Ukraine : les pompiers pyromanes

Le Congrès américain © Josiah Hamilton

Loin de jouer l’apaisement et la voie diplomatique, les États-Unis répondent aux menaces russes par une stratégie d’escalade. Elle découle du prisme idéologique qui domine à Washington, mais également des intérêts de nombreux acteurs opportunistes. Parmi eux : le complexe militaro-industriel et l’industrie pétrolière ; les médias en mal d’audience, qui se font les relais de ces puissances économiques ; Joe Biden, en difficulté sur le plan intérieur ; et la classe politique en général, largement financée par les intérêts industriels.

« Si la Russie envahit l’Ukraine, elle aura à rendre des comptes. Ça dépendra de ce qu’elle fera. C’est une chose s’il s’agit d’une incursion mineure… (…) mon sentiment est que Poutine va faire quelque chose. »

Ces propos, prononcés le 19 janvier par Joe Biden, ont provoqué un vent de panique à Washington. Pas du fait que le président des États-Unis estimait qu’une attaque russe était probable, mais parce qu’il indiquait que l’OTAN ne réagirait pas de manière disproportionnée face à la seconde puissance nucléaire mondiale. Un aveu dénoncé comme « une carte blanche donnée à Poutine pour envahir l’Ukraine » par le sénateur républicain Ted Cruz, en écho à l’écrasante majorité des observateurs américains.

En rendant publiques les allégations issues du renseignement américain, l’administration Biden aurait exposé au grand jour les projets belliqueux de Poutine (…) Bien entendu, comme le notait discrètement le Times, aucun élément tangible n’a été apporté pour étayer ces allégations

Immédiatement, les équipes de la Maison-Blanche ont cherché à éteindre le feu en publiant un communiqué affirmant que la moindre incursion russe en Ukraine « provoquerait une réaction immédiate, sévère et unie des États-Unis et de leurs alliés ». Anthony Blinken, le Secrétaire d’État a renchéri quelques heures plus tard : « Nous allons rendre claires comme du cristal les conséquences d’un tel choix (pour Poutine) ». Le lendemain, le directeur de cabinet de Joe Biden, Ron Klain, en remet une couche à la télévision en contredisant son supérieur hiérarchique: « Le président Poutine ne doit avoir aucun doute sur le fait que le moindre mouvement de troupes russes à travers la frontière ukrainienne constituerait une invasion (…) qui serait une horrible erreur de Poutine. Il n’y a aucune ambiguïté là-dessus. »

Les élus des deux bords politiques ont fait passer un message équivalent, certains allant jusqu’à accuser les partisans d’une approche plus diplomatique de « prendre le parti de Poutine » et d’être des « victimes de la désinformation russe. » À la Chambre des représentants du Congrès, les démocrates se sont empressés de voter un texte autorisant le déploiement de sanctions économiques drastiques contre la Russie et l’expédition de centaines de millions de dollars d’équipement militaire ultra-moderne, qualifiée par la presse – de manière euphémistique – d’aide létale (lethal aid).

NDLR : Lire sur LVSL l’article de David Fontano : « Ira-t-on sans discussion vers de nouvelles guerres ? »

Si la solution diplomatique avec la Russie, qui a formulé des demandes jugées négociables par Biden, ne semble pas à l’ordre du jour, c’est que de nombreux intérêts et factions sont à l’oeuvre pour pousser à la confrontation.

Washington à l’offensive

En première page de son édition du 3 février, le New York Time s’interroge : « La stratégie de Biden contre Poutine fonctionne-t-elle, où est-elle en train de pousser la Russie à la guerre ? » Dans cet article éclairant à plus d’un titre, le prestigieux journal chante les louanges du Département d’État pour sa guerre de communication innovante. En déclassifiant et rendant publiques les allégations issues du renseignement américain et britannique, l’administration Biden aurait anticipé et exposé au grand jour les projets de Poutine dans l’espoir de le dissuader d’agir. D’où la rhétorique alarmiste sur l’étendue des forces en présence à la frontière ukrainienne et les intentions belliqueuses de la Russie. Bien entendu, comme le notait discrètement le Times, aucun élément tangible n’a été rendu public pour étayer ces allégations.

À cette guerre de communication s’ajoutent des menaces et manœuvres plus ou moins symboliques, comme les livraisons d’armes à Kiev et le rapatriement des familles de diplomates américains présents en Ukraine, toujours dans le but apparent de couper l’herbe sous le pied de Poutine. De là à comparer cette approche à un dangereux poker menteur, il n’y a qu’un pas que le Times franchit prudemment.

Cette stratégie serait entrain de produire l’effet inverse recherché, à en croire les sources du journal. Ce que « déplore le président russe », lequel estimerait que « les Américains cherchent à le pousser au conflit ». Côté ukrainien, le président Zelensky a été encore plus explicite, minimisant le risque d’invasion russe et appelant Washington à « adoucir la rhétorique guerrière » en affirmant que les médias occidentaux « exagéraient la situation » de manière dangereuse et contre productive. Pour Kiev, la stratégie de Washington « est une erreur ». Biden ne semble pourtant pas prêt à changer son fusil d’épaule, puisqu’il vient de déployer 3000 soldats supplémentaires en Pologne et Roumanie.

Les médias américains activent les tambours de guerre

Loin de jouer leur rôle de contre-pouvoir, les médias américains ont, dès le début de la crise, embrassé, voire devancé, la rhétorique belliqueuse provenant de l’administration Biden et du Congrès. Avec un zèle et une absence de distance qui rappellent furieusement la période ayant conduit à l’invasion de l’Irak, les principaux journaux du pays ont ainsi repris les « informations déclassifiées » issues des gouvernements américain et britannique sans exiger le moindre début de preuves. Qu’il s’agisse de l’étendue des forces russes mobilisées à la frontière ukrainienne, de l’existence d’un plan secret pour installer un président pro-poutine à Kiev, d’une mission russe pour fomenter des troubles en Ukraine afin de fournir un prétexte à une invasion ou plus récemment la prétendue existence d’un projet de filmer une fausse agression ukrainienne à la frontière russe pour justifier une invasion, aucune de ces allégations n’a fait l’objet d’une distance critique vis-à-vis des agences de renseignement.

Politico nous apprend que certains de ses articles sont sponsorisés par… Lockheed Martin, un des principaux fournisseurs de l’armée américaine. Le Washington Post n‘a pas la même courtoisie.

Or, la véracité des informations distillées par ces agences – dont le format se limite à des déclarations publiques – mérite d’être remise en question, comme l’a fait le journaliste Matt Lee de l’Associated Press dans un échange sidérant avec le porte-parole de la diplomatie américaine :

– Matt Lee (journaliste) : Mais où sont les preuves matérielles, où sont les informations que vous venez de déclassifier ?

– Porte-parole du ministère des Affaires étrangères : Les informations déclassifiées, je viens de vous les donner, là en vous parlant.

ML : Ce ne sont pas des preuves, c’est simplement vous qui me parlez. Vous n’offrez aucun élément tangible pour défendre ce que vous avancez. (…)

PP : Si vous douter de crédibilité de la parole du gouvernement américain et du gouvernement britannique et trouvez du réconfort dans les informations données par les Russes, c’est votre choix

Comme le rappel le journaliste au cours de l’échange, les gouvernements américain et britannique ne brillent pas par leur fiabilité. Sans remonter aussi loin que la guerre d’Irak, on a vu encore récemment d’innombrables informations fuiter dans la presse ou revendiquées officiellement être démenti par les faits. Les prétendus contacts étroits et répétés entre les équipes de campagne de Trump et les agents du renseignement russes se sont avérés inexistants ; les allégations de primes offertes par la Russie aux Talibans pour tuer des soldats américains ont été démenties par l’administration Biden ; le mystérieux « syndrome de la Havane » dont ont été victimes de nombreux diplomates américains n’était pas le fait d’une arme secrète à base d’ultrasons déployée par une puissance étrangère, mais le résultat de simples crises d’angoisses ; la frappe d’un drone américain sur une voiture pendant l’évacuation de Kaboul n’a pas tué des terroristes en mission suicide, mais une famille entière de réfugies, etc.

NDLR : Pour une analyse du RussiaGate, lire sur LVSL l’article du même auteur : « Trump à la solde de la Russie : retour sur une théorie conspirationniste à la vie dure »

Ici, les raisons de douter des dires des gouvernements américains et britanniques sont encore plus évidentes. Leur alarmisme initial n’était partagé ni par l’Allemagne, ni par la France, ni par l’Ukraine. Lorsque les États-Unis ont décidé de faire évacuer les familles de leur personnel d’ambassade, même la Grande-Bretagne n’a pas suivi. Sur le plateau de C dans l’air, le journaliste Jean-Dominique Merchet expliquait ainsi en citant une source issue du renseignement français que les déploiements russes à la frontière ukrainienne ne suggéraient pas d’invasion imminente, car les Russes n’avaient pas déployé les moyens logistiques susceptibles de permettre une telle opération.

Pourtant, l’administration Biden a répété sur tous les tons que l’invasion pouvait se produire de manière imminente et à tout moment, avant de rétropédaler.

En Allemagne, où le gouvernement et la presse livrent un son de cloche plus nuancé que ce qui parvient de Washington, un récent sondage montre que 43% de la population tient les États-Unis pour les principaux responsables de la crise, contre 32% pour la Russie.

Aux États-Unis, les médias ne se contentent pas de tenir le rôle de porte-parole de la diplomatie américaine. Ils devancent bien souvent l’administration Biden dans la demande de surenchère et la dramatisation du conflit. Cette posture va-t-en-guerre s’explique par divers facteurs.

En premier lieu, les fabricants d’armes et membres du complexe militaro-industriel financent de nombreux titres de presse. Le journal en ligne de centre-gauche Politico a ainsi récemment publié un article intitulé « Jen Psaki (la porte-parole du gouvernement) : une attaque russe peut se produire à tout moment ». Un second article titrant « Les États-Unis doivent-ils secouer la cage de Poutine ? » encourage plus récemment une posture militariste. Politico nous apprend que ces deux articles sont sponsorisés par… Lockheed Martin, un des principaux fournisseurs de l’armée américaine. Le Washington Post, lui, n’a pas la même courtoisie. L’auteur de la tribune « Biden doit monter que les États-Unis sont prêts à aider l’Ukraine militairement si nécessaire » Michael Vickers, n’est pas présenté comme un membre du conseil d’administration du fabricant d’armes BAE systems, mais comme un ancien officier de la CIA et haut fonctionnaire au ministère de la Défense. On pourrait multiplier les exemples de conflits d’intérêts entre la presse et l’industrie de l’armement, tout comme nous l’avions fait dans notre livre Les illusions perdues de l’Amérique démocrate (Vendémiaire éditions) au sujet des cadres de l’administration Biden vis-à-vis du même secteur.

Un second élément structurel explique la posture guerrière des médias américains. Depuis l’élection de Donald Trump, de nombreux anciens membres du renseignement et de l’administration Bush ont trouvé refuge dans la presse dite « libérale » (pro-démocrate ou centriste). Les chaînes de télévision CNN et MSNBC ont recruté pléthore d’analystes issus du complexe militaro-industriel, ainsi que des figures de proue du mouvement néoconservateur qui avaient joué un rôle fondamental dans la promotion de la guerre d’Irak sous George W. Bush. Son ancienne plume David Frum est désormais éditorialiste à The Altantic et invité récurrent des chaînes d’informations. L’ancienne porte-parole de l’administration Bush, Nicolle Wallace anime son propre JT sur la chaîne pro-démocrate MSNBC. Bill Kristol, un ex-conseiller de Bush, pilote désormais le Lincoln Project, une organisation politique représentant les « républicains pro-Biden ». Tout ce que ces faucons de l’ère Bush – à qui l’ont doit l’invasion de l’Irak – ont eu à faire pour redevenir présentables fut de se déclarer anti-Trump, et de promouvoir la théorie complotiste du Russiagate auprès du centre droit démocrate. Ils sont désormais présents quotidiennement sur les chaines d’informations, à l’exception de Fox News – dont certains présentateurs portent paradoxalement une voix « pacifiste », fait rare en ces temps explosifs !

Dans un article caricatural, Politco s’en est ainsi pris au plus populaire d’entre eux, le présentateur d’extrême droite Tucker Carlson, dont le journal est le plus regardé du pays. Carlson, qui défend une ligne plus trumpiste, est accusé par un groupe de sénateurs républicains d’être du côté de Poutine et de reprendre ses arguments.

L’industrie pétrolière espère également tirer son épingle du jeu. Remplacer le gaz russe qui alimente le marché européen par du gaz de schiste liquéfié produit au Texas fait partie des motivations qui expliquent l’opposition au gazoduc Nordstream 2.

Il s’agit d’une tactique récurrente, qui rappelle une fois de plus les années Bush et les prémisses de la guerre en Irak. Ceux qui s’opposent à la ligne bipartisane qui prévaut à Washington se retrouvent accusés de faire le jeu de la Russie, par des personnalités allant de Jen Psaki à Bill Kristol.

La classe politique américaine : conflits d’intérêts et idéologie impérialiste

En 2012, au cours du débat télévisé pour la campagne présidentielle, Barack Obama avait moqué la position défendue par son adversaire Mitt Romney en matière de géopolitique : « les années 1980 veulent que vous leur rendiez leur politique étrangère. » À l’époque, considérer Moscou comme une menace majeure exposait au ridicule.

Depuis, la crise ukrainienne débutée en 2014 et marquée par l’annexion de la Crimée a fait remonter Poutine dans l’échelle des préoccupations de Washington. Bien que les États-Unis aient joué un rôle important dans la révolution de 2014 – que d’aucuns qualifient de coup d’État – Barack Obama avait conservé une position mesurée sur la situation à l’est de l’Europe. En 2016, il expliquait ainsi au journal The Atlantic : « La réalité, c’est que l’Ukraine, qui n’est pas dans l’OTAN, est vulnérable à une domination militaire par la Russie quoi que l’on fasse. Ma position est réaliste, c’est un exemple d’une situation où l’on doit être clair vis-à-vis de nos intérêts essentiels et ce pourquoi on serait prêt à entrer en guerre ».

Obama défendait son refus de livrer des armes lourdes à l’Ukraine, une ligne rouge pour lui qui ne voyait pas dans l’enjeu ukrainien un motif suffisant pour débuter une troisième guerre mondiale. De la même manière que les propos de Joe Biden ont provoqué un tollé à Washington, la position d’Obama constituait un écart jugé intolérable par rapport au consensus qui prévaut dans les cercles diplomatiques américains.

De fait, la doctrine Obama a vécu. L’élection de Donald Trump s’est accompagnée d’un durcissement sans précédent des relations américano-russes depuis la fin de la guerre froide. Accusé à tort par les démocrates d’avoir conspiré avec les Russes pour se faire élire, Trump a accepté les livraisons d’armes à l’Ukraine, avant de conditionner un nouveau don par la bonne volonté du président ukrainien Zelensky. Dans une conversation téléphonique de 2019, Trump semble lui demander d’ouvrir une enquête judiciaire pour corruption sur le fils de Joe Biden, Hunter. Cette utilisation supposée de la diplomatie américaine en vue d’obtenir un avantage électoral conduira les démocrates à lancer une procédure de destitution contre Donald Trump.

Au Congrès, au cours de la procédure, le président du puissant Comité parlementaire au renseignement, Adam Schiff déclare ainsi : « Les États-Unis aident l’Ukraine et son peuple pour qu’ils puissent combattre la Russie là-bas, afin qu’on n’ait pas à combattre la Russie ici » [NDLR : à Washington].

Représentant démocrate de Californie, Adam Schiff constitue l’archétype du politicien servant les intérêts du complexe militaro-industriel tout en tenant un discours caricaturalement belliciste. Mais il s’inscrit dans une tendance plus large.

Si le Congrès est devenu un véritable cimetière législatif où aucune proposition de loi ne semble capable de survivre aux logiques partisanes, en matière de Défense, il existe un consensus permettant d’approuver les dépenses militaires avec un zèle inégalé. Le dernier budget de la Défense (770 milliards de dollars, soit 12 % du budget fédéral) a été largement approuvé par les Congrès (Sénat 88 pour, 11 contre; Chambre 363-70).

Les élus démocrates, majoritaires en commission de la Défense responsable de la rédaction du texte sont massivement financés par l’industrie de l’armement. Tout comme leurs collègues républicains, qui ont proposé et obtenu une hausse de 25 milliards du budget en plus de la hausse demandée par la Maison-Blanche. Ces élus représentent souvent des territoires où de nombreuses usines d’armement sont implantées, ce qui explique également leur propension à recevoir des financements de la part des industries en question. D’où ce projet législatif bipartisan qui vise à inonder l’Ukraine d’armes de guerre, payées par le contribuable américain. Le PDG de Raytheon, l’un des principaux fabricants d’armes, a ainsi expliqué à ses investisseurs que la crise ukrainienne devrait permettre d’augmenter les profits du groupe.

L’industrie pétrolière espère également tirer son épingle du jeu. Remplacer le gaz russe qui alimente le marché européen par du gaz de schiste liquéfié produit au Texas fait partie des ambitions des élus, principalement républicains, qui s’opposent corps et âme à la construction du gazoduc Nordstream 2. Ils en appellent à des sanctions préventives contre la Russie, visant en particulier à bloquer la mise en service du gazoduc. Là encore, des élus démocrates se sont joints à leurs demandes, en opposition directe avec la Maison-Blanche. Alors même que des sanctions préventives auraient pour effet d’encourager une invasion russe, selon de nombreux cadres du renseignement américains et experts sur la Russie cités par The Intercept.

Joe Biden avait qualifié les deux principales demandes de la Russie (que les USA s’engagent à ne jamais inclure l’Ukraine dans l’OTAN, et que l’OTAN démilitarise l’Europe de l’Est) comme compréhensibles et négociables. « L’entrée de l’Ukraine dans l’OTAN est très improbable à court terme » avait-il ajouté en conférence de presse.

Son pragmatisme se heurte au récit dominant à Washington, selon lequel les États-Unis seraient les défenseurs de la démocratie et de la souveraineté des nations et ne pourraient céder le moindre pouce de terrain à Poutine. Une notion risible, au regard de l’Histoire récente.

Une étude de l’Université de Carnegie Mellon (Pennsylvanie) a documenté plus de 80 occurrences où les États-Unis se sont ingérés dans une élection étrangère entre 1946 et 2000 (sans compter les soutiens aux coups d’État). En pleine pandémie, l’administration Biden continue d’imposer des sanctions économiques meurtrières à des régimes aussi variés que Cuba, l’Afghanistan, le Vénézuéla, la Syrie et l’Iran. Elle continue également ses manœuvres visant à renverser le pouvoir démocratiquement élu en Bolivie, après avoir plus ou moins soutenu deux coups d’État. La position moralisatrice des États-Unis est bien sûr tout aussi risible que l’idée selon laquelle la Russie n’aurait rien à se reprocher.

Que Poutine décide d’envahir l’Ukraine ou finisse par retirer ses troupes de la frontière, les Américains y verront certainement une validation de leur approche musclée. Sans reconnaître qu’ils ont une part de responsabilité non négligeable dans la crise actuelle, aux conséquences potentiellement dévastatrices.

Stella Moris : « Si Assange est extradé, il sera coupable avant même d’avoir été jugé »

Stella Moris à l’Université Paris 2, le 1er juin 2021 © Anastasia Léauté

La Haute Cour de Londres vient d’autoriser Julian Assange à contester son extradition. Son équipe juridique alerte sur le fait que si celle-ci aboutit, Assange serait privé de tout moyen de défense. Sous la coupe de l’espionage act, il encourt 175 ans de prison ; comme il n’est pas citoyen américain, il ne bénéficie pas même de la mince protection qu’offre le premier amendement de la Constitution. Stella Moris, avocate et compagne de Julian Assange, a prononcé en juin 2021 une conférence à l’Université Paris 2, à l’invitation de plusieurs associations. Elle appelle le gouvernement français à soutenir la libération d’Assange, au nom des services que lui a rendu Wikileaks – qui a notamment révélé les pratiques d’espionnage des agences américaines en France. Cette conférence, dont nous retranscrivons le contenu, s’est déroulée en compagnie d’Antoine Vey, lui aussi avocat de Wikileaks. Elle a été présentée par Vincent Ortiz, rédacteur en chef adjoint du Vent Se Lève.

La cour en charge du cas Assange aux États-Unis est localisée dans la ville d’Alexandria en Virginie. Pourquoi à Alexandria ? Parce que toutes les agences de renseignement y ont leur quartier général. Cette cour se trouve à moins de 30 kilomètres du quartier général de la CIA. C’est essentiellement une cour de sécurité nationale. Aucune personne accusée d’avoir violé la sécurité nationale du pays n’y a jamais gagné un seul procès.

Un procès à l’issue connue d’avance

Accusé au nom de l’espionage act, qui a une portée très large, Julian Assange n’aurait aucun moyen de se défendre [ndlr : voté en 1917, l’espionage act avait pour but de combattre les opposants à la politique étrangère des États-Unis, dans un contexte de guerre. Sa compatibilité avec le premier amendement a fait l’objet de nombreux débats]. Il ne pourrait parler ni des motifs de publication des documents, ni de leur contenu. Tous ces arguments seraient hors de propos : on a affaire à une infraction de responsabilité absolue. « Avez-vous reçu ces documents ? Oui. Possédez-vous ces documents ? Oui. Avez-vous publié ces documents ? Oui » : avec l’espionage act, il est coupable avant même d’avoir été jugé. Et il risque une peine de 175 ans de prison.

Pour couronner le tout, du fait qu’il ne soit pas Américain, Julian Assange ne serait pas protégé par le premier amendement – que l’espionage act rend de toutes manières caduc. Il ne pourrait pas l’invoquer en sa faveur. Aucune personne non-Américaine extradée aux États-Unis ne possède de droits relatifs à la liberté de la presse s’il tombe sous le coup de l’espionage act. Comment organiserions-nous sa défense s’il était extradé ? Je n’en sais rien. Il n’y aurait aucune défense à monter.

L’affaire Assange crée un précédent

La persécution d’Assange menace la pérennité d’un ordre mondial basé sur le droit international. Le rapporteur spécial des Nations-Unies sur la torture, Nills Melzer, a été très clair. Il a mené une enquête et a conclu au fait qu’Assange a été confronté à de la torture psychologique. Le groupe de travail de l’ONU sur les détentions arbitraires a rendu un rapport en 2016 concluant au fait que Julian Assange était illégalement détenu dans l’ambassade d’Équateur. De nombreuses autres personnalités de l’ONU ont rendu des conclusions smiliaires et appelé à la fin de sa persécution.

© Anastasia Léauté

Que les États-Unis et le Royaume-Uni montrent un tel mépris pour les Nations-Unies menace l’intégrité d’un système international basé sur les Droits de l’homme.

Observez ce qui s’est produit en Biélorussie récemment [ndlr : le détournement d’un avion sur ordre du gouvernement d’Alexandre Loukachenko, visant à l’arrestation d’un opposant biélorusse]. C’est la conséquence lontaine d’une fracturation de l’ordre internationale à laquelle ont contribué les États-Unis. En 2013, ils avaient ordonné l’interception de l’avion d’Evo Morales, président bolivien [ndlr : voyageant de Russie vers la Bolivie, l’ex-président Evo Morales s’était vu refuser une escale en France, en Italie ou en Espagne. Une rumeur voulait qu’Edward Snowden ait été à bord de son avion, et accepter qu’il fasse escale dans ces pays aurait été un signe de défiance à l’égard des États-Unis]. Ce faisant, ils ont institué une norme qui est à présent prise pour référence par d’autres.

De même, l’affaire Assange crée un précédent. Observez la manière dont le premier ministre chinois et le président d’Azerbaïdjan utilisent ce cas pour justifier leur violation des droits de l’homme – puisque le monde entier les viole, pourquoi se priver ? [ndlr : dans une interview avec une journaliste britannique devenue virale, le président azéri avait répondu à une question concernant la liberté d’expression dans son pays en évoquant l’affaire Assange]. Les gouvernements non-occidentaux voient dans le cas Assange un blanc-seing pour justifier leurs pratiques répressives à l’égard des journalistes.

Le système américain offre des garanties particulièrement fortes concernant la liberté de la presse en comparaison du reste du monde. Le premier amendement est l’équivalent d’un étalon-or pour la liberté de la presse et d’expression. Avec cette mise en accusation, le premier amendement serait mis en danger. Cela aurait un impact profond sur la culture politique des États-Unis et du monde occidental – si une telle chose se produit aux États-Unis, d’autres suivront.

Un journaliste face au durcissement de l’administration américaine

Julian Assange est persécuté parce qu’il a dénoncé des crimes. Il ne faut pas avoir peur de parler de persécution politique. Si vous enleviez les drapeaux des pays concernés, que vous transposiez le cas Assange dans d’autres pays, tout le monde emploierait ces mots : prisonnier d’opinion, prisonnier politique, prisonnier pour avoir dénoncé des crimes d‘État, etc.

Revenons sur le contexte de sa mise en accusation.

Les États-Unis ont lancé une enquête sur Julian Assange en 2010, suite aux publications de Wikileaks relatifs aux États-Unis. Il faut rappeler leur nature : ces documents concernent la guerre en Irak, la guerre en Afghanistan, ou le fonctionnement de Guantanamo. D’autres révèlent le contenu des câbles du Département d’État. D’autres encore concernent les règles d’engagement, c’est-à-dire relatives à l’emploi de la force armée dans des théâtres de guerre. Ces documents sont la preuve vivante de crimes commis par l’armée américaine.

L’administration Obama a enquêté : un grand jury a été formé, une équipe d’investigation a été mise en place, ainsi qu’une task force dédiée à Wikileaks constituée de centaines de personnes. Après la mise en accusation de Chelsea Manning, condamnée à 39 ans de prison pour avoir été la source de Wikileaks, l’administration Obama, ayant examiné le résultat de ses enquêtes, en a conclu qu’Assange agissait de manière totalement conforme à n’importe quel acteur journalistique. C’est la raison pour laquelle ils ont laissé tomber l’accusation : aucune charge concluante ne pouvait être soulevée contre lui.

© Anastasia Léauté

Que s’est-il passé sous l’administration Trump ? Des relations hostiles se sont développées entre la presse et l’administration Trump. Celle-ci voyait dans l’arme judiciaire le moyen de limiter le pouvoir de la presse. Dans le même temps, Wikileaks publiait Bolt 7,des documents secrets à propos de la CIA, qui constituent la plus grande fuite de l’histoire de l’institution. Alors que Trump entrait dans le bureau ovale, Mike Pompeo était nommé directeur de la CIA. Il a prononcé un discours annonçant qu’il allait réduire Wikileaks au silence. Mike Pompeo est par la suite devenu secrétaire d’État, tandis que le Département de la justice subissait l’influence de la CIA et de la Maison blanche. Il a été l’objet de pressions visant à aboutir à la mise en accusation de Wikileaks. Voilà la signification de cette mise en accusation.

L’État américain, prisonnier de ses agences de renseignement ?

Joe Biden fait face à un choix politique. Aucun État n’est monolithique. Il y a des contradictions au sein même de l’État américain, de ses ministères, de ses agences. Lorsqu’Assange a été mis en accusation, plusieurs procureurs du Department of Justice ont demandé à être relevés de leurs fonctions parce qu’ils ne l’approuvaient pas. Des acteurs clefs au sein de l’État américain se sont opposés et s’opposent à la mise en accusation d’Assange. Certains le font au nom de motifs politiques. D’autres – ce fut le cas de Barack Obama – sont effrayés par les conséquences à long terme que pourrait avoir la mise en accusation d’Assange. D’autres enfin, au sein du secteur de l’espionnage et de la sécurité nationale, sont au contraire farouchement en faveur de son incarcération – en partie parce que Julian Assange a dénoncé les méthodes de la CIA et des agences de renseignement.

Rappelez-vous des révélations récentes, selon lesquelles les services secrets du Danemark coopéraient avec la CIA pour espionner les chefs d’État européens… et même leur propre gouvernement ! Elles disent assez du pouvoir de ces agences. Souvenez-vous des révélations de Wikileaks, qui nous ont appris que la NSA espionnait directement espionné Nicolas Sarkozy, Jacques Chirac et François Hollande. À l’époque, les États-Unis se sont excusés auprès de François Hollande et ont promis de ne pas recommencer… Mais en 2017, Wikileaks a publié de nouveaux documents, établissant que la CIA avait infiltré les principaux partis politiques français – pas seulement à l’aide de piratages, mais avec des agents humains. Des espions américains ont littéralement infiltré les partis politiques français. Avec de telles révélations, ces agences ne peuvent qu’être hostiles à Wikileaks. Bien sûr, l’État américain n’est pas seulement constitué de ces agences. Les valeurs démocratiques et l’idéal de séparation des pouvoirs sont également des valeurs profondément ancrées. Aujourd’hui, cependant, les agences de renseignement ont la main haute. Elles sont parvenues à instrumentaliser et à politiser la loi afin de persécuter un journaliste qui a mis à nu leurs pratiques.

« C’est à Paris que Julian Assange a fondé Wikileaks ; la France doit agir pour sa libération »

La solution la plus optimiste que l’on pourrait envisager serait un abandon pur et simple des poursuites sur ordre de Joe Biden. Ce n’est pas impensable, car il y a un immense mouvement de pression aux États-Unis au sein des organisations journalistiques et de défense des Droits de l’homme. Ce serait un retour à la politique d’Obama, visant à ne pas criminaliser les journalistes et le journalisme.

La France pourrait agir. Elle pourrait faire quelque chose de très simple – et aucun cas suffisante, mais immédiatement réalisable – : envoyer des observateurs internationaux aux audiences du procès d’extradition. L’Allemagne le fait, ainsi que le Parlement européen. Envoyer des observateurs internationaux enverrait un signal aux États-Unis et au Royaume-Uni.

L’affaire Assange concerne la liberté de la presse et le droit de savoir du public. En France, elle concerne les droits de l’homme, la démocratie et la souveraineté. Julian Assange a vécu en France pendant trois ans. C’est dans ce pays qu’il a fondé Wikileaks. La France, pays leader en Europe, devrait agir en activant tous les leviers possibles pour la libération de Julian Assange.

Ce que l’affaire Assange révèle du pouvoir américain depuis le 11 septembre

® Aymeric Chouquet pour Le Vent Se Lève

Dix ans de captivité et une seule condamnation, pour défaut de comparution. Un asile politique accordé, puis révoqué. Des procédures viciées. Et une mise hors-jeu de fait : depuis 2018, Wikileaks n’a pratiquement rien publié. Son fondateur, Julian Assange, attend l’issue de la demande d’extradition vers les États-Unis, où il encourt 175 ans de prison ; le jugement rendu le 10 décembre par la Haute cour de justice de Londres constitue une nouvelle victoire pour la partie américaine. Alors que la couverture médiatique se focalise sur la défense de l’accusé et les atteintes portées à la liberté de la presse, ce prisme juridique occulte les enjeux effectifs de l’affaire : le formidable réseau de pression géopolitique qui s’exerce sur la justice britannique, et le mode de gouvernement par le secret caractéristique de l’État américain depuis le 11 septembre. L’absence d’analyses approfondies sur ces enjeux dans la presse est symptomatique d’une carence de contrepouvoirs.

Depuis son arrestation en 2019, les principaux médias se sont ralliés à la défense de Julian Assange, avec pour principale ligne argumentative la protection des lanceurs d’alerte, de la liberté de la presse et de la liberté d’expression. Cela revient à prendre pour argent comptant la ligne officielle de défense de Wikileaks, qui se présente désormais comme une « organisation médiatique pluri-nationale, avec sa bibliothèque associée » fondée en 2006 par Julian Assange, son « éditeur ». Exit l’ancienne appellation « d’agence de renseignement du peuple ». Exit l’objectif revendiqué « d’ouvrir les gouvernements » de l’intérieur. Exit la transparence la plus radicale et la liberté de l’information. Exit également la critique du complexe militaro-industriel et de la politique étrangère américaine portée par Wikileaks avant le mutisme forcé d’Assange. La lecture dominante de l’affaire Wikileaks – un lanceur d’alerte confronté aux dérives autoritaires de l’État américain – toute occupée qu’elle est, à juste titre, par la défense de son fondateur, passe sous silence la teneur de l’affaire : ce qu’elle révèle du gouvernement américain depuis le 11 septembre.

Wikileaks, « agence de renseignement du peuple »

Fondée en 2006 par un collectif de hackers, l’objectif premier de Wikileaks est de mettre à profit le potentiel des réseaux informatiques pour soumettre les puissants du monde aux exigences de la transparence. Au croisement entre l’anarcho-libertarisme cypherpunk des débuts d’internet et de l’altermondialisme des années 2000, son objectif revendiqué est de constituer « l’agence de renseignement du peuple. » Entre 2006 et 2010, Wikileaks publie de nombreux documents critiques : des preuves de corruption et d’abus des droits de l’homme au Kenya, les rapports incriminants des banques islandaises et de leur rôle dans le krach bancaire de 2008, les manuels de scientologie, la liste de comptes off-shore de la banque suisse Julius Bär, etc. Mais ce n’est qu’au moment de la publication des documents fournis par la soldate Chelsea Manning que l’organisation acquiert sa notoriété en s’attaquant à un ennemi de taille : les États-Unis.

Chronologie de l’affaire Assange © Aymeric Chouquet pour Le Vent Se Lève

Première en date : la vidéo Collateral Murder, dans laquelle des soldats américains tirent de manière indiscriminée et abattent des civils irakiens, y compris deux journalistes de l’agence Reuters. S’ensuivent les War diaries, plusieurs centaines de milliers de documents qui mettent au jour les détails des guerres en Irak et Afghanistan. Relayés par plusieurs sources éminentes de la presse internationale, ils fournissent un témoignage rapproché de la « guerre contre la terreur ».

La presse a accueilli ces « révélations » comme une succession de scoops. Loin de rendre publics d’importants secrets d’État, Wikileaks a simplement divulgué les documents qu’un minimum de transparence publique aurait dû assurer.

En novembre 2010, c’est le tour d’un autre lot de 400,000 câbles diplomatiques provenant des différentes ambassades, pour la période comprise entre 1967 et 2010 : Cablegate. Ils illustrent le détail de la présence américaine à travers le monde : des menus rapports de renseignement, des rumeurs, et d’encombrantes descriptions de chefs d’État étrangers. Enfin, les Guantanamo Files : les fichiers personnels des détenus de Guantanamo depuis 2002, des rapports d’entretien, des évaluations. Ces fuites, pour lesquelles Chelsea Manning a été condamnée en 2013 à 35 ans de prison, constituent l’enjeu principal de l’affaire Wikileaks. C’est en raison de leur divulgation que la machine judiciaire s’est d’abord enclenchée autour de Julian Assange, en captivité depuis 2012.

Collateral murder ® Wikileaks

Un lanceur d’alerte en lutte contre la première puissance mondiale, révélant les secrets les mieux enfouis de l’État américain ? C’est de cette manière que Julian Assange a été dépeint, tant par ses partisans que par ses adversaires les plus acharnés : « terroriste », « agent étranger », « traître à la patrie » américaine. Cette version des faits n’est pas sans poser problème. En effet, loin de rendre publics d’importants secrets d’État, les « révélations » de Wikileaks ne font la plupart du temps que fournir des détails sur l’action américaine à l’étranger, bien connue dans ses grandes lignes par les critiques de la politique étrangère des États-Unis.

Mise en lumière d’un mode de gouvernement par le secret

Ce qui surprend, à la lecture des War diaries et des câbles diplomatiques, ce ne sont pas les secrets qu’ils contiennent, mais bien au contraire, la plupart du temps, leur manque de sensationnel. Les centaines de milliers de documents divulgués se composent en large partie de menus rapports de renseignement, au plus bas de l’échelle de la diplomatie et de l’armée, d’informations de seconde et de troisième main, de rapports d’attaques et d’incidents. Rien qui concerne Osama Ben Laden dans les Afghan Logs. Pas de preuves du double jeu du Pakistan à l’égard des Talibans, juste quelques soupçons. Pas d’information sur les prétendues « armes chimiques » en Irak. De rares communications directes entre Washington et ses ambassades.

Ces documents étaient d’ailleurs accessibles à plusieurs millions de membres du personnel du Department of State et de l’armée. Parmi les 250,000 câbles publiés, par exemple, seuls 15,000 étaient classés « secret ». Un tiers était classé « confidentiel ». Tout le reste n’était même pas classé. Aucun document top secret. Rien, en somme, qui n’ait déjà été su ou soupçonné au sein de la communauté d’experts de relations internationales et de la défense. Ils ont certes fourni les preuves de crimes et de mensonges du côté américain – d’ailleurs largement relayées par la presse (2500 victimes civiles irakiennes de plus que ce que reportent les chiffres officiels ; l’usage des drônes pour des assassinats ciblés ; le recours à la torture dans les prisons spéciales ; le fait que de nombreux détenus de Guantanamo n’avaient pas de véritable intérêt pour le renseignement américain). Mais la majeure partie de ces « secrets » ne sont en fait que quantité d’informations qui ne bouleversent pas ce que l’on savait déjà de l’action américaine à l’étranger, pour peu que l’on n’en ait pas eu une vision irénique.

La presse a accueilli ces « révélations » comme une succession de scoops. Pourtant, loin d’être de fournir des « révélations », Wikileaks a simplement divulgué les documents qu’un minimum de transparence publique aurait dû assurer. Le fait que tous ces documents n’aient été rendus publics que par le biais d’une fuite souligne la diffusion d’un mode de gouvernement par le secret. C’est ce que le juriste Michael Tigar désigne du nom de « National Security State » : un mode opératoire où « l’appareil de sécurité nationale empêche le contrôle de la branche exécutive du gouvernement. (…) Le résultat est que la CIA, la NSA et les autres agences de l’exécutif qui pratiquent la surveillance, la détention, la torture, les transferts extrajudiciaires de suspects et les assassinats ciblés par drone, ont acquis une immunité (…) Ce qu’elles font, pourquoi elles le font, et pourquoi leurs actions sont légales ou ne le sont pas – tous cela est retranché derrière un mur de secret. »

L’historien des sciences américain Peter Galison évaluait en 2004 le volume de documents classés « confidentiel » ou « secret » à 320 millions de pages – de 4 à 5 fois la quantité d’informations accessibles dans le domaine public. Au cours des années 2000 ces chiffres n’ont cessé de croître : des pans entiers de l’activité gouvernementale et de ses motivations sont placés du côté du secret. Jusqu’à ce que les chiffres rapportés par l’Information Security Oversight Office ne cessent d’être publiés en 2018. Nul n’est besoin d’adhérer à un projet de transparence radicale pour s’émouvoir de la dynamique dans laquelle sombre l’État américain depuis le 11 septembre, retirant des mains du public une masse croissante de documents chaque année. Et c’est dans ce vide d’information que Wikileaks s’est engouffrée. Là où le Congrès, où les journalistes, où les freedom of information requests rencontraient le mur de silence du National Security State, les fuites de Wikileaks ont fourni les détails du gouvernement courant.

Une cartographie de ces différents protagonistes permet de comprendre que l’on n’a pas seulement affaire à un gouvernement persécutant un journaliste, mais à un réseau d’acteurs publics et privés, américains mais aussi britanniques, suédois, suisses, mobilisés afin de mettre Wikileaks hors d’état de nuire. Analyser l’affaire sous un angle exclusivement moral ou juridique empêche d’en saisir la portée politique.

« À l’exception d’une poignée d’organisations (dont l’ACLU – l’American Civil Liberties Union, n.d.r. – et le New York Times) dotées des ressources et de la volonté d’engager de longues actions en justice contre le gouvernement pour violation de la Loi sur la liberté d’information, l’un des canaux principaux de mise en lumière des secrets du gouvernement et des élites provient des lanceurs d’alerte et des organisations qui en permettent l’action » écrivait en 2010 Glenn Greenwald. C’est via Wikileaks que le manuel d’opérations de Guantanamo que l’ACLU n’avait pas réussi à obtenir a été publié. C’est toujours via Wikileaks que les victimes civiles des guerres en Irak et Afghanistan ont pu être dénombrées. En ce sens, « Wikileaks est l’un des groupes les plus efficaces au monde et ce n’est pas surprenant qu’ils subissent de telles attaques » concluait le journaliste.

Les réseaux d’influence étrangère des États-Unis

Les conséquences n’ont pas tardé à se faire sentir. Dès 2010, Assange a fait l’objet d’une première enquête en Suède, qui a engagé la série de procédures judiciaires enchâssées qui se poursuit à ce jour. Sa captivité de fait dure depuis plus de 10 ans – dans l’enceinte de l’ambassade d’Équateur de 2012 à 2018, puis dans les prisons britanniques. Le réseau d’acteurs impliqués illustre la capacité des États-Unis à faire pression à l’international. Si les documents Wikileaks offrent un aperçu de l’exercice du pouvoir après 2001, l’affaire Assange met au jour les rouages de la machine légale et para-légale qui assure son maintien.

Au mois d’août 2010, Assange est inquiété en Suède pour violence sexuelle, dans une enquête sans issue, dont son équipe juridique a pointé de multiples vices. Les procédures ont été formellement abandonnées sept ans plus tard, en mai 2017, et le mandat d’arrêt européen à l’encontre d’Assange révoqué. Plusieurs journalistes ont entre temps mis en lumière la pression exercée sur la Suède de la part des autorités judiciaires britanniques pour maintenir l’enquête ouverte – leur échange de mails à ce sujet par ailleurs en partie été mystérieusement effacé. Entre temps, Assange se réfugie à l’ambassade d’Équateur à Londres pour éviter son extradition aux États-Unis via la Suède, ce qui lui a valu sa seule et unique condamnation à ce jour, pour enfreinte de liberté conditionnelle. La juge britannique, Emma Arbuthnot, s’est retirée du procès après avoir été accusée de conflit intérêt, en raison des liens de son mari, ancien ministre – et consultant d’une société de sécurité privée fondée par John Scarlett, directeur du MI6 en 2003 – avec le think tank néoconservateur Henry Jackson Society, ouvertement hostile à l’égard de Wikileaks. Le parcours d’Alexander Arbuthnot, fils de la juge et associé à la société britannique de cyber-sécurité Darktrace [1], et à l’américaine Symantec, collaboratrice de la défense américaine, a également été pointé du doigt. Accueilli par l’Équateur pendant la présidence Correa, Julian Assange obtient d’abord l’asile politique, puis la nationalité équatorienne. Tous deux lui seront révoqués au moment de l’arrivée au pouvoir de Lenín Moreno, président pro-américain, qui consigne Assange à la justice britannique.

Assange ne sera finalement mis en accusation pour espionnage qu’en 2018. Une enquête de Yahoo News révélait que la publication en 2017 de la série Vault 7, détaillant l’arsenal de cyberespionnage de la CIA, aurait déterminé la décision de l’administration Trump à engager des poursuites. Là où Obama y avait renoncé en raison de la précarité juridique de l’accusation, ainsi que du précédent qu’elles auraient pu constituer pour la liberté de la presse, c’est sur un fond de revanche que la CIA aurait d’abord envisagé de kidnapper ou d’assassiner le fondateur de Wikileaks sur le sol britannique, sans d’ailleurs en avertir le Congrès, avant de se rabattre sur les moyens du droit. C’est en attente du verdict pour l’extradition que Assange demeure, près de dix ans plus tard, toujours en captivité.

Cette machine de persécution s’est par ailleurs appuyée sur tout un réseau d’acteurs économiques. En 2010, Visa, Mastercard, ainsi que la très libertaire PayPal avaient suspendu les paiements à Wikileaks, alors que la très neutre poste suisse congelait le compte personnel d’Assange. De même, les big tech américaines ont contribué à l’isolement de Wikileaks et appuyé l’État américain dans sa volonté de réduire l’organisation au silence. Dès 2010 Amazon, qui possède une activité d’hébergeur, avait retiré sa fourniture de serveurs à Wikileaks sous pression politique. Cinq ans plus tard, c’est Google qui livre des données personnelles de journalistes de Wikileaks à l’État américain. Le réseau d’acteurs s’est resserré ces dernières années : en 2019, c’est la Banque mondiale qui prête 5 milliards de dollars à l’Équateur, quelques jours avant que le président Lenín Moreno n’accepte d’expulser Julian Assange de l’ambassade. Entre-temps, l’entreprise espagnole de sécurité privée UC Global, contractée par l’État équatorien pour assurer la sécurité de son personnel dans le contexte de l’asile accordé à Julian Assange, espionnait ce dernier pour le compte de la CIA.

© Aymeric Chouquet pour Le Vent Se Lève

Une simple cartographie de ces différents protagonistes permet de comprendre que l’on n’a pas seulement affaire à un gouvernement persécutant un journaliste, mais à un réseau d’acteurs publics et privés, américains mais aussi britanniques, suédois, suisses, mobilisés afin de mettre Wikileaks hors d’état de nuire. Analyser l’affaire sous un angle exclusivement moral ou juridique empêche d’en saisir la portée politique. Ce n’est pas sur le seul plan de la liberté d’expression et de la presse que devrait se situer le débat, mais sur celui du mode de gouvernement américain et de son influence étrangère, qui poursuit ses propres fins par tous les moyens disponibles, peu importe la juridiction.

Carence de contrepouvoirs

En traitant les publications de Wikileaks sur le mode du scoop, en jouant sur l’imaginaire du hacker publiant les secrets de la première puissance mondiale, la presse s’est empêchée d’analyser lucidement un processus structurant : l’opacité croissante dans laquelle agit l’État américain, son réseau d’influence et de pression. Ce manque d’analyse souligne l’impuissance des canaux d’opposition traditionnels à ces dérives du pouvoir : le Congrès, la presse, et la recherche.

La lutte contre le gouvernement par le secret requiert davantage que l’indignation superficielle dont font preuve une partie des médias. Elle requiert un journalisme d’enquête indépendant, une recherche académique autonome du point de vue des financements qui produise une pensée systématique, soucieuse des acteurs et des intérêts en jeu

Un tel traitement médiatique n’est que trop compréhensible. D’une part, les leaks contiennent une foule de détails amusants ou croustillants – que l’on songe à Hilary Clinton déclarant, devant une assemblée de banquiers, mentir à ses électeurs et tenir un double-discours – plus à même de faire monter l’audimat qu’un lent travail de cartographie d’acteurs politiques, économiques, financiers et militaires. De l’autre, alors que la presse exagérait la confidentialité des publications de Wikileaks, ignorant par là-même l’opacité croissante dans laquelle l’État américain agit, elle a mis l’emphase sur leur caractère prétendument extraordinaire, dévoilant les dérives de l’État américain, selon le vocable consacré. Cette rhétorique de la « dérive » présente chaque épisode comme un événement singulier. Elle est solidaire de la rhétorique du scoop. La proximité entre le pouvoir politique et celui de l’argent, influence des producteurs d’armes sur la politique étrangère, le mépris pour le droit international manifesté par l’exécutif : ces réalités – bien connues de générations de chercheurs critiques – sont systématiquement traitées comme des accidents du système politique américain, destinés à provoquer l’indignation morale et la stupeur du public, plutôt que comme des émanations routinières de celui-ci.

Le journaliste Glenn Greenwald formulait cependant un constat plus préoccupant : « les médias américains sont en large partie acquis [au gouvernement] et les derniers vestiges du journalisme d’enquête sont écrasés par les contraintes financières. Le Congrès américain est presque entièrement impuissant, lorsqu’il s’agit d’opérer un contrôle digne de ce nom, et il est de toute manière contrôlé par ces mêmes factions qui maintiennent le secret le plus complet… » On retrouve le diagnostic que posait Julian Assange dans un entretien au Spiegel en 2015, où il soulignait quant à lui la responsabilité du monde académique. « En règle générale, il n’y a pas assez de compréhension systématique. Cela tient à l’économie de la presse, au temps accéléré de l’information (short term news cycles) mais je n’accuse pas les médias de cet échec. Le manque vient du monde académique, qui échoue à comprendre les développements géopolitiques et techniques, et l’intersection entre les deux domaines. »

Dans le même entretien, Assange attribuait la responsabilité de cet échec à la relation entre le département d’État américain et les universités du pays, par le biais notamment de l’International Studies Association, ISA, accusée de porter une ligne éditoriale tacite de refus de tout papier s’appuyant sur les documents issus des divulgations Wikileaks. Le journaliste Ben Norton a nuancé cette lecture par une recherche bibliométrique, qui atteste cependant la rareté de références aux sources Wikileaks et l’absence d’analyse de l’organisation en relations internationales. « S’il est inexact de dire que l’ISA a interdit les citations de Wikileaks, Assange pointe du doigt une réalité : il est frappant de voir que si peu de [câbles de Wikileaks] ont été cités dans ces grandes revues universitaires ». Alors que Wikileaks a mis à disposition la plus grande archive des relations internationales contemporaines, intégralement ouverte, une recherche sur JSTOR, l’une des principales bibliothèques universitaires, établit qu’à ce jour Wikileaks a été cité en tout en pour tout 22 fois dans ces cinq revues [1]. À l’inverse, les citations de n’importe quel grand quotidien américain se comptent par centaines, dans chacune de ces revues.

Les sciences politiques ne s’en sortent pas mieux. Wikileaks a mis en lumière un mode ordinaire de gouvernement non une exception. L’affaire en jeu autour de son fondateur illustre quant à elle les réseaux de maintien de ce pouvoir. Force est de constater le manque de recherche au sujet de l’autonomie de l’exécutif, de son immunité à tout contrôle de la part du Congrès, de ses liens avec les entreprises et les lobbys de l’armement et de la sécurité. Là où le journalisme marche à la rhétorique des « accidents », la pensée politique se partage entre la critique libérale du National Security State qui ne voit que des « dérives » plus ou moins ponctuelles à l’état de droit, et les analyses de type critique, inspirées d’Agamben et son état d’exception, dont la caractéristique première d’analyser tout phénomène à partir d’une logique où ne figurent ni les acteurs ni leurs intérêts.

Comment un tel silence est-il possible ? Le travail de Wikileaks, dont Assange paie depuis 10 ans le prix, aura-t-il été en vain ? Sans Wikileaks, ces informations sur la conduite de la politique étrangère et militaire américaine depuis le début de la « guerre contre la terreur » n’auraient été déclassifiées dans une trentaine d’années, quand elles n’auraient pu fournir de matériel utile qu’aux historiens. Entre temps, le Congrès, se différentes commissions, la presse, l’opinion publique, auraient été tenus à l’écart des opérations courantes de la branche exécutive du pouvoir, de plus en plus autonome depuis le 11 septembre. La lutte contre le gouvernement par le secret, contre ses réseaux d’influence, requiert davantage que l’indignation superficielle dont font preuve une partie des médias et de l’opinion publique. Elle requiert un journalisme d’enquête indépendant et critique, une recherche académique autonome du point de vue des contenus comme des financements, qui produise une pensée systématique, soucieuse des acteurs et des intérêts en jeu, un effort d’enquête et de lutte contre les ramifications du complexe militaro-industriel. Tout cela, aussi, pour que le travail de tous ceux qui – opposants, journalistes, lanceurs d’alerte – paient de leur vie leur opposition au pouvoir n’advienne pas en vain.

Notes :

[1] Alexander Arbuthnot conseille la firme d’investissements Vitruvian sur la cyber-sécurité ; celle-ci compte Darktrace au nombre de ses principaux investissements, qui collabore avec la NSA.

[2] Du moins dans les articles hébergés sur JSTOR. Deux fois dans Foreign Policy Analysis, une fois dans International Studies Perspectives, six fois dans International Studies Quarterly et treize fois dans International Studies Review. Aucune citation de Wikileaks n’apparaît dans un article de International Political Sociology hébergé par JSTOR.

Trump : vers un retour inexorable au pouvoir

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Commons © Tyler Merbler

Loin d’avoir tourné la page du trumpisme, le Parti républicain redouble d’efforts pour permettre le retour au pouvoir du milliardaire, mettant en place des centaines de lois visant à affaiblir le processus électoral et les institutions. Au lieu de réagir à ce qu’ils dénoncent comme une attaque inédite contre la démocratie américaine, Joe Biden et le Parti démocrate semblent coincés dans une réalité alternative où les compromis bipartisans avec une opposition aux velléités putschistes doivent primer sur une action politique susceptible de protéger le fonctionnement des institutions.

Pendant les primaires démocrates de 2020, Joe Biden insistait fréquemment sur sa capacité à travailler avec le Parti républicain, mettant en avant sa longue expérience au Sénat pour justifier son habileté à obtenir des compromis. Cette préoccupation semblait au mieux anachronique, au pire délirante, tant le GOP (Grand Old Party – autre nom du Parti républicain) a fait de l’opposition systématique à Barack Obama une stratégie politique gagnante, puis de sa subornation à l’extrémisme de Donald Trump un prérequis indépassable. Pourtant, Biden prédisait qu’une fois le milliardaire battu, le Parti républicain connaîtrait une forme d’épiphanie susceptible de le ramener à la table des négociations.

La prise d’assaut du Congrès par les militants pro-Trump aurait pu servir d’événement déclencheur. Ayant manqué de peu d’être lynchés par une foule violente, les ténors du GOP ont condamné vigoureusement Donald Trump. Mitch McConnell, président du groupe parlementaire républicain au Sénat, accuse le milliardaire d’être responsable de l’insurrection. « Ne comptez plus sur moi » pour défendre Trump, déclare l’influent sénateur de Caroline du Sud Lindsey Graham. Mais l’aile la plus radicale du parti, loin de tourner le dos au président sortant, décide de doubler la mise. Le sol du Congrès porte encore les stigmates de l’insurrection lorsque 138 représentants à la Chambre et 7 sénateurs votent contre la certification des élections.

Le Parti républicain cherche à préserver ses intérêts électoraux tout en évitant de contrarier Donald Trump

Depuis, les opposants à Donald Trump au sein du Parti républicain font l’objet d’une véritable chasse aux sorcières. Mitch McConnell a été pris pour cible à de nombreuses reprises par l’ancien président, se faisant traiter de « stupide fils de pute » et de « « sombre, austère politicien opportuniste. » Liz Cheney s’est vu retirer ses fonctions de cadre du groupe parlementaire lors d’un vote à la Chambre des représentants après avoir critiqué les « mensonges de Trump sur l’élection présidentielle ». Plusieurs élus ayant voté pour la destitution du milliardaire en février 2021 ont fait l’objet d’une motion de censure par les antennes locales de leur parti. Ceux qui avaient refusé de renverser le résultat des élections de certains États sont la cible de multiples menaces de mort. Aucune tête ne doit dépasser. Tous ceux qui contestent la théorie selon laquelle Joe Biden aurait volé les élections à l’aide d’une fraude électorale massive sont devenus persona non grata.

Donald Trump a repris les meetings de campagne en commençant par l’Ohio, afin de s’en prendre directement au représentant républicain local Anthony Gonzales et d’apporter son soutien au candidat qui le défiera dans le cadre d’une primaire pour les élections de mi-mandat de 2022. Gonzalez compte parmi les rares élus conservateurs à avoir voté la destitution de Donald Trump en janvier 2021.

Mitch McConnell a plié devant cette démonstration de force. Après avoir affirmé qu’il soutiendrait Donald Trump en 2024, il a déclaré que « 100% de mes efforts sont dédiés à stopper l’agenda démocrate. »Le sénateur du Kentucky est passé maître de l’obstruction parlementaire, lui qui s’était déjà vanté de n’avoir pour seul objectif « qu’Obama ne fasse qu’un seul mandat. » Il faut prendre toute la mesure de ces deux déclarations. En 2009, les États-Unis faisaient face à la plus grave crise économique depuis les années 30. En 2021, la situation est potentiellement pire. Loin de se recentrer, le Parti républicain a entièrement embrassé le trumpisme. Certains parlementaires qualifient désormais l’assaut contre le Capitole de « promenade touristique », en dépit des 140 blessés chez les forces de l’ordre, des multiples hospitalisations et des quatre morts chez les manifestants.

Le Parti républicain prépare méthodiquement le terrain pour un second putsch en 2024

Le GOP a bloqué la création d’une commission d’enquête parlementaire bipartisane sur l’assaut du 6 janvier. Elle devait, entre autres, expliquer les faillites du dispositif policier. Bien qu’elle aurait été pilotée conjointement par les deux partis, Mitch McConnell a déployé des efforts considérables pour empêcher sa création, avec succès.

Politiquement, cette commission représentait un danger pour le Parti républicain. Il aurait été contraint d’examiner sa propre responsabilité dans l’insurrection et de reconnaître le rôle central de Donald Trump. Le milliardaire ne s’était pas contenté d’encourager les violences, il avait demandé à son ministre de la Défense de faciliter la marche sur le Capitole puis refusé de rappeler ses militants entrés dans le Congrès, malgré les suppliques de plusieurs sénateurs républicains et du numéro trois du parti Kevin McCarthy.

Le GOP cherche à préserver ses intérêts électoraux tout en évitant de contrarier Donald Trump, et par extension, les 63 % d’électeurs républicains qui souhaitent qu’il se représente en 2024 et les 50 % qui jugent Biden illégitime. Mais au-delà de son refus de condamner la tentative de putsch, le parti de Lincoln est engagé dans un véritable assaut contre les structures démocratiques américaines.

Toutes les barrières ayant empêché le putsch de 2020 seront ainsi supprimées

Le Brennan Center for Justice a ainsi relevé quelque 361 nouvelles propositions de lois visant à modifier les règles électorales. Des États clefs comme la Géorgie, le Texas et la Floride redoublent d’efforts pour restreindre l’accès au vote des minorités susceptibles de voter démocrate. Par exemple, en limitant le recours au suffrage par correspondance et anticipé, en réduisant le nombre de bureaux de votes dans les zones urbaines et en interdisant la distribution d’eau aux citoyens faisant la queue pour voter1. Certaines dispositions ciblent ouvertement les personnes de couleur. Ainsi, voter le dimanche après la messe – une pratique très répandue chez les Afro-américains, sera effectivement interdit au Texas et en Géorgie. Les nouvelles lois cherchent également à autoriser les citoyens à venir surveiller les bureaux de vote, une démarche jusqu’ici illégale aux États-Unis, que Donald Trump avait pourtant encouragée, a priori dans le but d’intimider les électeurs démocrates.

Deuxièmement, ces nouvelles lois modifient les règles de certification des élections à l’échelle locale. Le but est simple : permettre aux élus républicains de changer le résultat légalement en cas de défaite de leur champion. Ce que Trump avait tenté d’obtenir sans succès en 2020. En Géorgie, la nouvelle loi permet de remplacer les membres des conseils de superviseurs (members of election board) chargés d’organiser les scrutins à l’échelle des comtés. Une dizaine de superviseurs jugés hostiles ont déjà été renvoyés pour être remplacés par des républicains dociles. Dans de nombreux États, le pouvoir de certifier le résultat final est transféré depuis des instances où le Parti démocrate a son mot à dire vers les parlements où le GOP est largement majoritaire. Au Texas, si la proposition de lois est adoptée, le perdant pourra demander la modification du résultat devant les tribunaux sans avoir à produire la moindre preuve de fraude. Des tentatives similaires avaient été déboutées en 2020, fautes d’éléments tangibles. Ce type de plainte sera désormais hypothétiquement recevable par un juge conciliant.

Troisièmement, de nombreux élus et cadres républicains qui avaient défendu la tentative de subversion des élections de Donald Trump sont candidats aux postes responsables de la certification des résultats à l’échelle des comtés. Les manœuvres d’intimidation du milliardaire avaient échoué au Michigan et en Géorgie en 2020 grâce à l’intégrité des élus conservateurs alors en place. Ils risquent d’être remplacés par des extrémistes acquis à cette méthode putschiste.

Enfin, en Arizona, une commission d’enquête visant à auditer les résultats de 2020 a été mise en place par le parlement local, contrôlé par le Parti républicain. Aussi invraisemblable que cela puisse paraître, l’audit est effectué par une entreprise privée, détenue par un soutien politique de Donald Trump. Le prestataire en question, nommé Cyber Ninja, n’a aucune expérience en la matière et a déjà commis de nombreuses erreurs, au point de rendre inutilisables les machines électroniques pour les futures élections. Le but n’est pas d’invalider les résultats de 2020. N’en déplaise à Donald Trump, apparemment convaincu qu’il pourrait être ré-installé président à la fin de l’été, aucune voie légale ne permet de revenir sur une élection certifiée.

L’objectif est de préparer 2024 en persuadant l’électorat républicain de l’existence d’une fraude massive. Si l’audit parvient à cette conclusion, Fox News et les autres grands médias conservateurs n’auront plus qu’à matraquer ce mensonge pendant trois ans. D’autant plus que le GOP souhaite exporter cette tactique d’audit aux autres États sensibles, tels que la Géorgie et le Wisconsin.

Toutes les barrières ayant empêché le putsch de 2020 seront ainsi supprimées ou considérablement affaiblies. Même en cas d’échec à l’échelle locale, le GOP pourra renverser le résultat au Congrès fédéral, à la simple condition d’avoir une majorité dans les deux chambres. Et comme la droite fait uniquement campagne sur le thème des élections volées de 2020, ses électeurs n’exigeront probablement rien de moins de leurs élus.

Un cercle vicieux d’affaissement de la démocratie

La capacité du Parti républicain à imposer ce scénario dépend des élections de mi-mandat de 2022. Pour s’assurer d’y remporter une large victoire, le GOP peut compter sur deux éléments.

Le premier est politique. L’occupant à la Maison-Blanche perd systématiquement ces élections depuis 1934, en moyenne de 24 sièges à la Chambre des représentants. Or, les démocrates y possèdent une majorité particulièrement faible de 5 sièges, qui leur garantit statistiquement la défaite. Et pour cause. Le faible taux de participation de ces élections récompense systématiquement le camp capable de mobiliser sa base. Sur ce terrain, l’opposition dispose toujours d’un avantage important. 2002 constitue la seule exception : l’Amérique sortait tout juste du traumatisme du 11 septembre et la côte de popularité de Georges W. Bush côtoyait des sommets.

Le second point est purement technique. Le Parti républicain est passé maître dans l’art du gerrymandering, c’est-à-dire le découpage partisan des circonscriptions électorales afin d’obtenir un avantage structurel. Or, le prochain découpage, effectué tous les dix ans, doit avoir lieu à l’automne 2021. Le GOP aura la main libre dans la majorité des États clés pour dessiner les contours des différentes circonscriptions en sa faveur. En 2018 et avec cette méthode, le Parti républicain du Wisconsin avait réussi l’exploit d’obtenir deux tiers des élus malgré une large victoire du Parti démocrate. En 2022, le désavantage structurel de ce dernier s’annonce quasi insurmontable. On estime qu’un résultat national aussi positif qu’en 2020 (4% de votes supplémentaires, ce qui constitue un écart historiquement élevé) conduirait néanmoins les démocrates à perdre le contrôle de la Chambre des représentants2. Pour les parlements des différents États, c’est encore pire. Or ce sont ces assemblées locales qui votent les lois encadrant le droit de vote et la certification des résultats.

Les assauts coordonnés du Parti républicain contre les institutions démocratiques visent à assurer la conquête du pouvoir par une minorité d’électeurs

En clair, le Parti démocrate est pratiquement garanti de perdre sa majorité au Congrès et sa capacité de veto dans de nombreux États qui déterminent l’issue de la présidentielle. Cette alternance anticipée ne serait pas nécessairement problématique si elle reflétait le choix des électeurs, mais ce n’est pas le but poursuivi par la droite conservatrice. Au Texas, la généralisation du droit du port d’armes sans permis en public et l’interdiction de recourir à l’avortement, même en cas de viol, ont été voté contre l’avis de 3 électeurs sur quatre. Suite aux coupures de courant de l’hiver dernier, provoquées par une vague de froid exceptionnelle et liées au changement climatique, les élus républicains cherchent à taxer les énergies renouvelables et subventionner l’électricité carbonée. C’est pourtant les centrales à gaz et au charbon qui ont été à l’origine des coupures de courant. Au Congrès, toute mesure favorisant les travailleurs et classes moyennes reçoit une opposition systématique du GOP, tout comme les projets de hausse d’impôt sur les plus favorisés et les multinationales. Là encore, contre la volonté de 3 Américains sur quatre et d’une majorité de l’électorat conservateur.

On assiste ainsi à un cercle vicieux provoquant l’affaissement progressif des règles démocratiques américaines. Le gerrymandering permet aux élus républicains d’être majoritaires dans les assemblées locales tout en étant minoritaires dans les urnes, ce qui les conduit à s’attaquer au droit de vote pour se maintenir au pouvoir, leur donnant l’occasion de poursuivre les efforts de gerrymandering au cycle suivant. Un délitement facilitée par la Cour suprême, dont six juges sur neuf ont été nommés par des présidents républicains. Après avoir affaibli considérablement les protections civiques lors de son verdict de 2013 Shelby v Holder, elle vient de récidiver en validant les lois restrictives votés en Arizona en 2016 lors de sa décision Brnovich v DNC. Outre son impact local, ce verdict risque d’encourager les futurs assauts du Parti républicain contre les droits civiques, tout en privant les démocrates d’outils pour attaquer ces textes en justice3.

Les assauts coordonnés du Parti républicain contre les institutions démocratiques visent à assurer la conquête du pouvoir par une minorité d’électeurs4. Pour surmonter ces barrières techniques, le Parti démocrate a deux options : interdire par une loi fédérale les pratiques décrites plus haut, ou gouverner de manière suffisamment populaire pour obtenir un plébiscite en 2022 et 2024, dont l’ampleur permettra de surmonter les obstacles mis en place par le GOP.

Les républicains semblent déterminés à mettre toutes les chances de leurs côté en sabotant la reprise économique. À l’échelle locale, les gouverneurs et parlements conservateurs bloquent la mise en place des politiques sociales, en particulier l’expansion de la couverture santé public Medicaid voté localement par référendum en 2020 et l’assurance chômage d’urgence établie par Biden en 2021.

À Washington, Mitch McConnell ne se contente pas d’utiliser la règle du filibuster (qui nécessite 60 voix sur 100 pour faire adopter un texte au Sénat) pour bloquer les lois proposées par les démocrates. Il semble également jouer la montre en encourageant divers élus républicains à négocier en pure perte certains projets de lois. Ainsi, les 41 sénateurs conservateurs qui représentent près de 60 millions d’électeurs de moins que les 50 sénateurs démocrates sont en capacité de bloquer tout projet de Biden, bien que ce dernier ait l’opinion des électeurs républicains avec lui sur de nombreux sujets, dont la taxation des hauts revenus et l’augmentation des dépenses sociales.

Les Démocrates en marche vers le suicide collectif

Les Démocrates disposent d’une courte majorité dans les deux chambres du Congrès. Celle des représentants a déjà voté un texte central pour le parti, le « For the people act » ou « HR1 ». Le texte prévoit d’interdire le gerrymandering, de renforcer les dispositions du Voting act de 1964 pour interdire les discriminations vis-à-vis de l’accès au bureau de vote et de faciliter la participation en rendant le mardi des élections férié et le vote anticipé plus accessible. Le texte comporte également une réforme majeure des mécanismes de financement des élections, susceptible de limiter l’influence des ultra riches et des entreprises sur la vie politique. Toutes ces dispositions sont extrêmement populaires, y compris chez les électeurs conservateurs. Mais le texte nécessite 60 voix pour être voté au Sénat, soit dix sénateurs républicains. Face au refus catégorique de ces derniers, les démocrates peuvent voter une réforme de la règle du filibuster. Soit pour l’abolir entièrement – cette disposition ne fait pas partie de la constitution – soit pour permettre aux textes portant sur le droit de vote et l’encadrement des élections d’en être exemptés.

Biden se heurte à l’opposition de deux sénateurs démocrates les plus à droite. Joe Manchin, de la Virginie Occidentale, et Kyrsten Sinema, de l’Arizona. Leur obsession pour le compromis avec les Républicains est particulièrement difficile à comprendre, sauf à mettre en cause leur intégrité. En Arizona, le GOP essaye activement de faire annuler l’élection de Sinema. Le Parti démocrate local l’a récemment imploré dans une lettre ouverte de mettre fin au filibuster et de voter la loi HR1. Mais Sinema, une ancienne militante anti-raciste, prend désormais ses ordres auprès du patronat, comme l’a relevé un extrait d’une vidéo-conférence fuitée à la presse5. Ce dernier semble particulièrement soucieux de préserver le verrou du filibuster, qui garantit la protection de ses intérêts financiers.

Le laxisme de Biden peut s’expliquer par sa réluctance à confronter les intérêts du capital, et les sénateurs démocrates qui les défendent le plus fermement.

Manchin est un cas plus complexe. Il a réalisé l’exploit de se faire réélire en 2018 dans un des États les plus défavorisés, blanc et pro-Trump du pays. Son conservatisme semble le servir. Mais du haut de ces 74 ans, et alors que son mandat sera remis en jeu aux prochaines présidentielles, il paraît improbable qu’il soit en mesure de garder son siège au-delà de 2024, si tant est qu’il se représente. Biden dispose de maigres leviers pour le faire plier : aucun autre démocrate ne peut prétendre remporter une sénatoriale dans son État, Manchin ne doit rien à personne, et peut compter sur une retraite dorée dans le privé s’il quitte la vie publique. Les millions de dollars de dons financiers dont l’arrosent les milliardaires et les milieux financiers pour ses campagnes électorales lui promettent un avenir serein6. Manchin se réfugie derrière son idéologie pour justifier sa position. Il semble convaincu qu’un compromis demeure possible, et surtout souhaitable, avec le Parti républicain.

Un enregistrement d’une visioconférence privée avec ses principaux donateurs, obtenu par The Intercept, permet de mieux comprendre son approche. Lui aussi souhaite avant tout défendre le filibuster, au grand soulagement de ses soutiens patronaux. Il a ainsi suggéré à ces derniers de faire des dons aux élus républicains susceptibles de voter avec lui pour la commission bipartisane sur le 6 janvier, dans le but d’affaiblir l’argumentaire de la gauche démocrate qui juge vains ses efforts bipartisans. Il va même jusqu’à suggérer l’idée que ces donateurs utilisent leurs carnets d’adresses pour promettre une retraite dorée à certains élus, confirmant implicitement les mécanismes de corruption tacites en vigueur à Washington.

Mais dans ce même enregistrement, Manchin apparaît plus flexible qu’il ne le laisse entendre en public. Et le refus récent de l’ensemble des sénateurs républicains de voter pour autoriser le débat au Sénat de sa version très édulcorée du For the people act, pourrait le contraindre à adopter une approche plus directe, comme le préconise la gauche du parti. Son soutien récent à cette alternative témoigne de sa lente évolution sur la question.

Loin de s’alarmer de la situation, les principaux conseillers de Biden se disent confiants dans la capacité du Parti démocrate à mobiliser son électorat quel que soit les barrières mises en place par le GOP, citant en exemple – fait surprenant –la campagne de 2020. Diverses ONG d’observation ou de défense des droits civiques et organisations militantes s’alarment pourtant du manque d’action entreprises par la Maison-Blanche pour attirer l’attention de l’opinion publique sur cet assaut républicain.

L’action en justice menée par le garde des sceaux de Biden contre les lois votée en Géorgie prendra du temps à aboutir et risque fort d’échouer à la Cour suprême, comme celle initiée par le parti démocrate d’Arizona en 2016 et déboutée le mois dernier. 

La stratégie retenue par l’administration Biden consiste à prioriser l’action politique et le passage de réformes populaires – comme le plan d’investissement bloqué au Sénat – plutôt que de politiser l’attaque conservatrice contre le droit de vote7. Mais même de ce point de vue, Biden inquiète ses alliés. Après avoir abandonné la hausse du salaire minimum, renoncé aux taux d’impositions de 21 % sur les multinationales et reculé sur le projet d’augmentation du taux d’imposition des entreprises américaines, ce qui s’apparente à un reniement de ses promesses, la Maison-Blanche a fait des concessions surprenantes au GOP. En particulier, en refusant d’imposer l’assurance chômage d’urgence votée par le Congrès aux gouverneurs républicains récalcitrants.

Le laxisme de Biden sur ce point peut s’expliquer par sa réluctance à confronter les intérêts du capital et les sénateurs démocrates qui les défendent le plus fermement. Ce ne sera pas la première fois qu’une démocratie bascule dans l’illibéralisme par manque de courage et de conviction de ses élites « modérées. » Sans recourir aux comparaisons historiques, on peut également pointer le manque de combativité et l’excès de confiance qui sied au Parti démocrate depuis de longues années, alors que ses principaux leaders ont tous allègrement dépassé les soixante-dix ans et semblent prisonniers d’un prisme de lecture dépassé.

Notes :

[1] https://www.theatlantic.com/ideas/archive/2021/05/democrats-voting-rights-filibuster/618964/

[2] https://theintercept.com/2021/04/08/republicans-gerrymandering-for-the-people-act-voter-suppression/

[3] https://www.vox.com/2021/7/1/22559046/supreme-court-voting-rights-act-brnovich-dnc-samuel-alito-elena-kagan-democracy           

[4] https://www.jacobinmag.com/2021/06/voting-rights-voter-suppression-laws-state-level-republicans-ari-berman-interview et “Let them eat tweets, how the right rules in an age of extreme inequality”. Pierson et Hacker, 2020.

[5] https://www.thenation.com/article/politics/kyrsten-sinema-conservative-democrat/

[6] https://www.cnbc.com/2021/06/08/joe-manchin-is-opposing-big-parts-of-bidens-agenda-as-the-koch-network-pressures-him.html

[7] https://www.theatlantic.com/politics/archive/2021/05/biden-manchin-gop-voting-rights/619003/