérité, il enregistre son troisième plus mauvais score électoral depuis 1976. Même si le leadership de Rui Rio, l’ancien maire de Porto devenu son président début 2018, est très contesté. Mais c’est surtout le CDS-PP qui a connu un véritable séisme avec 4,25% et 5 élus, son plus mauvais résultat depuis 1976. Au point de remettre en cause le leadership contesté de Assunção Cristas qui, le soir même du scrutin, a annoncé un congrès anticipé et sa non-candidature à la tête du CDS qu’elle présidait depuis 2016. Au point d’évoquer « une seconde mort » pour Diogo Freitas do Amaral, fondateur et figure emblématique du CDS, décédé quelques jours avant ces élections législatives. Cette crise de leadership est aussi celle de la ligne politique d’un parti qui n’en finit plus d’osciller entre ses racines démocrates-chrétiennes et sa tonalité populiste qui n’a cessé de se renforcer, après avoir longtemps préempté et contenu les ressentiments, sur fond de nostalgie nationaliste, des anciens combattants des guerres coloniales et des rapatriés (retornados) d’Angola et Mozambique. Entre un improbable retour à ses racines démocrates-chrétiennes et la tentation de s’affirmer plus encore comme un « Tea Party » à la portugaise, la balance semble d’autant plus pencher vers cette seconde hypothèse que la concurrence se fait plus vive sur le front du populisme et de la xénophobie avec l’irruption sur l’avant-scène médiatique de Chega qui a su tirer profit de cette crise de la droite.

Après deux tentatives infructueuses lors des municipales de 2017 puis aux européennes de 2019 (Basta !), suite à son départ du PSD où il fut l’un des protégés de Pedro Passos Coelho, André Ventura a réussi son pari d’entrer au parlement à la tête de Chega. Ce professeur de droit dans une université privée, commentateur sportif à ses heures et fervent supporter du Benfica – au point d’indisposer nombre de socios du club lisboète -, est un leader populiste de droite radicale, « anti-corruption, anti-tsiganes », multipliant les déclarations sécuritaires, racistes et xénophobes. S’il n’avait guère mobilisé jusqu’ici, en séduisant 66 442 électeurs au plan national, il fait son entrée au Parlement comme élu de la circonscription de Lisbonne, où il réalise 2% des suffrages. Ce qui lui confère une visibilité médiatique supplémentaire dont il saura assurément se servir. Récupérant des voix à droite et à l’extrême droite, accusé par le leader du PNR (Parti National Rénovateur) « de lui avoir volé sa victoire » – le PNR stagnant à 0,3% (contre 0,5% en 2015) -, André Ventura, qui affirme respecter le système démocratique, a fait céder une digue – celle du containment de la droite radicale hors du champ parlementaire depuis le rétablissement de la démocratie avec la Révolution des œillets et le « legs du 25 avril. » Ce qui lance un défi de taille à la droite parlementaire sur le terrain de la surenchère populiste.

Avec cette représentation parlementaire étendue à Chega et Iniciativa Liberal, la droite se fragmente et ouvre un champ d’expression au populisme dont, à certains égards, il était étonnant que le Portugal ait été épargné jusqu’ici. Alors qu’à gauche, le Parti communiste recule de nouveau, notamment dans ses bastions traditionnels d’Alentejo, une nouvelle formation fait son entrée au parlement, Livre, avec Joacine Katar Moreira élue à Lisbonne, « afro-descendante », tout comme Beatriz Gomes Dias (Bloc de Gauche) et Romualda Fernandes (PS). Quant au Parti animaliste et nature (PAN), partisan d’une écologie apolitique, il triple son score de 2015, avec 3,3% et l’élection de 4 députés. Dix partis sont aujourd’hui représentés au parlement (contre 7 en 2015), le nombre des listes en lice (20) étant également supérieur. Le parlement s’est rajeuni, avec une moyenne d’âge de 47 ans, féminisé (38%), alors que 41% de ses membres sont de nouveaux entrants. Des quatre principaux partis qui ont dominé la vie politique et lAssemblée de la République, deux viennent dessuyer un sérieux revers, le CDS-PP et le PC. Alors que le Bloc de Gauche, apparu seulement à la fin des années 1990, stabilise sa place de 3ème parti. Tout se passe comme si c’était le commencement de la fin pour le système politique portugais, souvent qualifié de résilient, structuré autour des quatre grands partis (PS, PC, PSD, CDS) constitutifs de la transition à la démocratie dans les années 1970. Tout en rappelant que les deux grands partis de gouvernement – PS et PSD -, qui alternent au pouvoir depuis 1976 dans une oscillation centre-gauche/centre-droite, séduisent encore près de 65% de l’électorat.

Finie la « geringonça » ?

Au soir des élections, plusieurs solutions s’offrent au PS et à António Costa, en position de force, malgré l’absence de majorité absolue. Reconduire la « geringonça », voire envisager une « geringonça 2.0 » – multilatérale avec une union à gauche multipartis -, pour reprendre une formule d’un des responsables de Livre, Rui Tavares, dans un cadre programmatique à l’échelle de la législature ? Ou bien privilégier un soutien au cas par cas, en formant un gouvernement minoritaire et en s’assurant simplement, notamment pour le vote du budget annuel, de ne pas être mis en minorité par l’adoption d’une motion de censure rassemblant toutes les formations autres que le PS ?

Après une série de rencontres, en bilatéral, du PS avec PC-Verdes (CDU), BE, Livre et PAN, António Costa na pas exprimé de préférence publiquement, « agnostique » en quelque sorte, peu lui important le modèle de lentente, soulignant quil avait reçu des garanties de tous pour quil y ait « une volonté claire pour que le pays vive quatre années de stabilité politique. » Le Bloc de Gauche est le seul parti à proposer à António Costa un accord « avec lhorizon de la législature ». Une proposition d’accord écrit, avec un « cahier des charges » contraignant, notamment sur les questions du relèvement du salaire minimum, de la réduction des inégalités, de la réorganisation du marché du travail et de la pérennisation du système de santé. Le PC rejette l’idée d’un accord programmatique écrit, privilégiant vigilance sur le fond et accords au cas par cas. Dès le jeudi soir, le PS fait savoir qu’il n’y aura pas d’accords écrits entre les partenaires rencontrés dans la semaine : « à l’instar de la législature qui vient de s’achever, sera poursuivie une méthodologie identique d’appréciation préalable des propositions de budgets de l’État et d’autres concernant la stabilité gouvernementale ». Plus d’accords écrits bilatéraux PS/BE et PS/PC – et donc de « geringonça » -, comme à l’automne 2015, mais une évaluation au cas par cas, avec négociations préalables.

Dès lors, António Costa s’engage sur la voie de former un gouvernement minoritaire, convaincu de pouvoir bénéficier sur les votes importants (budgets…) d’une majorité « à géométrie variable », exploitant au mieux la plasticité du système politique portugais à la fois parlementaire et semi-présidentiel, qui permet à un gouvernement « minoritaire », fort d’une majorité confortable (plus de 106 députés PS sur 230) de gouverner, à l’image d’António Guterres, Premier ministre PS d’un gouvernement sans majorité absolue entre 1995 et fin 2001. Sans avoir à se soucier de l’investiture par le Parlement – à la différence de l’Espagne – et en recourant, le cas échéant, à une forme d’arbitrage du Président de la République qui peut, ou non, demander au chef du gouvernement de remettre sa démission, au vu du contexte politique. L’actuel chef de l’État, Marcelo Rebelo de Sousa (prochaine élection en janvier 2021), issu du PSD, dont il fut le président dans les années 1990, entretient des relations de confiance, sinon de complicité, avec le Premier ministre.

Alors qu’en octobre 2015, le PS, second des élections législatives derrière la coalition PSD/CDS, avait un besoin vital du soutien du BE et du PC pour gouverner, leur abstention risquant de le mettre en minorité – la droite disposant de plus de députés que le seul PS, ou que le PS avec le BE, ou le PS avec le PC -, quatre ans plus tard, la donne a complètement changé, avec la large majorité obtenue par le PS, confortant celui-ci dans la place qu’il affectionne politiquement, au centre de l’échiquier. Au risque de montrer au grand jour que les accords de 2015 étaient purement tactiques. Sauf que le contexte a également changé : alors que l’absolue nécessité de tourner au plus vite la page de l’austérité fixait un cap fédérateur à l’automne 2015, la croissance retrouvée et la réduction des déficits publics (pour la première fois le budget de l’État sera excédentaire en 2019) ne peuvent masquer durablement la précarité sur le marché de l’emploi, la répartition très inégalitaire des richesses, la faiblesse de l’investissement public et les incertitudes liées à la forte dépendance de la croissance au contexte extérieur, alimentée principalement par le tourisme et les exportations, avec quelques nuages sombres à l’horizon.

En choisissant la voie d’une « majorité à géométrie variable », sans accord programmatique, le PS d’António Costa peut donner le sentiment de vouloir gouverner seul, au gré de soutiens de circonstance, avec PAN ou d’autres, voire avec le PSD qui, sous la présidence de Rui Rio, n’a jamais complètement exclu l’idée, s’abstenant parfois, en partie séduit par la rigueur incarnée par Mário Centeno, avec en tête le modèle du « Bloc central » expérimenté de 1983 à 1985, Mário Soares étant alors Premier ministre. Si l’objectif de « quatre années de stabilité politique » est affiché, c’est plutôt l’horizon 2021 qui semble constituer la priorité du futur gouvernement dont la nomination est envisagée le 23 octobre prochain. 2021 sera l’année de l’élection présidentielle, en janvier, où, selon une tradition bien établie depuis 1976, le président devrait candidater à sa propre succession, mais aussi de la présidence tournante de l’Union européenne pour le Portugal (premier semestre) et des élections municipales au mois d’octobre. D’où la nécessité pour le gouvernement de rechercher une forme de stabilité dans la continuité.

Une démocratie de labstention ?

Au-delà de ces incertitudes entourant l’évolution du système politique et le mode de gouvernement privilégié par António Costa, c’est bien laugmentation de labstention (45,5% – et 70% aux européennes de mai 2019 -, contre 44% aux législatives de 2015 et 40% en 2011) qui constitue un souci majeur pour les années à venir. Est-elle contingente et donc susceptible d’être corrigée ou bien est-elle une caractéristique structurelle associée à l’essence même de la démocratie représentative ? Si une partie importante de lopinion ne se reconnaît pas dans le système des partis et loffre politique existante, elle se réfugie dans labstention qui na cessé de croître depuis les années 1980. Cette abstention croissante pose la question des dynamiques de mobilisation dans le Portugal démocratique.

Carte du taux d’abstention aux élections législatives du 6 octobre 2019.

Le contraste avec la mobilisation à l’œuvre après le 25 avril témoigne rétrospectivement de son intensité lors du processus révolutionnaire (PREC), lune des plus fortes dans lEurope de la seconde moitié du vingtième siècle. Lanalyse comparée avec cette période et avec dautres pays européens fait apparaître le Portugal comme un pays affichant des niveaux plutôt faibles de mobilisation sociale et politique (grèves, manifestations, participation à des mouvements citoyens) depuis le début des années 1980. Cette analyse pose la question du legs salazariste, de cette atonie cultivée pendant près dun demi-siècle par la dictature pour éviter toute mobilisation de masse afin de « faire vivre le Portugal habituellement ». Jusqu’à s’interroger même sur une forme d’hypocrisie entourant aujourd’hui une abstention promue, délibérément ou pas, par des politiques économiques néolibérales qui s’en accommodent fort bien, tant la participation électorale est fortement corrélée aux niveaux de formation et de précarité, avec en toile de fond un vivier potentiel d’abstentionnistes pouvant se (re)mobiliser en faveur de formations populistes de droite radicale et servir opportunément d’épouvantails.

Des réformes sont à l’étude, y compris du système électoral en vigueur (proportionnelle, avec circonscriptions et répartition à la méthode d’Hondt), dont la simplicité et la lisibilité ne sont pas les vertus premières. Il est urgent de se poser les bonnes questions, comme le rappelait le 16 septembre dernier Jorge Sampaio, ancien Président de la République (1996-2006) et figure emblématique du PS, mettant ainsi en garde ses compatriotes : « Si le Portugal a su préserver le legs du 25 avril (1974), il faut aller plus loin, rénover l’écosystème des régimes démocratiques, sous peine de les voir s’étioler, soit en étant remplacés par des régimes autocratiques et autoritaires, soit par voie de dégénérescence en régimes populistes. »

Crise de régime en Israël

La Knesset, parlement d’Israël. © James Emery

Israël retourne aux urnes le 17 septembre. Le pays fait un véritable saut dans l’inconnu, trois mois et demi seulement après une première campagne électorale chaotique. L’échiquier politique israélien penche aujourd’hui à droite, très à droite, mais l’échec de Netanyahou à constituer un gouvernement met en péril son avenir politique et judiciaire. Une analyse d’une des plus graves crises politiques connues par Israël. 


Un contexte politique délétère

En novembre dernier, le Premier ministre Benjamin Netanyahou avait dû convoquer des élections anticipées pour le 9 avril. En cause, la démission de son ministre de la Défense Avigdor Lieberman après qu’Israël ait conclu un cessez-le-feu à Gaza.

L’équilibre des pouvoirs s’est beaucoup dégradé en Israël ces dernières années. Le dernier contre-pouvoir sérieux à l’exécutif est la Cour suprême, qui censure les lois qu’elle juge contraires aux lois fondamentales, Israël n’ayant pas de Constitution. La coalition de droite au pouvoir cherche à lui retirer cette capacité. Cela serait une atteinte vitale à la démocratie israélienne, déjà sérieusement menacée à l’heure actuelle.

La lutte entre la gauche et la droite est incroyablement déséquilibrée en faveur de la droite. Les problématiques sociales et économiques sont marginalisées dans le débat public. Seules comptent les questions de sécurité et d’identité.

La gauche occidentale est en crise, mais sa descente aux enfers en Israël est encore plus douloureuse si on se rappelle que l’État juif a des racines socialistes.

Le clivage fondamental en Israël est structuré autour de la question palestinienne. Tous les partis qui ne soutiennent pas la politique colonialiste du gouvernement sont considérés comme de gauche. Sont donc associés à la gauche des partis centristes, voire de centre-droit. La droite – au sens israélien du terme – est majoritaire dans le pays d’élection en élection. Elle a récemment voté la loi fondamentale sur l’État-nation juif, que ses détracteurs jugent contraire aux valeurs de la Déclaration d’indépendance.

Signature de la Déclaration d’indépendance en 1948. Debout au centre, Ben Gourion. © Ministère israélien des Affaires étrangères

La gauche occidentale est en crise, mais sa descente aux enfers en Israël est encore plus douloureuse si on se rappelle que l’État juif a des racines socialistes. Le sionisme était originellement une forme de socialisme utopique, concrétisé par et dans les kibboutzim. Le projet a progressivement été redéfini par la droite. Le sionisme révisionniste, par opposition au sionisme travailliste, prend les traits d’un nationalisme illibéral et annexionniste.

Les travaillistes ont eu le pouvoir de manière ininterrompue de l’indépendance en 1948 jusqu’à 1977. Leur dernier Premier ministre, Ehud Barak, l’a perdu en 2001. Autre signe des temps, Netanyahou devrait battre en juillet le record de longévité à la tête du gouvernement détenu par le travailliste David Ben Gourion, fondateur de l’État d’Israël.

Une première campagne survoltée

La campagne électorale d’avril s’est muée en plébiscite pour ou contre le roi Bibi. Le Premier ministre a subi un revers en décembre lorsque le procureur général de l’État Avichai Mandelblit l’a inculpé dans plusieurs affaires de corruption. Netanyahou est accusé des chefs de pots-de-vin, de conflits d’intérêts dans la nomination de magistrats et d’ingérence dans la ligne éditoriale du journal populaire Israel Hayom. Il en a profité pour se poser en victime de la police, de la justice et des médias.

L’opposition centriste s’est rassemblée derrière le panache blanc de Benny Gantz, ancien chef d’état-major de Tsahal. Bien que novice en politique, il s’est imposé dès le départ comme l’alternative évidente à Netanyahou. Gantz a d’abord fondé le Parti de la résilience d’Israël, puis s’est associé aux libéraux de Yesh Atid dans la coalition Bleu et Blanc.

Gantz n’a pas convaincu sur sa personne mais s’est présenté avec succès comme le seul en capacité à stopper Netanyahou.

Benny Gantz, gauche, et Yaïr Lapid, le chef de Yesh Atid, droite, lors d’un évènement de Bleu et Blanc. © Amirosan

Bleu et Blanc ne compte pas moins de trois anciens généraux, ce qui n’a pas empêché le Likoud de les dépeindre en « gauchistes faibles ». Cependant, la coalition reste encore très floue sur son programme. Un clip de campagne vantait que Gantz avait « renvoyé Gaza à l’âge de pierre ». L’ex-général s’est toutefois déclaré favorable à la paix, sans expliquer comment il comptait concrètement y parvenir. Au final, Gantz n’a pas convaincu sur sa personne mais s’est présenté avec succès comme le seul en capacité à stopper Netanyahou.

La campagne s’est terminée dans une atmosphère viciée, électrique, avec des sondages de sortie d’urnes contradictoires. Gantz et Netanyahou ont tous les deux crié victoire avant que les résultats définitifs soient connus. Lorsqu’il est apparu que le bloc de la droite avait remporté une majorité claire contre le bloc du centre et de la gauche, Gantz a été tourné en ridicule.

Lieberman le régicide

Pourtant, le discours de victoire de Netanyahou était lui aussi prématuré. Bien que 65 membres de la Knesset sur 120 l’aient recommandé au Président Reuven Rivlin, le Premier ministre n’a pas réussi à négocier un accord de coalition avant le 29 mai à minuit.

En vertu des lois fondamentales, un aspirant Premier ministre dispose d’un temps limité pour obtenir l’investiture de la Knesset. Faute de quoi, le Président a l’autorité pour désigner un autre parlementaire afin de mener les négociations.

Le vent de la discorde soufflait entre les partis religieux Shas et Judaïsme unifié de la Torah et le parti ultranationaliste laïc Yisrael Beytenou. Ce dernier, représentant de la minorité conservatrice russophone, est mené par Lieberman. Lequel souhaitait que le gouvernement fasse passer une loi obligeant les élèves des écoles talmudiques, actuellement exemptés, à effectuer le service militaire.

Avigdor Libermann, alors ministre de la Défense, avec le secrétaire de la Défense des États-Unis James Mattis, au Pentagone. © U.S. Air Force Tech. Sgt. Brigitte N. Brantley

Lieberman en a fait un point d’honneur et s’est heurté à l’opposition frontale des ultra-orthodoxes. Ces derniers jouissent depuis plusieurs années d’une influence considérable dans la vie politique israélienne. Par exemple, il n’y a pas de transports publics le jour de Sabbat.

Quand il est devenu clair que ni Lieberman ni les ultra-orthodoxes ne céderaient sur leurs revendications, privant le Likoud de sa majorité, Netanyahou s’est lancé dans des tentatives frénétiques de débauchages dans les rangs de l’opposition. Le leader arabo-israélien Ayman Odeh en a fait ses choux gras en raillant, à l’hilarité de la Knesset, que Netanyahou était disposé à reconnaître les frontières de 1967 en échange de son soutien.

La nouvelle némésis de Bibi est un faucon de guerre qui ferait passer le Likoud pour uN PARTI de Bisounours.

Après l’effondrement des négociations, c’est un Netanyahou visiblement furieux qui a déclaré, suprême insulte, que Lieberman « fait désormais partie de la gauche ». Le procès en gauchisme a pu marcher pour Gantz. Mais la nouvelle némésis de Bibi est un faucon de guerre qui ferait passer le Likoud pour un parti de Bisounours. Il n’hésite d’ailleurs pas à rappeler qu’il est issu d’une famille de colons, à la différence de Netanyahou.

Lieberman profite de la situation pour se poser à la fois comme une alternative de droite au Likoud et comme le défenseur des valeurs laïques contre le lobby ultra-orthodoxe. Il espère ainsi devenir le faiseur de roi à l’issue des nouvelles élections.

La dernière chance de Netanyahou

Les Israéliens aiment dire que les élections sont disputées par une trentaine de partis, « et à la fin c’est Netanyahou qui gagne ». Lorsque les heures d’incertitude de la nuit du 9 avril ont laissé place à la victoire de la droite, les soutiens du Likoud ont chanté « c’est un magicien » sous le sourire carnassier du roi Bibi.

Le Premier ministre Benjamin Netanyahou lors d’un voyage diplomatique à Moscou en février. © Présidence de la Fédération de Russie

Lorsqu’il est apparu le 29 mai au soir que les pourparlers n’allaient pas aboutir, Netanyahou a préféré faire tapis. Il a convoqué de nouvelles élections anticipées pour le 17 septembre plutôt que d’abandonner le pouvoir et rendre des comptes à la justice.

Netanyahou est un animal politique de premier acabit, qui arrive toujours à se faufiler entre les coups en négociant son maintien au pouvoir quelques minutes de plus. Mais le Premier ministre, en difficulté jusqu’au sein du Likoud, est à court d’options. S’il n’emporte pas les nouvelles élections, il aura tout perdu. Et même s’il y arrive, il y a toujours l’épée de Damoclès de son audition judiciaire prévue en octobre.

Bibi comptait en effet sur sa réélection en avril pour faire passer une loi fondamentale qui garantirait l’immunité pénale au Premier ministre. En aparté, les Israéliens lui donnent le sobriquet de loi française en allusion à l’immunité de notre président de la République. Passons.

L’instabilité est la norme du parlementarisme israélien mais c’est un nouveau record qui est établi aujourd’hui.

La Knesset a finalement commis un étrange suicide, la dissolution étant votée par la majorité (soutenue par les partis arabes) et rejetée par l’opposition. C’est la première fois depuis l’indépendance qu’il y aura deux élections législatives la même année. L’instabilité est la norme du parlementarisme israélien mais c’est un nouveau record qui est établi aujourd’hui.

L’horizon bouché de la gauche

Les travaillistes du Labor traversent la pire crise de leur histoire. Le 9 avril, ils n’ont recueilli que 6 sièges et 4,04% des voix, un score abyssal en comparaison des 24 sièges et 18,67% obtenus en 2015 par leur ancienne coalition l’Union sioniste. La gauche pacifiste de Meretz ne fait pas mieux avec 4 sièges et 3,63% des voix, à peine au-dessus du seuil électoral de 3,25%.

Quant aux partis arabes, ils payent le prix de la division. La Liste unifiée avait obtenu un score historiquement haut en 2015. Elle est cette fois-ci partie sous les couleurs de Hadash-Ta’al et de Ra’am-Balad, lequel a failli perdre sa représentation. La Liste unifiée devrait cependant se reformer en vue des élections de septembre.

Une affiche de campagne du Labor. © YoavRabi

Il y a eu des déceptions à droite aussi. Le parti Nouvelle Droite de la ministre de la Justice Ayelet Shaked a échoué à passer le seuil électoral. Elle s’était faite remarquer pour s’être parfumée au fascisme dans un clip de campagne. Netanyahou l’a remerciée le 2 juin.

Ces défaites s’expliquent partiellement par le fait que Gantz comme Netanyahou ont mobilisé le vote utile de leur camp. Bleu et Blanc et le Likoud ont chacun obtenu 35 députés. C’est la première fois depuis 1996 que les deux principaux partis rassemblent la majorité à la Knesset.

La raison profonde de la marginalisation de la gauche reste toutefois son association à un processus de paix largement considéré comme un échec. Elle est également victime de ses compromissions : le leader travailliste Avi Gabbay est un ancien ministre de Netanyahou. Il avait participé à la fondation du parti Kulanu, aujourd’hui fusionné au Likoud.

Le travaillisme israélien doit faire face à un choix existentiel.

Gabbay s’est décrédibilisé en participant à des négociations secrètes de dernière heure avec Netanyahou. Bibi promettait aux travaillistes le ministère des Finances et même la présidence d’Israël. Gabbay n’est probablement pas rentré dans le gouvernement qu’à cause de la levée de boucliers provoquée au sein du Labor par l’éventement des pourparlers. Il avait pourtant martelé pendant la campagne qu’il ne s’allierait jamais avec Netanyahou. Gabbay a donc démissionné et décidé de quitter la vie politique. Une guerre de succession s’est engagée entre les éléphants du parti.

De son côté, Meretz a appelé publiquement le Labor à s’allier à eux. La députée travailliste Shelly Yachimovich, candidate aux primaires, a déclaré que Meretz représentait comme eux « la gauche sioniste, sociale-démocrate, libérale, libre ». Toutefois, Gabbay a laissé entendre avant de partir que le Labor pourrait s’allier à Bleu et Blanc. Le travaillisme israélien doit faire face à un choix existentiel.

Vers un réveil des laïques ?

La politique israélienne est devenue une foire d’empoigne. Au milieu du chaos, Netanyahou joue ses dernières cartes avant l’éventuel atterrissage sur la case prison. Ses soutiens s’effritent, mais les premiers sondages donnent le Likoud légèrement en tête. La campagne est si peu favorable que des fuites ont laissé croire que Netanyahou voudrait annuler le scrutin, un scénario improbable puisqu’illlégal en l’absence d’une majorité des deux tiers de la Knesset pour amender la loi fondamentale.

Ce serait téméraire que se lancer dans de la prospective électorale. La volatilité politique est très forte. À l’heure actuelle, le séisme est la rupture de Lieberman avec le bloc de droite. La recomposition probable de la Liste unifiée pose la question de la force des partis arabes dans la future Knesset. La bascule du Labor à gauche ou au centre aura aussi un rôle important. Il faudra enfin voir si le bloc du centre et de la gauche arrive à égaliser le rapport de forces avec le bloc de droite. Cela dépend de la capacité du Likoud et de ses alliés ultranationalistes religieux à obtenir seuls la majorité absolue.

La campagne pourrait brouiller les lignes tribales entre gauche et droite, en désaxant la question religieuse de la question nationale.

Une urne israélienne. © Hedva Sanderovitz

Mais l’enjeu principal des élections est sans doute l’opposition entre laïques et cléricaux. Les partis ultra-orthodoxes ont rassemblé le 9 avril 16 sièges et environ 12 % des suffrages. Ils ne sont donc influents que parce qu’ils sont nécessaires à la formation de coalitions de droite. Il y a aussi en Israël des juifs libéraux, des musulmans, des chrétiens, des druzes et des athées. La campagne pourrait brouiller les lignes tribales entre gauche et droite, en désaxant la question religieuse de la question nationale.

Les Israéliens sont nombreux à considérer que les nouvelles élections sont une perte de temps et d’argent. Mais la recomposition politique pourrait les mobiliser. On saura le 17 septembre qui aura gagné le vote populaire. Mais quelques mois d’attente seront sans doute nécessaires pour connaître le vrai vainqueur.

Les désillusions de la nation sud-africaine et le nouvel apartheid

Statue de Nelson Mandela © M. L. pour LVSL

Il y a 25 ans, Nelson Mandela portait un toast à la nation sud-africaine. Célébrant les 63% obtenus par son parti l’African National Congress (ANC) aux premières élections démocratiques et multiraciales du pays, Madiba promettait « une vie meilleure pour tous ». Un quart de siècle plus tard et à la veille des élections générales du 8 mai, les promesses de l’ANC sont pourtant loin d’avoir été tenues et une désillusion morose a succédé à l’euphorie populaire d’avril 1994 au sein de la nation sud-africaine.


55,5%, c’est le nombre de Sud-Africains qui vivent sous le seuil de pauvreté1 en 2015 selon un rapport de l’Agence nationale des statistiques sud-africaine. Le chiffre interroge la nature de la transition démocratique sud-africaine tant peu de choses semblent avoir changé depuis l’apartheid sur le plan économique pour la majorité de la population. 1% de la population blanche vit ainsi sous ce seuil de pauvreté, contre 64,2% de la population noire et 41,3% de la population coloured, groupe de population qui regroupe les descendants des premiers peuples colonisés en Afrique du Sud. De tels écarts de richesse laissent songeur : l’apartheid politique s’est transformé en un apartheid économique qui ne dit pas son nom et que l’ANC n’a pas réussi à abattre.

Plusieurs dossiers jalonnent ainsi les élections à venir le 8 mai, sonnant comme autant de rappels des échecs de l’ANC à mettre en œuvre une transformation sociale de grande ampleur. Le chômage de masse d’abord, qui touche environ 27% de la population depuis les années 19902, la faute à un taux de croissance qui n’a cessé de ralentir ces dernières années et à une politique industrielle désorganisée, les entreprises qui touchent des subsides honorent rarement leurs promesses d’embauches et d’investissement local. Les inégalités ensuite, qui n’ont cessé de croître, et qui font de l’Afrique du Sud le pays le plus inégalitaire au monde, avec un coefficient de Gini qui atteint des sommets. Loin de pallier ces inégalités, la piètre qualité des services publics sud-africains est à l’origine de rebellions sporadiques dans les townships, les service delivery protests, qui incarnent à eux seuls la faillite de l’ANC à construire un État social après la transition démocratique.

Une transition sous forme de capitulation ?

Si on en croît Naomi Klein3, c’est en effet à celle-ci qu’il faut remonter pour comprendre l’échec sud-africain à transformer son économie d’apartheid en une économie égalitaire. En se concentrant sur l’obtention de droits politiques, les pères fondateurs de la démocratie auraient cédé à un ensemble d’exigences de la minorité blanche sur le plan économique. Ainsi s’explique la curieuse continuité de la politique économique du pays avant et après l’apartheid. Dès 1996, le jeune gouvernement de Mandela s’engage en effet sur la voie de l’orthodoxie avec un vaste programme de coupes des dépenses publiques et de privatisations, qui s’inspire directement du programme développé par l’Université afrikaner de Stellenbosch au début des années 1990.

Exit les promesses de nationalisations et de mise en place d’un État social, pourtant au cœur des revendications politiques de l’ANC pendant l’apartheid. La marge de manœuvre du jeune gouvernement est de toute façon trop faible pour implanter ces mesures. Son budget est grevé par la dette financière du régime d’apartheid dont il hérite et qui s’élève à quelques 30 milliards de rands sud-africains. À celle-ci vient s’ajouter la dette morale du gouvernement afrikaner, puisque, ironie de l’histoire, c’est la nouvelle démocratie qui se charge d’indemniser les victimes de l’apartheid reconnues comme telles par la Commission Vérité et Réconciliation.

Les recommandations de la communauté internationale, soucieuse de préserver ses intérêts dans une Afrique du Sud en pleine recomposition, viennent encore influer le tournant libéral du régime. Ainsi, le prêt de 850 millions de dollars accordé par le FMI pour faciliter la transition s’accompagne d’un ensemble de contraintes : libéralisation des capitaux, contraction des salaires, sanctuarisation de la propriété privée… Autant d’obligations qui n’incitent pas à la réduction des inégalités historiques entre Sud-Africains blancs et non-blancs. La libéralisation des flux de capitaux opérée au tournant des années 1990 donne lieu, chaque année depuis ces mêmes années, à une fuite importante des capitaux sud-africains, tandis que les garanties extensives conférées aux droits de propriété n’ont rendu que plus difficile la redistribution des terres aux mains de la minorité blanche et des grandes compagnies, débat aujourd’hui prégnant des élections du 8 mai. De même, l’idée d’établir une taxe sur les entreprises étrangères qui ont bénéficié de la politique d’apartheid est vite abandonnée, Thabo Mbeki, le successeur de Mandela, craignait d’envoyer un message négatif aux investisseurs internationaux.

L’ANC en perte de vitesse ?

Aujourd’hui, en dépit de l’adoption d’une politique néolibérale, l’ANC continue d’afficher un volontarisme de façade. Si certaines mesures gouvernementales qui visent à améliorer les conditions de vie des populations les plus pauvres sont à relever, à l’image de la construction de maisons gouvernementales ou de la mise en place de minima sociaux, celles-ci jouent d’abord un rôle palliatif, dont le but est de réduire l’incidence de la pauvreté absolue sans avoir d’impact « transformatif ». La mise en œuvre d’un salaire minimum unique à 3500 rands (221,9 euros) début janvier constitue cependant une avancée positive dans un pays où quasiment un travailleur sur deux gagne en dessous de 1,27 euro de l’heure.

En plus de ce bilan économique mitigé, l’ANC doit faire avec un déficit d’image de plus en plus important. Depuis quelques années, le parti est en perte de vitesse. L’ère Zuma est passée par là et, avec elle, ses scandales de corruption.

Dans un rapport accablant qui date de 2016 intitulé State of capture, l’ancien président était accusé d’avoir procédé à un discret noyautage de l’État sud-africain au profit de la richissime famille Gupta, en plaçant à des postes de pouvoir des proches censés favoriser les intérêts de celle-ci en échange de somptueux pots-de-vin. La gestion catastrophique des entreprises publiques, souvent sur fond de corruption, est aussi un sujet d’inquiétude pour le parti. Ainsi en est-il d’Eskom, la compagnie d’électricité du pays, qui plonge régulièrement l’Afrique du Sud dans le noir du fait de coupures d’électricité intempestives liées à la mauvaise gestion des stocks de l’entreprise.

Les challengers de l’ANC

Cependant, l’ANC reste encore certain d’arriver en tête du scrutin le 8 mai. Son rôle historique dans la lutte contre l’apartheid lui vaut encore le statut de libérateur dans une grande partie de l’opinion publique, ce qui explique sa position hégémonique sur la scène politique sud-africaine depuis 1994. La question n’est donc pas de savoir si l’ANC arrivera en tête ou pas lors des élections générales du 8 mai, mais bien quel sera son score et son principal challenger.

L’Alliance Démocratique a ainsi longtemps constitué la principale force d’opposition au parti au pouvoir. Mais le parti libéral et centriste souffre encore aujourd’hui de son image de parti des minorités, en dépit de l’arrivée à sa tête de Mmusi Maimane en 2015, premier homme noir à diriger le parti. La réticence du parti à se prononcer sur certains enjeux majeurs de l’élection 2019, tels que la redistribution des terres ou la discrimination positive, ne l’aide pas à se départir de cette image de parti blanc.

Donnés troisième dans les sondages, les Economic freedom fighters, parti de la gauche radicale, détonnent dans le paysage politique sud-africain. Le parti de Julius Malema jouit en effet d’une couverture médiatique importante en raison de ses prises de position parfois houleuses et de la personnalité charismatique de son leader. Ayant fait de la redistribution des terres sans compensation son axe de campagne, il séduit un électorat noir et jeune agacé d’attendre la concrétisation des promesses de l’ANC. Son programme politique fondé sur la nationalisation des mines, des banques et d’autres secteurs économiques stratégiques n’est cependant pas suffisamment rassembleur pour entraver la domination politique de l’ANC.

Reste à savoir quel score obtiendra le parti au pouvoir. D’après l’institut Ipsos, plus la participation sera faible et plus ce dernier aura des chances de l’emporter haut-la-main. Au regard de la frustration accumulée par une partie de la population ces dernières années, il y a fort à parier que l’abstention atteindra des records…

1. Soit moins de 992 rand (60 euros).

2. Chiffre bien plus élevé en réalité, puisqu’il ne comptabilise que les chômeurs faisant état d’une recherche effective d’emploi, au coût souvent prohibitif.

3. Naomi Klein, 2008. La Stratégie du Choc, la montée d’un capitalisme de désastre.

Crédits : © CCY-BY2.0

Bal comique à Paris, trop de candidats

Conseiller en communication de François Hollande puis soutien d’Emmanuel Macron brièvement investi aux élections législatives avant de renoncer, Gaspard Gantzer a annoncé mercredi 13 mars sa candidature à la mairie de Paris. Mercredi soir, Le Parisien révélait que Benjamin Griveaux s’apprêtait à quitter le gouvernement pour déclarer sa candidature. Tout cela s’ajoute à plusieurs autres personnalités déjà déclarées et fait état d’un vide dans le débat politique au profit des ego et d’une macronisation de la vie politique parisienne.


 

La candidature de Gaspard Gantzer s’ajoute à un bal de candidats déjà déclarés, qui se sont investis seuls en sortant des carcans des partis pour fonder leur propre organisation, et à des prétendants qui attendent l’aval de leur mouvement. Ainsi, alors que La République En Marche n’a toujours pas dévoilé sa tête de liste pour les élections européennes, déjà quatre ministres et personnalités souhaiteraient pouvoir partir à la conquête de la capitale (Mounir Mahdjoubi, Cédric Villani, Benjamin Griveaux et Hugues Renson). Le feuilleton des municipales s’avère palpitant : à la bataille des idées, des programmes, s’oppose celle des ego et des ambitions.

Lors de ses passages dans les médias, Gaspard Gantzer veille à toujours se distinguer de la maire actuelle, Anne Hidalgo. Tout son bilan est passé au crible, rien n’est épargné : la ville est « dégueulasse ». Regardez plutôt :

Gaspard Gantzer, itinéraire d’un enfant gâté

L’ancien conseiller en communication passé par Sciences Po et l’École nationale d’administration qui n’a jamais bénéficié de l’onction du peuple puisqu’il avait renoncé à se présenter aux législatives sous l’étiquette En Marche en 2017 a lancé son mouvement Parisiennes, Parisiens le 11 octobre 2018. Là où certains candidats et élus peinent à avoir de la visibilité, c’est pendant La Matinale de France Inter et dans Le Parisien que Gaspard Gantzer a pu déclarer qu’il voulait « être le candidat des classes moyennes et même de toutes les familles parisiennes ». Une chose est sûre, si Gaspard Gantzer a pris ses distances avec LREM, il profite d’un entre-soi qui l’accueille à bras ouverts, en témoigne son accès aux médias.

Bien qu’il se soit éloigné de LREM, Gaspard Gantzer bénéficie du soutien des mêmes personnes. Outre son accès privilégié aux médias et à des tribunes, sa communication et ses méthodes rappellent celles de la majorité présidentielle. À cela s’ajoute ses prises de position. À l’égard des gilets jaunes, il affiche le même dédain que le président. Le lundi 18 février sur CNews, il avait déclaré qu’ « ils ont le droit de manifester malheureusement, même s’ils sont cons, je suis désolé de le dire. C’est sûr que si on faisait des tests de QI avant les manifestations, il n’y aurait pas grand monde »Le mépris de classe semble donc être un des points communs de ce nouveau monde…

Beaucoup de candidats, une seule place

C’est la loi du 31 septembre 1975 qui a réinstitué la fonction de maire de Paris. Le Conseil de Paris s’occupe des affaires de la ville. Quatre maires se sont succédés : Jacques Chirac, Jean Tiberi, Bertrand Delanoë et Anne Hidalgo. Certains esprits verront dans la Mairie de Paris un marche-pied pour des ambitions présidentielles. Si tous les candidats se targuent d’être passionnés, amoureux de la ville de Paris, on comprend que cette élection déchaîne les ego.

C’est un album Panini des candidats qui est en voie de se constituer en attendant que les partis mettent en place des processus de désignation et que les alliances s’instaurent. En une semaine, trois candidats ont manifesté leur souhait d’accéder à la mairie : Rachida Dati, ancienne ministre de la Justice et Garde des Sceaux pendant le mandat de Nicolas Sarkozy, maire du VIIème arrondissement et députée européennes ; Pierre-Yves Bournazel, élu en 2017 député de la 18e circonscription de Paris et fondateur d’Agir, la droite constructive (la genèse de ce mouvement était l’exclusion de certains membres des Républicains de députés macrono-compatibles qui avaient choisi de créer le groupe Les Constructifs à l’Assemblée nationale) et le fondateur de Parisiennes, Parisiens.

À la bataille des idées, des programmes, s’oppose celle des egos et des ambitions.

Ils viennent s’ajouter pour ce qui est de la droite à Jean-Pierre Lecoq, le maire du VIème arrondissement et à Florence Berthout, la présidente du groupe Les Républicains au Conseil de Paris.

À gauche de l’échiquier, la France insoumise s’est lancée avec Paris En Commun sous l’égide de la conseillère de Paris Danielle Simonnet. Un autre mouvement, Dès demain, se veut « ouvert à tous les humanistes qui aiment agir, à tous les démocrates prêts à s’engager pour la justice sociale, à tous les républicains qui aiment et revendiquent leur devise ».

La maire de Paris Anne Hidalgo et Jean-Louis Missika adjoint en charge de l’urbanisme sont à la tête de Dès demain. Ce dernier avait quitté le Parti socialiste pour devenir adjoint « sans étiquette ». Il avait en effet rendu public en 2017 son soutien à Emmanuel Macron. Entre retour à la maison pour certains et élargissement vers la droite pour la municipalité actuelle, les rapports de force en présence témoignent d’un socle idéologique très restreint et d’une porosité des idées entre beaucoup de candidats.

Quid de la bataille des idées ?

En effet, les quelques prises de position de la part des candidats avoués ou non ont toutes trait à des thématiques restreintes : la sécurité, la propreté, les voitures. En se positionnant de la sorte, les candidats qui ont un accès privilégié aux médias peuvent déterminer l’agenda politique.

Aussi, Gaspard Gantzer s’est prononcé à plusieurs reprises en faveur de la création d’une police municipale (et ce dès la fin de l’année 2018). Le 28 janvier 2019, il publiait une tribune libre dans l’Opinion avec Benjamin Djiane, vice-président de Parisiennes, Parisiens et maire adjoint du IIIème arrondissement. Intitulée Police municipale : Anne Hidalgo découvre l’insécurité à Paris, cette tribune dénonçait la « tactique électorale » de la maire actuelle qui a proposé fin janvier la mise en place d’une police municipale. Ils lui reprochent en effet d’avoir attendu la fin de son mandat, bien qu’élue à Paris depuis « 18 ans et maire depuis 5 ans ».

À cela, ils opposent la création d’une police municipale armée : « nous avons donc besoin d’une police armée, présente dans tous les quartiers où l’insécurité tient lieu de norme, où la drogue s’échange comme des petits pains, où les femmes sont harcelées, présente dans les transports, dans les rues, partout ». En 2018, la droite parisienne portait notamment l’organisation d’un référendum concernant la création d’une police municipale armée, l’armement afin qu’elle ne devienne pas une cible.

Aussi, les seuls sujets de fond qui émergent ont trait à un corpus extrêmement restreint. Outre les questions de personnes, difficile de savoir ce qui distingue sur le fond Benjamin Griveaux de Mounir Mahdjoubi ou encore de Gaspard Gantzer.

Concernant la gauche, beaucoup d’interrogations demeurent : que feront les membres du Parti communiste ou encore de Génération.s ? Actuellement membres de la majorité municipale, aucune figure n’émerge réellement. Pour Europe Écologie les Verts, Julien Bayou a lancé un « tandem » en février 2019 avec l’adjointe en charge de l’économie sociale et solidaire Antoinette Guhl.

Si les tribunes fleurissent de part et d’autre, ce sont les mêmes éléments de langage et thèmes qui reviennent souvent : « en finir avec une conception monarchique », le Grand Paris, l’écologie, la piétonisation, la gratuité des transports. Cette harmonisation des thématiques témoigne de l’ascendant des personnes sur les idées.

Si les candidats et prétendants prennent position sur les mêmes sujets, c’est en fait qu’ils se répondent les uns aux autres, se talonnent avec à chaque fois des différences qui tiennent davantage d’une touche de couleur sur un tableau impressionniste que de réelles divergences idéologiques. Il n’y a pas, à l’heure actuelle, contrairement à ce que la surexposition de certains candidats pourrait laisser entendre et espérer, de projet d’envergure et d’ensemble pour Paris, pas de programme si ce n’est des déclarations d’intention et des coups de communication.

Quand l’enjeu majeur n’est dès lors plus de proposer, de transformer la vie mais de donner à voir.

Là résident et se dessinent deux problèmes essentiels : d’une part, la relative homogénéité des candidats empêche de penser certaines problématiques, d’autre part, la politique confine à la communication. En effet, en traçant un axe qui irait de Génération.s à La République En Marche (et qui se positionne de manière plus ou moins vive contre Anne Hidalgo), on a là des forces politiques qui se veulent « progressistes et humanistes » et plus largement une macronisation de l’échiquier politique parisien.

La communication au détriment du politique

Toutes ces forces incarnent en effet une gradation plus ou moins libérale d’un même spectre politique. Dès lors, comment réussir à pleinement se distinguer si ce n’est par de la communication ? Dans la capitale, la communication politique prend tout son sens : les apéritifs et temps de rencontre avec les Parisiennes et Parisiens s’avèrent particulièrement instagrammables, l’actualité locale pouvant bénéficier d’une attention nationale (en témoigne la couverture dont bénéficient Gaspard Gantzer ou Anne Hidalgo)… Quand l’enjeu majeur n’est dès lors plus de proposer, de transformer la vie mais de donner à voir.

C’est sans doute le candidat de Parisiennes, Parisiens qui a le mieux compris cela. Il enchaîne les apéritifs et soirées dans des appartements, organisées par des soutiens locaux dans la tradition de la socialisation politique de la droite du XVIème arrondissement : aux grands meetings, on préfère le cadre intimiste et restreint d’un appartement quitte à aller à trois apéritifs en une soirée.

Les personnes qui reçoivent font voir et publicisent sur leurs propres réseaux sociaux et l’association reprend cela après. Si l’alpha et l’oméga de la vie politique ne se résument pas aux réseaux sociaux, ceux-ci s’avèrent néanmoins utiles pour attirer l’attention et construire des rapports de force. Personne ne sait si le programme de Gaspard Gantzer sera meilleur que celui de Benjamin Griveaux ou Anne Hidalgo. En tout cas, le premier semble « plus humain », « plus vrai » que les autres, quitte à ne pas proposer de programme.

Cependant, contrairement à ce que le niveau du débat politique parisien pourrait le laisser penser, vivre à Paris ce n’est pas vivre dans un film de Woody Allen. Selon l’Observatoire des Inégalités, le taux de pauvreté à Paris s’élève à 16,1%, soit 340 397 personnes. Dans le XVIIIème arrondissement, ce taux de pauvreté était de 23,3% en 2015. Dans une interview donnée au journal Le Monde le 29 janvier 2019, les Pinçon-Charlot rappelaient qu’ « on constate une montée des professions intermédiaires et supérieures, de 34,5 % de la population en 1954 à 71,4 % en 2010, tandis que le pourcentage des employés et des ouvriers de la population active habitant Paris a chuté de 65,5 % à 28,6 %”. À cela s’ajoute la baisse des emplois industriels dans la capitale : on est tombés à 134 000 en 1989, puis à 80 283 en 2009, selon les estimations de l’Insee [Institut national de la statistique et des études économiques]. Et il est évident que cela baisse encore », expliquait le couple de sociologues dans le même entretien.

Le projet du Grand Paris pose des problématiques sociales immenses mais aucun projet alternatif ne voit le jour. Quand Gaspard Gantzer veut être « le candidat des classes moyennes et de toutes les familles parisiennes », il occulte donc près d’un cinquième de la population de la capitale.

Lorsqu’il s’agit de piétonniser des quartiers, cela est fait sans questionner les problématiques que cela pose. S’il faut réduire la place de la voiture, il faut également permettre aux gens de se déplacer aisément dans les transports en commun et surtout de permettre aux personnes qui vivent hors de Paris (qui peuvent être contraintes à cela du fait de la faiblesse de leurs revenus et du prix exorbitant des loyers) d’accéder à Paris sans pour autant subir de double-peine.

Cela implique par exemple de penser une densification des transports hors de Paris et des parkings. Le caractère inséparable, dynamique, de certaines propositions qui en impliquent d’autres est souvent absent du discours politique. Ainsi, les candidats peinent à conjuguer et à articuler l’écologie et le social pour, au contraire, faire de Paris un vase clos qui exclue toujours davantage.

À l’heure où la gentrification progresse et relègue des populations, à l’heure où s’épanouit l’ubérisation de l’économie, à l’heure où certains quartiers voient des difficultés s’articuler, la drogue et la précarité en premier lieu, Paris mérite mieux que des batailles de personnes dont on ne sait ce qu’elles proposent et ce qui les distinguent. L’urgence est de politiser le débat, de proposer des solutions à des maux. C’est à cela et non à des déclarations d’amour à une capitale espérée, fantasmée qu’il faut songer.

Plusieurs dynamiques sont à l’oeuvre depuis plusieurs années. En excluant les populations les plus fragiles économiquement, Paris se fixe. La population assiste en effet à une muséification de la ville dans laquelle de plus en plus de personnes n’ont pas leur place faute de pouvoir assumer des loyers trop importants ou d’accéder à des surfaces assez grandes lorsqu’elles fondent une famille.

En témoigne de manière particulièrement violente la baisse du pourcentage d’ouvriers qui vit à Paris. Face à ce mouvement, une autre dynamique se dessine : les grandes fortunes financent et acquièrent du patrimoine pour des sommes exorbitantes, et rendent de ce fait une partie du parc immobilier inaccessible à une partie de la population qui vit et travaille dans la capitale.

Ce sont ainsi les usagers qui se voient privés de l’usage de la capitale. Dans Le droit à la ville, Henri Lefebvre voyait dans l’espace urbain la « projection des rapports sociaux ». Dans cet ouvrage, l’auteur définit la ville comme un bien commun accessible à tous. L’espace conçu qu’il qualifie comme « celui des savants » devient l’apanage des entrepreneurs du privé pour ce qui est de la capitale.

Les grands projets d’urbanisme, s’ils sont soutenus par la municipalité et nombre d’acteurs politiques sont avant tout ceux des grands investisseurs et des grandes familles, en témoigne le projet de réaménagement de la Gare du Nord qui verra le jour à l’horizon 2024 : « l’issue de cette négociation exclusive, attendue avant la fin de l’année 2018, sera la constitution d’une société commune détenue à 34% SNCF Gares & Connexions et à 66% par CEETRUS pour porter le projet d’agrandissement de la première gare d’Europe et son exploitation commerciale sur une durée de 35 à 46 ans » peut-on lire sur le site de la SNCF.

Le président de CEETRUS, la structure qui détiendra les deux tiers du projet n’est autre que Vinney Mulliez qui a présidé le groupe Auchan pendant 11 ans. L’idée est de faire « naître un nouveau quartier ». Ce sont donc des acteurs privés qui vont donner les lignes directrices à ce projet et dessiner l’espace conçu. Chez Lefebvre, l’espace conçu est également celui qui préfigure les représentations dominantes de cet espace au sein de la population.

C’est alors l’espace vécu qui fait prendre corps aux conflits, incarnant ce décalage entre l’espace conçu et l’espace perçu.

L’espace perçu est quant à lui celui qui regroupe « les formes de la pratique sociale qui englobe production et reproduction, lieux spécifiés et ensembles spatiaux propres à chaque formation sociale qui assure la continuité dans une relative cohésion ». Dans la capitale, il n’y a pas d’homogénéité dans la perception de l’espace et ses pratiques. Des catégories au capital économique radicalement opposé se partagent un même espace et en ont des pratiques différentes. Aussi, le mobilier urbain « anti-SDF » qui relègue et marginalise encore plus les populations sans domicile les évacue d’un espace certes inégalitairement, mais néanmoins partagé. C’est alors l’espace vécu qui fait prendre corps aux conflits, incarnant ce décalage entre l’espace conçu et l’espace perçu.

Cependant, à cette lecture traditionnelle s’ajoute la place croissante dans la ville des fortunes étrangères et l’attention accrue portée aux touristes. Cela induit une airbnbisation de la ville de même qu’un accaparement des surfaces. Aussi, les usagers qui disposent encore des capitaux pour vivre à Paris se retrouvent en concurrence pour l’espace avec des grandes fortunes face auxquelles ils ne peuvent rivaliser.

Aux guerres de personnes qui incarnent toutes une nuance de macronisme différente, il est essentiel de politiser la question des élections municipales à Paris. Cela pour deux raisons : pour stopper la marginalisation et le rejet des catégories les plus fragiles économiquement, permettre que l’usage de Paris ne soit pas l’apanage de quelques uns et pour que la ville ne devienne pas un musée, qu’elle ne soit pas figée dans son fonctionnement et dans ses développements par des grandes fortunes et des acteurs privés.

Pour compléter :

Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot : “A Paris, les inégalités s’aggravent de manière abyssale” https://www.lemonde.fr/smart-cities/article/2019/01/29/michel-pincon-et-monique-pincon-charlot-a-paris-les-inegalites-s-aggravent-de-maniere-abyssale_5416039_4811534.html

Le Québec est-il sorti de l’Histoire ?

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©Wikimedia

Un an après les célébrations du 150ème anniversaire de la fédération canadienne et les 375 ans de la fondation de Montréal par les colons Maisonneuve et Jeanne Mance, les Québécois sont appelés à renouveler leur Parlement provincial aujourd’hui à l’occasion des élections générales. Le Premier ministre actuel et chef du Parti Libéral du Québec, Philippe Couillard, a choisi de démarrer la campagne le plus tôt qui lui soit permis par la loi, dès le 24 août, afin de renverser une tendance nette depuis plus d’un an : la probable victoire de ceux qu’on nomme les nationalistes de la Coalition Avenir Québec dirigée par l’ancien péquiste François Legault. Cette victoire, qui écarterait les libéraux du pouvoir après quinze ans sans partage (excepté un intermède de deux ans) sonne comme un aveu pour le Québec : sa banalisation, pour ne pas dire la perte de sa singularité au sein du Canada et en Amérique du Nord.


Jouissant d’une notoriété plus faible à l’étranger que sa concitoyenne Margaret Atwood, auteure du roman La servante écarlate – dont l’adaptation en série (The Handmaid’s Tale) connaît un franc succès depuis sa sortie en 2017 -, l’écrivain canadien Hugh MacLennan (1907-1990) a néanmoins marqué la jeune histoire du Canada en publiant en 1945 Two Solitudes. Traduit en français en 1964, Deux solitudes narre la difficile cohabitation entre les Anglos et les Canadiens français au Québec au début du XXème siècle. Cette mise en exergue, autant que la volonté de MacLennan de créer un courant littéraire propre au Canada – « authentiquement canadian » – selon les mots d’Agnès Whitfield, ont permis à « deux solitudes » de rentrer dans le vocabulaire commun au Canada. Il s’agit d’une incompréhension, d’une méfiance, sinon l’acceptation passive entre deux peuples qui se regardent mais n’ont rien en commun. La singularité des Canadiens français, qu’on nommera par la suite les Québécois au milieu du XXème siècle était racontée dès cette époque.

Je me souviens

https://fr.wikipedia.org/wiki/Bataille_des_Plaines_d%27Abraham
Défaite de la France à la bataille des Plaines d’Abraham en 1759
© Hervey Smyth

MacLennan, québécois anglophone, vit l’évolution rapide et l’entrée dans l’Histoire de la province du Québec. Ce territoire fut d’abord habité par des peuples autochtones comme les Algonquins et les Iroquois. Au départ colonie française depuis le XVIème siècle avec l’arrivée de Jacques Cartier en 1534, la Nouvelle France fut conquise par les Anglais après la défaite du général français Montcalm à la bataille des plaines d’Abraham en 1759. Abandonnée par la France, l’ancienne colonie sera un territoire secondaire au XIXème siècle du dominion britannique du Canada. Alexis de Tocqueville entreprit d’analyser dans Regards sur le Bas Canada, ce qu’on appelle aujourd’hui la province du Québec. La province est née seulement après l’établissement de la confédération canadienne en 1867. Ce n’est qu’au courant du XXème siècle qu’une affirmation du fait français et catholique vit le jour au Québec. Il fera face au protestantisme anglo-saxon du ROC. C’est ainsi que les Québécois appellent familièrement Rest Of Canada.

« La Révolution tranquille des années 1960 fut l’aboutissement de ce changement, qui vit le pouvoir clérical reculer au profit de l’État. »

Marqués par la Grande Noirceur et le long règne de Maurice Duplessis, les Québécois ont assisté durant cette époque à de réels progrès économiques. Ils virent aussi leur singularité s’accroître comme l’atteste l’établissement du fleurdelisé. Ce dernier reste depuis son introduction en 1948 le drapeau officiel de la province. Il arbore sur fond bleu et blanc quatre fleurs de lys rappelant les origines françaises. Surtout, ces profonds changements initiés par la Grande Noirceur allaient permettre aux Québécois d’inscrire leurs pas dans l’Histoire.

La Révolution tranquille des années 1960 fut l’aboutissement de ce changement. Le Québec vit le pouvoir clérical reculer au profit de l’État. Il vit également le sentiment patriotique prendre de l’essor. La visite de Charles de Gaulle en juillet 1967 au Québec et sa formule « Vive le Québec libre ! » sur le perron de l’hôtel de ville de Montréal permirent à la Belle Province de se faire connaître partout à l’international. Les Chinois inventèrent en mandarin le mot Québec, inexistant jusqu’à alors. Profondément déterminé à réparer ce qu’il nomma « la dette de Louis XV », De Gaulle snoba Lester Pearson et le gouvernement canadien en ne se rendant pas à Ottawa. Snobisme qui aura pour conséquence le très net refroidissement des relations entre Paris et Ottawa durant plusieurs années.

Le Québec en quête d’indépendance

Le premier échec d’un référendum d’indépendance est survenu dans les années 1970. Lancé par l’ancien libéral René Lévesque et fondateur du Parti Québécois (PQ) en 1968, cela aurait pu marquer la fin, sinon la pause du courant souverainiste. Au contraire, les victoires électorales se sont enchaînées pour le PQ. Le Parti Québécois, social-démocrate et considéré comme positionné à gauche sur l’échiquier provincial a toujours eu pour visée l’indépendance du Québec. La loi 101 qui a imposé le français comme seule langue officielle de la province et les succès électoraux des péquistes ont permis de maintenir l’influence du courant souverainiste. En face du PQ, le Parti Libéral du Québec (PLQ) a tenté de se maintenir. Le PLQ s’est toujours attaché à promouvoir le fédéralisme canadien et à œuvrer pour le libre-échange et le libéralisme économique.

« Cette défaite du camp des indépendantistes tout près du but marqua cette fois-ci un coup d’arrêt dans le projet d’indépendance du Québec. »

C’est en 1995, sous la houlette du péquiste Jacques Parizeau, qu’un nouveau référendum d’indépendance fut lancé. Le « Non » l’emporta seulement avec 50,5% contre 49,5% pour le « Oui ». La victoire du Non fut permise par un vote conséquent dans la région de Montréal. C’est dans la capitale économique de la province que beaucoup d’anglophones et d’allophones vivent. Cette défaite du camp des indépendantistes tout près du but marqua cette fois-ci un coup d’arrêt dans le projet d’indépendance du Québec.

https://en.wikipedia.org/wiki/History_of_Canada_(1992%E2%80%93present)
Pancarte appelant à voter “Non” au référendum sur l’indépendance du Québec en 1995
©Zorion

Depuis 2003 et la victoire du PLQ sous la férule de Jean Charest, le Parti Québécois a seulement gouverné la province brièvement, pendant un peu moins de deux ans. Cette victoire faisait suite aux manifestations et grèves étudiantes dites du Printemps érable en 2012. Pour autant, dans la société québécoise, y compris parmi des fédéralistes voire même au sein d’une partie de la minorité anglophone, le respect du fait français, de la loi 101 ainsi que de l’interculturalisme ont perduré. Au contraire du multiculturalisme canadien initié par Pierre Trudeau dans les années 1980, l’idée de l’interculturalisme québécois, qui se veut un compromis entre le système français d’assimilation et le système anglo-saxon de respect des communautés a perduré également.

Quebeckers : it’s economy, stupid !

Est-ce le cas encore en 2018 à la veille des élections générales ? Jamais la volonté d’indépendance fut aussi faible dans les intentions de vote (35% à 37% pour le « Oui »). Cela ne manque pas de provoquer un paradoxe lorsqu’on voit le retour de la nation, de l’identité nationale voire de la soif de souveraineté populaire face à l’Union Européenne en Europe. Aux États-Unis, Donald Trump a remporté des États traditionnellement démocrates (Wisconsin, Michigan, Pennsylvanie) en promouvant le retour à l’Amérique d’abord. Le Brexit, le référendum en Écosse, la Catalogne ou plus récemment la loi sur l’État-Nation en Israël sont des démonstrations supplémentaires, quoique portant des causes parfois différentes pour ne pas dire divergentes, de ce retour de la question souveraine et/ou identitaire. Le Parti Québécois lui-même ne propose plus l’indépendance qu’en cas de seconde victoire aux élections générales en 2022. Est-ce par crainte que l’option de l’indépendance soit devenue désuète, sinon un repoussoir pour bon nombre d’électeurs ?

Les Québécois acceptent de plus en plus également que l’anglais soit utilisé dans la société. On l’atteste avec l’utilisation et la promotion par des francophones à Montréal du “bonjour/hi” en rentrant dans les commerces. Bien qu’ayant ému une partie de la population, ces changements dans la société québécoise, incrémentaux, marquent une nette différence avec ce qui faisait leur singularité, pour ne pas dire leur force depuis plus d’un siècle.

« Ces changements récents au Québec sont corrélés à la place prise par l’économie. Ce que d’aucuns qualifient d’économisme la place prépondérante, sinon exagérée, de l’économie dans tous les milieux de la société, n’est que la conséquence du néo-libéralisme en vogue depuis le début des années 1980. »

Le mode de vie des Québécois, contrairement à celui des Européens, fut très rapidement inspiré du “way of life” américain dès la fin des années 1950. Mais jusqu’à présent, il y a toujours eu une volonté de promouvoir la littérature, la musique francophone et québécoise. L’accord récent entre Mélanie Joly, ancienne ministre du Patrimoine canadien du gouvernement de Justin Trudeau et la société américaine Netflix pour valoriser la culture a provoqué beaucoup de soubresauts au Québec. A la différence que beaucoup ont estimé qu’il était temps d’être à la page et que le soutien à ce qui faisait alors la particularité du Québec en Amérique du Nord inspirait davantage le ranci que le progrès.

Ces changements récents au Québec sont corrélés à la place prise par l’économie. Ce que d’aucuns qualifient d’économisme la place prépondérante, sinon exagérée, de l’économie dans tous les milieux de la société, n’est que la conséquence du néo-libéralisme en vogue depuis le début des années 1980.

Le modèle québécois, reposant sur une place plus importante de l’État, des services publics et de l’État-Providence, à la différence du reste de l’Amérique, a été mis à mal ces dernières années. En commençant par le gouvernement fédéral conservateur de Stephen Harper. Stephen Harper, issu de la province de l’Ouest de l’Alberta, a souvent tenté de cajoler les Québécois. Il a, dès son arrivée au pouvoir en 2006, fait voter une motion reconnaissant l’existence d’une nation québécoise au sein d’un Canada uni. Mais excepté cette mesure, Harper et les conservateurs n’ont sans cesse essayé de détricoter le modèle d’État-Providence. Ils voulaient d’un État principalement au service du gaz de schiste et des sables bitumineux. L’arrivée de Justin Trudeau en 2015 n’a guère modifié ce paradigme.

Les gouvernements Charest et Couillard ne furent pas en reste. Philippe Couillard appliqua l’austérité au début de son mandat en 2014 pour que le Québec regagne en « compétitivité », devienne plus « flexible » et s’assume sans complexe comme identique au reste du Canada. Ces éléments de langage, complétés par l’économisme ambiant ont renforcé l’idée qu’au final, l’économie et les finances publiques primaient sur tout le reste, y compris les langues officielles et la souveraineté !

https://turismoincanada.blogspot.com/2014/04/separatismo-quebecchese-in-declino.html
L’actuel Premier Ministre du Québec, Philippe Couillard
©Wikimedia

« Ô Canada » plus à la mode que  « Gens du pays » ?

Cette priorité à l’économie au détriment du reste a été vite comprise par la Coalition avenir Québec ou CAQ. La CAQ est un parti de centre-droit créé dans les années 2000 qui se qualifie de nationaliste. Récent au Québec, le nationalisme selon la Coalition avenir Québec et François Legault, son leader est une affirmation forte de ce qui caractérise le Québec. Mais c’est également une affirmation (une allégeance ?) à l’appartenance du Québec au sein du Canada pour plus de « prospérité économique ».

Aussi, la CAQ reste en tête des élections à venir d’après Qc125, le site qui compile l’ensemble des sondages : moyenne de 35,2% et 69 sièges – la majorité absolue étant à 63 – contre 30,6% pour le PLQ (41 sièges), 18,4% pour le PQ (9 sièges) et enfin 10,3% pour le parti progressiste et souverainiste Québec Solidaire (5 sièges). Ce dernier ne cesse de grimper depuis une dizaine d’années sur la scène politique provinciale. Il progresse particulièrement sur l’île de Montréal et ce, principalement au détriment du Parti Québécois.

L’avancée dans les sondages est confirmée par l’analyse de Jean-Marc Léger, à la tête du principal institut de sondage au Québec. Léger explique que la difficulté pour les libéraux sont qu’ils supplantés par les caquistes lorsqu’on demande aux Québécois qui sont les plus crédibles en matière économique. C’est d’autant plus important qu’auparavant l’économie était la chasse gardée des libéraux. Par ailleurs, elle était beaucoup moins déterminante dans les choix des électeurs comparativement à la souveraineté, entre autres.  Le Parti Québécois et Québec Solidaire ne s’y sont pas trompés : depuis le début de la campagne électorale, les deux partis souverainistes considèrent la CAQ et les libéraux comme identiques à l’exception de l’immigration. L’exemple d’une ancienne candidate libérale dans une circonscription montréalaise en 2014 qui concourt sous les couleurs caquistes cette année en est une triste illustration.

« En 1998, le Parti Québécois réalisait à lui seul encore 43% des suffrages. Il y a deux ans il était encore à 30% dans les sondages. Aujourd’hui il est question de sa survie comme groupe parlementaire à l’Assemblée provinciale. »

Le fait qu’aujourd’hui au Québec 65% de l’électorat souhaite voter pour un parti qui ne soit pas favorable à l’indépendance traduit un changement progressif des priorités des Québécois et, par extension, du Québec. En 1998, le Parti Québécois réalisait à lui seul encore 43% des suffrages. Il y a deux ans il était encore à 30% dans les sondages. Aujourd’hui il est question de sa survie comme groupe parlementaire à l’Assemblée provinciale.

https://commons.wikimedia.org/wiki/Category:Manon_Mass%C3%A9?uselang=fr
Les co-dirigeants de Québec Solidaire, Gabriel Nadeau-Dubois et Manon Massé
©Judicieux

L’intellectuel souverainiste et conservateur Mathieu Bock-Côté ou des éditorialistes des journaux du groupe Québécor comme Richard Martineau considèrent que ce reflux du Parti Québécois et des souverainistes s’explique par la forte poussée d’une immigration maîtrisant peu le français. Ils considèrent également que ces nouveaux arrivants, principalement installés dans la région métropolitaine de Montréal sont plus facilement tentés par le multiculturalisme canadien. Ils appuient entre autres leurs idées sur les coups de sonde réalisés ces dernières années. D’après ces sondages, pour beaucoup d’immigrants, la question de l’appartenance ou non du Québec au Canada ne se pose pas.

Plus à gauche que le Parti Québécois, Québec Solidaire, qui rejette les thèses avancées par Bock-Côté a pris pour slogan « Populaires » en voulant s’adresser à l’ensemble du peuple québécois. Le jeune parti a voulu suivre l’exemple de Podemos ou de la France Insoumise. Jean-Luc Mélenchon est d’ailleurs venu les rencontrer en avril 2016. Québec Solidaire est souvent tiraillé entre une ligne populaire et une autre proche de la gauche radicale. L’électeur solidaire de Gaspé et celui de Montréal n’ont ainsi pas du tout la même opinion du multiculturalisme ou encore de l’immigration. Manon Massé, qui porte le leadership pour QS aux côtés de Gabriel Nadeau-Dubois est souvent critiquée pour ses positions sur ces sujets. Preuve qu’il reste encore du chemin à faire pour les solidaires, le slogan Populaires n’est le préféré que pour 4% des électeurs selon un sondage pour les journaux Le Devoir et The Montreal Gazette.

« Le Québec semble s’être accommodé d’une disparition de sa singularité en Amérique du Nord. »

Cet abandon progressif de l’idée d’indépendance, la primauté accordée à l’économie et la progression inexorable de l’anglais – notamment à Laval qui était encore jusque-là très majoritairement francophone – font que le Québec semble s’être accommodé d’une disparation de sa singularité en Amérique du Nord. L’entrée du Québec dans l’Histoire, par essence vivante au XXème siècle n’était donc qu’une parenthèse qui se referme ? Hugh MacLennan, qui espérait que ces deux solitudes puissent un jour s’accommoder de vivre en harmonie, a en partie vu son désir s’exaucer. Qu’en partie, car MacLennan souhaitait que le Canada soit uni mais avec deux peuples ayant chacun ses racines et les préservant. Les Québécois font actuellement un autre choix : celui de leur propre dissolution.

Fake news et manipulation de l’opinion : une loi à côté de la plaque ?

Impulsé par le président de la République, le projet de loi contre les fausses nouvelles vise à protéger l’opinion publique des tentatives de manipulation lors des périodes électorales, notamment provenant de l’étranger. Mais s’il est vrai que nos démocraties sont aujourd’hui mises à mal par de nouveaux vecteurs d’influence, le texte législatif –inutile, inefficace et potentiellement dangereux– passe complètement à côté des vrais enjeux récemment mis en lumière par l’affaire Facebook-Cambridge Analytica: la collecte massive de données personnelles et le profilage de la population utilisés à des fins politiques. En effet, lorsqu’il s’agit d’influencer les électeurs, les fake news ne sont que la partie émergée de l’iceberg, et l’examen du controversé projet de loi (qui doit reprendre prochainement à l’Assemblée nationale) devrait être l’occasion de recentrer les débats sur les questions de fond soulevées par les révélations du lanceur d’alerte Christopher Wylie.


Lors de la présentation de ses vœux à la presse, en janvier dernier, Emmanuel Macron a exprimé sa volonté de créer une “loi anti fake news” afin de réguler la circulation des fausses informations en période électorale. Il avait lui-même été directement visé pendant la campagne des présidentielles de 2017.

C’est à ce titre que des députés du groupe En Marche ont déposé le 21 mai dernier une proposition de loi relative à la lutte contre les fausses informations, rebaptisée le mois suivant proposition de loi pour lutter contre la manipulation de l’information. Néanmoins son objectif est resté le même : contrecarrer d’éventuelles opérations de déstabilisation des institutions et de manipulation de l’opinion publique.

La propagation de fausses informations devient ainsi un enjeu démocratique majeur à l’heure ou le débat publique se trouverait en position de vulnérabilité face –entre autre– à des médias liés à des États étrangers et dont les activités seraient de nature à altérer la sincérité du scrutin, perturbant gravement “la vie et les intérêts fondamentaux de la Nation“. La nouvelle loi permettrait donc de protéger la population de l’ensemble des stratégies qui pourraient être mises en place par certaines puissances : c’est clairement la Russie qui se trouve dans la mire du texte législatif et celle-ci est nommément pointée du doigt à plusieurs reprises dans les différents travaux parlementaires qui soulignent ses “tentatives d’infléchir la perception du public“.

Ainsi, des campagnes de fausses informations organisées par le gouvernement russe auraient influencé ou perturbé des scrutins tels que le référendum sur le Brexit au Royaume-Uni, les élections américaines de 2016 ou encore les dernières présidentielles et législatives françaises.

Extrait du rapport d’information déposé par la Commission des affaires européennes de l’Assemblée nationale portant observations sur les propositions de loi relative à la lutte contre les fausses informations.

LA RUSSIE : UN COUPABLE IDEAL

Or, s’il est indéniable que la Russie tente d’exercer son influence sur les scrutins étrangers dans le but de favoriser ses intérêts, comment lui en vouloir ? N’est-ce pas dans la nature même de toute puissance que de se livrer à de telles manœuvres ? Ne sommes-nous pas nous-mêmes, les pays occidentaux, passés maître dans ce genre d’intrigue ? Dénonçant l’hypocrisie de nombreuses figures politiques ainsi que de ses confrères scandalisés par l’ingérence des Russes lors des présidentielles américaines de 2016, le journaliste Stephen Kinzer rappelait dans un article publié dans les colonnes du Boston Globe [disponible en français ici]:

« Sur une période d’un peu plus d’un siècle, les leaders américains ont utilisé toute une variété d’outils pour influencer les électeurs dans des pays étrangers. Nous avons choisi des candidats, les avons conseillés, financé leurs partis, conçu leurs campagnes, corrompu les médias pour les soutenir et menacé ou calomnié leurs rivaux. (…) Condamner l’ingérence dans les élections étrangères est parfaitement raisonnable. Cependant, tous ceux qui hurlent contre les Russes à Washington ferment hypocritement les yeux sur certains chapitres de [notre] histoire. »

En tant que Français nous pourrions aussi nous demander quel regard portent sur notre pays les Africains et sur son rôle dans l’essor de la démocratie dans leur continent : nos médias tels que France 24 ou RFI ne sont-ils pas souvent perçus chez eux comme des instruments diplomatiques? D’ailleurs, n’attend-t-on pas du groupe France Médias Monde de former les opinions étrangères en notre faveur, le tout sous couvert de “contribuer au rayonnement de la France dans le monde” ? A l’heure du soft power, la “diplomatie publique” n’est-elle pas une alternative à l’appellation trop négativement connotée de “propagande” ?

L’ingérence est un comportement aussi ancien que l’histoire de la diplomatie, et de ce fait, la parabole de la paille et de la poutre convient très bien pour décrire les gouvernements qui s’avisent de critiquer les agissements de leurs rivaux en la matière.

Néanmoins, quelques mois après le déferlement politico-médiatique anti-russe qui suivirent le Brexit et l’élection de Donald Trump (« grâce au soutien de Poutine »), une journaliste britannique révélait de nouveaux éléments qui allaient considérablement minimiser l’influence des fake news propagées par la Russie et pointer du doigt d’autres responsables jusque-là insoupçonnés.

BIG DATA, PROFILS PSYCHOLOGIQUES ET CAMPAGNES ÉLECTORALES

C’est durant la primaire républicaine que le nom Cambridge Analytica apparaît pour la première fois dans la presse : en décembre 2015 le quotidien britannique The Guardian publie un article au sujet du candidat Ted Cruz –qui talonne Donald Trump dans les sondages– et de l’utilisation par son équipe de campagne des services de cette discrète petite société anglaise spécialisée dans le Big Data. Grâce à son expertise, les conseiller en communication du sénateur texan seraient en mesure d’atteindre plus efficacement l’électorat en s’appuyant sur les profils psychologiques individualisés déterminés à partir d’informations provenant des réseaux sociaux. Le “microciblage comportemental“, déjà systématisé dans le secteur du marketing en ligne, faisait ainsi son entrée dans les campagnes électorales.

Mais c’est finalement Donald Trump qui porte la candidature du Grand Old Party pour affronter Hillary Clinton, et à quelques jours du scrutin du 8 novembre 2016, un article du bureau londonien de la CNN relate comment les analystes de Cambridge Analytica –capables de « lire les pensées des électeurs » – s’efforcent à rassembler des données sur « chaque adulte américain » pour le compte de la campagne du magnat de l’immobilier. Une « arme secrète politique » facturée à plusieurs millions de dollars.

Un mois après l’inattendue victoire du tonitruant homme d’affaire new-yorkais, la revue suisse-allemande Das Magazin publie un article (traduit en anglais par Motherboard-Vice) qui nous en apprend un peu plus sur les méthodes de Cambridge Analytica, notamment en attirant l’attention sur une conférence donnée à New-York par son PDG Alexander Nix et passée quelque peu inaperçue jusque-là.

Dans cette conférence, Nix vante les mérites de sa compagnie qui aurait selon lui la possibilité d’adapter des messages politiques personnalisés pour les 220 millions d’américains, dont elle aurait déterminé les profils grâce au croisement de milliers de paramètres collectés sur des réseaux sociaux ou achetés auprès de data-brokers. « Je vais vous parler aujourd’hui du pouvoir du Big Data et de la ‘psychographie’ sur les processus électoraux. (…) Nous avons créé un algorithme capable de déterminer la personnalité de chaque adulte vivant aux Etats-Unis... » Certains de ses propos sont assez troublants, pourtant l’audience paraît conquise et le PDG de Cambridge Analytica se retire sous les applaudissements du public.

Extraits choisis (v.o. sous-titrée en français) :

L’enquête du Das Magazine décrit comment –grâce à la technologie développée par Cambridge Analytica– l’envoi de messages politiques personnalisés via Facebook a permis d’influencer le comportement de centaines de milliers d’américains en faveur de Trump. Ainsi, les électeurs au profil conservateur, favorables au port d’arme et plutôt paranoïaques ont reçu des messages relatant les pires faits divers impliquant des immigrés, dans le but d’exacerber leur peur. Pour pousser les potentiels soutiens d’Hillary à s’abstenir (un des principaux objectifs de l’équipe de campagne républicaine), rien de plus facile pour les algorithmes de Cambridge Analytica que de cibler par exemple très spécifiquement les démocrates afro-américains et de placer des vidéos (en contenus sponsorisés) sur leur timeline Facebook dans lesquelles la candidate fait des déclarations malencontreuses envers la communauté noire. Ou de bombarder les partisans de Bernie Sanders, plutôt attachés à l’éthique, d’articles exposant la supposée corruption du couple Clinton ou encore ses liens avec le monde de la finance.

« Nous pouvons cibler des villages, des appartements ou même des individus en particulier », fanfaronne Alexander Nix face aux reporters qui commencent à pointer du doigt les dérives clairement manipulatrices de l’entreprise “spécialisée dans le traitement de données”.

L’ENQUÊTE DU GUARDIAN: L’ÉLECTORAT MANIPU ?

Pour autant, c’est en mai 2017 qu’une investigation de Carole Cadwalladr, du Guardian, fait prendre une toute autre tournure au dossier et révèle le côté vraiment obscur de Cambridge Analytica. Il n’est tout d’un coup plus seulement question de stratégies novatrices de marketing électoral ou de manipulation politique mais de menace pour la démocratie et la souveraineté des Etats. En effet, alors que la journaliste enquête sur les causes profondes de la victoire du Brexit lors du référendum britannique du 23 juin 2016, elle découvre le rôle majeur joué par un milliardaire américain, politiquement très engagé et qui se distingue par sa volonté de remodeler le monde selon ses convictions personnelles. S’en suit un enchaînement de connexions assez stupéfiantes.

Robert Mercer est un richissime homme d’affaire américain très proche de l’Alt-right : il est notamment copropriétaire du site Breitbart News (le média roi des fake news aux Etats-Unis) et directement lié à Donald Trump dont il a considérablement financé la campagne. Ami de longue date de Nigel Farage, le député européen qui dirige la campagne en faveur de la sortie du Royaume-Uni de l’Union européenne, il met gratuitement à sa disposition (et sans en avertir les autorités électorales britanniques) les services d’une société dont il est le principal actionnaire: Cambridge Analytica. Le Guardian montre comment Mercer, figure clé dans l’ascension politique de Trump ainsi que dans le bouleversement du panorama médiatique traditionnel suite à l’irruption généralisée des fake news, semble se retrouver au cœur d’un vaste réseau de propagande qui aurait cherché à influencer le résultat du référendum britannique.

Un premier pas avait déjà été fait en 2014 lors du lancement du site Breitbart London par un de ses proches collaborateurs, Steve Bannon, proéminente figure de la droite alternative américaine et membre du conseil d’administration de Cambridge Analytica. Bannon, qui deviendra plus tard le directeur de campagne de Donald Trump, annonçait à l’époque sans ambages au New-York Times vouloir lancer la branche anglaise de son site en vue du prochain scrutin du Brexit, considérant cette élection comme « le nouveau front » de sa « guerre politique et culturelle ». Et l’utilisation d’un vocabulaire martial n’est pas le fruit du hasard…

Dans l’article « Le grand braquage du Brexit : comment notre démocratie a été piratée » [en français ici.], Carole Cadwalladr révèle en effet que Cambridge Analytica est une filière de Strategic Communication Laboratories, une entreprise britannique spécialisée dans les “opérations psychologiques militaires” [1] et “la gestion d’élections”. Intimement liée au complexe militaro-industriel britannique et américain, SCL aurait participé à plus de 200 élections dans le monde entier depuis 1990. On découvre sur son site qu’elle a prêté main forte au mouvement de la “Révolution orange” de 2004 en Ukraine, ou dans des publications officielles de l’OTAN qu’elle collabore à des programmes de formation de l’Alliance atlantique. Elle a compté parmi ses employés d’anciens hauts-gradés comme Steve Tatham qui fut chef des opérations psychologiques des forces britanniques en Afghanistan.

https://sclgroup.cc/home

La journaliste du Guardian révèle aussi le rôle joué par la société AggregateIQ, dont le brevet est détenu par Robert Mercer et qui a reçu plus de la moitié du budget dépensé par Vote Leave, la campagne officielle en faveur du Brexit. Travaillant en étroite collaboration avec Cambridge Analytica, AggregateIQ a participé au ciblage de l’électorat identifié comme “persuasible” qui a été bombardé avec plus d’un milliard de messages (parmi lesquels de nombreuses fake news) durant les derniers jours précédant le référendum. Etant basée au Canada, cette société se trouvait hors de portée de la juridiction britannique et donc de tout contrôle des autorités électorales.

Le panorama se trouble encore plus lorsque le nom de Palantir fait surface à plusieurs reprises dans l’investigation de Cadwalladr. Au final, la journaliste en vient à se poser des questions au sujet de la légitimité du résultat d’un référendum (qui s’est joué à moins de 2% des votes) au centre duquel se trouve la triade AggregateIQ – SCL – Cambridge Analytica, instruments d’un milliardaire américain et de son idéologue en chef bien décidés à faire bouger les lignes politiques européennes en conjuguant psychologie, propagande et technologie pour influencer l’opinion publique.

Mais malgré les multiples articles publiés dans le Guardian et les révélations au sujet de la manipulation de l’électorat lors du Brexit ainsi que pour l’élection présidentielle américaine, il faudra attendre près d’un an pour que le “scandale” éclate…

LE SCANDALE FACEBOOK-CAMBRIDGE ANALYTICA

En mars 2018, Christopher Wylie, ex-employé de Cambridge Analytica et de SCL, décide de sortir de l’ombre et de dévoiler publiquement les méthodes de ses anciens patrons, face caméra. « Choqué » par la tournure des évènements –l’élection de Trump, le fichage psychologique de plus de 200 millions d’américains, les projets de collaboration avec le Pentagone– l’ancien directeur de recherche de la firme se transforme en lanceur d’alerte et se confie à trois médias : le Guardian, le New-York Times et Channel 4 News diffusent son témoignage qui provoque un petit séisme.

En effet, la mise en cause de Facebook donne une ampleur inattendue à l’affaire qui devient le “scandale Facebook-Cambridge Analytica“, au point que Mark Zuckerberg doit s’expliquer face aux membres d’un Comité du Sénat américain. Car c’est effectivement la société de Palo Alto qui se retrouve en partie à la base de toute cette histoire. D’une part, elle a bâti son modèle économique sur la collecte des informations que les membres du réseau social (plus de 2 milliards) lui fournissent, participant ainsi à un fichage de la population. Un fichage certes à visée commerciales (98% de son chiffre d’affaires repose sur la vente de publicité ciblée) mais Facebook endosse toutefois la responsabilité d’avoir permis à des entreprises extérieures –comme Cambridge Analytica– de siphonner les données personnelles de millions d’usager sans leur consentement, et à des fins politiques. Enfin, c’est cette plateforme qui a été le plus largement utilisée pour propager les messages ciblés –dont bon nombre de fake news– qui avaient pour but d’influencer les électeurs.

Cependant, ce sont bien les aspects les plus sombres de l’enquête de Carole Cadwalladr que Christopher Wylie va confirmer : les liens avec SCL et l’industrie de l’armement, les méthodes de guerre psychologiques employées pour cibler les électeurs, la propagande, la désinformation, jusqu’à la manipulation au point de déformer la perception de la réalité des gens dans le but d’orienter leur vote.

Ci-après quelques extraits des confidences de Christopher Wylie, interviewé par Vice News et le Guardian (v.o. sous-titrée en français) :

https://streamable.com/v3vzm

Malgré la gravité des déclarations qui ne laissent aucun doute quant à la volonté de se servir de Cambridge Analytica pour manipuler les électeurs dans un but clairement politique (la fameuse “guerre culturelle” de Steve Bannon) le débat qui a suivi ces révélations s’est malheureusement presque uniquement focalisé sur la responsabilité de Facebook dans « la fuite » des données de ses utilisateurs. Toutes les questions liées aux activités troubles de Cambridge Analytica / SCL n’ont pas ou peu été abordées. Comme si le fait que le Brexit ou la victoire de Trump aient été favorisés par de vastes opérations de manipulation de l’opinion publique, ourdies par un milliardaire lié à l’Alt-right américaine, n’avait pas tellement d’importance. Ou que l’implication d’une société liée à l’industrie militaire, spécialisée dans les “opérations psychologiques” reposant principalement sur l’utilisation de la désinformation, de rumeurs et de fake news, ne soit qu’un détail anodin.

Ce sont pourtant des questions vitales pour notre système démocratique qui sont soulevées par toute cette affaire, et il est légitime de se demander si l’intime volonté du peuple a été vraiment respectée dans ces scrutins… et quelle tournure prendra notre société si elle n’est pas capable de se poser les bonnes questions face à ce genre de situation.

“CAMBRIDGE ANALYTICA N’EST QUE LE DEBUT”

Lors de son témoignage devant un Comité de la Chambre des députés du Canada, Christopher Wylie exprimait son inquiétude au sujet de l’avenir de nos démocraties qui peuvent-être si facilement mises en péril par des acteurs manipulant l’information et in fine l’opinion publique. « Internet et la numérisation croissante de la société ont accru la vulnérabilité de notre système électoral. (…) Cambridge Analytica n’est que le début… ».

Et s’il est vrai que l’entreprise londonienne s’est déclarée en faillite et a cessé (momentanément ?) ses activités, comment croire un seul instant que d’autres (acteurs privés, gouvernements, etc.) ne seront pas tentés par le formidable pouvoir qu’offrent aujourd’hui le Big Data et les algorithmes ? Prédire le comportement humain et potentiellement le contrôler : un danger pour certains, un objectif pour d’autres ?

« La collecte de nos données passe tellement inaperçue que les gens ne se rendent pas compte de ce qui est en train de se passer », signale la chercheuse Emma Briant. « Nous vivons assurément dans une nouvelle ère du point de vue de la propagande : nous ne pouvons pas la voir et elle agit sur nous au-delà de notre entendement ; face à cela nous ne pouvons que réagir émotionnellement ». [2]

A l’ère de la post-vérité, dans laquelle les faits objectifs ont moins d’influence pour modeler l’opinion publique que les appels à l’émotion et aux opinions personnelles, comment contrer la puissance des fake news? Sommes-nous prêts à affronter la prochaine étape des fake vidéos ? Qu’advient-il de notre vision du monde dès lors que les structures de l’information peuvent être manipulées afin de déformer notre perception de la réalité ? Quelles conséquences sur notre comportement ? Comment rester maîtres de notre libre arbitre ?

 

UNE « LOI FAKE NEWS » … POUR QUOI FAIRE ?

Une chose est certaine : face à ces problématiques le projet de loi du gouvernement français pour lutter contre la manipulation de l’information paraît complètement ridicule et surtout hors sujet. Nous ne nous attarderons pas d’avantage sur son inutilité (le droit français permet déjà de lutter contre les fausses informations), son inefficacité (difficilement applicable, il ne mettra de toute façon pas fin à la propagation des fausses nouvelles) ou sa dangerosité (possibles atteintes à la liberté d’expression et au travail journalistique). Le plus alarmant reste sans aucun doute le décalage flagrant existant entre le projet de loi et les véritables enjeux soulevés par l’affaire Cambridge Analytica, et parmi lesquels la question des fake news ne représente en réalité que la partie émergée de l’iceberg. Quid de la responsabilité et du pouvoir détenus par les GAFAM, de la protection des données personnelles, du profilage de la population qui peut être utilisé à des fins politiques ?

La volonté du gouvernement de lutter contre les fake news devrait être l’occasion de s’attaquer à la racine du problème des nouvelles formes de manipulation de l’information, notamment en se penchant sérieusement sur certaines questions de fond qui ont été évitées jusqu’à présent.  Il paraît clair que nous n’avons pas encore pris la mesure de la gravité des révélations de ces derniers mois alors qu’elles remettent en cause les fondements de notre système démocratique, pourtant déjà bien mal en point.

Sommes-nous en train de nous diriger vers le meilleur des mondes, dans lequel notre comportement sera imperceptiblement influencé, voir contrôlé, par un nouveau totalitarisme algorithmique ? S’il paraît peu probable qu’une société dystopique puisse surgir sans crier gare, du jour au lendemain, il se pourrait plutôt que nous soyons en train de la bâtir petit à petit, sous couvert d’une fascination pour la technologie bien évidemment pavée –comme toujours– de bonnes intentions.

Luis Reygada

@la_reygada

Post-scriptum:

L’affaire Facebook-Cambridge Analytica est en grande partie le fuit d’une enquête de plus d’un an de Carole Cadwalladr ; vous trouverez ici une compilation des principaux articles de la journaliste du Guardian à ce sujet.

NOTES :

[1] Les opérations psychologiques (“PSYOP” dans le jargon militaire) sont des opérations qui ont pour objectif de « bombarder » leur cible d’informations afin d’influencer leurs émotions et leur comportement dans un but stratégique ; elles entrent dans le cadre de la “guerre psychologique”.

[2] Professeur à l’Université de Sheffield, Emma Briant est une spécialiste de la propagande qui a étudié les activités de SCL Group. La citation est extraite de l’article Robert Mercer: the big data billionaire waging war on mainstream media (Carole Cadwalladr, The Guardian, 26/02/2017).