Guerre en Ukraine : vers une crise alimentaire mondiale ?

© Darla Hueske

L’invasion de l’Ukraine et les sanctions contre la Russie viennent perturber un marché alimentaire déjà fébrile. Sans ces deux pays, très exportateurs de blé ou d’engrais, toute la chaîne de production alimentaire est déstabilisée. Cette crise rappelle la vulnérabilité à un choc imprévu d’un modèle agricole mondialisé, ultra-financiarisé et de plus en plus soumis à l’aléa climatique. Les excès de ces marchés ont des répercussions directes sur la vie de millions de personnes, producteurs comme consommateurs. Outre le risque de pénuries, la hausse des prix présente un risque d’embrasement social à très court terme, voire de déstabilisation pour plusieurs pays. Cette menace vient rappeler l’absolu nécessité pour la France de poursuivre une stratégie de souveraineté alimentaire.

Si la guerre nourrit la guerre, comme le veut le dicton, va t-elle affamer les hommes ? Cette question a refait surface depuis le début du conflit entre l’Ukraine et la Russie, deux grands pays agricoles. D’un côté, l’invasion du premier et les destructions lourdes infligées par l’armée russe vont fortement perturber, si ce n’est anéantir, une partie de sa production. De l’autre, la Russie se retrouve mise au ban du marché mondial, sous l’effet de sanctions essentiellement économiques et financières qui devraient perturber tous ses échanges.

Le marché agricole à l’épreuve de la guerre

Plus que tout autre produit agricole, le blé illustre l’inquiétude qui se fait jour. D’abord, parce qu’il continue de constituer un aliment de base pour une part importante de la population mondiale ; il s’agit toujours de la céréale la plus exportée. Ensuite, parce que la Russie et l’Ukraine représentent une part importante de la production mondiale à l’export, respectivement 17 % et 12 %. Au point que la FAO a d’ores et déjà estimé que le conflit menaçait de faire basculer dans la sous-nutrition de 8 à 13 millions de personnes supplémentaires.

Parallèlement à cette rupture de l’offre, un choc s’annonce sur la demande. En effet, le nombre de déplacés pourrait atteindre les 10 millions de personnes. Ce sont autant de bouches à nourrir. Or, à rebours de l’image d’un champion de l’exportation, l’agriculture ukrainienne présente un large pan de petite culture vivrière. Le pays compte 5 millions de micro-fermes, d’une emprise de quelques hectares seulement, mais fournissant jusqu’à 60 % de la production agricole totale du pays. Si l’accueil des réfugiés s’est organisé partout en Europe pour répondre à l’urgence, cette dimension n’a pour l’instant guère été prise en compte, notamment dans l’optique d’un conflit durable.

Si le conflit et les sanctions contre la Russie se prolongeaient, le bouleversement de la filière agricole constituerait un prolongement de la guerre. Le cycle de production, long par nature en agriculture, implique en effet que les conséquences de cette invasion seront durables, même si un cessez-le-feu était rapidement trouvé. Au printemps, la bonne conduite des semis est un enjeu stratégique. Si elle devait se trouver gravement perturbée, la production serait pénalisée pour au moins un an. En complément, la hausse vertigineuse des prix agricoles, sans compter le risque de pénurie, est susceptible de produire des situations de fortes tensions sociales.

L’alimentation fait désormais parti d’un arsenal géopolitique, qui risque de mettre la France en difficulté.

Des expériences récentes nous ont rappelé les conséquences très lourdes que peuvent avoir les pénuries agricoles. Rappelons-nous, sans que cette liste soit exhaustive, les émeutes de la faim survenues en 2008 dans plusieurs pays d’Afrique mais aussi en Bolivie, au Mexique ou encore au Bengladesh et au Pakistan. A l’origine des printemps arabes, les questions alimentaires ont également joué un rôle considérable. Si un peuple peut supporter un régime autoritaire, la difficulté à s’alimenter est un déclencheur de révolte. Le Sri Lanka, où les émeutes s’enchaînent depuis quelques jours, forçant le gouvernement à déclarer l’état d’urgence et à couper internet, préfigure peut-être le sort d’autres pays à court terme.

Parfaitement conscient de la dépendance de certains pays, notamment d’Afrique du Nord, aux importations agro-alimentaires, Poutine espère peut-être ouvrir là un nouveau front, en rangeant dans son camp des pays qui, pour de simples raisons de survie, ne peuvent pas se permettre d’adopter la politique de fermeté exigée par les pays occidentaux. Cette stratégie de « food power » a été engagée par la Russie depuis plusieurs années déjà. Le poids de l’agriculture est tel qu’elle a même certainement contribué à définir le calendrier de l’offensive militaire de Moscou. Vladimir Poutine avait engagé dès 2010 la Russie dans un ambitieux programme de souveraineté alimentaire, avec pour objectif une autosuffisance quasi complète en 2020. Si l’objectif a été repoussé à 2024, le pays avait bien atteint cette année-là, la couverture de 80 % de ses besoins. Cette démarche a sans doute conforté les dirigeants russes dans leur capacité à faire face à un nouveau régime de sanctions.

A contrario, la récolte de blé de 2021 s’est avéré particulièrement médiocre. Jamais, depuis plusieurs années, le volume des exportations de céréales russes n’a été aussi faible. L’un des objectifs de l’offensive militaire aurait été de mettre la main sur une partie de la production ukrainienne, la captation restant toujours la stratégie de sortie de crise la plus expéditive. De manière certaine, l’agression a permis de faire remonter brutalement le cours mondial du blé, relevant de fait le prix de vente des stocks russes.

Dans l’immédiat, la France et l’Union Européenne n’apparaissent pas particulièrement menacées par un risque de rupture de leurs stocks. Les importations russes en France restent très limitées. Quant à la France, notre pays n’est que le 9e fournisseur de la Russie pour les matières agricoles. Pour moitié, il s’agit de vin et de champagne. Les échanges avec l’Ukraine sont encore plus marginaux.

En revanche, la France pourrait se retrouver exposée à trois niveaux. Tout d’abord, la réallocation de son surplus de production pourrait engendrer des tensions diplomatiques avec plusieurs pays. Il faudra arbitrer entre des pays amis en Afrique ou en Orient, qui sont eux très dépendants de la Russie ou de l’Ukraine. D’autre part, les restrictions sur les céréales de la part d’autres pays fournisseurs peuvent affecter les filières d’élevage. Par ailleurs, la Russie produisant plus de 10% de l’azote et des engrais utilisés en France, les rendements risquent de baisser sur le territoire national. Enfin, la hausse soudaine des prix énergétiques a déjà affecté le gazole non routier, très utilisé par les tracteurs. Cette flambée des prix a frappé un secteur déjà péniblement à l’équilibre. Si le gouvernement a rapidement répondu par des mesures d’urgence aux manifestations d’agriculteurs pris à la gorge, la colère de ces derniers risque d’exploser à nouveau une fois que ces dispositifs auront pris fin. Cette nouvelle conjoncture mondiale explique que les prix aient déjà augmenté pour 81% des produits alimentaires achetés par les consommateurs.

L’agriculture face aux désordres du marché

La guerre en Ukraine rappelle combien l’agriculture reste un secteur stratégique que le marché seul ne peut suffire à gérer. Les restrictions sur les exportations décidées par la Russie mais également par d’autres pays, démontrent la fragilité de nos chaînes d’approvisionnement. Le marché libéralisé n’est pas programmé pour réagir aux situations de crise. Au contraire, il ne fait que renforcer les forces en jeu. La spécialisation internationale de la production implique des déplacements conséquents de marchandises et une chaîne logistique robuste. Or, 15 millions de tonnes de blé et autant de maïs sont bloquées dans les ports de la mer Noire. Tous ces événements nous rappellent le manque de fiabilité des grands discours en faveur du commerce sans entrave. Plusieurs pays ont déjà relevés leurs taxes à l’exportation ou mis en place des stratégies de limitation, tordant ainsi le cou à l’idée d’un commerce nécessairement paisible et pacificateur.

En outre, le libre échange a contribué à affaiblir la souveraineté agricole. En 40 ans, le poids de l’agriculture dans les échanges mondiaux n’a cessé de progresser. Désormais 20 % des calories alimentaires traversent au moins une frontière avant d’être consommées. Cette évolution a déséquilibré des agricultures ancestrales et vivrières. Elle a accentué la baisse de valeur des produits agricoles, qui a été divisée par 2 sur les 50 dernières années.

Le commerce international, vendu aux paysans comme leur offrant de juteuses opportunités d’exportations, se traduit in fine par un affaiblissement de leur situation économique. L’exemple du lait en Europe est caractéristique : dans le cadre d’une dérégulation supposée bénéfique, la suppression des quotas en 2015 devait pousser les exportations à l’international. Or, elle s’est traduite par une baisse du prix qui a ruiné de nombreux exploitants et entraîné une baisse de la production globale. Malgré cet enseignement, l’Union européenne, fidèle à son obsession libre-échangiste, a ratifié pas moins de 14 accords de libre échange sur les 10 dernières années.

Dans un marché mondialisé et hyper-financiarisé, la production agricole ne peut pas absorber les variations de prix et les stratégies spéculatives.

La seconde caractéristique des marchés agricoles qui soit source de vulnérabilité, est leur hyperfinanciarisation. Face aux fortes incertitudes liés à ces marchés – aléa climatique, caractère périssable, difficulté de transport… – il s’est révélé indispensable de créer des produits financiers qui offrent des garanties, notamment de revenus, aux producteurs et intermédiaires. En effet, il existe un écart entre l’ajustement de l’offre et de la demande, qui s’effectue sur le court terme, et la production agricole, qui impose des investissements et un cycle de production sur le long terme. Plusieurs produits sont ainsi venus offrir une visibilité sur les prix de vente, tels que les options ou les contrats à terme.

Paradoxalement, depuis la libéralisation des marchés financiers, ces produits qui devaient aider le marché à se réguler, aggravent les fluctuations. Parmi les plus pernicieux, on trouve les fonds indiciels, dont l’évolution est indexée sur celle d’une autre valeur. Ces fonds permettent la mise en place de stratégies spéculatives. Or ces stratégies ne sont pas autonomes des cours des matières premières. En spéculant, à la hausse ou à la baisse sur le devenir des cours, les opérateurs accentuent les tendances. Pire encore, en cas de choc, le marché spéculatif joue le rôle d’accelérateur et amplifie les crises. Sous l’effet de l’excès de liquidité et de la financiarisation globales, les proportions entre contrats de protection et de spéculation sur les marchés se sont inversés entre 1990 et 2006 pour atteindre un rapport de 20 %/80 %.

Décorrelés de la production réelle ou même des besoins, ces produits financiers viennent apporter de la volatilité des prix là où ils étaient censés les atténuer. Sous l’effet des masses financières en présence, les marchés agricoles subissent des variations puissantes, sans lien avec le rapport offre/demande. Ceci contraint les exploitants à devenir des experts des marchés financiers et à ajuster leurs production, la rotation des cultures par exemple, uniquement sur les anticipations de variations des cours.

La longue marche vers la souveraineté alimentaire 

La crise ukrainienne a donc remis au cœur des débats la question de la souveraineté alimentaire. Deux ans de pandémie, une guerre, la perspective probable d’un grave dérèglement climatique : l’état d’urgence va devenir un état permanent. Fort de ce constat, depuis cinq ans, un plan d’urgence agricole est concocté en France chaque année. C’est un pis aller. Dès 2019, le gouvernement avait pourtant bien dessiné sous l’égide du ministère des Affaires étrangères une « Stratégie internationale pour la sécurité alimentaire, la nutrition et l’agriculture durable », à déployer d’ici à 2024. Cette stratégie intégrait les principaux enjeux mentionnés jusqu’ici et encourageait les différentes institutions à porter ces sujets au niveau international. Toutefois, sa mise en pratique a été largement entravée par la pandémie puis par le conflit en Ukraine. En réponse, le gouvernement a bien produit un plan de résilience, mais celui-ci s’avère pour le moment très limité. À ce stade il cumule seulement des mesures à visées électorales ou reprend principalement des ambitions déjà existantes.

Source :  Stratégie internationale pour la sécurité alimentaire, la nutrition et l’agriculture durable

Après la pandémie, la Cour des comptes a cherché à évaluer la qualité de la sécurité de notre approvisionnement alimentaire. Si les ruptures d’approvisionnement demeurent rares, malgré l’absence d’une stratégie d’approvisionnement, comme il en existe en Allemagne ou en Suisse via la constitution de stocks , la Cour a cependant identifié trois vulnérabilités majeures : les engrais1, l’alimentation animale2 et les emballages de produits alimentaires3 indispensables à leurs échange. En revanche, le rapport enterre les perspectives de développement des circuits de proximité. Il note que 97 % de la production est consommée hors de son territoire d’origine et souligne les besoins croissants des métropoles, par nature dépendantes. Ce choix des rapporteurs ne tient pas compte de l’intérêt très fort pour ce mode de consommation. Dommage, les difficultés logistiques intrinsèques aux circuits de proximité pourraient être surmontées avec la mise en place d’un accompagnement adéquat.

Nous sommes ainsi placés devant un chantage cynique : renoncer à nos objectifs environnementaux pour assurer la sécurité alimentaire mondiale ou poursuivre le verdissement de l’agriculture, au risque de la pénurie.

Dans ce contexte, pour aller vers la souveraineté alimentaire, la Commission Européenne a présenté sa stratégie intitulée “De la fourche à la fourchette“. Elle s’articulait autour de la résilience de l’agriculture européenne, en conciliant réduction de notre dépendance et adaptation au dérèglement climatique. Ceci se traduirait notamment par des objectifs de réduction de l’usage des pesticides, des engrais et autres intrants. Toutefois ce pilier agricole du Pacte vert européen entre directement en conflit avec les moyens définis dans la réforme de la PAC, adoptée en novembre dernier. Ce cas illustre encore cette tendance libérale qui consiste à établir des stratégies dépourvues de contraintes ou des budgets adéquats.

Cette stratégie a pourtant été copieusement critiquée par certains candidats de droite dans le cadre de la campagne présidentielle français, malgré ses objectifs en matière de souveraineté. Certaines analyses, venues des États-Unis ou portées par les lobbys, ont pointé un risque de baisse de la production sous l’effet de nouvelles règles. D’après ces discours, nous sommes ainsi placés devant un chantage cynique : renoncer à nos objectifs environnementaux pour assurer la sécurité alimentaire mondiale ou poursuivre le verdissement de l’agriculture, au risque de la pénurie. Un dilemme simpliste qui occulte le fait que les contraintes environnementales participent sur le long terme à l’indépendance de notre agriculture.

Enfin, la question de la souveraineté alimentaire, n’est pas qu’une préoccupation nationale, elle demeure bien une question globale. Ainsi, une pénurie mondiale pourrait détourner une partie de la production nationale destinée à combler nos besoins et qui serait happée par des prix alléchants. Ensuite, la sous-nutrition étant un facteur de déstabilisation politique très fort, la pénurie de produits alimentaires représente un risque géopolitique majeure. Rappelons enfin que le droit élémentaire des humains à être nourris est reconnu par l’ONU.

Or le contexte de conflit vient perturber un équilibre déjà fragile en raison de la croissance démographique et des inégalités. À titre d’exemple, l’Ukraine était l’un des principaux fournisseurs du Programme Alimentaire Mondial. Placé sous l’égide de l’ONU, il permet de venir au secours de 125 millions de personnes. Alors qu’un tiers de la population mondiale qui vivait déjà dans une situation d‘insécurité alimentaire avant la crise, selon la FAO (Organisation des Nations unies pour la faim et l’agriculture), les ruptures d’approvisionnement, notamment en blé et en huile, pourraient donc être catastrophiques pour les pays du Sud.

Ceci appelle à des mesures dédiés, au-delà de celles visant les causes structurelles (conflits, inégalités…). Tout d’abord en fléchant une partie de l’aide au développement vers l’alimentation et ses structures, plutôt que vers les infrastructures favorisant le business de nos entreprises. Ensuite se pose la question de l’usage de produits agricole pour la production énergétique. Selon une ONG, l’Europe transforme 10 000 tonnes de blé en biocarburants. En outre, la crise gazière a relancé la filière de méthanisation, qui peut parfois entraîner une concurrence entre la destination alimentaire et énergétique de la production agricole. Enfin, il faut ajouter que la remise en cause d’un marché globalisé et financiarisé, par le rapprochement de l’offre et de la demande, permettrait en parallèle la réduction du gaspillage alimentaire, estimé à 121 kilos par habitant selon l’ONU. Ceci constitue un levier essentiel, déjà mobilisé par la loi en France. Ainsi, l’invasion de l’Ukraine n’est peut être que la première bataille, et la plus spectaculaire, d’une guerre alimentaire à venir.

1 Seulement 25 % des besoins nationaux couverts, avec la Russie comme principal fournisseur.

2 61 % du soja est encore importé du Brésil.

3 Par exemple les boîtes d’oeufs.


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Relocaliser l’agriculture est une priorité

Le 28 novembre dernier, l’INRA organisait un grand colloque consacré à la reterritorialisation de l’alimentation, une question lancinante à l’heure où les intermédiaires se multiplient entre la production, la transformation et la commercialisation. Selon le rapport d’information sur les circuits courts et la relocalisation des filières agricoles et industrielles[1], un produit parcourt en moyenne 3000 km avant d’arriver dans notre assiette, soit 25 % de plus qu’en 1980. Les petites exploitations qui tentent de s’imposer sur le marché local peinent à faire face à la concurrence des produits importés à bas coût, et le métier d’agriculteur est de plus en plus compliqué. Actuellement, un agriculteur se suicide tous les deux jours selon les données de l’Observatoire national de santé. Le coût environnemental et social de ce modèle impose une transformation des pratiques, par un regain par les territoires de leur capacité de production locale organisée autour de filières intégrant enjeux sociaux et environnementaux. Mais face à la mondialisation des échanges et à l’urbanisation croissante, comment encourager le développement de circuits courts de proximité ?


Circuits courts de proximité : quels avantages pour renforcer la durabilité des territoires ?

Selon la définition adoptée par le ministère de l’Agriculture en 2009, un circuit court est un mode de commercialisation des produits agricoles qui s’exerce soit par la vente directe du producteur au consommateur, soit par la vente indirecte à condition qu’il n’y ait qu’un seul intermédiaire entre l’exploitant et le consommateur. Il en existe plusieurs formes : les magasins de producteurs, la vente directe à la ferme et sur les marchés, les points de vente collectifs (« La Ruche qui dit oui »), les paniers et AMAPs (Associations pour le maintien d’une agriculture paysanne). La définition du ministère de l’Agriculture ne prend pas en compte de la distance parcourue par le produit. Ce qui est qualifié de circuit court n’est donc pas nécessairement synonyme de proximité. L’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (ADEME) a quant à elle proposé une définition du circuit court de proximité[2] qui inclut le kilométrage parcouru par le produit, de 30 km pour un produit agricole à 80km pour les produits transformés. En matière de durabilité, cette définition n’est cependant pas suffisante. L’ADEME définit l’agriculture durable comme celle qui répond à un certain nombre d’enjeux qui sont à la fois la sécurité alimentaire des pays et populations, la rémunération de l’ensemble de la chaîne de production, le respect de l’environnement et la qualité nutritionnelle et sanitaire des aliments[3]. En outre, un aliment « local » n’est pas nécessairement cultivé sans pesticides et son mode de production peut avoir un impact énergétique important. Faire pousser des tomates sous serres chauffées en hiver, bien que tout près de chez soi, aura par exemple un impact désastreux pour l’environnement. Pour mesurer la durabilité d’un produit, il convient donc de prendre en considération l’ensemble du cycle de vie du produit, soit sa production, sa transformation, son conditionnement et son transport jusqu’au lieu de consommation.

Les modèles d’alimentation durables sont les circuits courts de proximité fondés sur des techniques agricoles favorisant la préservation de la qualité des sols et la qualité nutritive des aliments (agroécologie, transformation sans additifs) plus favorables à l’environnement et garantissant un modèle économique viable pour le producteur. Dans une interview pour le journal l’Humanité, Marc Dufumier[4] explique que « les agriculteurs sont devenus des ouvriers payés à la pièce. Et si la pièce présente le moindre défaut, l’agro-industrie en diminue le prix. La pression à la baisse des prix est incessante ». Les agriculteurs sont pris dans un système capitaliste qui les pousse à produire au plus bas prix, rendant leurs conditions de vie précaires. Ainsi, le développement des circuits courts de proximité est un moteur d’emploi sur le territoire qui dynamise l’économie locale et permet de rémunérer le travail du producteur de manière décente. Derrière les circuits courts, c’est donc la perceptive d’un nouveau rapport à l’espace qui grandit, un nouveau moyen de faire société et de renouer avec son territoire.

Quels sont les freins au développement de ces producteurs locaux ?

La loi d’avenir de l’agriculture, de l’alimentation et de la forêt du 13 octobre 2014 a marqué une avancée en matière de relocalisation de la production agricole et alimentaire. Cette loi a mis en place les PAT (Plans d’alimentation territoriaux) qui ont pour objectif d’associer les producteurs, les distributeurs, les collectivités territoriales et les consommateurs dans des projets alimentaires locaux. Néanmoins, l’objectif annoncé d’avoir 500 PAT en 2020 n’a pas été tenu, puisqu’aujourd’hui seule une centaine de PAT ont vu le jour sur le territoire national.  Ouverts en 2017, les États généraux de l’alimentation marquaient la possibilité d’avancées en matière de réglementation alimentaire. La loi EGalim du 30 octobre 2018 qui en est ressortie a en effet permis certaines avancées. Elle prévoit notamment qu’au 1er janvier 2022, les repas servis en restauration collective dans tous les établissements chargés d’une mission de service public comptent 50% de produits de qualité et durables, dont au moins 20 % de produits biologiques[5]. Néanmoins, l’obligation d’intégrer une part de produits locaux dans les aliments servis dans les cantines n’a pas fait l’objet d’un article dans la loi. En outre, en raison du principe fondateur de l’Union européenne de libre circulation des marchandises, il n’est pas possible de favoriser un produit local sur le critère qu’il est produit sur son sol. Or, face aux faibles coûts de production des denrées dans certains pays qui ont recours à une main d’œuvre bon marché, force est de constater que les producteurs locaux ne réussissent pas à rivaliser. Il apparaît donc nécessaire d’orienter les marchés publics en fonction de critères de durabilité[6].

Pour combler cette lacune, les subventions pourraient être accordées selon la durabilité des modèles d’agriculture. Mais là encore le bât blesse puisque les aides européennes allouées à l’agriculture à travers la PAC (politique agricole commune[7]) sont accordées en fonction de l’unité de surface. Autrement dit, plus on a d’hectares, plus on a de subventions. Ce système a ainsi poussé les agriculteurs à agrandir leurs exploitations et à moderniser leurs techniques sur la base d’un modèle productiviste d’agriculture intensive (croissance de pratiques agricoles nuisant à la santé des sols, perte de contenu organique, surutilisation de pesticides). Le système de la PAC a fait de la terre nourricière une source de rente.  Dans un dossier de la revue Alternatives économiques[8], Antoine de Ravignan[9] souligne que lors de la définition de son cadre pluriannuel, la PAC a cherché à inciter à de meilleures pratiques agricoles en conditionnant 30% des paiements directs (soit 12 milliards d’euros par an) au respect de meilleures pratiques agricoles. Cependant, un rapport de la Cour des comptes européenne souligne ainsi que « ce verdissement n’a suscité de changements dans les pratiques agricoles que sur quelques 5% des surfaces ». Selon ce rapport, en l’absence d’objectifs clairs (baisse de polluants, amélioration de matières organiques dans les sols), le paiement vert reste une aide au revenu, mais ne permet pas d’avancées environnementales.

Enfin, pour encourager le développement d’un modèle alimentaire durable pour les territoires, il est impératif de rendre possible la possession des terres par les agriculteurs. En France, de plus en plus de personnes morales achètent des terres au détriment des agriculteurs. Ces investisseurs alimentent la spéculation autour du foncier agricole dont le prix explose, rendant son accès impossible aux agriculteurs. Ces investisseurs, en encourageant le modèle des grandes exploitations d’agriculture intensive et de monoculture, représentent un danger pour la préservation de la fertilité des sols, mais aussi pour l’emploi et la qualité nutritionnelle des aliments. Emmanuel Hyest, président de la FNSafer a, à plusieurs reprises, alerté les pouvoirs publics sur l’irréversibilité de ce phénomène aux conséquences dramatiques. La dérégulation du marché foncier menace aujourd’hui la soutenabilité du modèle agricole. Dominique Potier, député de Meurthe-et-Moselle souligne ainsi l’urgente nécessité d’une loi foncière.

« il en va de la souveraineté alimentaire, de la lutte contre le changement climatique et de la vitalité de nos espaces ruraux ».

En somme, reterritorialiser notre alimentation en encourageant le développement des modèles de production plus durables apparaît aujourd’hui fondamental pour assurer la préservation de l’environnement, la juste rémunération des producteurs et la qualité nutritive des aliments. Cela ne sera pas possible sans une révision de la logique de la politique agricole commune et la lutte contre la concurrence dérégulée. Par ailleurs, Emmanuel Macron avait promis une loi pour 2019 sur la protection du foncier agricole, cette loi semble se faire attendre. Pourtant, elle est fondamentale pour encadrer la bonne distribution des surfaces agraires et garantir notre souveraineté alimentaire.

 

[1]Rapport d’information n°2942 sur les circuits courts et la relocalisation des filières agricoles et industrielles, Brigitte Allain, 7 juillet 2015.

[2] ADEME, rapport « Alléger l’empreinte environnementale de la consommation des Français en 2030 »,2015.

[3] ADEME, rapport « Alléger l’empreinte environnementale de la consommation des Français en 2030 », 2015.

[4] Marc Dufumier est professeur honoraire à AgroParisTech, président de la nouvelle association pour la Fondation René-Dumont, membre du comité scientifique de la Fondation Nicolas-Hulot, président de Commerce équitable France et administrateur du Centre d’actions et de réalisations internationales (CARI)

[5] C’est notamment ce que préconisait le rapport d’information sur les circuits courts et la relocalisation des filières agricoles et industrielles

[6] 9 milliards d’euros sont versés chaque année à 300 000 exploitations en France

[7]Qualité de vie, écologie, innovation, les campagnes sont de retour Alternatives économiques, n°16, Décembre 2018

[8] Antoine de Ravignan, Rédacteur en chef adjoint d’Alternative économiques

[9] Rapport d’information sur la proposition de loi relative à la lutte contre l’accaparement des terres agricoles et au développement du biocontrôle, N° 4363


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