Zohran Mamdani : un radical à la mairie de New York ?

Zohran Mamdani, candidat socialiste à la mairie de New York et représentant à l’Etat de New York. © Bingjiefu He

Alors que les Etats-Unis sont fracturés par la politique oligarchique et autoritaire de Donald Trump, les démocrates restent passifs et se contentent d’une opposition très molle. Mais à New York, ville qui a déjà plusieurs élus se revendiquant « socialistes » dont Alexandria Ocasio-Cortez, une force alternative émerge : le candidat de gauche Zohran Mamdani, désormais en tête des sondages. Âgé de 33 ans et indéniablement charismatique, ce « socialiste » défend des mesures radicales, comme la gratuité des bus et des crèches pour tous les habitants, le contrôle des loyers et l’ouverture d’épiceries municipaux à prix réduits. Un programme centré sur le coût de vie qui pourrait lui permettre de défaire le baron démocrate corrompu Andrew Cuomo lors de la primaire démocrate pour la mairie ce 24 juin. Décryptage [1].

Lorsque Zohran Kwame Mamdani, député socialiste du Queens, a lancé sa campagne pour la mairie de New York, la plupart des observateurs politiques étaient sceptiques quant à ses chances d’aller très loin. La politique de la métropole est généralement dominée par l’argent de l’immobilier et de la finance, et Mamdani n’était pas très connu.

Certes, l’organisation dont il est membre, New York City Democratic Socialists of America (NYC-DSA), a remporté un certain nombre de victoires à New York ces dernières années. Au niveau électoral, l’élection de la congresswoman Alexandria Ocasio-Cortez en 2018 a été suivie de celle de trois autres sénateurs de l’État, de six membres de l’assemblée de l’État (dont Mamdani) et de deux membres du conseil municipal. Si leur poids au niveau fédéral reste bien trop faible, certaines victoires ont été obtenues à l’échelle de l’Etat de New York, notamment pour la protection des locataires et le développement des énergies renouvelables, obtenues dans le cadre de coalitions plus larges avec des démocrates progressistes. Malgré ces avancées, la plupart des membres de DSA pensaient qu’une campagne pour la mairie de New York était vaine.

La percée d’un outsider de gauche

Pourtant, au cours des trois derniers mois, M. Mamdani est devenu un véritable phénomène politique, passant d’un noble effort donquichottesque à un événement transformateur dans la politique de la ville de New York. Sa vision domine désormais le discours des primaires pour la mairie (New York votant très majoritairement démocrate, l’élection qui compte le plus est en réalité la primaire démocrate, dont le candidat retenu est presque assuré de remporter la mairie, ndlr) et ses campagnes sont massives. 

Sa victoire est encore incertaine, mais il n’est pas impossible. Si les primaires ont commencé avec de nombreux candidats, la plupart des observateurs reconnaissent qu’il s’agit désormais d’une course à deux entre M. Mamdani et l’ancien gouverneur de New York, Andrew Cuomo. Baron local du parti démocrate depuis 15 ans, ce dernier est extrêmement corrompu.

À la fin du mois de février, un sondage a révélé que, dans un champ primaire très encombré, Mamdani était à 12 %, devant le maire en exercice Eric Adams (qui a depuis quitté les primaires démocrates en disgrâce pour cause de corruption et prévoit maintenant de se présenter en tant qu’indépendant au mois de novembre). Ce sondage plaçait également Mamdani loin devant tous les autres candidats démocrates, à l’exception de Cuomo. Une première percée qui s’est poursuivie depuis.

Fin février également, M. Mamdani a pu bénéficier de plus de 2,8 millions de dollars de fonds de contrepartie de la part de la ville, dépassant ainsi tous les autres candidats. Ce système est conçu pour récompenser les candidats qui collectent davantage de fonds de campagne auprès de petits donateurs, plutôt que de recevoir de gros chèques de la part de quelques privilégiés. (Le seuil d’éligibilité est de 250 000 dollars de contributions provenant d’au moins un millier de donateurs discrets). Grâce à ce système, les candidats peuvent potentiellement recevoir huit fois le montant des fonds publics qu’ils ont collectés pour leur campagne.

Puis, à la fin du mois de mars, M. Mamdani a atteint les 8 millions de dollars de fonds de contrepartie et a annoncé qu’il n’accepterait plus de dons. Cette annonce a fait l’effet d’une bombe : c’était la première fois qu’un candidat à la mairie réunissait autant de fonds, avec plus de donateurs que n’importe quel autre candidat. Mamdani oscillait alors entre 16 et 18 % de soutien pour des primaires, selon les sondages, tandis que les autres candidats aux primaires se situaient à un chiffre.

Ce soutien ne cesse de croître : un récent sondage donne 33% des voix à Mamdani lors du premier tour, contre 43% pour Cuomo. Si l’écart reste encore important, le système de primaire new-yorkais au vote préférentiel peut lui permettre de gagner. Concrètement, s’il n’y a qu’un seul scrutin, il y a plusieurs tours, les candidats les plus faibles étant éliminés et les seconds choix sur les bulletins de leurs électeurs étant reportés sur les candidats restants.

Comment Mamdani a-t-il donc réussi à percer un système médiatique très hostile de manière aussi spectaculaire et décisive ? La réponse tient à plusieurs facteurs : sa personnalité, son programme, le mouvement qui le soutient et le contexte dans lequel se tient l’élection.

Un personnage charismatique et un programme ambitieux

L’homme est charismatique dans tous les sens du terme : séduisant, drôle, intelligent. Mamdani est sérieux quant aux problèmes qui touchent les New-Yorkais, spontanément éloquent et prêt à rire, tant de lui-même (une vidéo de la Saint-Valentin le montre en train de courtiser le public avec des fleurs et un dîner) que de ses ennemis (se moquant d’Andrew Cuomo comme d’un banlieusard dépassé qui a peur de venir en ville, organisant même une conférence de presse à l’extérieur de la supposée résidence de Cuomo en ville afin, ironise Mamdani, de rendre plus commode la participation de l’ancien gouverneur).

Il est aussi, il faut le dire, très beau. Cet avantage de Mamdani, âgé de trente-trois ans, lui permet de déjouer une tactique médiatique classique: il est presque impossible pour les médias de droite de trouver une photo peu flatteuse de lui. Même les tabloïds n’y parviennent pas avec Mamdani : sur toutes les photos du New York Post, ainsi que dans son nouveau clip télé, il a l’air fantastique et affiche un sourire radieux. Finalement, l’équipe d’Andrew Cuomo a fini par photoshopper sa photo pour agrandir sa barbe afin de leur faire passer pour un islamiste, Mamdani étant musulman.

Zohran Mamdani a le don de parler des difficultés matérielles des New-Yorkais, de proposer des solutions convaincantes à ces difficultés et de rester concentré sur ce thème, quelles que soient les autres questions qui se posent.

Surtout, à l’instar de Bernie Sanders, Zohran Mamdani a le don de parler des difficultés matérielles des New-Yorkais, de proposer des solutions convaincantes à ces difficultés et de rester concentré sur ce thème, quelles que soient les autres questions qui se posent. Dans chaque interview, chaque interaction, chaque discours, il parle du coût de la vie et de ce qu’il fera pour y remédier. Alors que les démocrates ont perdu les élections nationales de manière catastrophique, en grande partie parce qu’ils ont refusé d’aborder ou de reconnaître que l’inflation nuisait aux Américains des classes moyennes et populaires, et que Donald Trump s’apprête à aggraver la situation avec des guerres commerciales chaotiques et absurdes, M. Mamdani s’est attaché à rendre la ville de New York abordable pour les travailleurs.

Ses propositions pour y parvenir sont simples à expliquer et se situent résolument dans le domaine du possible. Il affirme qu’il gèlerait immédiatement les loyers du million d’appartements à loyer stabilisé de la ville, ce que le maire a le pouvoir de faire par l’intermédiaire du Conseil d’orientation des loyers, dont les membres sont nommés par le maire. Il promet également de rendre les bus de la ville « rapides et gratuits » – une idée qu’il a expérimentée à petite échelle grâce à un projet de loi de l’assemblée législative de l’État qui a rendu certaines lignes gratuites, augmentant ainsi la fréquentation et la sécurité – et d’offrir des services de garde d’enfants universels, une perspective enthousiasmante après la politique d’austérité du maire sortant Eric Adams, au cours de laquelle les services de garde d’enfants ont souvent fait l’objet de coupes sombres alors qu’ils représentent une dépense paralysante pour de nombreuses familles de travailleurs de la ville.

De manière plus inhabituelle, il propose également la création d’une épicerie municipale dans chacun des cinq arrondissements, afin d’offrir une option publique pour la nourriture qui, selon lui, serait garantie moins chère que les supermarchés, à une époque où les prix des produits alimentaires sont très élevés et représentent un fardeau important pour les familles qui luttent déjà pour survivre.

Une élection à forts enjeux

Sa course bénéficie également d’un moment politique dans lequel beaucoup cherchent un leadership contre Trump – et le trouvent à gauche. Même les démocrates classiques et certains républicains se pressent, par dizaines de milliers, dans les États républicains, pour écouter Bernie Sanders et Alexandria Ocasio-Cortez lors de leur « tournée de lutte contre l’oligarchie », qui a dynamisé la base comme jamais le Parti démocrate national ne l’avait fait depuis des années. Alors que Trump et Elon Musk s’efforcent de détruire les meilleures institutions de la société américaine, et que les démocrates centristes se contentent d’une opposition très molle, l’idée que nous sommes confrontés à un choix entre « le socialisme ou la barbarie » ne paraît plus si farfelue.

Alors que Trump et Elon Musk s’efforcent de détruire les meilleures institutions de la société américaine, et que les démocrates centristes se contentent d’une opposition très molle, l’idée d’un dilemme entre « le socialisme ou la barbarie » ne paraît plus si farfelue.

C’est l’une des raisons pour lesquelles M. Mamdani a attiré non seulement des petits donateurs et des électeurs, mais aussi des bénévoles – un autre facteur qui l’a fait passer du statut de cheval noir à celui de candidat. M. Mamdani compte plus de 10 000 bénévoles qui ont déjà frappé à plus de 100 000 portes avant même que la plupart des New-Yorkais n’aient commencé à s’intéresser aux primaires de juin.

Les médias ont également contribué à l’ascension fulgurante de Mamdani. Tout d’abord, les médias grand public le couvrent parce qu’il est intéressant, qu’il se démarque et qu’il a fière allure. Lors des campagnes sur le terrain, nombre de New Yorkais disent « Oui, je l’ai vu à la télévision et j’ai aimé ce qu’il disait ». Même les médias de droite, comme le New York Post, ont eu du mal à remplir leur fonction la plus élémentaire : trouver un récit négatif qui tienne la route. Le journal a fait une recherche comique sur les années de lycée de Mamdani et a trouvé… qu’il n’avait pas remporté l’élection du vice-président de son école. Lorsque le tabloïd de droite a également rapporté que « le candidat socialiste à la mairie, Zohran Mamdani, propose une augmentation de 2 % de l’impôt sur les millionnaires de New York afin de lever 10 milliards de dollars pour financer un programme rempli de cadeaux », Mamdani a joyeusement partagé ces articles, qui ont boosté sa campagne.

Et puis il y a les médias alternatifs. Son sens de l’humour facile et sa capacité à penser sur ses pieds et à être bizarre l’ont rendu naturel sur la chaîne Twitch du streamer socialiste très populaire Hasan Piker, où les deux ont parlé pendant des heures des droits des locataires, du socialisme et de la question de savoir si « les Indiens sont les Italiens de l’Asie ».

Et lorsqu’il a été pris en embuscade par Crackhead Barney, un YouTuber local excentrique et infâme connu pour ses interviews agressives, qui lui a posé toutes sortes de questions auxquelles la plupart des politiciens ne voudraient jamais répondre sans préparation (« Vous êtes originaire d’Afrique, pourquoi ne vous identifiez-vous pas comme Afro-Américain ? »), il s’en est tenu à son message sur l’accessibilité financière lorsqu’il le pouvait et, sinon, a ri sincèrement de lui-même et de son interlocuteur gonzo-journaliste. “), il s’en est tenu à son message sur l’accessibilité financière lorsqu’il le pouvait et, sinon, il a ri sincèrement de lui-même et de son interlocutrice.

A l’instar de celles d’Alexandria Ocasio-Cortez, de Bernie Sanders et de Jamaal Bowman (congressman socialiste de New York, ndlr), la campagne de Mamdani a excellé à créer ses propres médias. Au début de la campagne, constatant que certains districts de la classe ouvrière avaient basculé en faveur de Trump, Mamdani est allé parler avec les électeurs dans la rue pour comprendre pourquoi, en écoutant leurs raisons, et en leur proposant sa candidature comme alternative.

Le succès de M. Mamdani montre que le virage à droite de la ville de New York n’a rien de naturel ou d’inévitable, mais qu’il est possible d’organiser un mouvement de gauche et un électorat enthousiasmé par les idées politiques de gauche.

Une autre vidéo publiée en avril montre le candidat, vêtu d’un costume, comme s’il était prêt à se rendre à l’hôtel de ville, expliquant pourquoi son programme est si populaire. Assis dans un abribus, il explique que deux tiers des New-Yorkais soutiennent son projet d’épiceries municipales, tandis que trois quarts d’entre eux sont favorables à la gratuité des bus. Traversant la rue, il raconte comment il a réussi, à l’Assemblée, à faire adopter un projet pilote de gratuité des bus, qui a permis d’augmenter le nombre d’usagers et de réduire le taux de violence à l’encontre des chauffeurs. Devant un parc fleuri de jonquilles, il annonce que 80 % des New-Yorkais soutiennent son projet de gel des loyers.

« La politique n’est pas toujours aussi compliquée qu’on ne le pense », déclare M. Mamdani dans la vidéo, en marchant dans la rue et en faisant remarquer que sa campagne réussit parce que « nous nous battons pour les New-Yorkais de tous les jours ». Le succès de M. Mamdani montre que le virage à droite de la ville de New York n’a rien de naturel ou d’inévitable, mais qu’il est possible d’organiser un mouvement de gauche et un électorat enthousiasmé par les idées politiques de gauche. Une victoire à la mairie d’une ville-monde comme New York enverrait donc un message décisif d’opposition face à Trump.

[1] Article de notre partenaire Jacobin, édité par William Bouchardon

Quand l’UE fait obstacle à la paix

Jusqu’à quel point l’Union européenne s’opposera-t-elle à une issue négociée du conflit ukrainien ? Déploiement de troupes, nouvelles sanctions, budgets militaires en hausse : au moment précis où un cessez-le-feu devient envisageable, Bruxelles accélère l’escalade. Au nom d’une victoire désormais hors de portée, les capitales européennes sabotent les pourparlers, isolent leur propre camp — et prolongent une guerre qu’elles ne peuvent pas gagner. Face à l’éventualité d’une paix négociée, l’Union semble redouter moins la défaite que la fin du récit qu’elle s’est imposée à elle-même. Article de Fabian Scheidler, originellement paru dans la New Left Review sous le titre « Preventing Peace » et traduit pour LVSL par Alexandra Knez.

Alors que les négociations en vue d’un accord de paix en Ukraine sont en cours et que Washington laisse entrevoir une possible détente avec le Kremlin, les États européens s’efforcent d’entraver le processus. De nouvelles sanctions sont imposées à Moscou, des armes sont acheminées en urgence vers les lignes de front et on débloque des fonds pour le réarmement. La Grande-Bretagne, la France et l’Allemagne visent à augmenter leurs budgets de défense pour atteindre au moins 3 % du PIB, quand l’UE prévoit de créer un « fonds de contributions volontaires » pouvant atteindre 40 milliards d’euros pour l’aide militaire. En cas de cessez-le-feu, Emmanuel Macron et Keir Starmer n’excluent pas le déploiement de troupes en Ukraine. Une mesure qui se veut « rassurante », alors qu’il semble probable que seuls des soldats neutres soient crédibles comme que gardiens de la paix.

Si certains dirigeants de l’Union européenne ont timidement pris acte de la démarche diplomatique de Donald Trump, la position officielle du Vieux continent depuis février 2022 – à savoir que les combats ne doivent pas prendre fin sans une victoire absolue de l’Ukraine – reste largement inchangée. Kaja Kallas, haute représentante de l’Union européenne en charge des Affaires étrangères et de la sécurité, est depuis longtemps opposée aux efforts visant à désamorcer le conflit, déclarant en décembre dernier qu’elle et ses alliés feraient « tout ce qu’il faut » pour écraser l’armée de l’envahisseur russe.

On pourrait penser que l’UE aurait intérêt à éteindre l’incendie à ses portes. Elle continue pourtant d’y verser de l’huile

Ces propos ont récemment été repris par la Première ministre danoise, Mette Fredriksen, qui a même suggéré que « la paix en Ukraine est en réalité plus dangereuse que la guerre ». Le mois dernier, lorsque les négociateurs ont évoqué la possibilité de lever certaines sanctions pour mettre fin aux hostilités en mer Noire, la porte-parole de la Commission européenne pour les affaires étrangères, Anitta Hipper, a affirmé que « le retrait inconditionnel de toutes les forces militaires russes de l’ensemble du territoire ukrainien serait l’une des principales conditions préalables ».

Cette position semble reposer sur l’hypothèse que l’Ukraine serait capable d’expulser les Russes et de reconquérir toutes les terres perdues – scénario qui est manifestement irréaliste. Dès l’automne 2022, le général Mark Milley, alors président de l’état-major interarmées des États-Unis, a admis que la guerre s’était enlisée et qu’aucune des deux parties ne pouvait l’emporter. En 2023, Valery Zalushnyi, alors commandant suprême des forces armées ukrainiennes, faisait un aveu similaire. Finalement, même ces sombres prévisions se sont révélées trop optimistes. Au cours de l’année écoulée, la position de l’Ukraine sur le champ de bataille n’a cessé de se détériorer. Ses pertes territoriales s’accumulent et ses victoires dans la région russe de Koursk ont été presque entièrement effacées. Chaque jour, le pays se dirige vers l’effondrement, tandis que le nombre de ses victimes et ses dettes augmentent.

Il est peu probable que Kallas, Fredriksen et Hipper croient réellement que la Russie se retirera du Donbass et de la Crimée, et encore moins de manière inconditionnelle. En insistant sur ce point comme condition préalable à la levée ou même à la modification des sanctions, ils écartent de facto la perspective d’un allègement des sanctions, et renoncent ainsi à l’un de leurs moyens les plus concrets de faire pression dans les négociations. On pourrait penser que l’UE aurait tout intérêt à éteindre l’incendie à ses portes. Pourtant, elle continue d’y verser de l’huile, compromettant ainsi ses propres intérêts en matière de sécurité ainsi que ceux de l’Ukraine. Au lieu de se positionner comme médiateur entre les États-Unis et la Russie – seule option rationnelle compte tenu de sa position géographique –, elle continue d’ignorer les deux grandes puissances et d’accroître son propre isolement.

Comment expliquer ce comportement apparemment irrationnel ? L’intellectuel indien Vijay Prashad soupçonne les élites européennes de s’être avant tout investies dans la préservation de leur propre légitimité. Elles auraient trop engagé de capital politique dans cet objectif de paix « victorieuse » pour se retirer maintenant. Compte tenu de sa position de force sur le champ de bataille, il est encore trop tôt pour dire quel type d’accord le Kremlin accepterait.

Mais si Moscou était d’accord pour un cessez-le-feu, le discours que l’UE a véhiculé ces trois dernières années – selon lequel il est impossible de négocier avec Poutine, qu’il est déterminé à conquérir d’autres États européens, que son armée serait bientôt désintégrée – serait fatalement remis en cause. À ce stade, un certain nombre de questions difficiles se poseraient. Comment expliquer, par exemple, que l’UE ait refusé de soutenir les pourparlers de paix d’Istanbul au printemps 2022, lesquels avaient de fortes chances de mettre fin au conflit, d’éviter des centaines de milliers de victimes et d’épargner à l’Ukraine une succession de défaites cuisantes ?

Un accord de paix viable freinerait également la frénésie de réarmement qui sévit actuellement en Europe. S’il est établi que les objectifs de la Russie sont avant tout régionaux, et qu’elle vise par son influence à repousser les menaces potentielles sur son périmètre occidental, alors l’accroissement des dépenses militaires ne pourrait plus être justifiée par l’allégation selon laquelle le Kremlin complote pour envahir l’Estonie, la Lettonie et la Lituanie avant de marcher plus à l’ouest. Dans le même ordre d’idées, il ne sera plus aussi facile d’obtenir l’adhésion du public au démantèlement de l’État-providence, que l’Europe ne peut soi-disant plus se permettre, pour construire une économie de guerre. L’appel à davantage d’austérité – affaiblissant les services publics de santé, de l’éducation, des transports, de la protection de l’environnement et des prestations sociales – perdra toute justification.

Noam Chomsky avait déjà souligné qu’une dynamique de démantèlement des programmes sociaux au profit du complexe militaro-industriel était à l’oeuvre sous le New Deal aux Etats-Unis. Alors que l’État-providence renforce le désir d’autodétermination des citoyens, agissant comme un frein à l’autoritarisme, l’économie de guerre génère des profits sans avoir à se soucier des droits sociaux. C’est donc le remède parfait pour une élite européenne qui peine à perpétuer son pouvoir dans un contexte de stagnation économique, d’instabilité géopolitique et de contestation populaire.

Cependant, l’UE pourrait également être réticente à s’engager dans une diplomatie constructive en raison de ses relations avec une nouvelle administration américaine plus hostile. Si l’Union maintient qu’une paix victorieuse est réalisable, tout en sachant pertinemment que ce n’est pas le cas, alors elle pourra présenter tout compromis négocié par Donald Trump comme une trahison. Cela permettra aux opposants du chef d’État américain d’affirmer qu’il a « poignardé l’Ukraine dans le dos » et qu’il est le seul responsable de ses pertes territoriales. S’opposer à la paix devient un moyen utile de créer l’amnésie historique.

On ne saurait trop insister sur les effets destructeurs de cette stratégie. Les forces qui, à l’intérieur et à l’extérieur de l’Ukraine, veulent poursuivre indéfiniment une guerre perdue d’avance ou saboter un accord de paix, n’en sortiront que renforcées. Ce sera un facteur aggravant, accroissant la probabilité d’une guerre civile en Ukraine et d’une confrontation directe entre l’UE et Moscou. Si les dirigeants européens se souciaient réellement de la « sécurité » de leurs pays, ils seraient avisés de reconnaître certaines vérités douloureuses. Parmi elles, l’échec de l’approche occidentaliste du conflit, de la livraison d’armes à tout va, du rejet de la diplomatie. Garantir la paix sur le continent exige une orientation radicalement différente : entamer un processus de négociation plutôt que le torpiller en coulisses.

Mexique : comment Claudia Sheinbaum est sortie victorieuse de la guerre commerciale

Mexique États-Unis - LVSL
Claudia Sheinbaum lors de son meeting à Mexico en mars dernier

Entre menaces douanières et accusations de collusion avec le narcotrafic, Washington a relancé la confrontation avec le Mexique, son premier partenaire commercial. Mais la stratégie de tension a échoué. Multipliant les concessions symboliques sans céder sur l’essentiel, la présidence mexicaine a réussi à retarder, puis à neutraliser partiellement l’application des tarifs douaniers. Dans cet affrontement inégal, la puissance intermédiaire a imposé ses conditions — et mis en échec une diplomatie de l’intimidation. Par Kurt Hackbarth, traduction Albane le Cabec [1].

Au début du mois de mars 2025, un rassemblement mené par la présidente Claudia Sheinbaum a rempli la place centrale de Mexico. Il ne s’agissait pourtant pas du rassemblement d’un parti politique, d’une commémoration historique ou d’une allocution à la nation, mais d’un rassemblement d’unité nationale face aux menaces tarifaires du président américain Donald Trump. « J’ai dit que nous étions un gouvernement du peuple (…) et que chaque fois qu’il faudrait informer ou faire face à l’adversité, nous serions ensemble », a-t-elle commencé. « Nous venons d’un grand mouvement populaire qui a été créé sur des places publiques, et nous voilà de retour avec vous ».

La présidente a exposé l’objectif initial de la manifestation : annoncer des représailles douanières et des mesures non-tarifaires.

Après avoir passé en revue les événements des dernières semaines, Claudia Sheinbaum a fait le point sur les relations historiques entre le Mexique et les États-Unis : les invasions de 1846 et de 1914, mais aussi le refus des États-Unis de reconnaître les usurpations de Maximilien de Habsbourg au XIXe siècle et de Victoriano Huerta au début du XXe siècle. Elle a également mentionné les relations cordiales entre les présidents Franklin D. Roosevelt et Lázaro Cárdenas dans les années 1930. « L’histoire commune de nos pays est marquée par de nombreux épisodes d’hostilité, mais aussi de coopération et de compréhension », a-t-elle déclaré. « Nous sommes des nations en situation d’égalité ; ni plus, ni moins ! ”

Son discours s’est conclu par la présentation d’un plan d’action pour faire face à la guerre commerciale annoncée par Trump. Celui-ci se décline en cinq points. En premier lieu, elle préconise de dynamiser le marché intérieur mexicain, notamment en augmentant le salaire minimum et le bien-être de la population. Deuxièmement, le plan prévoit d’accroître l’indépendance énergétique et l’autosuffisance alimentaire. Troisièmement, il s’agit de promouvoir les investissements publics pour la création d’emplois, la densification du réseau routier et des systèmes de distribution d’eau, mais aussi pour la construction d’un million de logements sociaux et de deux lignes de train longue distance entre Mexico et la frontière.

Quatrièmement, la présidente recommande d’augmenter la production grâce au modèle de planification industrielle, plus connu sous le nom de « Plan México ». Enfin, elle annonce renforcer l’ensemble des programmes sociaux de la nation, entre autres par la mise en œuvre de trois nouvelles initiatives : l’abaissement de l’âge de départ à la retraite de soixante-cinq à soixante ans pour les femmes, des bourses d’études pour les élèves du primaire et du secondaire, et un programme de santé pour les personnes âgées.

En réalité, la grande force de ce rassemblement réside dans la diversité de son public. Celui-ci n’était pas seulement composé des sympathisants de son parti et des syndicats du secteur public. Au contraire, de nombreuses figures connues pour sympathiser avec l’opposition étaient présents : les gouverneurs et les chefs d’entreprise, ainsi que le président du puissant Conseil de coordination des entreprises. En plus de contribuer à porter la cote de popularité de Claudia Sheinbaum – qui atteint les 85 % selon plusieurs enquêtes d’opinion -, les tactiques d’intimidation de Donald Trump ont facilité ce qui était impensable auparavant : la création d’un large front populaire.

Des tarifs douaniers longtemps reportés

Alors que la première campagne de Donald Trump promettait de se concentrer sur les « violeurs » ou les bad hombres mexicains, la récente stratégie du président a jeté les bases d’un nouveau conflit avec le premier partenaire commercial des États-Unis. Outre les discours alarmistes désormais habituels sur les « frontières ouvertes » et les « clandestins qui votent aux élections », la campagne a également mobilisée un nouveau registre pour qualifier le voisin mexicain, comparant les flux migratoires entre le Mexique et les États-Unis de « bain de sang qui détruit le pays », rappelant que « chaque État est un État frontalier » et, de manière plus insidieuse, accusant les immigrés « d’empoisonner le sang du pays ». Trump a également menti à plusieurs reprises en affirmant que des constructeurs automobiles chinois tels que BYD Auto construisaient au Mexique « certaines des plus grandes usines automobiles du monde », alors que, comme l’a rapidement souligné Claudia Sheinbaum, la plus grande usine BYD d’Amérique du Nord se trouve en Californie.

Les tarifs douaniers peuvent être compris comme des pratiques coercitives, des sources de revenus, ou un moyen d’encourager la réindustrialisation états-unienne.

Ces attaques dispersées reflètent une confusion sous-jacente dans l’entourage de Donald Trump quant à la justification des droits de douane contre le Mexique. L’immigration ? Le fentanyl ? Le déficit commercial ? L’entrée clandestine des hommes et des marchandises sur le marché américain ? Ce manque de clarté se reflète dans le recours généralisé aux tarifs douaniers qui peuvent simultanément être compris comme des pratiques coercitives, des sources de revenus, ou un moyen d’encourager la réindustrialisation états-unienne.

Quelles que soient les raisons invoquées, Trump s’est empressé d’annoncer, le 25 novembre, que les droits de douane sur le Mexique et le Canada entreraient en vigueur dès le premier jour de son mandat. La présidente Sheinbaum a réagi rapidement en envoyant une lettre appelant à la coopération, dans laquelle elle avertissait qu’un droit de douane serait suivi d’un autre et rappelait au président Trump la responsabilité des États-Unis dans la consommation de drogue et le flux d’armes vers le sud.

Le jour de son investiture, pourtant, Trump n’annonce pas de droits de douane. C’est seulement plus tard qu’il déclare leur entrée en vigueur pour le 1er février. Dans sa « fiche d’information » accompagnant l’annonce, la Maison Blanche a évoqué des « liens intolérables entre les organisations de trafic de drogue et le Mexique »,  reprenant ainsi une accusation infondée colportée par des publications allant de ProPublica au New York Times dans une tentative flagrante d’interférer dans la campagne présidentielle mexicaine de 2024.

Ironie de l’histoire : l’un des articles utilisés pour étayer cette affirmation fait référence à Genaro García Luna, ministre de la Sécurité publique de l’administration conservatrice de Felipe Calderón et allié des États-Unis, décoré par la CIA, le FBI et la DEA avant d’être reconnu coupable de collusion avec le cartel de Sinaloa et condamné à une peine de trente-huit ans d’emprisonnement…

Juste avant l’entrée en vigueur de la mesure, Claudia Sheinbaum a toutefois annoncé, lors de sa conférence de presse matinale, que les deux pays étaient parvenus à un accord temporaire, reportant d’un mois l’application des tarifs douaniers. Celui-ci prévoyait que le Mexique envoie dix mille gardes nationaux supplémentaires à sa frontière nord, que les États-Unis répriment davantage le trafic d’armes, et que les deux pays mettent en place des groupes de travail sur la sécurité et le commerce. Pour une concession symbolique, la diplomatie de « la tête froide », selon l’expression de Sheinbaum, a remporté une première victoire.

Lorsque le deuxième round a commencé en mars, la présidente avait préparé ses chiffres : passages à la frontière et homicides en baisse, saisies de drogue en hausse, laboratoires de méthamphétamine démantelés, et vingt-neuf capos de la drogue remis par le Mexique à la garde des États-Unis, dont Rafael Caro Quintero, recherché depuis longtemps et accusé d’avoir commandité le meurtre d’un agent de la DEA en 1985. Peu importe : la Maison-Blanche a déclaré qu’elle allait quand même appliquer les droits de douane, en publiant une copie conforme d’accusations recyclées que Sheinbaum a qualifiées d’« offensantes, diffamatoires et sans fondement ». Le dimanche suivant, elle annonce une série de contre-mesures tarifaires et non tarifaires lors d’une assemblée publique au Zócalo. C’est le retour aux pourparlers.

Cette fois, Claudia Sheinbaum a négocié un nouveau sursis d’un mois pour les marchandises couvertes par l’accord États-Unis-Mexique-Canada, non pas avec de nouvelles concessions mais, comme l’a permis M. Trump, en raison de son « respect » pour son homologue mexicain, chaque délai diluant pourtant un peu plus la menace de tarifs douaniers.

L’art de la négociation asymétrique

Peut-être plus que tout autre pays, le corps diplomatique mexicain a une longue histoire de négociations asymétriques avec les États-Unis. Cela a parfois fait basculer la politique étrangère du pays dans l’excès de prudence, mais lui a également permis d’acquérir une grande expérience dans des situations similaires à celle d’aujourd’hui.

À cela s’ajoutent les compétences de Claudia Sheinbaum dans ce domaine. Pour une présidente qui, dès le début de sa campagne, a été critiquée pour son « manque de charisme » (ce qui relevait en grande partie d’une tentative peu subtile pour l’opposer à son prédécesseur, Andrés Manuel López Obrador), elle est devenue, en à peine six mois de mandat, un exemple international de diplomatie face à un Trump volatile et capricieux. Son sang-froid face aux menaces de guerre commerciale et d’invasion, à la désignation par Trump des cartels comme organisations terroristes étrangères et à une série de communiqués puérils du président américain lui ont valu les éloges de dirigeants aussi diamétralement opposés que Gustavo Petro et Olaf Scholz. Maîtrisant l’art de la diplomatie face à un adversaire grossier, la présidente a su trouver le juste milieu entre fermeté et souplesse, faisant des concessions à Trump, qu’il peut utiliser pour se déclarer victorieux, sans compromettre la position du Mexique dans les négociations futures.

Cela lui a valu des éloges répétés de la part de Trump lui-même, qui a ouvertement copié son idée de mener une campagne nationale de lutte contre le fentanyl. Alors que Justin Trudeau s’est rendu à Mar-a-Lago, que Keir Starmer, Emmanuel Macron et Volodymyr Zelensky ne se sont rendus à la Maison Blanche que pour y être congédiés rapidement, Sheinbaum est resté au Mexique, négociant, gouvernant et refusant de jouer les règles du jeu de son homologue états-unien. Retarder de quelques jours l’annonce de tarifs douaniers réciproques pour permettre un dialogue de dernière minute et l’organisation d’un rassemblement public se révèlent être une stratégie puissante, que la présidente devra de nouveau mobiliser dans le contexte de guerre commerciale tous azimuts amorcée par Trump.

Note :

[1] Article originellement publié par notre partenaire Jacobin sous le titre « Trump’s Tariff Threats Have Made Mexico’s President Stronger ».

Sanctions américaines : des effets dévastateurs pour les peuples, mais pas sur les régimes

Billet de banque irakien avec le portrait de Saddam Hussein. Les sanctions américaines contre le pays entre 1990 et 2003 ont fait plus d’un million de morts. © Rob

Les sanctions économiques de grande ampleur sont devenues le moyen privilégié des États-Unis et de leurs alliés pour défendre leurs intérêts et écraser leurs adversaires. Parallèlement, la critique et l’opposition à ces mesures imposées de manière arbitraire ont fortement augmenté, surtout dans le Sud global, où elles sont considérées comme des interventions néocoloniales contraires au droit international. Avec la guerre économique contre la Russie, les conflits internationaux à leur sujet ont pris une nouvelle dynamique. Les mesures pratiques qui sont désormais de plus en plus adoptées dans le Sud global pour surmonter, contourner et prévenir les blocages économiques sont également dirigées contre la domination occidentale en général, accélérant ainsi les bouleversements vers un monde multipolaire [1].

Alors que jusqu’à la fin de la guerre froide, seuls quelques pays étaient confrontés à des sanctions économiques, ce chiffre a augmenté de 1990 à début 2023 pour atteindre 27% des pays du monde. Bien que le terme « sanctions » ne soit strictement correct que pour les restrictions imposées par le Conseil de sécurité de l’ONU, car elles seules sont généralement considérées comme légitimes. En réalité, nous sommes principalement confrontés à des mesures coercitives unilatérales des États-Unis, que l’UE soutient dans environ la moitié des cas. Celles-ci visent aujourd’hui, à divers degrés, plus de 40 pays, soit, en termes de population, un tiers de l’humanité.

Une arme utilisée depuis des décennies

Les pays les plus touchés aujourd’hui étaient toutefois déjà soumis à des blocages économiques de grande ampleur avant 1990 : La Corée du Nord, Cuba, l’Iran et la Syrie, ainsi que la Russie en tant que membre de l’Union soviétique. La Corée du Nord est soumise à des mesures d’embargo de la part des États-Unis depuis le début de la guerre de Corée en 1950 et à des sanctions de l’ONU depuis 2006. Combinées, elles reviennent à interdire presque totalement le commerce, les investissements et les transactions financières avec le pays.

Cuba est confronté depuis près de 60 ans à un blocus économique, commercial et financier, dans le prolongement des opérations militaires et de renseignement lancées par les États-Unis contre le gouvernement révolutionnaire à partir de la fin 1959, après la chute de la dictature de Batista. Ces mesures visent à provoquer un effondrement économique et à entraver le développement du pays. Comme dans les autres cas, elles servent également à la dissuasion. L’île ne doit en aucun cas servir de modèle aux autres pays pauvres du Sud. Avec les lois Torricelli et Helms-Burton de 1992 et 1996, Washington contraint également les entreprises et les institutions financières de pays en développement à participer au blocus par le biais de « sanctions secondaires », afin de complètement isoler l’île du système commercial et financier international.

L’Iran fait également l’objet de mesures de blocus d’une ampleur similaire. Les États-Unis les ont imposées à partir de 1979, après la chute du Shah Reza Pahlavi, leur principal allié dans la région, et n’ont cessé de l’étendre depuis lors. Depuis 1995, la République islamique est soumise à un blocus total, et des « sanctions secondaires » ont été instaurées pour en garantir le respect, comme le « Iran and Libya Sanctions Act » de 1996.

La Syrie est également confrontée à des mesures coercitives étasuniennes depuis 1979. Washington avait placé le pays sur sa liste des « promoteurs du terrorisme d’État » en cette année de bouleversements, en raison du soutien de la Syrie aux organisations palestiniennes et autres organisations anti-impérialistes.

Ces quatre exemples montrent déjà de manière évidente la nature et les objectifs des mesures coercitives occidentales, qui sont souvent justifiées officiellement par la menace supposée que représenteraient les pays visés en se basant sur les violations des droits humains et d’autres motifs similaires. Il s’agit manifestement d’affaiblir, de déstabiliser et d’obliger à changer de régime.

Même si elles sont désormais perçues de manière plus critique en Occident, les sanctions demeurent largement considérées comme un moyen efficace et légitime pour punir les violations du droit international et contraindre les pays à respecter les droits de l’homme. Cependant, en pratique, on observe que seules les puissances ou alliances économiquement dominantes sont capables d’imposer efficacement des mesures de blocus, sans jamais être elles-mêmes la cible de telles mesures, même lorsqu’elles commettent les pires crimes.

Excepté la guerre économique contre la Russie, ce sont surtout les pays les plus pauvres du Sud global qui font l’objet d’attaques économiques de la part des puissances impérialistes et des anciennes puissances coloniales.

Et évidemment, elles ne sont appliquées que dans la poursuite de leurs propres intérêts. C’est pourquoi les sanctions ne renforcent pas du tout la « force du droit », comme aiment à le prétendre certains responsables politiques, mais ne font qu’imposer la « loi du plus fort ». Elles restent donc des actes arbitraires, même dans les cas où les motifs invoqués semblent justifiés, et relèvent en fin de compte, selon Hans Köchler de l’Organisation Internationale pour le Progrès à Vienne, de « l’arsenal du droit de la force ».

Les blocus économiques sont également presque exclusivement imposés par les États-Unis et leurs alliés, et ce de plus en plus. Ils visent invariablement les pays considérés comme des adversaires ou des rivaux des États-Unis et de leurs alliés, ou qui ne veulent pas se soumettre assez volontiers à leurs intérêts économiques et géopolitiques. Si l’on fait abstraction de la guerre économique contre la Russie, ce sont en premier lieu les pays en développement les plus pauvres du Sud global qui font l’objet d’attaques économiques de la part des puissances impérialistes et des anciennes puissances coloniales. Leurs actions d’extorsion doivent donc également être considérées comme une forme de néocolonialisme.

Pour les États-Unis et l’UE, les mesures coercitives globales sont des moyens qui ne sont pas considérés comme des attaques militaires – elles représentent une alternative plus avantageuse avec des risques et des effets secondaires bien moindres pour les agresseurs. Comme ils agissent sans effusion de sang, il leur est plus facile de susciter un soutien public et d’atteindre leurs objectifs sans attirer trop d’attention Mais la situation peut rapidement se transformer en véritable guerre économique, tout aussi meurtrière et destructrice. En effet, ces mesures ont le potentiel de réduire à néant des décennies de progrès dans les pays concernés dans des domaines clés tels que les soins de santé, le logement, les infrastructures de base et le développement industriel. De plus, elles comportent toujours le risque d’une escalade vers une confrontation militaire ouverte.

L’arme la plus redoutable : les blocages financiers

Les États-Unis privilégient désormais le recours aux blocages financiers, allant de l’interdiction de certaines transactions à la fermeture de comptes, jusqu’à l’exclusion totale du marché financier étasunien. Ils s’appuient sur le rôle central des institutions financières étasuniennes dans le traitement des transactions financières transfrontalières et sur le rôle dominant du dollar américain en tant que monnaie de référence, de réserve et de transaction mondiale.

Pour les transactions internationales, il est généralement impossible de passer à côté des établissements financiers étasuniens. Cela donne aux autorités du pays de l’Oncle Sam de larges possibilités d’intervention. Elles sont justifiées par le simple fait que de passer par des comptes étasuniens ou d’utiliser le dollar place l’entreprise sous la souveraineté américaine, même si l’expéditeur et le destinataire sont situés dans d’autres pays et qu’il n’y a pas de lien avec les États-Unis. Les blocages dans ce domaine sont donc l’arme de sanction la plus efficace et la plus universellement applicable des États-Unis. Contrairement aux mesures d’embargo classiques, comme les restrictions aux exportations et aux importations, elles ont un impact considérable même sans soutien international.

Les sanctions financières sont l’arme la plus efficace et la plus universellement applicable des États-Unis. Contrairement aux embargos classiques, elles ont un impact considérable même sans soutien international.

Les blocages financiers jouent également un rôle essentiel dans l’application de « sanctions secondaires » visant à contraindre les personnes et les entreprises de pays tiers à se conformer aux règles étasuniennes en matière d’embargo. Les pays réfractaires risquent de se voir retirer leurs actifs, de payer de lourdes pénalités, voire d’être exclus des marchés américains. Les « sanctions secondaires » sont largement perçues au niveau international (y compris par l’UE) comme étant contraires au droit international.

En 1996, en réaction à la loi Helms-Burton contre Cuba, Bruxelles a adopté un règlement « de protection contre les effets de l’application extraterritoriale d’actes juridiques adoptés par un pays tiers ». Il interdit même explicitement le respect de sanctions secondaires, mais reste totalement inoffensif, l’UE n’étant pas capable de protéger les citoyens et les entreprises de l’UE contre le chantage étasunien.

Dans la guerre économique contre la Russie, Bruxelles a commencé l’année dernière à menacer elle-même de « sanctions secondaires » les entreprises. Et les think tanks européens poussent les États de l’UE à miser encore plus sur la contrainte économique dans la poursuite de leurs intérêts économiques et géopolitiques. « Au siècle de la concurrence entre la Chine et l’Occident, l’empire de la géoéconomie constituera probablement le front central », explique par exemple le European Council on Foreign Relations dans une analyse d’avril 2023. Les auteurs se prononcent en faveur d’une « OTAN géo-économique », qui serait un forum pour l’UE, les États-Unis et le Royaume-Uni, où ils pourraient coordonner les décisions relatives aux mesures économiques coercitives.

Conséquences mortelles

Parallèlement à l’extension des blocages économiques, la résistance envers ces derniers s’accroît. Elle s’enflamme principalement à cause des conséquences humanitaires désastreuses. Les critiques se sont multipliées, notamment à propos des conséquences catastrophiques de l’embargo imposé à l’Irak en 1990, qui a coûté la vie à plus d’un million d’Irakiens. L’embargo a été décrété par le Conseil de sécurité de l’ONU, mais sa levée a été bloquée par les États-Unis et la Grande-Bretagne.

Même si elles ne sont pas aussi dévastatrices qu’en Irak, toutes les mesures économiques coercitives de grande envergure, dès qu’elles deviennent effectives, détériorent inévitablement les conditions de vie de la population. Les personnes pauvres, malades et âgées en souffrent particulièrement. De nombreuses études ont montré les effets négatifs majeurs, allant de la chute du revenu par habitant à la dégradation des soins de santé, ainsi qu’une hausse de l’extrême pauvreté, des inégalités et de la mortalité.

Les critiques se sont multipliées, notamment à propos des conséquences catastrophiques de l’embargo imposé à l’Irak en 1990, qui a coûté la vie à plus d’un million d’Irakiens.

La situation est encore aggravée par le fait que les États concernés sont généralement des pays en développement, déjà confrontés à des problèmes financiers et de développement. Les effets négatifs sur les populations des pays concernés ne sont en aucun cas des dommages collatéraux regrettables », mais font partie intégrante du calcul – contrairement à ce que l’on veut faire croire. En effet, la détérioration des conditions de vie est censée conduire à une pression publique sur le gouvernement pour qu’il cède aux exigences des puissances bloquantes, voire à un soulèvement, comme dans le cas de Cuba, de la Syrie ou de l’Iran par exemple.

Outre les organisations de défense des droits humains, des organisations des Nations unies telles que le Programme alimentaire mondial et l’UNICEF, ainsi que l’Organisation mondiale de la santé, considèrent donc que les mesures économiques coercitives ne sont pas compatibles avec le droit international. Elles enfreignent, entre autres, les droits fixés dans la « Déclaration universelle des droits de l’homme » de 1948. Parmi ceux-ci figurent le droit à la vie, à une alimentation et à des soins de santé adéquats ainsi qu’à la sécurité sociale. En outre, ils violent clairement les dispositions contraignantes du « Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels » de 1966, que tous les États occidentaux ont également signé. L’article 1 stipule que « En aucun cas, un peuple ne peut être privé de ses propres moyens de subsistance ».

Déjà au début de l’année 2000, le célèbre juriste belge Marc Bossuyt, spécialiste du droit international, constatait dans une expertise pour la Commission des droits de l’homme de l’ONU : « La ‘théorie’ derrière les sanctions économiques est que la pression économique sur la population civile se traduit par une pression sur le gouvernement pour qu’il change sa politique. Cette théorie est un échec, tant sur le plan juridique que pratique ».

Au lieu d’inciter à la révolte ou même de faire tomber des gouvernements opposés, les sanctions ont, dans la plupart des cas, plutôt consolidé la position des élites dirigeantes.

Cette théorie est d’autant plus un échec, que même les blocages économiques de grande ampleur n’ont guère eu de succès jusqu’à présent, comme cela a été prouvé. Les objectifs n’ont été atteints que dans de très rares cas, où on a vu le comportement d’un État cible se modifier de la manière souhaitée. Ils n’ont jamais pu mettre fin à une guerre. Au lieu d’inciter à la révolte ou même de faire tomber des gouvernements opposés, ils ont, dans la plupart des cas, plutôt consolidé la position des élites dirigeantes.

Contre le droit international

En Occident, la critique des blocus économiques se limite principalement à leurs conséquences humanitaires et à leur manque de succès. Leur légitimité au regard du droit international n’est généralement pas remise en question, même par leurs détracteurs. Au lieu de cela, on réfléchit intensément à la manière d’utiliser la contrainte économique comme instrument sans s’exposer à des reproches sur ses effets trop négatifs.

Dans les pays du Sud, une vision totalement opposée prédomine. Les conséquences négatives y sont critiquées de manière bien plus ferme, tout comme l’ingérence prétentieuse de l’Occident. Les représentants du Sud mondial soulignent ainsi l’importance des principes de l’égalité souveraine entre tous les États et de la non-ingérence dans leurs affaires intérieures, des principes inscrits dans la Charte des Nations unies.

Dans les pays du Sud, une vision totalement opposée prédomine. Les conséquences négatives y sont critiquées de manière bien plus ferme, tout comme l’ingérence prétentieuse de l’Occident.

Ceux-ci ont été développés et ancrés dans le droit coutumier dans les années 1960 par une série de résolutions de l’Assemblée générale des Nations unies sur l’interdiction d’intervention. Avec l’embargo étasunien contre Cuba, la lutte contre les mesures coercitives arbitraires a également été mise à l’ordre du jour. La « Charte des droits et obligations économiques des États », adoptée par l’Assemblée générale des Nations unies en 1974, stipule qu’aucun État ne peut recourir à des mesures économiques, politiques ou autres pour contraindre un autre État à se soumettre ou pour obtenir d’autres avantages de quelque nature que ce soit.

En décembre 1983, la majorité des États a voté en faveur d’une résolution de l’ONU visant directement « l’action économique comme moyen de coercition politique et économique contre les pays en développement ». Elle condamne la pratique des pays industriellement très développés qui profitent de leur position dominante dans l’économie mondiale par rapport aux pays en développement. À partir de 1987, de telles résolutions ont été présentées tous les deux ans par le « Groupe des 77 » et la Chine et ont été adoptées à une nette majorité. Ces résolutions ont notamment appelé la communauté internationale à « prendre d’urgence des mesures efficaces pour mettre fin à l’utilisation par certains pays industrialisés de mesures économiques coercitives unilatérales à l’encontre des pays en développement ».

Depuis 1996, une résolution supplémentaire est adoptée chaque année, présentée par le Mouvement des pays non-alignés (MNA), qui, sous le titre « Droits humains et mesures coercitives unilatérales », dénonce encore plus strictement les conséquences humanitaires de la pratique occidentale des sanctions et souligne encore plus clairement son incompatibilité avec le droit international et les droits humains universels.

Ces résolutions ont été précisées et élargies par la suite. La liste des violations et des effets néfastes, adoptée par l’Assemblée générale le 31 décembre 2022, s’est allongée et comprend désormais 34 points. Ainsi, les mesures coercitives arbitraires sont désormais également condamnées comme étant « le plus grand obstacle » à la réalisation du « droit au développement et de l’Agenda 2030 pour le développement durable ». Enfin, la majorité des membres de l’ONU réclame des contre-mesures efficaces et réaffirme son « engagement en faveur de la coopération internationale et du multilatéralisme ».

Le texte a été adopté par 123 voix pour et 53 voix contre. Le vote négatif des pays de l’OTAN et de l’UE et de leurs proches alliés, l’Australie, Israël, le Japon, la Nouvelle-Zélande, la Suisse et la Corée du Sud, n’a été suivi au Sud que par de petits États comme les îles Marshall, la Micronésie ou les Palaos, qui dépendent entièrement de l’Occident.

Se référant aux nombreux accords et décisions internationaux pertinents, la résolution justifie de manière convaincante que « les mesures et lois coercitives unilatérales sont contraires au droit international, au droit international humanitaire, à la Charte des Nations unies et aux normes et principes régissant les relations pacifiques entre les États ».

Les résolutions, formulées avec beaucoup de soin, reflètent la conception du droit international qui s’est développée dans le Sud global. Il s’agit notamment d’une interprétation large de l’interdiction d’intervention. Les résultats des votes montrent à leur tour le profond fossé qui sépare les pays du Sud de la vision qui prévaut en Occident.

L’ignorance de l’Occident

Malgré leur large soutien, les résolutions contre les mesures coercitives sont totalement ignorées en Occident. Les États-Unis les déclarent tout simplement non pertinentes, car elles remettraient en question le droit souverain des États à « organiser librement leurs relations économiques et à protéger leurs intérêts nationaux légitimes ». Selon eux, les sanctions unilatérales sont un « moyen légitime » d’atteindre « des objectifs de politique étrangère, de sécurité et d’autres objectifs nationaux et internationaux ».

Les États membres de l’UE partagent largement ce point de vue. Ils insistent également sur le fait qu’il ne saurait être question d’une contrainte contraire au droit international, relevant de l’interdiction d’intervention, puisque chaque pays est libre de décider avec qui il souhaite commercer et dans quelle mesure.

Les mesures de blocus imposées par l’Occident à la Russie ont beau être les plus complètes de l’histoire à ce jour, elles n’ont rien donné jusqu’à maintenant, bien au contraire.

Cependant, même les services scientifiques du Bundestag estiment que ce semblant d’argumentation n’est pas défendable. Ils soulignent que les mesures coercitives unilatérales sont perçues comme des « pressions extrêmes » et contreviennent à l’interdiction d’intervention dès lors qu’elles touchent aux intérêts vitaux d’un État et entravent de manière significative sa souveraineté. C’est notamment le cas des embargos occidentaux, vu l’énorme pouvoir de chantage économique des États-Unis et des anciennes puissances coloniales.

Quand les sanctions accélèrent l’avènement d’un monde multipolaire

Au vu du rejet majoritaire, il n’est pas étonnant que de nombreux pays aident depuis longtemps à contourner les blocages économiques. La guerre économique contre la Russie a donné une véritable impulsion à cette tendance. Les mesures de blocus imposées par l’Occident à la Russie ont beau être les plus complètes de l’histoire à ce jour, elles n’ont rien donné jusqu’à maintenant, bien au contraire. De plus, les pays de l’OTAN restent assez isolés dans leurs efforts. Seuls cinq pays en dehors de l’OTAN et de l’UE y participent plus ou moins activement : L’Australie, le Japon, la Nouvelle-Zélande, la Suisse et la Corée du Sud. Non seulement les autres États poursuivent leur coopération avec la Russie, mais ils l’ont même parfois intensifiée.

Dans ce contexte, l’Iran a pu récemment renforcer ses relations économiques et politiques internationales, d’une part en coopérant plus étroitement avec la Russie, mais surtout en développant sa coopération économique avec les pays asiatiques. La Chine est de loin devenue son plus grand partenaire commercial, tandis que l’Iran joue un rôle clé dans son initiative « La Ceinture et la Route » – souvent appelée la « nouvelle route de la soie » – en raison notamment de sa situation géographique.

L’Inde et d’autres pays asiatiques ont commencé à renforcer leurs relations de commerce et de coopération économique avec la République islamique, notamment en augmentant les importations de pétrole. En outre, l’Iran développe, en coopération avec ses voisins, de grands axes de transport sur son territoire et s’intègre ainsi de plus en plus dans sa région. En devenant membre à part entière de l’Organisation de coopération de Shanghai, l’alliance la plus importante d’Asie en matière de sécurité et de politique économique, il a pu institutionnaliser cette intégration. Enfin, la position de l’Iran vis-à-vis de l’Occident sera renforcée de manière décisive par son admission dans la communauté des États du BRICS (à l’origine Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud).

Les sanctions économiques occidentales de plus en plus sévères, associées au gel des avoirs des pays visés, ainsi qu’à leur exclusion du système financier américain et du réseau de communication financière international SWIFT, alimentent le désir d’indépendance économique et financière vis-à-vis des États-Unis et de l’UE.

De nombreux pays s’efforcent désormais de se détacher du dollar et du système financier dominé par les États-Unis – souvent en collaboration avec la Chine, la Russie et l’Iran. Dans d’autres domaines également, on constate une coopération de plus en plus étroite entre les pays du Sud mondial afin de se libérer des dépendances vis-à-vis de l’Occident et de la tutelle occidentale. Les guerres économiques des États-Unis et de l’UE agissent manifestement comme des catalyseurs. Elles obligent de nombreux pays à coopérer, soit parce qu’ils voient le risque réel d’être eux-mêmes frappés, soit parce qu’ils veulent échapper au chantage des « sanctions secondaires », qui limitent leur souveraineté et leur portent préjudice sur le plan économique.

[1] Article de notre partenaire belge Lava.

Pourquoi l’Allemagne est à nouveau l’homme malade de l’Europe

Le chancellier allemand Olaf Scholz (SPD), l’usine Vokswagen de Wolfsburg et le Bundestag. © Sébastien Lapostolle pour LVSL

Une troisième année de récession qui se profile, une crise politique inédite, un parti néo-nazi à 20% dans les sondages, une industrie en crise profonde, un réarmement qui plombe le budget… Alors que les Allemands vont renouveler leurs députés au Bundestag, le fameux « modèle » d’Outre-Rhin semble profondément ébranlé. Les difficultés sont loin d’être passagères : toutes les bases du régime économique mis en place depuis 20 ans sont fracturées. Arc-boutée sur l’atlantisme, la foi libre-échangiste et le culte de la rigueur budgétaire, la classe politique allemande refuse de voir la réalité en face. 

Déficit public très faible, dette sous contrôle, exportations records grâce à sa puissance industrielle, plein emploi, inflation au plus bas… Pendant des années, le modèle économique allemand a été célébré en France dans les pages des quotidiens économiques et a servi de source d’inspiration pour les programmes politiques, en particulier à droite. Certes, la gauche s’est toujours montrée plus critique de ce modèle, pointant notamment la précarité de l’emploi introduite par les lois Hartz, le manque d’investissement public et les inégalités persistantes entre l’ex-RDA et l’Ouest. Elle enviait malgré tout le système de cogestion des entreprises de nos voisins d’Outre-Rhin, qui offre la moitié des sièges du conseil de surveillance aux représentants du personnels dans les entreprises de plus de 2000 salariés, bien que celui-ci n’offre en réalité qu’un pouvoir limité aux syndicats

Malgré ces limites évidentes, le succès économique de l’Allemagne paraissait insolent jusqu’en 2020. Après le chaos de la pandémie, qui a touché le monde entier, c’est surtout la guerre en Ukraine qui a enclenché une crise économique dont le pays ne sait plus comment sortir. Après une contraction du PIB de 0,3% en 2023 et de 0,2% l’an dernier, l’Allemagne semble ainsi partie pour une troisième année consécutive de récession. L’industrie est particulièrement touchée : en 2023, la production manufacturière était inférieure de 9% par rapport au record enregistré en 2018 et un recul supplémentaire de 3,3% aurait eu lieu en 2024. Les trois secteurs les plus exportateurs, l’automobile (17,3% des exportations), les machines-outils (14,4%) et la chimie (9%), sont tous en net recul ces dernières années. C’est donc le cœur du système économique allemand qui est touché.

La grande panne de l’industrie automobile

Cet automne, les difficultés de Volkswagen ont eu un retentissement national dans un pays où la voiture est source de fierté et représente un cinquième de la production industrielle et des millions d’emplois. Un an après le lancement d’un plan d’économie de 10 milliards d’euros, le groupe a demandé de nouveaux efforts à ses salariés et rompu un tabou historique en annonçant la possible fermeture de 3 usines sur 10 en Allemagne. Depuis la création de l’entreprise en 1937, cela n’est jamais arrivé. Volkswagen envisageait également des dizaines de milliers de licenciements (en Allemagne et à l’étranger), une baisse des salaires de 10 à 18 % et l’externalisation d’une partie de la fabrication de composants. Finalement, l’entrée en grève préventive de 100.000 travailleurs a permis un compromis : pas de fermetures d’usine, un gel des salaires pour les deux prochaines années et le départ de 35.000 personnes d’ici 2030, en misant sur les départs en retraite.

Si le chancelier Olaf Scholz a salué « un bon accord, socialement responsable », les problèmes du secteur automobile sont loin d’être résolus. Le nombre de voitures produites en Allemagne est passé de 5,65 millions en 2017 à 4,1 millions en 2023 et les ventes des marques allemandes sont en nette baisse : un million et demi de voitures en moins pour le mastodonte Volkswagen et entre 200.000 et 300.000 véhicules en moins chaque année pour BMW et Mercedes sur la même période. Plusieurs phénomènes se cumulent pour expliquer cette chute sans précédent. En Europe, le renouvellement des voitures est au ralenti du fait des prix très élevés des nouveaux modèles. Aux États-Unis, la politique protectionniste de Donald Trump va obliger les constructeurs à implanter leurs usines sur le sol américain pour pouvoir y proposer des prix compétitifs, ce qui n’augure rien de bon pour les usines allemandes. Quant à la Chine, longtemps un eldorado pour les groupes allemands, le marché y est désormais de plus en plus dominé par des constructeurs nationaux, dont les modèles sont moins chers et plus innovants.

Si le tournant de l’électrique était censé apporter un renouveau du secteur, l’Allemagne a raté cette révolution technologique. Au cours des années 2010, elle a largement ignoré le phénomène, considérant que l’amélioration continue des moteurs thermiques – technologie maîtrisée à la perfection par les industriels allemands depuis plus d’un siècle – avait plus d’avenir que les véhicules à batterie. Volkswagen a préféré mentir sur ses émissions de CO2 pour continuer à écouler ses véhicules plutôt que d’investir dans l’électrique. Résultat : le scandale du « dieselgate » aura coûté 30 milliards à l’entreprise et durablement abîmé son image de marque. Pendant ce temps, les constructeurs chinois, en particulier BYD, ont su optimiser leurs batteries et les logiciels qui vont avec, qui peuvent faire varier l’autonomie d’un véhicule jusqu’à 30%, à batterie égale. Après s’être imposés sur le marché domestique, les constructeurs chinois sont désormais très agressifs en Europe. Si les constructeurs allemands tentent de rattraper leur retard en développant de nouveaux modèles, l’arrêt soudain des subventions aux véhicules électriques outre-Rhin en 2024, sacrifiées pour réduire le déficit, a fait chuter les ventes de voitures électriques de 27%. Inquiets par ce tournant technologique, les constructeurs allemands mènent donc une fronde contre la décision européenne d’interdire la vente de voitures thermiques neuves en 2035.

Un pays vulnérable à la fin du libre-échange

Au-delà du symbole, l’exemple de l’automobile illustre parfaitement l’addition de menaces auxquelles fait face l’industrie allemande. Avec une balance commerciale excédentaire de 242 milliards d’euros l’an dernier, l’économie allemande est très tournée vers l’export. Pendant des années, le libre-échange a permis à ses entreprises de conquérir de nouveaux marchés et d’y réaliser de juteux bénéfices. Mais la donne est en train de changer. Le grand retour des tarifs de douane aux États-Unis et la réindustrialisation enclenchée par les subventions massives de l’Inflation Reduction Act sont en train de fermer le marché américain. Or, Washington est le second partenaire commercial de l’Allemagne et surtout celui avec lequel elle réalise le plus grand excédent, plus de 65 milliards d’euros en 2022. La Chine est elle le premier partenaire de Berlin, mais aussi l’origine de son plus grand déficit commercial : 93 milliards en 2022. Étant donné la montée en gamme de l’industrie chinoise et sa pénétration croissante du marché européen, ce trou devrait se creuser.

Pendant des années, le libre-échange a permis aux entreprises allemandes de conquérir de nouveaux marchés et d’y réaliser de juteux bénéfices. Mais la donne est en train de changer.

Bien sûr, l’Allemagne peut toujours écouler ses marchandises en Europe. Sa balance commerciale avec la plupart des pays de l’UE et avec le Royaume-Uni est d’ailleurs très excédentaire. Rien de surprenant à cela, tant l’Allemagne est la grande gagnante de la construction européenne. La sous-évaluation de l’euro a permis à Berlin de doper ses exportations, rendues moins chères, au détriment de l’Europe du Sud. Toujours en matière monétaire, l’obsession germanique pour le contrôle de l’inflation et des déficits, imposée aux autres États de la zone euro, a engendré des plans d’austérité extrêmement violents en Grèce, en Espagne, au Portugal et en Italie, qui ont conduit à l’explosion de la pauvreté et à la déliquescence de l’Etat et de la protection sociale. L’Allemagne a tiré profit de cette situation en attirant des centaines de milliers de jeunes éduqués d’Europe du Sud, venant remplacer une main-d’œuvre vieillissante. Enfin, les « délocalisations de proximité » vers la Pologne, la République tchèque, la Slovaquie et la Hongrie ont apporté un certain développement industriel à l’Europe centrale, mais au bénéfice principal de l’Allemagne, qui a fait main basse sur une large part des économies des États du groupe de Visegrád.

Mais cette hégémonie européenne touche désormais à ses limites. La succession de plans d’austérité en Europe depuis une quinzaine d’années – largement exigée par l’Allemagne – a durement affaibli l’activité économique, engluée dans une stagnation sans fin. Difficile dans ces conditions de trouver de nouveaux débouchés commerciaux. L’Allemagne pousse donc l’Union européenne à conclure de nouveaux accords de libre-échange. Corée du Sud, Canada, Japon, Kenya, Nouvelle-Zélande, Chili… La Commission européenne en a signé à tout va ces dernières années. Et la tendance ne semble pas prête de s’arrêter, des deals étant actuellement négociés avec Singapour, l’Inde, l’Indonésie, les Philippines, mais surtout le Mercosur. Le marché commun sud-américain fait rêver les industriels allemands, tant les débouchés sont immenses. Volkswagen est ainsi implanté de longue date au Brésil, son second marché extérieur après la Chine. En supprimant la quasi-totalité des droits de douane, Berlin espère avoir accès aux nombreuses matières premières du continent sud-américain, tout en y exportant ses produits manufacturés. Mais cette stratégie se heurte à l’opposition de plusieurs membres de l’UE, inquiets de la déflagration que cet accord engendrerait pour leur secteur agricole, notamment la France. Par ailleurs, la Chine est déjà le premier partenaire commercial de la plupart des pays de la région.

Dépendance au gaz de schiste américain

Outre les tensions commerciales, le moteur économique allemand est également ralenti par l’explosion des prix de l’énergie. Avant la guerre en Ukraine, Berlin importait 55% de son gaz naturel, 45% de son charbon et 35% de son pétrole depuis la Russie. Indispensable à de nombreuses industries, le gaz est aussi la source de plus de 13% de l’électricité produite en Allemagne l’an dernier, une part en croissance ces dernières années pour faire face aux fluctuations de la production renouvelable (59% du mix électrique en 2024) et à l’arrêt du nucléaire courant 2023. Pendant des années, les importations de gaz russe ont été encouragées, notamment par la construction d’un second gazoduc dans la mer Baltique, le célèbre Nord Stream 2. A elle seule, la présence de l’ancien chancelier allemand Gerhard Schröder au conseil d’administration de la société Gazprom témoignait des liens extrêmement forts entre l’État allemand et le Kremlin en matière énergétique.

Le conflit ukrainien a évidemment rebattu toutes les cartes. Sous la pression des États-Unis, mais aussi des pays baltes et de la Pologne, très atlantistes et de longue date défavorables à Nord Stream, l’Union européenne a dû se sevrer d’hydrocarbures russes au plus vite, quoi qu’il en coûte. Adopté au nom du soutien à l’Ukraine et du combat « pour la démocratie », cet embargo a conduit l’UE à renforcer ses achats de pétrole et de gaz depuis des pays pourtant tout sauf démocratiques comme le Qatar ou l’Azerbaïdjan, mais aussi depuis l’Inde, qui réexporte massivement des hydrocarbures achetés… à la Russie. Mais ce sont les États-Unis qui bénéficient le plus de ce nouveau contexte. Redevenus auto-suffisants en combustibles fossiles en 2018 grâce à l’exploitation intensive de gaz de schiste, ils ont saisi l’occasion pour exporter leur production excédentaire vers l’Europe. Les exportations de gaz naturel liquéfié des États-Unis vers l’UE et le Royaume-Uni ont bondi de 71 millions de mètres cubes par jour en 2021 à plus de 200 millions en 2023. La moitié du GNL importé en Europe vient désormais d’Outre-Atlantique.

L’explosion des importations gazières depuis les États-Unis a un triple impact délétère sur l’Europe, et en particulier l’Allemagne, plus grande consommatrice. D’abord, ce nouvel approvisionnement est extrêmement polluant : les fuites de méthane et le transport très énergivore du gaz liquéfié par rapport au gaz conduit par pipeline rendent le gaz américain jusqu’à 4 fois plus polluant que le gaz traditionnel, soit presque autant que le charbon. Ensuite, car elle s’accompagne d’une explosion des prix, qui s’explique en partie par les coûts de transport (liquéfaction, regazéification, usage de navires méthaniers…), mais surtout par la spéculation. Les Allemands ont vu leurs factures de gaz bondir, de 30% pour les industriels à 74% pour les particuliers, au profit des entreprises américaines. Enfin, il pose un problème géopolitique, à savoir une dépendance excessive à Washington. Pour s’assurer qu’aucun retour en arrière ne soit possible, les États-Unis ont vraisemblablement commandité, ou à minima aidé à organiser, l’attentat ayant fait exploser les gazoducs Nord Stream en 2022. Tétanisé à l’idée de froisser son allié américain, le gouvernement allemand refuse de révéler le résultat de ses enquêtes aux parlementaires et aux journalistes.

Pour s’assurer qu’aucun retour en arrière ne soit possible, les États-Unis ont vraisemblablement commandité l’attentat ayant fait exploser les gazoducs Nord Stream en 2022. Tétanisé à l’idée de froisser son allié américain, le gouvernement allemand refuse de révéler le résultat de ses enquêtes.

Un réarmement ruineux

Cette inféodation de l’Allemagne aux États-Unis se traduit aussi en matière militaire. Si l’orientation atlantiste de l’Allemagne de l’Ouest, puis réunifiée, n’est pas nouvelle, les discours pacifistes ont longtemps été très forts en Allemagne. Outre le souvenir douloureux de la Seconde guerre mondiale, ils s’appuyaient sur la volonté de nombreux Allemands de renforcer les liens avec la RDA durant la guerre froide – la fameuse Ostpolitik – puis sur l’objectif d’économies budgétaires, la menace d’une guerre conventionnelle s’étant éloignée. Là aussi, la guerre en Ukraine a tout changé. Fin février 2022, le chancelier Olaf Scholz annonçait un « changement d’époque » et mettait en place un fonds spécial de 100 milliards d’euros pour le réarmement. Certes, l’état de déliquescence de la Bundeswehr impliquait des investissements. Mais la contribution à l’effort de guerre ukrainien via l’envoi de matériel militaire et l’exigence des États-Unis d’une augmentation des dépenses militaires des membres de l’OTAN ont aussi lourdement pesé sur cette décision.

Si tous les objectifs fixés par Scholz en matière de réarmement n’ont pas été atteints, le budget alloué à la défense a explosé. Au total, l’Allemagne a dépensé plus de 90 milliards d’euros dans ce domaine en 2024, ce qui correspond à l’objectif de 2% du PIB fixé par Washington. Le complexe militaro-industriel américain se frotte les mains : de nombreux achats allemands sont réalisés directement aux États-Unis, au détriment de la France, qui espérait obtenir des contrats. L’achat de chasseurs F-35, pourtant extrêmement chers et bourrés de défauts, a été l’une des décisions phares du gouvernement sortant. Si la coalition tricolore, réunissant le SPD, les Verts et les libéraux du FDP, s’est parfois affrontée en interne sur les types d’armement à fournir à l’Ukraine, la position maximaliste des Verts a toujours fini par l’emporter. Sous l’influence d’Annalena Baerbock, ministre écologiste sortante des Affaires étrangères, des armes toujours plus destructrices ont été livrées à l’Ukraine et la politique étrangère allemande suit plus que jamais les ordres des États-Unis. L’Allemagne s’est ainsi illustrée comme soutien indéfectible d’Israël dans son entreprise de nettoyage ethnique à Gaza et en Cisjordanie, notamment à travers des ventes d’armes massives et une intense répression du soutien à la Palestine.

Ce tournant du réarmement est désormais visible dans tout le champ politique. Tous les partis traditionnels – CDU (droite), SPD (sociaux-démocrates), Verts et FDP – ainsi que l’AfD (extrême-droite) s’accordent sur l’objectif de dépenser au moins 2% du PIB dans la défense. Le vice-chancelier écologiste Robert Habeck propose même 3,5%, sans doute afin de faire plaisir à Donald Trump, qui exige désormais le chiffre astronomique de 5%. Pour se différencier les uns des autres, ces partis surenchérissent : retour de la conscription obligatoire pour la CDU et l’AfD, envoi de missiles Taurus à l’Ukraine pour les Verts, la CDU et le FDP, création d’un bouclier antimissile européen pour le SPD… Or, toutes ces promesses ont un coût. Le fonds spécial de 100 milliards d’euros étant déjà entièrement attribué et devant prendre fin en 2027, il faut trouver une trentaine de milliards chaque année rien que pour tenir les 2%. C’est ici que les partis classiques divergent : pour le SPD et les Verts, l’urgence géopolitique est supérieure aux contraintes budgétaires et l’endettement n’est pas un problème. Pour le FDP, la CDU et l’AfD, la rigueur budgétaire est intouchable et il faut donc réduire l’État-providence.

Une coalition incohérente brisée par la rigueur budgétaire

C’est justement sur cette question du budget que la coalition tricolore s’est fracturée cet automne. Alors que la Constitution allemande interdit depuis 2009 un déficit public supérieur à 0,35% du PIB, les marges de manœuvre sont extrêmement restreintes. Si la règle a été temporairement suspendue durant la crise sanitaire, son retour a très vite entraîné des tensions, notamment lorsque la Cour constitutionnelle de Karlsruhe a jugé fin 2023 anticonstitutionnel l’usage de fonds inutilisés pour la gestion du COVID dans un nouveau fonds hors budget destiné aux investissements écologiques et dans les semi-conducteurs. Le message de cette jurisprudence était clair : la rigueur absolue doit primer sur tout autre objectif. Une vision qui correspond tout à fait à celle défendue par Christian Lindner, chef du parti ultra-libéral FDP et ministre des finances de la coalition sortante, qui a construit sa carrière politique en se présentant comme garant de l’orthodoxie budgétaire.

Comble de l’ironie, Angela Merkel, pourtant à l’origine du fameux « frein à l’endettement » inscrit dans la Constitution, a plaidé pour son assouplissement.

Concilier ce dogme absurde de l’équilibre des comptes publics avec les investissements dans l’industrie voulus par le SPD, ceux pour les politiques écologiques défendus par les Verts, ainsi que les dépenses considérables pour le réarmement, le soutien à l’Ukraine et les aides pour les factures d’énergie, le tout dans un pays vieillissant et en récession relève de la quadrature du cercle. Après des coupes budgétaires massives en 2024, la préparation du budget 2025 s’est avérée encore plus compliquée. Actant des désaccords insurmontables, le chancelier Olaf Scholz (SPD) a donc fini par limoger Lindner début novembre, privant son gouvernement du soutien des 91 députés FDP, nécessaires pour obtenir une majorité. Comble de l’ironie, Angela Merkel, pourtant à l’origine du fameux « frein à l’endettement » inscrit dans la Constitution, a plaidé pour son assouplissement deux semaines plus tard

Si le budget 2025 a fait exploser la coalition, celle-ci était néanmoins fragile depuis le début. Ces trois dernières années, le SPD, les Verts et le FDP n’ont cessé de s’affronter, en particulier autour des politiques voulues par les écologistes, comme la fermeture des centrales nucléaires, la fin des voitures thermiques neuves en 2035 ou encore l’interdiction des six millions de chaudières à gaz et au fioul d’ici à 2030. Alors que les aides pour cette transition énergétique étaient sacrifiées sur l’autel de l’austérité, ces mesures ne pouvaient qu’être profondément impopulaires. L’incohérence entre la nécessité de réduire les émissions et la préférence des Verts pour le charbon plutôt que le nucléaire – bien que les renouvelables se développent fortement, le charbon compte toujours pour 15% de la production électrique – et leur soutien au gaz de schiste américain a conduit à leur détestation. Le gouvernement sortant paie les conséquences de ces choix, les sondages indiquant tous une baisse des intentions de vote en faveur du SPD, des Verts et du FDP, ce dernier risquant de ne pas franchir le seuil de 5% nécessaire pour entrer au Bundestag.

Sondage en ligne Yougov auprès de 2430 Allemands conduit entre le 14 et le 17 février 2025. Source : X

Percée des néo-nazis et émergence d’un Macron allemand

Face à ce bilan, les différents partis d’opposition peuvent tous espérer progresser ce dimanche. Donnée à 30% dans les sondages, la CDU-CSU devrait faire son retour à la chancellerie, avec la personne de Friedrich Merz. Cet opposant historique à Angela Merkel, qui a fini par mettre la main sur le parti après 25 de défaites internes, est la version allemande d’Emmanuel Macron. Ancien banquier chez Blackrock, il plaide sans relâche pour une plus grande financiarisation de l’économie allemande, au point qu’il avait même publié un livre intitulé « Oser plus de capitalisme » en pleine crise des subprimes… En matière économique, son programme est on ne peut plus classique : baisses d’impôts massives, dérégulation, culte de l’innovation, suppression du Bürgergeld (équivalent allemand du RSA) et bien sûr austérité budgétaire. Il plaide aussi pour un réarmement massif dans le cadre de l’OTAN, compte sur la relance du nucléaire et la taxe carbone pour résoudre la crise climatique et entend bien sûr durcir les lois sur l’immigration.

Ancien banquier chez Blackrock, Friedrich Merz plaide pour une plus grande financiarisation de l’économie allemande, au point qu’il avait publié un livre intitulé « Oser plus de capitalisme » en pleine crise des subprimes

Ce dernier point est également un des enjeux de la campagne, marquée par plusieurs attaques commises par des étrangers en situation irrégulière, sur lesquelles surfe l’Alternative für Deutschland (AfD). Né en 2013 contre les plans « d’aide » à l’Europe du sud en pleine crise des dettes souveraines, le parti a rapidement été capturé par les courants d’extrême-droite. Il n’hésite pas à revendiquer l’héritage du Troisième Reich et à multiplier les provocations, à travers des affiches où des parents font des saluts nazis pour « protéger leurs enfants », une conférence sur la « remigration » organisée à Wannsee – lieu de décision de la « solution finale » -, une remise en cause de la politique mémorielle et nombre de clins d’oeil au régime hitlérien dans ses slogans. Porté par le dégagisme et désormais soutenu par Elon Musk, le parti ne cesse d’engranger des succès électoraux, en particulier en ex-RDA.

Espérant endiguer sa progression, Friedrich Merz reprend certaines de ses propositions. Un texte visant à restreindre le regroupement familial et à étendre les pouvoirs de la police des frontières a ainsi opportunément été présenté fin janvier par la CDU et a failli être adopté, grâce au soutien de l’AfD. Une manœuvre politique qui s’est retournée contre son initiateur : tandis que l’extrême-droite a vu ses idées légitimées, la rupture du « cordon sanitaire » historique a heurté une grande partie de la société allemande et compliquera forcément les négociations pour former une coalition. S’il semble impossible que l’AfD entre au gouvernement, le programme néolibéral et autoritaire de Merz a toutes les chances de faire exploser les scores des néo-nazis à la prochaine élection, de la même manière que Macron a mis le Rassemblement National aux portes du pouvoir.

A gauche, deux stratégies opposées

Face à ce scénario catastrophe, et alors que les Verts et le SPD feront sans doute partie de la future coalition au pouvoir, les électeurs ne voulant ni du néolibéralisme de centre-gauche, ni de celui de droite, et encore moins de l’extrême-droite, n’avaient jusqu’ici qu’un seul vote possible : celui pour Die Linke. Mais le parti de gauche radicale a rencontré de nombreux obstacles ces dernières années : ses propositions no border sont rejetées par la grande majorité des Allemands, y compris une part de son propre électorat, tandis que son bilan au gouvernement de certains Länder à l’Est est difficile à différencier de ce que ferait le SPD. Die Linke n’a donc cessé de perdre des électeurs et s’est divisé entre une frange gauchiste et libertaire et une autre, alliant un programme économique et social ambitieux et une orientation plutôt conservatrice sur les questions socioculturelles, autour de Sarah Wagenknecht. Cette dernière a finalement fait scission pour créer son propre mouvement, le BSW, et réalisé une première percée l’an dernier aux élections européennes, puis lors d’élections dans les parlements de Thuringe, du Brandebourg et de Saxe, trois Länder de l’Est où son discours rencontre un vrai succès

Les scores des partis traditionnels étant en baisse, une alliance avec l’AfD inenvisageable et la présence du FDP au Bundestag incertaine, la CDU pourrait être forcée de négocier une coalition à la fois avec les Verts et le SPD. Celle-ci souffrirait alors des mêmes faiblesses que la coalition sortante.

Le scrutin du 23 février est censé départager ces deux stratégies antagonistes. Si les deux partis sont globalement d’accord sur la nécessité de politiques redistributives, Wagenknecht a fait de la paix en Ukraine et au Proche-Orient un axe central de son programme, tandis que Die Linke s’exprime peu sur la question et reste très frileux à l’idée d’oser critiquer Israël. Sur l’immigration, Wagenknecht espère récupérer des électeurs de gauche demandeurs d’une plus grande fermeté, mais, ce faisant, elle risque de légitimer davantage l’AfD et donc de lui fournir des voix. A l’inverse, la posture sans-frontièriste de Die Linke a beau être clairement impopulaire, elle peut séduire les électeurs à la recherche d’une opposition forte au durcissement en cours. Si l’un des deux partis échoue à être représenté au Bundestag, il sera durablement fragilisé et sa stratégie désavouée. Mais il est également possible que les deux parviennent à franchir le seuil de 5% et que le match soit nul.

Dans ce dernier cas, la constitution du futur gouvernement serait rendue encore plus compliquée. Les scores des partis traditionnels étant en baisse, une alliance avec l’AfD inenvisageable et la présence du FDP au Bundestag incertaine, la CDU pourrait être forcée de négocier une coalition à la fois avec les Verts et le SPD. Celle-ci risquerait alors de souffrir des mêmes faiblesses que la coalition sortante. Si le frein à l’endettement pourrait être allégé au vu de la situation, les problèmes de fond de l’économie allemande ne devraient pas être traités. Aucun des partis en question ne remettant en cause l’atlantisme et le libre-échange ou n’ayant de solution pour faire baisser le coût de l’énergie et proposer un nouveau modèle économique, la crise va durer encore longtemps. Face à cette fuite en avant, l’AfD aura tout le loisir de prospérer dans le confort de l’opposition. Le « consensus » politique tant vantée par les admirateurs du « modèle allemand » arrive lui aussi en bout de course.

Pourquoi les barons de la Silicon Valley se convertissent au trumpisme

Mark Zuckerberg, le couple Bezos, Sundar Pichai (PDG de Google) et Elon Musk lors de la cérémonie d’investiture de Donald Trump. © Free Malaysia Today

Entamée pendant la campagne présidentielle, la conversion de la Silicon Valley au trumpisme semble désormais achevée. Les principaux leaders de la tech figuraient au premier rang des invités à la cérémonie d’investiture de Donald Trump, qui a donné des gages à cette industrie au cours de son discours. Ce ralliement a surpris de nombreux observateurs, tant la Silicon Valley est généralement associée au progressisme et au Parti démocrate. Loin d’être une bifurcation idéologique en forme de réaction aux prétendus excès de la gauche américaine, cette conversion est motivée par des enjeux économiques et des questions de pouvoir bien identifiables. Reste à savoir si les contradictions qui opposent les géants de la tech à la base électorale de Donald Trump finiront par faire imploser cette alliance bancale.

À la fin du film Le Parrain, lorsque Michael Corleone vient d’éliminer ses rivaux, les lieutenants de la mafia américaine le retrouvent dans son bureau pour lui baiser la main et prêter allégeance. Le triomphe électoral de Donald Trump a provoqué une réaction similaire au sein de la Silicon Valley. Dès l’annonce des résultats, les grands patrons de la tech se sont précipités pour féliciter le « Don ». Même Tim Cook, PDG d’Apple, y est allé de sa courbette. Tous ont donné entre 1 et 2 millions de dollars au fonds d’organisation de sa cérémonie d’investiture. Amazon, Microsoft, Google, Meta, Tim Cook, Sam Altman (OpenAI), Elon Musk, Uber, Spotify… il ne manquait personne à l’appel. La plupart de ces entreprises et milliardaires n’avaient rien donné à Joe Biden quatre ans plus tôt. Mais les signes d’allégeance ne se sont pas limités à des versements vers un fonds opaque, non régulé et dont le surplus de trésorerie pourra être utilisé à la discrétion du Président.

Opération séduction

Le ralliement d’Elon Musk et de nombreux gros investisseurs de la Silicon Valley (Marc Andresseen, Peter Thiel, SoftBank, Chamath Palihapitiya, David Sacks, Larry Ellison…) est antérieur à sa victoire électorale. Il prenait la forme de déclarations de soutien, participation à la campagne et dons financiers conséquents. Mais d’autres grands noms de la tech et entreprises majeures avaient soutenu Kamala Harris ou pris soin de rester neutres. Cela a changé dès l’annonce des résultats.

Jeff Bezos a probablement été le premier à ouvrir la danse. Quelques jours avant l’élection, il a censuré la publication du traditionnel éditorial de son journal, le Washington Post, qui devait appeler à voter Kamala Harris. Une fois l’élection passée, Bezos a bloqué la publication d’un dessin de presse caricaturant les patrons de la tech s’agenouillant devant Trump. Puis Amazon Prime, le service de streaming de l’entreprise dont il est resté le principal actionnaire, a offert 40 millions de dollars à Melania Trump pour produire un documentaire sur la première dame. Documentaire dont la réalisation a été confiée à un réalisateur déchu et très proche de Trump. Si cela ne suffisait pas, Amazon vient de mettre fin à ses politiques d’inclusion et antidiscriminatoires (DEI).

Jeff Bezos a probablement été le premier à ouvrir la danse. Quelques jours avant l’élection, il a censuré la publication du traditionnel éditorial de son journal, le Washington Post, qui devait appeler à voter Kamala Harris.

Mark Zuckerberg a suivi les pas de Marc Andresseen en donnant un interview-fleuve à Joe Rogan, soutien de Donald Trump et premier podcasteur du pays. Le patron de Meta (Facebook, Instagram, WhatsApp) en a profité pour critiquer les démocrates et valider les obsessions de la droite trumpiste. Il avait déjà fait un appel du pied à Trump pendant la campagne en le qualifiant de « badass » suite à la tentative d’assassinat dont il avait été victime. Un compliment curieux lorsqu’on sait que Trump avait menacé Zuckerberg de prison pour avoir suspendu son compte Facebook pendant deux ans, suite à sa tentative de subvertir le résultat des élections de 2020.

Pour officialiser son ralliement, Zuckerberg ne s’est pas contenté du don financier mentionné en introduction. Il a calibré la décision portant sur la suppression de la modération du contenu sur ses réseaux sociaux avec les équipes de Trump et mis fin à de nombreuses politiques internes visant à protéger les minorités ou encourager la diversité. Une manière de rejoindre en grande pompe le camp réactionnaire dans sa guerre culturelle contre le « wokisme » et la « cancel culture ». Ce revirement revient probablement à mettre Facebook et Instagram au service de Trump. Il s’est accompagné d’un accord élaboré avec les avocats de Trump pour que Meta verse 25 millions de dollars de dommage et intérêt à ce dernier. Il poursuivait Facebook au civil en espérant obtenir des dédommagements suite à la suspension de son compte. Trump avait peu de chance de gagner son procès, cet accord à l’amiable tombe à pic.

Le PDG de Tik Tok, interdit aux Etats-Unis quelques jours auparavant, s’inscrit dans une démarche révérencieuse similaire, au point d’utiliser son réseau social pour chanter les louanges de Donald Trump, afin d’espérer un retour en grâce. Lui aussi était présent à l’inauguration. Tout cela a débouché sur une photo digne du Parain, où les pontes de la Silicon Valley trustaient le premier rang de la cérémonie d’investiture, devant les soutiens historiques et élus assurant des fonctions protocolaires.

En 2017, pour éviter de s’aliéner leurs employés, perdre leurs clients et nuire à leur image de marque, ces dirigeants avaient pris soin de garder leurs distances avec Donald Trump, au moins publiquement. Ce changement de comportement peut en partie s’expliquer par les récentes difficultés du secteur et plans de licenciement, qui ont inversé le rapport de force employé-employeur, dans un contexte où les consommateurs sont devenus captifs de ces grands monopoles et peu susceptibles de renoncer à leurs services.

Un ralliement plus opportuniste qu’idéologique

À en croire des personnalités comme Elon Musk, Mark Zuckerberg ou Marc Andresseen, la principale cause du ralliement de la Silicon Valley à Donald Trump serait à chercher du côté des démocrates. La gauche américaine et les libéraux sont accusés d’avoir cédé aux sirènes du « wokisme » tout en s’attaquant à la liberté d’expression. Les soi-disant persécutions judiciaires du DOJ (Departement of Justice, l’équivalent du ministère de la Justice) et du FBI contre Donald Trump sont parfois également citées. Tout comme la tentative d’assassinat à son encontre, qui serait le produit de la complaisance du FBI et de l’extrémisme de la gauche américaine, accusés d’avoir injustement repeint l’ancien Président en dangereux putschiste autocrate. C’est après l’inculpation de Donald Trump que l’influent David Sacks (ex-PayPal) avait appelé à voter pour lui. Et après la tentative d’assassinat que son vieil ami Elon Musk avait officialisé son soutien.

L’idée d’un ralliement idéologique contraint par la radicalisation du camp démocrate est défendue en France par des « experts » comme Fabrice Epelboin (dans Le Point, sur C Ce Soir…) et reprise par de nombreux commentateurs. Elle ignore superbement les faits.

La Silicon Valley n’en est pas à son premier revirement réactionnaire. À ses origines, l’Université de Stanford, située au cœur de la vallée, jouait un rôle central dans la diffusion des thèses eugénistes qui eurent une emprise durable sur la tech. En particulier dans l’entre-deux guerre. William Shockley, l’un des inventeurs du transistor, était un eugéniste et raciste bien connu. Si la contre-culture hippie des années 1960 a donné une coloration progressiste aux géants de la tech, les années 1990 ont été marquées par un retour de la pensée réactionnaire. Des politiciens comme Newt Gingrich, un temps numéro un du Parti républicain et élu de Californie, avaient pris appui sur des figures aussi influentes que Georges Gilder pour poser les jalons d’un internet néolibéral et conservateur. La Hoover Institution et de nombreux think tanks conservateurs ont par ailleurs exercé une influence importante sur cette période cruciale, avant que des individus comme Peter Thiel reprennent le flambeau.

Avant son rachat contraint de Twitter, Musk méprisait déjà la liberté d’expression, par ses attaques répétées contre les journalistes, critiques et lanceurs d’alertes. Suite à cette acquisition, il ne s’est pas contenté de diffuser les Twitter files qui ont montré que démocrates comme républicains contactaient régulièrement la plateforme pour demander la suppression de certains contenus. Il a surtout entrepris d’imposer sa propre censure avant d’interférer publiquement en faveur de Donald Trump au cours de la campagne 2024.

Elon Musk a multiplié les déclarations publiques polémiques bien avant son rachat de Twitter. Rappelons qu’il avait traité un secouriste de pédophile, minimisé l’épidémie de Covid, soutenu publiquement le coup d’État de l’extrême droite bolivienne en 2020 pour empêcher la nationalisation du lithium et qu’il profère des vues eugénistes depuis longtemps. Son usine Tesla californienne était surnommée « la plantation » à cause du racisme systémique qu’il y tolérait. En 2017, malgré le tollé provoqué par le « muslim ban » de Trump, Musk avait refusé de critiquer le président et défendu sa participation à son Conseil économique. L’idée que Musk serait un progressiste libéral soudainement converti à l’extrême droite est plutôt contestable. En 2014, il proclamait « Fuck la Terre. Sérieusement, on s’en fout de la Terre ». Et son obsession pour le « virus wokiste » qui « va détruire la civilisation » débute fin 2021, douze mois avant son rachat de Twitter.

De même, Zuckerberg partage depuis longtemps des opinions conservatrices. Il était déjà proche de l’administration Trump pendant son premier mandat. Son entreprise Meta est connue pour sa pratique d’une forme de censure et la promotion arbitraire de contenus favorables à l’extrême droite américaine et au gouvernement israélien.

Certains pontes de la Silicon Valley, comme Peter Thiel et Larry Ellison, ont toujours soutenu Trump. D’autres ont pris le train en marche au moment qui leur semblait le plus opportun. Chez Elon Musk, la rupture avec les démocrates est concomitante avec les premières tentatives de syndicalisation dans ses usines Tesla, en 2017. L’administration Biden a soutenu ces efforts, promu le syndicalisme (en particulier dans l’industrie automobile) et poursuivi ou entamé de nombreuses enquêtes ciblant les abus et multiples violations de la loi dont est accusé Tesla (droit du travail, normes environnementales, discriminations, sécurité routière…). La Californie est en passe d’interdire les ventes de Tesla sur son territoire du fait des abus constaté avec la fonction Autopilot, faussement présenté comme un système de conduite autonome.

Autrement dit, Musk a tombé le masque progressiste lorsque ses intérêts économiques l’exigeaient. Certains autres géants de la Silicon Valley basculent plus tardivement (Sam Altman) et prudemment (Tim Cook). Mais, quel que soit le degré de proximité idéologique de ces patrons, ce n’est pas par ce prisme qu’on peut comprendre une telle cascade de ralliements.

Ce que les barons de la Silicon Valley espèrent obtenir de Donald Trump

Interrogé par l’ancienne vedette de Fox News, Tucker Carlson, Musk avait déclaré « si Trump perd, je suis foutu ». Il faisait référence aux nombreuses enquêtes fédérales ciblant ses entreprises, dans le contexte d’une baisse des ventes et d’un effondrement des marges de Tesla, de plus en plus concurrencé par les constructeurs chinois comme BYD. Désormais à la tête du Ministère de l’efficacité publique (Department of Government Efficiency, nommé ainsi pour coller à l’acronyme DOGE, du nom de sa cryptomonnaie favorite, initialement conçue comme une parodie du Bitcoin), Musk va pouvoir purement et simplement supprimer les instances gouvernementales enquêtant sur ou chargées de réguler ses activités.

Pour les milliardaires de la tech, le ralliement à Donald Trump présente de nombreuses opportunités : baisses d’impôts anticipées (sur les multinationales et les individus), dérégulations ciblées et contrats publics gargantuesques. Musk et Bezos dépendent de la NASA et du Pentagone pour rentabiliser leurs entreprises spatiales (Blue Origin et SpaceX), dans lesquelles ils ont investi des sommes considérables. Mark Zuckerberg espère que Donald Trump va tuer son principal concurrent (Tik Tok) et protéger Facebook des amendes encourues à l’étranger. Sam Altman et Larry Ellison ont obtenu un coup de pouce inespéré de Trump pour leur projet « Stargate » à 500 milliards.

Amazon est menacé par le regain de syndicalisme que l’administration Biden soutenait et que Trump a déjà promis d’écraser. Google est ciblé par des procès antitrust conduits par la FTC de Biden. Peter Thiel compte sur la politique anti-immigration et militariste pour continuer d’obtenir des contrats juteux pour ses sociétés de surveillance, Palantir et Anduril. Google, Amazon, Oracle et Microsoft comptent parmi les principaux bénéficiaires de contrats de défense chiffrés en dizaine de milliards de dollars. Au minimum, ils ont intérêt à ne pas trop froisser la nouvelle administration pour éviter que le flot d’argent public ne se tarisse.

Pour les milliardaires de la tech, le ralliement à Donald Trump présente de nombreuses opportunités : baisses d’impôts, dérégulation et contrats publics gargantuesques.

Mais les géants de la tech comptent aussi sur Trump pour poursuivre l’impérialisme économique dont ils bénéficient depuis des années, que ce soit en faisant pression sur les autres pays pour empêcher le prélèvement d’impôts sur le chiffre d’affaires, défaire les régulations, obtenir des clauses particulières dans les accords commerciaux ou atténuer le montant des amendes et sanctions auxquelles ils s’exposent. Lors de sa rencontre avec Trump, Tim Cook a évoqué les difficultés d’Apple avec la justice européenne, par exemple.

Par le passé, l’État américain a aidé ses champions de la tech à s’imposer sur la scène internationale tout en empêchant autant que possible l’émergence de concurrents. Le constructeur chinois de smartphones Huawei a été largement banni des États-Unis et l’Union européenne a été contrainte de renoncer à ses services pour mettre en place son réseau 5G. Les diplomates américains sont également souvent intervenus auprès des gouvernements européens en faveur de nombreuses entreprises technologiques, comme l’ont révélé les Uber files.

Le tour d’horizon ne serait pas complet sans mentionner l’industrie des cryptomonnaies, qui a dépensé des sommes colossales et inédites pour faire élire Trump, dans l’espoir d’obtenir des dérégulations et législations favorables. Or, de nombreux gros investisseurs de la Silicon Valley cités plus haut détiennent des intérêts importants dans ce secteur. De manière générale, se rapprocher de Trump permet d’éviter ses foudres potentielles tout en se positionnant pour profiter de sa politique. Apple et Amazon l’ont bien compris, et augmentent de nouveau leurs achats d’espaces publicitaires sur le réseau social de Musk, l’autre homme fort de Washington.

Au-delà des intérêts particuliers, une nouvelle vision pour la Silicon Valley

En pleine campagne électorale, le plus gros fonds d’investissement en capital risque, Andresseen Horowitz, a détaillé une vision alternative à celle proposée de manière souvent incohérente par les démocrates. Intitulé « The little tech agenda », ce manifeste pro-startup dénonce une régulation et une taxation excessives. En résumé, il s’agit de libérer les énergies créatrices des startups en dérégulant le secteur et en mettant en place des baisses d’impôts et exonérations fiscales. Loin de défendre uniquement les « petits », il s’agit surtout de supprimer toute entrave au développement accéléré des dernières lubies de la Silicon Valley : l’Intelligence artificielle, les cryptomonnaies, la blockchain et le commerce des données.

Il s’agit de supprimer toute entrave au développement accéléré des dernières lubies de la Silicon Valley : l’Intelligence artificielle, les cryptomonnaies, la blockchain et le commerce des données.

Parmi les cibles principales, on retrouve deux des agences gouvernementales les plus populaires de l’administration Biden : la FTC (Federal Trade Commission) et le CFPB (Consumer Financial Protection Bureau). Sous la direction de Lina Khan, le premier a tenté de briser les monopoles des Big Tech via les lois antitrust, au nom de la compétitivité et de la protection des consommateurs. Le second, mis en place par Elizabeth Warren lors du premier mandat de Barack Obama à la suite de la crise des subprimes, lutte contre les fraudes financières et vise à protéger les consommateurs des abus des organismes de crédits prédateurs. Sous Biden, cet organisme a restitué plus de 6 milliards de dollars aux consommateurs américains victimes des abus, et infligé près de 4 milliards de dollars d’amendes. Ce n’est pas tout à fait par hasard que des patrons comme Zuckerberg, Musk et Marc Andresseen se sont succédés au micro de Joe Rogan pour dire tout le mal qu’ils pensaient du CFPB et de Lina Khan. Depuis, Trump a limogé les directeurs de ces deux agences.

Les questions de sécurité, de défense et de surveillance constituent un autre front commun assumé de plus en plus publiquement. En septembre dernier, Larry Ellison (Oracle) détaillait sa vision d’une société sous surveillance généralisée. Une idée qu’il défend depuis trois décennies, remise au gout du jour en vantant les nouvelles capacités permises par l’IA. Microsoft, Google et OpenAI ont été critiqués pour leur implication dans le génocide à Gaza. La société Anduril de Thiel vient de signer des partenariats avec OpenAI pour obtenir des contrats militaires. Sam Altman franchit ainsi une ancienne ligne rouge d’OpenAI, initialement conçue comme une entreprise à but non lucratif, fonctionnant sur le principe open source du logiciel libre en se tenant à l’écart du secteur militaire.

Toutes ces initiatives s’inscrivent dans un projet global et publiquement assumé. Marc Andresseen admet, comme les patrons des géants de l’IA, avoir pour but de remplacer un maximum d’emplois par de l’IA pour provoquer un affaissement généralisé des salaires. À cette vision dystopique s’ajoute la promotion de la surveillance de masse, de la monétisation à outrance de nos données personnelles et de la privatisation de l’espace. Un développement qui, à en croire tant l’ancien patron de Google que Bill Gates, doit s’accélérer malgré la crise climatique, qui ne sera résolue que par la technologie et le développement d’une IA supra-humaine…

Premières victoires, premières difficultés

Avec l’élection de Donald Trump, les patrons et financiers de la Silicon Valley ont obtenu ce qu’ils voulaient. L’appréciation des valeurs boursières sur lesquelles reposent leurs fortunes leur a assuré un retour sur investissement immédiat, tout comme la flambée du Bitcoin auquel nombre d’entre eux sont exposés. Au même moment, Trump offrait aux principaux barons de la tech un accès sans précédent aux cercles de pouvoir de Washington.

Marc Andresseen place de nombreux alliés à des postes clés. Peter Thiel dispose de son protégé au cœur du pouvoir, en la personne du vice-président JD Vance, dont il finance la carrière depuis des années. Mais c’est Elon Musk qui est parvenu à tirer des bénéfices sans précédent de son rapprochement avec Donald Trump. Non content d’être le seul individu extérieur à avoir été inclus sur la photo de famille post-électorale, il a obtenu un quasi-ministère sans avoir à se soumettre au processus de nomination sanctionné par le Congrès, avec les auditions sous serment qui l’accompagne. En effet, Trump a renommé par décret l’agence responsable du numérique créé par Obama, le « DOGE ». Ses prérogatives sont larges et définies de manière floue, mais permettent à Elon Musk d’obtenir un accès privilégié aux informations détenues par les administrations fédérales. Il a déjà commencé à utiliser cette agence pour réaliser une sorte de mini-putch inspiré de sa prise de contrôle désastreuse de Twitter et placer des alliés au cœur de l’administration, en plus de jeunes gens non diplômés et inexpérimentés. Sans provoquer de protestation au sein du Parti républicain.

La famille Trump et Elon Musk, photo Kai Trump via Twitter.

Fin décembre 2024, alors que Trump n’était pas encore investi président, le Congrès devait voter une loi de financement de l’État fédéral pour éviter un gel du fonctionnement de l’État. Le texte budgétaire résultait de plusieurs mois de négociations entre démocrates et républicain. Sous prétexte de vouloir « réduire le gaspillage de l’argent public », Musk a mené une intense campagne de lobbying pour faire échouer le vote, utilisant sa plateforme X pour demander à ses abonnés de téléphoner à leurs élus tout en menaçant ces derniers de trouver des adversaires bien financés face à eux lors des primaires aux élections de mi-mandats. Trump, qui espérait obtenir par ce chantage la levée du plafonnement de la dette et ainsi affaiblir la capacité de blocage des démocrates pour la suite de son mandat, s’est rangé derrière Musk.

Suite à la capitulation des élus républicains, le texte a été bloqué au Congrès. Pour éviter un « shutdown » du gouvernement la veille des fêtes de fin d’année, démocrates et républicains se sont rapidement mis d’accord pour voter un prolongement du budget incluant les priorités négociées auparavant. Mais de nombreux compromis qui avaient été inclus dans le texte initial ont été abandonnés. Dont l’amendement protectionniste vis-à-vis de la Chine qui menaçait directement les intérêts de Tesla, et donc d’Elon Musk. Ce dernier a obtenu ce qu’il voulait, contrairement à Donald Trump.

Le second point de tension a concerné le débat sur le sort des visas H1B, ces permis de travail soumis à un quota et réservés aux travailleurs diplômés sponsorisés par une entreprise désirant les embaucher. La Silicon Valley utilise ces visas pour importer de la matière grise à moindres frais, exerçant au passage une pression à la baisse sur les salaires des ingénieurs américains. Parce que l’essentiel des bénéficiaires de ce programme est issu de l’Inde et de l’Asie, les idéologues d’extrême droite proches de Trump veulent supprimer le programme. Inversement, Musk a pris position en faveur de ce dispositif, dont il a bénéficié lui-même par le passé. Sur X (ex-Twitter), il a argumenté que le secteur de la tech américain en dépend pour son succès, avant d’ajouter qu’il se battrait de toutes ses forces pour ce programme.

Le second point de tension concerne les visas H1B. La Silicon Valley utilise ces visas pour importer de la matière grise à moindres frais ; les idéologues d’extrême droite proches de Trump veulent supprimer le programme.

Cette sortie lui a attiré les foudres de la base militante pro-Trump et d’idéologues comme Stephen Miller (le monsieur immigration de Trump) et Steve Bannon. Musk s’est pris un retour de bâton inhabituel par l’intensité et la violence, bien que Trump soit intervenu dans le débat en faveur du programme H1B. Depuis, Musk a tenté de se réconcilier avec la base MAGA en soutenant des figures d’extrême droite au Royaume-Uni et en Allemagne, tout en commençant à censurer méthodiquement de nombreux comptes X qui l’avaient pris à parti.

La dernière friction interne est intervenue dès l’annonce en grande pompe d’un plan d’investissement de 500 milliards dans l’Intelligence artificielle, lors d’une conférence de presse organisée le lendemain de la passation de pouvoir. Flanqué des PDG d’OpenAI (le grand rival de Musk), Oracle et SoftBank, Trump a vanté le projet « Stargate ». Musk s’en est aussi pris au consortium via X. Si les conseillers de Trump étaient furieux de l’attitude du patron de Tesla, accusé de « saboter Trump », ce dernier a balayé ce conflit interne d’un haussement d’épaules en concédant simplement que « Musk déteste un des dirigeants qui fait partie du deal ».

Ces quelques exemples montrent à quel point l’alliance entre Trump et la Silicon Valley revêt un caractère inédit, tout en soulignant la fragilité de l’attelage. La coalition Trump est constituée de factions aux intérêts souvent contradictoires, lorsqu’ils ne sont pas des concurrents majeurs.

Tous conservent néanmoins un but commun : dépecer l’État social et démanteler les agences de régulation fédérales, tout en accaparant l’argent public via des contrats juteux et mobiliser la doctrine « America First » de Trump à leurs avantages. À ce titre, la récente directive produite par la direction du renseignement pour demander aux différentes agences (CIA, NSA, FBI…) de coopérer plus étroitement et en prenant davantage de risques avec les entreprises de la Silicon Valley confirme que l’on entre dans une nouvelle ère. Celle de la fusion entre l’extrême droite trumpiste et la Silicon Valley.

Trump 2.0 : le Parti démocrate se relèvera-t-il ?

Trump Biden Le Vent Se Lève

Pour de nombreux électeurs, le Parti démocrate est devenu le parti des classes aisées, de la guerre, des banques, du FBI et du décorum politique. Alors que son soutien populaire s’étiole, son influence diminue dans les médias et les instances juridiques. Donald Trump dispose à présent des mains libres pour déployer son agenda, sans les garde-fous qui l’avaient limité lors de sa première présidence. Sauf changement de stratégie à 180°, le Parti démocrate risque de demeurer longtemps écarté du pouvoir.

Au cours de son premier mandat, Donald Trump avait rencontré une résistance importante de la part de nombreux secteurs de la société américaine. Les médias « progressistes » s’étaient rapidement vécus comme une force d’opposition. Le Parti démocrate avait livré un combat acharné au Congrès. De nombreux cadres et élus républicains avaient tenté de « contrôler » les ardeurs de Trump. Le pouvoir judiciaire avait fait sauter ou temporairement bloqué un certain nombre de ses décrets. La haute administration avait contraint son action. Les agences de renseignement et le FBI lui avaient collé une enquête judiciaire sur le dos en alimentant la théorie complotiste du RussiaGate. Surtout, des pans entiers de la société américaine s’étaient mobilisés et organisés pour s’opposer à sa politique.

Cette fois, Trump ne rencontrera aucune résistance de ce genre. Les principaux médias traditionnels ont capitulé avant même l’élection, le Parti démocrate et Joe Biden utilisent leurs derniers mois au pouvoir pour expédier un maximum d’armes à l’Ukraine et Israël au lieu de mettre en place des garde-fous et, surtout, l’électorat démocrate aisé semble profondément déprimé par le résultat du scrutin. Si on en croit les réactions sur Twitter et la chute vertigineuse de l’audimat des chaînes de télévision critiquant Trump, ceux qui résistaient Trump en 2017 se murent dans un fatalisme qui pourrait se résumer comme suit : « tant pis pour les pauvres et les gens de couleurs qui ont fait élire Trump, ils auront ce qu’ils méritent ».

La droite ne va pas davantage s’opposer à Donald Trump, dont le contrôle sur le Parti républicain est désormais absolu. Le pouvoir judiciaire pourra ralentir son action et agir comme un garde-fou, mais la Cour suprême est dominée par les conservateurs (six juges sur neuf ayant été nommés par Trump ou George W. Bush).

Trump lui-même est animé d’un esprit de revanche, s’est entouré de conseillers et alliés sélectionnés pour leur loyauté et (dans bien des cas) leur radicalité. Ne pouvant pas briguer un troisième mandat, il ne sera pas davantage bridé par le besoin de préserver l’opinion ou les intérêts de certains groupes électoraux. Contrairement à 2017 où sa tentation de bombarder l’Iran, pour ne prendre que cet exemple, avait été stoppée par sa crainte que cela impacte négativement ses chances de réélection.

Au cours de son premier mandat, Trump avait également été freiné par sa propre incompétence. Les conseillers proches de la droite plus traditionnelle qu’il avait choisi suite aux flatteries dont il avait été l’objet avaient été capables de limiter ses ardeurs. Ce type de profil semble bien plus rare au sein de sa nouvelle administration, alors que l’extrême droite s’est organisée et préparée en vue de son second mandat.

Si la Constitution américaine prévoit de nombreux contre-pouvoirs qui s’exerceront pleinement, les premiers mois du second mandat de Donald Trump s’annoncent explosifs. Ses principaux objectifs sont connus : déportation massive de sans-papiers, baisses d’impôts pour le capital et destruction de l’État social.

Le Parti démocrate condamné à la disparition ?

Le Parti démocrate a subi une courte défaite dans les urnes, mais une défaite majeure dans les faits. Idéologiquement, il semble complètement battu : après avoir tenté de tenir un discours de fermeté sur l’immigration et la sécurité, il est apparu comme plus va-t-en-guerre et belliciste que le Parti républicain, expédiant des milliards de dollars d’aide militaire à l’Ukraine et Israël tout en refusant d’aider les Américains en difficulté économique. Il a été piégé par Trump en choisissant de se définir comme le défenseur des institutions américaines alors que ces dernières sont honnies par la majorité de la population. Pour de nombreux électeurs, il est devenu le parti de la guerre, du FBI, des banques, des classes aisées et du décorum politique. Il ne semble animé par aucune valeur ou idéologie précise : dès la défaite, de nombreux relais médiatiques démocrates ont estimé que le Parti avait été trop « pro-LGBT », trop antiraciste et trop généreux avec les aides sociales tout en n’étant pas assez ferme en matière d’immigration. La campagne de Harris a elle-même fait un virage à 180 degrés en endossant des positions anti-immigration et pro-business. En clair, le Parti démocrate ne semble plus capable d’expliquer en quoi il croit ni ce qu’il défend.

Pire : les démocrates ont perdu le contact avec leur base électorale en tentant de séduire les électeurs républicains modérés. Trump a réalisé des gains inédits dans les bastions démocrates et auprès des blocs électoraux censés composer sa base (les Afro-Américains, les Hispaniques, les jeunes, les femmes, la classe ouvrière et la classe moyenne). Harris a fait mieux que Biden uniquement auprès des femmes afro-américaines, des très hauts revenus et des hommes blancs de plus de 35 ans.

Le Parti démocrate risque de se retrouver dans la position qui incombait aux républicains depuis 2008 : celle d’une formation politique capable de gagner les élections locales dans ses bastions et les élections intermédiaires (midterms) lorsque la participation est faible et avantage les classes aisées et politisés, mais incapable de remporter le vote populaire lors d’une présidentielle ou d’accéder au pouvoir.

À ce problème de coalition électorale en voie de disparition s’ajoute celui, plus institutionnel, de la perte d’influence dans des organes de pouvoir majeur. La Cour suprême va demeurer sous le contrôle des conservateurs pour les 20 ans à venir. Et la géographie électorale se complique pour les démocrates. D’anciens Swing-states comme l’Ohio et la Floride sont devenus des bastions conservateurs. Le Texas, dont on avait annoncé le basculement imminent vers les démocrates, s’en éloigne à grands pas. Il s’agit de territoires dont la démographie (et donc le poids politique) explose, alors que la Californie et New York se vident de leurs habitants, en grande partie à cause de la gouvernance démocrate calamiteuse (explosion des prix du logement, taxes élevées pour bénéfices peu évidents). Enfin, les gains républicains auprès des latinos compliquent la situation des démocrates au Nevada (qui leur était acquis depuis deux décennies) et dans l’Arizona (nouveau Swing-state depuis 2020). Non seulement cela complique la conquête de la Maison-Blanche, mais cela éloigne également la perspective d’une majorité au Sénat.

La contradiction Capital/Travail au cœur de l’impasse du Parti démocrate

Historiquement, le Parti démocrate était celui de l’esclavage puis de la ségrégation. Mais au cours de la première moitié du 20e siècle, l’approche de plus en plus pro-capitaliste et pro-business des républicains a créé un espace à gauche pour les démocrates, qui ont triomphé avec le New Deal de Roosevelt, président réélu à trois reprises. Le compromis bipartisan du New Deal, dont les politiques avaient également bénéficié aux Afro-Américains, a perduré jusqu’au tournant néolibéral débuté sous le démocrate Jimmy Carter puis franchement embrassé par Ronald Reagan.

Entre 1945 et 1965, démocrates et républicains restaient des formations hétérogènes. Le Parti démocrate pouvait abriter les élus et sénateurs ségrégationnistes issus du sud des États-Unis, alors que des élus républicains du Nord pouvaient adopter des positions prosyndicales. Mais globalement, le Parti démocrate restait celui du monde du travail, appuyé par les syndicats, tandis que le Parti républicain défendait le conservatisme et les intérêts économiques du patronat. Avec l’abolition de la ségrégation par L.B. Johnson en 1965, le Parti démocrate est devenu pour des décennies le Parti progressiste, massivement plébiscité par l’électorat afro-américain et toujours allié au monde syndical.

Pour financer ses campagnes électorales, le Parti républicain a commencé à courtiser de plus en plus activement le patronat et les grandes fortunes, alors que les démocrates s’appuyaient sur le soutien des syndicats ouvriers. Dans les années 1980, les nouvelles lois de financement des campagnes électorales qui commençaient à déplafonner les dons privés ont placé le Parti démocrate face à un dilemme : courtiser à son tour les entreprises et le Capital, ou poursuivre dans la voie des financements publics épaulés par les dons issus des syndicats. Obama a tranché en tournant définitivement la page aux financements publics (plafonnés) pour ouvrir les vannes des financements privés, alors même que ces derniers devenaient totalement déplafonnés par l’arrêt de la Cour suprême Citizen United (2012).

La contradiction qui animait le Parti démocrate est devenue de plus en plus intenable : d’un côté, ce dernier restait l’héritier de F. D. Roosevelt (le New Deal) et L. B. Johnson (les droits civiques), incarnait un progressisme social et défendait marginalement les intérêts des travailleurs (face aux assauts répétés du Parti républicain). De l’autre, il était désormais tributaire du soutien financier du patronat pour ses campagnes électorales et idéologiquement acquis au néolibéralisme. Bill Clinton a signé les principaux accords de libre-échange, dérégulé le secteur bancaire et réalisé des coupes drastiques dans les aides sociales. Obama a laissé les banques expulser dix millions de familles de leur logement pour éponger leurs pertes accumulées pendant la crise des subprimes. En parallèle, les promesses d’avancées sociales majeures, comme la réforme de la santé Obamacare, se sont heurtées aux intérêts économiques finançant le Parti démocrate.

Bernie Sanders est arrivé avec un contre-modèle susceptible de résoudre cette équation : en finançant sa campagne par les petits dons individuels, il pouvait s’affranchir de l’influence des lobbies et tenir un discours de classe crédible, où il dénonçait l’explosion des inégalités et la corruption du monde politique. Compte tenu des sommes récoltées, ce modèle semblait viable. Il avait été reproduit avec succès lors des législatives à l’échelle locale (avec l’élection de candidats issus de la gauche radicale au Congrès, dont Alexandria Ocasio-Cortez et le squad).

Mais le modèle de Sanders ne menaçait pas uniquement les intérêts financiers et patronaux. La classe de consultants, sondeurs, communicants et autres professionnels de la politique chargés de dilapider les milliards de dollars récoltés auprès du Capital pour mener les campagnes électorales risquait également de se retrouver sans emploi, ne serait-ce que parce qu’elle était idéologiquement hostile à la politique défendue par Sanders.

Ce dernier a ainsi subi le front de l’establishment démocrate contre lui en 2020, après avoir échoué de peu à battre Hillary Clinton lors des primaires de 2016. Sa défaite a également été celle de son modèle de financement de campagne, Joe Biden et les candidats aux Congrès embrassant plus que jamais les financements privés, pour une raison simple : depuis Obama, les démocrates sont en mesure de battre les républicains sur ce terrain.

Si Sanders a exercé une influence manifeste sur l’administration Biden, ses projets de loi les plus ambitieux se sont heurtés au Congrès, dont la majorité démocrate restait redevable vis-à-vis des intérêts financiers l’ayant soutenue. Pire, lors des primaires démocrates, de nombreux candidats centristes et financés par des lobbies proches du Parti républicain ont battu des candidats sortants issus de l’aile gauche du Parti. L’argent a ainsi totalement corrompu le Parti démocrate, qui a renoncé à ses projets de loi ambitieux et écarté ses élus refusant cette forme de corruption.

Ainsi, Kamala Harris a laissé ses riches donateurs influencer sa stratégie de campagne et réécrire son programme, comme la presse l’a amplement documenté. Sa défaite est en grande partie celle d’une approche électorale qui s’est effondrée sous le poids de ses contradictions : on ne peut pas facilement prétendre défendre les travailleurs et la démocratie tout en étant ouvertement corrompu par les milliardaires et le patronat.

Une solution évidente, mais impossible ?

Pour sortir de l’impasse électorale et de l’impuissance politique, le Parti démocrate doit reconstituer une coalition s’appuyant sur les classes moyennes et populaires, qui constituent la majorité de l’électorat. Et pour ce faire, il doit adopter un programme plus ambitieux, radical et favorable aux travailleurs, sur le modèle de ce que propose Bernie Sanders. D’autres exemples existent : des candidats aux sénatoriales de 2024 comme l’indépendant Dan Osborn (Nebraska) ont obtenu des scores largement supérieurs à Harris en proposant une ligne de rupture proche des positions de Sanders et des revendications portées par les syndicats ouvriers. Ces propositions sont majoritaires dans l’opinion publique (la hausse du salaire minimum, le renforcement du droit syndical, les congés parentaux, l’assurance maladie publique, l’encadrement du prix des loyers, la hausse des impôts sur le capital et les multinationales…) mais ne peuvent pas être défendues de manière crédible par des candidats financés par Bill Gates et Wall Street.

D’où l’autre impératif : s’affranchir des financements issus des lobbies et grandes fortunes, comme le font déjà de nombreux candidats issus de l’aile gauche démocrate. C’est particulièrement réaliste à l’échelle présidentielle, où l’argent ne garantit pas la victoire. Trump l’a emporté en 2016 et 2024 en étant moins bien financé que son adversaire. Passé un certain seuil, les frais de campagnes servent essentiellement à payer une classe de consultant pour diffuser des spots télévisés présentant les arguments du candidat. Ces messages peuvent également parvenir aux électeurs en multipliant les passages dans les médias audiovisuels classiques et alternatifs. Une exposition médiatique gratuite que Trump a savamment instrumentalisée, pendant que Harris refusait certains interviews par crainte d’être mise en difficulté par ses interlocuteurs.

Adopter un programme populaire et refuser d’être financé par la classe sociale qui a intérêt à ce que ce programme échoue tient du bon sens. Le Parti démocrate est-il capable de réaliser ce gigantesque bond en avant ? De nombreux cadres et intellectuels démocrates semblent admettre que Bernie Sanders avait raison. Suite à la défaite de Harris, l’importance de stopper l’hémorragie électorale auprès des travailleurs est apparue comme une évidence. Pour autant, les élites démocrates sont-elles capables d’effectuer un tel pivot en reniant leur intérêt de classe ? Cela semble improbable.

L’alternative est plus confortable. Elle consiste à compter sur l’extrémisme de Trump pour reprendre marginalement pied auprès des classes populaires en espérant que cela soit suffisant pour gagner la prochaine présidentielle, tout en comptant sur la mobilisation des classes aisées pour garantir des victoires aux élections intermédiaires. Ainsi, le Parti démocrate pourrait continuer d’être une force d’opposition au Congrès et de disputer la Maison-Blanche, qu’il a perdu de « justesse » en 2024. Problème : dans le meilleur des cas, cette seconde voie débouchera sur une conquête du pouvoir limitée et éphémère, sans majorité durable au Congrès ni reconquête significative du pouvoir judiciaire.

Les arguments en faveur de cette option paresseuse sont assez simples : outre le côté indolore pour les élites démocrates, les précédents historiques sont encourageants. De la même manière que le Parti républicain semblait condamné à la disparition après le double mandat d’Obama ou que les travaillistes sont revenus au pouvoir en Grande-Bretagne par simple inertie et sans fournir le moindre effort, les démocrates peuvent espérer reprendre pied une fois passée la tempête Donald Trump. Mais ce pari nécessite de confondre symptôme et maladie, cause et effets. Si on part du principe que Trump n’est pas un accident, alors les causes qui ont conduit à son triomphe ne disparaitront pas avec lui. S’ils ne se réinventent pas, les démocrates resteront un Parti durablement écarté du pouvoir ou incapable de l’exercer de manière significative et pérenne.

« DOGE » : la dernière pitrerie libertarienne d’Elon Musk

Elon Musk - DOGE - Le Vent Se Lève

Coupes dans le budget et simplification de l’État : telles sont les missions du Department of Government Efficiencey (« DOGE ») qu’Elon Musk dirigera au sein de la seconde administration Trump. Parmi les objectifs fantaisistes de cette agence : supprimer 2000 milliards de dépenses publiques, soit près d’un tiers du budget fédéral. Tandis qu’en France ces pitreries ont été prises au sérieux par l’ex-ministre de la Fonction publique Guillaume Kasbarian, une réalité demeure : les dépenses publiques des États-Unis se caractérisent pas des subventions records allouées aux grandes entreprises, qui n’ont pas intérêt à une cure d’austérité. LVSL avait consacré un article aux mandats de Ronald Reagan, élu en promettant des coupes drastiques dans le budget de l’État, avant de l’accroître de 70% pour consolider le complexe militaro-industriel. Il est probable que la seconde présidence de Donald Trump voit, elle aussi, les slogans libertariens se fracasser contre les intérêts des grandes entreprises. Par Casey Wetherbee, traduction Baptiste Galais-Marsac [1].

Utile dans la campagne de Donald Trump, Elon Musk risque de se transformer en boulet pour sa nouvelle administration. En récompense de ses bons et loyaux services, le multi-milliardaire s’est vu promettre la direction d’un Department of Government Efficiency le 12 novembre dernier [l’acronyme anglophone DOGE fait référence à une cryptomonnaie lancée par Musk NDLR]. Son but : « démanteler la bureaucratie gouvernementale, élaguer les réglementations excessives, supprimer les dépenses superflues et restructurer les Agences fédérales ». À sa tête, Trump a également nommé Vivek Ramaswamy, magnat des biotechnologies et ancien candidat à la présidentielle, aux côtés de Musk.

Ses attributions sont à tout le moins – comme pour tous les projets annoncés par le camp de Donald Trump – floues et contradictoires. Le DOGE, qui « procurera conseils et assistance sans participer au gouvernement », ne sera pas un ministère à part entière – dont la création nécessiterait le vote d’une loi au Congrès. A priori, son statut d’organe consultatif externe le rendra inoffensif. Un moyen, pour Donald Trump, de reléguer deux médiocres milliardaires à la table des enfants afin qu’ils ne gênent plus les grandes personnes ?

Contradictions du DOGE

Dans le feu de la campagne, Elon Musk a déclaré qu’il pourrait sans difficulté supprimer 2000 milliards de dollars, « gaspillés » par le gouvernement américain en dépenses publiques. Ce, alors même que les dépenses fédérales de l’année 2024 avoisinaient les 6500 milliards de dollars. Il paraît peu probable que le milliardaire ait fourni un effort de réflexion significatif accoucher d’un tel chiffre. En tant que tel, il relève du délire.

Depuis le 19 novembre, quelques publications sur le compte X du DOGE – auquel son propriétaire a attribué une certification gouvernementale en dépit du fait qu’il ne soit pas un ministère – déplorent de manière superficielle et sensationnaliste « l’inefficacité bureaucratique » du gouvernement. Parmi les cibles prioritaires du nouveau Département, on trouve aussi bien les fonds alloués à la recherche publique que le nombre de mots présents dans le Code des impôts américain.

En réalité, le DOGE place l’administration Trump dans une position délicate. Ramaswamy et Musk ont par exemple suggéré la création d’une application mobile pour accompagner les contribuables dans leurs démarches administratives en matière fiscale. Cette « solution », plutôt naïve, traduit une méconnaissance des causes de la complexité du système fiscal étasunien. Celui-ci découle du lobbying de firmes comme Intuit [une entreprise américaine proposant des services de gestion et de comptabilité aux PME et aux particuliers, ndlr] qui ont déployé de nombreux efforts afin de le rendre chronophage. Mais le fait qu’une grande partie de l’inefficience du système actuel soit dû au pouvoir de marché des grandes entreprises est impossible à envisager pour les apôtres du libre marché.

De même, le budget démesuré du Pentagone devrait être une cible naturelle pour un organisme soucieux de faire des économies. D’autant que les dépenses militaires font l’objet d’une attention particulière depuis que le soutien inconditionnel du président Joe Biden à la guerre totale (et aux crimes) d’Israël contre Gaza. En 2023, le budget de la Défense américaine atteignait les 916 milliards de dollars, soit 13% du budget fédéral et 39% des dépenses mondiales en matière militaire. Mais on image mal que le DOGE prenne pour cible le complexe militaro-industriel, qui est confortablement représenté au sein de l’administration Trump.

Les diatribes de Ramaswamy et de Musk contre le régime des contrats fédéraux peuvent faire sourire, lorsqu’on se remémore les milliards engrangés par ce dernier grâce à de tels contrats. L’avenir dira comment Ramaswamy, dont la campagne présidentielle était centrée sur la réduction du budget gouvernemental, résoudra la quadrature du cercle lorsqu’il comprendra que les grandes fortunes ayant assuré l’élection de Trump sont également celles qui ont avantage au statu quo. Dans le meilleur des cas, les conflits internes entre conservateurs et grandes entreprises qui exploitent le système à leur convenance court-circuitera l’action du DOGE.

Plus vraisemblablement, l’incapacité du DOGE à mettre fin à la redistribution ascendante que constituent les contrats fédéraux au bénéfice des multinationales le conduira à s’attaquer aux travailleurs et aux consommateurs. Les entreprises appartenant à Elon Musk ont fait l’objet d’enquêtes et de sanctions de la part de toute une série d’agences gouvernementales en raison de violations répétées du droit du travail et de la législation financière. Qu’il devienne responsable d’un organe chargé de surveiller les dépenses publiques est une illustration parfaite de capture réglementaire, rendant possible la cooptation du législateur par ceux dont il est censé réguler l’action.

Le modèle Milei comme précédent ?

Les deux milliardaires ne cachent pas leur admiration pour le président argentin Javier Milei. Le 18 novembre dernier, Vivek Ramaswamy déclarait sur X : « Une solution raisonnable pour redresser le gouvernement américain : des coupes budgétaires à la Milei, sous stéroïdes ».

Le désastre occasionné par Javier Milei constituent un précédent, et offrent l’occasion d’étudier l’implication de coupes brutales dans les dépenses sociales et de dérégulation. Hausse spectaculaire du taux de pauvreté et réduction de la pression fiscale sur les plus riches sont, pour le moment, les implications les plus saillants de ses réformes. Et si le DOGE doit subsister, ce sera pour attaquer en règle toute institution qui chercherait à réglementer l’activité des grandes entreprises.

Note :

[1] Article initialement publié par notre partenaire Jacobin sous le titre « Elon Musk’s DOGE Is Dumb. It Could Also Do Serious Damage », traduit et édité.

Les mythes de l’OTAN perdent de leur éclat

Balles et drapeau de l’OTAN. © Marek Studzinski

Alors que le retour de Donald Trump à la Maison Blanche interroge les pays européens sur l’avenir de la protection militaire que leur accorde depuis 75 ans l’OTAN, cette alliance reste pourtant centrale dans leur politique de défense. Surtout, elle fait toujours l’objet de mythes pourtant largement invalidés par l’histoire : celle d’une alliance défensive, composée de pays démocratiques et promouvant le respect des droits humains. Autant de mensonges qu’il est temps de dénoncer, pour sortir de l’aveuglement sur cette structure clé de l’impérialisme américain. Par Sevim Dagdelen, députée allemande du mouvement de Sarah Wagenknecht (BSW) [1].

L’histoire des Lumières nous enseigne qu’il faut toujours se méfier de l’image qu’une personne ou une organisation donne d’elle-même. Les Grecs de l’Antiquité l’avaient déjà compris ; au-dessus du temple d’Apollon, on pouvait lire la maxime « Connais-toi toi-même ». La connaissance de soi, qualité humaine essentielle, devrait également valoir pour les organisations. Pour l’OTAN, ce n’est apparemment pas le cas.

Plus encore, le déni de sa véritable nature fait partie de l’essence même de l’organisation. Autrement dit, l’alliance militaire promeut activement une image favorable, mais trompeuse. Étonnamment, la question de savoir si celle-ci reflète la réalité est très rarement posée. En fait, les 75 années d’existence de l’OTAN équivalent à 75 années de déni, avec toutefois une expansion spectaculaire de son échelle et de sa portée au cours des dernières années.

Une organisation défensive ?

Tout d’abord, il y a le mythe central de l’OTAN en tant qu’organisation défensive : une communauté d’États de droit dont le seul but est de défendre le territoire de ses membres dans le respect du droit international. L’histoire raconte un récit bien différent. En 1999, en violation du droit international, l’OTAN a elle-même mené une guerre d’agression contre la République fédérale de Yougoslavie. Parmi les crimes de guerre commis par l’OTAN figurent le bombardement d’une station de télévision à Belgrade et un bombardement – présumé accidentel – de l’ambassade de Chine, qui a tué trois journalistes chinois.

En Afghanistan, elle s’est engagée à partir de 2003 dans une guerre qui dépassait largement le territoire de l’alliance. Vingt ans plus tard, le pouvoir a été remis aux talibans, alors que leur renversement était justement l’objectif déclaré de l’invasion. Cette guerre de 20 ans en Afghanistan a été marquée par de nombreux crimes de guerre qui sont restés impunis. On peut citer par exemple la frappe aérienne étasunienne d’octobre 2015 sur un hôpital de Médecins sans frontières à Kunduz.

L’institut Watson de l’université Brown aux États-Unis estime à 4,5 millions de personnes le nombre de victimes des guerres menées par les États-Unis au Moyen-Orient au cours des 20 dernières années.

L’OTAN a adopté la devise des mousquetaires : un pour tous et tous pour un. Dans la pratique, cela signifie que les actes individuels de membres de l’OTAN doivent également être attribués à l’organisation elle-même. L’institut Watson de l’université Brown aux États-Unis estime à 4,5 millions de personnes le nombre de victimes des guerres menées par les États-Unis au Moyen-Orient au cours des 20 dernières années. Les guerres, comme celle d’Irak, étaient des violations flagrantes du droit international, fondées sur des mensonges.

L’OTAN n’est pas une organisation défensive, mais une organisation d’illégalité et de violation du droit international qui, séparément ou en tant qu’organisation, mène des guerres d’agression sur une base politiquement opportuniste.

Des États de droit démocratiques ?

Un deuxième mythe, peut-être celui qui a été inculqué avec le plus d’insistance, est que l’OTAN serait une communauté de démocraties, ancrée dans l’État de droit. Mais une fois de plus, l’histoire dément cette présentation flatteuse. Jusqu’en 1974, le Portugal, membre de l’OTAN, était dirigé par une dictature fasciste qui a mené des guerres coloniales sanglantes en Angola et au Mozambique. Les combattants de la résistance ont été conduits dans des camps de concentration tels que Tarrafal au Cap-Vert, où nombre d’entre eux ont été torturés à mort. Comme le Portugal fasciste, la Grèce et la Turquie étaient toutes deux membres de l’OTAN au lendemain de leurs coups d’État militaires respectifs.

Comme le Portugal fasciste, la Grèce et la Turquie étaient toutes deux membres de l’OTAN au lendemain de leurs coups d’État militaires respectifs.

C’est l’OTAN elle-même qui a lancé l’Opération Gladio, une organisation clandestine en Europe occidentale qui devait être activée lorsque des majorités démocratiquement élues menaçaient de voter contre l’adhésion à l’OTAN. En Italie, des attentats terroristes ont par exemple été perpétrés au nom de groupes d’extrême gauche pour discréditer le Parti communiste italien lorsqu’il tentait de former un gouvernement.

On pourrait objecter que nous évoquons ici une époque révolue et que l’OTAN est désormais prête à être sollicitée dans la lutte mondiale des démocrates contre les autocrates. Or même sur ce point, tout observateur sérieux doit conclure qu’il y a quelque chose d’inexact dans cet aspect de l’image que l’alliance du 21ème siècle donne d’elle-même. Prenons l’exemple de la Turquie sous le président Recep Erdogan. Le pays a mené des guerres illégales à plusieurs reprises contre l’Irak et la Syrie, a soutenu des groupes terroristes islamistes en Syrie et, selon l’estimation du gouvernement allemand en 2016, est un tremplin pour les islamistes. Pourtant, il est et reste à ce jour un membre important de l’OTAN.

Il existe des accords de sécurité bilatéraux, comme celui conclu avec l’Espagne de Franco, avec l’Arabie saoudite et le Qatar, alors que ces États sont ouvertement antidémocratiques. Le seul critère valable pour traiter avec l’Alliance est un avantage géopolitique évident. L’OTAN n’est pas une communauté de démocraties et elle n’existe pas non plus pour défendre la démocratie.

Respect des droits humains ?

Troisièmement, l’OTAN affirme qu’elle protège les droits humains. Même si on passe au-dessus du fait que les actions de l’OTAN bafouent sans cesse le droit au travail, aux soins de santé et à un logement adéquat, cet élément de l’identité qu’elle propage ne correspond pas non plus à la réalité. Aujourd’hui, les prisonniers de la guerre mondiale contre le terrorisme menée par les États-Unis croupissent toujours à Guantanamo Bay, où ils sont détenus sans procès depuis près d’un quart de siècle. Telle est la réalité des « droits humains » dans le premier pays de l’OTAN. Quant aux 14 années de calvaire de Julian Assange, elles en disent long sur le respect de la liberté d’expression et de la liberté de la presse.

Son « crime » a été de révéler au public les crimes de guerre commis par les États-Unis. Une campagne de dénigrement a été lancée contre lui où Hillary Clinton et Mike Pompeo ont ouvertement envisagé son assassinat. Cela fait partie de la réalité de la relation de l’OTAN avec les droits humains. La campagne internationale pour défendre Assange a heureusement été couronnée de succès et il est aujourd’hui un homme libre. La lutte pour sa libération illustre le nécessaire combat pour la liberté en tant que telle au cœur du système de l’OTAN.

L’orgueil avant la chute ?

Vu la propagande incessante du mythe de l’OTAN, il est presque miraculeux que non seulement le soutien à l’organisation s’érode dans le monde entier, mais que ce soit précisément les personnes les plus exposées à cette propagande qui sont de plus en plus sceptiques à l’égard du pacte militaire. Aux États-Unis, l’approbation de l’OTAN par l’opinion publique n’a cessé de diminuer ces dernières années, tandis qu’en Allemagne, la majorité des citoyens doutent du principe de défense de tous les membres. En d’autres termes, ils ne sont plus disposés à s’engager à respecter l’article 5 du Traité de l’Atlantique Nord. Les gens sentent bien que les apparences sont trompeuses.

Alors que ses défenseurs parlent de l’alliance comme si elle était éternelle, l’OTAN commet une erreur dans l’escalade en Ukraine et dans l’expansion de ses opérations en Asie. Comme la plupart des empires, l’OTAN tombe dans le piège de la sur-extension. L’OTAN semble répéter les erreurs de calcul de l’Empire allemand lors de la Première Guerre mondiale, mais cette fois à l’échelle mondiale.

Comme la plupart des empires, l’OTAN tombe dans le piège de la sur-extension.

À l’époque, l’Empire allemand pensait pouvoir mener une guerre sur deux fronts. Aujourd’hui, une croyance similaire gagne du terrain au sein de l’OTAN, selon laquelle elle devrait non seulement affronter la Russie et la Chine, mais aussi s’engager au Moyen-Orient. Il s’agit d’une prétention orgueilleuse à l’hégémonie mondiale.

Trois nouveaux fronts

L’OTAN se considère visiblement comme menant une guerre sur trois fronts. Mais si elle le faisait, sa défaite serait certaine dès le départ. Dans ce contexte, il est logique que trois réunions spécifiques aient été prévues lors du sommet de l’OTAN. La première était une session de travail consacrée à la poursuite du réarmement de l’alliance. La deuxième était le Conseil OTAN-Ukraine, où l’on a discuté des moyens d’étendre le soutien de l’OTAN à l’Ukraine, en augmentant les livraisons d’armes et en permettant à l’Ukraine d’adhérer à terme à l’OTAN. Enfin, une troisième session a été organisée avec les partenaires de l’Asie-Pacifique (ou l’AP4, qui comprend l’Australie, le Japon, la Nouvelle-Zélande et la Corée du Sud) et une rencontre avec les dirigeants de l’UE.

75 ans après sa création, l’OTAN s’efforce de renforcer la volonté de combattre en Ukraine et de s’étendre vers l’Asie, avec l’intention d’y promouvoir l’« Otanisation » de la région et d’y mettre en œuvre la stratégie qu’elle estime avoir déjà déployée avec succès contre la Russie. Actuellement, l’objectif principal dans le Pacifique n’est pas l’adhésion directe des pays asiatiques à l’OTAN, mais l’élargissement de la sphère d’influence de l’OTAN par le biais d’accords de sécurité bilatéraux. Et pas seulement avec l’AP4, mais aussi avec les Philippines, Taïwan et Singapour.

Tout comme l’Ukraine est considérée comme un État en première ligne face à la Russie, l’OTAN espère faire de pays asiatiques comme les Philippines des États challengers face à la Chine. L’objectif initial est de participer à une guerre froide par procuration, tout en se préparant à une « guerre chaude » par procuration des États-Unis et de l’OTAN en Asie. L’expansion de l’OTAN jusqu’aux frontières de la Russie a suivi le principe de la « grenouille bouillie ». Progressivement, de nouveaux États d’Europe de l’Est sont devenus membres afin de ne pas trop éveiller les soupçons de la Russie. C’est également de la sorte que les choses se passent aujourd’hui en Asie. Pour contenir la Chine, l’OTAN resserre un à un ses liens avec les pays qui l’entourent et construit une phalange prête à la guerre. 

Comme toujours, l’objectif est d’éviter de devoir mener soi-même une telle guerre et d’avoir accès aux ressources des alliés pour mener ces guerres froides, puis chaudes. Cette évolution s’accompagne d’une guerre économique, désormais également dirigée contre la Chine, dont le fardeau le plus lourd est supporté par les économies des États clients des États-Unis. Les États-Unis et l’OTAN suivent une méthode de guerre définie par l’ancien stratège militaire chinois Sun Tzu, qui conseillait à un État d’essayer de mener une guerre sans ses propres ressources.

Le problème pour les stratèges de l’OTAN n’est pas seulement leur volonté de mettre le feu au monde entier, mais aussi le risque d’intensifier la construction d’alliances parmi les États qui rejettent l’OTAN. Pour ces États, le regroupement devient une nécessité pour protéger leur propre souveraineté. Ainsi, la politique de l’OTAN encourage la montée en puissance des pays du BRICS et d’autres alliances dans le Sud global… Paradoxalement, les États-Unis et leurs alliés de l’OTAN promeuvent un monde multipolaire. Avec son soutien inconditionnel au gouvernement d’extrême droite de Benjamin Netanyahu, l’OTAN perd désormais toute légitimité morale dans le Sud, puisqu’elle est considérée comme complice des crimes de guerre israéliens.

Les stratégies de l’alliance s’écroulent en raison de sa propre sur-extension impériale. Ce dont nous avons besoin maintenant, c’est d’un cessez-le-feu et de l’ouverture de négociations en Ukraine. Les politiques agressives en Asie doivent également cesser. En fin de compte, la lutte contre l’OTAN est également une lutte pour sa propre souveraineté. Au lieu d’une alliance d’États clients des États-Unis, l’Europe doit suivre sa propre voie. Un premier pas serait de ne plus se laisser berner par une alliance militaire qui finance sa stratégie agressive en réduisant les dépenses sociales et les services publics des États membres.

[1] Article de notre partenaire belge Lava Media.

« Hillary Clinton 2.0 » : comprendre le désastre Harris

Kamala Harris - Le Vent Se Lève

Kamala Harris a voulu rejouer la campagne de 2016, et mimer la stratégie de Hillary Clinton. Pour un résultat identique. Son refus de porter des mesures de redistribution sociale lui a coûté les voix de nombreux travailleurs. Sa défense de la production pétrolière record des États-Unis a découragé les mouvements écologistes. Sa promesse de renforcer « l’armée la plus létale du monde » et son soutien aux crimes du gouvernement israélien ont, quant à eux, détourné les électeurs progressistes du Parti démocrate dans les « swing states ». Par Luke Savage, traduction Alexandra Knez.

Durant la campagne, les démocrates ont ressassé de belles formules issues des années 1990 : éloge du bipartisme, appel au « pragmatisme », rejet explicite de l’idéologie en faveur de « solutions » vaguement définies. Ils se sont délestés d’engagements fondamentaux, tenant un remake hasardeux de la stratégie de Hillary Clinton en 2016 qui a fini en échec cuisant. Figure de proue de l’establishment californien et vice-présidente en exercice, Kamala Harris n’allait sûrement pas jouer la surenchère à gauche. Pourtant, le retrait de Joe Biden a offert au parti une occasion en or de se présenter sur la base d’un programme de renouveau.

Comme on pouvait s’y attendre, l’entrée surprise d’une jeune candidat dans la course a généré une manne de financement et un sentiment d’enthousiasme palpable. Surtout, la participation inattendue du gouverneur du Minnesota, Tim Walz, a même soulevé l’espoir d’un virage en faveur des classes populaires. Comme l’observe Branko Marcetic dans Jacobin, le slogan de Harris « Nous ne retournerons pas en arrière » suggérait non seulement un rejet de Trump, mais aussi une rupture avec les deux dernières années, hautement impopulaires, de la présidence Biden.

Au moment de la Convention Nationale Démocrate (DNC) d’août, il est devenu toutefois évident que la campagne de Kamala Harris allait plutôt s’inscrire dans la continuité – dans le ton, la substance et la stratégie – de celle de Hillary Clinton en 2016. La DNC, bondée de célébrités, a multiplié les louanges à l’égard des solutions technocratiques aux problèmes économiques et sociaux : partenariats public-privé, déductions fiscales pour les petites entreprises, effacement de la dette médicale du credit score (dossiers de crédit) des citoyens etc. Dans l’incarnation, elle marquait à la fois une rupture avec les aspects les plus progressistes de la présidence Biden, et une continuation avec les aspects les plus rejetés de cette même présidence.

Il suffit pour s’en convaincre de considérer la manière dont la question de Gaza a été traitée par Kamala Harris. Tout au long de sa campagne, elle a rejeté toute prise de distance, même rhétorique, avec la Maison Blanche. Elle a réitéré à maintes reprises son soutien à la campagne de nettoyage ethnique menée par l’extrême droite israélienne. Une posture qui, selon les sondages, a entravé de manière significative la participation des jeunes électeurs des États clés tels : le Michigan, l’Arizona, la Géorgie et la Pennsylvanie.

Dans une attitude qui fait fortement écho à Hillary Clinton, la campagne Harris/Walz a délibérément contrarié l’aile la plus progressiste des démocrates, vantant le bipartisme et s’adressant avec effusion aux conservateurs. Interrogée au début du mois sur sa différence d’approche avec Joe Biden, Harris n’a pas pu nommer une seule décision qui la distinguerait du président en exercice… hormis la nomination d’un républicain à son cabinet. Ayant chaleureusement accueilli le soutien de l’ancien vice-président républicain (et adepte de la torture) Dick Cheney, Harris a également affiché le soutien de dizaines d’anciens collaborateurs de Ronald Reagan, George Bush, John McCain et Mitt Romney.

Dans le cadre des mêmes efforts visant à séduire des républicains modérés imaginaires, Harris a martelé son « pragmatique » et son opposition à « l’idéologie ». elle a évoqué son amour des armes à feu et s’est engagée à maintenir « l’armée la plus létale du monde » entre les mains des États-Unis. En termes programmatiques, cela s’est traduit par une série de virages à droite sur tous les sujets.

La campagne démocrate de 2020, du moins, avait tendu la main à l’aile gauche du parti. En 2024, cette dimension était à peine perceptible.

Reniant son opposition à la fracture hydraulique, Harris vante aujourd’hui les mérites d’une production pétrolière record. En matière de santé, sa principale promesse – « faire des soins abordables un droit et non un privilège en élargissant et en renforçant la loi dite “Affordable Care Act” » – se révèle être un faux-fuyant dénué de sens.

La campagne démocrate de 2020, du moins, avait tendu la main à l’aile gauche du parti. En 2024, cette dimension était à peine perceptible. Harris a bien défendu l’élargissement du Medicare pour les personnes âgées, un soupçon de politique industrielle pro-syndicale et l’extension du crédit d’impôt pour chaque nouveau-né. Mais son programme était nettement moins ambitieux que celui de Joe Biden en 2020.

Après un bref interrègne, les démocrates ont renoué avec leur tendance historique à s’appuyer sur les propriétaires, les cadres et les diplômés, plutôt que les travailleurs. Une approche qui avait démobilisé de nombreux électeurs dans les swing states en 2016.

La victoire inattendue de Donald Trump il y a huit ans s’était expliquée par une stratégie peu orthodoxe d’attaques populistes contre les élites du Beltway, mais aussi d’attaques sélectives contre les dogmes du marché traditionnellement adoubés par les républicains. Comme l’a observé le politologue américain Corey Robin en 2018 : « La critique de la ploutocratie par Donald Trump, sa défense des acquis et sa dénonciation des fractures causées par le libre échange ont compté au nombre des innovations rhétoriques les plus notables de sa campagne. ».

Arrivé au pouvoir avec un projet prétendument révolutionnaire en main, Trump a rapidement renoué avec un programme républicain plus conventionnel. L’adhésion supposée de Trump à une inflexion étatiste, hormis sur les enjeux commerciaux, a rapidement cédé la place à des réductions d’impôts et déréglementations en cascade.

En 2024, Trump était privé de son aura d’outsider. Sans surprise, il a compensé cette lacune en redoublant ses attaques contre les immigrés, promettant « le plus grand effort de déportation de l’histoire de notre pays » et suggérant que la criminalité des immigrés est génétique. On mentionnera également des discours d’incitation à la violence raciale (avec l’appui de son colistier JD Vance) contre une petite communauté d’Haïtiens de l’Ohio.

Toujours aussi déséquilibré , le mouvement Make America Great Again (MAGA) n’a pas été en mesure de discipliner ses éléments conservateurs les plus impopulaires. Une limite particulièrement évidente sur la question du droit à l’avortement. Depuis l’invalidation (extrêmement impopulaire) de l’arrêt Roe v Wade par la Cour suprême des États-Unis, un déluge de projets de loi anti-choix s’est abattu au niveau de chaque État. Ce boulet électoral a sans doute coûté aux républicains un triomphe aux élections de mi-mandat en 2022.

Rien ne permet de penser que les responsables des deux partis impulseront un changement de direction. Les républicains seront confortés dans leurs choix. Les démocrates estimeront sans doute qu’ils ne se sont pas assez déplacés vers la droite.

Rien ne permet de penser que les responsables des deux partis impulseront un changement de direction. Les républicains, qui ont remporté un succès inattendu à grand renfort de théories conspirationnistes, seront confortés dans leurs choix. Les démocrates, quant à eux, estimeront sans doute qu’ils ne se sont pas assez déplacés vers la droite.

Aucune éclaircie ne poindrait à l’horizon si l’on ignorait les mouvements d’opinion au sein de la population américaine elle-même. Les dernières années ne l’ont pas rendue plus conservatrice – bien au contraire. Profondément insatisfaits de leurs dirigeants et du système politique en général, les Américains soutiennent massivement le remplacement du collège électoral par un simple vote populaire. Ils rejettent catégoriquement les pressions exercées par les républicains pour restreindre le droit à l’avortement et sont largement favorables au remplacement du dispositif américain de santé par un modèle socialisé. Ils sont de plus en plus nombreux à rejeter les bombardements sur Gaza, et s’opposent à ce que leur gouvernement continue d’armer la machine de guerre israélienne.

Les sondages révèlent que le public américain se situe à la gauche des deux partis sur les questions d’imposition et de redistribution, qu’une majorité est favorable à l’augmentation du salaire minimum et que plus des deux tiers voient d’un bon œil le renouveau actuel du mouvement syndical américain. Les auteurs d’une récente étude de l’Académie américaine des arts et des sciences le confirment : les Américains perçoivent l’économie comme accaparée par les riches et les puissants – et estiment que trop peu a été laissé aux travailleurs.

Le système politique américain semble verrouillé, mais des raisons d’espérer subsistent. Le renouveau, dans tous les cas, ne viendra pas d’un establishment démocrate qui a voulu mimer le Parti républicain dans ses pires penchants néolibéraux et militaristes.