Énergie : contre la libéralisation du secteur, une gestion citoyenne sous l’égide d’un pôle public

Face à un modèle énergétique guidé par la course au profit et caractérisé par la dérégulation des marchés et la dislocation d’EDF, d’autres organisations du marché de l’énergie sont possibles. Le modèle oligarchique vers lequel nos sociétés tendent ne semble pas en mesure de répondre aux enjeux d’aujourd’hui et de demain : transition énergétique, prix bas et contrôle démocratique sur le secteur de l’énergie. À l’inverse, la création d’un pôle public de l’énergie répond à ces derniers, en sortant définitivement l’énergie de la mainmise des circuits de production et d’encadrement capitaliste. Un tel système permettrait une planification énergétique qui ne lèse pas le citoyen, garantirait le suivi des objectifs nationaux et assurerait des prix raisonnables. La solution d’un pôle public de l’énergie doit permettre de refaire de l’énergie un droit pour tous sous l’égide d’une gestion collective, démocratique et éclairée.

Augmentation des prix de l’électricité et du gaz, projet Hercule, libéralisation des marchés, mise en concurrence, privatisation des opérateurs historiques : la question de l’organisation et de la gestion de l’énergie, et en particulier de la production électrique en France revient inlassablement au cœur des débats depuis 20 ans. Elle s’ancre au cœur d’une problématique-clé qui est celle d’un accès pour tous à une énergie sûre et de qualité, le tout à des prix raisonnables. La transition énergétique que notre système engage lentement vient soulever de nouveau cette problématique organisationnelle. Il convient tout d’abord de rappeler les principaux enjeux du secteur liés à la transition écologique. L’électricité produite à l’heure actuelle en France est très peu intensive en CO2, grâce à une production décarbonée issue de la production nucléaire et hydroélectrique. Toutefois, deux phénomènes détaillés dans la Stratégie Nationale Bas Carbone devraient faire évoluer le mix électrique actuel. Tout d’abord, un certain nombre de consommations énergétiques devront être électrifiées (véhicules lourds et légers, chauffage, production d’hydrogène). Et d’autre part, une part conséquente du parc nucléaire arrive en fin de vie (prévue entre 40 et 60 ans selon les sites).

Même sous l’hypothèse d’une sobriété accrue (rénovation des logements, optimisation des consommations), de nouveaux outils de production électrique devront être construits. Ces outils de production peuvent correspondre à des énergies renouvelables (parcs éoliens, photovoltaïque, centrale biomasse) ou encore à de nouveaux réacteurs nucléaires. Se pose alors la question de la gestion de ces nouveaux moyens de production et de leur gouvernance. Pour répondre à cette question, il convient de revenir sur la gestion de la production électrique en France depuis 1945.

Depuis 1945, la gestion de l’ensemble de la production électrique était assurée par EDF, fruit de la nationalisation du secteur électrique par le Conseil national de la Résistance après la dernière guerre mondiale, sous l’impulsion du député communiste Marcel Paul. EDF, entreprise publique, disposait alors du monopole sur la production et la distribution de l’électricité. Des tarifs uniques étaient fixés par le gouvernement et les choix stratégiques étaient pris par les gouvernements successifs (développement massif du nucléaire dans les années 70-80, construction des barrages). La libéralisation des marchés de l’énergie, sous l’égide de la Commission européenne, s’est déroulée en plusieurs étapes, appelées « paquets ». Le premier paquet (1996) définit les principes du marché intérieur de l’énergie avec la mise en place de règles et de procédures communes et souligne le principe de libre concurrence et oblige les États à s’abstenir d’assurer un soutien discriminatoire à certaines entreprises. Le second paquet, en 2003, impose la séparation juridique des activités de réseaux et de transport (RTE est créée), tandis que le troisième paquet de 2009 achève la construction du marché unique de l’électricité en Europe. Ainsi, le monopole d’EDF sur la distribution s’est achevé à la fin des années 90 et au début des années 2000.

Une politique de privatisation et de libéralisation sous la gouverne de la Commission européenne

Les directives européennes sur les marchés de l’énergie de la fin du siècle obligent à une ouverture à la concurrence progressive de la phase de production et de la fourniture, afin de contribuer à la naissance d’un « marché unique européen de l’électricité » conforme à la doxa en vigueur. On parle alors de « réorganisation des marchés de l’électricité ». EDF change ainsi de statut juridique et entre en Bourse. De nouveaux fournisseurs privés entrent sur le marché, EDF étant obligé de leur céder à prix presque coûtant 25% de son électricité dans le cadre du mécanisme d’accès régulé à l’électricité nucléaire historique (ARENH) qui fait couler tant d’encre. Une partie du capital d’EDF est cotée en Bourse. A l’heure actuelle, l’État possède 83% du capital d’EDF, 15% pour des particuliers et 1,4% par les salariés d’EDF. En revanche, RTE n’est plus que possédée à 50,1% par l’état, les autres actionnaires étant la Caisse des dépôts (29,9%) et CNP Assurances (20%). De nouveaux producteurs apparaissent aussi sur le marché, notamment sur le marché des outils de production renouvelables (Total, Engie, Gazel Énergie, Eni) et de la fourniture (Direct Énergies, Engie, Ekwateur), faisant de la concurrence à EDF.

« Alors que les investisseurs privés pourraient jouir de perspectives de profits attrayants avec le développement des EnR avec notamment ses tarifs de rachats préférentiels, l’État français serait susceptible de devoir financer les investissements importants de la branche publique liés au nucléaire et au transport de l’électricité. »

La Commission européenne pousse dès lors à libéraliser encore plus les marchés et souhaite fragmenter EDF en plusieurs entités indépendantes, afin d’éviter que la filiale ne bénéficie de situations monopolistiques et ne puisse disposer de subventions croisées, par exemple en cas de soutien public à la production nucléaire. Cette volonté de la Commission s’inscrit en parallèle d’âpres négociations avec le gouvernement français concernant la revalorisation du tarif de l’ARENH et la mise en concurrence des concessions de barrage arrivant à expiration. Le projet Hercule porté jusque-là par le gouvernement prévoyait une division d’EDF en trois entités. Une branche dite EDF bleu comportant les centrales nucléaires et les réseaux de transports correspondant à des monopoles de fait, une branche verte correspondant aux activités commerciales, à la distribution et aux énergies renouvelables et enfin une branche dite « Azur » rassemblant les activités hydroélectriques. Alors que la branche bleue serait une entreprise 100% publique, la branche verte pourrait être ouverte à hauteur de 30% pour commencer, aux investisseurs afin de stimuler les investissements privés dans les EnR. Toutefois, ce projet a soulevé la bronca de l’ensemble des syndicats et de nombreux partis politique pour qui ce projet consistait tout simplement en une « socialisation des pertes et une privatisation des profits ». Alors que les investisseurs privés pourraient jouir de perspectives de profits attrayants avec le développement des EnR avec notamment ses tarifs de rachats préférentiels, l’État français serait susceptible de devoir financer les investissements importants de la branche publique liés au nucléaire et au transport de l’électricité.

Ce projet et les critiques qu’il soulève font ressortir fortement le rôle central que joue l’électricité dans notre société et l’enjeu politique important que sa gestion représente. Selon les modalités d’organisation choisies, la part donnée au marché et au privé, l’existence ou non d’un contrôle démocratique des choix d’investissements, la face du secteur de l’énergie français pourrait en être changée. Afin d’analyser les effets de différents choix, il peut s’avérer pertinent de distinguer trois scenarii-limite, qui ressortent des débats actuels autour de la question énergétique, avec plusieurs variations et combinaisons possibles entre eux :

1. Un système majoritairement renouvelable aux mains d’un nombre restreint de groupes, s’appuyant sur une organisation ubérisée du travail et une gestion libérale des marchés de l’énergie

2. Une production qui continue à être majoritairement centralisée, avec une part importante de nucléaire répondant à l’électrification des consommations et au besoin de stabilité du réseau

3. Une croissance forte des coopératives énergétiques locales totalement ou partiellement autonomes, gérées par les consommateurs et les collectivités territoriales.

Ce travail s’inscrit dans la continuité de l’analyse des déterminants capitalistes des choix de systèmes énergétiques proposée en août 2021. Quels seraient alors les critères pertinents pour analyser et comparer ces systèmes énergétiques, à la fois d’un point de vue technique mais surtout sociétal ? Tout d’abord, une organisation des moyens de production électrique adéquate devrait permettre une réponse rapide et adaptée aux enjeux climatiques forts que nous soulignons encore récemment, que ce soit en matière d’investissements et de problématiques de décarbonation. Ces modèles devraient assurer l’équilibre offre demande à chaque instant et donc s’appuyer sur le foisonnement des différentes technologies. Voilà pour les critères techniques. Mais tout aussi importants sont les critères politiques. Comment s’organise dans ces nouveaux système énergétique le rapport de force entre investisseurs capitalistes et travailleurs ? Quel contrôle sociétal et démocratique des choix de production énergétiques et de tarification ces modèles permettent-ils ? Cet exercice prospectif s’intéresse à des scenarii-limites qui peuvent paraître extrêmes, mais vise avant tout à cerner les impacts socio-économiques que peuvent avoir certains choix organisationnels.

Uber Energy, le risque d’une libéralisation accrue du secteur électrique au profit d’un nombre restreint de grands groupes

En poussant à fond la logique d’un projet comme celui d’Hercule, sur la logique de privatisation des activités rentables au bénéfice d’un marché en concurrence parfaite fantasmé, le tableau offert pourrait être le suivant. Celui d’une sortie progressive du nucléaire, avec la majorité des coûts liés au démantèlement et au traitement des déchets supportés soit directement par la puissance publique, soit par les consommateurs via une augmentation des coûts de EDF. Les renouvelables se développent, portés notamment par la construction de parcs éoliens en mer et financés majoritairement par des investissements privés à la recherche de potentiels profits juteux. Au cours de la transition, un certain nombre de centrales à gaz voire à charbon vont être encore utilisées. Ainsi, la Programmation Pluriannuelle de l’énergie prévoit un maintien de l’énergie produite par des centrales à gaz à hauteur de 32 TWh, et ceci afin de garder une certaine capacité à faire appel à des besoins de pointe. Il est intéressant de voir que sur ces deux pans de production, EDF n’est plus du tout en situation de monopole. Sur les 11 centrales à gaz tournant en France, 4 sont possédées par Engie, 4 par Total et 3 par EDF. Toutes ces centrales ont été construites entre 2005 et 2020 et doivent encore tourner plusieurs années voire décennies avant d’être rentabilisées pour les investisseurs. Quant aux 10 parcs éoliens en mer en construction ou en projet, 4 sont pilotés par EDF tandis que les autres appartiennent à Engie, Iberdrola ou encore Quadran. L’ouverture à la concurrence des concessions hydroélectriques conduirait au même résultat. Il en est de même dans une moindre mesure pour les centrales photovoltaïques ou encore les parcs éoliens terrestres.

« Ainsi, on se dirigerait vers un système de production électrique dominé par un oligopole restreint de très grands groupes internationaux, côtés au CAC 40. »

Ainsi, on se dirigerait vers un système de production électrique dominé par un oligopole restreint de très grands groupes internationaux, côtés au CAC 40. Ces grands groupes ont tendance à s’appuyer sur de vastes chaînes de sous-traitance où une concurrence féroce règne ainsi qu’une forte pression à la baisse des coûts de ces sous-traitants. Ces grands groupes, qui suivent une stratégie mondiale et s’appuient sur une logique de bénéfices, font peser plusieurs risques sur le futur du système énergétique.

Tout d’abord, l’ouverture à la concurrence depuis le début des années 2000 est loin d’avoir eu les effets escomptés en matière d’investissements renouvelables. La France possède un retard conséquent en matière de développement des renouvelables avec par exemple 19,1% de production renouvelable en 2020 contre 23% prévus par la Programmation Pluriannuelle de l’Énergie. Ce retard est autant dû à des investissements insuffisants d’EDF, fragilisé par l’ouverture à la concurrence, un tarif ARENH désavantageux qui favorise ses concurrents et sujet à des incertitudes fortes quant à son rôle futur qu’aux faibles investissements en matière de production des nouveaux entrants.  Alors que l’accès sur le marché des fournisseurs à une électricité nucléaire bon marché via l’ARENH devait permettre à ces nouveaux entrants de développer leurs capacités de productions, notamment renouvelables, c’est surtout un effet d’aubaine qui a pu être observé. Certains groupes, à l’image de Total-Direct Énergies, achetant peu cher de l’énergie à EDF pour ensuite la revendre avec une marge sans pour autant produire quoi que ce soit. Ainsi, une telle organisation oligopolistique ne semble pas être en mesure d’assurer les investissements nécessaires dans les renouvelables.

Figure 1 : Retard accumulé par rapport aux objectifs d’ENR

Autre élément, la libéralisation a conduit à une hausse forte des prix de l’électricité sur la dernière décennie, estimée à près de 50% par l’INSEE. Une partie conséquente de cette hausse s’explique par la libéralisation des marchés, la fragilisation d’EDF et par la hausse des tarifs de fourniture énergétiques, tandis qu’une partie s’explique aussi par la hausse des taxes sur l’électricité. Ainsi rien n’indique qu’une telle organisation soit bénéfique pour les consommateurs. Par ailleurs, les nouveaux entrants font souvent le choix d’un double-investissement dans les capacités renouvelables et les centrales thermiques d’appoint souvent requises pendant la phase de transition. La structuration actuelle du marché de l’énergie et du soutien aux énergies éoliennes, et en particulier le mécanisme de first-order-merit, peut générer des stratégies d’optimisation peu reluisantes de la part de ces groupes. C’est par exemple ce que montre un article de Acemoglu and al. (2017) [1] qui analyse la possibilité pour les groupes jouant sur les deux tableaux de baisser leur production thermique pendant les pointes de production renouvelable et l’augmenter quand le renouvelable produit peu pour totalement circonvenir le first-merit-order sensé favoriser le renouvelable. Par ailleurs des investissements actuels dans des infrastructures thermiques censées fonctionner près de 40 ans font que tous ces gros groupes risquent de représenter un facteur bloquant ou freinant pour l’atteinte d’un mix électrique décarboné si dans 10 ou 20 ans elles souhaitent encore rentabiliser leurs centrales thermiques d’appoint.

Figure 2 : Évolution du tarif réglementé de l’électricité depuis 20 ans [2]

Entrons maintenant un peu plus en profondeur dans l’analyse sociale d’un tel choix. Dans un précédent article, nous avions montré le lien fort qui existe entre la logique intrinsèque de maximisation du profit des entreprises capitalistes et le choix d’un régime énergétique tourné vers les énergies fossiles. En effet, les énergies fossiles permettaient une meilleure mise en valeur du capital et constituaient d’après Andreas Malm le levier général de production de survaleur capitaliste. Toutefois, Mitchell montrait ensuite que la concentration des flux énergétiques indispensables au capital dans certains nœuds (les mines, les chemins de fer et les ports) avait par un effet inverse donné un pouvoir important aux syndicats contrôlant ces nœuds stratégiques et permis d’après lui la construction des partis de masse au tournant du XXème siècle et des démocraties modernes avec les nombreux droits acquis. Ainsi, le rôle joué par les syndicats dans la maîtrise de la production électrique est lié à une distribution du rapport de force capital/travail plus favorable aux travailleurs. 

« Nous avions montré le lien fort qui existe entre la logique intrinsèque de maximisation du profit des entreprises capitalistes et le choix d’un régime énergétique tourné vers les énergies fossiles. »

À l’heure actuelle, les syndicats disposent encore d’un poids important au sein du secteur énergétique. Les branches mines et énergies de la CGT font par exemple partie des branches les plus puissantes de la confédération. Les syndicats jouent un rôle-clé dans la production nucléaire, les barrages ou les centrales thermiques par exemple. La centralisation de la production permet ainsi un certain rassemblement et une certaine organisation des travailleurs. Au contraire, un passage vers un système à forte prédominance renouvelable, avec d’importantes chaines de sous-traitance notamment sur les opérations de construction et d’entretien des énergies renouvelables, peut potentiellement faire fortement baisser le pouvoir des travailleurs sur les choix de production énergétiques. Par exemple il n’existe à l’heure actuelle aucun syndicat des travailleurs des énergies renouvelables à proprement parler. La décentralisation de la production sur de petits sites laisse aussi ouverte la porte à une forme d’ubérisation du marché de l’énergie avec des sous-traitants payés presque à la tâche de maintenance. Cela fait aussi courir le risque d’un mauvais entretien des infrastructures de production et d’un contrôle public de leur sécurité plus difficile, fragilisant par là même la sécurité nationale d’approvisionnement. Le cas des barrages est emblématique avec le risque qu’un problème rencontré en fin de concessions ne soit pas traité.

Par ailleurs, l’atteinte des objectifs de la Programmation Pluriannuelle de l’Énergie est rendue plus difficile, notamment en matière de construction de nouvelles unités de production, sur lesquelles la force publique est à la merci du bon-vouloir des investisseurs privés. La force publique disposerait alors d’une visibilité moindre sur les investissements en cours de réalisation.

Une organisation plus centralisée et démocratique sous l’égide d’un pôle public de l’énergie

Face au risque d’une déréglementation et d’une libéralisation croissante de la production électrique, on pourrait imaginer un système énergétique français plus centralisé, où la production nucléaire garderait une place importante (disons 50%). Ce système pourrait se faire sous l’égide d’un pôle public de l’énergie. Cette proposition s’inscrirait en réalité dans la continuité de celles de la CGT Mines-Energie. Il s’agirait plus précisément de rassembler l’ensemble des acteurs de l’énergie sous une bannière nationalisée unique afin d’assurer la coordination et la synergie entre les différentes branches énergétiques. Tout d’abord, un tel pôle public permettrait de s’assurer d’une politique cohérente et de s’assurer des investissements en cours afin de respecter la feuille de route de la transition écologique. Ainsi, on retrouverait sous une même égide le secteur électrique, gazier, ou encore pétrolier.

« Il s’agirait plus précisément de rassembler l’ensemble des acteurs de l’énergie sous une bannière nationalisée unique afin d’assurer la coordination et la synergie entre les différentes branches énergétiques. »

Ce pôle serait doté d’une structure juridique indépendante, à l’image de la gestion de la Sécurité sociale jusqu’en 1967. Ainsi, on pourrait imaginer que la gouvernance et les votes soient distribués de manière équilibrée (un tiers chacun par exemple) entre le pouvoir politique (proportionnel au Parlement), la société civile (associations, administrateurs de l’énergie) et les salariés du pôle de l’énergie. On pourrait ensuite envisager une homogénéisation immédiate des statuts des travailleurs de ce pôle sous un statut commun, à l’image du statut des industries électro-gazières qui existe maintenant. Il serait pertinent d’assurer l’indépendance la plus grande possible vis-à-vis d’un gouvernement, en ayant pour objectif de long terme le respect de la planification énergétique et la fourniture d’un service public de l’énergie à l’ensemble des citoyens, et ce de manière égalitaire.

Un tel pôle disposerait d’une capacité certaine à assurer la tenue d’objectifs fixés nationalement. La centralisation permettrait de gagner en efficacité mais certaines décisions pourraient tout de même être décentralisées à des échelons inférieurs avec des objectifs de développement de capacités de production à l’échelon régional par exemple. Le financement d’un tel pôle public passerait par une utilisation de l’épargne des citoyens via des organismes comme la Caisse des Dépôts ou la Banque de France par exemple ou bien par l’emploi des fonds du livret A. Une telle structure permettrait aussi de construire une réelle politique de développement de filières industrielles-clés et d’assurer une indépendance énergétique à la France : fabrication de panneaux solaires, fabrication et assemblage d’éoliennes, hydrogène.

D’un point de vue démocratique, un tel pôle public redonnerait un pouvoir important aux syndicats et à la société civile en matière de choix de production et de maîtrise des outils de travail. Par ailleurs, la taille importante du pôle permettrait de faciliter grandement la transition énergétique en matière d’emplois et de compétences. Un peu à l’image de ce que fait EDF en interne actuellement, il serait beaucoup plus facile de transférer les salariés des branches en déclin (pétrole, gaz, charbon) vers les branches porteuses, sans perte ni de statut ni de salaire. Toutefois, il faudra s’assurer, par une organisation astucieuse, que le pouvoir revienne bien à la société civile par ses différents représentants, et qu’il ne soit pas capté uniquement par certaines branches syndicales fortes défendant leurs intérêts propres en premier lieu. Il faudra aussi s’assurer qu’un tel pôle soit protégé d’un risque d’appropriation politique et d’un contrôle étatique trop fort qui pourrait engendrer des discriminations en cas de dérive du pouvoir politique, notamment en matière d’accès à l’énergie.

 « Un tel pôle public redonnerait un pouvoir important aux syndicats et à la société civile en matière de choix de production et de maîtrise des outils de travail. »

D’un point de vue plus théorique, un pôle de l’énergie permettrait de sortir 8% des dépenses des ménages français de la logique du capital, avec l’assurance d’un service public efficace et égal pour tous. C’est environ l’équivalent de 2% du PIB qui serait arraché à la logique du marché. Une telle organisation démocratique permettrait aussi de mettre en place de réelles politiques redistributives en matière énergétique, avec par exemple la gratuité des premières consommations indispensables, tandis que les dépenses excessives seraient fortement imposées.

Un modèle énergétique coopératif et local

L’organisation très centralisée du pôle public amène évidemment des critiques. Après-guerre, c’est bien un système majoritairement public qui a pu être à l’origine de choix stratégiques clivants, que ce soit le choix du nucléaire ou bien l’inondation de vallées entières pour la construction de barrages. Le risque de décisions imposées par le haut pourrait être amoindri par une gouvernance plus démocratique et représentative, mais il existe bel et bien. Face à cela, un modèle décentralisé, basé sur le modèle des coopératives, peut lui aussi mener à une organisation totalement nouvelle et démocratique du secteur énergétique. Il s’oppose à une certaine vision individualiste de développement des EnR et notamment du solaire, avec un système d’aide et de soutien qui visait surtout des particuliers [3].

Un tel système, qui s’est développé dès les années 90 de manière assez importante en Allemagne et au Danemark, a commencé à se développer en France depuis une grosse dizaine d’années, avec par exemple l’émergence du fournisseur militant Enercoop ou encore Énergie Partagée. Ces coopératives énergétiques promeuvent en général une production électrique décentralisée, locale et décarbonée. Leur développement se fait principalement autour des éoliennes et des fermes photovoltaïques. Elles s’appuient sur des projets énergétiques locaux, choisis par le citoyen et financés de manière participative par une épargne locale. Ces projets sont aussi souvent orientés vers une part conséquente d’autoconsommation et d’utilisation locale de l’énergie. Un exemple-clé est par exemple celui de réseaux de chaleur alimentant un territoire restreint à partir d’une centrale biomasse dont le combustible vient des forêts environnantes gérées de manière responsable.

File:Logo-Enercoop 2.jpg - Wikimedia Commons
Enercoop, coopérative fournisseuse d’électricité issue du renouvelable

Par-delà la dimension énergétique, ces projets s’inscrivent au cœur d’enjeux territoriaux multiples pour lesquels la réappropriation démocratique de la production énergétique est clé. Ainsi, la production de l’énergie s’insère dans toute une série de politiques locales attenantes : aménagement et urbanisme, construction de projets citoyens locaux, accès à une énergie, gestion des ressources brûlées (déchets, forêt, biométhane), économie et valorisation circulaire. Ces projets peuvent être portés par des organismes très variés : coopératives citoyennes, collectivités territoriales, réseau d’entreprises locales. Leur caractère participatif augmente fortement l’acceptabilité des projets, critère important à l’heure où les débats citoyens et autres oppositions locales font partie des facteurs ralentissant la transition écologique.

Une telle organisation du secteur énergétique, très décentralisée, proche du citoyen, semble en mesure de répondre aux enjeux démocratiques de maîtrise et de choix des méthodes et outils de production énergétique. Toutefois, la capacité d’une telle organisation à répondre aux enjeux nationaux voire européens de fourniture électrique semble plus problématique. Tout d’abord, ces projets locaux semblent orienter vers certains types de production assez restreintes. Quelle que soit la trajectoire du mix énergétique choisie (nucléaire ou non, développement massif de l’éolien en mer, etc.), la production électrique va reposer au moins en partie sur des infrastructures de taille importante qui demandent des filières d’approvisionnement, de maintenance et de livraison à grande échelle. Une telle organisation semble difficilement pouvoir gérer des infrastructures nucléaires, hydroélectriques ou bien encore de grands parcs d’éoliens marins. Par ailleurs, les systèmes énergétiques territoriaux ne sont que très rarement totalement indépendants et dépendent régulièrement d’un approvisionnement extérieur. Seul le raccord à un réseau national permet alors d’assurer l’équilibre offre-demande. La gestion du foisonnement ne peut se faire qu’à une échelle nationale voire européenne. En effet, les territoires sont très inégalement dotés de gisements de production renouvelables par exemple, avec des disparités importantes d’une région à l’autre. Ainsi, une territorialisation de la production électrique nécessiterait une péréquation tarifaire entre territoires et des mécanismes de solidarité. Seule une coordination nationale pourrait répondre de manière efficace à un choc soudain. Dans un souci d’équité, les mêmes prix doivent s’appliquer sur l’ensemble du territoire, ce qui impliquerait une péréquation et un niveau de financement égal des différents territoires. Ainsi, un système de cet acabit nécessiterait malgré tout un état coordinateur qui s’assure du suivi des objectifs et gère les différents obstacles évoqués.

 « La gestion du foisonnement ne peut se faire qu’à une échelle nationale voire européenne. »

Par ailleurs, un certain nombre de décisions de production ne peuvent être prises qu’à une échelle nationale pour assurer la coordination globale et le suivi des objectifs de transition. Un pouvoir local trop important pourrait engendrer des blocages d’un certain nombre de projets dans une stratégie NIMBY (Not in my Backyard) afin de défendre son paysage ou de se protéger des nuisances locales. Les collectivités prêtes à payer le prix pourraient alors éviter l’installation de toute production près de chez elles. En matière de financement, les possibilités de telles projets restent pour l’instant limitées, car ne faisant appel qu’aux ressources financières disponibles localement via de l’épargne locale ou du crowdfunding. Un certain nombre de financement devraient être assurés à une échelle plus large à l’image des coûts des infrastructures de réseaux, des grosses unités de production aussi bien que la gestion de la fin de vie des centrales nucléaires.

Un pôle public de l’énergie pour refaire du droit à l’énergie un pilier de notre démocratie

Face au modèle énergétique néolibéral guidé par la course au profit et caractérisé par la dérégulation des marchés et la dislocation d’EDF, d’autres organisations du marché de l’énergie sont possibles. Le modèle oligarchique vers lequel la France tend, dominé par une poignée de firmes privées en situation de quasi-monopole, ne semble pas être en mesure de répondre aux enjeux d’aujourd’hui et de demain : transition énergétique, prix bas et contrôle démocratique sur le secteur de l’énergie. Face à ce modèle capitaliste, potentiellement ubérisé, deux modèles offrent chacun leur solution. La création d’un pôle public de l’énergie répond aux enjeux de notre temps en sortant définitivement l’énergie de la mainmise de la course au profit. Un tel système permettrait une planification énergétique qui ne lèse pas le citoyen, garantirait le suivi des objectifs nationaux et assurerait des prix raisonnables. Toutefois, l’émergence d’initiatives citoyennes, plus localisées, sous la forme de coopératives énergétiques, peut apporter des réponses intéressantes en matière d’acceptation des projets renouvelables, de participation citoyenne et d’insertion de l’énergie au sein d’autres problématiques, sans sembler en mesure de répondre de manière coordonnée aux enjeux à l’échelle nationale. Ainsi, la solution d’un pôle public de l’énergie, avec des déclinaisons coopératives territoriales, doit être priorisée afin de refaire de l’énergie un droit pour tous sous l’égide d’une gestion collective, démocratique et éclairée.

Bibliographie :

[1] Acemoglu, Daron, Ali Kakhbod, and Asuman Ozdaglar. “Competition in Electricity Markets with Renewable Energy Sources.” The Energy Journal 38 (2017): 137–55. http://www.jstor.org/stable/26294154.

[2] Commission de régulation de l’énergie.

[3] Fontaine, Antoine. « L’essor des coopératives énergétiques citoyennes ». Multitudes n°77, nᵒ 4 (2019): 88. https://doi.org/10.3917/mult.077.0088.

Où vont les Pays-Bas ?

© Aymeric Chouquet pour LVSL

Plus de six mois après les élections législatives, le royaume des Pays-Bas connaît l’une des plus grandes crises de confiance de ces dernières décennies et ne dispose toujours pas de gouvernement. Pourtant, à l’image de son Premier ministre libéral, Mark Rutte, alias Mister Teflon, allié d’Emmanuel Macron au sein des négociations européennes, rien ne semble perturber le paisible royaume. Ni son agriculture intensive et polluante, ni son économie et son système énergétique, parmi les plus gros émetteurs de l’Union européenne, ni même ses règles fiscales qui en font l’un des pires paradis fiscaux du monde. La « nation capitaliste par excellence », telle que nommée par Karl Marx dans le Capital, se rêve en modèle de société néolibéral. 

Il ne fait pas encore nuit en cette fin août qu’un bal incessant de breaks rutilants aux plaques oranje continuent de circuler le long de l’autoroute néerlandaise A16. Après des centaines de kilomètres parcourus, en France puis en Belgique, les lueurs vespérales de la ville de Bréda apparaissent au loin, enfin, précédées des clignotements des immenses éoliennes qui tapissent les vastes plaines agricoles du Brabant. Ces vacanciers néerlandais ont, comme pour 56% de leurs congénères, passés leurs vacances à l’étranger, dont 12% en France, deuxième destination derrière l’Allemagne, mais première durant la saison estivale1

Les moyens financiers des Néerlandais et des Pays-Bas – ne dites plus Hollande – demeurent conséquents. Quatrième puissance économique de l’Union européenne2, dix-septième au niveau mondial3, devant la Turquie ou l’Arabie saoudite, troisième de la zone euro en PIB par habitant4, derrière le Luxembourg et l’Irlande, mais devant l’Allemagne et la France, avec 40 160 € PIB/habitant, le royaume batave jouit, en dépit de la crise économique et sanitaire provoquée par l’épidémie de Covid-19, d’une économie et d’une croissance robustes, avec une récession presque deux fois moindre que dans la zone euro en 2020 (-3,7%) et d’une reprise prévue à 3,3% du PIB pour 2021 et 20225. Quant aux Néerlandais, ils seraient le sixième peuple le plus heureux du monde en 2020, d’après le World Happiness Report 2021, mené sous l’égide de l’ONU. 

Ses performances économiques sont le résultat de politiques fiscales qui placent le pays parmi l’un des principaux paradis fiscaux de la planète.

Aux yeux des dirigeants européens, les Pays-Bas incarnent un modèle parfaitement intégré au sein de la globalisation néolibérale tout en étant prétendument profitable à sa population. Albert Camus, dans La chute, écrivait : « Ce pays m’inspire d’ailleurs. J’aime ce peuple, grouillant sur les trottoirs, coincé dans un petit espace de maisons et d’eaux, cerné par les brumes, des terres froides, et la mer fumante comme une lessive. Je l’aime, car il est double. Il est ici et ailleurs. […] Vous êtes comme tout le monde, vous prenez ces braves gens pour une tribu de syndics et de marchands, comptant leurs écus avec leurs chances de vie éternelle, et dont le seul lyrisme consiste à prendre parfois, couverts de larges chapeaux, des leçons d’anatomie ? Vous vous trompez. Ils marchent près de nous, il est vrai, et pourtant, voyez où se trouvent leurs têtes : dans cette brume de néon, de genièvre et de menthe qui descend des enseignes rouges et vertes. La Hollande est un songe, monsieur, un songe d’or et de fumée, plus fumeux le jour, plus doré la nuit, et nuit et jour ce songe est peuplé de Lohengrin comme ceux-ci, filant rêveusement sur leurs noires bicyclettes à hauts guidons, cygnes funèbres qui tournent sans trêve, dans tout le pays, autour des mers, le long des canaux. Ils rêvent, la tête dans leurs nuées cuivrées, ils roulent en rond, ils prient, somnambules, dans l’encens doré de la brume, ils ne sont plus là. […] La Hollande n’est pas seulement l’Europe des marchands, mais la mer, la mer qui mène à Cipango, et à ces îles où les hommes meurent fous et heureux. »  

Derrière cette image d’Épinal, le royaume anhèle, soumis à une agriculture intensive, exportatrice mais particulièrement polluante ainsi qu’à des politiques environnementales qui font la part belle aux énergies fossiles. Le verzuiling, qui a régi la société, avec pour valeur fondamentale la tolérance – verdraagzaamheid – résiste de moins en moins à une extrême droite forte dans les urnes, très présente médiatiquement et se heurte aux pharisaïsmes de ses élites, ébranlées par des scandales à répétition, desquelles le premier d’entre elles, le Premier ministre libéral Mark Rutte, fait face depuis le début de l’année. Enfin, ses performances économiques sont le résultat de politiques fiscales qui placent le pays parmi l’un des principaux paradis fiscaux de la planète, devant la Suisse et le Luxembourg, et d’un euro structurellement favorable aux pays du Nord exportateurs qui profitent des déboires économiques des pays du pourtour méditerranéen. Leurs multinationales et entreprises de haute technologie en sont les premières bénéficiaires. 

Une crise qui met fin à plus de dix ans de stabilité politique

Observateurs malicieux de la situation au sud de l’Escaut, où les négociations pour former un gouvernement prennent généralement plus d’un an, personne n’avait prévu la crise politique qui mine le royaume depuis maintenant six mois. Cela devait être pourtant une formalité pour Mark Rutte, inamovible depuis sa nomination comme chef du gouvernement néerlandais en 2010. Mister Teflon, comme le surnomme la presse néerlandaise, a abordé ses quatrièmes élections législatives, en mars 2021, avec un bilan très flatteur. En dépit de la pandémie et de l’instauration d’un couvre-feu, très vivement critiqué dans un pays qui conçoit les libertés individuelles comme un droit inaliénable, Mark Rutte a placé les Pays-Bas au centre du jeu politique européen et est devenu incontournable dans les négociations depuis le départ du Royaume-Uni. 

Le Premier ministre néerlandais a de fait pris la tête des pays frugaux et de la nouvelle Ligue hanséatique, aux côtés de l’Autriche, de la Suède et du Danemark lors des négociations sur le plan de relance européen ainsi que sur le budget européen pour 2021-2027. Sorti victorieux des négociations avec de nombreux rabais accordés aux Pays-Bas pour leur participation au budget européen ainsi que sur l’instauration d’un plan de relance moins ambitieux que prévu, Mark Rutte a pu vanter auprès des Néerlandais que l’on devait compter dorénavant avec les Pays-Bas au sein de l’Union européenne. 

Avec un gain d’un siège portant le nombre à 34 et une augmentation de son score avec 21,87% des suffrages exprimés, les élections législatives du 18 mars 2021 ont sans surprise offert une victoire large à Mark Rutte et à sa formation politique, le VVD (droite libérale), ainsi qu’à sa coalition. Historique : pour la première fois, un parti est arrivé en tête quatre fois de suite à des élections législatives aux Pays-Bas. Le bloc du consensus néolibéral, incarné non seulement par le VVD, mais également par le CDA, le parti démocrate-chrétien du ministre des Finances Wopke Hoekstra, le parti social-libéral D66, mais également le parti d’extrême-droite du Parti de la liberté (PVV) dirigé par Geert Wilders et d’autres petits partis comptabilise plus de cent sièges à la Chambre basse sur 150. La coalition sortante, qui comprend le VVD, la CDA, D66 et l’Union chrétienne dispose de 78 sièges pour former une majorité absolue à la Chambre basse, le seuil étant à 76 sièges. 

Ce deuxième scandale a provoqué une telle onde de choc que les députés ont présenté une motion de défiance contre Mark Rutte.

Pourtant, un chambard est venu se fracasser sur les nouvelles ambitions de Mark Rutte. En 2018 a été dévoilé le scandale des toeslagenaffaire, celui des allocations familiales. De nombreuses familles, depuis le début 2014, ont été non seulement privées d’allocations mais ont été priées de rembourser une bonne partie de leurs versements auprès d’une administration très dure dans ses échanges avec les ménages. Ainsi, plus de 26 000 familles ont été concernés alors qu’elles respectaient les règles d’attribution des allocations. Un rapport, publié fin 20206, a considéré que le scandale était émaillé « d’injustices sans précédent » d’une part, et d’atteintes aux principes de l’État de droit d’autre part, en raison de l’obstruction des services fiscaux et des ministres successifs à dévoiler le contenu réel des dossiers. Voulant éviter un désaveu à deux mois des élections, Mark Rutte, qui parle d’une « tâche colossale », a présenté la démission de son gouvernement mi-janvier. C’est l’avocate néerlandaise d’origine espagnole, Eva Maria Gonzales, qui a défendu la plupart des familles. Ironie du sort, lorsqu’on se souvient des propos peu amènes du ministre des Finances Wopke Hoekstra sur « la mauvaise gestion espagnole et italienne » de la crise du coronavirus en mars 2020.

Si les Néerlandais n’ont pas semblé sanctionner le scandale, il en est tout autrement dans les négociations pour former un gouvernement d’après les sondages publiés dans la foulée. Une deuxième affaire a ébranlé les négociations relatives à la formation d’un nouveau gouvernement. L’affaire Omtzigt a éclaté fin mars alors que l’une des négociatrices en chef, la ministre de l’Intérieur Kajsa Ollongren, est sortie d’une réunion avec des notes indiquant que Mark Rutte réfléchissait à accorder un poste à Pieter Omtzigt, député CDA –  démissionnaire de son parti en juin – qui avait alerté sur le scandale des allocations. Autrement dit, le Premier ministre réfléchissait à faire rentrer dans le rang un député encombrant. Niant au départ ces allégations, Mark Rutte a fini par se rétracter. Ce deuxième scandale a provoqué une telle onde de choc que les députés ont présenté une motion de défiance contre Rutte en avril, qui n’a pas été adoptée à seulement quelques voix. Depuis, le pays ne dispose toujours pas de gouvernement et il n’est pas certain que Mark Rutte soit reconduit dans ses fonctions tant son image est abîmée. Mariette Hamer, présidente du Conseil économique et social (SER), ancienne négociatrice pour la formation du gouvernement, a plaidé pour qu’un programme commun de coalition soit proposé conjointement par Mark Rutte et Sigrid Kaag, la leader du D66. De nouvelles négociations doivent reprendre à la rentrée, sans garantie de succès au vu du morcellement de la Chambre basse, qui compte dix-sept partis représentés. 

La gauche néerlandaise laminée et une droite extrême renforcée

Ce n’est sûrement pas la gauche progressiste qui pourra prétendre accéder aux plus hautes fonctions ministérielles, tant son score est historiquement bas. Ensemble, les cinq partis classés du centre-gauche à la gauche radicale recueillent 21,55%, soit moins que le score du Parti populaire pour la liberté et la démocratie (VVD) de Mark Rutte. Avec 32 sièges, la marge de manœuvre du PvdA, le parti social-démocrate, du SP, les socialistes, des GroenLinks, les écologistes, le PvdD, le parti de défense des animaux et le BIJ1, de l’ancienne animatrice de télévision Sylvana Simons, se résume à la possibilité pour l’un d’entre eux, plus probablement les sociaux-démocrates et les écologistes, de former une coalition gouvernementale avec la droite et les sociaux-libéraux. Les socialistes du SP n’ont toutefois pas fermé la porte pour entrer au sein du gouvernement, exerçant déjà des responsabilités locales avec les libéraux du VVD. Cette position, inhabituelle pour le parti de gauche radicale, lui a valu une perte sèche de 5 sièges à la Chambre basse, soit le plus fort recul avec les écologistes (-6 sièges). Ces derniers enregistrent de forts reculs au profit du parti social-libéral écologiste D66 dans les principales villes du pays, comme Amsterdam où ils perdent quasiment 10% par rapport aux précédentes élections. 

Comment expliquer plus largement une telle défaite ? Le phénomène n’est pas propre aux Pays-Bas. En Allemagne, en Flandre, en Norvège et en France, notamment, les partis à gauche de l’échiquier ont obtenu ces dernières années des scores très faibles, les électeurs ne voyant plus de différence entre les maigres programmes d’inspiration néolibérale proposés par les forces progressistes et ceux du centre et de la droite. Pour beaucoup, la seule alternative reste l’abstention, plus forte où la gauche traditionnelle réalise de gros scores, ou le vote pour l’extrême droite. Aux Pays-Bas, ces élections ont été les premières post-confinement dans l’Union européenne. La gauche dans son ensemble s’est montrée incapable de proposer une alternative au récit proposé par Mark Rutte et l’ensemble des partis libéraux, se bornant simplement à proposer une amélioration du cadre actuel. Pourtant, comme en France courant 2020, de nombreux Néerlandais ont débattu de la possibilité de proposer une alternative à la situation, au monde existant. La gauche a enterré cette idée et préféré se focaliser sur sa capacité à bien gouverner. Il faut dire que d’anciens responsables du PvdA, comme Jeroen Dijsselbloem, l’ancien ministre des Finances et président de l’Eurogroupe ou l’actuel vice-président de la Commission européen, Frans Timmermans, ont épousé et encouragé les politiques d’austérité dans le royaume et sur l’ensemble du continent européen. 

De l’autre côté du spectre, les partis très conservateurs voire d’extrême droite sortent plutôt renforcés du scrutin. L’attention médiatique portée sur l’immigration et l’extrême méfiance des Néerlandais autour du plan de relance européen, pour lequel ils estiment en majorité dans les études d’opinion ne pas devoir y participer, ont contribué à ce que le PVV de Geert Wilders, le Forum pour la démocratie de Thierry Baudet (PvD) et le JA21 comptabilisent 28 sièges pour un score de 18,2%, soit un gain de six sièges par rapport aux élections législatives de 2017. Le scandale des allocations a montré à ce sujet que les systèmes semi-automatiques du ministère des Impôts gérant les allocations visait principalement les familles d’origine marocaine ou turque… Certes, le parti d’extrême droite traditionnelle, le PVV, recule de trois sièges mais la nouvelle formation de Thierry Baudet, en dépit de nombreux scandales qui émaillent le parti depuis sa création, a réalisé des scores très importants dans les zones rurales et parpaillotes de la Frise, du Limbourg et dans le Groningue. 

Une agriculture intensive, à l’image d’un pays tourné vers le commerce extérieur 

Si les partis d’extrême droite et ultra-conservateurs réalisent de gros scores dans les zones rurales, ce n’est pas seulement en dénonciation de l’Union européenne et de l’immigration mais également en raison d’un modèle économique qui ne privilégie d’aucune manière le local. L’agriculture, qui représente seulement 1,6% du PIB total du pays, est pourtant la deuxième la plus exportatrice du monde derrière les États-Unis ! Cela représente en 2019, d’après Business France, plus de 96 milliards d’euros d’exportation, avec en relais des multinationales de l’agro-alimentaire comme Unilever ou Heineken. La spécialisation dans le domaine céréalier, horticole et laitier s’est déroulée à marche forcée après la Seconde Guerre mondiale, où le pays fut durablement marqué par de nombreuses pénuries. Le revers de la médaille est que les terres agricoles néerlandaises sont aujourd’hui parmi les plus polluées de l’Union européenne. Pourtant, en raison de la très forte densité du pays, elles sont également parmi les plus chères au monde s’agissant de la surface agricole utilisée, ne représentant que 1,8 millions d’hectares, contre plus de 27 millions d’hectares en France7. La dépendance des Pays-Bas au marché intérieur européen est considérable : 80% de ses exportations sont réalisées à l’intérieur de l’Union européenne. De fait, le modèle s’accommode très bien des traités européens et nombreux sont ceux, parmi les agriculteurs, à pester contre les nombreuses subventions versées aux agriculteurs et exploitations de plus petite taille, au premier rang la France, via la Politique agricole commune (PAC). Si de plus en plus de Néerlandais souhaitent tourner la page de l’agriculture intensive, ce n’est pas la voie souhaitée actuellement par le gouvernement, qui sait combien ce modèle économique est vital pour le commerce extérieur néerlandais. Ce dernier représente 161% du PIB néerlandais contre 50% en… Allemagne !

Le port de Rotterdam, premier port européen et l’un des plus grands au monde, est le premier débouché de cette économie exportatrice. Il en est de même dans le secteur énergétique, en tant que premier port méthanier et principal port d’importations des hydrocarbures. L’économie gazière du pays, représentée au premier chef par la major Royal Dutch Shell, représente 45% du total des consommations énergétiques du pays. Le gaz représente encore 72% en 2019 de la production énergétique totale, contre 21% pour le renouvelable. Le gisement de Groningue, en particulier, a largement profité à l’économie du royaume. Si, en raison de nombreux séismes, le gisement devrait fermer d’ici quelques années au plus tard, la dépendance aux énergies fossiles dans le pays est considérable. Les émissions représentent 150,9 millions de tonnes de Co2 en 2018, 96 fois plus que la France et 98 fois supérieures à la moyenne mondiale ! Si les Pays-Bas sont aujourd’hui davantage contraints depuis l’Accord de Paris et de nombreuses lois, comme celle sur la limitation de la présence d’azote, ils ne les respectent pas dans la réalité. 

Cette alliance étroite entre les sociétés et le gouvernement, impérative pour maintenir une économie particulièrement développée et croissante, sert également les nombreuses entreprises qui travaillent dans le domaine des technologies et de la haute technologie de pointe. ASML, qui est leader dans la création de puces et dans la lithographie extrême ultraviolet, est l’une des très rares entreprises européennes à pouvoir, encore à ce jour, rivaliser avec les champions asiatiques, au rang desquels TSMC et Samsung, tout comme NXP Semiconductors pour les semi-conducteurs. 

Le commerce extérieur des Pays-Bas représente 161% de son PIB contre 50% en Allemagne.

Le revers de cette coopération rapprochée entre les différents acteurs de la société est la politique fiscale extrêmement avantageuse du royaume. Aujourd’hui, Tax Justice Network place les Pays-Bas comme quatrième plus grand paradis fiscal au monde mais premier si on enlève les dépendances britanniques des îles Vierges, des Caïmans et des Bermudes. Les réformes menées par l’OCDE sont approuvées par le gouvernement néerlandais en ce sens qu’elles n’impacteront que de manière très limitée le système mis en place, à savoir la possibilité pour les entreprises de déclarer leurs bénéfices aux Pays-Bas par l’entremise de nombreuses boites postales, comme la société de VTC Uber. L’ouverture des Pays-Bas à une imposition des sociétés à 15% au niveau mondial est davantage à percevoir comme une volonté des élites néerlandaises, très atlantistes, de se rapprocher de l’administration Biden que d’une réelle volonté de changer les pratiques. À ce propos, un rapport, présenté par Christian Chavagneux en 2019, indiquait que si l’ACCIS (Assiette commune consolidée pour l’impôt sur les sociétés), proposée par la Commission européenne pour harmoniser le taux d’imposition des sociétés au sein de l’Union européenne, devait voit le jour, les Pays-Bas seraient les principaux perdants avec une perte de 34,8% des recettes fiscales d’origine. Le nouveau siège mondial de Stellantis, né de la fusion de PSA-Opel et de FCA (Fiat), au lieu d’être à Paris ou Milan, est également implanté aux Pays-Bas. Ces sociétés ne sont que deux exemples d’un système pour lequel l’Union européenne n’a jamais réellement condamné le royaume. 

Les traités européens et l’euro servent les intérêts néerlandais

Le maintien de Mark Rutte ou non aurait-il une quelconque incidence sur la politique menée par le futur gouvernement ? La linéarité des objectifs économiques et commerciaux est d’une totale platitude, à l’image du pays. De fait, même si le Premier ministre est considéré par de nombreux fonctionnaires en poste à Bruxelles comme le troisième homme le plus puissant de l’Union européenne, derrière Angela Merkel et Emmanuel Macron, c’est bien davantage le poids économique et financier du pays qui compte dans les négociations. À ce jeu, les Pays-Bas s’en sortent très bien. Alors que le royaume ne compte que pour 5,5% du RNB – Revenu national brut – de l’Union européenne, contre 17,5% pour la France et presque 25% pour l’Allemagne, le pays dispose d’une dette inférieure à 60%, d’un taux de chômage stable autour de 4% malgré la pandémie. Hormis l’agriculture, l’énergie et le commerce, les traités européens et un euro fort favorisent structurellement l’économie exportatrice néerlandaise. 

Les Pays-Bas auront tout intérêt à préserver le cadre, à savoir un euro fort et les traités en vigueur.

Il n’est de fait pas inné pour les Néerlandais d’envisager une société et son économie autrement que par le commerce, la libéralisation des échanges ou encore la limitation des dépenses publiques. C’est d’ailleurs ainsi qu’ils conçoivent la construction européenne en un vaste espace commercial où les libertés de circulation des biens, des marchandises et des personnes, en fervents supporters de l’Acte unique en 1986. Johan Beyen, ministre des Affaires étrangères des Pays-Bas dans les années 1950, a d’ailleurs indiqué que la position des Pays-Bas ayant trait à la construction européenne était le marché commun et non l’intégration politique. Ce consensus de la société néerlandaise embrasse pratiquement tous les partis politiques, en héritage de la gloire de la VoC, la compagnie des Indes orientales néerlandaises, qui a permis la prospérité du royaume et le développement de son système bancaire, avec Amsterdam comme place forte.

Si certains europhiles se plaisent à croire que le renforcement du parti pro-européen D66 au sein de la coalition gouvernementale changerait l’attitude des Pays-Bas lors des négociations européennes, ils oublient de considérer que le parlement néerlandais n’obtiendra jamais de majorité à ce stade pour renforcer l’intégration européenne, notamment par la mutualisation des dettes ou la solidarité entre États membres. Les Pays-Bas se satisfont aussi bien, sinon mieux que  l’Allemagne, des règles actuelles en vigueur au sein de l’Union européenne et déjà de nombreux responsables politiques, dont le ministre des Finances et président du CDA Wopke Hoekstra, souhaitent que les règles de Maastricht relatives aux 3% de déficit public et aux 60% de dette du PIB soient rétablies dès 2022. 

Rien ne semble perturber les Pays-Bas, pas plus le Brexit que le Covid-19 ou les scandales à répétition. Alors que les élections fédérales allemandes et la présidentielle française pourraient faire trémuler l’Union européenne, rien ne prédispose le futur gouvernement néerlandais à changer son orientation. Au contraire, à la lueur des crises, le pays a gagné en influence et joue dorénavant dans la cour des grands. Inexistant à l’extérieur des frontières européennes, les Pays-Bas auront tout intérêt à préserver le cadre, un euro fort et les traités actuels, afin de continuer à maintenir leur prospérité et leur puissance. Au détriment de la plupart des autres pays européens, à commencer par ceux du Sud et de la France, qui souffrent structurellement des excédents et des pratiques fiscales pratiquées par les Pays-Bas, jamais sanctionnés par l’Union européenne. 

Sources :

1 – Atout-France : http://www.atout-france.fr/notre-reseau/pays-bas

2 – Eurostat : https://ec.europa.eu/eurostat/databrowser/view/nama_10_gdp/default/table?lang=fr

3 – Fonds monétaire international (FMI)

4 – Eurostat : https://ec.europa.eu/eurostat/databrowser/view/sdg_08_10/default/table?lang=fr

5 – Commission européenne : https://ec.europa.eu/info/business-economy-euro/economic-performance-and-forecasts/economic-performance-country/netherlands/economic-forecast-netherlands_en

6 – Commission parlementaire : https://nos.nl/collectie/13855/artikel/2361021-commissie-ongekend-onrecht-in-toeslagenaffaire-beginselen-rechtsstaat-geschonden

7 – Ministère de l’Agriculture et de l’Alimentation : https://agriculture.gouv.fr/pays-bas-1

Malm et Mitchell : aux origines capitalistes de notre système énergétique

Pourquoi est-il si difficile de rompre avec le système énergétique dominant, malgré son impact catastrophique sur l’environnement ? À trop raisonner en termes de comportements individuels ou de pratiques culturelles, on se condamne à manquer l’essentiel. Les rapports de production, et plus spécifiquement la quête de maximisation de profit des classes dominantes, constituent les éléments les plus déterminants. C’est la thèse que défend Andreas Malm dans L’anthropocène contre l’histoire (éditions La Fabrique), ouvrage dans lequel il retrace l’évolution des systèmes énergétiques depuis deux siècles, conditionnée par une logique intimement capitaliste. Une lecture qu’il est utile de croiser avec Carbon Democracy (Timothy Mitchell, éditions La Découverte), qui analyse quant à lui la dimension impérialiste du système productif contemporain.

À l’heure de l’urgence climatique, les mesures politiques nécessaires ne sont pas mises en œuvre. Le monde de la finance continue de soutenir massivement les énergies fossiles, faisant pourtant planer une épée de Damoclès sur les marchés financiers, comme le soulignent le rapport Oxfam de 2020 ou celui publié par l’Institut Rousseau avec les Amis de la Terre. La température continue d’augmenter et une hausse de 1,5°C est attendue dans les prochaines années. Comment expliquer la difficulté à mener cette transition énergétique et à sortir de la logique qui a mené à la croissance exponentielle des émissions de gaz à effet de serre ? Un retour sur l’évolution, depuis deux siècles, des systèmes énergétiques modernes, apporte des éclairages instructifs pour comprendre les blocages de la transition.

Il faut en revenir aux années 1820-1840, au commencement de la révolution du charbon en Grande-Bretagne. L’aînée des puissances industrielles opère en quelques décennies une transformation radicale de son économie grâce à l’emploi du charbon et de la machine à vapeur. Jusqu’ici, les énergies utilisées (eau, vent, bois) servaient principalement à couvrir les besoins des foyers (chauffage, cuisson) et de quelques industries naissantes. L’essor du charbon permet le développement exponentiel de l’industrie manufacturière britannique, avec en tête de pont l’industrie du coton exportatrice dans le monde entier. Ces débuts de l’ère industrielle ont été abondamment documentés et commentés. Toutefois, une énigme semble n’avoir jamais vraiment été résolue : celle des motivations économiques de la transition d’une énergie hydraulique – celles des fleuves et rivières, captée par des moulins et autres roues à aubes – vers une énergie issue du charbon.

Le passage de l’énergie hydraulique au charbon au cours de la révolution industrielle

La grille d’analyse de cette transition, proposée par Andreas Malm dans L’anthropocène contre l’histoire, semble en mesure d’apporter des éléments nouveaux à la compréhension d’un paradoxe apparent. Ce dernier, que Malm documente avec précision, est celui de l’absence de supériorité du charbon sur l’énergie hydraulique, c’est-à-dire l’énergie mécanique des rivières anglaises, en termes économiques classiques – au moment de la transition au début du XIXème siècle. Et ce, au moment-même où le charbon commence à être plébiscité et va rapidement produire près de 10 fois plus d’énergie que les fleuves anglais. Malm montre en effet, qu’au moment où le charbon devient prédominant, au moins sur trois critères majeurs, l’énergie hydraulique demeurait plus performante.

Roue à aubes

Tout d’abord, l’énergie hydraulique était abondante avec à l’époque moins de 7% du potentiel électrique utilisé. Il existait encore une multitude de gisements d’énergie hydraulique importants. Deuxièmement, la machine à vapeur n’avait pas encore la régularité moderne ; l’eau offrait une régularité et une robustesse technologique que la machine à vapeur de Watt n’était pas en mesure d’atteindre. Troisièmement, l’eau était gratuite ou presque, modulo les droits fonciers, et ceci d’un facteur au moins égal à 3 comparé au prix du charbon sur le marché. Comment expliquer dans ce cas la transition rapide, sans limite, quasi-instantanée vers l’utilisation massive du charbon et de la vapeur ?

Le choix du système énergétique s’opère selon un objectif de maximisation de la plus-value captée par les investisseurs, et donc d’une augmentation symétrique du rapport d’exploitation des travailleurs.

Pour surmonter ce paradoxe, Malm propose une nouvelle théorie du capital-fossile, reposant sur l’analyse marxiste de la logique d’accumulation capitaliste. Pour Marx, la naissance des rapports de propriété capitaliste s’est accompagnée d’une compulsion d’accroissement de l’échelle de la production matérielle. Ainsi, le capitaliste investit son capital dans l’espoir d’en obtenir plus. La création de valeur supplémentaire, la survaleur (ou encore plus-value), se fait grâce aux travailleurs – seuls capables, par leur force de travail, de créer de la valeur et de transformer le capital (moyens de production et ressources apportées par le capitaliste). De là la célèbre formule marxienne d’accumulation du capital : A-M-A’ (Argent → Marchandise → Argent + plus-value), où la marchandise représente l’ensemble des moyens de production capitalistes – capitaux, travail et donc chez Malm, aussi l’énergie indispensable à la mise en valeur du capital.

Chez Marx, le capital est avant tout un rapport social, caractérisé par la séparation des travailleurs d’avec les moyens de production (la propriété) et d’avec les produits de la production, le tout dans une visée lucrative de la propriété. C’est donc un rapport de subordination. Le capital, ce « processus circulatoire de valorisation », n’existe qu’en « suçant constamment, tel un vampire, le travail vivant pour s’en faire une âme ». La logique d’accumulation du capital conduit de facto à une extorsion de la survaleur créée par les travailleurs. Le niveau de cette extorsion définit alors le ratio d’exploitation des travailleurs.

Malm explique alors que si le travail est « l’âme du capitalisme », la nature et les ressources qu’elle fournit en sont son corps. Sans la nature, les énergies et les ressources nécessaires à la mise en valeur du capital, le processus d’accumulation fondamental du capitalisme ne serait pas possible. Les énergies fossiles, qui permettent de démultiplier dans des proportions considérables la production d’un travailleur, sont l’adjuvant parfait et le corollaire nécessaire au processus de mise en valeur du capital par le travail humain. Le charbon et l’huile, plus tard le pétrole et le gaz, sont les auxiliaires de la production capitaliste. Ils sont, dit Malm, le « levier général de production de survaleur ». Ils sont les matériaux indispensables à la création de valeur capitaliste.

Si le charbon a été choisi comme énergie principale, c’est parce qu’il a permis une plus grande création de survaleur capitaliste par le biais d’une exploitation accrue du travail humain.

En quoi le système théorique proposé par Malm permet-il alors d’expliquer le paradoxe de la transition eau/charbon au début du XIXème siècle ? Dans cette perspective marxienne, le caractère d’auxiliaire nécessaire à la production de survaleur capitaliste des énergies fossiles implique que le choix du système énergétique s’opère selon un objectif de maximisation de la plus-value captée par les capitalistes et donc d’une augmentation symétrique du rapport d’exploitation des travailleurs. Et ceci permet d’expliquer avec clarté le choix du charbon au détriment de l’énergie hydraulique en Grande-Bretagne puis dans le monde entier. En effet, le passage de l’énergie hydraulique à la machine à vapeur a eu lieu parce que ce nouveau système énergétique permettait une exploitation accrue du travail humain.

En effet, les usines fonctionnant à l’énergie hydraulique devaient être construites hors des villes, elles nécessitaient de faire venir des travailleurs des villes à un coût élevé, ou bien d’engager une main-d’œuvre paysanne locale. Mais celle-ci, peu rompue aux rythmes de travail de l’usine et à sa discipline, était susceptible de retourner aux travaux des champs brusquement. Par ailleurs, une fois sur place, cette main-d’œuvre isolée pouvait faire peser des risques de grèves et de pression à la hausse des salaires sur les propriétaires, en raison de la difficulté de faire venir des travailleurs ou de remplacer rapidement une main-d’œuvre trop revendicative. Au contraire, les usines fonctionnant avec des machines à vapeur, même initialement moins performantes que les roues à aubes hydrauliques, avaient l’énorme avantage de se trouver en ville. Dans les banlieues industrielles, les capitalistes pouvaient embaucher une main-d’œuvre déracinée, rompue au rythme de travail à l’usine, avec, en cas de grèves, une « armée de réserve » prête à remplacer les travailleurs contestataires.

Malm montre ensuite comment le charbon et son caractère infiniment morcelable et transportable, a permis une adaptation bien plus efficace à la production capitaliste, au travail en usine mais aussi aux nouvelles réglementations sociales (limitation du temps de travail quotidien à 10 heures). Il déploie un certain nombre d’arguments complémentaires qui tous concourent à corroborer la thèse suivante : si le charbon a été choisi au détriment de l’énergie hydraulique en Grande-Bretagne au début du XIXème siècle, ce n’est pas parce que cette énergie était plus abondante, moins chère ou plus régulière, mais bien parce que le passage au charbon a permis une plus grande création de survaleur capitaliste par le biais d’une exploitation accrue du travail humain, plus régulière et moins soumise aux aléas climatiques et humains de la production hydraulique.

De manière plus contemporaine, l’histoire des systèmes énergétiques nous offre d’autres exemples auxquels appliquer la logique proposée par Malm. Le passage à l’ère du pétrole est dans cette perspective lui aussi très instructif. Timothy Mitchell, dans son livre Carbon Democracy propose une thèse intéressante permettant d’expliquer le rôle du charbon dans les luttes sociales du XIXème et XXème siècles et la transition vers un modèle où le pétrole prend une place centrale.

Charbon, luttes sociales et contre-mesures du capital

Le recours au charbon, énergie indispensable dès le XIXème siècle au fonctionnement des économies occidentales, a profondément changé les rapports de production et l’organisation économique de la société. Le charbon servait principalement à deux choses : l’approvisionnement énergétique indispensable pour l’industrie manufacturière et l’accroissement de la production matérielle ainsi que l’administration des empires coloniaux, et en premier lieu du plus grand de tous, l’Empire britannique. Le charbon utilisé dans les bateaux à vapeur servait à assurer les liaisons commerciales et militaires par voie maritime et ceux-ci ont très vite supplanté la navigation à voile. Cette transition a notamment été illustrée dans plusieurs des romans de Joseph Conrad. Ainsi, le fonctionnement de l’économie capitaliste coloniale reposait majoritairement sur l’énergie du charbon et la gestion de ses flux.

Mine de charbon, Matarrosa del Sil

Or, la production et les flux de charbon étaient souvent très concentrés dans l’espace. La mainmise sur cette production et ces flux était alors indispensable au bon fonctionnement de l’économie capitaliste. Timothy Mitchell lie cette concentration des flux énergétiques indispensables au capitalisme à l’émergence des luttes sociales et de la démocratie moderne. Plus précisément, il dresse le constat suivant : la gestion du charbon et de ses flux passait de manière très concentrée par trois lieux essentiels : la mine, les chemins de fer transportant le charbon et les ports. Ainsi, au début du XXème siècle, « la vulnérabilité de ces mécanismes et la concentration des flux d’énergie dont ils [les capitalistes] dépendaient donnèrent aux travailleurs une force politique largement accrue ». Selon Mitchell, c’est cette concentration spatiale de l’approvisionnement énergétique qui a conduit à la naissance de la démocratie moderne.

Les travailleurs spécialisés dans la gestion de flux énergétiques acquirent un pouvoir politique fort qui se matérialisa par la naissance des premiers partis et syndicats de masse. Ils pouvaient inverser le rapport de force face aux capitalistes en ralentissant ou en perturbant l’approvisionnement énergétique. C’est suite à cela qu’un grand nombre d’avancées sociales virent le jour au tournant du XIXème siècle et du XXème siècle : journée de 8 heures, assurance sociale en cas d’accident, de maladie ou de chômage, pensions de retraite, congés payés, etc. Comme le souligne Mitchell, la concentration de l’énergie indispensable à la production capitaliste avait créé une vulnérabilité. Pour reprendre la terminologie de Malm, l’organisation du système énergétique au charbon initialement choisi pour sa capacité à améliorer le rapport d’exploitation a en réalité conduit à une diminution de celui-ci en raison de cette vulnérabilité.

L’organisation du système énergétique au charbon, initialement choisi pour sa capacité à améliorer le rapport d’exploitation, a en réalité conduit à une diminution de celui-ci en raison de sa vulnérabilité.

La classe dominante a alors recouru de nouveau à un certain nombre de mesures pour regagner sa pleine souveraineté sur l’approvisionnement énergétique nécessaire à l’accumulation de capital. Mitchell décrit dans son livre ces mesures visant à restreindre le pouvoir des travailleurs : création de syndicats maison, appel à des briseurs de grève, constitution de stocks stratégiques énergétiques pour faire face à des imprévus (grèves, blocages). Ces mesures pour certaines d’entre elles, sont toujours appliquées de nos jours avec brio par la classe dirigeante. Ainsi en est-il des stocks stratégiques qui, s’ils sont conçus initialement pour pallier une défaillance de l’approvisionnement énergétique mondial, se révèlent aussi très pratiques pour limiter le « pouvoir de nuisance » des grèves syndicales. Le débat autour de l’insuffisance ou non des stocks stratégiques au cours des grèves contre la réforme des retraites, en raison du blocage des stocks et des raffineries opéré par les syndicats, en est le dernier exemple en date.

Le passage à l’ère du pétrole

La logique du capital en termes d’approvisionnement énergétique est alors toujours la même : diminuer le pouvoir du camp du travail, en diminuant l’emprise des syndicats sur la production et la distribution de l’énergie indispensable à la mise en valeur du capital. La hausse de l’approvisionnement énergétique issu du pétrole peut, elle aussi, être expliquée pour partie par cette logique-là. En effet, le pétrole présente, sous ce prisme d’analyse, des avantages certains. Tout d’abord, il ne nécessite que très peu de travail humain pour être extrait et sort de lui-même une fois le trou creusé. Deuxièmement, les réserves de pétrole ne sont pas localisées sur les territoires des pays industriels développés. La proximité des gisements de charbon dans les pays occidentaux, qui était au début un avantage, était devenue un inconvénient en ayant permis la naissance de forces sociales contestataires importantes sur le territoire.

Mitchell décrypte avec précision les conditions matérielles d’exploitation des gisements pétroliers. L’exemple du Moyen-Orient est assez flagrant. L’accès à une énergie pétrolière abondante et peu chère est un des facteurs déterminants, si ce n’est le plus important, pour analyser la politique des pays occidentaux vis-à-vis des pays producteurs de pétrole, du partage de l’Empire ottoman après la Première guerre mondiale (accords Sykes-Picot) à la guerre en Irak de 2003 en passant par la première guerre du Golfe de 1991. Mitchell montre comment l’histoire du Moyen-Orient est guidée par la volonté de l’Occident de mettre en place un contrôle impérialiste des ressources, favorisant la mise en place de pouvoirs locaux dont les intérêts de classe coïncident avec ceux des néoconservateurs. Dans ces pays, la « démocratie occidentale » n’avait pas sa place.

Puits de pétrole

À cet égard, il est très intéressant de voir comment les tentatives de reprise de contrôle de la manne pétrolière par les nations productrices ont été considérées – rarement d’un bon œil. Les exemples sont nombreux et ne concernent d’ailleurs pas que le pétrole : Irak, Venezuela, Libye, Kurdistan, Iran…

Le recours massif au pétrole s’explique bien entendu par des causes plus proprement « économiques » : baisse des ressources carbonifères en Occident, facilité d’extraction du pétrole, baisse des coûts de transport longue-distance, développement de l’automobile. Toutefois, le prisme d’analyse de Malm semble pouvoir expliquer aussi pour partie la préférence, partielle, donnée au pétrole sur le charbon. Il est intéressant de voir qu’en France, sur l’ensemble de l’énergie consommée en une année, seule la partie issue du nucléaire et des barrages – peu ou prou 20-25% de la consommation énergétique finale, est issue d’une production où les syndicats ont encore un pouvoir non négligeable. Pour le reste, pétrole, gaz et charbon, le capital a réussi, comme dans beaucoup d’autres pays, à se débarrasser, du moins partiellement, des entraves syndicales dans la mise en valeur du capital.

Quel système énergétique à l’avenir ?

C’est donc la logique intrinsèque de mise en valeur du capital qui semble avoir guidé les choix énergétiques des deux derniers siècles pour finalement se retrouver à l’origine du changement climatique. Sans énergie pour mettre en valeur le capital, la logique du capital s’effondre. Les énergies fossiles ont rempli ce rôle au cours des deux derniers siècles.

La solution optimale du point de vue du capital est et restera, sans contrainte exogène forte, le choix des énergies fossiles et de leur grande densité énergétique favorisant leur transport, permettant par là-même une meilleure mise en valeur du capital. Toutefois, les pressions environnementales, citoyennes et démocratiques commencent (modestement) à le contraindre à envisager un nouveau système énergétique. Pourtant, la logique capitaliste interne de mise en valeur du capital nécessite ce que Malm appelle « un levier général de production de survaleur », place occupée jusqu’ici par les énergies fossiles. Si les énergies nouvelles se révèlent incapables de remplir ce rôle, le système capitaliste n’aura probablement d’autre choix que de freiner au maximum la transition énergétique pour assurer sa survie.

Si la transition écologique devait bel et bien s’initier, plusieurs options sont concevables quant à la nature du système énergétique nouveau qui émergerait. Dans le cas de la France, on pourrait distinguer trois scenarii-limite, qui ressortent des débats actuels autour de la question énergétique, avec plusieurs variations et combinaisons possibles entre eux :

1. Une production qui continue à être majoritairement centralisée, avec une part importante de nucléaire répondant à l’électrification des consommations et au besoin de stabilité du réseau ;
2. Un système 100% renouvelable aux mains d’un nombre restreint de groupes, s’appuyant sur une organisation ubérisée du travail et une gestion libérale des marchés de l’énergie ;
3. Une croissance forte des systèmes énergétiques territoriaux totalement ou partiellement autonomes, gérés par les consommateurs et les collectivités territoriales.

Quelle serait alors, à la lecture de Malm et Mitchell, la solution plébiscitée par le capitalisme ?

Ndr : Un prochain article tentera de décrire les conséquences de chaque système et étudiera leurs conditions de possibilité afin de mettre en avant ce qui pourrait être la solution optimale du capital, ainsi que la solution qui pourrait être celle démocratiquement choisie.

Le Bitcoin, l’aberration monétaire rêvée par les libertariens

Les cryptomonnaies sont une aberration monétaire et écologique. © Pierre Borthiry

Après une décennie de développement en raison de l’intérêt des investisseurs, le Bitcoin est désormais à la croisée des chemins. Malgré un cours qui s’est effondré de plus de 50% depuis avril, le Salvador vient de le reconnaître comme monnaie légale. Mais au-delà de leur volatilité alimentée par la spéculation, ces nouvelles monnaies sont-elles capables de révolutionner nos échanges, comme l’affirment leurs promoteurs ? Rien n’est moins sûr. Non seulement les crypto-actifs sont incapables d’assurer les fonctions essentielles de la monnaie, mais en plus, leur développement est une catastrophe écologique.

Au beau milieu de la crise financière de 2008, un mystérieux individu – ou plusieurs ? -, connu sous le pseudonyme de Satoshi Nakamoto, théorise le concept de crypto-monnaie, avant de créer la première d’entre elles : le Bitcoin. L’objectif de ces nouvelles monnaies ? Assurer des échanges monétaires virtuels totalement inviolables, tout en outrepassant les banques centrales et autres intermédiaires, c’est-à-dire notamment les banques privées. Pour remplacer les registres de comptes tenus par ces institutions, les crypto-monnaies se fondent sur une infrastructure technologique : la blockchain. Concrètement, lorsqu’un échange est réalisé, tous les ordinateurs du réseau sont mobilisés pour vérifier la transaction, c’est-à-dire principalement s’assurer que le même montant est bien déduit d’un portefeuille et ajouté à un autre. Pour s’assurer que certains ne manipulent pas les portefeuilles, d’innombrables copies du registre des comptes sont stockées sur les ordinateurs, et sont en permanence comparées les unes aux autres par des algorithmes. Ceux qui mettent à disposition leur puissance de calcul pour ces opérations sont alors récompensés par la création de nouveaux bitcoins ; c’est ce que l’on appelle le « minage ».

La monnaie dont Hayek rêvait

Pour les libertariens de la Silicon Valley, cette invention est une révolution : en outrepassant la banque centrale et les intermédiaires, ce système permet d’en finir avec le pouvoir arbitraire des États qui peuvent, par exemple, geler un compte ou empêcher certaines transactions. En outre, contrairement au système monétaire actuel, l’anonymat de la blockchain et son caractère décentralisé ne permettent pas de surveiller tout le monde, c’est-à-dire de savoir d’où viennent vos revenus et comment vous dépensez votre argent. De belles promesses de liberté individuelle, qui ont tout de suite intéressé les techno-utopistes de tous bords, mais aussi le crime organisé.

En plus de ces arguments moraux, les libertariens ont une autre raison majeure de soutenir les crypto-monnaies : l’État, via sa banque centrale, est totalement incapable d’en contrôler la masse monétaire. En effet, les banques centrales du monde entier peuvent choisir, par simple jeu d’écriture, d’augmenter autant qu’elles le souhaitent la quantité de monnaie en circulation, notamment afin de relancer l’économie. Pour l’économiste autrichien Friedrich von Hayek, ce pouvoir est à l’origine de la forte inflation des années 1970 en Europe et aux États-Unis. Dans The Denationalization of money (1976), cet ultralibéral reproche aux États de ne plus fonder la masse monétaire sur des quantités limitées de métaux précieux – principalement l’or – et donc de faire tourner la planche à billets sans limites. Selon Hayek, il est nécessaire de revenir au système de l’étalon-or, abandonné en 1971 par Richard Nixon en raison du coût de la guerre du Vietnam, et d’empêcher les États d’interférer en matière monétaire – pourtant une prérogative régalienne depuis toujours.

En l’absence de banque centrale, l’économie est laissée à elle-même, conformément aux souhaits des libertariens qui estiment que personne ne doit interférer dans son fonctionnement.

Or, le système de la blockchain permet justement de fixer une quantité totale de monnaie pouvant être « minée ». Ainsi, seuls 21 millions de bitcoins peuvent être « minés », selon un mode d’extraction qui fonctionnera jusqu’en 2140. D’autres crypto-monnaies, comme l’Ethereum, ne fixent pas de plafond au volume total en circulation, mais limitent les quantités émises chaque année. Dans les deux cas, impossible pour une autorité comme l’État de décider d’augmenter la masse monétaire selon son envie. Mais cela est-il souhaitable ? Pour Hayek et ses disciples, qui considèrent que « l’inflation est partout et toujours un phénomène monétaire », fixer une limite aux volumes de monnaie en circulation permet d’éviter l’inflation. Un argument que rejette John Meynard Keynes, qui considère au contraire que la monnaie est endogène, c’est-à-dire que sa masse dépend avant tout de la demande de liquidités de l’économie. Si les prix augmentent, alors les agents économiques auront besoin de plus grandes quantités de monnaie, d’où une plus grande demande de crédit, et donc une masse monétaire élargie. On l’aura compris, cette question d’apparence technique cache en réalité de vrais enjeux économiques et politiques.

Plus largement, on peut se demander ce qu’apporterait la disparition des banques centrales. Pour contrôler la masse monétaire en circulation, les banques centrales ne passent pas par l’impression de plus de billets ou par leur destruction, mais par d’autres outils. Le plus important d’entre eux est le taux d’intérêt directeur, c’est-à-dire le taux auquel est rémunérée l’épargne – et donc le coût que représente un crédit. En baissant ce taux, comme c’est le cas aujourd’hui avec des niveaux proches de zéro, on favorise le crédit et donc la relance de l’activité économique. Une fois l’économie repartie, il est d’usage de remonter ce taux pour éviter la formation de bulles spéculatives, phénomène que l’on constate aussi aujourd’hui. En bref, il s’agit d’un levier fondamental pour maîtriser l’activité économique. En l’absence de banque centrale, l’économie est donc laissée à elle-même, conformément aux souhaits des libertariens qui estiment que personne ne doit interférer dans son fonctionnement. Au contraire, les autres courants économiques, bien que divergents sur de très nombreux points, considèrent que l’État a un rôle à jouer et ne peut se priver de cet outil. Occulter cet aspect du débat autour des crypto-monnaies est là encore un choix politique lourd de conséquences.

Une monnaie pour spéculateurs et criminels, pas pour le grand public

Admettons malgré tout que la disparition des banques centrales soit une bonne chose. Cela fait-il pour autant des crypto-monnaies de bonnes monnaies, répondant aux besoins de la population ? Rien n’est moins sûr. Comme le rappellent tous les manuels d’économie, la monnaie remplit trois fonctions : il s’agit d’une unité de compte permettant de mesurer la valeur de tout bien et service, d’un moyen de paiement universel permettant d’acquérir à peu près tout, et d’une réserve de valeur liquide, c’est-à-dire qui peut être immédiatement convertie sous une autre forme – contrairement par exemple à une maison. Qu’en est-il du Bitcoin et de ses frères et sœurs ? D’abord, étant donnée leur valeur extrêmement volatile, il s’agit de très mauvaises unités de compte : un prix en bitcoin doit constamment être ajusté en fonction des fluctuations boursières, alors qu’un prix en euro ou en dollar est facilement compréhensible par tous. Ensuite, bien que de plus en plus acceptées, les crypto-monnaies ne permettent toujours pas d’acheter grand chose. La plupart du temps, ceux qui en possèdent les convertissent en monnaie classique pour pouvoir faire leurs achats, ce qui trahit l’échec des crypto-monnaies sur ce second point. Enfin, si les crypto-monnaies permettent bien de stocker de la valeur, on sait à quel point celle-ci est instable. En somme, les crypto-monnaies échouent à peu près sur tous les plans, ce qui explique pourquoi leur usage est toujours peu développé. Certains préfèrent d’ailleurs parler de crypto-actifs, considérant que ces devises virtuelles ne peuvent être comparées aux monnaies classiques.

On pourrait rétorquer qu’il s’agit là de la situation actuelle et que rien n’empêche théoriquement les crypto-actifs de remplir ces fonctions. S’ils étaient acceptés plus largement et qu’ils étaient détenus en majorité non par des spéculateurs, mais par des citoyens normaux pour leurs besoins courants, les crypto-actifs ne deviendraient-ils pas des monnaies comme les autres ? Le 9 juin dernier, le Salvador est ainsi devenu le premier pays au monde à reconnaître le Bitcoin comme monnaie légale, sous la houlette de son président néolibéral autoritaire Nayib Bukele. Mais cette reconnaissance officielle est loin d’être suffisante pour en faire une véritable monnaie utilisée et reconnue par tous. Un obstacle important est celui du coût de transaction : alors que l’échange de cash est gratuit et que les moyens de paiement électroniques sont très abordables, le coût d’une transaction bitcoin a tendance à être de plus en plus élevé. En effet, plus le nombre de transactions est important, plus il y a besoin d’une puissance de calcul exponentielle pour les inscrire dans toutes les versions du registre de comptes. Lorsque la puissance à disposition se réduit ou que tout le monde souhaite acheter du bitcoin pour spéculer, les coûts des transaction explosent.

Cette nouvelle bulle spéculative rappelle la véritable nature des crypto-monnaies : des actifs ultra-financiarisés sur lesquels misent les boursicoteurs à la recherche de profits rapides.

Plus largement, qui peut avoir envie d’utiliser une monnaie dont la valeur évolue de façon très imprévisible, sinon les spéculateurs ? À partir de fin 2020, le prix du bitcoin a explosé, suite aux annonces de grands fonds d’investissements ou d’entreprises comme Tesla de miser sur cette monnaie. Après un pic à près de 65.000 dollars à la mi-avril, le cours s’est effondré, notamment en raison de critiques d’Elon Musk sur cette monnaie et de nouvelles menaces de régulation par la Chine. Au passage, cela n’a pas empêché les spéculateurs stratèges, comme Musk ou le fonds britannique Ruffer, de réaliser d’énormes bénéfices. Rien de plus facile : en profitant de leur influence sur les marchés financiers, ceux-ci ont fait monter les cours en achetant du bitcoin, avant de s’en séparer et de déclencher une chute.

Finalement, cette nouvelle bulle spéculative rappelle la véritable nature des crypto-monnaies : des actifs ultra-financiarisés sur lesquels misent les boursicoteurs à la recherche de profits rapides. La multiplication des scandales autour des itinial coin offerings (ICO), c’est-à-dire des levées de fonds en échange d’une première émission de crypto-actifs, confirme ce fait : en 2018, une étude sur 1.500 ICO concluait au caractère frauduleux de 78% d’entre eux ! En-dehors de ces escroqueries, l’usage de crypto-actifs à des fins de blanchiment d’argent ou devise d’échange pour les trafics en tout genre n’est plus à prouver.

La blockchain, un désastre environnemental

On l’aura compris, les crypto-actifs ne serviront jamais à régler l’achat d’une baguette de pain. Faut-il pour autant s’en préoccuper ? Après tout, les spéculateurs n’ont-ils pas le droit de prendre des risques ? Au-delà des questions de régulation financière, un dernier aspect doit être souligné : l’énorme consommation énergétique des blockchains. En mai 2021, le Cambridge Bitcoin Electricity Consumption Index estimait les besoins énergétiques annuels liés au seul bitcoin à 145 Twh, soit environ 0,65% de la demande mondiale. Concrètement, cela représente approximativement la consommation annuelle d’un pays comme la Malaisie, la Pologne ou la Suède. Si les chiffres fluctuent en fonction des cours de bourse, et donc de la rentabilité du minage, la tendance est très nettement celle d’une consommation exponentielle. Sur la dernière année, cette dernière a doublé.

Capture d’écran du Cambridge Bitcoin Electricity Consumption Index, consulté le 10/06/2021. La courbe orange matérialise l’estimation, les deux autres courbes représentent les estimations basses et hautes.

Comment expliquer une telle envolée ? Encore une fois, c’est la technologie de la blockchain qui est en cause : pour « miner » du bitcoin ou d’autres crypto-actifs, il faut participer à la validation de blocs de transactions, ce qui implique de résoudre des problèmes informatiques d’une incroyable complexité. Le premier à résoudre ces problèmes reçoit alors des crypto-actifs. Pour faire face à la hausse de la demande suscitée par la spéculation, le minage s’est industrialisé : des entrepreneurs investissent des sommes considérables pour accumuler le plus de puissance de calcul et maximiser leurs chances de valider les premiers les blocs de transaction. Dès lors, on comprend que le minage soit de plus en plus énergivore. Le niveau de consommation devient de plus en plus délirant : aujourd’hui, une seule transaction en bitcoin consomme autant d’énergie que plus d’un million de transactions via le système VISA ! Certes, de nouveaux protocoles de blockchains existent, mais, comme le rappelle Le Monde, « jusqu’à aujourd’hui, aucun protocole alternatif n’a prouvé pouvoir assumer les mêmes promesses d’une cryptomonnaie décentralisée, publique et sécurisée avec une empreinte carbone négligeable ».

Une seule transaction en bitcoin consomme autant d’énergie que plus d’un million de transactions via le système VISA !

Longtemps ignoré, l’impact environnemental des crypto-actifs suscite désormais l’attention. La Chine, qui représente environ 70% des activités mondiales de minage, a ainsi constaté que certaines mines de charbon illégales avaient été rouvertes pour faire face à la demande d’énergie générée par le bitcoin. En Iran, de nombreuses fermes à bitcoin se sont installées dans des mosquées, où l’électricité est gratuite. Il est aussi de plus en plus courant d’aménager des conteneurs pour le minage, afin de pouvoir les déplacer en fonction du coût de l’électricité, comme le font les mineurs chinois pour profiter des excédents des barrages hydroélectriques du Yunnan lors de la mousson d’été. Outre la consommation énergétique, l’industrie du minage est aussi à l’origine d’un immense gâchis de composants électroniques, dont le recyclage est très difficile et dont la fabrication nécessite des terres rares.

Récemment, un groupe d’investisseurs et d’entrepreneurs du minage ont promis au milliardaire Elon Musk, qui avait critiqué la pollution entraînée par le bitcoin, de faire des efforts – notamment en utilisant davantage d’énergie renouvelable. L’hypocrisie de cette annonce mérite d’être soulignée : d’une part, seules les sources d’énergie sont amenées à changer, tandis que rien ne sera fait pour limiter la consommation exponentielle ; d’autre part, Elon Musk a beau jeu de se présenter en protecteur de la planète alors que son entreprise Tesla a réalisé un profit de plus de 100 millions de dollars grâce à ses investissements dans le bitcoin. Finalement, après une longue période d’attentisme, les États sont enfin en train de prendre des mesures contre cette gabegie : le mois dernier, la Chine a fini par interdire l’usage des crypto-actifs à toutes les institutions financières et entreprises de paiement électronique. Après d’importantes coupures d’électricité, l’Iran a, quant à lui, décidé d’interdire le minage pour au moins quatre mois, jusqu’en septembre. Si une interdiction totale du minage et de l’échange de crypto-actifs paraît impossible à mettre en œuvre au niveau mondial, espérons tout de même que d’autres pays adopteront ce type de mesures.

Planet of the humans : comment Michael Moore peut-il tomber si bas ?

Le documentaire Planet of the humans de Jeff Gibs – produit par Michael Moore – a suscité la polémique dans le milieu écologiste. Et pour cause, c’est un vaste plaidoyer contre les énergies renouvelables, sélectionnant des exemples à charge partout aux États-Unis. Si ce film a le mérite de poser des questions importantes sur les nombreux problèmes que posent des technologies – les énergies renouvelables – quand elles sont mal utilisées, il est néanmoins empreint de nombreux dénis de réalité. La critique qui suit vise ainsi à mettre en lumière les points étrangement laissés dans l’ombre, souligner les aspects intéressants – sur la mise en lumière de réseaux de “greenwasheurs”, notamment – et finalement montrer qu’il faut savoir dissocier technique et politique. Les énergies renouvelables sont non seulement fonctionnelles, mais essentielles. Par contre, certaines technologies renouvelables posent plus de problèmes qu’elles n’en résolvent, ce que le film montre bien, alors que d’autres sont en revanche largement acceptables, ce qu’il ne montre pas. Il faut donc sortir de tout manichéisme, car seul un pragmatisme à toute épreuve peut nous permettre de relever le défi de la transition écologique.


 

Planet of the humans (ici en accès libre sous-titré en français) cumule 6 millions de vues en moins de deux semaines, et suscite d’emblée des réactions étranges : il fait jubiler à la fois la droite climatosceptique, les tenants du business as usal fossile, les partisans du tout nucléaire et les plus cyniques des « collapsos ». Un tel axe de soutien met la puce à l’oreille. La collapsosphère se réjouit toujours des mauvaises nouvelles, a fortiori quand on évoque des « solutions », terme qui vient heurter directement ses certitudes quant à un effondrement “inéluctable”. Or nous sommes dans une époque particulièrement égotique, où l’on se réjouit intérieurement que rien ne puisse atténuer la catastrophe en cours, puisqu’on la prêche depuis toujours et que l’important c’est d’avoir raison. Le déni qui s’en suit logiquement vis-à-vis des « bonnes nouvelles » est particulièrement puissant, et résiste souvent à la démonstration rationnelle.

Avec la crise que nous traversons, l’idée de reconstruire un monde d’après résilient et neutre en carbone est devenue consensuelle dans nos milieux. Ce documentaire arrive à point nommé pour distiller du doute dans nos rangs et donc aider le camp d’en face, celui du retour à « l’ancien monde ». Il arrive à contretemps, alors que les faits démontrent que la transition énergétique est plus que jamais opérationnelle et que seul le verrou politique l’empêche de se concrétiser. Salir prend moins de temps que nettoyer, et un article ne permet pas d’aller dans le détail. Néanmoins, la mauvaise foi est assez facile à démontrer, tant le documentaire est biaisé. Le biais principal est de montrer seulement ce qui confirme sa thèse. Ce genre de biais est pardonnable si la conclusion nuance le propos et ouvre sur des pistes qui relativisent. Ce n’est aucunement le cas ici, la conclusion est d’ailleurs encore plus problématique que le reste.

– D’un point de vue général, une distinction fondamentale que le documentaire ne fait pas vraiment est celle entre technologie et gestion de la technologie. L’utilisation des énergies renouvelables à des fins de profit crée plus de dégâts que ce qu’elles sont censées épargner. Du côté constructeur, parce qu’on retrouve les phénomènes classiques de la course au profit capitaliste : on va faire des panneaux solaires à durée de vie courte car peu qualitatifs, 10-20 ans, des éoliennes de 10 ans à peine. Il faut néanmoins souligner que la norme constructeur est désormais – pour le solaire – de 25 ans de durée de vie garantie en moyenne en Europe. D’autre part, les avancées technologiques en matière solaire sont extrêmement rapides. C’est désormais l’énergie la moins chère au mégawatt installé – et au mégawatt heure. On me répondra à raison que le facteur de charge induit de quintupler le mégawatt installé pour que la comparaison avec d’autres sources d’énergie soit pertinente. C’est vrai si l’on est dans le déni vis-à-vis des progrès en matière de stockage – ce dont le film ne parle pas. Pourtant, les technologies sont déjà là, elles sont multiples et aucune n’est parfaite, mais certaines sont très acceptables : batteries redox (dont le liquide est inerte) pour l’électrochimique, hydrogène pour le stockage sous forme de gaz et la synthèse d’hydrocarbures « renouvelables », graphène pour l’électrostatique, sans parler des milliers de formes de stockage physique (eau, air comprimé…). Si ces formes de stockages sont pour certaines déjà utilisées et concurrentielles, d’autres présentent un coût élevé – qui peut néanmoins baisser en augmentant les échelles. Dès lors, c’est une question de choix politique. L’intermittence est de moins en moins un problème, surtout si l’on couple stockage et smart grids (réseaux intelligents qui optimisent la consommation des appareils en fonction de la production). De tout cela, le documentaire ne parle curieusement pas, alors que c’est fondamental.

– Du côté exploitant, des énergies renouvelables aussi mal gérées que celles montrées dans le film, sur un réseau qui n’est pas transformé pour, impliquent évidemment un recours systématique aux énergies fossiles pour compenser. Aux États-Unis, il s’avère que le profit et l’image publique priment sur un quelconque but écologique. Seul l’effet d’annonce intéresse les personnages mentionnés dans le film. Mais cela, ce ne sont pas les énergies renouvelables : cela s’appelle le capitalisme et le cynisme en politique.

– Sur le solaire, le documentaire montre, avec le cynisme caractéristique des productions de Moore (d’habitude bienvenu), l’exemple de cette petite centrale, à peine capable d’alimenter 10 foyers alors qu’elle recouvre un terrain de foot. Efficacité des panneaux : 8 %, et seulement quand ils marchent. Avec cette technologie, il faudrait une surface de plusieurs km² pour alimenter une petite ville – et encore, par beau temps. Il faut, pour fabriquer ces panneaux, du quartz, du silicium… et beaucoup de charbon. Mais ce que le film oublie de dire, c’est que nous sommes désormais en 2020. Les panneaux conventionnels approchent les 20% d’efficacité pour une quantité de matériaux bien moindre. Les progrès en la matière obéissent presque à une… loi de Moore[1]! Les prix qui se sont effondrés le montrent. En 2009, le MWh solaire coûtait en moyenne 179 dollars US contre environ une quarantaine aujourd’hui, et la tendance se poursuit. Scoop : il faut de l’énergie grise (énergie consommée pendant le cycle de vie d’un produit, lors de la fabrication, de l’entretien, du recyclage, etc.) pour les produire – comme pour… tout. On ne parle étrangement jamais de l’énergie grise qu’il faut pour fabriquer des chaudières charbon ou des réacteurs nucléaires. On pardonne à Nicolas Sarkozy ses truanderies mais pas à François Fillon, car ce dernier disait vouloir incarner la morale. De même, parce qu’on dit énergie « propre » pour les renouvelables, les détracteurs montreront du doigt ce qu’ils qualifient d’incohérence, parce que tout n’est pas propre. Or, en termes d’énergie, il n’y a pas de morale, juste des arbitrages à réaliser en fonction de ce qu’on juge acceptable ou pas pour l’environnement vis-à-vis de nos besoins. Investir de l’énergie grise – qui elle-même peut être décarbonée à terme – pour fabriquer des énergies renouvelables, c’est un moindre mal. Des pistes prometteuses de technologie solaire efficaces sur de très fines couches de matériaux basiques voient le jour en laboratoire. Il ne tient qu’à la puissance publique d’encourager la recherche et de pousser l’échelle de production. Pas un mot sur ces pistes dans le documentaire. Pas un mot non plus sur une solution simple pour pallier le besoin de surface : utiliser les surfaces inutiles comme les toits.

– Le solaire par concentration serait assimilable aux centrales à gaz, pour le réalisateur Jeff Gibs. En fait, les techniques diffèrent. Les plus grandes fonctionnent grâce à des sels fondus – qui amènent la chaleur pour la vapeur des turbines – qui doivent monter très haut en température pour fonctionner, à grand renfort de gaz pour le lancement. L’avantage présumé est l’inertie thermique qui permet de continuer à produire un peu le soir. Mais d’autres centrales, plus petites, fonctionnent avec des sodiums moins chauds et n’ont pas besoin de gaz. Elles produisent un peu moins longtemps, mais c’est sans doute déjà mieux, y compris pour l’entretien. Le problème de beaucoup de ces faramineux projets, c’est qu’à la moindre crise financière (ou changement d’avis/mauvaise opération financière des acteurs), les financements nécessaires à la finalisation des installations ou l’entretien peuvent s’évanouir. C’est ce qui est arrivé en Californie, mais également pour le projet Desertec au Sahara, qui avait fait couler beaucoup d’encre à l’époque. Seul le Maroc, qui a mis la main sur la gestion de certains projets initialement Desertec, fait tourner efficacement ses centrales à concentration (Noor I et bientôt II) et le pays en est très satisfait. Pas de gaz utilisé ici. Là encore, le documentaire ne montre pas ce qui marche.

– Sur l’éolien, il est mentionné l’énorme consommation en métal et béton, et les pâles qui tombent en désuétude rapidement. Ce sont là de vrais problèmes que le documentaire fait bien de montrer. Mais encore une fois, il y a éolien et éolien. Lorsque les entreprises dealent avec des pouvoirs publics corrompus, cela donne ce genre de scandales : à grands coups de subventions, des éoliennes sont installées, on s’en vante publiquement, on montre aux citoyens que l’on se soucie du climat, mais certaines ne sont ni entretenues ni parfois même… branchées au réseau. Même si des progrès sont réalisés sur les économies de matériaux et l’optimisation de la production des générateurs, il faut encadrer scrupuleusement leur déploiement là ou elles sont vraiment utiles dans les terres, mais a fortiori au large des côtes par exemple, et en flottant si possible car il faut prendre en compte l’acceptabilité sociale. Les consortiums privés ont quant à eux intérêt à en planter le plus possible, partout, sans prendre de responsabilité sur la suite, même si en la matière on note des progrès. Le Portugal, le Danemark ou encore l’Écosse, pour ne citer qu’eux, témoignent pourtant d’immenses succès en matière d’éolien, décarbonant sérieusement leurs mix énergétiques. Il n’y a aucune raison objective pour que la France ou les États-Unis fassent moins bien. Pas un mot sur les exemples qui marchent dans le documentaire – ce n’était pourtant pas compliqué à trouver ! Néanmoins, le potentiel éolien est globalement moindre que le solaire, mais malheur à ceux qui oublie que la résilience, c’est cultiver une biodiversité de solutions en même temps. Dans le scénario négaWatt – quoi qu’on en pense -, le nombre d’éoliennes (à technologie actuelle !) dont la France devrait disposer en 2050 n’est que de trois fois ce que nous avons actuellement, c’est moins que l’Allemagne aujourd’hui. Pas de fantasmes donc, rien de trop problématique.

– Sur la biomasse, le documentaire montre le bien les scandales environnementaux, et détricote avec brio le greenwashing que cela recouvre. Les centrales à bois sont une hérésie, et ne pourront jamais remplacer l’efficacité des fossiles, de la biomasse dont l’énergie a été concentrée pendant des millions d’années. Il faut oublier la substitution des fossiles par de la biomasse pour de la production électrique centralisée. Néanmoins, des petits incinérateurs consommant des déchets peuvent être intéressants pour produire directement de la chaleur. Et au niveau individuel, ceux qui ont un poêle à granulés savent très bien que c’est d’une très grande efficacité économique pour chauffer une maison. Or les granulés peuvent êtres produits facilement, à base de déchets végétaux et sciures, et les volumes nécessaires pour ne posent pas de soucis. Il faut y mettre le prix, mais c’est très optimisé, donc tolérable.

La biomasse aussi doit être abordée non pas comme un tout, et les postures morales qui l’accompagnent, mais avec discernement. Quand elle est en concurrence avec des terres agricoles ou naturelles, c’est intolérable. Si elle provient de déchets agricoles, pour faire du biogaz par exemple, c’est déjà plus tolérable. Les algues sont par ailleurs une excellente piste, dont l’évocation dans le documentaire est lapidaire. Il s’agit de cultiver du kelp (pas de l’arracher dans la nature), dont la matière sèche est à moitié composée d’huile. Les algues n’ont pas les mêmes contraintes que les plantes terrestres, elles poussent 10 fois plus vite, désacidifient et rafraîchissent les eaux alentour grâce à la photosynthèse, abritent une faune riche, etc. À grande échelle, c’est une solution majeure pour décarboner les carburants notamment, première source de consommation pétrolière en France. Une excellente filière pour reconvertir à la fois la pêche industrielle et les raffineries pétrolières.

– La fin du documentaire est problématique. Si Moore ne tombe pas dans “l’impasse Pitron” – du nom de Guillaume Pitron, coréalisateur du film documentaire Le côté obscur des énergies vertes et qui fait comme si les énergies renouvelables devaient remplacer le volume énergétique actuel alors qu’une transition digne de ce nom est justement de le diviser par un facteur trois (scénario negaWatt) – il avance sur une ligne de crête dangereuse, en mentionnant la démographie à de nombreuses reprises. On sait ici ce que ce genre de chose sous-entend, mais puisque Moore n’est pas d’extrême droite, que ses convictions sociales sont sincères, on ne lui fera pas un procès en malthusianisme. À force de répéter que c’est un tabou, la démographie apparaît pourtant comme le problème principal, sur lequel « on nous mentirait ». Sans rentrer dans les détails, ce sujet n’est nullement un tabou pour des écologistes humanistes conséquents : il faut éduquer massivement dans les pays du sud (a fortiori les petites filles : plus leurs études sont longues, moins elles font d’enfants), massifier la prévention/contraception, et surtout réduire notre empreinte à nous, car ce sont bien les classes moyennes consuméristes qui sont en surpopulation écologique. Un Tchadien ne consomme que 0.3 planète. Le documentaire ne soulève pas ce point essentiel, s’alignant avec les arguments des pires réactionnaires américains.

– Dans un monde qui consomme 3 fois moins d’énergie, les difficultés liées aux énergies renouvelables ne se posent pas de la même façon. Dans un monde qui investit dans le recyclage systématique des métaux, la maximisation de l’efficacité (adieu les SUV…) et la sortie du consumérisme, pas de problèmes de matières premières pour les énergies renouvelables : elles sont déjà dans les objets et machines inutiles qui nous entourent.

Sans une vision holistique, une sortie par le haut n’est pas envisageable. Or il ne peut y avoir de vision holistique si l’on refuse de voir. Les partisans du business as usual (nucléaire compris) – et ceux qui aimeraient que leurs thèses effondristes se vérifient – ne veulent pas voir que le vrai problème des énergies renouvelables tient en 9 lettres : POLITIQUE.

La transition énergétique n’a jamais été aussi faisable, et aussi urgente. Mais elle doit être conduite avec discernement. Difficile d’imaginer discernement et course au profit compatibles, l’énergie est une chose trop sérieuse pour la laisser aux marchés. Elle doit être gérée – ou contrôlée – par la puissance publique et les citoyens. Avec Gaël Giraud et Nicolas Dufrêne, nous avions produit une note sur comment financer cette transition. Spoiler : l’argent n’est pas un problème. Le problème, c’est bien de faire comprendre aux gens que l’obstacle, ce sont les lobbyistes et les dogmes politiques. En France, trop nombreux sont ceux – qui auront j’en suis sûr adoré le documentaire – qui veulent réduire la question énergétique au domaine du technique, en assommant leur auditoire de chiffres curieusement sélectionnés et d’un ton péremptoire sidérant (suivez mon regard…).

Ce film pose de bonnes questions mais refuse étrangement d’y répondre sérieusement. Pour beaucoup, c’est un crève-cœur de voir Michael Moore assumer de produire quelque chose d’aussi peu sérieux. De nombreux activistes importants, également proches de Bernie Sanders, comme l’auteur du film Gas Land (sur les dégâts du gaz de schiste) ou encore Naomi Klein ont tenté de dissuader Michael Moore de sortir le film, tant il était bourré d’erreurs. Mais ce dernier a fait la sourde oreille, et le film tourne désormais presque exclusivement dans les réseaux d’extrême droite climatosceptique.

On peut lui pardonner s’il assume un jour son erreur, qui s’explique certainement par un manque de connaissance technique élémentaire. Quelque part, l’existence de ce film n’est peut-être pas une si mauvaise chose, car si les détracteurs des énergies renouvelables assument quelque chose d’aussi fragile, ils se fragilisent avec. Si cela peut permettre aux écologistes sérieux de faire le ménage parmi leurs dirigeants corrompus et d’être plus alertes vis-à-vis du greenwashing, c’est une bonne chose. À ce titre, le passage ou Michael Bloomberg parle du gaz comme d’une énergie propre est particulièrement risible. Pour ne pas tomber dans ce genre de panneau et savoir faire preuve de discernement au quotidien, rien n’épargne aux militants climat de se former sur des notions élémentaires de technique. C’est long, exigeant, mais c’est passionnant et nécessaire à l’autodéfense intellectuelle. Ce documentaire doit être un signal pour tous : chacun doit à terme être capable de debunker ce genre de grossièretés.

[1] Cette loi concerne la technologie informatique, selon l’énoncé de Gordon E. Moore. Très vulgarisée, elle dit que le nombre de transistors que l’on peut mettre dans un ordinateur de même volume double tous les 18 mois, doublant la puissance de calcul. Cela est rendu possible grâce à la miniaturisation, aux progrès de fabrication, à la baisse des coûts. Cette loi n’est plus valide en informatique depuis quelques années, car on touche aux limites physiques dans la miniaturisation.

Pétrole : retirer notre avenir énergétique des marchés financiers et des pétro-États

Photo © Zbynek Burival, Unsplash

L’effondrement des prix du pétrole est souvent présenté comme une mauvaise nouvelle pour le climat. Ce n’est pourtant pas si évident. Cet effondrement illustre surtout l’incapacité des marchés financiers à supporter, et encore moins réguler, le trop plein de pétrole généré par une baisse subite de la consommation de pétrole. Or, d’un point de vue climatique, le pétrole est surabondant. Structurellement surabondant. Pourquoi ne pas se saisir de l’opportunité que constitue la baisse structurelle de la rentabilité des investissements dans les énergies fossiles pour tourner enfin la page des énergies fossiles et se diriger vers une nouvelle économie, juste et durable. Par Maxime Combes et Nicolas Haeringer.


 

Aux États-Unis, ce 20 avril, le prix du baril de WTI brut (West Texas intermediate crude) est passé sous la barre hautement symbolique du… zéro dollar. Il est même tombé à -37,63$ en fin de journée. Le “prix négatif” du baril a provoqué la stupéfaction et la sidération. Pourtant, à y regarder de plus près, l’anomalie n’est pas forcément là où on le croit. On pourrait même se demander si le baril de pétrole n’a pas atteint son juste prix. En effet, si nous voulons maintenir le réchauffement climatique “bien en-deçà” des 2°C de réchauffement, le trop-plein de pétrole est la réalité des jours, mois et années à venir, pas uniquement celle d’un lundi noir pour le pétrole à Wall Street. De manière purement conjoncturelle, le pétrole est aujourd’hui trop abondant aux États-Unis – mais d’un point de vue climatique, il est structurellement surabondant.

Pétrole de papier…

Le cours négatif du baril de WTI brut est contre-intuitif. Il ne signifie pas que le consommateur va être rémunéré pour recevoir les 159 litres que contient un baril de pétrole. Le cours du pétrole WTI brut n’est qu’une cotation d’un certain type de pétrole spécifique aux États-Unis sur un marché boursier. Le BRENT (du nom des principales plateformes pétrolières de l’Atlantique Nord) était au même moment autour des 20 dollars. Le cours qui s’est effondré est plus précisément celui du baril de pétrole qui doit être livré en mai. Depuis 1983 et la création de ces marchés à terme, des acteurs financiers prennent possession de tels contrats pour spéculer sur leurs prix : des milliards de barils de papier s’échangent chaque mois et fixent un prix indicatif du pétrole, celui qui est commenté dans l’espace public. Ceux qui possèdent ces barils de papier ne sont pas nécessairement des entreprises du secteur pétrolier : pour la plupart, ils n’ont pas la possibilité, encore moins la compétence, leur permettant de transporter, stocker et raffiner du brut. Charge à eux, donc, de se séparer de ces contrats avant leur terme.

On dit qu’ils débouclent leur position. C’est cela qu’ils n’ont pu faire en ce “lundi noir” – la veille du terme des contrats pour livraison en mai. Il n’y avait plus que des vendeurs et aucune des entités qui souhaitent normalement prendre physiquement livraison de pétrole supplémentaire, comme les raffineries, ne souhaitait en acheter. Que des vendeurs et pas d’acheteurs ? C’est un krach boursier et les prix s’effondrent. Ici, au point d’atteindre des prix négatifs, qui sont permis depuis peu sur ce marché spécifique. À force de spéculation, les détenteurs de ces contrats étaient prêts à payer pour se débarrasser d’un pétrole qu’ils n’avaient jamais eu l’intention d’acheter physiquement.

Symboliquement, le contenant coûtait d’ailleurs ce lundi bien plus cher que le contenu – un baril de pétrole (le contenant de 159 litres) neuf coûte ainsi plus de 100$ –  même si la plupart du pétrole n’est plus stockée dans un baril. Ce pétrole “de papier”, de barils à venir, qui se vendent et s’achètent sur ces marchés à terme des milliers de fois avant d’être physiquement produits, est devenu, l’espace d’un lundi noir, un actif sans valeur monétaire dont les propriétaires ont tous cherché à se défaire.

Ce qui s’est effondré c’est donc le prix d’un contrat, d’un titre financier. Ce prix a la prétention de “réguler” les marchés pétroliers – les guillemets sont ici évidemment de rigueur : la régulation dont il est question n’a en effet rien de délibéré ou de rationnel, a fortiori eu égard au réchauffement climatique. Mais ce cours du baril, et les autres, ainsi que les anticipations sur son évolution future sont diablement importants. Ils sont utilisés par l’industrie pétrolière pour déterminer ses investissements futurs, leur localisation et évaluer leur rentabilité théorique. Chaque baril ne coûte pas autant à produire : entre les hydrocarbures de schistes (aux États-Unis), les sables bitumineux de l’Alberta (Canada) et le brut vénézuélien ou saoudien, en passant par les forages en eaux-profondes à proximité du cercle polaire, le coût de revient d’un baril varie de quelques dollars à sans doute près d’une centaine de dollars. Les cours du baril et les prévisions pour les mois à venir guident donc les choix industriels à court, moyen et long terme.

…mais forages bien réels

Le prix du baril est une variable sur laquelle spéculent les traders mais sur laquelle essaient également de jouer les producteurs de pétrole, notamment les États pétroliers. En décidant d’ouvrir ou de fermer les vannes, certains États, comme l’Arabie Saoudite et la Russie, ont la capacité de jouer sur les quantités produites pour tenter de déprécier le prix du baril ou de le renchérir. Tous ne peuvent le faire, pour des raisons liées à l’organisation de la production ou à la nature du pétrole produit. Aux États-Unis, la production est ainsi assez rigide : la production d’hydrocarbures de schiste ne peut être aisément arrêtée et la Maison-Blanche ne dispose pas de moyen de piloter à court-terme la production du pays.

Ceux qui ont cette capacité peuvent le faire pour stimuler la production, pousser à investir dans des forages exploratoires, permettre la mise en production de gisements onéreux, ou encore pour des raisons géopolitiques dans le but de tenter de mettre certains acteurs sur la paille. À 20$, seule l’Arabie Saoudite est actuellement capable de produire du brut rentable – au détriment, toutefois, des investissements et politiques redistributives de l’État : la pétromonarchie ne perd pas d’argent mais elle n’en gagne pas suffisamment pour maintenir un train de vie élevé. Au-delà de 100$, les pétroliers investissent massivement dans les forages les plus onéreux et repoussent toujours plus loin les frontières de l’extractivisme.

Ces indicateurs sont fondamentaux : la valeur boursière d’une entreprise comme Total est bien entendu fondée sur ses résultats annuels mais aussi et surtout sur la taille des gisements dont elle détient les permis d’exploitation. Les acteurs du secteur sont donc poussés à continuer à explorer de nouveaux gisements, quand bien même nous devons réduire drastiquement nos émissions de CO2. Avant même d’être exploitées, ces réserves sont donc transformées en actifs financiers que les marchés se chargent de valoriser.

Le pétrole n’est pas un investissement sûr

C’est là l’une des grandes leçons de la situation actuelle. Elle a le mérite de mettre en évidence le fait qu’investir dans le pétrole n’est pas si raisonnable : ce lundi noir a montré que ce qui était perçu comme un actif physique avec une valeur monétaire, pouvait se transformer en un passif dont il faut se débarrasser à (presque) tout prix. Pourtant, les investisseurs institutionnels, privés comme publics, considèrent aujourd’hui encore le pétrole comme un placement fiable, parmi les plus rentables qui soit. Le prix du baril ne pourrait que croître à l’avenir, que ce soit sous l’effet de l’augmentation de la consommation ou de la raréfaction de la ressource. Sur ce point (et sur ce point seulement), les investisseurs rejoignent d’ailleurs une partie des écologistes, qui considèrent que la conséquence du pic pétrolier sera de faire grimper irrémédiablement le prix du pétrole. Ce serait une bonne nouvelle pour le climat : là où les premiers voient une source de profit sans limite – et les énormes liquidités engrangées par les majors lorsque les prix étaient hauts leur donnent raison –, les seconds considèrent qu’il y a là à la fois un levier pour encourager la baisse de la consommation et les prémisses d’une crise financière gigantesque.

Tous oublient toutefois plusieurs facteurs déterminants. Le pétrole est, tout d’abord, au cœur d’un jeu stratégique et politique exacerbé. Pour le dire trivialement : qui détient du pétrole détient du pouvoir. Et les principaux producteurs se mènent une guerre des prix et une guerre des quantités, qui peuvent les conduire à alternativement tenter de fermer ou d’ouvrir les vannes – les leurs comme celles de leurs concurrents. Le prix du baril n’est donc pas corrélé à la quantité de barils contenus dans les réserves exploitées mais à un jeu d’anticipations complexes mêlant de très nombreuses variables. Il est par ailleurs largement découplé du coût de production desdits barils. Bien sûr, ça ne signifie pas que le baril ne remontera jamais à ses niveaux les plus élevés, au-delà des 100$.

Mais comme chacun.e a désormais pu s’en rendre compte, le pétrole est un produit financier comme les autres, qui fait l’objet d’une intense spéculation. Celle-ci peut bien évidemment s’exercer à la hausse comme elle peut se jouer à la baisse. À la lumière de ce lundi noir, le pétrole n’est désormais plus ce fameux placement de “bon-père de famille” (expression complètement surannée, cependant elle est ici tout à sa place puisqu’elle permet de souligner le caractère masculin et viril de ces deux activités néfastes que sont la spéculation et l’extraction d’hydrocarbures).

Pourtant tous les plus grands investisseurs mondiaux sont fortement dépendants des revenus du pétrole. Les multinationales de l’énergie sont des poids lourds des indices boursiers : de Londres à Paris en passant par New-York, les entreprises liées à l’exploitation des énergies fossiles représentent environ 15% de la valorisation boursière. Les géants de la gestion d’actifs sont friands de la rentabilité financière du secteur et continuent à faire des investissements pétroliers un élément central de leur stratégie. Ainsi BlackRock, auquel le gouvernement s’apprêtait à ouvrir grand les portes de l’épargne retraite des salarié.e.s basé.e.s en France, détient par exemple 5,3 milliards d’actions Total (au cours de l’action à la mi-avril) Et les investisseurs publics ne sont pas en reste : en France, la Caisse des dépôts et consignations est un soutien majeur des entreprises pétrolières françaises.

De 2016 (soit juste après la signature de l’accord de Paris) à 2018, les 33 plus grandes banques ont ainsi injecté 1 900 milliards de dollars dans l’industrie fossile. Le charbon, le gaz et le pétrole sont subventionnés chaque années à hauteur de 370 milliards de dollars. Et le FMI avait même calculé qu’en tenant compte des coûts socialisés (les conséquences du réchauffement climatique, par exemple, qui ne sont pas payées par l’industrie fossile, mais par la collectivité) l’ensemble des subventions et des aides se monte à 10 millions de dollars… par minute (soit 5 300 milliards par an). Sans ces aides massives, le secteur pétrolier ne serait pas rentable.

Ces investissements apparaissent aujourd’hui pleinement pour ce qu’ils sont : des placements spéculatifs risqués. De nos jours, un baril de pétrole est échangé des milliers de fois sous forme de contrat avant même d’être extrait et livré physiquement à son acheteur final – qui seul pourra le transporter puis le raffiner (ou le revendre à un raffineur).

Fermer les vannes financières

Quiconque place de l’argent dans le secteur fossile joue à quitte ou double. Les alertes ont été lancées depuis plus de dix ans sur les fameux stranded assets, ou “actifs bloqués” : si on prend le climat au sérieux, la valorisation boursière des entreprises du secteur ne peut à terme qu’être réduite à peau de chagrin. À chaque fois qu’une major du pétrole a dû revoir à la baisse ses réserves exploitables, sa valorisation boursière a diminué de la moitié du chiffre annoncé : les spécialistes considèrent en effet qu’environ la moitié de la valorisation boursière d’une entreprise pétrolière ou gazière est basée sur les profits espérés tirés de l’exploitation des prochaines onze années en moyenne.

Or pour réduire drastiquement nos émissions de gaz à effet de serre, nous devons organiser la sénescence de l’industrie pétrolière : planifier sa disparition progressive (quoique, compte tenu de l’urgence, de moins en moins progressive et lente). Comme la valeur boursière des entreprises du secteur est directement corrélée à la taille des gisements exploités (ou en passe de l’être), toute politique climatique ambitieuse signifie donc que cette valorisation tendra inexorablement vers zéro, générant au passage, si cette tendance n’est pas anticipée et contrôlée, un krach boursier conséquent. Les marchés et les acteurs financiers ne sont donc pas qualifiés pour organiser cette sénescence de l’industrie pétrolière.

Pour les investisseurs, la seule attitude raisonnable est donc à ce jour de désinvestir du secteur fossile. On peut en induire que chaque euro qui sera injecté dans le secteur des combustibles fossiles pour le soutenir dans le contexte de la pandémie du Covid-19 et de l’effondrement du prix du baril pourrait être un euro perdu. Renflouer l’industrie fossile est une gabegie immense. Parier sur un renchérissement du prix du baril est hautement risqué – rien n’indique que le futur du pétrole, en tant qu’objet de spéculation financière intense sur les marchés financiers, ne sera pas celui-ci : l’alternance rapide et brutale entre des pics et des crevasses, le prix du baril faisant le yoyo. Et ce serait renoncer définitivement à contenir le réchauffement “bien en-deçà” des 2°C.

La seule voie possible, qui permette de protéger les droits des salariés du secteur, est donc sa socialisation, assortie de conditions claires quant à sa reconversion vers les énergies renouvelables. Ce que racontent les dirigeants des majors du secteur est une fable : leurs entreprises ne sont pas d’ores et déjà engagées sur la voix de cette transition. Avant la crise, elles continuaient d’investir massivement dans l’extraction ou l’exploration (upstream), le transport (midstream) et le raffinage puis la distribution (downstream) de pétrole. Depuis 2015 et l’accord de Paris sur le climat, les investissements annuels dans le secteur des énergies fossiles n’ont guère évolué, autour des 700 ou 800 milliards de dollars annuels. À chaque dollar investi dans les énergies renouvelables, il y en avait toujours plus de deux et demi dans les énergies fossiles. Depuis 5 ans, les entreprises du secteur des énergies fossiles, profitant de cours du pétrole relativement profitables, continuaient donc à investir massivement dans le réchauffement climatique.

L’effondrement des prix que l’on constate depuis le début de la crise sanitaire pourrait, si le cours du baril ne remonte pas, les conduire à revoir leurs investissements drastiquement à la baisse. Sur ce plan, c’est une excellente nouvelle – et une opportunité bien plus prometteuse que de renflouer le secteur, en faisant le pari que la hausse des prix rendrait la transition plus intéressante financièrement. À ce prix du baril, plus aucune des exonérations fiscales portant sur les carburants, quelles que soient ces exonérations, quels que soient les carburants concernés (essence, fioul lourd, kérosène…), ne se justifie. Plus généralement, nous voyons là une occasion unique de mettre un terme à toute forme de soutien (subventions, exonérations, etc.) aux énergies fossiles. Les pouvoirs publics, s’ils s’en donnent les moyens, ont ici la possibilité unique de faire basculer les investissements initialement prévus dans le secteur vers la transition écologique : cela fait des années que l’on entend les institutions internationales et un certain nombre de promoteurs de la “finance verte” appeler à “shifting the trillions”, autrement dit à faire basculer des milliers de milliards de dollars. Puisque les investissements dans les énergies fossiles ne sont plus rentables à court terme, c’est l’occasion ou jamais de procéder, sous la contrainte et le contrôle des pouvoirs publics, à ce basculement essentiel.

Le pétrole est à son juste prix, laissons le à sa juste place : dans le sol

Au fond, le pétrole de papier est aujourd’hui échangé au plus près de ce qui devrait être son prix réel si l’on tenait compte l’impératif climatique : zéro euro.

Aux États-Unis, le prix du baril a chuté car la ressource est temporairement trop abondante. Le confinement et les conséquences de la pandémie sur l’économie ont fait baisser la demande et les capacités de stockage sont proches de la saturation. Il y a trop de pétrole produit pour une consommation mondiale qui a sans doute chuté de 30 à 40%.

La situation est un peu partout décrite comme une anomalie : une fois la pandémie passée, les choses reprendront leur cours normal, et le baril aussi. Selon certains économistes, ils pourrait même rapidement grimper au-delà des 100$, sous l’effet d’un boom de la demande.

Pour autant, nous voudrions ici prendre les choses à rebours : d’un strict point de vue climatique, le pétrole est une ressource surabondante. Nous avons trop, bien trop, beaucoup trop, démesurément trop, de pétrole.

De ce point de vue, le prix du pétrole, en tant que matière première surabondante régulée par les marchés, devrait donc être nul ou presque. Le juste prix du pétrole-matière au regard de la contrainte climatique, c’est donc le prix actuel du pétrole de papier. Ce qui tombe bien, à deux égards : 1) le moyen le moins onéreux (et coûteux pour le climat) de stocker le pétrole, c’est de le laisser là où il est, à savoir dans le sol ; 2) le meilleur moyen de ne plus investir dans l’exploration et l’exploitation de nouveaux gisements, à défaut d’une interdiction par les pouvoirs publics, est d’avoir un prix du pétrole complètement déprécié.

Et après ?

Est-ce le signe d’une crise économique plus forte encore ? Si le prix du baril se stabilise durablement à des niveaux aussi bas, l’ensemble du secteur sera soumis à rude épreuve – entraînant de probables faillites et destructions d’emplois – et déstabilisant de nombreux États dont le budget dépend de la manne pétrolière : la situation sera particulièrement compliquée pour l’Arabie Saoudite, les Émirats Arabes Unis, l’Équateur, l’Irak, le Koweït ou encore la Russie ; tandis que la situation sociale se pourra se tendre plus encore en Algérie ou au Venezuela. Les politiques de redistribution de la Norvège, quoiqu’elle dispose d’un fonds souverain conséquent, pourraient également être affectées. Les destructions d’emplois seront massives au Canada, et plus encore aux États-Unis, dont le secteur est morcelé et peu résilient. Les plus pauvres des pays producteurs, en premier lieu les États africains, dont la manne est largement accaparée par les grandes entreprises et les élites les plus haut placées, verront leurs ressources fondre un peu plus encore.

Si le baril remonte au-dessus des 100$, les conséquences seront différentes, mais non moins préoccupantes. À l’encontre de certains de nos plus proches alliés, nous ne pensons pas que le renchérissement du prix du baril soit une bonne nouvelle pour le climat. La demande n’est que marginalement corrélée au prix du baril et plus les prix grimpent, plus l’industrie fossile investit. Des gisements jusqu’alors non exploités car peu rentables seront mis en production. La pression se renforcera pour augmenter les capacités de production, de transport et de raffinage, ramenant aux oubliettes les objectifs de réductions des émissions de CO2. Le prix du pétrole ne nous semble pas être un instrument déterminant – ce qui fera la transition écologique vers des sociétés justes et durables, ce n’est pas le montant auquel s’échange le baril de pétrole, a fortiori en tant que titre sujet à intense spéculation, mais la volonté politique.

À l’inverse, les milliards qui ne seraient pas injectés dans de nouveaux forages seraient alors disponibles pour venir financer la rénovation des bâtiments, organiser la relocalisation de la production – notamment agricole –, développer les énergies renouvelables et mettre en œuvre des politiques de sobriété, etc. Certes, certaines des entreprises du secteur sont tellement riches qu’elles devraient pouvoir résister à la contraction des prix. Mais elle permettrait enfin aux États d’engager un rapport de force avec des acteurs jusqu’alors perçus comme trop puissants. Du moins les masques tomberaient-ils : les États ne pourraient plus se réfugier aussi aisément que jusqu’alors derrière l’argument de la toute-puissance des majors du secteur. Les faillites des acteurs les plus fragiles pourraient permettre d’entamer la socialisation du secteur – ou de les renflouer sous conditions claires de reconversion. Les États peuvent par ailleurs prendre des mesures pour que le prix du pétrole reste bas, afin que détruire le climat cesse enfin d’être une activité économiquement rentable ; tout en faisant monter le prix final à la consommation, de sorte que les incitations – même minimes – par le prix à la transition demeurent. De tels choix sont toutefois complexes : il n’est pas souhaitable que de tels mécanismes reviennent à faire porter le coût de la transitions sur les ménages les plus modestes.

La période actuelle constitue à bien des égards une opportunité historique de définanciariser l’économie, de tourner enfin la page des énergies fossiles, pour entamer la reconstruction d’une nouvelle économie, juste et durable. Si l’on met dans la balance d’un côté des plans de relance hautement carbonés, et de l’autre des mesures permettant enfin d’engager la grande transition vers une économie libérée de l’extractivisme, il est difficile de surestimer l’importance de ce qui se joue actuellement. Les politiques qui sont en train d’être élaborées vont largement déterminer ce à quoi ressemblera notre devenir climatique pour des dizaines, sinon des centaines d’années. C’est donc un moment de vérité pour le mouvement pour la justice climatique. On a souvent glosé sur le fait qu’il était plus difficile d’imaginer l’après-capitalisme que la fin du monde – nous voici expressément invité.e.s à penser et à construire un avenir libéré du capitalisme fossile, sous peine de voir notre monde finir de tomber en ruine.

 

Maxime Combes est économiste, porte-parole de l’association ATTAC

Nicolas Haeringer est chargé de campagne pour 350.org

Bibliographie :

À propos des investissements, des subventions et financements accordés à l’industrie fossile :

  • Le rapport annuel Banking on climate change

https://www.ran.org/wp-content/uploads/2019/03/Banking_on_Climate_Change_2019_vFINAL1.pdf

Sur le désinvestissement :

Sur le budget carbone :

L’hydrogène : quel rôle dans la transition énergétique ?

L’hydrogène suscite une effervescence croissante. En juin dernier, l’Agence Internationale de l’Énergie (AIE) a publié son premier rapport dédié à ce combustible de synthèse, décrivant ses nombreux usages énergétiques et industriels, et les possibilités qu’il offre, dans un futur proche, pour d’importantes réductions d’émissions de CO2. Qu’en est-il vraiment ? Qu’est donc cette molécule, comment peut-elle être produite et utilisée, et comment distinguer emballement technophile et opportunités concrètes et économiquement réalistes ?


La molécule énergétique par excellence

Commençons par une once de chimie. Ce qu’on appelle communément hydrogène, c’est la molécule de dihydrogène H2 qui est, avec celle d’Hélium He, la molécule la plus légère. À température et pression ambiantes c’est un gaz très peu dense (90 g/m3), qui ne se liquéfie qu’à -253 ºC, soit 20 K (« 20 Kelvin », i.e. 20 degrés au-dessus du 0 absolu de température). Le grand intérêt de l’hydrogène réside en ce que cette molécule, étant très faiblement liée, a un contenu énergétique énorme. Par unité de masse, l’hydrogène contient en effet 3 fois plus d’énergie que le pétrole ou n’importe quel hydrocarbure fossile (charbon, gaz, etc.). On peut comprendre assez intuitivement la chose en considérant les réactions de combustion. Une « combustion », c’est le fait de brûler un « combustible » en le faisant réagir avec de l’oxygène O2, sachant que l’oxygène est, lui, au contraire, très fortement liant. La réaction de combustion retire l’hydrogène des molécules, elle l’oxyde, i.e. le combine à l’oxygène, ce qui donne de l’eau H2O, tandis que le déchet énergétique, pour les combustibles carbonés, est le dioxyde de carbone CO2, molécule dépourvue d’énergie chimique. Les molécules hydrogénées, ou moins oxydées – on dit aussi « réduites » –, tels les combustibles fossiles (hydrocarbures), les sucres, graisses, et autres molécules organiques, sont donc porteuses d’énergie chimique, tandis que les molécules plus « oxydées » en sont vidées. Ainsi, oxygène et hydrogène sont en quelque sorte le Ying et le Yang de la chimie organique, de l’énergie, et même de la vie sur Terre. La réaction de combustion nous éclaire aussi sur le nom « hydro-gène » : substance provenant de l’eau, et qui génère de l’eau lorsque la molécule qui le contient est brûlée.

Un gaz industriel déjà omniprésent, aux potentialités multiples

L’hydrogène pur n’existe pratiquement pas dans la nature, étant trop réactif de par son haut contenu énergétique. Ce n’est pas un combustible naturel, mais plutôt un « vecteur énergétique », parce qu’il est pratiquement toujours produit et utilisé par l’homme pour transporter de l’énergie entre une source primaire et un usage final.

L’hydrogène est loin d’être une « technologie nouvelle », il est déjà massivement présent dans notre système énergétique et industriel actuel.

L’hydrogène est loin d’être une « technologie nouvelle », il est au contraire massivement présent dans notre système énergétique et industriel actuel. La production annuelle d’hydrogène pur atteint 73 Mt (millions de tonnes) de par le monde, auxquelles s’ajoutent 42 Mt d’hydrogène produit au sein de mélanges gazeux dont il n’est pas isolé, comme l’illustre la Fig. 1. La production « dédiée » de 73 Mt d’hydrogène cause l’émission de 830 Mt de CO2 par an, soit 2,5 % des émissions globales de CO2, car aujourd´hui environ 2/3 de l’hydrogène est produit à partir de gaz naturel, par reformage du méthane, et 1/3 environ par gazéification du charbon. Ainsi, la production d’hydrogène pur consomme 6 % du gaz naturel, et 2 % du charbon à échelle globale [1]. On ne peut pas dire que l’hydrogène soit un composant mineur de nos économies ! Mais comme ses usages sont industriels, il est peu connu du consommateur final.

Figure 1 : Production d’hydrogène selon usages finaux, de 1975 à 2018. De bas en haut, barres de gauche : raffinage, production d’ammoniac, autres usages sous forme pure. Barres de droite : production de méthanol, réduction directe du fer, autres usages en mélange. Source: [1]
En effet, l’hydrogène est produit dans des réacteurs industriels fermés, souvent dans de gros complexes chimiques, et passe sa vie dans des tuyaux jusqu’à son usage final. Comme le montre la Fig. 1, l’hydrogène est aujourd´hui avant tout utilisé comme vecteur chimique d’énergie, agent réducteur (i.e. désoxydant) ou précurseur d’autres molécules énergétiques [2]. Sa première utilisation (38 Mt) est dans le raffinage de pétrole (5 à 10 kg d’hydrogène par tonne de brut), dont il permet de retirer le soufre et autres impuretés. Comme agent réducteur, il est également utilisé (mélangé) en sidérurgie, remplaçant une petite part du charbon, notamment par la technique de réduction directe du fer, en anglais DRI, qui pourrait aussi fonctionner avec de l’hydrogène pur. Comme précurseur chimique, l’hydrogène est massivement utilisé pour produire, en premier lieu (32 Mt), l’ammoniac NH3, qui est le précurseur de tous les engrais azotés au monde, et de la plupart des explosifs. Combinés à du carbone (le plus souvent du monoxyde de carbone CO obtenu du même combustible fossile), 12 Mt d’hydrogène sont utilisés pour produire le méthanol (CH3OH). Cet alcool, le plus simple, est précurseur d’une vaste progéniture de matières plastiques et autres produits chimiques (solvants, colles, etc.), et est aussi un combustible pouvant être mélangé à l’essence, notamment en Chine. Enfin, l’hydrogène est aussi utilisé dans l’industrie agroalimentaire, la production de verre, etc.

En tant que combustible, l’hydrogène, gaz invisible et inodore, est un véritable concentré d’énergie, qui brûle très facilement, ce qui présente un certain danger d’explosion. Néanmoins, sa légèreté fait qu’il se disperse très rapidement dans l’air en cas de fuite. Il peut brûler en milieux gazeux, par exemple pour la production électrique en remplacement de gaz ou de charbon (usage encore peu développé, mais nécessaire à terme pour pallier les creux de productions d’ENR), et également dans des fours industriels, notamment en sidérurgie, ou dans des brûleurs domestiques pour chauffage et cuisson. On peut noter que le « gaz de ville », avant l’arrivée du gaz naturel (méthane) à partir des années 1950, était du gaz de charbon, contenant un mélange d’H2, CO, CH4, etc. – i.e. l’hydrogène a longtemps fait partie de l’énergie domestique courante !

La combustion de l’hydrogène peut aussi être réalisée dans des piles à combustible (PAC), dispositifs électrochimiques portables (inverses des électrolyseurs décrits plus bas) qui font réagir un combustible avec l’oxygène de l’air pour produire directement de l’électricité. Les PAC assurent une combustion propre, n’émettant que de la vapeur d’eau, avec une haute efficacité de presque 60 %, supérieure à celle d’un moteur thermique de voiture qui est plutôt de 36-42 %. Une PAC peut alimenter un moteur de véhicule (comme la flotte de taxis parisiens, 600 prévus pour fin 2020), de bus, de trains (déjà un train en fonctionnement en Allemagne), de navire, ou bien une station électrique autonome dans une zone reculée hors réseau, une station spatiale, un bâtiment, etc. Leur inconvénient majeur est leur coût encore élevé, près de 20 000 euros aujourd´hui pour une PAC de voiture.

De l’hydrogène gris a l’hydrogène vert

Si l’hydrogène est aujourd´hui majoritairement sale, ou « gris », car issu de fossiles, il peut aussi être « vert », i.e. produit à partir d’énergies renouvelables (EnR). On sait en effet le produire depuis le XIXe siècle par « électrolyse », en appliquant de l’électricité à de l’eau, pour casser la molécule H2O en hydrogène H2 et oxygène O2. L’efficacité de conversion de l’énergie électrique à chimique (restituable par combustion) est typiquement de 60-70 %, allant jusqu’à 80 % avec des technologies émergentes à haute température.

La production électrolytique d’hydrogène n’est, elle non plus, pas nouvelle ! Elle a en particulier été massivement utilisée des années 1920 aux années 1990, pour produire l’ammoniac des engrais, à partir d’hydroélectricité, en Norvège pour l’Europe, à Assouan en Égypte, au Canada, au Zimbabwe, avec des électrolyseurs de plus de 100 MW de puissance, et de manière rentable [2]. C’est l’arrivée du gaz à bas prix dans les années 1960 qui a permis à ce combustible fossile de détrôner l’hydrogène vert.

L’hydrogène vert Issu d’hydroélectricité a été massivement utilisé des années 1920 aux années 1990, pour produire l’ammoniac des engrais azotés

La troisième catégorie est l’hydrogène dit « bleu », produit de manière standard à partir de gaz ou charbon, mais avec capture et séquestration du CO2 émis, généralement dans des réservoirs gaziers ou pétroliers abandonnés. Il faut néanmoins signaler que la filière d’enfouissement souterrain du CO2, bien que déjà existante, ne suscite pas toujours la plus grande confiance, à cause du risque toxique en cas de fuite, des problèmes d’acceptabilité, des incertitudes sur la maturité et les coûts de même qu’à cause du risque moral inhérent, puisqu’elle permet de « verdir » une industrie en façade, mais sans rien changer à ses procédés, sauf la capture et la gestion du déchet final. Le fait que ce soient les industriels des fossiles qui la promeuvent en premier lieu présente aussi un risque de conflit d’intérêts par rapport aux informations présentées comme scientifiquement neutres sur la prétendue maturité et faisabilité de la filière.

Un enjeu majeur, aujourd’hui, pour la transition énergétique est d’arriver à produire, massivement et à bas coûts, de l’hydrogène vert par électrolyse ou, éventuellement, en phase transitoire, de l’hydrogène bleu si la séquestration du CO2 s’avérait localement fiable et réelle. Mais à terme, seule la filière verte est authentiquement durable et vertueuse.

Transformer les EnR électriques variables en combustibles stockables et transportables

Le gros intérêt de l’électrolyse est que, moyennant la perte d’1/3 de l’énergie utilisée, on transforme une électricité variable, par exemple solaire ou éolienne, disponible selon la météo, difficile à stocker et à transporter, en un vecteur énergétique matériel et stable, qui peut alors être stocké à coûts beaucoup plus modérés (environ 100 fois moins cher que le stockage électrique en batterie, voire 10 000 fois moins si des cavités souterraines peuvent être utilisées), et transporté en tuyaux, pipelines, bateaux, etc., ce qui représente des avantages considérables. En effet, par passage de l’électricité (flux) à la substance (stock), on s’affranchit de la variabilité temporelle et on réduit fortement les coûts de stockage et transferts temporels qui sont aujourd’hui, probablement, le frein principal au déploiement des EnR.

Ainsi, l’hydrogène représente un levier essentiel de la transition des énergies fossiles climaticides vers les EnR. D’une part, parce que sa production par électrolyse est flexible, pouvant suivre les courbes de production électrique solaire ou éolienne qui sont fortement variables, et aussi, en absorber les excès massifs qui deviennent inévitables à fort déploiement, constituant ainsi une voie de stockage énergétique. Mais aussi, parce que l’hydrogène opère un « couplage » entre le secteur électrique, d’où est attendue la majeure partie de la production primaire d’énergie décarbonée, dans tous les principaux scénarios de transition énergétique (du fait des potentiels mondiaux du solaire et de l’éolien), vers le secteur des combustibles, aujourd’hui très majoritairement fossiles (gaz, pétrole, charbon), qui sont la colonne vertébrale de notre civilisation, fournissant plus de 80 % de l’énergie primaire dans le monde, pour tous les secteurs économiques.

Ainsi, parce qu’il permet de transformer l’électricité renouvelable en combustibles gazeux et liquides, l’hydrogène constitue le « maillon manquant » permettant de concevoir la décarbonation de tous les secteurs, et non pas seulement de l’électricité, qui bien sûr doit être décarbonée, mais trop souvent monopolise le débat public alors qu’elle ne représente actuellement qu’environ 40 % de la consommation énergétique primaire, et 20 % des usages énergétiques finals.

De l’hydrogène aux combustibles de synthèse

Le gros inconvénient de l’hydrogène, c’est son insoutenable légèreté ! En effet, étant la molécule la plus petite et légère, il reste, pour un combustible, difficile et coûteux à stocker et à transporter. Avec seulement 90 g d’H2 par m3 à pression ambiante, il est nécessaire pour le transporter de le comprimer fortement, ou alors le liquéfier, mais cela demande de refroidir à -253 °C, et consomme l’équivalent de 30 % de son énergie… Autre souci, l’hydrogène est une molécule tellement petite qu’elle fuit très facilement, et peut même se faufiler et diffuser à travers certains matériaux, notamment l’acier, qu’elle finit par fragiliser. C’est pourquoi les réservoirs à hydrogène sont environ 100 fois plus chers que les réservoirs pour gaz usuels.

Par exemple, pour une voiture à hydrogène avec 500 km d’autonomie, il faut un réservoir de 5 kg d’hydrogène, comprimé à 700 bars, fait d’acier, fibres de carbone et polymères, qui pèse, lui, 87 kg. Un camion transportant des cylindres d’hydrogène, transporte essentiellement de la ferraille ! Si ce réservoir ne coûte qu’environ 2 000 euros (contre environ 20 000 euros pour une batterie électrique de voiture), ce sont les coûts tout le long de la chaîne de valeur, de la production à la distribution, qui rendront l’hydrogène onéreux à la pompe.

Pour les mêmes raisons, l’hydrogène n’est généralement pas injectable directement dans les réseaux de gaz à plus de 10-20 % en volume (soit seulement 3-6 % en énergie), ce qui est bien dommage, car alors il aurait facilement pu décarboner une grande quantité d’usages (chauffage, cuisson, usages industriels) à partir de l’immense infrastructure disponible que sont les réseaux de gaz, dont la valeur aux USA par exemple, est estimée à 1 000 milliards de dollars [3]. Pour ces raisons, dans de nombreuses applications, il peut être plus efficace économiquement, voire indispensable, de transformer l’hydrogène en molécules plus lourdes.

On parle alors des « combustibles de synthèse » : la stratégie étant de faire comme les plantes qui dans la photosynthèse, en plus d’arracher l’hydrogène à l’eau grâce à l’énergie solaire, le « recollent » sur des squelettes carbonés, plus lourds, obtenus à partir du CO2 de l’air, produisant ainsi des hydrates de carbone naturels (sucres, etc.). Pour nous humains, deux approches pour alourdir le combustible hydrogène sont principalement considérées.

La première consiste à transformer l’hydrogène H2 en ammoniac NH3 déjà évoqué, précurseur de tous les engrais azotés, dont on dit qu’ils assurent la moitié de l’alimentation humaine globale. La synthèse de l’ammoniac se fait par combinaison avec l’azote N2 de l’air à travers le célèbre procédé Haber-Bosch (doublement nobélisé), qui a permis à partir des années 30, de remplacer les engrais azotés naturels, issus de nitrates ou guano, par les engrais de synthèse. L’ammoniac n’est pas seulement intéressant à décarboner en soi, il peut aussi être un combustible d’usages variés, ayant, par exemple alimenté des bus en Belgique pendant la Seconde Guerre mondiale. Malgré sa toxicité, il a été massivement utilisé pendant des décennies avec un historique d’accidents très faible, et les techniques pour le transporter et stocker sont largement mûres et disponibles, par exemple, avec 5 000 km de pipelines dans le Midwest américain à partir des ports du Texas, pour l’utilisation en engrais.

La seconde approche consiste, comme les plantes, à accrocher l’hydrogène à des atomes de carbone, à partir de CO2, et de produire ainsi des hydrocarbures de synthèse (méthane, diesel ou kérosène de synthèse), ou des alcools, principalement le méthanol. Tous ces procédés sont déjà bien connus et technologiquement mûrs. La question majeure, aujourd’hui, est de les adapter à fonctionner avec de l’hydrogène électrolytique vert, dont le flux de production est fortement variable et non plus continu comme celui de l’hydrogène issu de fossiles dans l’industrie chimique actuelle. Cette variabilité est gérable via divers types de flexibilité ou stockages, mais toutes ont des coûts qui doivent être compris et maîtrisés (voir par ex. [4]).

Les électro-combustibles verts permettent de planifier la décarbonation des secteurs les plus contraignants : transport aérien, maritime, industrie lourde

Avec ces électro-combustibles verts, on peut alors envisager de décarboner les secteurs les plus contraignants, par exemple le transport aérien (avec du kérosène de synthèse) et maritime (plutôt avec de l’ammoniac), pour lesquels l’utilisation de batteries géantes est impensable et celle d’hydrogène difficile, du fait du poids, du volume et du coût des réservoirs nécessaires. Ainsi, le constructeur de moteurs navals MAN annonce que le premier moteur maritime à ammoniac pourrait être en utilisation début 2022 [5].

L’avantage de l’ammoniac vert, est que pour le produire on n’a besoin que d’électricité verte, d’eau et d’air (puisque l’atmosphère contient 80 % d’azote), alors que les hydrocarbures de synthèse ou le méthanol, plus commodes à l’usage, demandent de trouver du CO2, qui dans l’air est très dilué (0.04% en volume) et dont la capture atmosphérique directe demande beaucoup d’énergie et coûte encore cher. C’est pourquoi, pour les combustibles carbonés de synthèse, l’industrie se tourne plutôt pour l’instant vers les sources industrielles de CO2 issu de la combustion de fossiles, ce qu’on appelle capture et usage du CO2, ou « recyclage du CO2 ». Dans un tel schéma, l’atome de carbone C porteur d’énergie hydrogénée est utilisé une 1re fois dans la combustion initiale classique, puis, après captage et recyclage du CO2 émis, une 2e fois dans le combustible de synthèse. Ce recyclage réduit le bilan d’émissions environ de moitié, mais ne permet pas d’atteindre la neutralité carbone qu’il est aujourd’hui vitalement nécessaire de planifier.

Une voie prometteuse est l’utilisation de biomasse, dont le contenu en carbone excède d’un facteur 2 à 4 son contenu en énergie, ce qui veut dire, par exemple, qu’en injectant de l’hydrogène dans un méthaniseur à base de déchets agricoles ou urbains, au lieu de produire environ 40 % de méthane et 60 % de CO2, on pourrait « booster » la production de méthane d’un facteur 2,5 par apport d’hydrogène vert, où l’énergie viendrait pour 1/3 de la biomasse, et pour 2/3 de l’hydrogène vert.

Des coûts en déclin, un boom imminent ?

D’après l’AIE, l’hydrogène gris (sale) coûte aujourd’hui 1 à 1,7 $/kg à produire, le vert, 2 à 5 $/kg [1], dépendant essentiellement du coût de l’électricité renouvelable, mais ce coût pourrait baisser rapidement, à l’image des spectaculaires baisses de coûts qu’ont connus dans la dernière décennie les EnR solaires et éoliennes, qui sont aujourd´hui dans de nombreux pays, les sources d’électricité les moins chères, grâce à l’apprentissage et à la massification des productions. Ainsi, selon plusieurs analyses récentes dont celles de l’AIE [1] ou de BNEF [6], l’électricité solaire ou éolienne, coûtant déjà moins de 30 $/MWh à produire dans les géographies favorables (Moyen-Orient, Chili, Inde, Chine, etc.), permettra incessamment de produire de l’hydrogène vert à moins de 2 $/kg, proche du niveau de l’hydrogène bleu, ou même gris, et moins de 1,5 $/kg en 2030-2040. Alors, il devient pensable de l’utiliser pour décarboner de très nombreuses applications, sans qu’une forte taxation carbone soit nécessaire pour assurer sa compétitivité face à l’hydrogène gris.

L’effervescence de l’hydrogène vert se mesure actuellement au saut d’échelle spectaculaire des projets annoncés. En 2018, 135 MW d’électrolyseurs avaient été vendus dans le monde au total [6], avec beaucoup de petits projets ou pilotes de quelques MW au plus. En septembre dernier, le projet australien Moranbah, par exemple, annonce d’un seul coup 160 MW d’électrolyseur [7], pour de la production d’ammoniac vert ! Plusieurs annonces similaires ont également eu lieu récemment, notamment au Chili ou en Chine. Et sont même en discussion, encore en Australie, des projets de plusieurs GW [8], du fait de l’immense potentiel solaire et éolien (et combiné), et du rôle stratégique que ce pays se voit jouer en tant qu’exportateur d’EnR combustibles, et de la volonté affirmée du Japon, notamment, d’importer des EnR qu’il ne peut pas produire sur son territoire trop exigu et densément peuplé. Ainsi, l’hydrogène, ou plutôt ses dérivés, transportables par navires, sont appelés à devenir les vecteurs du commerce international d’EnR depuis les pays fortement dotés, vers ceux dont le potentiel domestique est insuffisant, ou trop cher à exploiter.

Malgré des coûts de production en déclin rapide, les coûts d’infrastructures, de transport et d’usage restent élevés

Si un essor de l’hydrogène vert paraît donc se profiler grâce à la chute attendue de ses coûts de production, il faut noter en revanche que les coûts des infrastructures de transport, de distribution, et des équipements d’usage peuvent être un obstacle fort selon les usages. Par exemple, pour la mobilité légère, pour que le coût de combustible par km soit à parité avec de l’essence à 1,5 €/L, il faut que l’hydrogène coûte 9 €/kg à la pompe, ce qui est presque déjà le cas en France avec un prix actuel de 10-12 €/kg. Mais dans ce prix (qui est pour de l’hydrogène gris), ce qui domine largement sont les coûts de transport et des bornes de distribution pressurisée. Et surtout, le principal obstacle reste le coût très élevé des véhicules, autour de 60 000 €, dont on espère néanmoins de fortes baisses à venir, notamment pour les PAC dont le prix pourrait être divisé par 4 à long terme, selon l’AIE [1].

Et en Europe, et en France ?

L’Europe et la France se veulent pleinement partie prenante. En France 900 000 t d’hydrogène gris sont actuellement produites par an, émettant 11 Mt de CO2, soit 2,8 % des émissions domestiques. Le plan Hulot pour l’hydrogène de juin 2018 avait astucieusement priorisé le développement des filières hydrogène propre sur les usages industriels massifs déjà présents, à commencer par le raffinage de pétrole. Il serait en effet néfaste de voir l’hydrogène comme un gaz exotique, et ne le penser qu’à travers la voiture à hydrogène, car ce développement-là requiert un déploiement d’infrastructures lent et difficile à rentabiliser tant que les utilisateurs sont peu nombreux, alors qu’un déploiement massif de l’hydrogène vert est urgent pour faire baisser les coûts de production et de distribution, et supprimer déjà les émissions de CO2 de l’hydrogène gris actuel et bien au-delà. C’est donc au sein des complexes industriels, généralement portuaires, que les meilleures opportunités sont présentes. En parallèle, le plan Hulot visait à appuyer la pénétration de l’hydrogène vert dans la mobilité, mais plutôt pour les usages longue distance ou fortes charges y compris le remplacement de trains diesel sur les petites lignes où l’électrification paraîtrait trop chère à installer, les camions, des utilitaires légers, des bus, et aussi des flottes captives comme les véhicules logistiques dans des ports. Il est cependant regrettable que le plan Hulot, de 100 M€/an, n’ait pas été approuvé et budgété, posant toujours la question de l’effort économique acceptable par notre système de gouvernance crispé sur l’exigence de croissance et de compétitivité…

Les meilleures opportunités pour amorcer le déploiement de l’hydrogène vert se trouvent au sein des complexes industriels, généralement portuaires

Le port de Rotterdam, 1er port d’Europe, est fortement positionné [8] du fait de la forte demande locale de 400 000 t d’H2 par an pour le raffinage, et de l’infrastructure présente. Air Liquide opère en effet déjà 900 km de pipelines d’hydrogène, connectant Rotterdam, Anvers et Dunkerque, comme le montre la Fig. 2. La proximité de la mer du Nord et de ses excellentes ressources éoliennes offshore, permet de concevoir divers schémas allant de la production d’hydrogène vert à l’hydrogène bleu à partir de méthane importé et enfouissement du CO2 sous la mer, technique pour laquelle la Norvège est pilote.

Figure 2 : Schéma du réseau Air Liquide de 900 km de pipelines à hydrogène, connectant Rotterdam, Anvers et Dunkerque. Source : [9]
En France, les deux plus gros projets sont proposés par H2V près de Dunkerque et Le Havre, pour des capacités de 200 MW d’électrolyseurs pour produire 28 000 t d’H2 par an chacun, un peu inférieurs aux 400 MW proposés à Rotterdam, ayant pour but de substituer de l’hydrogène fossile en raffinerie, et d’injecter partiellement dans les réseaux de gaz. À titre de comparaison, la quantité d’hydrogène pour un seul de ces projets de 200 MW, correspond à la consommation de 280 000 voitures à hydrogène (roulant 20 000 km/an), alors que la flotte française caracole à ce jour à 500 véhicules… On comprend bien que pour amorcer le déploiement de la filière, ce sont les applications industrielles qu’il faut viser en premier.

Un rôle crucial à jouer dans la transition énergétique, sous réserve de sobriété avant tout

De par ses multiples usages possibles, et son rôle éminemment pivot en tant que molécule énergétique essentielle connectant l’électricité et les combustibles, il est aujourd’hui devenu clair que la question n’est plus si l’hydrogène propre (bleu, mais surtout vert) peut ou doit jouer un rôle majeur dans la transition énergétique. C’est un fait à présent établi pour les analystes et décideurs. C’est même un fait tangible puisque son verdissement (production à partir d’EnR) et son essor dans les usages industriels classiques (raffinage, ammoniac) et au-delà, a commencé, et que les projets pilotes et incessamment commerciaux se multiplient pour utiliser l’hydrogène vert dans le transport lourd et longue distance, la sidérurgie (qui émet la bagatelle de 7 % du CO2 anthropique lié à l’énergie), etc. Aujourd’hui, l’enjeu, pour les politiques publiques, est de mesurer et planifier intelligemment les potentiels, les routes, les logiques à suivre, car il s’agit de déployer, à échelle temporelle très courte par rapport aux précédentes révolutions industrielles (moins de 20 ans pour répondre à l’urgence climatique), une infrastructure de production d’EnR, d’hydrogène, de combustibles de synthèse, et de transport, stockage et dispositifs pour utiliser ces matières énergétiques, à l’échelle suffisante pour remplacer le gros des fossiles.

Les questions posées par l’hydrogène sont complexes, puisqu’il intervient de multiples manières, et doit être pensé en synergie avec les autres outils de la transition énergétique, par ordre d’importance (selon nous) : la sobriété, les EnR (dont biomasse), l’efficacité énergétique, le nucléaire, la séquestration de CO2, avec les réserves nécessaires majeures pour les deux derniers. L’écueil évident serait de croire à une solution miraculeuse, permettant de faire perdurer le mythe de la croissance économique infinie soudain devenue verte (ou immatérielle), « découplage » qui ne s’est jamais vu et surtout pas à l’échelle aujourd’hui nécessaire, et n’a aucune raison de tomber du ciel, bien au contraire même du fait de la dégradation écologique en cours -comme l’explique par exemple, le récent rapport « Decoupling Debunked » [10].

Ainsi l’hydrogène même vert, en aucun cas ne pourrait faire perdurer la gabegie énergétique actuellement alimentée par les combustibles fossiles, dont la commodité d’usage n’a d’égale que leur pouvoir de destruction écologique universel. Pour la transition, ni l’hydrogène ni aucune autre technologie ne peut nous dispenser de nous attaquer en premier lieu à l’insoutenable niveau global de consommations énergétiques et matérielles, en passe de détruire l’essentiel de la vie sur Terre. Le premier défi, c’est de stopper la logique productiviste qui sous-tend la croissance économique et celle des flux physiques causés par les humains.

Affirmons donc fermement que non, l’hydrogène vert ne sortira pas l’humanité de sa folie énergétique actuelle ni du péril climatique. Son déploiement massif est souhaitable et pourra être compétitif financièrement, dans les cas faciles. Mais ce déploiement à l’échelle nécessaire pour la décarbonation profonde, vers la neutralité carbone, implique des choix qui doivent être faits sans tarder, bien que coûteux, souvent difficiles, demandant un déploiement industriel des EnR phénoménal, et des efforts économiques aujourd´hui inconcevables pour les décideurs. En effet cette décarbonation profonde demande de choisir volontairement des hausses de coûts -dont l’abandon des investissements dans les filières fossiles avant amortissement n’est pas le moindre- et des pertes de compétitivité majeures, ce qui implique d’organiser la baisse de la production industrielle et des consommations finales à échelle globale. Notons que ce propos ne considère même pas les autres limitations à l’économie planétaire que pose la disponibilité des ressources matérielles [11], du terrain pour installer les EnR dont l’emprise au sol est très largement supérieure à celle de l’extraction des fossiles, ainsi que les multiples autres pollutions industrielles, qui ne font que rajouter des arguments lourds pour un besoin urgent de sobriété organisée.

La transition énergétique doit être tricotée avec les deux aiguilles que sont la technologie et la sobriété organisée

On peut se représenter la transition comme un tricotage avec deux aiguilles. La première est la technologie, qui est essentiellement déjà présente (et dont l’hydrogène fait partie), avec des gains de rendements et d’efficacités incrémentaux possibles, mais pas de progrès révolutionnaire à prévoir ni à espérer. La tendance actuelle en effet est souvent plutôt au déclin global des efficacités dû à la raréfaction progressive des ressources, parfois déjà proche de critique (voir [11]), et aux pollutions. La seconde aiguille, fondamentalement plus importante, mais beaucoup plus problématique aujourd’hui, est celle de la visée civilisationnelle de fond. Seule une logique de sobriété collective, et donc de « décroissance », assumée et organisée dans la justice sociale et géopolitique, visant à réduire les consommations énergétiques et matérielles à un niveau soutenable (et donc, certainement aussi, le PIB), peut permettre de tricoter la transition nécessaire devenue urgence absolue. Ceci, en assurant d’abord les besoins basiques de chaque être humain, donc, en supprimant les consommations fastueuses ou superflues, celles des riches et surtout dans les pays riches. C’est donc par un rappel urgent et lucide à la nécessaire bifurcation vers la sobriété organisée, comme changement de paradigme, que nous concluons cet article à visée initiale technologique. 

Références :

[1]  IEA. The Future of Hydrogen. OECD, Paris, 2019.

[2]  Philibert C. Renewable energy for industry. IEA, OECD, Paris, 2017.

[3]  Webber ME. Power trip – A story of energy. New York: Basic Books, 2019.

[4]  Armijo J, Philibert C. Flexible production of green hydrogen and ammonia from variable solar and wind energy: Case study of Chile and Argentina. International Journal of Hydrogen Energy, 2020 ; 45:1541–58. https://doi.org/10.1016/j.ijhydene.2019.11.028.

[5]  Brown T. MAN Energy Solutions: an ammonia engine for the maritime sector. Ammonia Energy Association, 2019. https://www.ammoniaenergy.org/articles/man-energy-solutions-an-ammonia-engine-for-the-maritime-sector/.

[6]  BNEF. Hydrogen: the economics of production form renewables. Costs to plummet, 2019.

[7]  ARENA. Renewable hydrogen could power Moranbah ammonia facility. Australian Renewable Energy Agency, 2019. https://arena.gov.au/news/renewable-hydrogen-could-power-moranbah-ammonia-facility/.

[8] Maisch M. Siemens backs 5 GW green hydrogen plan for Australia. PV Magazine International, 2019. https://www.pv-magazine.com/2019/10/08/siemens-backs-5-gw-green-hydrogen-plan-for-australia/

[9]  Smart Port. Rotterdam Hydrogen Hub. 2019.

[10]  EEB. Decoupling debunked – Evidence and arguments against green growth as a sole strategy for sustainability, 2019.

[11] Bihouix P. L’Âge des low-tech : Vers une civilisation techniquement soutenable. Seuil, collection Anthropocène ; 2014.

 

« Les communes n’ont pas suffisamment de moyens humains pour développer des politiques énergétiques efficaces » – Entretien avec Géraud Guibert

Géraud Guibert, entretien LVSL, Paris – Photo © Clément Tissot

Géraud Guibert, conseiller maître à la Cour des comptes, a notamment été directeur de cabinet de la ministre de l’Écologie à partir de 2012 et est actuellement le président de La Fabrique Écologique, un think tank pluraliste et transpartisan dédié à la transition écologique et partenaire de LVSL à l’occasion du séminaire « Construire une écologie populaire » à la Sorbonne, le 23 novembre 2019. Dans cet entretien, nous revenons sur une de leurs dernières notes, consacrée au rôle des communes dans la réduction des émissions de carbone. L’occasion de constater les faiblesses de l’accompagnement des acteurs locaux, à quelques semaines des élections municipales. Entretien retranscrit par Dany Meyniel, réalisé par Pierre Gilbert.


LVSL – Vous avez récemment présidé un groupe de travail de La Fabrique Écologique ayant rédigé une note intitulée Les communes, les intercommunalités et l’action climatique : comment accélérer la réduction des émissions de gaz à effet de serre. Vous tirez plusieurs constats, notamment que les outils de mesure de gaz à effet de serre sont souvent inefficaces et mal utilisés à l’échelle locale. Pourriez-vous revenir sur ce constat et sur ce que vous voulez dire par là ?

Géraud Guibert – Pourquoi ce travail, de La Fabrique Écologique, sur les collectivités locales et le climat ? Les différents pays, la France en particulier, sont en retard par rapport aux objectifs des Accords de Paris, eux-mêmes insuffisants pour stabiliser le climat à l’horizon 2050. Ce retard concerne d’abord l’État, mais il est légitime de se demander si les différents acteurs de la société comme les entreprises, les collectivités locales voire les citoyens sont dans la même situation. Notre conviction est que le sujet du climat concerne tout le monde et qu’il est important que chacun, dans son domaine, suive la bonne trajectoire.

Les collectivités locales jouent un rôle de plus en plus grand dans les négociations climatiques, y compris aux États-Unis par exemple, où malgré Donald Trump, toute une série d’entre elles agissent vigoureusement pour le climat. Dans notre pays, 70% des investissements pour la transition écologique et énergétique doivent être mis en œuvre par les collectivités locales, principalement les communes et les intercommunalités. Il est donc important de savoir précisément où elles en sont, en particulier pour réduire les émissions de gaz à effet de serre.

L’enquête menée montre malheureusement qu’elles utilisent très peu les outils de mesure et de suivi à leur disposition, que ce soit pour les émissions de gaz à effet de serre ou, tout simplement, leur consommation énergétique. Du coup, les citoyens n’ont pas une vision précise des résultats globaux de l’action climatique de leurs élus et du chemin restant à parcourir. Or, pour que chacun agisse vraiment, il est important qu’ils aient confiance dans l’action menée, et donc une visibilité sur elle. Tous les outils existent pour mesurer les gaz à effet de serre, mais peu de communes (voire aucune) ne mesure tous les ans celles de leurs services municipaux (c’est-à-dire de leurs patrimoines, bâtiments ou activités directes, par exemple les véhicules qu’ils utilisent). Peu dispose d’un dispositif de suivi permettant de mesurer la cohérence entre le chemin parcouru et la trajectoire souhaitable de réduction dans les années qui viennent.

Il y a deux catégorie d’émissions de gaz à effet de serre pouvant être mesurées, celles des services municipaux (cf. supra) et celles du territoire. Ces dernières comprennent les émissions de l’ensemble des acteurs publics ou privés y étant implantés. Il y a ainsi une confusion générale entre ces deux notions. Chacune a son importance, mais c’est de la première que les collectivités ont une responsabilité directe.

LVSL – Si on prend l’exemple d’une usine implantée sur le territoire d’une commune, les émissions de gaz à effet de serre que produit l’usine sont comptabilisées au niveau du territoire mais la commune n’a pas d’impact dessus.

G.G  C’est tout à fait juste. Mesurer les émissions territoriales de gaz à effet de serre est plus compliqué et l’interprétation des résultats est nécessairement ambigüe : il suffit qu’une nouvelle usine vienne sur le territoire et vous augmentez fortement vos émissions, ce qui est évidemment un peu paradoxal et entraîne une vraie difficulté pour faire comprendre cet outil. En tous cas, il est très important d’avoir dans ces domaines des messages clairs et fiables, en particulier vis-à-vis des citoyens.

Géraud Guibert, entretien LVSL, Paris – photo © Clément Tissot

LVSL – Si les élus ne font pas ces expertises-là, pourquoi ? N’y a-t-il pas assez d’experts disponibles ? Les collectivités territoriales supérieures types régions, départements ne détachent pas des gens pour calculer ces émissions, ce qui évidemment a un coût ?

G.G – En fait, les raisons sont multiples. De nombreux élus continuent à considérer que ce n’est pas un sujet dont ils ont à traiter, et il faut espérer que ce type de réaction disparaîtra après les prochaines élections municipales.

Un certain nombre de communes manque en outre de moyens humains pour mener ces expertises dans de bonnes conditions. Ce n’est pourtant pas très compliqué, mais l’assistance proposée dans ce domaine par d’autres collectivités ou établissements mériterait d’être développée.

Les élus préfèrent enfin, le plus souvent, communiquer sur leurs projets, par exemple en matière de rénovation thermique ou d’énergies renouvelables, plutôt que d’afficher un suivi précis moins maîtrisable de leurs émissions. Celui-ci pourrait avoir l’inconvénient pour eux de montrer que leurs projets ne sont pas à l’échelle suffisante ou que cela ne permet pas d’avancer suffisamment vite.

Il peut donc y avoir le sentiment, chez un certain nombre d’élus, qu’après tout afficher ce type de résultats n’est pas forcément nécessaire et qu’il est plus intéressant de faire connaître l’ensemble des initiatives prises. Par exemple, il y a dans les grandes collectivités une obligation de produire tous les ans un rapport développement durable qui oblige à faire le point sur la politique dans ce domaine. Dans la quasi-totalité de ces rapports, il y a une énumération de toutes les actions sur les espaces verts, les transports etc. mais sans vision synthétique des émissions de gaz à effet de serre directes que la collectivité génère. C’est un manque évident qui mériterait d’être corrigé.

LVSL – On va s’attarder un peu sur l’exemple de la commune de Langouët en Bretagne qui est une des premières à avoir systématiquement associé la rénovation du bâtiment et les énergies renouvelables. Comment faire pour que l’expérience de cette commune fasse tache d’huile ?

G.G – Un des mots clés est la transversalité. Deux logiques séparées ont tendance à coexister dans les collectivités sur l’énergie dans les bâtiments, d’un côté des logements à rénover et à mieux isoler, de l’autre le développement des énergies renouvelables. La plupart du temps, il y a très peu de jonctions entre les deux. De fait, le développement des réseaux de chaleur et par exemple de la géothermie reste très mesuré. C’est aussi le cas pour le solaire, où ce qui se fait par exemple sur les bâtiments publics est encore très marginal. Certes, cela coûte encore un peu plus cher qu’une source d’énergie classique mais les prix ont beaucoup baissé y compris pour les installations sur les toits.

D’où l’idée – qui correspond exactement à ce qui se fait à Langouët –  que pour des rénovations de bâtiments publics, qui ont des toits souvent assez grands, ou de logements sociaux, une étude soit systématiquement faite sur la possibilité, par exemple, de panneaux solaires pour le solaire thermique ou photovoltaïque. La mise à l’étude systématique de telles opérations combinées ne veut pas dire que ce sera possible à chaque fois. Il y a des bâtiments où ce serait techniquement trop compliqué du fait d’une structure trop faible. Mais au moins on se pose à chaque fois la question.

LVSL – Vous avez évoqué le peu de marge de manœuvre énergétique que l’on a dans les métropoles et qui se résume aux panneaux solaires sur les toits et les réseaux de chaleur mais comment expliquez-vous qu’en Allemagne, les villes vont beaucoup plus vite pour installer ces panneaux ? Qu’est-ce-qui bloque en France ?

G.G – Une des explications est la relation dans notre pays des agglomérations avec les territoires limitrophes et les communes voisines. En Allemagne, les citoyens sont très largement à l’initiative des projets d’énergie renouvelable. Celles-ci se développent aussi car il existe des mécanismes de solidarité territoriale plus puissants. Un parc éolien à dix kilomètres d’une ville, avantageux pour elle parce qu’il l’approvisionne, générera des contreparties pour les gens du territoire, permettant qu’ils soient justement rémunérés y compris si le nouvel équipement génère quelques nuisances ou difficultés. Ce type de mécanismes n’existe pas suffisamment dans les métropoles françaises, qui ont souvent peu de terrains disponibles. Par rapport à l’Allemagne, l’intervention citoyenne n’est pas assez accompagnée.

Géraud Guibert, entretien LVSL, Paris – Photo © Clément Tissot

LVSL – Évidemment le modèle coopératif allemand, pour ce qui est de la décentralisation des énergies, fonctionne et les citoyens investissent dans des machines qui leur rapportent, pourquoi en France avons-nous tant de mal à le faire ? Est-ce parce qu’EDF est complètement centralisée et qu’elle a intérêt à ce que les mégawatts passent par elle ?

G.G –Le système énergétique français, décentralisé en droit, chacun pouvant en pratique faire à peu près ce qu’il veut, reste en fait très centralisé dans les flux financiers et humains, comme l’ont montré plusieurs notes de la Fabrique Écologique. La quasi-totalité des flux liés au système énergétique vont à l’État ou à des grandes entreprises et finalement très peu, en tous cas moins qu’ailleurs, aux territoires et aux citoyens.

Aujourd’hui les moyens humains et les compétences, très importants pour développer des actions concrètes, sont dans les grandes entreprises et dans une moindre mesure l’État. Ce sont les entreprises qui, dans des intercommunalités, ont les moyens de faire des choses intéressantes. Beaucoup d’intercommunalités, sans parler des communes, n’ont pas suffisamment de moyens humains pour développer des politiques énergétiques efficaces. Imaginez, vous êtes un élu (il y a des élus très courageux qui y arrivent, nous en citons dans la note) et vous ne savez pas vraiment à qui vous adresser pour avoir simplement les compétences techniques pour faire des opérations ou organiser des choses. C’est un frein considérable pour avancer par exemple dans ces politiques d’énergie renouvelable.

LVSL – Selon vous, quelles sont les villes les plus intéressantes en France sur cette voie de la transition, celles qui peuvent inspirer ? Avez-vous des éléments qui pourraient être intéressants, notamment au niveau de la gouvernance ?

G.G – Nous n’avons surtout pas voulu faire un palmarès des villes dans cette période de préparation des municipales. Il est très intéressant de voir qu’il y a différentes pratiques et expériences intéressantes. Plusieurs agglomérations françaises ont des mécanismes intéressants mais imparfaits de gouvernance, par exemple Grenoble, Lyon, Toulouse, ou encore Paris. Plusieurs métropoles sont en revanche nettement en retard.

Notre objectif n’est pas de donner des bons ou mauvais points, il est de faire prendre conscience de la nécessité d’une cohérence de la démarche. Il est très positif que beaucoup d’élus ou aspirants-élus veulent faire de l’action climatique une priorité et votent l’urgence climatique. Nous leur disons : pour montrer que votre engagement est sincère (et il n’y a aucune raison de croire qu’il ne le soit pas), faites en sorte d’avoir les outils adaptés pour avancer sur ce sujet.

LVSL – Pour vous, les municipales 2020 sont-elles le dernier grand moment, la dernière grande bataille climatique ? Si on loupe le coche en 2020, est-ce qu’il sera trop tard pour les territoires ?

G.G – C’est en effet une échéance majeure. On le voit bien, tout le démontre, les scientifiques y compris, le temps s’accélère et les problèmes s’aggravent. S’il n’y a pas de prise de conscience générale et d’actions très fortes à tous les niveaux, nous serons vite dans une impasse. Il y a déjà des choses faites mais reconnaissons qu’aujourd’hui, dans la plupart des collectivités locales, le rythme et l’ampleur des actions ne sont pas suffisants pour être en ligne des Accords de Paris. L’exigence, c’est que tout le monde s’y mette… Bien entendu, chacun a une responsabilité différente, l’État en a plus que les collectivités locales, qui elles-mêmes en ont plus que les citoyens, parce qu’elles ont plus de moyens, mais chacun, à son niveau, doit participer.

LVSL – Cette note a évidemment une portée opérationnelle pour inspirer les potentiels candidats et même ceux qui sont déjà en place, comment la transmettez-vous à ces différents acteurs ?

G.G – L’objectif de la Fabrique Écologique, je le rappelle, ce n’est pas seulement de réfléchir mais de faire passer toute une série d’idées dans le concret. Nous organisons des ateliers éco-écologiques, de co-construction de cette note, dans différents territoires comme Paris, Dijon, Bordeaux. Ce sera ensuite suivi de la publication définitive de la note. Nous avons d’ailleurs énormément de retour de citoyens et de collectivités locales tout à fait intéressés.

La publication définitive interviendra juste après les municipales à un moment où les nouveaux élus réfléchiront et s’interrogeront sur la manière de mettre en œuvre concrètement les priorités de leur programme. Nous avons prévu également des initiatives, un colloque etc., une série d’opérations dans les médias pour en en parler. L’objectif est bien que chacun prenne en compte ces propositions et que les citoyens, nous y croyons très fortement, demandent à leurs élus de s’y impliquer fortement.

Libéralisation du secteur de l’électricité : la grande arnaque

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Initialement justifiée par une promesse de prix plus bas pour les consommateurs français, la libéralisation du secteur de distribution de l’électricité aux particuliers s’est finalement traduite par une envolée des tarifs réglementés de vente (TRV) d’EDF et des prix du marché privé au cours de la décennie 2010. Le 1er août dernier, les TRV ont encore augmenté de 1,23%, cette hausse faisant suite à un renchérissement spectaculaire de 5,9% intervenu le 1er juin dernier. La libéralisation est également responsable d’une explosion des abus des fournisseurs d’énergie à l’encontre des ménages français, dont s’alarme aujourd’hui le Médiateur National de l’Énergie. Elle nous enjoint à questionner la pertinence de la privatisation et de la mise en concurrence systématiques des anciens marchés dits « de monopole public ».


Mauvaise nouvelle pour le portefeuille des ménages français. Le 1er août dernier, les tarifs réglementés de vente (TRV) qui déterminent les montants des factures d’électricité domestique d’EDF, dont s’acquittent encore 28 millions de ménages français, ont augmenté de 1,23%[1]. En juin dernier, ils avaient déjà bondi de 5,9%, soit la plus forte augmentation depuis 20 ans[2]. Une telle hausse équivalait à 90 euros de facture par an pour un foyer se chauffant à l’électricité, soit une part considérable du reste-à-vivre des ménages appartenant aux trois premiers déciles de revenus. Or, un tiers d’entre eux est déjà en situation de précarité énergétique en France[3].

Sous la pression du mouvement des « Gilets jaunes », le Gouvernement avait pourtant annoncé vouloir différer leur augmentation. Après avoir connu une envolée entre 2010 et 2018, les TRV devaient temporairement se stabiliser. Un tel répit aurait été bienvenu car leur revalorisation annuelle avait abouti à une augmentation des prix de l’électricité de plus de 20%[4][5]. Las, la Commission de Régulation de l’Énergie (CRE) en a décidé autrement. Elle a rappelé en février dernier qu’une hausse de 5,9% devait intervenir au mois de juin 2019 au plus tard.

Dans le même temps, le phénomène de précarité énergétique se développe en France et touche aujourd’hui 12% des ménages[6]. La hausse des prix de l’électricité et du gaz fait courir le risque à une part croissante d’entre eux de basculer dans des situations d’insolvabilité ou de grave privation énergétique, dont plusieurs organisations comme la Fondation Abbé Pierre[7], le CREAI[8] ou le CLER[9] soulignent les effets dévastateurs sur l’état de santé physique et psycho-sociale des personnes concernées.

La hausse des prix de l’électricité et du gaz fait aujourd’hui courir le risque à de nombreux ménages français de basculer dans des situations d’insolvabilité ou de grave privation énergétique.

Au-delà d’être excessive, la hausse actuelle des prix de l’électricité est en grande partie la conséquence de la politique de privatisation et de mise en concurrence dans le secteur de la distribution de l’électricité et du gaz. La principale justification politique apportée par la Commission européenne à cette mise en concurrence était pourtant de permettre aux consommateurs de bénéficier de prix bas[10].

Genèse de la libéralisation

En France, sous l’effet de la transposition des directives européennes de libéralisation des marchés de fourniture de l’électricité et du gaz aux particuliers[11], ces derniers se sont ouverts à la concurrence. En 2000, la CRE était créée afin de veiller au fonctionnement du marché en voie de libéralisation de l’énergie et d’arbitrer les différends entre opérateurs et consommateurs[12]. En 2004, EDF perdait son statut d’établissement public à caractère industriel et commercial (EPIC) pour devenir une société anonyme (SA) [13][14]. Ce choix fut effectué afin de réduire l’entreprise à l’état de simple concurrent au sein du futur marché privé de distribution énergétique. Enfin, début 2007, les marchés de distribution du gaz et de l’électricité aux ménages ont été définitivement libéralisés[15]. À cette date, les ménages français ont pu souscrire un contrat de fourniture auprès d’opérateurs privés concurrents.

Conformément aux exigences de Bruxelles, Paris a ainsi mis en place un système de fonctionnement de marché privé dont il était attendu qu’il favorise la concurrence entre distributeurs, et par là, une baisse des prix des énergies dont les consommateurs devaient être les bénéficiaires[16]. Il s’agissait également de permettre à tout opérateur privé de s’installer sur le marché de distribution de l’énergie et à ces nouveaux utilisateurs des réseaux de distribution de bénéficier, selon les termes de la Commission, d’un droit d’accès « libre, transparent et non-discriminatoire »[17].

Dans la réalité, le démantèlement des monopoles publics de distribution en vigueur dans de nombreux pays européens a eu un effet exactement inverse. Les prix de vente des énergies aux particuliers se sont littéralement envolés. La libéralisation du marché de l’électricité a abouti à une hausse à trois chiffres des prix de l’électricité en Espagne[18][19]. Elle a également été particulièrement douloureuse au Danemark, en Suède et au Royaume-Uni[20] tandis que dans l’Hexagone, les prix de l’électricité connaissent aujourd’hui un plus haut historique et continuent d’augmenter à un rythme sans précédent depuis le Second Choc pétrolier[21]. Comment a-t-on pu en arriver à une telle situation ?

Dans certains pays européens, la libéralisation a abouti à une hausse à trois chiffres des prix de l’électricité.

Dans le sillage de la libéralisation du marché national de distribution de l’électricité en 2007, le législateur fait voter le 7 décembre 2010 la loi NOME[22], portant sur une nouvelle organisation des marchés de l’électricité.  Cette loi est à l’origine de la création d’un mécanisme dit d’« accès régulé à l’énergie nucléaire historique» ou « ARENH », mécanisme par lequel EDF se voit obligé de céder une part de son électricité produite grâce au nucléaire à ses concurrents pour des tarifs « représentatifs des conditions économiques de production » selon les termes de la loi [23]. En France, le secteur du nucléaire permet de produire de l’électricité à prix faible, car inférieur aux sources de production autres que l’hydraulique[24]. L’objectif était donc de stimuler la concurrence, afin que les fournisseurs alternatifs s’approvisionnent en électricité au même coût qu’EDF et abaissent leurs tarifs de distribution.

Concrètement, avec l’ARENH, EDF devait céder un quart de sa production nucléaire à la concurrence privée, à un prix fixé par arrêté ministériel de 42€/MWh[25]. Les concurrents d’EDF avaient ainsi accès à 100 TWh/an d’électricité nucléaire. Cependant, dans un contexte de mondialisation du marché des énergies, ces sociétés sont également amenées à se fournir sur des marchés étrangers au sein desquels les cours de l’électricité, soumis à la conjoncture internationale, sont fortement instables. Parfois, comme en 2016, les prix du marché mondial s’effondrent. Durant cette période, EDF n’a par conséquent vendu aucun kilowatt à ses concurrents qui préféraient s’approvisionner ailleurs. D’autres fois, au contraire, dans un contexte de crise de l’offre ou d’inflation de la demande, les prix augmentent et l’ARENH devient compétitif. Ce mécanisme offrait ainsi aux opérateurs concurrents d’EDF une opportunité d’arbitrage : ils pouvaient se fournir sur le marché mondial quand les prix étaient bas ou via l’ARENH quand ils étaient élevés.

Au cours des années 2010, cependant, en raison de l’appétit du marché asiatique, les prix de gros internationaux ont beaucoup augmenté, de sorte que l’ARENH est devenu hyper-compétitif au regard du marché mondial. Les fournisseurs privés internationaux se sont alors rués vers l’ARENH et ont fait exploser son plafond de vente. 132,98 TWh d’électricité ont été demandés pour l’année 2019, soit 33 TWh de plus que la limite fixée par la Loi[26], forçant le Gouvernement et le Parlement à considérer en urgence, et contre l’avis d’EDF, une augmentation du plafond de vente [27][28][29][30]. En attendant, pour continuer à fournir leurs clients, les opérateurs privés ont été contraints de se tourner vers le marché international[31].

Le mythe de l’auto-régulation

L’histoire aurait pu s’arrêter là. EDF aurait ainsi vu sa compétitivité-prix accrue sur le marché de distribution aux particuliers, aux dépens des autres opérateurs privés soumis aux prix élevés et peu concurrentiels du marché international. Cependant, adoptant l’interprétation « hard line » du principe de concurrence de la Commission européenne, la CRE a estimé que  l’accroissement des écarts de prix de vente entre ceux d’EDF et des autres opérateurs privés représentait une menace à l’encontre du principe de libre concurrence. Elle a alors décidé d’intervenir afin d’affaiblir par la force l’avantage concurrentiel d’EDF. Dans une délibération datant de février dernier, elle a préconisé au Gouvernement français de mettre en oeuvre une augmentation des TRV afin de respecter le principe de « contestabilité » des tarifs[32].

Selon cet anglicisme qui constitue désormais une notion de droit économique européen, le niveau des TRV doit être fixé afin que tout fournisseur privé soit en mesure de les concurrencer afin de garantir son maintien sur le marché[33]. En clair, la contestabilité suppose une inversion totale du paradigme de réglementation des marchés. Elle protège les intérêts de l’offre (les fournisseurs) plutôt que ceux de la demande (les ménages). À ce titre, 40% de l’augmentation du prix proposée par la CRE au Gouvernement — 3,3€/MWh sur 8,3€/MWh — n’est pas liée à la hausse objective des coûts d’exploitation d’EDF. Elle provient d’un choix méthodologique consistant à faire correspondre le prix de vente de l’électricité produite par le nucléaire d’EDF à celui fixé dans le cadre de l’ARENH[34]. L’objectif de la CRE était ainsi de limiter les effets négatifs que des TRV bas pouvaient avoir sur la capacité de pénétration et de maintien sur le marché des opérateurs privés concurrents d’EDF.

La contestabilité suppose une inversion totale du paradigme de réglementation des marchés : elle protège les intérêts de l’offre plutôt que de la demande.

Par ailleurs, Bruxelles ne s’est pas contentée d’affaiblir la position d’EDF sur le marché de distribution aux particuliers. La Commission a également ordonné à la France de supprimer définitivement son système de réglementation tarifaire. Adoptée le 11 avril dernier, la loi PACTE a d’ores et déjà programmé la suppression des TRV pour les particuliers et copropriétés au 1er juillet 2023[35]. Elle constitue la suite logique d’un arrêt du Conseil d’État où ce dernier estimait que le maintien des TRV était « contraire au droit de l’Union européenne », constituant « une entrave à la réalisation de marchés de l’électricité et du gaz naturel libres et concurrentiels »[36].

Concurrence(s) et guerre civile

La suite de l’histoire a fait la une de la presse au cours des derniers mois, sur fond de tensions sociales et politiques brutalement ravivées par le mouvement des Gilets jaunes, mais aussi d’inquiétude grandissante exprimée par les ménages françaises quant à l’acquittement de leurs factures énergétiques en explosion.

La validation par le Gouvernement des préconisations de la CRE a d’abord fait bondir les associations de consommateurs. En avril, la CLCV et UFC-Que Choisir adressaient une lettre ouverte au Président de la République, lui enjoignant de renoncer à la hausse du tarif[37]. Selon elles, « approuver cette augmentation reviendrait à tourner le dos aux attentes des Français en termes de pouvoir d’achat et à la logique de dialogue mise en place avec ces derniers depuis le Grand Débat National ». La lettre est restée sans réponse.

À l’annonce de l’augmentation effective des tarifs en juin dernier, les deux associations décident de saisir le Conseil d’État[38]. Le secrétaire général de la CLCV, François Carlier, justifiait cette saisine sur RTL : « cela fait dix ans que le marché français de distribution de l’énergie a été libéralisé. Le fait que les autorités prétendent aujourd’hui être obligées d’augmenter les tarifs de vente du fournisseur historique afin de stimuler la concurrence est complètement paradoxal. (…) C’est en tout cas une décision injustifiable si l’on se place du point de vue de l’intérêt des consommateurs pour lesquels la seule chose qui compte est de bénéficier de prix abordables. La proposition de hausse de la CRE pose donc des problèmes de droit et en la suivant, le Gouvernement commet une faute »[39].

EDF se retrouve dans une situation déloyale et insensée, que ce soit du point de vue de la mission d’intérêt général des services publics ou d’un fonctionnement concurrentiel de marché. L’entreprise se retrouve confrontée à des concurrents qui ne produisent aucune valeur ajoutée dans l’économie, mais vivent d’une rente énergétique.

Les associations de consommateurs n’ont pas été les seules à réagir à l’augmentation des TRV. L’Autorité de la Concurrence l’a elle-même contestée. Dans un avis du 25 mars, l’AAI (Autorité Administrative Indépendante) en charge de la réglementation des marchés en France a estimé que la hausse proposée « conduirait à faire payer aux consommateurs les effets du plafonnement de l’accès régulé à l’électricité nucléaire. Le surcoût serait de 600 millions d’euros pour ces derniers. (…) La hausse des tarifs apparaît dès lors comme contraire à la volonté du Parlement de proposer des tarifs permettant de restituer aux consommateurs le bénéfice de la compétitivité du parc nucléaire historique. (…) Une telle régulation conduirait à transformer, sur le marché de détail aux particuliers, le prix plafond réglementé en prix plancher pour EDF, avec pour effet d’offrir aux clients restés fidèles aux TRV la garantie pour le moins paradoxale de « bénéficier des prix les plus élevés du marché ».[40]

Ces derniers mois, Jean-Bernard Lévy, directeur d’EDF, alertait l’opinion publique sur la position de faiblesse dans laquelle EDF est actuellement mise par la faute de la CRE et de la doctrine libérale du « marché privé de l’électricité » défendue par la Commission. Dans une tribune parue dans Le Figaro en mai dernier[41], c’est le principe de fonctionnement même de l’ARENH qu’il dénonçait, permettant selon lui à des acteurs privés d’accroître considérablement leurs marges sur le dos d’investissements publics, en se dédouanant des charges et risques financiers liés à l’entretien matériel du réseau. En juin dernier, il tirait la sonnette d’alarme : « depuis des années, EDF est victime du système actuel de régulation de l’accès à l’énergie nucléaire. On ne peut pas obliger EDF, entreprise qui a à sa charge l’ensemble des investissements infrastructurels, à subventionner d’autres distributeurs d’électricité privés qui ne font, eux, aucun investissement dans le réseau public (…). Nos concurrents attendent que nous leur fournissions à un prix ultra-compétitif une énergie qu’ils ne produisent même pas afin d’accroître leurs marges. Aujourd’hui, des grands groupes s’implantent sur le marché de la distribution d’électricité et viennent faire beaucoup d’argent aux dépens d’EDF»[42].

Il est vrai que le principe de séparation des gestionnaires de réseau et des fournisseurs de services voulu par Bruxelles produit aujourd’hui un tel niveau d’incohérence que même des think-tanks ultra-libéraux et minarchistes comme la Fondation IFRAP reconnaissent qu’il n’est pas viable, voire même absurde. Selon l’IFRAP, EDF est : « victime d’un système qui contraint l’entreprise à subventionner ses propres concurrents privés alors que dans un fonctionnement de marché libéralisé, ces derniers devraient plutôt réaliser les investissements pour produire eux-mêmes de l’électricité »[43]. EDF se retrouve ainsi dans une situation déloyale et insensée, que ce soit du point de vue de la mission d’intérêt général des services publics ou d’un fonctionnement concurrentiel de marché. L’entreprise se retrouve confrontée à des concurrents qui ne produisent aucune valeur ajoutée dans l’économie, et donc virtuellement aucune richesse, mais vivent malgré tout d’une rente énergétique.

Il est dès lors permis d’acquiescer aux propos d’Henri Guaino, ancien Commissaire général du Plan qui, dès 2002 dans les colonnes du Monde, alertait l’opinion publique sur « l’absurdité économique et technique de la séparation des secteurs de production et de distribution de l’énergie ». Selon lui, « la privatisation voulue par la Commission est un leurre, compte tenu des besoins considérables de financement qu’appellent le renouvellement des équipements de production et la diversification des modes de production énergétique. (…) Comme celle de la SNCF, la réorganisation d’EDF est porteuse de conséquences graves, que les institutions européennes s’efforcent de dissimuler derrière de pseudo-impératifs d’efficacité concurrentielle »[44].

Leçons d’un mirage idéologique

En résumé, le cas de la libéralisation et de la privatisation du marché de l’électricité en France est instructif à plusieurs égards. Premièrement, il nous offre un cas d’étude des incohérences folles auxquelles tout raisonnement logique trop dogmatique peut conduire. De ce point de vue, le paralogisme ultra-libéral — ou plutôt néolibéral — de la concurrence artificiellement stimulée avancé par la Commission européenne et la CRE est digne d’un enseignement scolastique sur les syllogismes. En bref, la puissance publique prétend intervenir en augmentant les TRV, et en sacrifiant ainsi l’intérêt des consommateurs, « au nom du principe de concurrence ». Or, aux yeux de la Commission européenne elle-même, un tel principe est légitimé par le fait que « seule la concurrence permet de défendre l’intérêt des consommateurs »[45]. Marcel Boiteux et les économistes de la Fondation Robert Schuman n’ont pas manqué de s’amuser de ce savoureux paradoxe[46]. Dans un article intitulé « Les ambiguïtés de la concurrence », l’auteur du problème de Ramsey-Boiteux, maître à penser des politiques de tarification publique, déclarait : « avec la suppression des tarifs régulés, il ne s’agit plus d’ouvrir la concurrence pour faire baisser les prix, mais d’élever les prix pour favoriser la concurrence! »[47].

Avec la suppression des tarifs régulés, il ne s’agit plus d’ouvrir la concurrence pour faire baisser les prix, mais d’élever les prix pour favoriser la concurrence!

Deuxièmement, cette affaire nous permet de constater que derrière la prétendue neutralité axiologique du « jeu pur et parfait de la concurrence » avancé par la Commission, se cache une entreprise politique visant à démanteler le monopole de distribution du secteur public de nombreux États membres[48]. On voit se dessiner ici ce qui constitue le cœur d’une idéologie politique en même temps que sa quadrature du cercle. Afin de faire basculer le maximum de ménages clients du système public réglementé vers le marché privé, les fournisseurs concurrents doivent être capables de concurrencer les TRV d’EDF. Or, en France, ces derniers en sont actuellement tout bonnement incapables. La Commission et la CRE multiplient alors les initiatives politiques afin d’altérer les règles du jeu de façon plus ou moins conforme à leurs dogmes, osant pour cela user de méthodes coercitives[49] ou même renier certains postulats idéologiques originels quant au fonctionnement des marchés[50].

Ce constat nous amène à notre troisième point. Le cas de figure dans lequel nous sommes plongés remet en question l’illusion selon laquelle la mise en concurrence tendrait systématiquement à un lissage optimal des tarifs pour le consommateur et devrait à ce titre constituer l’unique horizon de fonctionnement des marchés[51]. Comme le résume l’économiste Paul de Grauwe, « il existe bel et bien des limites au marché »[52][53]. De ce point de vue, la première observation pragmatique qui s’impose est que si la CRE en est réduite à demander au Gouvernement d’intervenir afin de fixer artificiellement à la hausse les prix de la ressource électricité, le marché est faillible et il est très loin d’être autorégulé[54].

Par ailleurs, certains secteurs, et notamment les activités de réseau (trains, distribution énergétique), constituent des « monopoles naturels ». Cela veut dire qu’ils ont traditionnellement été organisés comme tel parce qu’ils y ont naturellement intérêt[55]. En effet, ce sont des activités où les économies d’échelle et les coûts d’entrée sur le marché sont si considérables que la collectivité publique doit contrôler ce dernier afin d’empêcher qu’il ne tombe aux mains d’un nombre limité d’opérateurs privés. Comme cela a déjà été le cas par le passé dans des secteurs comme le transport ferroviaire au début du XXe siècle aux États-Unis[56] ou la distribution d’électricité en Californie au début des années 2000 (scandale Enron), les acteurs privés pourraient profiter de leur position dominante afin de soutirer une rente d’oligopole en pratiquant des prix trop élevés auprès de leurs clients ou en évinçant une demande jugée trop coûteuse à satisfaire. Une telle dynamique emporte des implications dramatiques en termes d’accroissement des inégalités entre les consommateurs, et donc d’érosion du fonctionnement démocratique des marchés[57][58][59][60][61].

À ce titre, comme le disent Jean-Pierre Hansen et Jacques Percebois, « le marché de distribution de l’électricité n’est pas un marché comme les autres » parce que « l’électricité doit à la fois être perçue comme une marchandise qui peut s’échanger et un service public qui requiert une intervention de l’État » [62]. L’observation est a fortiori justifiée compte tenu du fait qu’un phénomène de monopolisation est actuellement à l’œuvre dans des pans entiers des économies développées[63][64]. Sont notamment concernées les activités de réseaux et celles qui nécessitent des investissements infrastructurels ou informationnels considérables[65][66]. Or, le phénomène d’hyper-concentration aux mains d’un secteur privé sur-consolidé génère une dégradation de la diversité, du prix et de la qualité des biens et services proposés aux consommateurs[67][68].

Le marché de l’électricité n’est pas un marché comme les autres. L’électricité doit à la fois être perçue comme une marchandise qui peut s’échanger et un service public qui requiert une intervention de l’État.

Dans le cadre d’un fonctionnement de marché privé du secteur de l’électricité, un autre risque est lié au fait que certains usagers périphériques pourraient être purement et simplement exclus des services de distribution en raison des coûts d’accès à l’offre que représentent le raccordement et l’entretien du réseau électrique pour ces derniers, notamment dans des territoires mal desservis[69]. De ce point de vue, le service public de l’électricité permet la péréquation tarifaire, en subventionnant les coûts d’accès des ménages[70][71][72]. La loi du 10 février 2000, relative à la modernisation et au développement du service public de l’électricité, avait consacré cette notion de service public de l’électricité dans le droit français, qui « a pour objet de garantir l’approvisionnement en électricité sur l’ensemble du territoire national, dans le respect de l’intérêt général (…) des principes d’égalité et de continuité du territoire, et dans les meilleures conditions de sécurité, de qualité, de coûts, de prix et d’efficacité économique, sociale et énergétique »[73].

Il est donc pertinent de considérer le marché de l’énergie comme un service d’intérêt général, a fortiori compte tenu du fait que notre territoire national est vecteur d’inégalités potentielles en raison de ses nombreux espaces ruraux, d’altitudes variées, insulaires ou ultra-marins[74][75]. Ces réalités sont à mettre en comparaison avec celles d’autres pays européens comme l’Allemagne ou les Pays-Bas, dont les populations sont réparties de manière plus homogène et sur des territoires beaucoup plus densément peuplés et imposant beaucoup moins de contraintes physiques. Cet argument élémentaire de géographie économique[76] semble n’avoir jamais été entendu par la Commission européenne qui estime qu’il n’existe aucune spécificité géographique ou institutionnelle dans le fonctionnement des marchés nationaux.

Par ailleurs, la théorie néoclassique du marché adopte le postulat d’une offre homogène et ignore la question de l’inégale qualité des biens et services fournis aux consommateurs. Or, la libéralisation du secteur de la distribution aux particuliers s’est traduite par une dégradation spectaculaire et à géométrie variable de la qualité des services de distribution d’énergie aux particuliers. En France, on constate notamment une envolée du nombre de plaintes pour harcèlement lié au démarchage téléphonique, de litiges portant sur des contestations de souscriptions abusives, ou encore de dénonciations de pratiques commerciales trompeuses. À tel point que Jean Gaubert, Médiateur National de l’Énergie (MNE), s’en est inquiété dans son rapport annuel, publié en mai dernier[77][78].

Selon l’enquête menée par le MNE, 56% des Français interrogés ont déclaré avoir été démarchés de manière intempestive par au moins un distributeur au cours de l’année 2018, soit une augmentation de plus de 50% en un an. Afin d’augmenter leur clientèle, plusieurs fournisseurs ont aussi eu recours à des pratiques de tromperie aggravée. Le MNE a souligné la multiplication des démarchages téléphoniques visant à informer de fausses mesures législatives en vertu desquelles le changement de fournisseur serait obligatoire. Plus grave encore, le nombre de ménages saisissant le MNE pour changement de fournisseur de gaz ou d’électricité à leur insu s’est lui aussi envolé, en augmentation de 40% sur un an. Plusieurs fournisseurs d’électricité ont même eu recours à des stratégies de souscriptions de contrats cachées, notamment à l’occasion de la vente de produits électroménagers dans des magasins grand public[79].

Enfin, comme les travaux des théoriciens britanniques de la welfare economics l’ont démontré[80], le secteur public doit prendre en compte le coût environnemental des activités de production d’énergie, passé sous silence dans le cadre du fonctionnement de marché privé[81][82]. La question est cruciale en ce qui concerne le secteur énergétique, non seulement s’agissant du nucléaire et de ses déchets radioactifs aux demies-vies de millions d’années[83][84], mais également des déchets engendrés par les infrastructures de production d’autres énergies dont l’État ne détient pas le monopole de production, comme le solaire[85]. De telles externalités environnementales ne sont en principe pas assumées par les acteurs privés [86][87], a fortiori dans le cadre d’un paradigme de fonctionnement séparant les activités de production (publiques) et de distribution (privées) d’électricité.

Une réglementation à réinventer

En ce qui concerne le marché de distribution d’électricité en France, il semble donc que les bienfaits des politiques de libéralisation et de privatisation soient davantage un horizon idéologique qu’une réalité empirique. Si réalité il y a, elle est plutôt liée à la façon dont ces politiques se traduisent aujourd’hui sur le portefeuille des ménages. 12% d’entre eux sont aujourd’hui en situation de précarité énergétique[88]. Dans les régions françaises les plus touchées par ce phénomène, comme le Grand-Est ou la Bourgogne-Franche-Comté, ce pourcentage s’élève d’ores-et-déjà à 25% de la population ou plus[89][90]. Il devrait encore s’accroître, compte tenu de l’inflation des prix des énergies et de la stagnation des revenus des trois premiers déciles, parmi lesquels se trouve l’essentiel des ménages énergétiquement précaires. Le coût social du « paralogisme de la concurrence » est donc considérable. Il conduit des millions de Français à envisager avec moins de confiance leur niveau de vie futur.

Comme le résume le juriste Alain Supiot, « il y a donc de bonnes raisons de soustraire à la toute puissance du Marché des produits ou services qui, comme l’électricité, le gaz, la poste, les autoroutes ou les chemins de fer, reposent sur un réseau technique unique à l’échelle du territoire, répondent à des besoins partagés par toute la population et dont la gestion et l’entretien s’inscrivent dans le temps long qui n’est pas celui, micro-conjoncturel, des marchés. En ce domaine, la France s’était dotée de structures juridiques particulièrement adaptées, hybrides de droit privé et de droit public, qui avaient fait la preuve de leur capacité à conjuguer efficacité économique et justice sociale. Le bilan particulièrement désastreux de la privatisation de ces services doit inciter à faire évoluer ces structures plutôt qu’à les privatiser »[91]. En France comme ailleurs en Europe, il est urgent de changer le paradigme de réglementation du secteur de l’électricité.

 


[1]Le Monde. Les prix de l’électricité augmentent encore, ceux du gaz baissent légèrement. 29 juillet 2019. https://www.lemonde.fr/economie/article/2019/07/29/les-prix-de-l-electricite-augmentent-encore-ceux-du-gaz-baissent-legerement_5494698_3234.html

[2]La Croix. Électricité, pourquoi les tarifs réglementés augmentent de 5,9%. 31 mai 2019. https://www.la-croix.com/Economie/France/Electricite-pourquoi-tarifs-reglementes-augmentent-59-2019-05-31-1201025744

[3]Observatoire National de la Précarité Énergétique, Centre Scientifique et Technique du Bâtiment. Analyse de la précarité énergétique à la lumière de l’Enquête Nationale Logement (ENL) 2013. 8 novembre 2016. https://onpe.org/sites/default/files/pdf/ONPE/onpe_cstb_indicateurs_pe_enl_2013.pdf

[4]INSEE Première n°1746. Les dépenses des Français en électricité depuis 1960. 4 avril 2019. https://www.insee.fr/fr/statistiques/3973175

[5]Le Monde. Le prix réglementé de l’électricité augmente depuis le début des années 2000. 31 mai 2019. https://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2019/05/31/des-prix-reglementes-de-l-electricite-qui-augmente-depuis-le-debut-des-annees-2000_5470021_4355770.html

[6]Observatoire National de la Précarité Énergétique. Tableau de bord de la précarité énergétique, édition 2018. 6 mai 2019. https://onpe.org/sites/default/files/tableau_de_bord_2018_v2_1.pdf

[7]Fondation Abbé Pierre (2017). La précarité énergétique en infographie. Focus sur la précarité énergétique en France. https://www.fondation-abbe-pierre.fr/nos-publications/etat-du-mal-logement/les-infographies-du-logement/la-precarite-energetique-en-infographie

[8]CREAI-ORS Languedoc-Roussillon (2013). Liens entre précarité énergétique et santé : analyse conjointe des enquêtes réalisées dans l’Hérault et le Douaisis. https://www.fondation-abbe-pierre.fr/documents/pdf/rapport_precarite_energetique_sante_conjoint_vf.pdf

[9]CLER – Réseau pour la transition énergétique. Comment en finir avec la précarité énergétique? 12 mars 2019. https://cler.org/tribune-comment-en-finir-avec-la-precarite-energetique%E2%80%89/

[10]Commission Européenne (2012). Effets positifs de la politique de concurrence : en quoi la politique de concurrence est-elle importante pour les consommateurs? http://ec.europa.eu/competition/consumers/why_fr.html

[11]Voir directives 1996/92/CE, 1998/30CE, 2003/54/CE et 2003/55/CE. (1. Commission Européenne. Directive 1996/92/CE of the European Parliament and of the Council of 19 December 1996 concerning common rules for the internal market in electricity ; 2. Commission Européenne. Directive1998/30/CE of the European Parliament and of the Council of 22 June 1998 concerning common rules for the internal market in natural gas ; 3. Commission Européenne. Directive 2003/54/EC of the European Parliament and of the Council of 26 June 2003 concerning common rules for the internal market in electricity and repealing Directive 96/92/EC – Statements made with regard to decommissioning and waste management activities ; 4. Commission Européenne. Directive 2003/55/CE du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2003 concernant des règles communes pour le marché intérieur du gaz naturel et abrogeant la directive 98/30/CE).

[12]Légifrance. Loi n° 2000-108 du 10 février 2000 relative à la modernisation et au développement du service public de l’électricité.

[13]Légifrance. Loi n° 2004-803 du 9 août 2004 relative au service public de l’électricité et du gaz et aux entreprises électriques et gazières.

[14]EDF France (2018). Statuts juridico-légaux d’EDF. https://www.edf.fr/groupe-edf/espaces-dedies/investisseurs-actionnaires/statuts-d-edf

[15]Légifrance. Loi n° 2006-1537 du 7 décembre 2006 relative au secteur de l’énergie.

[16]Commission Européenne (2012). Effets positifs de la politique de concurrence : en quoi la politique de concurrence est-elle importante pour les consommateurs ? http://ec.europa.eu/competition/consumers/why_fr.html

[17]Commission Européenne. Directive 2003/55/CE du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2003 concernant des règles communes pour le marché intérieur du gaz naturel et abrogeant la directive 98/30/CE.

[18]El País. ¿Ha funcionado la liberalización del mercado eléctrico en España? 15 novembre 2018. https://cincodias.elpais.com/cincodias/2018/11/14/mercados/1542207624_665776.html

[19]El Correo. La liberalización del sector eléctrico: dos décadas de luces y sombras. 10 décembre 2018. https://www.elcorreo.com/economia/tu-economia/liberalizacion-sector-electrico-20181207175056-nt.html

[20]Le Monde. Le marché et l’électricité, le dogme perd l’Europe. 4 septembre 2017. https://www.lemonde.fr/blog/huet/2017/09/04/le-marche-et-lelectricite-le-dogme-perd-leurope/

[21]INSEE Première n°1746. Les dépenses des Français en électricité depuis 1960. 4 avril 2019. https://www.insee.fr/fr/statistiques/3973175

[22]Légifrance. Loi n° 2010-1488 du 7 décembre 2010 portant nouvelle organisation du marché de l’électricité.

[23]Slate. Nucléaire, éolien… quelle est l’énergie la moins chère en France ? 30 novembre 2011. http://www.slate.fr/story/46785/nucleaire-eolien-energie-moins-chere-france

[24]Connaissance des énergies (2013). Coûts de production de l’électricité en France. https://www.connaissancedesenergies.org/fiche-pedagogique/couts-de-production-de-l-electricite-en-france

[25]Le Monde, AFP. L’arrêté ministériel fixant les tarifs pour la vente de l’électricité nucléaire publié au JORF. 20 mai 2011. https://www.lemonde.fr/economie/article/2011/05/20/l-arrete-ministeriel-fixant-les-tarifs-pour-la-vente-de-l-electricite-nucleaire-publie-au-jo_1524752_3234.html

[26]Commission de Régulation de l’Énergie. Les demandes d’ARENH pour 2019. 29 novembre 2018. https://www.cre.fr/Actualites/Les-demandes-d-ARENH-pour-2019

[27]Assemblée Nationale. Am. n°CD153. 1erjuin 2019.

[28]Assemblée Nationale. Am. n°CE357. 14 juin 2019.

[29]Les Échos. Électricité : comment le Gouvernement veut stabiliser la facture. 18 juin 2019. https://www.lesechos.fr/industrie-services/energie-environnement/electricite-comment-le-gouvernement-veut-stabiliser-la-facture-1029981

[30]Sénat. Am. n°200 rect. bis. 16 juillet 2019.

[31]Le Point. Électricité : ce marché où la concurrence ne marche pas. 16 mai 2019. https://www.lepoint.fr/economie/electricite-ce-marche-ou-la-concurrence-ne-marche-pas-16-05-2019-2313063_28.php

[32]Commission de Régulation de l’Énergie. Délibération de la CRE portant proposition des tarifs réglementés de vente d’électricité. 7 février 2019. https://www.cre.fr/Documents/Deliberations/Proposition/Proposition-des-tarifs-reglementes-de-vente-d-electricite

[33]Transposée en droit français, cette notion a été précisée par le Conseil d’État dans un arrêt de 2015, étant définie comme : « la faculté pour un opérateur concurrent d’EDF de proposer des offres à des prix égaux ou inférieurs aux tarifs réglementés ». Voir CE, juge des référés, 7 janvier 2015, Association nationale des opérateurs détaillants d’énergie (ANODE), n° 386076.

[34]Commission de Régulation de l’Énergie (2018). Marché de détail de l’électricité. https://www.cre.fr/Electricite/Marche-de-detail-de-l-electricite

[35]Légifrance. Loi n°2019-486 du 22 mai 2019 relative à la croissance et la transformation des entreprises.

[36]CE, Ass., 19 juillet 2017, Association nationale des opérateurs détaillants d’énergie (ANODE), n°370321.

[37]CLCV, UFC-Que-Choisir. Lettre ouverte au président de la République. 11 et 12 avril 2019. http://www.clcv.org/images/CLCV/Lettre_ouverte_Emmanuel_Macron_11042019.pdf; https://www.quechoisir.org/action-ufc-que-choisir-hausse-du-tarif-de-l-electricite-au-president-de-la-republique-de-la-court-circuiter-n65619/

[38]CLCV. Hausse du prix de l’électricité : la CLCV et UFC-Que-Choisir vont saisir le Conseil d’État. 15 mai 2019. http://www.clcv.org/energies/hausse-du-prix-de-l-electricite-la-clcv-va-saisir-le-conseil-d-etat-pour-demander-son-annulation.html

[39]RTL. Électricité : « augmenter les tarifs d’EDF pour faire vivre la concurrence ». 31 mai 2019. https://www.rtl.fr/actu/conso/tarifs-de-l-electricite-comment-expliquer-une-telle-hausse-de-5-9-7797743600

[40]Autorité de la concurrence. Avis n°19-A-07 du 25 mars 2019 relatif à la fixation des tarifs réglementés de vente d’électricité.

[41]Le Figaro. Jean-Bernard Lévy: « Des fortunes privées se sont construites sur le dos du parc d’EDF ». 15 mai 2019. http://www.lefigaro.fr/societes/jean-bernard-levy-des-fortunes-privees-se-sont-construites-sur-le-dos-du-parc-d-edf-20190515

[42]BFMTV. Jean-Bernard Lévy : « Tout est organisé pour qu’EDF perde des clients! ». 13 juin 2019. https://bfmbusiness.bfmtv.com/mediaplayer/video/jean-bernard-levy-tout-est-organise-pour-qu-edf-perde-des-clients-1168130.html

[43]IFRAP. Prix de l’électricité : pourquoi ça ne va pas. 25 avril 2019. https://www.ifrap.org/agriculture-et-energie/prix-de-lelectricite-pourquoi-ca-ne-va-pas

[44]Le Monde. Tribune : Henri Guaino : « EDF : vers le démantèlement? ». 8 février 2002. https://www.lemonde.fr/archives/article/2002/02/08/edf-vers-le-demantelement_4209384_1819218.html

[45]Commission européenne (2012). Effets positifs de la politique de concurrence : en quoi la politique de concurrence est-elle importante pour les consommateurs? http://ec.europa.eu/competition/consumers/why_fr.html

[46]Fondation Robert Schuman (2008). Ivoa Alavoine, Thomas Veyrenc : « Idéologie communautaire vs. Réalisme national ? L’épineux problème des tarifs d’électricité ». https://www.robert-schuman.eu/fr/doc/questions-d-europe/qe-95-fr.pdf

[47]Futuribles. Marcel Boiteux : « Les ambiguïtés de la concurrence. Électricité de France et la libéralisation du marché de l’électricité ». 1er juin 2007. https://www.futuribles.com/fr/revue/331/les-ambiguites-de-la-concurrence-electricite-de-fr/

[48]Le Monde Diplomatique. Aurélien Bernier : « Électricité, le prix de la concurrence ». Mai 2018. https://www.monde-diplomatique.fr/2019/05/BERNIER/59843

[49]Voir procédures d’infraction susmentionnées, engagées par la Commission européenne à l’encontre de la République Française.

[50]Dans la théorie économique néoclassique, le principe de concurrence pure et parfaite n’admet pas que des acteurs privés de l’offre bénéficient de situation de rentes de profitabilité, qui sont considérées comme un élément de concurrence déloyale et un coin (« wedge »)  dans la réalisation de l’équilibre de marché. Voir : Union Européenne – Europa EU (2019). Concurrence : préserver et promouvoir des pratiques de concurrence loyale. https://europa.eu/european-union/topics/competition_fr

[51]La Documentation Française. État, marché et concurrence : les motifs de l’intervention publique. In Concurrence et régulation des marchés. Cahiers français n°313. https://www.ladocumentationfrancaise.fr/var/storage/libris/3303330403136/3303330403136_EX.pdf

[52]Paul de Grauwe (2015). Les limites du marché : l’oscillation entre l’État et le capitalisme. Préfacé par Jean-Paul Fitoussi. Bruxelles. De Boeck Supérieur.

[53]Financial Times. The Limits of the Market by Paul de Grauwe — from excess to redress. 7 avril 2017. https://www.ft.com/content/6e07ebe2-19eb-11e7-bcac-6d03d067f81f

[54]Confère l’expression « market failure » employée par Yves Croissant et Patricia Vornetti, économistes enseignant à l’Université de la Réunion et à l’Université Paris-I Panthéon-Sorbonne. Voir : La Documentation Française. État, marché et concurrence : les motifs de l’intervention publique. In Concurrence et régulation des marchés. Cahiers français n°313. https://www.ladocumentationfrancaise.fr/var/storage/libris/3303330403136/3303330403136_EX.pdf

[55]Ibid.

[56]Stanford University – Stanford CS (1996). Rise of Monopolies: the development of the railroad monopoly in the United States. In Andy Conigliaro, Joshua Elman, Jeremy Schreiber, Tony Small: « The danger of corporate monopolies ».

[57]The Commonwealth Club of California. Harvard University Professor Tim Wu: Inside Tech Monopolies. San Francisco. 22 février 2019. https://www.youtube.com/watch?v=pQVRP3-8yhQ

[58]The New Yorker. Opinion: Tim Wu: « The Oligopoly Problem ». 15 avril 2013. https://www.newyorker.com/tech/annals-of-technology/the-oligopoly-problem

[59]The New York Times. The Opinion Section: Tim Wu: « Be Afraid of Economic Bigness. Be Very Afraid. 10 novembre 2018. https://www.nytimes.com/2018/11/10/opinion/sunday/fascism-economy-monopoly.html?login=facebook

[60]The Washington Post. Opinion: Felicia Wong: « Why monopolies are threatening American democracy ». 8 décembre 2017. https://www.washingtonpost.com/news/democracy-post/wp/2017/12/08/why-monopolies-are-threatening-american-democracy/?noredirect=on&utm_term=.41c2a742748c

[61]The Washington Post. Opinion: Tim Wu: « A call to save democracy by battling private monopolies ». 28 décembre 2018. https://www.washingtonpost.com/gdpr-consent/?destination=%2foutlook%2fa-call-to-save-democracy-by-battling-monopolies%2f2018%2f12%2f27%2f949cf8f4-06fe-11e9-a3f0-71c95106d96a_story.html%3f&utm_term=.6d7239a41cd1

[62]Jean-Pierre Hansen, Jacques Percebois (2017). Transition(s) électrique(s). Ce que l’Europe et les marchés n’ont pas su vous dire. Préfacé par Gérard Mestrallet. Paris. Odile Jacob.

[63]The Atlantic. The Return of the Monopoly: An Infographic. April 2013. https://www.theatlantic.com/magazine/archive/2013/04/the-chartist/309271/

[64]The Guardian. Joseph Stiglitz: The new era of monopoly is here. 13 mai 2016. https://www.theguardian.com/business/2016/may/13/-new-era-monopoly-joseph-stiglitz

[65]Stanford University – Stanford CS (1996). Rise of Monopolies: the making of Microsoft. In Andy Conigliaro, Joshua Elman, Jeremy Schreiber, Tony Small: « The danger of corporate monopolies ».

[66]The London School of Economics – LSE Blog. Patrick Barwise: « Why tech markets are winner-take-all ». 14 juin 2018. https://blogs.lse.ac.uk/mediapolicyproject/2018/06/14/why-tech-markets-are-winner-take-all/

[67]The New York Times. The opinion section: David Leonhardt: « The monopolization of America ». 25 novembre 2018. https://www.nytimes.com/2018/11/25/opinion/monopolies-in-the-us.html

[68]Robert Reich. The monopolization of America ». 6 mai 2018. https://www.youtube.com/watch?v=KLfO-2t1qPQ

[69]La Documentation Française. État, marché et concurrence : les motifs de l’intervention publique. In Concurrence et régulation des marchés. Cahiers français n°313. https://www.ladocumentationfrancaise.fr/var/storage/libris/3303330403136/3303330403136_EX.pdf

[70]Frank P. Ramsey (1927). A contribution to the Theory of Taxation. The Economic Journal. Vol. 37, n°145.

[71]Marcel Boiteux (1956). Sur la gestion des monopoles publics astreints à l’équilibre budgétaire. Econometrica, n°24.

[72]Observatoire de l’Industrie électrique (2017). Une histoire de la péréquation tarifaire. https://observatoire-electricite.fr/IMG/pdf/oie_-_fiche_pedago_perequation_072017.pdf

[73]Légifrance. Loi n°2000-108 du 10 février 2000 relative à la modernisation et au développement du service public de l’électricité. https://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=JORFTEXT000000750321

[74]France Stratégie. 2017/2027 – Dynamiques et inégalités territoriales. 7 juillet 2016. https://www.strategie.gouv.fr/publications/20172027-dynamiques-inegalites-territoriales

[75]Pierre Veltz (1996). Mondialisation, villes et territoires. L’économie d’archipel. Paris. Presses Universitaires de France.

[76]The Atlantic (2005). Richard Florida: « The World in numbers: The World is spiky ». https://www.theatlantic.com/past/docs/images/issues/200510/world-is-spiky.pdf

[77]Médiateur National de l’Énergie (2018). Rapport annuel d’activité 2018. https://www.energie-mediateur.fr/wp-content/uploads/2019/05/RA-MNE-2018-interactif.pdf

[78]Marianne. Électricité : l’hérésie de l’ouverture à la concurrence. 1erjuillet 2017. https://www.marianne.net/debattons/tribunes/energie-electricite-edf-heresie-concurrence

[79]Ibid.

[80]Arthur Cecil Pigou (1920). The Economics of Welfare. London. Macmillan.

[81]International Monetary Fund. Thomas Helbling : « Externalities: Prices Do Not Capture All Costs ». 18 décembre 2018. https://www.imf.org/external/pubs/ft/fandd/basics/external.htm

[82]Paul de Grauwe (2015). Les limites du marché : l’oscillation entre l’État et le capitalisme. Préfacé par Jean-Paul Fitoussi. Bruxelles. De Boeck Supérieur.

[83]OCDE (2003). Électricité nucléaire : quels sont les coûts externes ? https://www.oecd-nea.org/ndd/reports/2003/nea4373-couts-externe.pdf

[84]Institut de Radioprotection et de Sûreté Nucléaire (2013). Quelle est la durée de vie d’un déchet radioactif à haute activité ? https://irsn.libcast.com/dechets/dechets_quelle_est_la_duree_de_vie_d_un_dechet_radioactif_a_haute_activite-mp4/player

[85]Greenpeace (2019). Quel est l’impact environnemental des panneaux solaires ? https://www.greenpeace.fr/impact-environnemental-solaire/

[86]Elinor Ostrom (1990). Governing the commons: The evolution of institutions for collective action. Cambridge University Press. https://wtf.tw/ref/ostrom_1990.pdf

[87]Garrett Hardin (2018). La tragédie des communs. Préfacé par Dominique Bourg. Presses Universitaires de France.

[88]Observatoire National de la Précarité Énergétique. Tableau de bord de la précarité énergétique, édition 2018. 6 mai 2019. https://onpe.org/sites/default/files/tableau_de_bord_2018_v2_1.pdf

[89]INSEE Dossier Grand-Est, n°10. Vulnérabilité énergétique dans le Grand Est. Le Grand Est, région la plus touchée par la vulnérabilité énergétique pour se chauffer. 25 janvier 2019. https://www.insee.fr/fr/statistiques/3703441

[90]INSEE Flash Bourgogne, n°31. Un ménage sur trois exposé à la vulnérabilité énergétique en Bourgogne-Franche-Comté. 15 décembre 2015. https://www.insee.fr/fr/statistiques/1304080

[91]Alain Supiot (2010). L’esprit de Philadelphie : la justice sociale face au marché total. Paris. Seuil.

Transition énergétique : la privatisation contre l’environnement

Géonef (earthship) à Stanmer Park, Brighton, Royaume-Uni. ©Dominic Alves.

« Mais il faut que tout le monde agisse maintenant ! » s’est exclamé Emmanuel Macron au lendemain de la publication par le Groupe intergouvernemental d’experts sur le changement climatique (GIEC) d’un rapport rappelant l’urgence de contenir le réchauffement climatique sous le seuil fatidique des 1,5 degrés. Le constat du caractère catastrophique de la hausse des températures est connu depuis longtemps. Le GIEC a ainsi été fondé en 1988 et a établi dès son quatrième rapport la responsabilité de l’activité humaine quant à l’augmentation des températures. Pourtant, en dépit de la litanie des engagements politiques et des promesses électorales, les choses ne changent pas, ou si peu. La transition énergétique, dont on est conscient depuis des années de l’impérieuse nécessité, illustre à merveille l’inertie des pouvoirs publics. Si inertie il y a, c’est que la transition suppose en réalité de se confronter, entre autres, au pouvoir économique et à l’architecture institutionnelle qui en garantit les intérêts.


UNE TRANSITION NÉCESSAIRE

Selon un récent rapport de l’Agence international de l’énergie (AIE), 85% des émissions des oxydes de souffre et d’azote seraient imputables à la production et à la consommation d’énergie dans le monde[1]. Ces émissions de gaz à effet de serre sont évidemment liées aux combustibles fossiles, lesquels représentent 68,2% de la consommation finale d’énergie en France (contre 19% pour le nucléaire et 12,8 pour les énergies renouvelables[2]). Non contentes d’accélérer le réchauffement climatique, les émissions de gaz à effet de serre imputables au secteur de l’énergie seraient responsables de 6,5 millions de morts chaque année à l’échelle mondiale, selon les estimations de l’AIE. Les ravages écologiques causés par notre modèle énergétique carboné sont maintenant bien visibles ; ils progressent à une allure plus vive que ce que les anticipations laissaient supposer : remontée de gaz du fond des océans polaires, disparition du permafrost, montée progressive des eaux… Autant d’éléments qui risquent d’engendrer, dans un futur proche, les plus grands mouvements de population de l’histoire humaine.

« Les ravages écologiques causés par notre modèle énergétique carboné sont maintenant bien visibles ; ils progressent à une allure plus vive que ce que les anticipations laissaient supposer »

Si le passage à un modèle énergétique fondé sur les énergies renouvelables est rendu nécessaire par l’insoutenabilité du modèle carboné d’un point de vue écologique, il est également souhaitable d’un point de vue strictement économique. La diminution des réserves mondiales de combustibles fossiles mène en effet logiquement à leur renchérissement. L’AIE estime ainsi que le pic pétrolier[3] a été dépassé en 2006, entraînant une augmentation rapide du coût de cette source d’énergie : le prix du baril de pétrole a été multiplié par six depuis le début des années 2000 et pourrait encore doubler dans les années qui viennent, ce qui deviendrait rapidement insoutenable pour les économies dépendantes de l’or noir. L’exploitation du pétrole de schiste, promue par les multinationales pétrolières qui y voient une importante source de profits, ne constitue en aucun cas une réponse au problème. Les réserves sont en effet estimées à 150 milliards de barils, pour une consommation mondiale annuelle de 34 milliards de barils : l’exploitation du pétrole de schiste ne préviendrait donc les effets du pic pétrolier que pendant quatre ou cinq ans tout au plus[4].

Le nucléaire, dont certains font une alternative écologiquement soutenable aux combustibles fossiles, ne semble pas être un modèle viable pour trois raisons principales. L’exploitation de l’uranium présente en premier lieu des risques potentiellement catastrophiques, comme l’a mis en lumière l’accident survenu en 2011 à Fukushima. Se pose par ailleurs la question du stockage et de l’enfouissement des déchets, dont la durée de vie est estimée à plusieurs dizaines de milliers d’années. Enfin, le coût de l’énergie nucléaire s’avère particulièrement élevé : 182 milliards d’euros d’investissements ont été nécessaires en France, auxquels il faut ajouter les 12 milliards de coût de fonctionnement annuel et les 75 milliards que pourrait coûter le démantèlement des vielles centrales. Le coût de production actuel du kilowatt-heure est ainsi estimé à 6,2 centimes d’euros et devrait atteindre les 8 centimes avec la mise en fonctionnement des nouveaux réacteurs EPR[5].

UNE TRANSITION RÉALISABLE

Le prix moyen des énergies renouvelables, contrairement à une idée reçue, est plus avantageux que celui du nucléaire. Le coût de production de l’énergie hydraulique se situe ainsi entre 2 et 5 centimes le kilowatt-heure, il est de 5,97 centimes pour l’énergie éolienne. Le cas de l’énergie solaire est plus complexe : le coût est actuellement de 9 centimes d’euros mais pourrait être abaissé à 3,10 centimes d’ici vingt ans grâce aux économies d’échelle permises par la production massive de panneaux photovoltaïques.

Coût de revient des différentes énergies en centimes/Kilowatt-heures en 2033. Source : Philippe Murer, op. cit.

L’économiste Philippe Murer, se fondant sur les travaux de l’association NegaWatt, a proposé un ambitieux plan de transition énergétique. Il évalue la consommation française d’énergie fossile à 139 mégatonnes équivalent pétrole (Mtep) auxquelles devront venir se substituer le solaire et l’éolien ainsi que la biomasse. Dans cette perspective, il faut dans un premier temps procéder à la rénovation thermique et à l’isolation de l’habitat, ainsi qu’à la construction de bâtiments dits « passifs » (si bien isolés que le chauffage n’est pas nécessaire). Un investissement de 410 milliards d’euros sur vingt ans permettrait d’économiser 41 Metp sur les 139 consommés aujourd’hui. Le biogaz et le chauffage au bois, écologiquement soutenables, devront également venir se substituer en partie au chauffage au fioul. Le solaire et l’éolien devront progressivement remplacer les 98 Metp restant. Pour répondre à ce besoin, il s’agira de procéder à la mise en place de panneaux photovoltaïques sur une surface de 3 850 km² (soit 36 fois la surface de Paris – si la surface peut paraître considérable, il faut observer que la qualité et le rendement des panneaux augmentent chaque année et que la surface finale sera par conséquent sans doute bien plus réduite), ainsi qu’à la construction de 80 000 éoliennes : deux investissements financés à hauteur de 935 milliards d’euros. A cela, il faut ajouter les 200 milliards d’euros nécessaires à la modernisation du réseau électrique. Mises bout à bout, ces mesures aboutissent à un total de 1 545 milliards à investir sur une durée de 20 ans, soit approximativement 80 milliards chaque année. Ces investissements mèneraient par ailleurs, selon les projections, à la création d’1,2 million d’emplois directs dans le secteur de l’énergie ainsi qu’à celle de 2,6 millions d’emplois indirects. Écologiquement nécessaire, la transition permettrait donc l’accès à une énergie au coût moins élevé et la création de 3,6 millions d’emplois[6].

Au vu des sommes qu’il faut engager, il apparaît évident que la transition ne peut être menée que par un acteur public. Si cette dernière a pour vocation à être économiquement plus soutenable que le modèle carboné actuel, les investissements nécessaires ne pourront être rentables au cours des premières années : pour cette seule raison, il n’est pas envisageable de confier la transition à des entreprises privées dont le seul soucis est le profit et dont les actionnaires exigent une rentabilité immédiate. Plusieurs pistes de financement peuvent être considérées, la plus sérieuse étant sans nul doute de s’appuyer sur des banques publiques d’investissement soutenues par une banque centrale qui les financerait à taux bas.

BLOCAGES ÉCONOMIQUES, POLITIQUES ET INSTITUTIONNELS

Toutefois, les grandes entreprises publiques de l’énergie dont l’État aurait pu faire les actrices de la transition sont en train de disparaître. Très largement nationalisé au sortir de la Seconde Guerre mondiale dans les pays occidentaux, le secteur de l’énergie est menacé par une privatisation rampante depuis les années 1970. Aurélien Bernier, dans un ouvrage récemment paru[7], expose la généalogie de ce démantèlement progressif du secteur public de l’énergie. Initié au Chili sous la dictature du général Pinochet, il s’étend rapidement au Royaume-Uni et aux États-Unis sous la forme de la « dé-intégration verticale » : il s’agit de séparer les différentes activités de l’industrie de l’énergie pour en confier les secteurs potentiellement rentables au privé (production et fourniture) et les opérations non-rentables au public (entretien du réseau – construction et réparation des lignes à moyenne et haute tension, etc.). Une opération extrêmement profitable aux multinationales de l’énergie, qui bénéficient ainsi des infrastructures financées par l’État.

« La recherche du profit se fait donc, comme de coutume, au détriment de l’intérêt général de long terme.»

La privatisation du secteur de l’énergie est encouragée par l’Union européenne (UE) depuis les années 1980. En 1992, le second « paquet Cardoso » (du nom du commissaire européen à l’énergie de l’époque) impose une « séparation comptable » des activités des grandes entreprises publiques, préalable à la « dé-intégration verticale » et au démantèlement du service public de l’énergie. La directive 96/92/CE adoptée en 1996 par l’UE stipule dans son article 3 que les entreprises d’électricité doivent être exploitées « dans la perspective d’un marché de l’électricité concurrentiel et compétitif » et que les États doivent s’abstenir « de toute discrimination pour ce qui est des droits et des obligations de ces entreprises[8] » : il est devenu impossible pour un État d’avantager ses entreprises publiques par rapport aux firmes privées. Les dirigeants français, prenant au mot les directives européennes, transforment ainsi EDF et GDF en sociétés anonymes, ce qui leur permet de vendre 30% des parts détenues par l’État. En 2006, GDF fusionne avec le groupe privé franco-belge Suez, la part de l’État tombe à moins de 50%. La privatisation de GDF illustre à merveille le problème que pose le démantèlement d’un service public de l’énergie pour qui se soucie de transition écologique. Dans l’obligation de répondre aux exigences de leurs actionnaires en termes de rentabilité, les dirigeants du GDF-Suez lancent un grand plan de développement à l’international qui entraîne une hausse considérable de l’endettement du groupe. Pour faire face à cette dette, la firme annonce un plan de réduction des coûts de 3,5 milliards d’euros, ce qui aboutit à une diminution considérable des dépenses d’investissement : dans cette configuration, il est peu probable de voir GDF-Suez investir massivement dans les énergies renouvelables[9]. La recherche du profit se fait donc, comme de coutume, au détriment de l’intérêt général de long terme.

La privatisation à outrance promue par l’Union européenne n’est pas le seul obstacle à se dresser sur la route des partisans de la transition énergétique. Le Pacte budgétaire européen signé en 2012 impose en effet de strictes restrictions budgétaires aux États membres de l’UE, restrictions au vu desquelles la transition semble difficilement réalisable. L’article 3 du traité prévoit ainsi un déficit structurel limité à 0,5%, l’article 126 prévoyant quant à lui que la dette publique ne doit pas dépasser 60% du PIB : dans ces conditions, il est difficile d’imaginer pouvoir mettre en place un plan ambitieux de transition qui exigerait, comme on l’a vu, 80 milliards d’euros d’investissement chaque année. Véritable « machine à libéraliser[10] », pour reprendre les mots du sociologue allemand Wolfgang Streeck, l’UE telle qu’elle fonctionne actuellement constitue un obstacle majeur à la transition. Cette dernière ne pourra se faire qu’à la condition d’affronter le pouvoir des multinationales et l’architecture institutionnelle européenne qui travaille à la défense de leurs intérêts.


Notes :

[1] Energy and Air Pollution, World Energy Outlook – Special Report, International Energy Agency, June 2016.

[2] France : Balances for 2015, International Energy Agency, September 2017.

[3] Moment où la production mondiale de pétrole plafonne avant de commencer à diminuer.

[4] Philippe Murer, La transition énergétique. Une énergie moins chère, un million d’emplois créés, Mille et une nuits, 2014.

[5] Ibid.

[6] Ibid.

[7] Aurélien Bernier, Les voleurs d’énergie. Accaparement et privatisation de l’électricité, du gaz, du pétrole, Les éditions utopia, 2018.

[8]Cité par Aurélien Bernier, op. cit., p. 104.

[9] Ibid., p.110.

[10] Wolfang Streeck, Du temps acheté. La crise sans cesse ajournée du capitalisme démocratique., Gallimard, 2014, p. 157.