Sanctions américaines : des effets dévastateurs pour les peuples, mais pas sur les régimes

Billet de banque irakien avec le portrait de Saddam Hussein. Les sanctions américaines contre le pays entre 1990 et 2003 ont fait plus d’un million de morts. © Rob

Les sanctions économiques de grande ampleur sont devenues le moyen privilégié des États-Unis et de leurs alliés pour défendre leurs intérêts et écraser leurs adversaires. Parallèlement, la critique et l’opposition à ces mesures imposées de manière arbitraire ont fortement augmenté, surtout dans le Sud global, où elles sont considérées comme des interventions néocoloniales contraires au droit international. Avec la guerre économique contre la Russie, les conflits internationaux à leur sujet ont pris une nouvelle dynamique. Les mesures pratiques qui sont désormais de plus en plus adoptées dans le Sud global pour surmonter, contourner et prévenir les blocages économiques sont également dirigées contre la domination occidentale en général, accélérant ainsi les bouleversements vers un monde multipolaire [1].

Alors que jusqu’à la fin de la guerre froide, seuls quelques pays étaient confrontés à des sanctions économiques, ce chiffre a augmenté de 1990 à début 2023 pour atteindre 27% des pays du monde. Bien que le terme « sanctions » ne soit strictement correct que pour les restrictions imposées par le Conseil de sécurité de l’ONU, car elles seules sont généralement considérées comme légitimes. En réalité, nous sommes principalement confrontés à des mesures coercitives unilatérales des États-Unis, que l’UE soutient dans environ la moitié des cas. Celles-ci visent aujourd’hui, à divers degrés, plus de 40 pays, soit, en termes de population, un tiers de l’humanité.

Une arme utilisée depuis des décennies

Les pays les plus touchés aujourd’hui étaient toutefois déjà soumis à des blocages économiques de grande ampleur avant 1990 : La Corée du Nord, Cuba, l’Iran et la Syrie, ainsi que la Russie en tant que membre de l’Union soviétique. La Corée du Nord est soumise à des mesures d’embargo de la part des États-Unis depuis le début de la guerre de Corée en 1950 et à des sanctions de l’ONU depuis 2006. Combinées, elles reviennent à interdire presque totalement le commerce, les investissements et les transactions financières avec le pays.

Cuba est confronté depuis près de 60 ans à un blocus économique, commercial et financier, dans le prolongement des opérations militaires et de renseignement lancées par les États-Unis contre le gouvernement révolutionnaire à partir de la fin 1959, après la chute de la dictature de Batista. Ces mesures visent à provoquer un effondrement économique et à entraver le développement du pays. Comme dans les autres cas, elles servent également à la dissuasion. L’île ne doit en aucun cas servir de modèle aux autres pays pauvres du Sud. Avec les lois Torricelli et Helms-Burton de 1992 et 1996, Washington contraint également les entreprises et les institutions financières de pays en développement à participer au blocus par le biais de « sanctions secondaires », afin de complètement isoler l’île du système commercial et financier international.

L’Iran fait également l’objet de mesures de blocus d’une ampleur similaire. Les États-Unis les ont imposées à partir de 1979, après la chute du Shah Reza Pahlavi, leur principal allié dans la région, et n’ont cessé de l’étendre depuis lors. Depuis 1995, la République islamique est soumise à un blocus total, et des « sanctions secondaires » ont été instaurées pour en garantir le respect, comme le « Iran and Libya Sanctions Act » de 1996.

La Syrie est également confrontée à des mesures coercitives étasuniennes depuis 1979. Washington avait placé le pays sur sa liste des « promoteurs du terrorisme d’État » en cette année de bouleversements, en raison du soutien de la Syrie aux organisations palestiniennes et autres organisations anti-impérialistes.

Ces quatre exemples montrent déjà de manière évidente la nature et les objectifs des mesures coercitives occidentales, qui sont souvent justifiées officiellement par la menace supposée que représenteraient les pays visés en se basant sur les violations des droits humains et d’autres motifs similaires. Il s’agit manifestement d’affaiblir, de déstabiliser et d’obliger à changer de régime.

Même si elles sont désormais perçues de manière plus critique en Occident, les sanctions demeurent largement considérées comme un moyen efficace et légitime pour punir les violations du droit international et contraindre les pays à respecter les droits de l’homme. Cependant, en pratique, on observe que seules les puissances ou alliances économiquement dominantes sont capables d’imposer efficacement des mesures de blocus, sans jamais être elles-mêmes la cible de telles mesures, même lorsqu’elles commettent les pires crimes.

Excepté la guerre économique contre la Russie, ce sont surtout les pays les plus pauvres du Sud global qui font l’objet d’attaques économiques de la part des puissances impérialistes et des anciennes puissances coloniales.

Et évidemment, elles ne sont appliquées que dans la poursuite de leurs propres intérêts. C’est pourquoi les sanctions ne renforcent pas du tout la « force du droit », comme aiment à le prétendre certains responsables politiques, mais ne font qu’imposer la « loi du plus fort ». Elles restent donc des actes arbitraires, même dans les cas où les motifs invoqués semblent justifiés, et relèvent en fin de compte, selon Hans Köchler de l’Organisation Internationale pour le Progrès à Vienne, de « l’arsenal du droit de la force ».

Les blocus économiques sont également presque exclusivement imposés par les États-Unis et leurs alliés, et ce de plus en plus. Ils visent invariablement les pays considérés comme des adversaires ou des rivaux des États-Unis et de leurs alliés, ou qui ne veulent pas se soumettre assez volontiers à leurs intérêts économiques et géopolitiques. Si l’on fait abstraction de la guerre économique contre la Russie, ce sont en premier lieu les pays en développement les plus pauvres du Sud global qui font l’objet d’attaques économiques de la part des puissances impérialistes et des anciennes puissances coloniales. Leurs actions d’extorsion doivent donc également être considérées comme une forme de néocolonialisme.

Pour les États-Unis et l’UE, les mesures coercitives globales sont des moyens qui ne sont pas considérés comme des attaques militaires – elles représentent une alternative plus avantageuse avec des risques et des effets secondaires bien moindres pour les agresseurs. Comme ils agissent sans effusion de sang, il leur est plus facile de susciter un soutien public et d’atteindre leurs objectifs sans attirer trop d’attention Mais la situation peut rapidement se transformer en véritable guerre économique, tout aussi meurtrière et destructrice. En effet, ces mesures ont le potentiel de réduire à néant des décennies de progrès dans les pays concernés dans des domaines clés tels que les soins de santé, le logement, les infrastructures de base et le développement industriel. De plus, elles comportent toujours le risque d’une escalade vers une confrontation militaire ouverte.

L’arme la plus redoutable : les blocages financiers

Les États-Unis privilégient désormais le recours aux blocages financiers, allant de l’interdiction de certaines transactions à la fermeture de comptes, jusqu’à l’exclusion totale du marché financier étasunien. Ils s’appuient sur le rôle central des institutions financières étasuniennes dans le traitement des transactions financières transfrontalières et sur le rôle dominant du dollar américain en tant que monnaie de référence, de réserve et de transaction mondiale.

Pour les transactions internationales, il est généralement impossible de passer à côté des établissements financiers étasuniens. Cela donne aux autorités du pays de l’Oncle Sam de larges possibilités d’intervention. Elles sont justifiées par le simple fait que de passer par des comptes étasuniens ou d’utiliser le dollar place l’entreprise sous la souveraineté américaine, même si l’expéditeur et le destinataire sont situés dans d’autres pays et qu’il n’y a pas de lien avec les États-Unis. Les blocages dans ce domaine sont donc l’arme de sanction la plus efficace et la plus universellement applicable des États-Unis. Contrairement aux mesures d’embargo classiques, comme les restrictions aux exportations et aux importations, elles ont un impact considérable même sans soutien international.

Les sanctions financières sont l’arme la plus efficace et la plus universellement applicable des États-Unis. Contrairement aux embargos classiques, elles ont un impact considérable même sans soutien international.

Les blocages financiers jouent également un rôle essentiel dans l’application de « sanctions secondaires » visant à contraindre les personnes et les entreprises de pays tiers à se conformer aux règles étasuniennes en matière d’embargo. Les pays réfractaires risquent de se voir retirer leurs actifs, de payer de lourdes pénalités, voire d’être exclus des marchés américains. Les « sanctions secondaires » sont largement perçues au niveau international (y compris par l’UE) comme étant contraires au droit international.

En 1996, en réaction à la loi Helms-Burton contre Cuba, Bruxelles a adopté un règlement « de protection contre les effets de l’application extraterritoriale d’actes juridiques adoptés par un pays tiers ». Il interdit même explicitement le respect de sanctions secondaires, mais reste totalement inoffensif, l’UE n’étant pas capable de protéger les citoyens et les entreprises de l’UE contre le chantage étasunien.

Dans la guerre économique contre la Russie, Bruxelles a commencé l’année dernière à menacer elle-même de « sanctions secondaires » les entreprises. Et les think tanks européens poussent les États de l’UE à miser encore plus sur la contrainte économique dans la poursuite de leurs intérêts économiques et géopolitiques. « Au siècle de la concurrence entre la Chine et l’Occident, l’empire de la géoéconomie constituera probablement le front central », explique par exemple le European Council on Foreign Relations dans une analyse d’avril 2023. Les auteurs se prononcent en faveur d’une « OTAN géo-économique », qui serait un forum pour l’UE, les États-Unis et le Royaume-Uni, où ils pourraient coordonner les décisions relatives aux mesures économiques coercitives.

Conséquences mortelles

Parallèlement à l’extension des blocages économiques, la résistance envers ces derniers s’accroît. Elle s’enflamme principalement à cause des conséquences humanitaires désastreuses. Les critiques se sont multipliées, notamment à propos des conséquences catastrophiques de l’embargo imposé à l’Irak en 1990, qui a coûté la vie à plus d’un million d’Irakiens. L’embargo a été décrété par le Conseil de sécurité de l’ONU, mais sa levée a été bloquée par les États-Unis et la Grande-Bretagne.

Même si elles ne sont pas aussi dévastatrices qu’en Irak, toutes les mesures économiques coercitives de grande envergure, dès qu’elles deviennent effectives, détériorent inévitablement les conditions de vie de la population. Les personnes pauvres, malades et âgées en souffrent particulièrement. De nombreuses études ont montré les effets négatifs majeurs, allant de la chute du revenu par habitant à la dégradation des soins de santé, ainsi qu’une hausse de l’extrême pauvreté, des inégalités et de la mortalité.

Les critiques se sont multipliées, notamment à propos des conséquences catastrophiques de l’embargo imposé à l’Irak en 1990, qui a coûté la vie à plus d’un million d’Irakiens.

La situation est encore aggravée par le fait que les États concernés sont généralement des pays en développement, déjà confrontés à des problèmes financiers et de développement. Les effets négatifs sur les populations des pays concernés ne sont en aucun cas des dommages collatéraux regrettables », mais font partie intégrante du calcul – contrairement à ce que l’on veut faire croire. En effet, la détérioration des conditions de vie est censée conduire à une pression publique sur le gouvernement pour qu’il cède aux exigences des puissances bloquantes, voire à un soulèvement, comme dans le cas de Cuba, de la Syrie ou de l’Iran par exemple.

Outre les organisations de défense des droits humains, des organisations des Nations unies telles que le Programme alimentaire mondial et l’UNICEF, ainsi que l’Organisation mondiale de la santé, considèrent donc que les mesures économiques coercitives ne sont pas compatibles avec le droit international. Elles enfreignent, entre autres, les droits fixés dans la « Déclaration universelle des droits de l’homme » de 1948. Parmi ceux-ci figurent le droit à la vie, à une alimentation et à des soins de santé adéquats ainsi qu’à la sécurité sociale. En outre, ils violent clairement les dispositions contraignantes du « Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels » de 1966, que tous les États occidentaux ont également signé. L’article 1 stipule que « En aucun cas, un peuple ne peut être privé de ses propres moyens de subsistance ».

Déjà au début de l’année 2000, le célèbre juriste belge Marc Bossuyt, spécialiste du droit international, constatait dans une expertise pour la Commission des droits de l’homme de l’ONU : « La ‘théorie’ derrière les sanctions économiques est que la pression économique sur la population civile se traduit par une pression sur le gouvernement pour qu’il change sa politique. Cette théorie est un échec, tant sur le plan juridique que pratique ».

Au lieu d’inciter à la révolte ou même de faire tomber des gouvernements opposés, les sanctions ont, dans la plupart des cas, plutôt consolidé la position des élites dirigeantes.

Cette théorie est d’autant plus un échec, que même les blocages économiques de grande ampleur n’ont guère eu de succès jusqu’à présent, comme cela a été prouvé. Les objectifs n’ont été atteints que dans de très rares cas, où on a vu le comportement d’un État cible se modifier de la manière souhaitée. Ils n’ont jamais pu mettre fin à une guerre. Au lieu d’inciter à la révolte ou même de faire tomber des gouvernements opposés, ils ont, dans la plupart des cas, plutôt consolidé la position des élites dirigeantes.

Contre le droit international

En Occident, la critique des blocus économiques se limite principalement à leurs conséquences humanitaires et à leur manque de succès. Leur légitimité au regard du droit international n’est généralement pas remise en question, même par leurs détracteurs. Au lieu de cela, on réfléchit intensément à la manière d’utiliser la contrainte économique comme instrument sans s’exposer à des reproches sur ses effets trop négatifs.

Dans les pays du Sud, une vision totalement opposée prédomine. Les conséquences négatives y sont critiquées de manière bien plus ferme, tout comme l’ingérence prétentieuse de l’Occident. Les représentants du Sud mondial soulignent ainsi l’importance des principes de l’égalité souveraine entre tous les États et de la non-ingérence dans leurs affaires intérieures, des principes inscrits dans la Charte des Nations unies.

Dans les pays du Sud, une vision totalement opposée prédomine. Les conséquences négatives y sont critiquées de manière bien plus ferme, tout comme l’ingérence prétentieuse de l’Occident.

Ceux-ci ont été développés et ancrés dans le droit coutumier dans les années 1960 par une série de résolutions de l’Assemblée générale des Nations unies sur l’interdiction d’intervention. Avec l’embargo étasunien contre Cuba, la lutte contre les mesures coercitives arbitraires a également été mise à l’ordre du jour. La « Charte des droits et obligations économiques des États », adoptée par l’Assemblée générale des Nations unies en 1974, stipule qu’aucun État ne peut recourir à des mesures économiques, politiques ou autres pour contraindre un autre État à se soumettre ou pour obtenir d’autres avantages de quelque nature que ce soit.

En décembre 1983, la majorité des États a voté en faveur d’une résolution de l’ONU visant directement « l’action économique comme moyen de coercition politique et économique contre les pays en développement ». Elle condamne la pratique des pays industriellement très développés qui profitent de leur position dominante dans l’économie mondiale par rapport aux pays en développement. À partir de 1987, de telles résolutions ont été présentées tous les deux ans par le « Groupe des 77 » et la Chine et ont été adoptées à une nette majorité. Ces résolutions ont notamment appelé la communauté internationale à « prendre d’urgence des mesures efficaces pour mettre fin à l’utilisation par certains pays industrialisés de mesures économiques coercitives unilatérales à l’encontre des pays en développement ».

Depuis 1996, une résolution supplémentaire est adoptée chaque année, présentée par le Mouvement des pays non-alignés (MNA), qui, sous le titre « Droits humains et mesures coercitives unilatérales », dénonce encore plus strictement les conséquences humanitaires de la pratique occidentale des sanctions et souligne encore plus clairement son incompatibilité avec le droit international et les droits humains universels.

Ces résolutions ont été précisées et élargies par la suite. La liste des violations et des effets néfastes, adoptée par l’Assemblée générale le 31 décembre 2022, s’est allongée et comprend désormais 34 points. Ainsi, les mesures coercitives arbitraires sont désormais également condamnées comme étant « le plus grand obstacle » à la réalisation du « droit au développement et de l’Agenda 2030 pour le développement durable ». Enfin, la majorité des membres de l’ONU réclame des contre-mesures efficaces et réaffirme son « engagement en faveur de la coopération internationale et du multilatéralisme ».

Le texte a été adopté par 123 voix pour et 53 voix contre. Le vote négatif des pays de l’OTAN et de l’UE et de leurs proches alliés, l’Australie, Israël, le Japon, la Nouvelle-Zélande, la Suisse et la Corée du Sud, n’a été suivi au Sud que par de petits États comme les îles Marshall, la Micronésie ou les Palaos, qui dépendent entièrement de l’Occident.

Se référant aux nombreux accords et décisions internationaux pertinents, la résolution justifie de manière convaincante que « les mesures et lois coercitives unilatérales sont contraires au droit international, au droit international humanitaire, à la Charte des Nations unies et aux normes et principes régissant les relations pacifiques entre les États ».

Les résolutions, formulées avec beaucoup de soin, reflètent la conception du droit international qui s’est développée dans le Sud global. Il s’agit notamment d’une interprétation large de l’interdiction d’intervention. Les résultats des votes montrent à leur tour le profond fossé qui sépare les pays du Sud de la vision qui prévaut en Occident.

L’ignorance de l’Occident

Malgré leur large soutien, les résolutions contre les mesures coercitives sont totalement ignorées en Occident. Les États-Unis les déclarent tout simplement non pertinentes, car elles remettraient en question le droit souverain des États à « organiser librement leurs relations économiques et à protéger leurs intérêts nationaux légitimes ». Selon eux, les sanctions unilatérales sont un « moyen légitime » d’atteindre « des objectifs de politique étrangère, de sécurité et d’autres objectifs nationaux et internationaux ».

Les États membres de l’UE partagent largement ce point de vue. Ils insistent également sur le fait qu’il ne saurait être question d’une contrainte contraire au droit international, relevant de l’interdiction d’intervention, puisque chaque pays est libre de décider avec qui il souhaite commercer et dans quelle mesure.

Les mesures de blocus imposées par l’Occident à la Russie ont beau être les plus complètes de l’histoire à ce jour, elles n’ont rien donné jusqu’à maintenant, bien au contraire.

Cependant, même les services scientifiques du Bundestag estiment que ce semblant d’argumentation n’est pas défendable. Ils soulignent que les mesures coercitives unilatérales sont perçues comme des « pressions extrêmes » et contreviennent à l’interdiction d’intervention dès lors qu’elles touchent aux intérêts vitaux d’un État et entravent de manière significative sa souveraineté. C’est notamment le cas des embargos occidentaux, vu l’énorme pouvoir de chantage économique des États-Unis et des anciennes puissances coloniales.

Quand les sanctions accélèrent l’avènement d’un monde multipolaire

Au vu du rejet majoritaire, il n’est pas étonnant que de nombreux pays aident depuis longtemps à contourner les blocages économiques. La guerre économique contre la Russie a donné une véritable impulsion à cette tendance. Les mesures de blocus imposées par l’Occident à la Russie ont beau être les plus complètes de l’histoire à ce jour, elles n’ont rien donné jusqu’à maintenant, bien au contraire. De plus, les pays de l’OTAN restent assez isolés dans leurs efforts. Seuls cinq pays en dehors de l’OTAN et de l’UE y participent plus ou moins activement : L’Australie, le Japon, la Nouvelle-Zélande, la Suisse et la Corée du Sud. Non seulement les autres États poursuivent leur coopération avec la Russie, mais ils l’ont même parfois intensifiée.

Dans ce contexte, l’Iran a pu récemment renforcer ses relations économiques et politiques internationales, d’une part en coopérant plus étroitement avec la Russie, mais surtout en développant sa coopération économique avec les pays asiatiques. La Chine est de loin devenue son plus grand partenaire commercial, tandis que l’Iran joue un rôle clé dans son initiative « La Ceinture et la Route » – souvent appelée la « nouvelle route de la soie » – en raison notamment de sa situation géographique.

L’Inde et d’autres pays asiatiques ont commencé à renforcer leurs relations de commerce et de coopération économique avec la République islamique, notamment en augmentant les importations de pétrole. En outre, l’Iran développe, en coopération avec ses voisins, de grands axes de transport sur son territoire et s’intègre ainsi de plus en plus dans sa région. En devenant membre à part entière de l’Organisation de coopération de Shanghai, l’alliance la plus importante d’Asie en matière de sécurité et de politique économique, il a pu institutionnaliser cette intégration. Enfin, la position de l’Iran vis-à-vis de l’Occident sera renforcée de manière décisive par son admission dans la communauté des États du BRICS (à l’origine Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud).

Les sanctions économiques occidentales de plus en plus sévères, associées au gel des avoirs des pays visés, ainsi qu’à leur exclusion du système financier américain et du réseau de communication financière international SWIFT, alimentent le désir d’indépendance économique et financière vis-à-vis des États-Unis et de l’UE.

De nombreux pays s’efforcent désormais de se détacher du dollar et du système financier dominé par les États-Unis – souvent en collaboration avec la Chine, la Russie et l’Iran. Dans d’autres domaines également, on constate une coopération de plus en plus étroite entre les pays du Sud mondial afin de se libérer des dépendances vis-à-vis de l’Occident et de la tutelle occidentale. Les guerres économiques des États-Unis et de l’UE agissent manifestement comme des catalyseurs. Elles obligent de nombreux pays à coopérer, soit parce qu’ils voient le risque réel d’être eux-mêmes frappés, soit parce qu’ils veulent échapper au chantage des « sanctions secondaires », qui limitent leur souveraineté et leur portent préjudice sur le plan économique.

[1] Article de notre partenaire belge Lava.

Pourquoi l’Allemagne est à nouveau l’homme malade de l’Europe

Le chancellier allemand Olaf Scholz (SPD), l’usine Vokswagen de Wolfsburg et le Bundestag. © Sébastien Lapostolle pour LVSL

Une troisième année de récession qui se profile, une crise politique inédite, un parti néo-nazi à 20% dans les sondages, une industrie en crise profonde, un réarmement qui plombe le budget… Alors que les Allemands vont renouveler leurs députés au Bundestag, le fameux « modèle » d’Outre-Rhin semble profondément ébranlé. Les difficultés sont loin d’être passagères : toutes les bases du régime économique mis en place depuis 20 ans sont fracturées. Arc-boutée sur l’atlantisme, la foi libre-échangiste et le culte de la rigueur budgétaire, la classe politique allemande refuse de voir la réalité en face. 

Déficit public très faible, dette sous contrôle, exportations records grâce à sa puissance industrielle, plein emploi, inflation au plus bas… Pendant des années, le modèle économique allemand a été célébré en France dans les pages des quotidiens économiques et a servi de source d’inspiration pour les programmes politiques, en particulier à droite. Certes, la gauche s’est toujours montrée plus critique de ce modèle, pointant notamment la précarité de l’emploi introduite par les lois Hartz, le manque d’investissement public et les inégalités persistantes entre l’ex-RDA et l’Ouest. Elle enviait malgré tout le système de cogestion des entreprises de nos voisins d’Outre-Rhin, qui offre la moitié des sièges du conseil de surveillance aux représentants du personnels dans les entreprises de plus de 2000 salariés, bien que celui-ci n’offre en réalité qu’un pouvoir limité aux syndicats

Malgré ces limites évidentes, le succès économique de l’Allemagne paraissait insolent jusqu’en 2020. Après le chaos de la pandémie, qui a touché le monde entier, c’est surtout la guerre en Ukraine qui a enclenché une crise économique dont le pays ne sait plus comment sortir. Après une contraction du PIB de 0,3% en 2023 et de 0,2% l’an dernier, l’Allemagne semble ainsi partie pour une troisième année consécutive de récession. L’industrie est particulièrement touchée : en 2023, la production manufacturière était inférieure de 9% par rapport au record enregistré en 2018 et un recul supplémentaire de 3,3% aurait eu lieu en 2024. Les trois secteurs les plus exportateurs, l’automobile (17,3% des exportations), les machines-outils (14,4%) et la chimie (9%), sont tous en net recul ces dernières années. C’est donc le cœur du système économique allemand qui est touché.

La grande panne de l’industrie automobile

Cet automne, les difficultés de Volkswagen ont eu un retentissement national dans un pays où la voiture est source de fierté et représente un cinquième de la production industrielle et des millions d’emplois. Un an après le lancement d’un plan d’économie de 10 milliards d’euros, le groupe a demandé de nouveaux efforts à ses salariés et rompu un tabou historique en annonçant la possible fermeture de 3 usines sur 10 en Allemagne. Depuis la création de l’entreprise en 1937, cela n’est jamais arrivé. Volkswagen envisageait également des dizaines de milliers de licenciements (en Allemagne et à l’étranger), une baisse des salaires de 10 à 18 % et l’externalisation d’une partie de la fabrication de composants. Finalement, l’entrée en grève préventive de 100.000 travailleurs a permis un compromis : pas de fermetures d’usine, un gel des salaires pour les deux prochaines années et le départ de 35.000 personnes d’ici 2030, en misant sur les départs en retraite.

Si le chancelier Olaf Scholz a salué « un bon accord, socialement responsable », les problèmes du secteur automobile sont loin d’être résolus. Le nombre de voitures produites en Allemagne est passé de 5,65 millions en 2017 à 4,1 millions en 2023 et les ventes des marques allemandes sont en nette baisse : un million et demi de voitures en moins pour le mastodonte Volkswagen et entre 200.000 et 300.000 véhicules en moins chaque année pour BMW et Mercedes sur la même période. Plusieurs phénomènes se cumulent pour expliquer cette chute sans précédent. En Europe, le renouvellement des voitures est au ralenti du fait des prix très élevés des nouveaux modèles. Aux États-Unis, la politique protectionniste de Donald Trump va obliger les constructeurs à implanter leurs usines sur le sol américain pour pouvoir y proposer des prix compétitifs, ce qui n’augure rien de bon pour les usines allemandes. Quant à la Chine, longtemps un eldorado pour les groupes allemands, le marché y est désormais de plus en plus dominé par des constructeurs nationaux, dont les modèles sont moins chers et plus innovants.

Si le tournant de l’électrique était censé apporter un renouveau du secteur, l’Allemagne a raté cette révolution technologique. Au cours des années 2010, elle a largement ignoré le phénomène, considérant que l’amélioration continue des moteurs thermiques – technologie maîtrisée à la perfection par les industriels allemands depuis plus d’un siècle – avait plus d’avenir que les véhicules à batterie. Volkswagen a préféré mentir sur ses émissions de CO2 pour continuer à écouler ses véhicules plutôt que d’investir dans l’électrique. Résultat : le scandale du « dieselgate » aura coûté 30 milliards à l’entreprise et durablement abîmé son image de marque. Pendant ce temps, les constructeurs chinois, en particulier BYD, ont su optimiser leurs batteries et les logiciels qui vont avec, qui peuvent faire varier l’autonomie d’un véhicule jusqu’à 30%, à batterie égale. Après s’être imposés sur le marché domestique, les constructeurs chinois sont désormais très agressifs en Europe. Si les constructeurs allemands tentent de rattraper leur retard en développant de nouveaux modèles, l’arrêt soudain des subventions aux véhicules électriques outre-Rhin en 2024, sacrifiées pour réduire le déficit, a fait chuter les ventes de voitures électriques de 27%. Inquiets par ce tournant technologique, les constructeurs allemands mènent donc une fronde contre la décision européenne d’interdire la vente de voitures thermiques neuves en 2035.

Un pays vulnérable à la fin du libre-échange

Au-delà du symbole, l’exemple de l’automobile illustre parfaitement l’addition de menaces auxquelles fait face l’industrie allemande. Avec une balance commerciale excédentaire de 242 milliards d’euros l’an dernier, l’économie allemande est très tournée vers l’export. Pendant des années, le libre-échange a permis à ses entreprises de conquérir de nouveaux marchés et d’y réaliser de juteux bénéfices. Mais la donne est en train de changer. Le grand retour des tarifs de douane aux vtats-Unis et la réindustrialisation enclenchée par les subventions massives de l’Inflation Reduction Act sont en train de fermer le marché américain. Or, Washington est le second partenaire commercial de l’Allemagne et surtout celui avec lequel elle réalise le plus grand excédent, plus de 65 milliards d’euros en 2022. La Chine est elle le premier partenaire de Berlin, mais aussi l’origine de son plus grand déficit commercial : 93 milliards en 2022. Étant donné la montée en gamme de l’industrie chinoise et sa pénétration croissante du marché européen, ce trou devrait se creuser.

Pendant des années, le libre-échange a permis aux entreprises allemandes de conquérir de nouveaux marchés et d’y réaliser de juteux bénéfices. Mais la donne est en train de changer.

Bien sûr, l’Allemagne peut toujours écouler ses marchandises en Europe. Sa balance commerciale avec la plupart des pays de l’UE et avec le Royaume-Uni est d’ailleurs très excédentaire. Rien de surprenant à cela, tant l’Allemagne est la grande gagnante de la construction européenne. La sous-évaluation de l’euro a permis à Berlin de doper ses exportations, rendues moins chères, au détriment de l’Europe du Sud. Toujours en matière monétaire, l’obsession germanique pour le contrôle de l’inflation et des déficits, imposée aux autres États de la zone euro, a engendré des plans d’austérité extrêmement violents en Grèce, en Espagne, au Portugal et en Italie, qui ont conduit à l’explosion de la pauvreté et à la déliquescence de l’Etat et de la protection sociale. L’Allemagne a tiré profit de cette situation en attirant des centaines de milliers de jeunes éduqués d’Europe du Sud, venant remplacer une main-d’œuvre vieillissante. Enfin, les « délocalisations de proximité » vers la Pologne, la République tchèque, la Slovaquie et la Hongrie ont apporté un certain développement industriel à l’Europe centrale, mais au bénéfice principal de l’Allemagne, qui a fait main basse sur une large part des économies des États du groupe de Visegrád.

Mais cette hégémonie européenne touche désormais à ses limites. La succession de plans d’austérité en Europe depuis une quinzaine d’années – largement exigée par l’Allemagne – a durement affaibli l’activité économique, engluée dans une stagnation sans fin. Difficile dans ces conditions de trouver de nouveaux débouchés commerciaux. L’Allemagne pousse donc l’Union européenne à conclure de nouveaux accords de libre-échange. Corée du Sud, Canada, Japon, Kenya, Nouvelle-Zélande, Chili… La Commission européenne en a signé à tout va ces dernières années. Et la tendance ne semble pas prête de s’arrêter, des deals étant actuellement négociés avec Singapour, l’Inde, l’Indonésie, les Philippines, mais surtout le Mercosur. Le marché commun sud-américain fait rêver les industriels allemands, tant les débouchés sont immenses. Volkswagen est ainsi implanté de longue date au Brésil, son second marché extérieur après la Chine. En supprimant la quasi-totalité des droits de douane, Berlin espère avoir accès aux nombreuses matières premières du continent sud-américain, tout en y exportant ses produits manufacturés. Mais cette stratégie se heurte à l’opposition de plusieurs membres de l’UE, inquiets de la déflagration que cet accord engendrerait pour leur secteur agricole, notamment la France. Par ailleurs, la Chine est déjà le premier partenaire commercial de la plupart des pays de la région.

Dépendance au gaz de schiste américain

Outre les tensions commerciales, le moteur économique allemand est également ralenti par l’explosion des prix de l’énergie. Avant la guerre en Ukraine, Berlin importait 55% de son gaz naturel, 45% de son charbon et 35% de son pétrole depuis la Russie. Indispensable à de nombreuses industries, le gaz est aussi la source de plus de 13% de l’électricité produite en Allemagne l’an dernier, une part en croissance ces dernières années pour faire face aux fluctuations de la production renouvelable (59% du mix électrique en 2024) et à l’arrêt du nucléaire courant 2023. Pendant des années, les importations de gaz russe ont été encouragées, notamment par la construction d’un second gazoduc dans la mer Baltique, le célèbre Nord Stream 2. A elle seule, la présence de l’ancien chancelier allemand Gerhard Schröder au conseil d’administration de la société Gazprom témoignait des liens extrêmement forts entre l’État allemand et le Kremlin en matière énergétique.

Le conflit ukrainien a évidemment rebattu toutes les cartes. Sous la pression des États-Unis, mais aussi des pays baltes et de la Pologne, très atlantistes et de longue date défavorables à Nord Stream, l’Union européenne a dû se sevrer d’hydrocarbures russes au plus vite, quoi qu’il en coûte. Adopté au nom du soutien à l’Ukraine et du combat « pour la démocratie », cet embargo a conduit l’UE à renforcer ses achats de pétrole et de gaz depuis des pays pourtant tout sauf démocratiques comme le Qatar ou l’Azerbaïdjan, mais aussi depuis l’Inde, qui réexporte massivement des hydrocarbures achetés… à la Russie. Mais ce sont les États-Unis qui bénéficient le plus de ce nouveau contexte. Redevenus auto-suffisants en combustibles fossiles en 2018 grâce à l’exploitation intensive de gaz de schiste, ils ont saisi l’occasion pour exporter leur production excédentaire vers l’Europe. Les exportations de gaz naturel liquéfié des États-Unis vers l’UE et le Royaume-Uni ont bondi de 71 millions de mètres cubes par jour en 2021 à plus de 200 millions en 2023. La moitié du GNL importé en Europe vient désormais d’Outre-Atlantique.

L’explosion des importations gazières depuis les États-Unis a un triple impact délétère sur l’Europe, et en particulier l’Allemagne, plus grande consommatrice. D’abord, ce nouvel approvisionnement est extrêmement polluant : les fuites de méthane et le transport très énergivore du gaz liquéfié par rapport au gaz conduit par pipeline rendent le gaz américain jusqu’à 4 fois plus polluant que le gaz traditionnel, soit presque autant que le charbon. Ensuite, car elle s’accompagne d’une explosion des prix, qui s’explique en partie par les coûts de transport (liquéfaction, regazéification, usage de navires méthaniers…), mais surtout par la spéculation. Les Allemands ont vu leurs factures de gaz bondir, de 30% pour les industriels à 74% pour les particuliers, au profit des entreprises américaines. Enfin, il pose un problème géopolitique, à savoir une dépendance excessive à Washington. Pour s’assurer qu’aucun retour en arrière ne soit possible, les États-Unis ont vraisemblablement commandité, ou à minima aidé à organiser, l’attentat ayant fait exploser les gazoducs Nord Stream en 2022. Tétanisé à l’idée de froisser son allié américain, le gouvernement allemand refuse de révéler le résultat de ses enquêtes aux parlementaires et aux journalistes.

Pour s’assurer qu’aucun retour en arrière ne soit possible, les États-Unis ont vraisemblablement commandité l’attentat ayant fait exploser les gazoducs Nord Stream en 2022. Tétanisé à l’idée de froisser son allié américain, le gouvernement allemand refuse de révéler le résultat de ses enquêtes.

Un réarmement ruineux

Cette inféodation de l’Allemagne aux États-Unis se traduit aussi en matière militaire. Si l’orientation atlantiste de l’Allemagne de l’Ouest, puis réunifiée, n’est pas nouvelle, les discours pacifistes ont longtemps été très forts en Allemagne. Outre le souvenir douloureux de la Seconde guerre mondiale, ils s’appuyaient sur la volonté de nombreux Allemands de renforcer les liens avec la RDA durant la guerre froide – la fameuse Ostpolitik – puis sur l’objectif d’économies budgétaires, la menace d’une guerre conventionnelle s’étant éloignée. Là aussi, la guerre en Ukraine a tout changé. Fin février 2022, le chancelier Olaf Scholz annonçait un « changement d’époque » et mettait en place un fonds spécial de 100 milliards d’euros pour le réarmement. Certes, l’état de déliquescence de la Bundeswehr impliquait des investissements. Mais la contribution à l’effort de guerre ukrainien via l’envoi de matériel militaire et l’exigence des États-Unis d’une augmentation des dépenses militaires des membres de l’OTAN ont aussi lourdement pesé sur cette décision.

Si tous les objectifs fixés par Scholz en matière de réarmement n’ont pas été atteints, le budget alloué à la défense a explosé. Au total, l’Allemagne a dépensé plus de 90 milliards d’euros dans ce domaine en 2024, ce qui correspond à l’objectif de 2% du PIB fixé par Washington. Le complexe militaro-industriel américain se frotte les mains : de nombreux achats allemands sont réalisés directement aux États-Unis, au détriment de la France, qui espérait obtenir des contrats. L’achat de chasseurs F-35, pourtant extrêmement chers et bourrés de défauts, a été l’une des décisions phares du gouvernement sortant. Si la coalition tricolore, réunissant le SPD, les Verts et les libéraux du FDP, s’est parfois affrontée en interne sur les types d’armement à fournir à l’Ukraine, la position maximaliste des Verts a toujours fini par l’emporter. Sous l’influence d’Annalena Baerbock, ministre écologiste sortante des Affaires étrangères, des armes toujours plus destructrices ont été livrées à l’Ukraine et la politique étrangère allemande suit plus que jamais les ordres des États-Unis. L’Allemagne s’est ainsi illustrée comme soutien indéfectible d’Israël dans son entreprise de nettoyage ethnique à Gaza et en Cisjordanie, notamment à travers des ventes d’armes massives et une intense répression du soutien à la Palestine.

Ce tournant du réarmement est désormais visible dans tout le champ politique. Tous les partis traditionnels – CDU (droite), SPD (sociaux-démocrates), Verts et FDP – ainsi que l’AfD (extrême-droite) s’accordent sur l’objectif de dépenser au moins 2% du PIB dans la défense. Le vice-chancelier écologiste Robert Habeck propose même 3,5%, sans doute afin de faire plaisir à Donald Trump, qui exige désormais le chiffre astronomique de 5%. Pour se différencier les uns des autres, ces partis surenchérissent : retour de la conscription obligatoire pour la CDU et l’AfD, envoi de missiles Taurus à l’Ukraine pour les Verts, la CDU et le FDP, création d’un bouclier antimissile européen pour le SPD… Or, toutes ces promesses ont un coût. Le fonds spécial de 100 milliards d’euros étant déjà entièrement attribué et devant prendre fin en 2027, il faut trouver une trentaine de milliards chaque année rien que pour tenir les 2%. C’est ici que les partis classiques divergent : pour le SPD et les Verts, l’urgence géopolitique est supérieure aux contraintes budgétaires et l’endettement n’est pas un problème. Pour le FDP, la CDU et l’AfD, la rigueur budgétaire est intouchable et il faut donc réduire l’État-providence.

Une coalition incohérente brisée par la rigueur budgétaire

C’est justement sur cette question du budget que la coalition tricolore s’est fracturée cet automne. Alors que la Constitution allemande interdit depuis 2009 un déficit public supérieur à 0,35% du PIB, les marges de manœuvre sont extrêmement restreintes. Si la règle a été temporairement suspendue durant la crise sanitaire, son retour a très vite entraîné des tensions, notamment lorsque la Cour constitutionnelle de Karlsruhe a jugé fin 2023 anticonstitutionnel l’usage de fonds inutilisés pour la gestion du COVID dans un nouveau fonds hors budget destiné aux investissements écologiques et dans les semi-conducteurs. Le message de cette jurisprudence était clair : la rigueur absolue doit primer sur tout autre objectif. Une vision qui correspond tout à fait à celle défendue par Christian Lindner, chef du parti ultra-libéral FDP et ministre des finances de la coalition sortante, qui a construit sa carrière politique en se présentant comme garant de l’orthodoxie budgétaire.

Comble de l’ironie, Angela Merkel, pourtant à l’origine du fameux « frein à l’endettement » inscrit dans la Constitution, a plaidé pour son assouplissement.

Concilier ce dogme absurde de l’équilibre des comptes publics avec les investissements dans l’industrie voulus par le SPD, ceux pour les politiques écologiques défendus par les Verts, ainsi que les dépenses considérables pour le réarmement, le soutien à l’Ukraine et les aides pour les factures d’énergie, le tout dans un pays vieillissant et en récession relève de la quadrature du cercle. Après des coupes budgétaires massives en 2024, la préparation du budget 2025 s’est avérée encore plus compliquée. Actant des désaccords insurmontables, le chancelier Olaf Scholz (SPD) a donc fini par limoger Lindner début novembre, privant son gouvernement du soutien des 91 députés FDP, nécessaires pour obtenir une majorité. Comble de l’ironie, Angela Merkel, pourtant à l’origine du fameux « frein à l’endettement » inscrit dans la Constitution, a plaidé pour son assouplissement deux semaines plus tard

Si le budget 2025 a fait exploser la coalition, celle-ci était néanmoins fragile depuis le début. Ces trois dernières années, le SPD, les Verts et le FDP n’ont cessé de s’affronter, en particulier autour des politiques voulues par les écologistes, comme la fermeture des centrales nucléaires, la fin des voitures thermiques neuves en 2035 ou encore l’interdiction des six millions de chaudières à gaz et au fioul d’ici à 2030. Alors que les aides pour cette transition énergétique étaient sacrifiées sur l’autel de l’austérité, ces mesures ne pouvaient qu’être profondément impopulaires. L’incohérence entre la nécessité de réduire les émissions et la préférence des Verts pour le charbon plutôt que le nucléaire – bien que les renouvelables se développent fortement, le charbon compte toujours pour 15% de la production électrique – et leur soutien au gaz de schiste américain a conduit à leur détestation. Le gouvernement sortant paie les conséquences de ces choix, les sondages indiquant tous une baisse des intentions de vote en faveur du SPD, des Verts et du FDP, ce dernier risquant de ne pas franchir le seuil de 5% nécessaire pour entrer au Bundestag.

Sondage en ligne Yougov auprès de 2430 Allemands conduit entre le 14 et le 17 février 2025. Source : X

Percée des néo-nazis et émergence d’un Macron allemand

Face à ce bilan, les différents partis d’opposition peuvent tous espérer progresser ce dimanche. Donnée à 30% dans les sondages, la CDU-CSU devrait faire son retour à la chancellerie, avec la personne de Friedrich Merz. Cet opposant historique à Angela Merkel, qui a fini par mettre la main sur le parti après 25 de défaites internes, est la version allemande d’Emmanuel Macron. Ancien banquier chez Blackrock, il plaide sans relâche pour une plus grande financiarisation de l’économie allemande, au point qu’il avait même publié un livre intitulé « Oser plus de capitalisme » en pleine crise des subprimes… En matière économique, son programme est on ne peut plus classique : baisses d’impôts massives, dérégulation, culte de l’innovation, suppression du Bürgergeld (équivalent allemand du RSA) et bien sûr austérité budgétaire. Il plaide aussi pour un réarmement massif dans le cadre de l’OTAN, compte sur la relance du nucléaire et la taxe carbone pour résoudre la crise climatique et entend bien sûr durcir les lois sur l’immigration.

Ancien banquier chez Blackrock, Friedrich Merz plaide pour une plus grande financiarisation de l’économie allemande, au point qu’il avait publié un livre intitulé « Oser plus de capitalisme » en pleine crise des subprimes

Ce dernier point est également un des enjeux de la campagne, marquée par plusieurs attaques commises par des étrangers en situation irrégulière, sur lesquelles surfe l’Alternative für Deutschland (AfD). Né en 2013 contre les plans « d’aide » à l’Europe du sud en pleine crise des dettes souveraines, le parti a rapidement été capturé par les courants d’extrême-droite. Il n’hésite pas à revendiquer l’héritage du Troisième Reich et à multiplier les provocations, à travers des affiches où des parents font des saluts nazis pour « protéger leurs enfants », une conférence sur la « remigration » organisée à Wannsee – lieu de décision de la « solution finale » -, une remise en cause de la politique mémorielle et nombre de clins d’oeil au régime hitlérien dans ses slogans. Porté par le dégagisme et désormais soutenu par Elon Musk, le parti ne cesse d’engranger des succès électoraux, en particulier en ex-RDA.

Espérant endiguer sa progression, Friedrich Merz reprend certaines de ses propositions. Un texte visant à restreindre le regroupement familial et à étendre les pouvoirs de la police des frontières a ainsi opportunément été présenté fin janvier par la CDU et a failli être adopté, grâce au soutien de l’AfD. Une manœuvre politique qui s’est retournée contre son initiateur : tandis que l’extrême-droite a vu ses idées légitimées, la rupture du « cordon sanitaire » historique a heurté une grande partie de la société allemande et compliquera forcément les négociations pour former une coalition. S’il semble impossible que l’AfD entre au gouvernement, le programme néolibéral et autoritaire de Merz a toutes les chances de faire exploser les scores des néo-nazis à la prochaine élection, de la même manière que Macron a mis le Rassemblement National aux portes du pouvoir.

A gauche, deux stratégies opposées

Face à ce scénario catastrophe, et alors que les Verts et le SPD feront sans doute partie de la future coalition au pouvoir, les électeurs ne voulant ni du néolibéralisme de centre-gauche, ni de celui de droite, et encore moins de l’extrême-droite, n’avaient jusqu’ici qu’un seul vote possible : celui pour Die Linke. Mais le parti de gauche radicale a rencontré de nombreux obstacles ces dernières années : ses propositions no border sont rejetées par la grande majorité des Allemands, y compris une part de son propre électorat, tandis que son bilan au gouvernement de certains Länder à l’Est est difficile à différencier de ce que ferait le SPD. Die Linke n’a donc cessé de perdre des électeurs et s’est divisé entre une frange gauchiste et libertaire et une autre, alliant un programme économique et social ambitieux et une orientation plutôt conservatrice sur les questions socioculturelles, autour de Sarah Wagenknecht. Cette dernière a finalement fait scission pour créer son propre mouvement, le BSW, et réalisé une première percée l’an dernier aux élections européennes, puis lors d’élections dans les parlements de Thuringe, du Brandebourg et de Saxe, trois Länder de l’Est où son discours rencontre un vrai succès

Les scores des partis traditionnels étant en baisse, une alliance avec l’AfD inenvisageable et la présence du FDP au Bundestag incertaine, la CDU pourrait être forcée de négocier une coalition à la fois avec les Verts et le SPD. Celle-ci souffrirait alors des mêmes faiblesses que la coalition sortante.

Le scrutin du 23 février est censé départager ces deux stratégies antagonistes. Si les deux partis sont globalement d’accord sur la nécessité de politiques redistributives, Wagenknecht a fait de la paix en Ukraine et au Proche-Orient un axe central de son programme, tandis que Die Linke s’exprime peu sur la question et reste très frileux à l’idée d’oser critiquer Israël. Sur l’immigration, Wagenknecht espère récupérer des électeurs de gauche demandeurs d’une plus grande fermeté, mais, ce faisant, elle risque de légitimer davantage l’AfD et donc de lui fournir des voix. A l’inverse, la posture sans-frontièriste de Die Linke a beau être clairement impopulaire, elle peut séduire les électeurs à la recherche d’une opposition forte au durcissement en cours. Si l’un des deux partis échoue à être représenté au Bundestag, il sera durablement fragilisé et sa stratégie désavouée. Mais il est également possible que les deux parviennent à franchir le seuil de 5% et que le match soit nul.

Dans ce dernier cas, la constitution du futur gouvernement serait rendue encore plus compliquée. Les scores des partis traditionnels étant en baisse, une alliance avec l’AfD inenvisageable et la présence du FDP au Bundestag incertaine, la CDU pourrait être forcée de négocier une coalition à la fois avec les Verts et le SPD. Celle-ci risquerait alors de souffrir des mêmes faiblesses que la coalition sortante. Si le frein à l’endettement pourrait être allégé au vu de la situation, les problèmes de fond de l’économie allemande ne devraient pas être traités. Aucun des partis en question ne remettant en cause l’atlantisme et le libre-échange ou n’ayant de solution pour faire baisser le coût de l’énergie et proposer un nouveau modèle économique, la crise va durer encore longtemps. Face à cette fuite en avant, l’AfD aura tout le loisir de prospérer dans le confort de l’opposition. Le « consensus » politique tant vantée par les admirateurs du « modèle allemand » arrive lui aussi en bout de course.

Pourquoi les barons de la Silicon Valley se convertissent au trumpisme

Mark Zuckerberg, le couple Bezos, Sundar Pichai (PDG de Google) et Elon Musk lors de la cérémonie d’investiture de Donald Trump. © Free Malaysia Today

Entamée pendant la campagne présidentielle, la conversion de la Silicon Valley au trumpisme semble désormais achevée. Les principaux leaders de la tech figuraient au premier rang des invités à la cérémonie d’investiture de Donald Trump, qui a donné des gages à cette industrie au cours de son discours. Ce ralliement a surpris de nombreux observateurs, tant la Silicon Valley est généralement associée au progressisme et au Parti démocrate. Loin d’être une bifurcation idéologique en forme de réaction aux prétendus excès de la gauche américaine, cette conversion est motivée par des enjeux économiques et des questions de pouvoir bien identifiables. Reste à savoir si les contradictions qui opposent les géants de la tech à la base électorale de Donald Trump finiront par faire imploser cette alliance bancale.

À la fin du film Le Parrain, lorsque Michael Corleone vient d’éliminer ses rivaux, les lieutenants de la mafia américaine le retrouvent dans son bureau pour lui baiser la main et prêter allégeance. Le triomphe électoral de Donald Trump a provoqué une réaction similaire au sein de la Silicon Valley. Dès l’annonce des résultats, les grands patrons de la tech se sont précipités pour féliciter le « Don ». Même Tim Cook, PDG d’Apple, y est allé de sa courbette. Tous ont donné entre 1 et 2 millions de dollars au fonds d’organisation de sa cérémonie d’investiture. Amazon, Microsoft, Google, Meta, Tim Cook, Sam Altman (OpenAI), Elon Musk, Uber, Spotify… il ne manquait personne à l’appel. La plupart de ces entreprises et milliardaires n’avaient rien donné à Joe Biden quatre ans plus tôt. Mais les signes d’allégeance ne se sont pas limités à des versements vers un fonds opaque, non régulé et dont le surplus de trésorerie pourra être utilisé à la discrétion du Président.

Opération séduction

Le ralliement d’Elon Musk et de nombreux gros investisseurs de la Silicon Valley (Marc Andresseen, Peter Thiel, SoftBank, Chamath Palihapitiya, David Sacks, Larry Ellison…) est antérieur à sa victoire électorale. Il prenait la forme de déclarations de soutien, participation à la campagne et dons financiers conséquents. Mais d’autres grands noms de la tech et entreprises majeures avaient soutenu Kamala Harris ou pris soin de rester neutres. Cela a changé dès l’annonce des résultats.

Jeff Bezos a probablement été le premier à ouvrir la danse. Quelques jours avant l’élection, il a censuré la publication du traditionnel éditorial de son journal, le Washington Post, qui devait appeler à voter Kamala Harris. Une fois l’élection passée, Bezos a bloqué la publication d’un dessin de presse caricaturant les patrons de la tech s’agenouillant devant Trump. Puis Amazon Prime, le service de streaming de l’entreprise dont il est resté le principal actionnaire, a offert 40 millions de dollars à Melania Trump pour produire un documentaire sur la première dame. Documentaire dont la réalisation a été confiée à un réalisateur déchu et très proche de Trump. Si cela ne suffisait pas, Amazon vient de mettre fin à ses politiques d’inclusion et antidiscriminatoires (DEI).

Jeff Bezos a probablement été le premier à ouvrir la danse. Quelques jours avant l’élection, il a censuré la publication du traditionnel éditorial de son journal, le Washington Post, qui devait appeler à voter Kamala Harris.

Mark Zuckerberg a suivi les pas de Marc Andresseen en donnant un interview-fleuve à Joe Rogan, soutien de Donald Trump et premier podcasteur du pays. Le patron de Meta (Facebook, Instagram, WhatsApp) en a profité pour critiquer les démocrates et valider les obsessions de la droite trumpiste. Il avait déjà fait un appel du pied à Trump pendant la campagne en le qualifiant de « badass » suite à la tentative d’assassinat dont il avait été victime. Un compliment curieux lorsqu’on sait que Trump avait menacé Zuckerberg de prison pour avoir suspendu son compte Facebook pendant deux ans, suite à sa tentative de subvertir le résultat des élections de 2020.

Pour officialiser son ralliement, Zuckerberg ne s’est pas contenté du don financier mentionné en introduction. Il a calibré la décision portant sur la suppression de la modération du contenu sur ses réseaux sociaux avec les équipes de Trump et mis fin à de nombreuses politiques internes visant à protéger les minorités ou encourager la diversité. Une manière de rejoindre en grande pompe le camp réactionnaire dans sa guerre culturelle contre le « wokisme » et la « cancel culture ». Ce revirement revient probablement à mettre Facebook et Instagram au service de Trump. Il s’est accompagné d’un accord élaboré avec les avocats de Trump pour que Meta verse 25 millions de dollars de dommage et intérêt à ce dernier. Il poursuivait Facebook au civil en espérant obtenir des dédommagements suite à la suspension de son compte. Trump avait peu de chance de gagner son procès, cet accord à l’amiable tombe à pic.

Le PDG de Tik Tok, interdit aux Etats-Unis quelques jours auparavant, s’inscrit dans une démarche révérencieuse similaire, au point d’utiliser son réseau social pour chanter les louanges de Donald Trump, afin d’espérer un retour en grâce. Lui aussi était présent à l’inauguration. Tout cela a débouché sur une photo digne du Parain, où les pontes de la Silicon Valley trustaient le premier rang de la cérémonie d’investiture, devant les soutiens historiques et élus assurant des fonctions protocolaires.

En 2017, pour éviter de s’aliéner leurs employés, perdre leurs clients et nuire à leur image de marque, ces dirigeants avaient pris soin de garder leurs distances avec Donald Trump, au moins publiquement. Ce changement de comportement peut en partie s’expliquer par les récentes difficultés du secteur et plans de licenciement, qui ont inversé le rapport de force employé-employeur, dans un contexte où les consommateurs sont devenus captifs de ces grands monopoles et peu susceptibles de renoncer à leurs services.

Un ralliement plus opportuniste qu’idéologique

À en croire des personnalités comme Elon Musk, Mark Zuckerberg ou Marc Andresseen, la principale cause du ralliement de la Silicon Valley à Donald Trump serait à chercher du côté des démocrates. La gauche américaine et les libéraux sont accusés d’avoir cédé aux sirènes du « wokisme » tout en s’attaquant à la liberté d’expression. Les soi-disant persécutions judiciaires du DOJ (Departement of Justice, l’équivalent du ministère de la Justice) et du FBI contre Donald Trump sont parfois également citées. Tout comme la tentative d’assassinat à son encontre, qui serait le produit de la complaisance du FBI et de l’extrémisme de la gauche américaine, accusés d’avoir injustement repeint l’ancien Président en dangereux putschiste autocrate. C’est après l’inculpation de Donald Trump que l’influent David Sacks (ex-PayPal) avait appelé à voter pour lui. Et après la tentative d’assassinat que son vieil ami Elon Musk avait officialisé son soutien.

L’idée d’un ralliement idéologique contraint par la radicalisation du camp démocrate est défendue en France par des « experts » comme Fabrice Epelboin (dans Le Point, sur C Ce Soir…) et reprise par de nombreux commentateurs. Elle ignore superbement les faits.

La Silicon Valley n’en est pas à son premier revirement réactionnaire. À ses origines, l’Université de Stanford, située au cœur de la vallée, jouait un rôle central dans la diffusion des thèses eugénistes qui eurent une emprise durable sur la tech. En particulier dans l’entre-deux guerre. William Shockley, l’un des inventeurs du transistor, était un eugéniste et raciste bien connu. Si la contre-culture hippie des années 1960 a donné une coloration progressiste aux géants de la tech, les années 1990 ont été marquées par un retour de la pensée réactionnaire. Des politiciens comme Newt Gingrich, un temps numéro un du Parti républicain et élu de Californie, avaient pris appui sur des figures aussi influentes que Georges Gilder pour poser les jalons d’un internet néolibéral et conservateur. La Hoover Institution et de nombreux think tanks conservateurs ont par ailleurs exercé une influence importante sur cette période cruciale, avant que des individus comme Peter Thiel reprennent le flambeau.

Avant son rachat contraint de Twitter, Musk méprisait déjà la liberté d’expression, par ses attaques répétées contre les journalistes, critiques et lanceurs d’alertes. Suite à cette acquisition, il ne s’est pas contenté de diffuser les Twitter files qui ont montré que démocrates comme républicains contactaient régulièrement la plateforme pour demander la suppression de certains contenus. Il a surtout entrepris d’imposer sa propre censure avant d’interférer publiquement en faveur de Donald Trump au cours de la campagne 2024.

Elon Musk a multiplié les déclarations publiques polémiques bien avant son rachat de Twitter. Rappelons qu’il avait traité un secouriste de pédophile, minimisé l’épidémie de Covid, soutenu publiquement le coup d’État de l’extrême droite bolivienne en 2020 pour empêcher la nationalisation du lithium et qu’il profère des vues eugénistes depuis longtemps. Son usine Tesla californienne était surnommée « la plantation » à cause du racisme systémique qu’il y tolérait. En 2017, malgré le tollé provoqué par le « muslim ban » de Trump, Musk avait refusé de critiquer le président et défendu sa participation à son Conseil économique. L’idée que Musk serait un progressiste libéral soudainement converti à l’extrême droite est plutôt contestable. En 2014, il proclamait « Fuck la Terre. Sérieusement, on s’en fout de la Terre ». Et son obsession pour le « virus wokiste » qui « va détruire la civilisation » débute fin 2021, douze mois avant son rachat de Twitter.

De même, Zuckerberg partage depuis longtemps des opinions conservatrices. Il était déjà proche de l’administration Trump pendant son premier mandat. Son entreprise Meta est connue pour sa pratique d’une forme de censure et la promotion arbitraire de contenus favorables à l’extrême droite américaine et au gouvernement israélien.

Certains pontes de la Silicon Valley, comme Peter Thiel et Larry Ellison, ont toujours soutenu Trump. D’autres ont pris le train en marche au moment qui leur semblait le plus opportun. Chez Elon Musk, la rupture avec les démocrates est concomitante avec les premières tentatives de syndicalisation dans ses usines Tesla, en 2017. L’administration Biden a soutenu ces efforts, promu le syndicalisme (en particulier dans l’industrie automobile) et poursuivi ou entamé de nombreuses enquêtes ciblant les abus et multiples violations de la loi dont est accusé Tesla (droit du travail, normes environnementales, discriminations, sécurité routière…). La Californie est en passe d’interdire les ventes de Tesla sur son territoire du fait des abus constaté avec la fonction Autopilot, faussement présenté comme un système de conduite autonome.

Autrement dit, Musk a tombé le masque progressiste lorsque ses intérêts économiques l’exigeaient. Certains autres géants de la Silicon Valley basculent plus tardivement (Sam Altman) et prudemment (Tim Cook). Mais, quel que soit le degré de proximité idéologique de ces patrons, ce n’est pas par ce prisme qu’on peut comprendre une telle cascade de ralliements.

Ce que les barons de la Silicon Valley espèrent obtenir de Donald Trump

Interrogé par l’ancienne vedette de Fox News, Tucker Carlson, Musk avait déclaré « si Trump perd, je suis foutu ». Il faisait référence aux nombreuses enquêtes fédérales ciblant ses entreprises, dans le contexte d’une baisse des ventes et d’un effondrement des marges de Tesla, de plus en plus concurrencé par les constructeurs chinois comme BYD. Désormais à la tête du Ministère de l’efficacité publique (Department of Government Efficiency, nommé ainsi pour coller à l’acronyme DOGE, du nom de sa cryptomonnaie favorite, initialement conçue comme une parodie du Bitcoin), Musk va pouvoir purement et simplement supprimer les instances gouvernementales enquêtant sur ou chargées de réguler ses activités.

Pour les milliardaires de la tech, le ralliement à Donald Trump présente de nombreuses opportunités : baisses d’impôts anticipées (sur les multinationales et les individus), dérégulations ciblées et contrats publics gargantuesques. Musk et Bezos dépendent de la NASA et du Pentagone pour rentabiliser leurs entreprises spatiales (Blue Origin et SpaceX), dans lesquelles ils ont investi des sommes considérables. Mark Zuckerberg espère que Donald Trump va tuer son principal concurrent (Tik Tok) et protéger Facebook des amendes encourues à l’étranger. Sam Altman et Larry Ellison ont obtenu un coup de pouce inespéré de Trump pour leur projet « Stargate » à 500 milliards.

Amazon est menacé par le regain de syndicalisme que l’administration Biden soutenait et que Trump a déjà promis d’écraser. Google est ciblé par des procès antitrust conduits par la FTC de Biden. Peter Thiel compte sur la politique anti-immigration et militariste pour continuer d’obtenir des contrats juteux pour ses sociétés de surveillance, Palantir et Anduril. Google, Amazon, Oracle et Microsoft comptent parmi les principaux bénéficiaires de contrats de défense chiffrés en dizaine de milliards de dollars. Au minimum, ils ont intérêt à ne pas trop froisser la nouvelle administration pour éviter que le flot d’argent public ne se tarisse.

Pour les milliardaires de la tech, le ralliement à Donald Trump présente de nombreuses opportunités : baisses d’impôts, dérégulation et contrats publics gargantuesques.

Mais les géants de la tech comptent aussi sur Trump pour poursuivre l’impérialisme économique dont ils bénéficient depuis des années, que ce soit en faisant pression sur les autres pays pour empêcher le prélèvement d’impôts sur le chiffre d’affaires, défaire les régulations, obtenir des clauses particulières dans les accords commerciaux ou atténuer le montant des amendes et sanctions auxquelles ils s’exposent. Lors de sa rencontre avec Trump, Tim Cook a évoqué les difficultés d’Apple avec la justice européenne, par exemple.

Par le passé, l’État américain a aidé ses champions de la tech à s’imposer sur la scène internationale tout en empêchant autant que possible l’émergence de concurrents. Le constructeur chinois de smartphones Huawei a été largement banni des États-Unis et l’Union européenne a été contrainte de renoncer à ses services pour mettre en place son réseau 5G. Les diplomates américains sont également souvent intervenus auprès des gouvernements européens en faveur de nombreuses entreprises technologiques, comme l’ont révélé les Uber files.

Le tour d’horizon ne serait pas complet sans mentionner l’industrie des cryptomonnaies, qui a dépensé des sommes colossales et inédites pour faire élire Trump, dans l’espoir d’obtenir des dérégulations et législations favorables. Or, de nombreux gros investisseurs de la Silicon Valley cités plus haut détiennent des intérêts importants dans ce secteur. De manière générale, se rapprocher de Trump permet d’éviter ses foudres potentielles tout en se positionnant pour profiter de sa politique. Apple et Amazon l’ont bien compris, et augmentent de nouveau leurs achats d’espaces publicitaires sur le réseau social de Musk, l’autre homme fort de Washington.

Au-delà des intérêts particuliers, une nouvelle vision pour la Silicon Valley

En pleine campagne électorale, le plus gros fonds d’investissement en capital risque, Andresseen Horowitz, a détaillé une vision alternative à celle proposée de manière souvent incohérente par les démocrates. Intitulé « The little tech agenda », ce manifeste pro-startup dénonce une régulation et une taxation excessives. En résumé, il s’agit de libérer les énergies créatrices des startups en dérégulant le secteur et en mettant en place des baisses d’impôts et exonérations fiscales. Loin de défendre uniquement les « petits », il s’agit surtout de supprimer toute entrave au développement accéléré des dernières lubies de la Silicon Valley : l’Intelligence artificielle, les cryptomonnaies, la blockchain et le commerce des données.

Il s’agit de supprimer toute entrave au développement accéléré des dernières lubies de la Silicon Valley : l’Intelligence artificielle, les cryptomonnaies, la blockchain et le commerce des données.

Parmi les cibles principales, on retrouve deux des agences gouvernementales les plus populaires de l’administration Biden : la FTC (Federal Trade Commission) et le CFPB (Consumer Financial Protection Bureau). Sous la direction de Lina Khan, le premier a tenté de briser les monopoles des Big Tech via les lois antitrust, au nom de la compétitivité et de la protection des consommateurs. Le second, mis en place par Elizabeth Warren lors du premier mandat de Barack Obama à la suite de la crise des subprimes, lutte contre les fraudes financières et vise à protéger les consommateurs des abus des organismes de crédits prédateurs. Sous Biden, cet organisme a restitué plus de 6 milliards de dollars aux consommateurs américains victimes des abus, et infligé près de 4 milliards de dollars d’amendes. Ce n’est pas tout à fait par hasard que des patrons comme Zuckerberg, Musk et Marc Andresseen se sont succédés au micro de Joe Rogan pour dire tout le mal qu’ils pensaient du CFPB et de Lina Khan. Depuis, Trump a limogé les directeurs de ces deux agences.

Les questions de sécurité, de défense et de surveillance constituent un autre front commun assumé de plus en plus publiquement. En septembre dernier, Larry Ellison (Oracle) détaillait sa vision d’une société sous surveillance généralisée. Une idée qu’il défend depuis trois décennies, remise au gout du jour en vantant les nouvelles capacités permises par l’IA. Microsoft, Google et OpenAI ont été critiqués pour leur implication dans le génocide à Gaza. La société Anduril de Thiel vient de signer des partenariats avec OpenAI pour obtenir des contrats militaires. Sam Altman franchit ainsi une ancienne ligne rouge d’OpenAI, initialement conçue comme une entreprise à but non lucratif, fonctionnant sur le principe open source du logiciel libre en se tenant à l’écart du secteur militaire.

Toutes ces initiatives s’inscrivent dans un projet global et publiquement assumé. Marc Andresseen admet, comme les patrons des géants de l’IA, avoir pour but de remplacer un maximum d’emplois par de l’IA pour provoquer un affaissement généralisé des salaires. À cette vision dystopique s’ajoute la promotion de la surveillance de masse, de la monétisation à outrance de nos données personnelles et de la privatisation de l’espace. Un développement qui, à en croire tant l’ancien patron de Google que Bill Gates, doit s’accélérer malgré la crise climatique, qui ne sera résolue que par la technologie et le développement d’une IA supra-humaine…

Premières victoires, premières difficultés

Avec l’élection de Donald Trump, les patrons et financiers de la Silicon Valley ont obtenu ce qu’ils voulaient. L’appréciation des valeurs boursières sur lesquelles reposent leurs fortunes leur a assuré un retour sur investissement immédiat, tout comme la flambée du Bitcoin auquel nombre d’entre eux sont exposés. Au même moment, Trump offrait aux principaux barons de la tech un accès sans précédent aux cercles de pouvoir de Washington.

Marc Andresseen place de nombreux alliés à des postes clés. Peter Thiel dispose de son protégé au cœur du pouvoir, en la personne du vice-président JD Vance, dont il finance la carrière depuis des années. Mais c’est Elon Musk qui est parvenu à tirer des bénéfices sans précédent de son rapprochement avec Donald Trump. Non content d’être le seul individu extérieur à avoir été inclus sur la photo de famille post-électorale, il a obtenu un quasi-ministère sans avoir à se soumettre au processus de nomination sanctionné par le Congrès, avec les auditions sous serment qui l’accompagne. En effet, Trump a renommé par décret l’agence responsable du numérique créé par Obama, le « DOGE ». Ses prérogatives sont larges et définies de manière floue, mais permettent à Elon Musk d’obtenir un accès privilégié aux informations détenues par les administrations fédérales. Il a déjà commencé à utiliser cette agence pour réaliser une sorte de mini-putch inspiré de sa prise de contrôle désastreuse de Twitter et placer des alliés au cœur de l’administration, en plus de jeunes gens non diplômés et inexpérimentés. Sans provoquer de protestation au sein du Parti républicain.

La famille Trump et Elon Musk, photo Kai Trump via Twitter.

Fin décembre 2024, alors que Trump n’était pas encore investi président, le Congrès devait voter une loi de financement de l’État fédéral pour éviter un gel du fonctionnement de l’État. Le texte budgétaire résultait de plusieurs mois de négociations entre démocrates et républicain. Sous prétexte de vouloir « réduire le gaspillage de l’argent public », Musk a mené une intense campagne de lobbying pour faire échouer le vote, utilisant sa plateforme X pour demander à ses abonnés de téléphoner à leurs élus tout en menaçant ces derniers de trouver des adversaires bien financés face à eux lors des primaires aux élections de mi-mandats. Trump, qui espérait obtenir par ce chantage la levée du plafonnement de la dette et ainsi affaiblir la capacité de blocage des démocrates pour la suite de son mandat, s’est rangé derrière Musk.

Suite à la capitulation des élus républicains, le texte a été bloqué au Congrès. Pour éviter un « shutdown » du gouvernement la veille des fêtes de fin d’année, démocrates et républicains se sont rapidement mis d’accord pour voter un prolongement du budget incluant les priorités négociées auparavant. Mais de nombreux compromis qui avaient été inclus dans le texte initial ont été abandonnés. Dont l’amendement protectionniste vis-à-vis de la Chine qui menaçait directement les intérêts de Tesla, et donc d’Elon Musk. Ce dernier a obtenu ce qu’il voulait, contrairement à Donald Trump.

Le second point de tension a concerné le débat sur le sort des visas H1B, ces permis de travail soumis à un quota et réservés aux travailleurs diplômés sponsorisés par une entreprise désirant les embaucher. La Silicon Valley utilise ces visas pour importer de la matière grise à moindres frais, exerçant au passage une pression à la baisse sur les salaires des ingénieurs américains. Parce que l’essentiel des bénéficiaires de ce programme est issu de l’Inde et de l’Asie, les idéologues d’extrême droite proches de Trump veulent supprimer le programme. Inversement, Musk a pris position en faveur de ce dispositif, dont il a bénéficié lui-même par le passé. Sur X (ex-Twitter), il a argumenté que le secteur de la tech américain en dépend pour son succès, avant d’ajouter qu’il se battrait de toutes ses forces pour ce programme.

Le second point de tension concerne les visas H1B. La Silicon Valley utilise ces visas pour importer de la matière grise à moindres frais ; les idéologues d’extrême droite proches de Trump veulent supprimer le programme.

Cette sortie lui a attiré les foudres de la base militante pro-Trump et d’idéologues comme Stephen Miller (le monsieur immigration de Trump) et Steve Bannon. Musk s’est pris un retour de bâton inhabituel par l’intensité et la violence, bien que Trump soit intervenu dans le débat en faveur du programme H1B. Depuis, Musk a tenté de se réconcilier avec la base MAGA en soutenant des figures d’extrême droite au Royaume-Uni et en Allemagne, tout en commençant à censurer méthodiquement de nombreux comptes X qui l’avaient pris à parti.

La dernière friction interne est intervenue dès l’annonce en grande pompe d’un plan d’investissement de 500 milliards dans l’Intelligence artificielle, lors d’une conférence de presse organisée le lendemain de la passation de pouvoir. Flanqué des PDG d’OpenAI (le grand rival de Musk), Oracle et SoftBank, Trump a vanté le projet « Stargate ». Musk s’en est aussi pris au consortium via X. Si les conseillers de Trump étaient furieux de l’attitude du patron de Tesla, accusé de « saboter Trump », ce dernier a balayé ce conflit interne d’un haussement d’épaules en concédant simplement que « Musk déteste un des dirigeants qui fait partie du deal ».

Ces quelques exemples montrent à quel point l’alliance entre Trump et la Silicon Valley revêt un caractère inédit, tout en soulignant la fragilité de l’attelage. La coalition Trump est constituée de factions aux intérêts souvent contradictoires, lorsqu’ils ne sont pas des concurrents majeurs.

Tous conservent néanmoins un but commun : dépecer l’État social et démanteler les agences de régulation fédérales, tout en accaparant l’argent public via des contrats juteux et mobiliser la doctrine « America First » de Trump à leurs avantages. À ce titre, la récente directive produite par la direction du renseignement pour demander aux différentes agences (CIA, NSA, FBI…) de coopérer plus étroitement et en prenant davantage de risques avec les entreprises de la Silicon Valley confirme que l’on entre dans une nouvelle ère. Celle de la fusion entre l’extrême droite trumpiste et la Silicon Valley.

Trump 2.0 : le Parti démocrate se relèvera-t-il ?

Trump Biden Le Vent Se Lève

Pour de nombreux électeurs, le Parti démocrate est devenu le parti des classes aisées, de la guerre, des banques, du FBI et du décorum politique. Alors que son soutien populaire s’étiole, son influence diminue dans les médias et les instances juridiques. Donald Trump dispose à présent des mains libres pour déployer son agenda, sans les garde-fous qui l’avaient limité lors de sa première présidence. Sauf changement de stratégie à 180°, le Parti démocrate risque de demeurer longtemps écarté du pouvoir.

Au cours de son premier mandat, Donald Trump avait rencontré une résistance importante de la part de nombreux secteurs de la société américaine. Les médias « progressistes » s’étaient rapidement vécus comme une force d’opposition. Le Parti démocrate avait livré un combat acharné au Congrès. De nombreux cadres et élus républicains avaient tenté de « contrôler » les ardeurs de Trump. Le pouvoir judiciaire avait fait sauter ou temporairement bloqué un certain nombre de ses décrets. La haute administration avait contraint son action. Les agences de renseignement et le FBI lui avaient collé une enquête judiciaire sur le dos en alimentant la théorie complotiste du RussiaGate. Surtout, des pans entiers de la société américaine s’étaient mobilisés et organisés pour s’opposer à sa politique.

Cette fois, Trump ne rencontrera aucune résistance de ce genre. Les principaux médias traditionnels ont capitulé avant même l’élection, le Parti démocrate et Joe Biden utilisent leurs derniers mois au pouvoir pour expédier un maximum d’armes à l’Ukraine et Israël au lieu de mettre en place des garde-fous et, surtout, l’électorat démocrate aisé semble profondément déprimé par le résultat du scrutin. Si on en croit les réactions sur Twitter et la chute vertigineuse de l’audimat des chaînes de télévision critiquant Trump, ceux qui résistaient Trump en 2017 se murent dans un fatalisme qui pourrait se résumer comme suit : « tant pis pour les pauvres et les gens de couleurs qui ont fait élire Trump, ils auront ce qu’ils méritent ».

La droite ne va pas davantage s’opposer à Donald Trump, dont le contrôle sur le Parti républicain est désormais absolu. Le pouvoir judiciaire pourra ralentir son action et agir comme un garde-fou, mais la Cour suprême est dominée par les conservateurs (six juges sur neuf ayant été nommés par Trump ou George W. Bush).

Trump lui-même est animé d’un esprit de revanche, s’est entouré de conseillers et alliés sélectionnés pour leur loyauté et (dans bien des cas) leur radicalité. Ne pouvant pas briguer un troisième mandat, il ne sera pas davantage bridé par le besoin de préserver l’opinion ou les intérêts de certains groupes électoraux. Contrairement à 2017 où sa tentation de bombarder l’Iran, pour ne prendre que cet exemple, avait été stoppée par sa crainte que cela impacte négativement ses chances de réélection.

Au cours de son premier mandat, Trump avait également été freiné par sa propre incompétence. Les conseillers proches de la droite plus traditionnelle qu’il avait choisi suite aux flatteries dont il avait été l’objet avaient été capables de limiter ses ardeurs. Ce type de profil semble bien plus rare au sein de sa nouvelle administration, alors que l’extrême droite s’est organisée et préparée en vue de son second mandat.

Si la Constitution américaine prévoit de nombreux contre-pouvoirs qui s’exerceront pleinement, les premiers mois du second mandat de Donald Trump s’annoncent explosifs. Ses principaux objectifs sont connus : déportation massive de sans-papiers, baisses d’impôts pour le capital et destruction de l’État social.

Le Parti démocrate condamné à la disparition ?

Le Parti démocrate a subi une courte défaite dans les urnes, mais une défaite majeure dans les faits. Idéologiquement, il semble complètement battu : après avoir tenté de tenir un discours de fermeté sur l’immigration et la sécurité, il est apparu comme plus va-t-en-guerre et belliciste que le Parti républicain, expédiant des milliards de dollars d’aide militaire à l’Ukraine et Israël tout en refusant d’aider les Américains en difficulté économique. Il a été piégé par Trump en choisissant de se définir comme le défenseur des institutions américaines alors que ces dernières sont honnies par la majorité de la population. Pour de nombreux électeurs, il est devenu le parti de la guerre, du FBI, des banques, des classes aisées et du décorum politique. Il ne semble animé par aucune valeur ou idéologie précise : dès la défaite, de nombreux relais médiatiques démocrates ont estimé que le Parti avait été trop « pro-LGBT », trop antiraciste et trop généreux avec les aides sociales tout en n’étant pas assez ferme en matière d’immigration. La campagne de Harris a elle-même fait un virage à 180 degrés en endossant des positions anti-immigration et pro-business. En clair, le Parti démocrate ne semble plus capable d’expliquer en quoi il croit ni ce qu’il défend.

Pire : les démocrates ont perdu le contact avec leur base électorale en tentant de séduire les électeurs républicains modérés. Trump a réalisé des gains inédits dans les bastions démocrates et auprès des blocs électoraux censés composer sa base (les Afro-Américains, les Hispaniques, les jeunes, les femmes, la classe ouvrière et la classe moyenne). Harris a fait mieux que Biden uniquement auprès des femmes afro-américaines, des très hauts revenus et des hommes blancs de plus de 35 ans.

Le Parti démocrate risque de se retrouver dans la position qui incombait aux républicains depuis 2008 : celle d’une formation politique capable de gagner les élections locales dans ses bastions et les élections intermédiaires (midterms) lorsque la participation est faible et avantage les classes aisées et politisés, mais incapable de remporter le vote populaire lors d’une présidentielle ou d’accéder au pouvoir.

À ce problème de coalition électorale en voie de disparition s’ajoute celui, plus institutionnel, de la perte d’influence dans des organes de pouvoir majeur. La Cour suprême va demeurer sous le contrôle des conservateurs pour les 20 ans à venir. Et la géographie électorale se complique pour les démocrates. D’anciens Swing-states comme l’Ohio et la Floride sont devenus des bastions conservateurs. Le Texas, dont on avait annoncé le basculement imminent vers les démocrates, s’en éloigne à grands pas. Il s’agit de territoires dont la démographie (et donc le poids politique) explose, alors que la Californie et New York se vident de leurs habitants, en grande partie à cause de la gouvernance démocrate calamiteuse (explosion des prix du logement, taxes élevées pour bénéfices peu évidents). Enfin, les gains républicains auprès des latinos compliquent la situation des démocrates au Nevada (qui leur était acquis depuis deux décennies) et dans l’Arizona (nouveau Swing-state depuis 2020). Non seulement cela complique la conquête de la Maison-Blanche, mais cela éloigne également la perspective d’une majorité au Sénat.

La contradiction Capital/Travail au cœur de l’impasse du Parti démocrate

Historiquement, le Parti démocrate était celui de l’esclavage puis de la ségrégation. Mais au cours de la première moitié du 20e siècle, l’approche de plus en plus pro-capitaliste et pro-business des républicains a créé un espace à gauche pour les démocrates, qui ont triomphé avec le New Deal de Roosevelt, président réélu à trois reprises. Le compromis bipartisan du New Deal, dont les politiques avaient également bénéficié aux Afro-Américains, a perduré jusqu’au tournant néolibéral débuté sous le démocrate Jimmy Carter puis franchement embrassé par Ronald Reagan.

Entre 1945 et 1965, démocrates et républicains restaient des formations hétérogènes. Le Parti démocrate pouvait abriter les élus et sénateurs ségrégationnistes issus du sud des États-Unis, alors que des élus républicains du Nord pouvaient adopter des positions prosyndicales. Mais globalement, le Parti démocrate restait celui du monde du travail, appuyé par les syndicats, tandis que le Parti républicain défendait le conservatisme et les intérêts économiques du patronat. Avec l’abolition de la ségrégation par L.B. Johnson en 1965, le Parti démocrate est devenu pour des décennies le Parti progressiste, massivement plébiscité par l’électorat afro-américain et toujours allié au monde syndical.

Pour financer ses campagnes électorales, le Parti républicain a commencé à courtiser de plus en plus activement le patronat et les grandes fortunes, alors que les démocrates s’appuyaient sur le soutien des syndicats ouvriers. Dans les années 1980, les nouvelles lois de financement des campagnes électorales qui commençaient à déplafonner les dons privés ont placé le Parti démocrate face à un dilemme : courtiser à son tour les entreprises et le Capital, ou poursuivre dans la voie des financements publics épaulés par les dons issus des syndicats. Obama a tranché en tournant définitivement la page aux financements publics (plafonnés) pour ouvrir les vannes des financements privés, alors même que ces derniers devenaient totalement déplafonnés par l’arrêt de la Cour suprême Citizen United (2012).

La contradiction qui animait le Parti démocrate est devenue de plus en plus intenable : d’un côté, ce dernier restait l’héritier de F. D. Roosevelt (le New Deal) et L. B. Johnson (les droits civiques), incarnait un progressisme social et défendait marginalement les intérêts des travailleurs (face aux assauts répétés du Parti républicain). De l’autre, il était désormais tributaire du soutien financier du patronat pour ses campagnes électorales et idéologiquement acquis au néolibéralisme. Bill Clinton a signé les principaux accords de libre-échange, dérégulé le secteur bancaire et réalisé des coupes drastiques dans les aides sociales. Obama a laissé les banques expulser dix millions de familles de leur logement pour éponger leurs pertes accumulées pendant la crise des subprimes. En parallèle, les promesses d’avancées sociales majeures, comme la réforme de la santé Obamacare, se sont heurtées aux intérêts économiques finançant le Parti démocrate.

Bernie Sanders est arrivé avec un contre-modèle susceptible de résoudre cette équation : en finançant sa campagne par les petits dons individuels, il pouvait s’affranchir de l’influence des lobbies et tenir un discours de classe crédible, où il dénonçait l’explosion des inégalités et la corruption du monde politique. Compte tenu des sommes récoltées, ce modèle semblait viable. Il avait été reproduit avec succès lors des législatives à l’échelle locale (avec l’élection de candidats issus de la gauche radicale au Congrès, dont Alexandria Ocasio-Cortez et le squad).

Mais le modèle de Sanders ne menaçait pas uniquement les intérêts financiers et patronaux. La classe de consultants, sondeurs, communicants et autres professionnels de la politique chargés de dilapider les milliards de dollars récoltés auprès du Capital pour mener les campagnes électorales risquait également de se retrouver sans emploi, ne serait-ce que parce qu’elle était idéologiquement hostile à la politique défendue par Sanders.

Ce dernier a ainsi subi le front de l’establishment démocrate contre lui en 2020, après avoir échoué de peu à battre Hillary Clinton lors des primaires de 2016. Sa défaite a également été celle de son modèle de financement de campagne, Joe Biden et les candidats aux Congrès embrassant plus que jamais les financements privés, pour une raison simple : depuis Obama, les démocrates sont en mesure de battre les républicains sur ce terrain.

Si Sanders a exercé une influence manifeste sur l’administration Biden, ses projets de loi les plus ambitieux se sont heurtés au Congrès, dont la majorité démocrate restait redevable vis-à-vis des intérêts financiers l’ayant soutenue. Pire, lors des primaires démocrates, de nombreux candidats centristes et financés par des lobbies proches du Parti républicain ont battu des candidats sortants issus de l’aile gauche du Parti. L’argent a ainsi totalement corrompu le Parti démocrate, qui a renoncé à ses projets de loi ambitieux et écarté ses élus refusant cette forme de corruption.

Ainsi, Kamala Harris a laissé ses riches donateurs influencer sa stratégie de campagne et réécrire son programme, comme la presse l’a amplement documenté. Sa défaite est en grande partie celle d’une approche électorale qui s’est effondrée sous le poids de ses contradictions : on ne peut pas facilement prétendre défendre les travailleurs et la démocratie tout en étant ouvertement corrompu par les milliardaires et le patronat.

Une solution évidente, mais impossible ?

Pour sortir de l’impasse électorale et de l’impuissance politique, le Parti démocrate doit reconstituer une coalition s’appuyant sur les classes moyennes et populaires, qui constituent la majorité de l’électorat. Et pour ce faire, il doit adopter un programme plus ambitieux, radical et favorable aux travailleurs, sur le modèle de ce que propose Bernie Sanders. D’autres exemples existent : des candidats aux sénatoriales de 2024 comme l’indépendant Dan Osborn (Nebraska) ont obtenu des scores largement supérieurs à Harris en proposant une ligne de rupture proche des positions de Sanders et des revendications portées par les syndicats ouvriers. Ces propositions sont majoritaires dans l’opinion publique (la hausse du salaire minimum, le renforcement du droit syndical, les congés parentaux, l’assurance maladie publique, l’encadrement du prix des loyers, la hausse des impôts sur le capital et les multinationales…) mais ne peuvent pas être défendues de manière crédible par des candidats financés par Bill Gates et Wall Street.

D’où l’autre impératif : s’affranchir des financements issus des lobbies et grandes fortunes, comme le font déjà de nombreux candidats issus de l’aile gauche démocrate. C’est particulièrement réaliste à l’échelle présidentielle, où l’argent ne garantit pas la victoire. Trump l’a emporté en 2016 et 2024 en étant moins bien financé que son adversaire. Passé un certain seuil, les frais de campagnes servent essentiellement à payer une classe de consultant pour diffuser des spots télévisés présentant les arguments du candidat. Ces messages peuvent également parvenir aux électeurs en multipliant les passages dans les médias audiovisuels classiques et alternatifs. Une exposition médiatique gratuite que Trump a savamment instrumentalisée, pendant que Harris refusait certains interviews par crainte d’être mise en difficulté par ses interlocuteurs.

Adopter un programme populaire et refuser d’être financé par la classe sociale qui a intérêt à ce que ce programme échoue tient du bon sens. Le Parti démocrate est-il capable de réaliser ce gigantesque bond en avant ? De nombreux cadres et intellectuels démocrates semblent admettre que Bernie Sanders avait raison. Suite à la défaite de Harris, l’importance de stopper l’hémorragie électorale auprès des travailleurs est apparue comme une évidence. Pour autant, les élites démocrates sont-elles capables d’effectuer un tel pivot en reniant leur intérêt de classe ? Cela semble improbable.

L’alternative est plus confortable. Elle consiste à compter sur l’extrémisme de Trump pour reprendre marginalement pied auprès des classes populaires en espérant que cela soit suffisant pour gagner la prochaine présidentielle, tout en comptant sur la mobilisation des classes aisées pour garantir des victoires aux élections intermédiaires. Ainsi, le Parti démocrate pourrait continuer d’être une force d’opposition au Congrès et de disputer la Maison-Blanche, qu’il a perdu de « justesse » en 2024. Problème : dans le meilleur des cas, cette seconde voie débouchera sur une conquête du pouvoir limitée et éphémère, sans majorité durable au Congrès ni reconquête significative du pouvoir judiciaire.

Les arguments en faveur de cette option paresseuse sont assez simples : outre le côté indolore pour les élites démocrates, les précédents historiques sont encourageants. De la même manière que le Parti républicain semblait condamné à la disparition après le double mandat d’Obama ou que les travaillistes sont revenus au pouvoir en Grande-Bretagne par simple inertie et sans fournir le moindre effort, les démocrates peuvent espérer reprendre pied une fois passée la tempête Donald Trump. Mais ce pari nécessite de confondre symptôme et maladie, cause et effets. Si on part du principe que Trump n’est pas un accident, alors les causes qui ont conduit à son triomphe ne disparaitront pas avec lui. S’ils ne se réinventent pas, les démocrates resteront un Parti durablement écarté du pouvoir ou incapable de l’exercer de manière significative et pérenne.

« DOGE » : la dernière pitrerie libertarienne d’Elon Musk

Elon Musk - DOGE - Le Vent Se Lève

Coupes dans le budget et simplification de l’État : telles sont les missions du Department of Government Efficiencey (« DOGE ») qu’Elon Musk dirigera au sein de la seconde administration Trump. Parmi les objectifs fantaisistes de cette agence : supprimer 2000 milliards de dépenses publiques, soit près d’un tiers du budget fédéral. Tandis qu’en France ces pitreries ont été prises au sérieux par l’ex-ministre de la Fonction publique Guillaume Kasbarian, une réalité demeure : les dépenses publiques des États-Unis se caractérisent pas des subventions records allouées aux grandes entreprises, qui n’ont pas intérêt à une cure d’austérité. LVSL avait consacré un article aux mandats de Ronald Reagan, élu en promettant des coupes drastiques dans le budget de l’État, avant de l’accroître de 70% pour consolider le complexe militaro-industriel. Il est probable que la seconde présidence de Donald Trump voit, elle aussi, les slogans libertariens se fracasser contre les intérêts des grandes entreprises. Par Casey Wetherbee, traduction Baptiste Galais-Marsac [1].

Utile dans la campagne de Donald Trump, Elon Musk risque de se transformer en boulet pour sa nouvelle administration. En récompense de ses bons et loyaux services, le multi-milliardaire s’est vu promettre la direction d’un Department of Government Efficiency le 12 novembre dernier [l’acronyme anglophone DOGE fait référence à une cryptomonnaie lancée par Musk NDLR]. Son but : « démanteler la bureaucratie gouvernementale, élaguer les réglementations excessives, supprimer les dépenses superflues et restructurer les Agences fédérales ». À sa tête, Trump a également nommé Vivek Ramaswamy, magnat des biotechnologies et ancien candidat à la présidentielle, aux côtés de Musk.

Ses attributions sont à tout le moins – comme pour tous les projets annoncés par le camp de Donald Trump – floues et contradictoires. Le DOGE, qui « procurera conseils et assistance sans participer au gouvernement », ne sera pas un ministère à part entière – dont la création nécessiterait le vote d’une loi au Congrès. A priori, son statut d’organe consultatif externe le rendra inoffensif. Un moyen, pour Donald Trump, de reléguer deux médiocres milliardaires à la table des enfants afin qu’ils ne gênent plus les grandes personnes ?

Contradictions du DOGE

Dans le feu de la campagne, Elon Musk a déclaré qu’il pourrait sans difficulté supprimer 2000 milliards de dollars, « gaspillés » par le gouvernement américain en dépenses publiques. Ce, alors même que les dépenses fédérales de l’année 2024 avoisinaient les 6500 milliards de dollars. Il paraît peu probable que le milliardaire ait fourni un effort de réflexion significatif accoucher d’un tel chiffre. En tant que tel, il relève du délire.

Depuis le 19 novembre, quelques publications sur le compte X du DOGE – auquel son propriétaire a attribué une certification gouvernementale en dépit du fait qu’il ne soit pas un ministère – déplorent de manière superficielle et sensationnaliste « l’inefficacité bureaucratique » du gouvernement. Parmi les cibles prioritaires du nouveau Département, on trouve aussi bien les fonds alloués à la recherche publique que le nombre de mots présents dans le Code des impôts américain.

En réalité, le DOGE place l’administration Trump dans une position délicate. Ramaswamy et Musk ont par exemple suggéré la création d’une application mobile pour accompagner les contribuables dans leurs démarches administratives en matière fiscale. Cette « solution », plutôt naïve, traduit une méconnaissance des causes de la complexité du système fiscal étasunien. Celui-ci découle du lobbying de firmes comme Intuit [une entreprise américaine proposant des services de gestion et de comptabilité aux PME et aux particuliers, ndlr] qui ont déployé de nombreux efforts afin de le rendre chronophage. Mais le fait qu’une grande partie de l’inefficience du système actuel soit dû au pouvoir de marché des grandes entreprises est impossible à envisager pour les apôtres du libre marché.

De même, le budget démesuré du Pentagone devrait être une cible naturelle pour un organisme soucieux de faire des économies. D’autant que les dépenses militaires font l’objet d’une attention particulière depuis que le soutien inconditionnel du président Joe Biden à la guerre totale (et aux crimes) d’Israël contre Gaza. En 2023, le budget de la Défense américaine atteignait les 916 milliards de dollars, soit 13% du budget fédéral et 39% des dépenses mondiales en matière militaire. Mais on image mal que le DOGE prenne pour cible le complexe militaro-industriel, qui est confortablement représenté au sein de l’administration Trump.

Les diatribes de Ramaswamy et de Musk contre le régime des contrats fédéraux peuvent faire sourire, lorsqu’on se remémore les milliards engrangés par ce dernier grâce à de tels contrats. L’avenir dira comment Ramaswamy, dont la campagne présidentielle était centrée sur la réduction du budget gouvernemental, résoudra la quadrature du cercle lorsqu’il comprendra que les grandes fortunes ayant assuré l’élection de Trump sont également celles qui ont avantage au statu quo. Dans le meilleur des cas, les conflits internes entre conservateurs et grandes entreprises qui exploitent le système à leur convenance court-circuitera l’action du DOGE.

Plus vraisemblablement, l’incapacité du DOGE à mettre fin à la redistribution ascendante que constituent les contrats fédéraux au bénéfice des multinationales le conduira à s’attaquer aux travailleurs et aux consommateurs. Les entreprises appartenant à Elon Musk ont fait l’objet d’enquêtes et de sanctions de la part de toute une série d’agences gouvernementales en raison de violations répétées du droit du travail et de la législation financière. Qu’il devienne responsable d’un organe chargé de surveiller les dépenses publiques est une illustration parfaite de capture réglementaire, rendant possible la cooptation du législateur par ceux dont il est censé réguler l’action.

Le modèle Milei comme précédent ?

Les deux milliardaires ne cachent pas leur admiration pour le président argentin Javier Milei. Le 18 novembre dernier, Vivek Ramaswamy déclarait sur X : « Une solution raisonnable pour redresser le gouvernement américain : des coupes budgétaires à la Milei, sous stéroïdes ».

Le désastre occasionné par Javier Milei constituent un précédent, et offrent l’occasion d’étudier l’implication de coupes brutales dans les dépenses sociales et de dérégulation. Hausse spectaculaire du taux de pauvreté et réduction de la pression fiscale sur les plus riches sont, pour le moment, les implications les plus saillants de ses réformes. Et si le DOGE doit subsister, ce sera pour attaquer en règle toute institution qui chercherait à réglementer l’activité des grandes entreprises.

Note :

[1] Article initialement publié par notre partenaire Jacobin sous le titre « Elon Musk’s DOGE Is Dumb. It Could Also Do Serious Damage », traduit et édité.

Les mythes de l’OTAN perdent de leur éclat

Balles et drapeau de l’OTAN. © Marek Studzinski

Alors que le retour de Donald Trump à la Maison Blanche interroge les pays européens sur l’avenir de la protection militaire que leur accorde depuis 75 ans l’OTAN, cette alliance reste pourtant centrale dans leur politique de défense. Surtout, elle fait toujours l’objet de mythes pourtant largement invalidés par l’histoire : celle d’une alliance défensive, composée de pays démocratiques et promouvant le respect des droits humains. Autant de mensonges qu’il est temps de dénoncer, pour sortir de l’aveuglement sur cette structure clé de l’impérialisme américain. Par Sevim Dagdelen, députée allemande du mouvement de Sarah Wagenknecht (BSW) [1].

L’histoire des Lumières nous enseigne qu’il faut toujours se méfier de l’image qu’une personne ou une organisation donne d’elle-même. Les Grecs de l’Antiquité l’avaient déjà compris ; au-dessus du temple d’Apollon, on pouvait lire la maxime « Connais-toi toi-même ». La connaissance de soi, qualité humaine essentielle, devrait également valoir pour les organisations. Pour l’OTAN, ce n’est apparemment pas le cas.

Plus encore, le déni de sa véritable nature fait partie de l’essence même de l’organisation. Autrement dit, l’alliance militaire promeut activement une image favorable, mais trompeuse. Étonnamment, la question de savoir si celle-ci reflète la réalité est très rarement posée. En fait, les 75 années d’existence de l’OTAN équivalent à 75 années de déni, avec toutefois une expansion spectaculaire de son échelle et de sa portée au cours des dernières années.

Une organisation défensive ?

Tout d’abord, il y a le mythe central de l’OTAN en tant qu’organisation défensive : une communauté d’États de droit dont le seul but est de défendre le territoire de ses membres dans le respect du droit international. L’histoire raconte un récit bien différent. En 1999, en violation du droit international, l’OTAN a elle-même mené une guerre d’agression contre la République fédérale de Yougoslavie. Parmi les crimes de guerre commis par l’OTAN figurent le bombardement d’une station de télévision à Belgrade et un bombardement – présumé accidentel – de l’ambassade de Chine, qui a tué trois journalistes chinois.

En Afghanistan, elle s’est engagée à partir de 2003 dans une guerre qui dépassait largement le territoire de l’alliance. Vingt ans plus tard, le pouvoir a été remis aux talibans, alors que leur renversement était justement l’objectif déclaré de l’invasion. Cette guerre de 20 ans en Afghanistan a été marquée par de nombreux crimes de guerre qui sont restés impunis. On peut citer par exemple la frappe aérienne étasunienne d’octobre 2015 sur un hôpital de Médecins sans frontières à Kunduz.

L’institut Watson de l’université Brown aux États-Unis estime à 4,5 millions de personnes le nombre de victimes des guerres menées par les États-Unis au Moyen-Orient au cours des 20 dernières années.

L’OTAN a adopté la devise des mousquetaires : un pour tous et tous pour un. Dans la pratique, cela signifie que les actes individuels de membres de l’OTAN doivent également être attribués à l’organisation elle-même. L’institut Watson de l’université Brown aux États-Unis estime à 4,5 millions de personnes le nombre de victimes des guerres menées par les États-Unis au Moyen-Orient au cours des 20 dernières années. Les guerres, comme celle d’Irak, étaient des violations flagrantes du droit international, fondées sur des mensonges.

L’OTAN n’est pas une organisation défensive, mais une organisation d’illégalité et de violation du droit international qui, séparément ou en tant qu’organisation, mène des guerres d’agression sur une base politiquement opportuniste.

Des États de droit démocratiques ?

Un deuxième mythe, peut-être celui qui a été inculqué avec le plus d’insistance, est que l’OTAN serait une communauté de démocraties, ancrée dans l’État de droit. Mais une fois de plus, l’histoire dément cette présentation flatteuse. Jusqu’en 1974, le Portugal, membre de l’OTAN, était dirigé par une dictature fasciste qui a mené des guerres coloniales sanglantes en Angola et au Mozambique. Les combattants de la résistance ont été conduits dans des camps de concentration tels que Tarrafal au Cap-Vert, où nombre d’entre eux ont été torturés à mort. Comme le Portugal fasciste, la Grèce et la Turquie étaient toutes deux membres de l’OTAN au lendemain de leurs coups d’État militaires respectifs.

Comme le Portugal fasciste, la Grèce et la Turquie étaient toutes deux membres de l’OTAN au lendemain de leurs coups d’État militaires respectifs.

C’est l’OTAN elle-même qui a lancé l’Opération Gladio, une organisation clandestine en Europe occidentale qui devait être activée lorsque des majorités démocratiquement élues menaçaient de voter contre l’adhésion à l’OTAN. En Italie, des attentats terroristes ont par exemple été perpétrés au nom de groupes d’extrême gauche pour discréditer le Parti communiste italien lorsqu’il tentait de former un gouvernement.

On pourrait objecter que nous évoquons ici une époque révolue et que l’OTAN est désormais prête à être sollicitée dans la lutte mondiale des démocrates contre les autocrates. Or même sur ce point, tout observateur sérieux doit conclure qu’il y a quelque chose d’inexact dans cet aspect de l’image que l’alliance du 21ème siècle donne d’elle-même. Prenons l’exemple de la Turquie sous le président Recep Erdogan. Le pays a mené des guerres illégales à plusieurs reprises contre l’Irak et la Syrie, a soutenu des groupes terroristes islamistes en Syrie et, selon l’estimation du gouvernement allemand en 2016, est un tremplin pour les islamistes. Pourtant, il est et reste à ce jour un membre important de l’OTAN.

Il existe des accords de sécurité bilatéraux, comme celui conclu avec l’Espagne de Franco, avec l’Arabie saoudite et le Qatar, alors que ces États sont ouvertement antidémocratiques. Le seul critère valable pour traiter avec l’Alliance est un avantage géopolitique évident. L’OTAN n’est pas une communauté de démocraties et elle n’existe pas non plus pour défendre la démocratie.

Respect des droits humains ?

Troisièmement, l’OTAN affirme qu’elle protège les droits humains. Même si on passe au-dessus du fait que les actions de l’OTAN bafouent sans cesse le droit au travail, aux soins de santé et à un logement adéquat, cet élément de l’identité qu’elle propage ne correspond pas non plus à la réalité. Aujourd’hui, les prisonniers de la guerre mondiale contre le terrorisme menée par les États-Unis croupissent toujours à Guantanamo Bay, où ils sont détenus sans procès depuis près d’un quart de siècle. Telle est la réalité des « droits humains » dans le premier pays de l’OTAN. Quant aux 14 années de calvaire de Julian Assange, elles en disent long sur le respect de la liberté d’expression et de la liberté de la presse.

Son « crime » a été de révéler au public les crimes de guerre commis par les États-Unis. Une campagne de dénigrement a été lancée contre lui où Hillary Clinton et Mike Pompeo ont ouvertement envisagé son assassinat. Cela fait partie de la réalité de la relation de l’OTAN avec les droits humains. La campagne internationale pour défendre Assange a heureusement été couronnée de succès et il est aujourd’hui un homme libre. La lutte pour sa libération illustre le nécessaire combat pour la liberté en tant que telle au cœur du système de l’OTAN.

L’orgueil avant la chute ?

Vu la propagande incessante du mythe de l’OTAN, il est presque miraculeux que non seulement le soutien à l’organisation s’érode dans le monde entier, mais que ce soit précisément les personnes les plus exposées à cette propagande qui sont de plus en plus sceptiques à l’égard du pacte militaire. Aux États-Unis, l’approbation de l’OTAN par l’opinion publique n’a cessé de diminuer ces dernières années, tandis qu’en Allemagne, la majorité des citoyens doutent du principe de défense de tous les membres. En d’autres termes, ils ne sont plus disposés à s’engager à respecter l’article 5 du Traité de l’Atlantique Nord. Les gens sentent bien que les apparences sont trompeuses.

Alors que ses défenseurs parlent de l’alliance comme si elle était éternelle, l’OTAN commet une erreur dans l’escalade en Ukraine et dans l’expansion de ses opérations en Asie. Comme la plupart des empires, l’OTAN tombe dans le piège de la sur-extension. L’OTAN semble répéter les erreurs de calcul de l’Empire allemand lors de la Première Guerre mondiale, mais cette fois à l’échelle mondiale.

Comme la plupart des empires, l’OTAN tombe dans le piège de la sur-extension.

À l’époque, l’Empire allemand pensait pouvoir mener une guerre sur deux fronts. Aujourd’hui, une croyance similaire gagne du terrain au sein de l’OTAN, selon laquelle elle devrait non seulement affronter la Russie et la Chine, mais aussi s’engager au Moyen-Orient. Il s’agit d’une prétention orgueilleuse à l’hégémonie mondiale.

Trois nouveaux fronts

L’OTAN se considère visiblement comme menant une guerre sur trois fronts. Mais si elle le faisait, sa défaite serait certaine dès le départ. Dans ce contexte, il est logique que trois réunions spécifiques aient été prévues lors du sommet de l’OTAN. La première était une session de travail consacrée à la poursuite du réarmement de l’alliance. La deuxième était le Conseil OTAN-Ukraine, où l’on a discuté des moyens d’étendre le soutien de l’OTAN à l’Ukraine, en augmentant les livraisons d’armes et en permettant à l’Ukraine d’adhérer à terme à l’OTAN. Enfin, une troisième session a été organisée avec les partenaires de l’Asie-Pacifique (ou l’AP4, qui comprend l’Australie, le Japon, la Nouvelle-Zélande et la Corée du Sud) et une rencontre avec les dirigeants de l’UE.

75 ans après sa création, l’OTAN s’efforce de renforcer la volonté de combattre en Ukraine et de s’étendre vers l’Asie, avec l’intention d’y promouvoir l’« Otanisation » de la région et d’y mettre en œuvre la stratégie qu’elle estime avoir déjà déployée avec succès contre la Russie. Actuellement, l’objectif principal dans le Pacifique n’est pas l’adhésion directe des pays asiatiques à l’OTAN, mais l’élargissement de la sphère d’influence de l’OTAN par le biais d’accords de sécurité bilatéraux. Et pas seulement avec l’AP4, mais aussi avec les Philippines, Taïwan et Singapour.

Tout comme l’Ukraine est considérée comme un État en première ligne face à la Russie, l’OTAN espère faire de pays asiatiques comme les Philippines des États challengers face à la Chine. L’objectif initial est de participer à une guerre froide par procuration, tout en se préparant à une « guerre chaude » par procuration des États-Unis et de l’OTAN en Asie. L’expansion de l’OTAN jusqu’aux frontières de la Russie a suivi le principe de la « grenouille bouillie ». Progressivement, de nouveaux États d’Europe de l’Est sont devenus membres afin de ne pas trop éveiller les soupçons de la Russie. C’est également de la sorte que les choses se passent aujourd’hui en Asie. Pour contenir la Chine, l’OTAN resserre un à un ses liens avec les pays qui l’entourent et construit une phalange prête à la guerre. 

Comme toujours, l’objectif est d’éviter de devoir mener soi-même une telle guerre et d’avoir accès aux ressources des alliés pour mener ces guerres froides, puis chaudes. Cette évolution s’accompagne d’une guerre économique, désormais également dirigée contre la Chine, dont le fardeau le plus lourd est supporté par les économies des États clients des États-Unis. Les États-Unis et l’OTAN suivent une méthode de guerre définie par l’ancien stratège militaire chinois Sun Tzu, qui conseillait à un État d’essayer de mener une guerre sans ses propres ressources.

Le problème pour les stratèges de l’OTAN n’est pas seulement leur volonté de mettre le feu au monde entier, mais aussi le risque d’intensifier la construction d’alliances parmi les États qui rejettent l’OTAN. Pour ces États, le regroupement devient une nécessité pour protéger leur propre souveraineté. Ainsi, la politique de l’OTAN encourage la montée en puissance des pays du BRICS et d’autres alliances dans le Sud global… Paradoxalement, les États-Unis et leurs alliés de l’OTAN promeuvent un monde multipolaire. Avec son soutien inconditionnel au gouvernement d’extrême droite de Benjamin Netanyahu, l’OTAN perd désormais toute légitimité morale dans le Sud, puisqu’elle est considérée comme complice des crimes de guerre israéliens.

Les stratégies de l’alliance s’écroulent en raison de sa propre sur-extension impériale. Ce dont nous avons besoin maintenant, c’est d’un cessez-le-feu et de l’ouverture de négociations en Ukraine. Les politiques agressives en Asie doivent également cesser. En fin de compte, la lutte contre l’OTAN est également une lutte pour sa propre souveraineté. Au lieu d’une alliance d’États clients des États-Unis, l’Europe doit suivre sa propre voie. Un premier pas serait de ne plus se laisser berner par une alliance militaire qui finance sa stratégie agressive en réduisant les dépenses sociales et les services publics des États membres.

[1] Article de notre partenaire belge Lava Media.

« Hillary Clinton 2.0 » : comprendre le désastre Harris

Kamala Harris - Le Vent Se Lève

Kamala Harris a voulu rejouer la campagne de 2016, et mimer la stratégie de Hillary Clinton. Pour un résultat identique. Son refus de porter des mesures de redistribution sociale lui a coûté les voix de nombreux travailleurs. Sa défense de la production pétrolière record des États-Unis a découragé les mouvements écologistes. Sa promesse de renforcer « l’armée la plus létale du monde » et son soutien aux crimes du gouvernement israélien ont, quant à eux, détourné les électeurs progressistes du Parti démocrate dans les « swing states ». Par Luke Savage, traduction Alexandra Knez.

Durant la campagne, les démocrates ont ressassé de belles formules issues des années 1990 : éloge du bipartisme, appel au « pragmatisme », rejet explicite de l’idéologie en faveur de « solutions » vaguement définies. Ils se sont délestés d’engagements fondamentaux, tenant un remake hasardeux de la stratégie de Hillary Clinton en 2016 qui a fini en échec cuisant. Figure de proue de l’establishment californien et vice-présidente en exercice, Kamala Harris n’allait sûrement pas jouer la surenchère à gauche. Pourtant, le retrait de Joe Biden a offert au parti une occasion en or de se présenter sur la base d’un programme de renouveau.

Comme on pouvait s’y attendre, l’entrée surprise d’une jeune candidat dans la course a généré une manne de financement et un sentiment d’enthousiasme palpable. Surtout, la participation inattendue du gouverneur du Minnesota, Tim Walz, a même soulevé l’espoir d’un virage en faveur des classes populaires. Comme l’observe Branko Marcetic dans Jacobin, le slogan de Harris « Nous ne retournerons pas en arrière » suggérait non seulement un rejet de Trump, mais aussi une rupture avec les deux dernières années, hautement impopulaires, de la présidence Biden.

Au moment de la Convention Nationale Démocrate (DNC) d’août, il est devenu toutefois évident que la campagne de Kamala Harris allait plutôt s’inscrire dans la continuité – dans le ton, la substance et la stratégie – de celle de Hillary Clinton en 2016. La DNC, bondée de célébrités, a multiplié les louanges à l’égard des solutions technocratiques aux problèmes économiques et sociaux : partenariats public-privé, déductions fiscales pour les petites entreprises, effacement de la dette médicale du credit score (dossiers de crédit) des citoyens etc. Dans l’incarnation, elle marquait à la fois une rupture avec les aspects les plus progressistes de la présidence Biden, et une continuation avec les aspects les plus rejetés de cette même présidence.

Il suffit pour s’en convaincre de considérer la manière dont la question de Gaza a été traitée par Kamala Harris. Tout au long de sa campagne, elle a rejeté toute prise de distance, même rhétorique, avec la Maison Blanche. Elle a réitéré à maintes reprises son soutien à la campagne de nettoyage ethnique menée par l’extrême droite israélienne. Une posture qui, selon les sondages, a entravé de manière significative la participation des jeunes électeurs des États clés tels : le Michigan, l’Arizona, la Géorgie et la Pennsylvanie.

Dans une attitude qui fait fortement écho à Hillary Clinton, la campagne Harris/Walz a délibérément contrarié l’aile la plus progressiste des démocrates, vantant le bipartisme et s’adressant avec effusion aux conservateurs. Interrogée au début du mois sur sa différence d’approche avec Joe Biden, Harris n’a pas pu nommer une seule décision qui la distinguerait du président en exercice… hormis la nomination d’un républicain à son cabinet. Ayant chaleureusement accueilli le soutien de l’ancien vice-président républicain (et adepte de la torture) Dick Cheney, Harris a également affiché le soutien de dizaines d’anciens collaborateurs de Ronald Reagan, George Bush, John McCain et Mitt Romney.

Dans le cadre des mêmes efforts visant à séduire des républicains modérés imaginaires, Harris a martelé son « pragmatique » et son opposition à « l’idéologie ». elle a évoqué son amour des armes à feu et s’est engagée à maintenir « l’armée la plus létale du monde » entre les mains des États-Unis. En termes programmatiques, cela s’est traduit par une série de virages à droite sur tous les sujets.

La campagne démocrate de 2020, du moins, avait tendu la main à l’aile gauche du parti. En 2024, cette dimension était à peine perceptible.

Reniant son opposition à la fracture hydraulique, Harris vante aujourd’hui les mérites d’une production pétrolière record. En matière de santé, sa principale promesse – « faire des soins abordables un droit et non un privilège en élargissant et en renforçant la loi dite “Affordable Care Act” » – se révèle être un faux-fuyant dénué de sens.

La campagne démocrate de 2020, du moins, avait tendu la main à l’aile gauche du parti. En 2024, cette dimension était à peine perceptible. Harris a bien défendu l’élargissement du Medicare pour les personnes âgées, un soupçon de politique industrielle pro-syndicale et l’extension du crédit d’impôt pour chaque nouveau-né. Mais son programme était nettement moins ambitieux que celui de Joe Biden en 2020.

Après un bref interrègne, les démocrates ont renoué avec leur tendance historique à s’appuyer sur les propriétaires, les cadres et les diplômés, plutôt que les travailleurs. Une approche qui avait démobilisé de nombreux électeurs dans les swing states en 2016.

La victoire inattendue de Donald Trump il y a huit ans s’était expliquée par une stratégie peu orthodoxe d’attaques populistes contre les élites du Beltway, mais aussi d’attaques sélectives contre les dogmes du marché traditionnellement adoubés par les républicains. Comme l’a observé le politologue américain Corey Robin en 2018 : « La critique de la ploutocratie par Donald Trump, sa défense des acquis et sa dénonciation des fractures causées par le libre échange ont compté au nombre des innovations rhétoriques les plus notables de sa campagne. ».

Arrivé au pouvoir avec un projet prétendument révolutionnaire en main, Trump a rapidement renoué avec un programme républicain plus conventionnel. L’adhésion supposée de Trump à une inflexion étatiste, hormis sur les enjeux commerciaux, a rapidement cédé la place à des réductions d’impôts et déréglementations en cascade.

En 2024, Trump était privé de son aura d’outsider. Sans surprise, il a compensé cette lacune en redoublant ses attaques contre les immigrés, promettant « le plus grand effort de déportation de l’histoire de notre pays » et suggérant que la criminalité des immigrés est génétique. On mentionnera également des discours d’incitation à la violence raciale (avec l’appui de son colistier JD Vance) contre une petite communauté d’Haïtiens de l’Ohio.

Toujours aussi déséquilibré , le mouvement Make America Great Again (MAGA) n’a pas été en mesure de discipliner ses éléments conservateurs les plus impopulaires. Une limite particulièrement évidente sur la question du droit à l’avortement. Depuis l’invalidation (extrêmement impopulaire) de l’arrêt Roe v Wade par la Cour suprême des États-Unis, un déluge de projets de loi anti-choix s’est abattu au niveau de chaque État. Ce boulet électoral a sans doute coûté aux républicains un triomphe aux élections de mi-mandat en 2022.

Rien ne permet de penser que les responsables des deux partis impulseront un changement de direction. Les républicains seront confortés dans leurs choix. Les démocrates estimeront sans doute qu’ils ne se sont pas assez déplacés vers la droite.

Rien ne permet de penser que les responsables des deux partis impulseront un changement de direction. Les républicains, qui ont remporté un succès inattendu à grand renfort de théories conspirationnistes, seront confortés dans leurs choix. Les démocrates, quant à eux, estimeront sans doute qu’ils ne se sont pas assez déplacés vers la droite.

Aucune éclaircie ne poindrait à l’horizon si l’on ignorait les mouvements d’opinion au sein de la population américaine elle-même. Les dernières années ne l’ont pas rendue plus conservatrice – bien au contraire. Profondément insatisfaits de leurs dirigeants et du système politique en général, les Américains soutiennent massivement le remplacement du collège électoral par un simple vote populaire. Ils rejettent catégoriquement les pressions exercées par les républicains pour restreindre le droit à l’avortement et sont largement favorables au remplacement du dispositif américain de santé par un modèle socialisé. Ils sont de plus en plus nombreux à rejeter les bombardements sur Gaza, et s’opposent à ce que leur gouvernement continue d’armer la machine de guerre israélienne.

Les sondages révèlent que le public américain se situe à la gauche des deux partis sur les questions d’imposition et de redistribution, qu’une majorité est favorable à l’augmentation du salaire minimum et que plus des deux tiers voient d’un bon œil le renouveau actuel du mouvement syndical américain. Les auteurs d’une récente étude de l’Académie américaine des arts et des sciences le confirment : les Américains perçoivent l’économie comme accaparée par les riches et les puissants – et estiment que trop peu a été laissé aux travailleurs.

Le système politique américain semble verrouillé, mais des raisons d’espérer subsistent. Le renouveau, dans tous les cas, ne viendra pas d’un establishment démocrate qui a voulu mimer le Parti républicain dans ses pires penchants néolibéraux et militaristes.

« Grâce à notre grève, 27 milliards de dollars ont été rendus aux travailleurs » – Entretien avec Shawn Fain, leader de l’UAW

Shawn Fain, leader de l’UAW. © Joseph Edouard

Leader du syndicat United Auto Workers (UAW) et ancien électricien chez Ford, Shawn Fain est devenu l’incarnation du renouveau du syndicalisme aux Etats-Unis. L’automne dernier, il a lancé une vaste grève contre les trois géants américains de l’automobile (General Motors, Ford et Chrysler/Stellantis), qui a abouti à de grandes victoires, jusqu’à 150% d’augmentation de salaires pour certains travailleurs. Dans cet entretien fleuve, il nous raconte sa bataille pour prendre le contrôle du syndicat à une élite corrompue, la façon dont il a organisé la grève pour infliger le maximum de dégâts aux constructeurs en faisant perdre le moins de salaire possible aux ouvriers ou encore son positionnement sur l’élection présidentielle américaine. Interview.

Le Vent Se Lève – Vous avez été élu président de l’UAW en mars 2023. Votre campagne a suscité un fort intérêt car elle visait à renverser une équipe marquée par la corruption et sa proximité avec le patronat du secteur automobile. Pouvez-vous revenir sur la façon dont vous avez mené cette campagne, jusqu’à votre victoire ?

Shawn Fain – Cela fait plusieurs décennies que des membres de l’UAW cherchent à réformer le syndicat. Avant l’élection de ma liste, il existait une instance appelée l’Administration Caucus, qui contrôlait les conventions et le message du syndicat. Lors des conventions, chaque syndicat local envoyait des représentants, puis l’Administration Caucus s’assurait du soutien de suffisamment de délégués en leur faisant différentes promesses, notamment en matière d’attribution de postes. Le syndicat était donc cadenassé par la cooptation et la peur et l’opposition n’avait jamais de vraie possibilité de gagner.

Suite à un scandale de corruption impliquant certains dirigeants du syndicats, de nombreux militants ont voulu mettre fin à cette gestion et ont fondé le UAWD (Unite All Workers for Democracy) début 2022. Nous savions que la seule solution pour gagner était d’obtenir des élections directes pour nos dirigeants nationaux, afin que les délégués ne puissent plus être cooptés. Nous avons donc d’abord mené campagne autour du slogan « un membre, un vote » et réussi à faire adopter cette résolution, alors que nous ne sommes qu’un petit millier à l’UAWD, sur un million de membres au total (dont plus 400.000 actuellement employés, le reste étant à la retraite, ndlr).

« Si nous n’avions pas obtenu cette élection directe, je serai en train de me taper la tête contre les murs en espérant que nos leaders se battent pour nous. Nous serions encore un syndicat contrôlé par les entreprises. »

Si nous n’avions pas obtenu cette élection directe, je ne serai sans doute pas là aujourd’hui, mais plutôt en train de me taper la tête contre les murs en espérant que nos leaders se battent pour nous. Nous serions encore un syndicat contrôlé par les entreprises, avec des conquêtes très médiocres. Nous n’aurions pas réussi à nous implanter au sein de Volkswagen et nous n’aurions pas mené de grève.

J’ai ensuite proposé ma candidature à l’UAWD et cherché des collègues pour monter une liste. Ça n’a pas été simple car beaucoup de travailleurs avaient peur des représailles de l’Administrative Caucus s’ils se présentaient. Nous avons toutefois réussi à rassembler des travailleurs de tous les secteurs. L’UAW n’est pas seulement un syndicat d’ouvriers automobiles, mais aussi de travailleurs dans les casinos, l’éducation, les soins de santé, les pièces détachées, l’agriculture, la défense, etc. Cette diversité de l’UAWD a été une grande force, cela fut décisif pour renverser un establishment aux commandes depuis 80 ans.

Tout au long de la campagne, j’ai beaucoup compté sur les réseaux sociaux pour toucher les membres, car je ne pouvais pas voyager comme le faisait l’ancien caucus, qui se déplaçait à travers le pays avec les fonds du syndicat. Nous avons organisé quelques déplacements durant nos congés pour rencontrer les travailleurs à la sortie des usines, mais on s’est souvent fait chasser ! Nous nous sommes donc beaucoup appuyés sur des plateformes comme Facebook Live pour interagir avec le maximum de membres.

LVSL – Une fois parvenu à la tête du syndicat, quelles ont été vos premières actions, notamment pour démocratiser son fonctionnement ? Comment s’est préparée la grande grève de l’automne 2023 ?

S. F. – J’ai été investi le 26 mars 2023. Le lendemain, nous avions une convention avec de nombreux délégués. Je n’avais aucune info, absolument rien. J’ai vu comment l’ancien caucus contrôlait tout : Ils avaient des employés qui leur étaient fidèles stratégiquement disposés dans la salle pour régir qui pouvait parler et quelles questions étaient posées. Dès le premier jour, j’ai exigé que le personnel quitte la salle et que les délégués élus par nos membres puissent s’exprimer librement, sans être interrompus ou manipulés. Cela n’a pas été simple, mais ce fut une première étape indispensable pour rétablir un vrai fonctionnement démocratique.

Nous avons alors immédiatement abordé notre volonté d’organiser une grève contre les « Big Three » (expression désignant les trois principaux constructeurs automobiles américains, à savoir General Motors, Ford et Chrysler, désormais intégré au groupe Stellantis, ndlr). Là encore, notre méthode a différé de celle de l’ancienne direction. Dans le passé, toute campagne était entièrement contrôlée par la direction du syndicat, aucun rassemblement ne pouvait se faire sans son approbation. Plutôt que de tout contrôler, nous avons demandé aux membres d’organiser eux-mêmes des premières actions, qu’il s’agisse de piquets de grève ou de rassemblement de soutien avec des t-shirts aux couleurs de l’UAW. Nous espérions organiser 14 événements sur deux mois, nous en avons eu 140 ! 

Rassemblement de soutien à la grève de l’UAW en 2023. © Free Malaysia Today

Cet engouement prouve à quel point nos membres veulent s’impliquer, se battre et s’exprimer. D’autre part, il illustre ce que peut accomplir un syndicat véritablement démocratique, plutôt que dominé par un petit groupe au sommet qui donne des ordres. Certes, ce travail est toujours en cours, il y a toujours des membres de l’ancienne direction au sein de l’UAW, mais notre objectif reste de donner le pouvoir aux membres.

Nous cherchons constamment à mettre les membres au cœur de nos actions. Nous voulons qu’ils apparaissent dans des vidéos, qu’ils prennent la parole pour décrire leur vie, et non que seule une poignée de dirigeants ne s’expriment en leur nom. Ce fut notre ligne de conduite lorsque nous avons lancé les négociations avec les « Big Three », puis durant la grève. Nous la poursuivons aujourd’hui dans nos actions pour syndiquer de nouveaux sites et d’autres entreprises et dans notre investissement dans la campagne électorale pour faire battre Donald Trump.

LVSL – Venons-en à la grève de l’automne dernier. Celle-ci a fait la une aux Etats-Unis, notamment à travers vos discours sur Facebook Live sur les salaires indécents des PDG, qui ont galvanisé de nombreux Américains. Comment cette grève s’est-elle organisée concrètement ?

S. F. – Notre communication a en effet été un grand atout durant cette grève. Pendant des décennies, l’UAW avait un service de relations publiques qui n’était que dans la réaction aux crises et pas dans l’offensive. Nous avons changé cela, à travers une stratégie axée sur la transparence : nous parlons des faits et nous expliquons les enjeux à nos membres. Dans le passé, la direction appelait à la grève sans que les travailleurs ne sachent vraiment pourquoi ils devaient se mobiliser. A l’inverse, nous avons commencé par fédérer nos membres autour de nos revendications.

« Nous sommes partis de faits concrets : les “Big Three” ont gagné 250 milliards de dollars au cours de la dernière décennie, les salaires des PDG ont augmenté de 40% en quatre ans, tandis que ceux des travailleurs reculaient. »

Nous sommes partis de faits concrets : les « Big Three » ont gagné 250 milliards de dollars au cours de la dernière décennie, les salaires des PDG ont augmenté de 40% en quatre ans, tandis que ceux des travailleurs reculaient. Ces chiffres sont devenus un cri de ralliement pour nos membres. Notre stratégie de communication a réussi à créer un immense mouvement de solidarité parmi les travailleurs, et cela a renforcé leur détermination. Les membres étaient prêts à se battre, car ils avaient été lésés depuis bien trop longtemps.

Les Facebook Lives, c’était ma manière de communiquer directement avec les membres. Dans le passé, le président du syndicat était souvent un homme en costume qui donnait des conférences de presse caché dans son bureau, entouré d’une équipe de communicants ; iI était impossible de l’approcher. Je voulais que les membres puissent interagir directement avec moi. C’est pour cela que je me suis rendu sur de nombreux piquets de grève et rassemblements de soutien aux grévistes. Les lives ont permis de diffuser cela partout, et à des gens de Californie ou de Floride de me poser une question même si j’étais à Detroit.

Cette stratégie nous a donné un vrai pouvoir de négociation. Nous avons souvent eu plus de 70.000 personnes connectés sur nos lives et les chaînes comme CNN les retransmettaient. Cela a porté notre lutte sur la scène nationale et internationale et fait peur aux patrons. À chaque fois, cinq ou dix minutes avant que je passe en direct sur Facebook, je recevais des appels de PDG prêts à céder. C’est par exemple comme ça que nous avons obtenu l’engagement de la PDG de General Motors, Mary Barra, sur le maintien de la production de batteries électriques dans une usine de l’Ohio et l’amélioration des salaires et conditions de travail des salariés du site.

LVSL – Au-delà de la communication, qui était effectivement très bien rodée, c’est aussi votre stratégie de grève, avec des annonces surprises de blocage de nouveaux sites, qui a désemparé les PDG des « Big Three ». Comment vous êtes-vous organisés pour infliger un maximum de perturbation aux constructeurs automobiles, tout en faisant perdre le moins de salaires possibles à vos membres ?

S. F. – Lorsque nous avons atteint la date limite de la grève le 14 septembre 2023 (aux Etats-Unis, une grève ne peut avoir lieu qu’après l’échec de négociations entre syndicats et employeurs et son déroulé est extrêmement encadré, ndlr), nos membres étaient prêts à se battre. Ils savaient qu’ils avaient été abusés pendant des décennies et étaient déterminés à obtenir ce qu’ils méritaient. Nous n’avons pas appelé tous nos membres à la grève d’un coup, ceux qui n’étaient pas concernés étaient frustrés ! C’est un problème que tout syndicaliste rêve d’avoir, qui nous a donné encore plus de pouvoir dans les négociations !

Il y avait deux raisons à ce choix de ne pas appeler tous nos membres à faire grève en même temps. D’une part, nous devions gérer notre caisse de grève avec précaution, pour bien soutenir nos grévistes tout en permettant de tenir la grève le plus longtemps possible. Nous avions évalué nos finances avec précaution et savions que ce fonds se viderait rapidement si tous nos membres se mettaient en grève en même temps, nous avons donc dû optimiser son usage. D’autre part, nous avons aussi beaucoup étudié les « Big Three » avec mon équipe avant de déclencher la grève, pour mieux connaître leurs faiblesses. Alors qu’elles pensaient que nous allions faire grève partout d’un seul coup, nous avons préféré agir de manière ciblée, en sélectionnant les usines et les sites stratégiques. Cela nous a donné un effet de surprise.

Cette grève tournante, que nous appelons « stand up strike », était vraiment révolutionnaire, à la fois pour nous et pour l’ensemble du mouvement syndical. Elle nous a donné encore plus de pouvoir que ce qu’on avait imaginé au départ. Après la première semaine où nous avons bloqué une usine de chacun des trois groupes, ce qui était déjà une première, nous avons sélectionné les sites et les entreprises de manière à accroître nos leviers de négociation. Par exemple, General Motors pensait qu’on allait frapper leur usine de Spring Hill dans le Tennessee. Quelques jours avant la date limite, ils avaient transféré tous les moteurs et transmissions assemblés dans cette usine vers une autre. Par chance, ils les ont envoyés dans l’usine que nous avions prévu de frapper. Quand nous avons annoncé la grève, l’usine où ils avaient envoyé ces pièces s’est arrêtée ; ils n’avaient plus accès à leurs équipements.

Chaque semaine, on donnait aux entreprises une liste de demandes. Si elles n’étaient pas acceptées, on frappait. A l’inverse, si elle acceptait, elle était épargnée pour la semaine. À un moment donné, Ford nous a présenté la même proposition pendant deux semaines consécutives. Je leur ai dit que cette offre n’était pas acceptable et nous avons lancé la grève dans l’usine Kentucky Truck, qui est un de leurs sites phares. Cela a permis de faire monter les enchères.

Toute cette stratégie les a pris par surprise. Ils étaient habitués à une direction syndicale qui parlait fort mais reculait toujours au moment d’agir. Ils ne croyaient pas qu’on irait jusqu’au bout et pensaient qu’on bluffait. Mais nous étions sérieux et ça les a déstabilisés.

LVSL – Cette grève s’est soldée par de très nombreuses victoires, sur les salaires et les conditions de travail, mais aussi des garanties de non-délocalisation. Comment se sont passées les négociations et qu’avez-vous obtenu exactement ?

S. F. – Historiquement, lorsqu’un accord avec l’une des entreprises expirait, on renégociait avec elle et cela fixait un modèle pour les autres (aux Etats-Unis, les accords entre entreprises et syndicats durent généralement 4 à 5 ans et interdisent souvent la grève en dehors des périodes de renégociation, ndlr). L’idée était d’avoir des salaires et des avantages cohérents dans toute l’industrie automobile. Mais cette fois-ci, nous voulions que les trois entreprises signent en même temps, ce qui nous permettait de mettre plus de pression sur celles qui ne suivaient pas et de les forcer à s’aligner sur leurs concurrents qui nous concédaient davantage.

L’une de nos priorités était de mettre fin au système inégal mis en place après 2007 (la crise économique ayant fortement mis en difficulté les constructeurs américains, les syndicats avaient fait des concessions pour préserver les emplois, ndlr) : les nouveaux employés n’avaient pas droit aux mêmes salaires et prestations sociales que ceux employés avant 2007, notamment en termes de santé (en l’absence de Sécurité sociale, la protection santé vient généralement de l’employeur aux Etats-Unis, ndlr) et de pensions de retraites. Nous avons réussi à éliminer les différences de salaires (à travers un rattrapage en trois ans, ndlr), c’est une énorme victoire. Mieux encore, d’ici la fin de l’accord (qui durera quatre ans et demi, ndlr) les travailleurs temporaires vont être embauchés avec des CDI et seront augmentés de 150 % !

« Nous avons réussi à éliminer les différences de salaires entre travailleurs. D’ici la fin de l’accord, les travailleurs temporaires vont être embauchés avec des CDI et seront augmentés de 150 % ! »

Il reste encore des différences dans les pensions de retraite : les travailleurs embauchés avant 2007 ont une vraie pension, tandis que ceux embauchés après ont un 401(k) (système de retraite par capitalisation, ndlr). Nous avons quand même obtenu une augmentation des contributions de l’entreprise aux 401(k) et une hausse des pensions de 15%, la première en quinze ans, mais nous aurions souhaité mettre fin au système par capitalisation. Nous devrons revenir sur ce point lors des prochaines négociations.

Nous avons aussi augmenté les salaires de l’ensemble des travailleurs de 11% dès la ratification et de 25% au total d’ici à la fin de l’accord. Ce n’est pas encore les 40 % d’augmentation auxquels ont eu droit les PDG, mais c’est déjà un immense progrès. Et nous avons obtenu le retour des Cost of Living Adjustments, c’est-à-dire une indexation des salaires sur l’inflation. En revanche, nous n’avons pas obtenu la semaine de 32 heures. Mais nous continuerons à la demander, car elle améliore la qualité de vie : si les gens travaillent moins, ils ont plus de temps pour leur famille et pour leurs passions, et ce sont de meilleurs travailleurs.

Un des indicateurs les plus tangibles pour mesurer le succès de cette grève est la valeur totale des coûts de main-d’œuvre supplémentaires de ce nouvel accord. Les augmentations que nous avions eu dans le cadre du précédent accord représentaient 2 milliards de dollars. Cette fois-ci, c’est plus de 9 milliards par constructeur. Au total, pour les « Big Three », cela représente 27 milliards de dollars qui vont aller dans les poches des travailleurs !

« Les patrons nous disent à chaque fois que les travailleurs sont avides et qu’ils n’ont pas les moyens, mais pour les actionnaires, ils trouvent toujours de l’argent. »

Durant les négociations, les employeurs nous disaient qu’ils allaient devoir augmenter le prix des véhicules, que cela allait les tuer etc. Mais dans les deux semaines qui ont suivi, General Motors a versé 10 milliards de dollars en dividendes et en rachats d’actions aux actionnaires. Et quatre mois plus tard, ils ont encore versé 6 milliards de dollars. Cela fait 16 milliards, soit presque le double de ce qu’ils ont rendu aux travailleurs (uniquement chez General Motors, ndlr). Ils nous disent à chaque fois que les travailleurs sont avides et qu’ils n’ont pas les moyens, mais pour les actionnaires, ils trouvent toujours de l’argent.

LVSL – Au-delà des « Big Three », il y a d’autres constructeurs importants implantés aux Etats-Unis, comme Volkswagen, Toyota et Tesla. Vous avez peu d’implantation dans ces entreprises et leurs sites. Comment vous organisez-vous pour syndiquer ces salariés et faire en sorte qu’ils bénéficient des mêmes avantages ?

S. F. – Récemment, nous avons réussi à créer un syndicat au sein de Volkswagen, sur leur site de Chattanooga, dans le Tennessee (aux Etats-Unis, chaque site de production doit être syndiqué séparément. Le processus, qui nécessite une pétition et un référendum victorieux et fait face à d’intenses pressions des employeurs, est extrêmement complexe, ndlr). Réussir cette implantation dans les usines du Sud du pays (peu syndiquées, ndlr) est une avancée majeure, que peu croyaient possible. 

Dès que nous aurons finalisé cette implantation chez Volkswagen, je pense que Mercedes va suivre (un référendum dans un site Mercedes pour la création d’une branche de l’UAW a été perdu en mai 2024, l’UAW a fait appel, en raison de pressions extrêmement fortes de l’entreprise pour peser sur le scrutin, ndlr). Comme je le rappelle souvent, quand on négocie de bons contrats, l’organisation suit, car les travailleurs veulent en faire partie et avoir droit aux mêmes avantages. À peine deux semaines après la fin des négociations avec les Big Three, Toyota a augmenté les salaires de 11 % et a réduit le rattrapage des salaires des travailleurs embauchés après 2007 de huit à quatre ans. Ils se sont donc alignés sur nos négociations. Honda et Nissan ont fait de même depuis.

LVSL – L’industrie automobile mondiale est aujourd’hui en pleine transition vers le véhicule électrique. Ce changement majeur a de nombreuses implications, puisqu’il faut notamment maîtriser la production de batteries et faire face à la concurrence chinoise. Plus largement, la nécessité de combattre le changement climatique questionne l’avenir de toute l’industrie automobile. Comment votre syndicat perçoit-il ces enjeux ?

S. F. – D’abord, en ce qui concerne les questions environnementales et la production de batteries, l’UAW a toujours été à l’avant-garde. Nous devons agir ; la terre est en feu et les émissions liées à l’automobile en sont un facteur majeur. Je me souviens qu’en 1970, lorsque nous avons ouvert notre centre de formation dans le Michigan, notre président de l’époque, Leonard Woodcock, parlait déjà des problèmes des moteurs à combustion et de leur impact environnemental. Cela fait 54 ans, et peu de progrès ont été réalisés depuis.

Shawn Fain en entretien avec LVSL.

Nous ne pouvons pas fermer les yeux en pensant que tout continuera comme avant, car cela ne fonctionnera pas. Il y a un grand débat sur la transition vers l’électrique. Le monde des affaires et les milliardaires instrumentalisent cette transition pour faire peur aux travailleurs, en leur disant qu’ils vont perdre leur emploi et qu’ils doivent donc accepter de travailler plus dur et plus longtemps. 

A l’inverse, nous voyons cette transition comme une opportunité : actuellement, plus de 30 usines de batteries sont en construction aux Etats-Unis. S’y implanter pour protéger les salariés est une nécessité, nous en avons donc fait une priorité durant notre grève. Nous avons obtenu que les travailleurs de ces usines de batteries soient couverts par nos accords avec les constructeurs, ainsi que des promesses de création d’emplois dans le secteur électrique. Stellantis voulait fermer une usine à Belvidere (Illinois), nous avons obtenu qu’ils y investissent plus de 3 milliards de dollars pour y créer une usine de batteries (l’UAW a depuis organisé de nouveaux rassemblements sur place pour que Stellantis respecte ses promesses, ndlr).

LVSL – Vous avez évoqué le fait que votre grève et vos victoires ont redonné espoir à tous les travailleurs de l’automobile, et pas seulement ceux des « Big Three ». Mais la solidarité allait au-delà de l’automobile : d’après un sondage, 75% des Américains soutenaient votre lutte, c’est considérable ! Pensez-vous que votre lutte ait des répercussions sur le reste du monde du travail aux Etats-Unis ?

S. F. – Nous avons en tout cas montré aux travailleurs que les entreprises leur mentent lorsqu’elles affirment qu’ils en demandent trop. Ces victoires redonnent espoir à énormément de travailleurs, qui ont compris que ces augmentations ont été obtenues par l’action syndicale et la lutte, et non en croisant les bras. Nous avons stoppé le déclin de notre syndicat et avons gagné beaucoup de nouveaux membres. L’UAW connaît par exemple une forte croissance du nombre de syndiqués dans d’autres secteurs, comme l’enseignement supérieur.

Plus largement, la perception du travail a beaucoup changé depuis la pandémie de COVID. Alors que des millions de personnes étaient menacées de mort, notre président de l’époque, Donald Trump, ne faisait rien. Les classes dirigeantes en ont profité de la crise pour extraire toujours plus de richesses. Elles ont exploité les consommateurs, ce qui a conduit à l’inflation. C’est de la pure cupidité ! Cela a aggravé les conditions de vie des travailleurs, qui devaient déjà faire face à la maladie. Cependant, cette crise a aussi permis aux travailleurs de prendre conscience de leur pouvoir. Beaucoup de gens ont refusé de se mettre en danger pour des salaires trop bas et des entreprises comme McDonald’s et Burger King ont été forcées de monter les salaires à 20 ou 25 dollars de l’heure pour trouver des employés. Cela a montré le pouvoir de la classe ouvrière : sans travail, rien ne fonctionne.

Bien sûr, la classe dirigeante continue de faire peur aux travailleurs et cherche à nous diviser pour nous empêcher de nous mobiliser. Actuellement, une poignée de personnes dirige tout et concentre la richesse à nos dépens. Notre mission est de rassembler la classe ouvrière à l’échelle mondiale. C’est pourquoi nous avons fixé la date d’expiration de notre accord avec les « Big Three » au 1er mai 2028. Nous voulons faire de cette date symbolique une grande journée de mobilisation dans tout le pays, ainsi qu’avec des syndicats étrangers.

LVSL – D’ici là, les Etats-Unis auront un nouveau locataire à la Maison Blanche. Cet été, vous avez pris la parole au Congrès démocrate en soutien à Kamala Harris en rappelant le rôle central des syndicats pour « rebâtir la classe moyenne américaine ». S’il y a bien sûr de nombreuses raisons de souhaiter une défaite de Trump, la politique des Démocrates sur les questions syndicales pose tout de même question : durant son mandat, Joe Biden a été le premier Président en exercice à se rendre sur un piquet de grève, qui était d’ailleurs un piquet de l’UAW. Malgré ce symbole, il n’a pas réussi à faire adopter le PRO Act, une grande loi visant à simplifier la création de syndicats et l’exercice du droit de grève. Pensez-vous que Kamala Harris pourra faire passer cette loi ?

S. F. – D’abord, l’élection présidentielle n’est pas la seule qui importe. Nos élections pour le Congrès vont aussi peser, il nous faut des représentants au Congrès prêts à signer les projets de loi et à les faire adopter. Cela étant dit, Kamala Harris a soutenu le PRO Act et nous appuie dans cette démarche. Elle s’était jointe à nous sur un piquet de grève chez General Motors en 2019. Son colistier Tim Walz a fait de même.

« Trump est anti-syndical à l’extrême, c’est un milliardaire qui représente sa classe. »

A l’inverse, Donald Trump et Elon Musk (qui soutient très fortement Trump, ndlr) ricanent quand on leur parle de lutte sociale et rêvent de licencier des travailleurs en grève. Tel est le contraste que nous montrons à nos membres et aux Américains en général : Trump est anti-syndical à l’extrême, c’est un milliardaire qui représente sa classe, il pense que vous devriez être viré pour avoir défendu vos droits, tandis que Kamala Harris et Tim Walz ont été à nos côtés sur les piquets de grève. Lorsqu’il était Président, Trump a renégocié l’ALENA (accord de libre-échange des Etats-Unis avec le Mexique et le Canada, ndlr), il prétend que cela a aidé les travailleurs, mais en réalité, cela a augmenté le déficit commercial de l’industrie automobile et des sous-traitants de 20 à 30 %. 

J’ai conscience que la politique se joue aussi sur le temps long. Je me souviens de l’ambiance lorsque Ronald Reagan a été élu en 1980 : on nous disait que la richesse des plus fortunés allait « ruisseler » jusqu’à nous. Pendant 40 ans, on nous a bassiné avec ça. Après huit ans de Reagan et quatre ans de Bush père, le Parti démocrate s’est déplacé vers le centre pour faire plaisir aux plus riches, en abandonnant les travailleurs. Avec Biden, je pense que nous avons eu un changement, il semble que les Démocrates aient compris que la classe ouvrière est leur base. 

S’ils nous défendent, les Démocrates gagneront chaque élection car les travailleurs américains les soutiendront. Mais si vous ne pouvez pas faire la différence entre les deux partis, des individus dangereux comme Donald Trump seront élus. En 2016, son élection était essentiellement un « fuck you » adressé à l’establishment. J’espère que suffisamment de gens ont maintenant compris qui est Donald Trump pour que cela ne se reproduise pas. S’il est réélu, nous mettrons en tout cas toutes les options sur la table, avec d’autres syndicats et organisations, y compris de nouvelles grèves.

Comment Trump est devenu favorable aux cryptomonnaies

Trump au congrès annuel du Bitcoin à Nashville. © Capture d’écran Bitcoin Magazine

Le ralliement de Donald Trump au monde des cryptomonnaies, où dominent les acteurs les plus réactionnaires et les plus stupides de l’industrie technologique, a transformé cette question en un enjeu électoral. Mais cela pourrait bien s’avérer être un faux pas. Par Dominik Leusder, traduction Alexandra Knez [1].

Si vous devez convaincre quelqu’un que quelque chose est de l’argent, il est presque certain que ce n’en est pas. Mais le monde des monnaies numériques et des actifs libellés en cryptomonnaies a connu une évolution marquée : leurs défenseurs ne semblent plus chercher à nous convaincre à propos de leur nouvelle et radicale alternative à ce qu’ils appellent presque ironiquement – et de manière presque imprécise – les monnaies « fiduciaires ».

Les lacunes de cette histoire ont toujours été évidentes. Tout d’abord, les cryptomonnaies n’ont jamais rien eu de particulièrement « nouveau » ou « radical » : le fantasme réactionnaire d’une monnaie apolitique a déjà une longue histoire. D’autre part, le statut de moyen d’échange des monnaies fiduciaires « politiques » (qu’il serait plus juste de décrire non pas comme des monnaies fiduciaires, mais comme des monnaies fondées sur le crédit, soutenues par d’innombrables obligations légales de paiement), en particulier celui des monnaies principales (le dollar, le yen, la livre sterling et l’euro), n’a jamais aussi peu été remis en question.

Pour le bitcoin et ses nombreux équivalents, c’est tout le contraire qui est devenu évident. Ce ne sont pas des moyens d’échange fiables en dehors des frontières de certaines dictatures d’Amérique centrale ; ce ne sont pas des instruments permettant de se prémunir contre l’inflation ; et leur valeur étant fortement influencée par les actifs financiers conventionnels et volatiles comme les actions (ainsi que par l’activité erratique des milliardaires sur les réseaux sociaux), ce ne sont décidément pas des réserves de valeur fiables. L’argument complémentaire, généralement évoqué par ceux qui reconnaissent ces défauts, selon lequel les technologies associées – notamment le système de registre de transactions connu sous le nom de « blockchain », qui n’est en réalité guère plus qu’une version glorifiée de Google Docs ou d’Excel – vont transformer notre relation avec l’argent, est également passé à l’arrière-plan. La consternation générale suscitée par les dommages environnementaux exorbitants associés au  « minage » de crypto-monnaies y est sans doute pour quelque chose.

Les crypto-monnaies se sont révélées être un instrument flagrant de spéculation financière et de fraude, et de surcroît très lucratif.

Au lieu de cela, les crypto-monnaies se sont révélées être un instrument flagrant de spéculation financière et de fraude, et de surcroît très lucratif. Loin d’éloigner la politique de l’argent et de décentraliser le pouvoir aux dépens de l’influence oligarchique, les crypto-monnaies sont devenues un vecteur de pouvoir et d’influence, non seulement pour les acteurs du marché financier – des traders professionnels et des gestionnaires de portefeuille jusqu’aux légions d’insupportables crypto-bros qui exhibent leurs gains dans les rues de Miami et de Los Angeles – mais aussi pour les puissants acteurs de l’industrie technologique qui souhaitent avoir une emprise sur la prise de décision politique. En conséquence, le secteur est devenu une arène importante de la contestation des élites. La campagne électorale en cours aux États-Unis est une parfaite illustration de cette évolution.

Les barons des cryptos craignent un tour de vis réglementaire

Les candidats démocrate et républicain sont tous deux intimement liés à l’industrie technologique californienne. Mais sous la présidence Biden, les Démocrates au pouvoir ont initié – bien qu’insuffisamment et tardivement – les premières réglementations applicables aux cryptos sur le modèle de celles qui existent dans l’industrie financière. Alors que la Securities and Exchange Commission (SEC), actuellement dirigée par Gary Gensler, un choix de Joe Biden, s’est avérée notoirement inefficace au cours de la dernière décennie pour limiter les excès (souvent frauduleux) de la haute finance, sa pugnacité à l’encontre des cryptos a surpris. Inquiets quant à la possibilité de continuer à réaliser d’énormes gains dans le monde peu réglementé des cryptomonnaies, les acteurs de la Silicon Valley ont mobilisé de nombreux acteurs clés derrière Donald Trump, en dépit des remarques initialement désobligeantes de l’ancien président au sujet du bitcoin.

Le catalyseur de ce processus semble avoir été le scandale autour de la faillite de la plateforme d’échange de crypto-monnaies et du fonds spéculatif FTX (dont l’ancien PDG, Sam Bankman-Fried, a récemment été condamné à vingt-cinq ans de prison) et le déploiement de moyens parlementaires et réglementaires (sous la houlette de Gensler et d’Elizabeth Warren) qui y ont contribué.

Le scandale autour de la faillite de la plateforme d’échange de crypto-monnaies et du fonds spéculatif FTX dirigé par Sam Bankman-Fried semble avoir été le catalyseur de la volonté de régulation des démocrates.

La crainte d’une réponse réglementaire concertée de la part d’une nouvelle administration démocrate n’est pas le seul facteur qui mobilise ce contingent particulier de la droite californienne. Comme l’a récemment souligné la journaliste Lily Lynch dans le New Statesman, les barons du secteur technologique qui s’opposent à l’ingérence du gouvernement dans les cryptomonnaies considèrent également Kamala Harris comme la représentante d’une « crise des compétences » en politique. Celle-ci serait causée par l’adhésion de l’élite démocrate à la politique identitaire et sa prétendue déclinaison sur le lieu de travail, les politiques de « diversité, d’équité et d’inclusion » (DEI), dont Harris aurait d’une certaine manière été la bénéficiaire.

L’ampleur de ces événements ne devient que trop évidente. La nouvelle dynamique partisane dans le monde de la crypto-monnaie a fait entrer dans la mêlée plusieurs éminents milliardaires de droite du secteur de la technologie, dont les vastes ressources se déversent dans de nouveaux super PAC, les principaux véhicules de soutien aux campagnes politiques aux États-Unis. Parmi ces étranges personnages, on trouve d’éminents capital-risqueurs et doyens de la néo-droite, Peter Thiel et Marc Andreessen, des investisseurs et des entrepreneurs tels que David Sacks, Cathie Wood, Tyler et Cameron Winklevoss, le gestionnaire de fonds spéculatif et activiste Bill Ackman, ainsi qu’Elon Musk.

La volte-face de Trump sur la question n’a pas seulement absorbé leurs préoccupations dans le baratin républicain pseudo-libertaire habituel (la plateforme du Comité national républicain, sous prétexte de « défendre l’innovation », parle du « droit de miner du bitcoin » et du « droit à l’auto-détention d’actifs numériques » et du « droit à faire des transactions sans surveillance ni contrôle du gouvernement »), mais a automatiquement mêlé le bitcoin à des questions de sécurité nationale. Parmi les nombreuses questions abordées dans son interview troublante à Bloomberg, Trump a proclamé qu’il s’opposerait à toute tentative des Démocrates pour réglementer l’industrie afin d’éviter que la Chine ne prenne l’avantage « dans cette sphère ». Le fait que les monnaies numériques ne confère aucun avantage géopolitique ou que la Chine ait été pionnière dans la répression sévère de la spéculation sans entrave sur les cryptomonnaies, n’importe ni à Trump ni à l’électeur américain moyen, peu informé.

Le soutien de milliardaires fous : un boulet pour la campagne de Trump ?

Le fait que les élections américaines soient littéralement inondées d’argent est loin d’être nouveau. En fait, le système est conçu pour être particulièrement sensible à l’influence de groupes d’intérêts spéciaux bien financés et très motivés. Et si la poussée politique de l’aile droite du monde des crypto-technologies est un facteur nouveau, les dons ne peuvent mener une campagne que jusqu’à un certain point – surtout lorsque le camp adverse est tout aussi bien financé, entre autres, par de grandes entreprises technologiques.

De fait, la prédominance des milliardaires de droite du secteur technologique dans la campagne de Trump pourrait même s’avérer être un handicap. Cela devient plus clair si nous supposons que le choix de Trump pour la vice-présidence, le sénateur de l’Ohio J. D. Vance, un protégé de Peter Thiel, a été motivé moins par des considérations de guerre culturelle (l’auteur de Hillbilly Elegy étant un vétéran de ce théâtre) que par le désir de Trump d’apaiser et de gagner la confiance des personnalités de la Silicon Valley proches du monde des cryptomonnaies qui l’inondent aujourd’hui d’argent.

Si cette manne permettra certainement de mener une vaste campagne publicitaire (les efforts médiatiques relativement bricolés mais fructueux de Trump en 2016 l’ont prouvé), l’enthousiasme de la droite, qui avait initialement applaudi l’ascension de Vance, a récemment été refroidi. La campagne démocrate visant à dépeindre les républicains obsédés par les guerres culturelles comme « bizarres » a été facilitée non seulement par certaines des apparitions publiques de Vance, mais aussi par le simple fait que les protagonistes de l’aventure de la Silicon Valley sont eux-mêmes indéniablement et profondément bizarres.

Trump promet de ne pas réglementer l’industrie afin d’éviter que la Chine ne prenne l’avantage « dans cette sphère ». Le fait que les monnaies numériques ne confère aucun avantage géopolitique ou que la Chine ait été pionnière dans la répression sévère des cryptomonnaies, ne semble pas lui importer.

Non seulement leur préoccupation monomaniaque pour des questions de guerre culturelle toujours plus obscures ne parvient pas à résonner suffisamment au-delà des limites des podcasts et des réseaux sociaux, mais les excentricités de personnes comme Elon Musk (avec son acquisition erratique, sous l’influence apparente de la drogue et de son recent divorce, et sa mauvaise gestion de Twitter, désormais X), Peter Thiel (avec son comportement maladroit et en proie à la sueur sur scène, sans oublier son penchant avéré pour le recrutement de jeunes étudiants de Stanford destinés à le rajeunir grâce à leur don de sang) et Bill Ackman (avec sa déconfiture très médiatique à propos de la fraude universitaire de sa femme israélienne et des manifestations d’étudiants pour Gaza) semblent désormais indissociables de Vance et de ses efforts maladroits pour garder son sang-froid.

La tentative de Vance de raviver les guerres culturelles a été douchée par le choix de la campagne de Harris de ne pas faire campagne sur les questions d’identité (rendant ainsi impuissants les arguments « woke » ou « DEI » avancés contre l’ancien procureur Harris) et de choisir comme colistier le gouverneur du Minnesota Tim Walz, dont les pitreries d’ « homme blanc populaire mais progressiste » mettent encore plus en évidence le caractère faussement terre-à-terre et anti-élitistes de Vance. 

Il est encore trop tôt pour savoir si les Républicains sont en train de se regrouper ou s’ils sont en train de se mettre au pied du mur. Les contributions de Thiel et consorts permettent indéniablement de remplir les caisses de la campagne Trump. Mais il n’est pas certain que cela soit un atout – l’ancien président avait gagné en 2016 bien qu’Hillary Clinton ait dépensé beaucoup plus que lui. Il est indéniable que le rapprochement de Trump avec la section la plus régressive de l’industrie technologique est un pari. S’il porte ses fruits, il rapprochera du pouvoir l’un des secteurs les plus vénaux et improductifs du capitalisme américain ; mais s’il échoue, il pourrait donner aux Démocrates l’occasion de resserrer encore davantage l’étau réglementaire autour du cou de l’industrie technologique. Reste à savoir s’ils se saisiraient alors de cette opportunité.

[1] Article de notre partenaire Jacobin, traduit par Alexandra Knez.

Donald Trump, le candidat antisystème ?

Donald Trump -- Le Vent Se Lève

Tentatives de destitution, procédures judiciaires, bannissement des réseaux sociaux, attentat : le milliardaire a survécu à toutes les attaques visant à briser sa carrière politique. Indéniablement atypique, Donald Trump, qui aime à se présenter comme antisystème, serait le premier président des États-Unis à obtenir deux mandats non consécutifs en cas de victoire. Le récit de sa candidature, marquée par un esprit de revanche faisant écho au sentiment des Américains « laissés pour compte », doit être pris au sérieux et examiné de près.

Second volet de notre série de portraits en vue de l’élection présidentielle américaine, après un premier article consacré à Kamala Harris.

La balle est passée à quelques millimètres de son cerveau, lui transperçant l’oreille droite et provocante un saignement abondant. Alors qu’il était évacué par les services secrets, il a été pris d’un réflexe incroyable : brandir le poing en direction de ses supporters. Le message est clair : Trump se battra jusqu’au bout. Une resucée de son « mugshot », cette photo prise par la police de l’État de Géorgie lors de sa mise en examen, où il avait posé avec une attitude de défi qui brisait déjà les codes de l’exercice. Et de son coup de menton de septembre 2020, où il s’était affiché au balcon de la Maison-Blanche, ôtant son masque FFP2 et respirant avec peine, pour prouver qu’il avait guéri du Covid.

Pour un homme de 78 ans carburant aux sodas et cheeseburgers, Trump fait preuve d’une indéniable vitalité. Contre les médias, les démocrates, les « élites côtières », « l’État profond », les intellectuels wokes, les chantres du libre-échange et du no border, il incarnerait un symbole de résistance auquel s’identifieraient de nombreux Américains inquiets de leur déclassement, ou simplement remontés contre la classe dirigeante.

La cible à abattre pour les élites américaines ?

Depuis son élection face à Hillary Clinton, Donald Trump a bien dû faire face à de multiples tentatives de déstabilisation – et non des moindres. La théorie complotiste du « Russiagate », orchestré par les équipes de campagne de Hillary Clinton et les responsables des agences du renseignement, lui avait valu d’être la cible d’une enquête fédérale l’accusant de haute trahison. Elle avait été suivie par une tentative manquée de destitution, déclenchée par la fuite opportune d’un verbatim de sa conversation téléphonique avec Volodymyr Zelensky.

Les élections de 2020, où de nombreux États – gouvernés par les républicains comme les démocrates – avaient généralisé des procédures de vote anticipé, avaient généré une grande confusion lors du dépouillement. Au point de faire douter de nombreux électeurs de la validité du scrutin, que Trump n’avait pas hésité à contester jusqu’au bout. Y compris en encourageant ses partisans à marcher sur le Capitole, où devait se dérouler la certification des résultats. Son implication dans ces violences, qui ont débouché sur quatre décès et de nombreux blessés, aurait dû signer la fin de sa carrière politique.

Donald Trump a pourtant survécu à la seconde tentative de destitution convoquée suite à cette émeute. Comme il a survécu aux primaires de son Parti, ainsi qu’aux multiples procès intentés par des procureurs pas toujours neutres.

Accusé d’avoir illégalement conservé des documents « top secret », il a été inculpé au titre de l’Espionnage Act. Pour des faits similaires, Joe Biden n’a pas été inquiété par la justice – le procureur justifiant d’en rester là, car « Biden se serait présenté face au jury comme un vieil homme sympathique à la mémoire défaillante, comme il l’a fait au cours de sa déposition ». Ce qui explique peut-être pourquoi la juge fédérale tirée au sort pour conduire le procès de Trump, la magistrate Aileen Cannon nommée à ce poste par ce dernier en 2020, fait traîner ce procès indéfiniment

Les milieux financiers ont abreuvé sa campagne, au point de dépasser les sommes récoltées par Biden. Un groupe au coeur de la Silicon Valley, milieu historiquement affilié au Parti démocrate, a rallié Donald Trump suite à sa tentative d’assassinat.

Pour avoir tenté par tous les moyens de contester le résultat des élections de 2020, Trump fut également la cible d’enquêtes du Procureur général du comté de Fulton (Géorgie) et du Procureur spécial nommé par le Département de la Justice (DoJ). À chaque fois, les jurés tirés au sort parmi les citoyens américains se sont prononcés en faveur d’une inculpation. Mais aucun procès n’aura lieu avant les élections. En déclarant qu’un président ne pouvait être inculpé pour des actes commis dans le cadre de sa fonction, la Cour suprême lui a conféré plusieurs mois de répit dans le dossier fédéral. Dans le même temps, la révélation d’une relation sentimentale entre la procureur d’Atlanta Fani Willis et l’avocat chargé du dossier a repoussé la tenue du procès en Géorgie

Lorsque la chance – ou des juges nommés par ses soins – ne sont pas de son côté, il arrive pourtant que Trump soit bel et bien condamné. Au civil, la justice new-yorkaise l’a décrété coupable de viol envers l’autrice Jean Caroll et l’a condamné à 50 millions de dollars de dommages et intérêts pour diffamation. Toujours au civil, l’État de New York a condamné la Trump Organization à quelque 355 millions de dollars d’amendes pour malversations financières. Enfin, au pénal, un juré de New York a condamné Trump dans l’affaire Stormy Daniels, estimant que l’ancien président s’était rendu coupable de fraude comptable, violant ainsi les règles de financement de campagnes électorales. En attente de la prononciation de la peine, Trump a indiqué qu’il ferait appel. Tous ces procès, affaires et perquisitions spectaculaires n’ont pas entaché sa cote de popularité, supérieure aux niveaux enregistrés lors des campagnes de 2016 et 2020.

Rien ne semble pouvoir atteindre le milliardaire, pas même les balles de AR-15. Si le profil du tireur ne permet pas d’établir un mobile politique, la tentative d’assassinat pointe du doigt la responsabilité des services secrets. La plus obscure institution associée à « l’État profond » a spectaculairement échoué à protéger l’ancien président. Ce qui alimente les soupçons de ses partisans quant à la collusion des agences de renseignement, qui avaient déjà donné corps à la théorie complotiste du RussiaGate ayant empoisonné son premier mandat…

Autant d’éléments qui alimentent le récit d’un candidat « antisystème », attaqué par tout ce que le pays compte d’organes de pouvoir.

La tentative d’assassinat, prétexte au ralliement de nombreux milliardaires

Un spécialiste de la photographie de presse évoquait sur les antennes de FranceInfo la dimension historique du cliché montrant Trump le poing levé. Pour lui, Ronald Reagan avait « subi » sa tentative d’assassinat, alors que le milliardaire aurait dominé l’évènement. L’expert a cependant oublié de mentionner que Reagan avait été touché à bout portant par une balle lui perforant les poumons. Et que d’autres clichés, dévoilant un Donald Trump au regard perdu et inquiet, n’ont pas fait le tour du monde.

Pour une victime de la presse, le milliardaire s’en sort plutôt bien. Aucun journaliste ne semble avoir enquêté sur la nature de sa blessure (la balle a-t-elle réellement transpercé son oreille, ou bien s’agit-il d’une éraflure ?). Le récit imposé par Trump a été repris par l’ensemble des grands médias. De même, le piratage informatique supposé de ses équipes de campagne n’a donné lieu à aucune fuite ni aucune enquête. Pour l’instant, la totalité du récit repose sur les dires du milliardaire et les affirmations du site Politico, propriété d’un autre milliardaire conservateur, qui refuse de publier la moindre information…

De manière plus générale, Donald Trump bénéficie d’une complaisance étonnante de la part des médias généralistes, qui couvrent, comme celle de n’importe quel candidat, la campagne d’un ancien président putschiste. Il n’y a en effet pas d’autre manière de qualifier sa tentative minutieusement documentée de subvertir le résultat des élections, alors que la Cour suprême avait suivi soixante autres décisions de justice invalidant les allégations des équipes de Trump, et que son propre garde des Sceaux avait lui-même publiquement attesté la validité du scrutin. En règle générale, lorsqu’on échoue à prendre le pouvoir par la force, l’histoire ne confère pas de seconde chance. Si Trump constitue une exception, n’est-ce pas que, loin de la posture « antisystème » qu’il affectionne, il est au contraire toléré par des pans entiers du « système » ?

La sphère médiatique conservatrice, qui compte la première chaîne d’informations du pays (Fox News), le premier groupe de télévision (Sinclair), le premier site d’opinion partagé sur les réseaux sociaux (Daily Wire), deux des trois journaux les plus vendus du pays (Wall Street Journal* et New York Post) et des dizaines de podcasteurs et youtubeurs engrangeant chaque année des dizaines de millions de dollars de recettes, appuient la candidature de Trump sans équivoque – là où un titre comme le New York Times ne s’est pas privé de critiquer vertement Joe Biden.

Les démocrates étaient si peu inquiets de l’hypothétique victoire de Trump qu’ils se sont accrochés à la candidature d’un homme visiblement très affaibli jusqu’au début du mois de juillet. Et CNN semblait tellement peu violemment hostile au milliardaire qu’elle lui avait organisé une émission sur mesure dès 2023… Depuis le 6 janvier 2021, le pouvoir judiciaire avait tranché, par la voix de la juge Cannon et de la Cour suprême, à quatre reprises en faveur du milliardaire. Certes, sur des lignes partisanes – mais cela semble bien démontrer à quel point Trump est intégré à l’establishment traditionnel.

Surtout, les milieux patronaux et financiers ont abreuvé sa campagne de millions de dollars de dons, au point de dépasser les sommes récoltées par les équipes Biden. La tentative d’assassinat contre Donald Trump a ainsi servi d’élément déclencheur pour de nombreuses personnalités, qui lui ont alors publiquement apporté leur soutien. C’est en particulier le cas d’un groupe de financiers au coeur de la Silicon Valley, milieu historiquement affilié au Parti démocrate.

Notons en particulier Doug Leone, président du fonds d’investissement en capital-risque Sequoia Capital, Marc Andresen et Ben Horowitz, du fonds d’investissement Andressen Horowitz et Joe Lonsdale, cofondateur de Palantir… Aux principaux financiers de la tech s’ajoutent les entrepreneurs devenus milliardaires. Si Marc Zuckerberg a chanté les louanges de Trump sans se rallier à lui, Elon Musk a officialisé son soutien et promis de verser 45 millions de dollars par mois à sa campagne. Depuis, il a organisé son retour sur Twitter (X) en grande pompe, au point de produire une conversation en forme de meeting de campagne avec l’ancien président.

Une forme de corruption que Donald Trump ne cherche pas à cacher, qui affirme aux lobbies pétroliers qu’il concrétisera leurs souhaits contre un financement de campagne à hauteur d’un milliard de dollars

Les principaux investisseurs et leader du secteur des cryptomonnaies appuient également le candidat républicain (citons les frères Winkelvoss), tout comme David Sachs, milliardaire et podcasteur, ancien cofondateur de Paypal. Ou Chamath Palihapitiya, ancien cadre dirigeant de Facebook devenu business angel. Ils rejoignent ainsi ses soutiens historiques : les multimilliardaires Peter Thiel, le directeur de Blackstone David Schwartzman, le pétrolier Harold Hann et la famille Adelson, etc.

Big Oil, Wall Street et… BigTech ?

Harold Hann ne se contente pas de contribuer financièrement. Il organise de multiples levées de fonds auprès des dirigeants et cadres supérieurs des principales entreprises liés aux hydrocarbures. Et se fait leur relai auprès de Trump. Lors d’une rencontre dans son fief de Mar-a-lago, Trump avait ouvertement promis à l’industrie pétrolière de mettre en place leur agenda contre un financement de un milliard de dollars en faveur de sa campagne.

L’ancien président peut également compter sur le pivot inédit des grandes fortunes et principaux leaders de Wall Street. Bien au-delà des donateurs historiques du Parti républicain. Le multimilliardaire Bill Ackman, gérant d’un fonds spéculatif influent à Wall Street, avait déclaré suite à l’attaque du Capitole du 6 janvier 2021 que « Trump [devait] s’excuser auprès des Américains et démissionner ». Le 14 juillet dernier, il officialisait son soutien à l’ancien putschiste via Twitter. Jamie Dimon, très influent PDG de JP Morgan, première banque du pays, a publiquement salué le bilan de Trump lors d’une conférence au forum économique de Davos. Il s’agit d’un tournant majeur : Dimon représente la faction pro-démocrate de Wall Street. Ses commentaires ont été interprétés comme un signal envoyé à Wall Street pour soutenir le républicain, alors que son propre lobby a repris les dons financiers en sa faveur.

L’ancien président peut ainsi se vanter d’être soutenu par l’homme le plus riche du monde (et accessoirement propriétaire de X, premier réseau social en termes de contenu politique), l’industrie pétrolière et certains réseaux de Wall Street et de la Silicon Valley. Mais l’engouement du « système » pour sa candidature va bien au-delà de ces secteurs et individus.

La Heritage Foundation, premier think tank conservateur du pays, financé par les syndicats patronaux et les grands groupes industriels et pharmaceutiques, a collaboré avec les équipes de Donald Trump pour concevoir son programme. Enfin, Trump peut compter sur le soutien de plusieurs puissances étrangères, notamment Israël et l’Arabie Saoudite. La première ne pèse pas grand-chose, si l’on met de côté son pouvoir de nuisance.

En continuant d’humilier l’administration Joe Biden à Gaza (non-respect des lignes rouges, refus d’accepter l’accord pour un cessez-le-feu, assassinat ciblé de citoyens américains, etc.), le gouvernement de Netanyahou enferme le camp démocrate dans une équation insoluble : s’opposer à Israël lui vaudrait de vives critiques de la droite et lui a déjà fait perdre des soutiens financiers à Wall Street ; d’un autre coté, continuer de soutenir l’État hébreu et ce qu’un nombre croissant d’organisations internationales qualifie de génocide indigne la base démocrate dans des États aussi déterminants que le Michigan ou le Winsconsin.

L’Arabie Saoudite peut, de son côté, manipuler le cours du pétrole comme elle l’avait fait en 2020, pour éviter que des prix trop bas à la pompe avantagent le Parti actuellement au pouvoir (Harris/Biden). Or, l’Arabie Saoudite s’est assuré la fidélité de Donald Trump en versant des sommes importantes via différents tournois de golf et en embauchant son gendre, Jared Kushner, pour gérer un fonds d’investissement d’une valeur supérieure à 4 milliards de dollars.

Une forme de corruption que Donald Trump ne cherche pas vraiment à cacher. Bien au contraire. Ainsi, il affirme aux lobbies pétroliers qu’il concrétisera tous leurs souhaits contre un financement de campagne à hauteur d’un milliard de dollars, tandis qu’il proclame en meeting qu’il va devoir « rendre le vie plus facile » à Elon Musk et « les autres personnes intelligentes comme lui » après l’avoir remercié pour son soutien.

Kamala Harris est-elle même soutenue par de nombreuses grandes fortunes, comme tout candidat démocrate avant elle. Mais le fait qu’une partie du « système » soit derrière elle ne signifie nullement que son adversaire soit « antisystème » ou anti-élites.

Projet 2025 : servir les intérêts des plus riches

L’écoute des discours de Donald Trump révèle le peu de temps qu’il consacre aux problèmes des Américains ordinaires. Il préfère attaquer ses adversaires, entamer des laïus sur des détails de campagne (la couverture flatteuse de Kamala Harris en une du Times, l’ampleur des foules à ses meetings de campagne, etc.) ou multiplier les promesses assez vagues. Une posture qui tranche avec sa campagne de 2016.

Huit ans plus tôt, Trump avait pris des positions claires sur divers sujets clivants, souvent en opposition avec son propre parti. Contre la guerre en Irak, contre le libre-échange, contre l’assurance maladie Obamacare (qu’il allait remplacer par something great), pour le « mur » à la frontière mexicaine. Mais Trump a désormais un bilan. Sa seule grande loi votée au Congrès a été une baisse d’impôt d’ampleur historique pour les plus riches, et une diminution similaire du taux d’imposition sur les sociétés. Il n’a rien fait pour résoudre la crise des opiacés qui ravage le Midwest ni poursuivi les firmes responsables de ce drame sanitaire. Il a par contre mené une guerre implacable aux travailleurs américains. Il avait également tenté d’abroger la réforme de la santé Obamacare sans rien proposer en remplacement, alors qu’une telle suppression avait mis fin à l’interdiction faite aux assurances de refuser des patients sur la base de leurs antécédents médicaux.

Au cours du mandat de Joe Biden, il s’est prononcé contre les syndicats ouvriers en grève et à même fait capoter un projet de loi anti-immigration soutenu et largement construit par son propre parti, de crainte que ce succès avantage Joe Biden. Lors de sa conversation avec Elon Musk sur X, il a passé de longues minutes à discuter avec passion de son aptitude à licencier ses employés sans état d’âme.

Derrière ces envolées rhétoriques et ces provocations, quel est son programme ? En 2016, les lignes directrices étaient assez claires. En 2020, Trump n’a fait campagne que contre son adversaire, sans rien proposer de concret (le parti républicain n’avait présenté aucun programme). En 2024, Trump s’appuie sur une plateforme au nom tout droit sorti d’un mauvais James Bond : « Project 2025 ».

Ce document de 930 pages, produit par la Heritage Foundation sous l’égide de différents proches de Donald Trump, dont son vice-présidence J. D. Vance, détaille un ensemble de mesures à mettre en oeuvre une fois à la Maison-Blanche. Un nombre important d’entre elles sont conçues pour pouvoir être imposées sans l’aval du Congrès, par décret.

Les mesures destinées à supprimer tous les efforts visant à lutter contre le réchauffement climatique avaient fait beaucoup de bruit à l’époque. Mais il s’agit également de réaffirmer l’autorité de l’exécutif (ce qui inquiète des constitutionnalistes soucieux de la séparation des pouvoirs) afin de laisser les mains libres au président pour instrumentaliser la Justice et permettre le licenciement de hauts fonctionnaires jugés insuffisamment fidèles au président.

Il est aussi question de nombreuses dérégulations environnementales et commerciales pour aider les grands groupes de diverses industries, de la suppression de minimas sociaux et programme d’aides aux plus défavorisés, des coupes budgétaires dans la sécurité sociale, de l’élimination de contraintes pesant sur les assurances maladie privées, d’un projet anti-migratoire visant à construire des camps d’internements et à déporter 15 millions de sans-papiers et immigrants en cours de régularisation. Sans oublier les obsessions de la droite conservatrice, dont JD Vance est très proche : suppression du ministère de l’Éducation publique (une mesure explosive et très impopulaire, qui a pourtant été défendue par Trump lors de sa conversation avec Elon Musk), remise en cause de la contraception, interdiction des pilules d’avortement, « interdiction des contenus pornographiques » et « emprisonnement » de ceux qui en produisent…

La politique étrangère de Trump est en harmonie parfaite avec l’establishment diplomatique et le complexe militaro-industriel – très éloignée des positions d’un candidat « antisystème »

En comparaison, Kamala Harris bénéficie du soutien des principaux syndicats ouvriers du pays, dont celui de l’automobile UAW. Ses premières mesures annoncées cherchent à renforcer le pouvoir d’achat et résoudre la crise du logement : interdiction et lutte contre les pratiques anticoncurrentielles, en particulier dans l’alimentaire, pour réduire les prix, contrôle et plafonnement des prix des médicaments, allocations familiales et subvention pour aider la construction et l’achat d’un premier logement. Des mesures parcellaires, mais diamétralement opposées au programme de Trump, et avec une volonté affichée d’aider les familles américaines issues des classes ouvrières, populaires et moyennes.

Isolationnisme de façade, impérialisme sans fard

En décembre 2019, Donald Trump a pratiquement déclenché un conflit régional au Moyen-Orient en ordonnant l’assassinat par drone du chef des Gardiens de la révolution iranienne, le populaire général Qasem Solemani. L’Iran a répliqué par une attaque symbolique contre une base irakienne. C’est le journaliste vedette de Fox News Tucker Carlson qui aurait découragé Trump de répliquer. Suite à ces évènements, le Parlement irakien a voté le retrait des troupes américaines stationnées en Irak. Non seulement Trump a refusé, mais il a menacé l’Irak « de sanctions financières comme ils n’en ont jamais vu qui feraient passer les sanctions contre l’Iran pour du vent ».

Sur tous les dossiers géopolitiques, Trump a pris des positions interventionnistes et impérialistes, en net contraste avec ses fanfaronnades isolationnistes. Sanctions contre le Venezuela et soutien à la tentative de putsch de Juan Guaido. Proposition d’invasion ou de conflit direct avec le Venezuela. Soutien tacite à l’Arabie Saoudite dans son embargo contre le Qatar (Trump avait proposé une aide militaire… avant de réaliser que les États-Unis possèdent des bases à Doha). Ventes d’armes lourdes offensives à l’Ukraine, en rupture avec la ligne rouge établie par Obama pour ne pas provoquer la Russie. Multiples interventions pour faire échouer la mise en service du gazoduc Nord Stream 2. Violation du traité nucléaire avec l’Iran. Retrait unilatéral des États-Unis de deux traités anti-prolifération nucléaire avec la Russie. Rupture de l’accord d’apaisement des relations avec Cuba, suivie d’un redoublement des sanctions économiques. Refus de rapatrier les soldats américains déployés en Syrie pour « garder le pétrole ». Refus de retirer les troupes américaines d’Afghanistan. Engagement militaire au Yémen, en Syrie. Sans parler de la multiplication sans précédent du recours aux frappes de drones, auxquelles l’administration Biden a pratiquement mis fin.

Si Trump n’a pas engagé les États-Unis dans de nouvelles guerres, il n’en a terminé aucune, a préparé le terrain pour les suivantes – et a frôlé une catastrophe d’ampleur au Moyen-Orient. Quant à la Chine, sa politique de confrontation et de guerre commerciale, héritée d’Obama, mais exacerbée sous sa présidence, fait désormais consensus à Washington.

Une politique étrangère en harmonie parfaite avec l’establishment diplomatique et le complexe militaro-industriel – très éloignée des positions d’un candidat « antisystème ». Mais pouvait-on de toutes manières prendre au sérieux ce qualificatif, pour désigner le président qui avait dérégulé Wall Street et recruté ses ministres et conseillers économiques auprès de Goldman Sachs ?

* Le Wall Street Journal a prétendu conserver sa « neutralité » dans le processus électoral, tout en défendant une ligne conservatrice.