CROUS à 1€ : l’austérité macroniste contre l’universalisme

Restaurant universitaire de la Halle aux farines, campus des Grands Moulins dans le 13e

Le refus par les députés macronistes de mettre le repas du CROUS à 1€ pour tous les étudiants illustre une nouvelle fois leur conception austéritaire des politiques sociales, aux implications anti-universalistes. Hostiles à l’idée de créer de nouveaux droits qui bénéficieraient à tous, ils préfèrent – dans une conception néolibérale des politiques publiques – cibler les politiques sociales ouvrant la voie à un flicage et une stigmatisation des plus pauvres et minant la cohésion nationale.

À une voix près. Il y a quelques semaines, la proposition de loi portée par la députée socialiste Fatiha Kelouah-Hachi et visant à mettre le repas au CROUS à 1€ pour tous les étudiants a été refusée de justesse, les groupes LR et LREM accourant pour voter en bloc contre. Face au tollé grandissant et alors que la précarité étudiante ne faiblit pas, les députés macronistes ont justifié leur vote en invoquant la “justice”. La député LREM Anne Brugnera a ainsi déclaré dans l’Hémicycle que « donner le repas pour tous à 1€, c’est vraiment très injuste pour les étudiants précaires ». Une logique assez difficile à saisir pour le commun des mortels. Heureusement, d’autres députés de son groupe nous donnent davantage d’explications. L’injustice résiderait dans le fait que les étudiants les plus riches en bénéficieraient aussi alors qu’ils n’en auraient – selon les députés – pas besoin.

Cibler les aides sociales, une logique néolibérale

Plutôt que de proposer le repas Crous à 1€ pour tous les étudiants, les députés de la majorité préfèrent le réserver aux étudiants boursiers. Cibler les aides et dispositifs – ici sur les boursiers – est une logique qui se répand dans les politiques sociales. Elle témoigne d’une volonté de réduire les dépenses publiques. En effet, plus le nombre de bénéficiaires des repas à 1€ est réduit, moins l’État aura besoin de compenser les coûts du repas.

Cette ambition de réduire les dépenses publiques s’explique par la volonté du gouvernement d’une baisse des impôts, en particulier ceux sur le capital. Une logique austéritaire assez classique des politiques économiques de droite mais qui entre donc en contradiction avec le principe d’universalité. De son côté, une partie de la gauche s’est également retrouvée à soutenir des propositions non-universelles parfois par misérabilisme bien-attentionné mais maladroit, le plus souvent par soumission à la doxa néolibérale. En proposant des mesures sociales ciblées donc à priori moins “coûteuses”, la gauche serait en recherche de crédibilité économique. Pourtant, des mesures “coûteuses”, lorsqu’elles servent à financer des services publics et des politiques sociales et lorsque l’effort fiscal est justement réparti, contribuent à la redistribution des richesses.

Une logique universaliste n’aurait pas eu le souci de savoir qui exclure, ici les non-boursiers. À l’inverse, elle aurait eu la vigilance de savoir qui inclure et qui pourrait manquer à l’appel, par exemple, les étudiants trop éloignés des restaurants universitaires.

Dans le domaine de l’action sociale, la logique à la mode de chèques ciblés sur certains publics témoigne bien de cette conception néolibérale des politiques publiques. Comme l’explique le chercheur Arnaud Lacheret, “les chèques sont finalement le vecteur d’un changement de conception des aides sociales et de leurs publics et accompagnent le processus de passage d’une logique universaliste à une logique de ciblage des aides individuelles”. Historiquement, la logique de ciblage est un principe de base des politiques sociales libérales telles que celles en vigueur aux Etats-Unis où les Républicains parlent “d’erreur universaliste” pour désigner les programmes d’assurance maladie universelle. 

A contrario, une logique universaliste aurait voulu que tous les étudiants – sans distinction aucune – bénéficient des repas à un 1€ et pas seulement les boursiers. Une logique universaliste n’aurait pas eu le souci de savoir qui exclure, ici en l’occurrence les non-boursiers. A l’inverse, elle aurait eu la vigilance de savoir qui inclure et qui pourrait manquer à l’appel, par exemple, les étudiants trop éloignés des restaurants universitaires.

Un rapport de l’Assemblée nationale rappelle en la matière que “Le réseau des CROUS dispose d’une bonne implantation sur les campus et dans certains centres-villes mais nombre d’étudiants en sont isolés. Le maillage territorial de l’offre ne couvre en effet pas les antennes universitaires délocalisées, les petites écoles, les formations en instituts universitaires de technologie (IUT) (…) Les zones rurales et les villes de taille moyenne offrent moins de possibilités de restauration, surtout lorsque les lieux d’étude se situent en dehors du centre-ville.” Ainsi, pour être pleinement effective, une politique à l’ambition universelle comme celle des repas à 1€ pour tous les étudiants aurait dû être accompagnée d’un renforcement du service public de restauration universitaire, service public dont la qualité est très inégale selon le territoire et parfois en voie de privatisation comme le documente Streetpress.

Cibler les aides sociales, une logique inefficace de flicage

Cibler les aides sociales suppose de définir un public cible et de le contrôler afin de s’assurer que personne ne triche, que ceux qui en “bénéficient” sont bien “ceux” à qui on a décidé qu’ils en avaient le “droit”. Pour nombre de prestations sociales ciblées, il faut prouver – avec une multitude de documents à l’appuie et en dévoilant des pans de sa vie à autrui – être “assez pauvre” pour en bénéficier. Pour les macronistes, les repas Crous à 1€ doivent être cantonnés aux seuls boursiers et aux “étudiants les plus précaires”, précarité que ces derniers doivent justifier. Ce système de ciblage porte donc en lui une certaine violence et contribue à créer des effets de stigmatisation générant notamment des phénomènes plus ou moins massifs de non-recours. La DREES estime ainsi que pour de nombreuses prestations sociales, le taux de non-recours dépasse les 30% avec par exemple 34% de non recours au RSA en 2018 et même 50% pour le minimum veillesse pour les personnes vivant seules.

Surtout, attention à celles et ceux qui dépasseraient tel ou tel seuil ou qui ne rempliraient pas ou plus tel ou tel critère ! Une petite augmentation temporaire de revenus ? C’est la prestation sociale qui saute. Cibler des aides suppose de définir des critères objectifs mais forcément incomplets car ne pouvant refléter les milles et une réalité du quotidien. Autrement dit, cibler les aides, c’est risquer de rater sa cible.

Ce système de ciblage qui suppose une forme de flicage contribue par ailleurs, en complexifiant l’accès aux droits, à entretenir une bureaucratisation de l’administration avec l’embauche de personnels chargés d’instruire les dossiers de chacun, de vérifier que les personnes demandant les aides répondent bien aux règles fixées de pauvreté. 

Ce système de ciblage qui suppose une forme de flicage contribue par ailleurs, en complexifiant l’accès aux droits, à entretenir une bureaucratisation de l’administration.

En matière des repas Crous à 1€, vouloir les cibler sur les seuls étudiants boursiers relève de nombreux défauts. D’une part, le système de bourse génère des effets de seuils qui excluent pour quelques euros de nombreuses familles. D’autre part, bien qu’actuellement en discussion, le barème des bourses n’a pas été revu depuis 2013 alors même que de nombreux postes de dépenses ont augmenté, en particulier l’alimentation et le coût du logement dans les villes étudiantes. Surtout, alors que le statut d’étudiant boursier est défini en fonction du statut des parents, les situations familiales ou personnelles de chacun peuvent faire que l’étudiant ne soit plus en lien avec ses parents. Dès lors, la référence fiscale de ces derniers importe peu dans le quotidien matériel de l’étudiant. 

Dernière preuve de l’insuffisance à réserver les repas à 1€ pour les seuls boursiers : selon l’association Cop’1-Solidarité, la majorité des étudiants qui fréquentent leurs distributions d’aide alimentaire sont non-boursiers. Une limite du ciblage dont la Macronie avait bien conscience puisque en janvier 2021, lors de la crise sanitaire, Emmanuel Macron avait pris la décision d’ouvrir les repas à 1€ à tous les étudiants et pas seulement aux boursiers… Une mesure arrêtée à la rentrée suivante.

Des droits universels contre la sécession et la stigmatisation

Voilà qu’aujourd’hui les députés “Robin des bois” de la NUPES appellent à voter pour que les enfants de millionnaires puissent bénéficier des repas à 1€” s’offusque sur Twitter la député LREM Prisca Thévenot. Bien qu’on ait du mal à imaginer que beaucoup d’enfants de millionnaires fréquentent les resto’U, si tel est le cas, ce serait une bonne chose. Même si les enfants d’ouvriers sont largement sous-représentés dans l’enseignement supérieur, cela offrirait aux fils et filles de millionnaires l’occasion de partager des moments avec des enfants d’infirmières et d’instituteurs. Se mélanger, partager des expériences communes, bénéficier de même droits : autour d’un repas au CROUS, loin de la sécession, la jeunesse ferait nation. C’est précisément là que réside toute la puissance des mesures universelles.

Avec des mesures ciblées, on crée des aides qui ne bénéficient qu’à une portion limitée de la population. Cette dernière doit prouver sa misère tandis que les autres, ceux qui sont juste au-dessus des seuils ne touchent rien, voire paient – dans une logique de solidarité nationale – pour les autres. Se faisant, émerge une certaine méfiance entre des citoyens qui “bénéficieraient de tout” et les autres, guère plus riches et ayant le sentiment de se faire léser. Le directeur de recherche au CNRS, Philippe Warin, explique que la transformation des modèles sociaux par le ciblage peut contribuer à défaire la société en produisant des frontières sociales, mentales et politiques.

Contre cela, le député picard François Ruffin appelle dans son livre Je vous écris du front de la Somme à des droits universels : “La gauche doit renouer avec des droits universels. Des droits pour tous. Des droits sans condition, sans obligation de misère, sans formulaire à délivrer. Des droits qui vaillent aussi bien, à égalité, pour Katia, mère célibataire au chômage de Vignacourt, que pour Hélène, fille d’agriculteur. Et même pour Bernard Arnault !”

Dès lors, dès que les politiques ne sont plus ciblées mais universelles, elles deviennent non plus des aides mais des droits. Aussitôt, on sort d’une logique d’assistance pour être dans une logique de conquête de droits-créances. Par exemple, l’objectif de l’école gratuite n’est pas simplement de permettre aux enfants les plus pauvres d’aller à l’école mais bien de créer un droit à l’éducation. Et, personne ne s’offusque que les enfants de millionnaires bénéficient également de l’école gratuite (bien que beaucoup l’esquivent pour rejoindre le privé). La logique est la même avec la Sécurité sociale qui a permis de créer un droit à se faire soigner. Ici aussi, personne n’est dérangé à l’idée que même les milliardaires aient une carte vitale qu’ils peuvent présenter devant leur médecin. 

François Ruffin résume très bien dans l’ouvrage mentionné précédemment cette logique : “ Quelles sont nos grandes conquêtes, nos magnifiques constructions ? C’est l’école gratuite pour toutes et tous, des plus modestes aux plus aisés. C’est la Sécurité sociale, toutes et tous donnant selon leurs moyens, toutes et tous se soignant selon leurs besoins. C’est la retraite qui a couvert toutes et tous les salariés, qui a divisé par quatre, en une génération, le taux de pauvreté chez les personnes âgées. Pour toutes et tous. Alors que, aujourd’hui, les ‘’progrès”, des rustines en réalité ne valent que pour des fragments de la société, pour les plus en difficultés : le Chèque énergie, le Zéro reste à charge, le Pass’sport, l’Allocation de rentrée scolaire … avec une jungle de critères sociaux à remplir et de justificatifs à fournir, de cases à cocher, de seuils à ne pas dépasser. Pour “inclure”, bizarrement, on exclut. On tire. On trace une ligne.”

Créer et renforcer des droits qui bénéficient à tous permet de créer du commun, contribuant à faire nation. Tout le monde se sent investi, se sent bénéficiaire et dès lors consent à contribuer. Et sur ce point, la logique originelle de la Sécurité sociale, du tous contributeurs selon ses moyens, tous bénéficiaires selon ses besoins semble la plus juste.

Pour revenir à notre exemple initial, en matière d’accès à l’alimentation, deux propositions incarnent cette différence de conception entre aide ciblée et droit universel. Le chèque alimentaire – pour le moment promesse sans lendemain d’Emmanuel Macron – serait ciblé sur les tranches les plus pauvres de la population, avec tous les travers mentionnés précédemment. En somme, une pauvre politique pour les pauvres. A l’inverse, la proposition de Sécurité sociale de l’alimentation est pensée comme universelle. S’adressant à toutes et tous, la sécurité sociale de l’alimentation vise la reconnaissance d’un droit à l’alimentation.

Notes :

1. Lacheret, Arnaud. « Le chèque (voucher), instrument néolibéral et/ou innovation institutionnelle ? », Entreprendre & Innover, vol. 32, no. 1, 2017, pp. 36-50. 

2. Philippe Warin, “Ciblage de la protection sociale et production d’une société de frontières”, SociologieS [Online], Files, Online since 27 December 2010  

3. Warin, Philippe. « Chapitre 3. Ciblage des publics et stigmatisation », , Le non-recours aux politiques sociales. sous la direction de Warin Philippe. Presses universitaires de Grenoble, 2017, pp. 61-82. 

4. Philippe Warin, 2010

Le confinement a exacerbé les inégalités entre étudiants

https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Manifestation_19_octobre_2010_Orl%C3%A9ans_-_UNEF.jpg
Manifestation de l’UNEF à Orléans le 19 octobre 2010 © DC

L’immolation d’Anas K. à Lyon en novembre 2019 a mis en lumière les vulnérabilités estudiantines. Précaires, anxieux, isolés, les conditions de vie sont préoccupantes pour une grande partie de cette population. Les inégalités entre les étudiants ont été exacerbées pendant le confinement. Une enquête nationale menée par le laboratoire IREDU a permis de dessiner les contours de leurs conditions de vie durant cette période. Les résultats montrent une double nécessité : la défamiliarisation des aides et la mise en place d’un salaire étudiant.


La mise en lumière des vulnérabilités étudiantes

Vendredi 8 novembre 2019, 59 rue de la Madeleine dans le 7ème arrondissement de Lyon. Anas K., un étudiant lyonnais de 22 ans s’immole devant le CROUS de Lyon. « Je vais commettre l’irréparable » avait-il écrit avant de s’asperger d’essence et de tenter de mettre fin à ses jours. Ce geste est profondément politique. Sa tentative de suicide a été précipitée, voire causée, par sa condition étudiante, d’une précarité qui lui apparaissait inextricable : « Cette année, faisant une troisième L2 (deuxième année de licence), je n’avais pas de bourses, et même quand j’en avais, 450 euros, est-ce suffisant pour vivre ? ». Dans sa lettre, Anas K. accuse les différents dirigeants français et l’Union européenne d’avoir « créé des incertitudes sur l’avenir de tout.es ». Son immolation a provoqué une vague d’indignation nationale et a mis en lumière les vulnérabilités étudiantes, entendues comme la « difficulté de s’inscrire dans la quête statutaire imposée par les normes sociales »[1]. Celles-ci sont causées par les inégalités sociales et économiques qui entravent et affectent les études et leur réussite. Ces inégalités peuvent conduire certains étudiants à abandonner leur projet d’études ou à faire des sacrifices pour le mener à terme. La condition étudiante est donc profondément inégalitaire, et cela à différents niveaux.

Tout d’abord, dans la perspective de Bourdieu, la cellule familiale joue un rôle primordial dans la reproduction sociale. Les différents types de capitaux transmis par les parents et l’entourage (social, économique et culturel) influencent grandement la poursuite d’études. Contrairement à une croyance répandue, l’accès à l’enseignement supérieur n’est pas garanti à quiconque s’en donnerait les moyens : si les éléments intra-individuels (la motivation, les notes, la détermination, l’ambition) jouent un rôle incontestable, l’environnement est un facteur décisif. Un étudiant sera plus à même de poursuivre des études s’il n’a pas à se soucier de ses conditions de vie. En l’espèce, Anas K. n’était pas en mesure de poursuivre de façon sereine ses études : n’ayant plus de ressources financières et de logement propre à Lyon, ses perspectives d’avenir étaient très incertaines. Cette incertitude était exacerbée par la précarité financière, qui a de nombreuses conséquences sur la vie étudiante : le renoncement aux soins, l’isolement social, un redoublement causé entre autres par le salariat étudiant.

L’immolation d’Anas K. a été le catalyseur des revendications pour améliorer les conditions de vie étudiante en France. Plusieurs mobilisations ont eu lieu dans les villes universitaires afin de réclamer une vie étudiante digne et notamment plus de ressources financières. En effet, les bourses versées par l’État, lorsqu’on en bénéficie (37% des étudiants sont concernés)[2], ne suffisent pas à couvrir l’ensemble des besoins. Dans un rapport remis par l’Inspection générale des affaires sociales (IGAS) en 2015, il est souligné que 19% des étudiants (1 sur 5 environ) vivent sous le seuil de pauvreté, qui est placé à 60% du revenu médian (987 euros par mois). Le budget moyen des étudiants est de 681 euros selon l’Observatoire de la vie étudiante (OVE). Ce faible budget et la hausse des dépenses contraintes – se loger coûte de plus en plus cher notamment en raison de la pénurie des logements CROUS – obligent 46% des étudiants à avoir une activité rémunérée. Le salariat étudiant diminue les chances de réussite car le temps consacré aux études s’amenuise à mesure que les heures de travail augmentent.

Contrairement à une croyance répandue, l’accès à l’enseignement supérieur n’est pas garanti à quiconque s’en donnerait les moyens.

Ainsi, les besoins étant très rarement couverts par les financements publics, les transferts familiaux sont primordiaux pour éviter de devoir mener une activité salariée. Par transferts, il est entendu une somme d’argent versée régulièrement par les parents, ou des dons en nature comme de la nourriture. Ces transferts familiaux sont quasiment absents dans les familles d’origine populaire, obligeant ainsi les étudiants concernés à trouver d’autres moyens pour subvenir à leurs besoins. Toujours selon l’OVE, seuls 43% des étudiants déclarent disposer d’assez d’argent pour subvenir à leurs besoins en comptant les transferts familiaux.

L’épidémie de la COVID-19 et le confinement ont bouleversé les conditions de vie étudiante. Tout d’abord, les universités ont dû s’adapter à la crise sanitaire et proposer un enseignement à distance, dont l’efficacité et l’équité sont discutables. Par ailleurs, le confinement a accentué les inégalités qui existaient entre étudiants. Les étudiants salariés ont pu perdre leur source de revenus car les « jobs étudiants » se trouvent dans des secteurs très touchés par la crise sanitaire, comme la restauration, la vente ou l’éducation. Peu d’étudiants ont bénéficié du chômage partiel en raison de la précarité de leur contrat : nombre d’entre eux enchaînent les CDD de courte durée ou encore les contrats de vacation.

Le confinement a donc provoqué une hausse de la précarité des étudiants, a fortiori pour ceux qui ne bénéficient pas de transferts familiaux. Après moultes protestations de représentants des étudiants et des universités pour défendre les « oubliés du confinement », des aides ont toutefois été mises en place par le gouvernement quelques semaines après le confinement. Problème, les conditions d’obtention de ces aides sont très strictes. Par exemple, l’aide exceptionnelle de 200 euros versée par le CROUS est conditionnée au fait d’avoir perdu un emploi, dans certaines circonstances, ou un stage rémunéré. L’aide exceptionnelle, également versée par le CROUS, est, pour sa part, conditionnée à de graves difficultés financières. Ces deux aides, bien qu’utiles pour les plus précaires, ne concernent pas assez d’étudiants, en particulier ceux des classes moyennes inférieures : beaucoup de familles issues de ce milieu gagnent « trop » pour que leur enfant touche une bourse, mais pas assez pour qu’il bénéficie de transferts familiaux suffisants. Ces transferts familiaux ont également pu être réduits lorsque les familles ont vu leurs revenus amputés en raison d’une perte d’emploi, d’un chômage partiel ou d’une hausse des dépenses, par exemple liée à la garde d’enfants. Et même si ces aides soutiennent les plus défavorisés, la somme de 200 euros n’est pas suffisante pour couvrir les dépenses contraintes, en particulier les frais de logement.  Outre l’aspect financier, le confinement a mis en lumière d’autres fragilités, notamment psychologiques, et des difficultés liées au bouleversement des conditions d’étude par le passage aux cours à distance.

L’impact du confinement sur les conditions de vie des jeunes

Un questionnaire réalisé par une équipe de chercheurs du laboratoire IREDU (Université de Bourgogne) a été diffusé à partir d’avril 2020 via les réseaux sociaux et institutionnels tels que les universités ou groupes de chercheurs. Cette enquête a été menée pour connaître les conséquences – financières, matérielles et psychologiques – de cette crise sanitaire sur les conditions de vie étudiante. Ces deux mois d’étude ont permis de toucher plusieurs milliers d’étudiants. Les résultats en exclusivité sont intéressants car l’enquête montre bien que le confinement a exacerbé certaines vulnérabilités étudiantes ; l’enquête pointe également du doigt les inégalités sociales puisque tous les étudiants ne sont pas confinés dans les mêmes conditions. Si 53% des étudiants interrogés ont quitté leur logement principal pour se rendre chez leurs parents, 40% des jeunes, notamment les étudiants étrangers et les plus précaires, ont dû rester dans leurs logements étudiants de taille réduite, accentuant ainsi leur isolement pendant le confinement. En l’espèce, ces étudiants déclarent n’avoir pas assez eu de temps ou d’argent pour changer de lieu de confinement. Ce sont aussi ces deux catégories qui déclarent avoir le plus de difficultés financières pendant la crise sanitaire. Cela n’est guère étonnant, puisque ce sont les plus à même d’avoir une activité salariée en parallèle de leurs études. Les difficultés financières liées au confinement ne se limitent d’ailleurs pas à ces deux catégories. Selon l’étude, 49% des boursiers et 35% des non-boursiers ont connu une précarité financière pendant le confinement. L’échantillon montre que 50% des étudiants interrogés ont eu des difficultés financières en raison de la perte, ou même de l’absence d’aide familiale, 36% à cause de la perte d’un emploi étudiant et enfin 5%  en raison de l’arrêt d’un stage rémunéré. Ce dernier point est non seulement conséquent pour la partie financière, mais aussi pour le cursus en lui-même dans la mesure où la validation de certains cursus est soumise à la validation d’un stage. L’absence de cette première expérience professionnelle peut également avoir des répercussions sur l’entrée de ces jeunes sur le marché du travail. Les primo-entrants avaient déjà, en temps normal, des difficultés à s’insérer durablement sur le marché du travail en raison de leur « inexpérience ». La crise économique qui s’annonce va aussi réduire significativement les offres d’emploi à destination des « juniors ».

Par ailleurs, selon la même enquête, 57% des étudiants déclarent être inquiets au regard d’une possible crise économique : les femmes, les étudiants en Master et les étudiants salariés sont significativement plus inquiets que les autres. Il faut noter que si le diplôme protège relativement de l’emploi, comme l’a souligné le sociologue Romain Delès, les comparaisons internationales montrent que la jeunesse française est parmi la plus pessimiste au monde quant à sa capacité d’obtenir un emploi à l’issue des études. Cette inquiétude renvoie aussi à la montée des incertitudes dans la société actuelle. Les étudiants se sentent concernés par les risques associés à la précarité et les nouvelles formes de pauvreté. Les étudiants en Master étaient relativement sereins avant la crise car le diplôme conditionnait leur futur proche et la fin temporaire des incertitudes mais la crise sanitaire a changé la donne. Enfin, en ce qui concerne les jobs d’été, 58% des étudiants interrogés sont inquiets. Cette incertitude touche davantage les boursiers, les femmes, les étudiants salariés et les étudiants en licence.

Les étudiants se sentent concernés par les risques associés à la précarité et les nouvelles formes de pauvreté.

Le confinement a également eu un effet non négligeable sur la santé des étudiants. Avant la crise sanitaire, leur santé était déjà préoccupante. L’enquête Conditions de vie de l’Observatoire de la vie étudiante (2016) montre qu’une majorité d’étudiants déclare connaître des états d’épuisement, des problèmes de sommeil ou des épisodes de déprime. Le renoncement aux soins est également inquiétant : 30% des étudiants interrogés déclarent en 2016 avoir déjà renoncé à aller voir un médecin. De ce fait, selon l’étude, ce confinement a exacerbé les fragilités psychologiques des étudiants, en particulier le stress et les troubles du sommeil. Le stress est notamment causé par le bouleversement des pratiques pédagogiques et par l’incertitude quant à l’année universitaire, et l’avenir professionnel mais aussi quant à l’avenir de leur famille (53% des étudiants sont concernés). 2020 est une année particulièrement anxiogène pour eux. Ainsi, 64% des étudiants déclarent être inquiets quant à la possibilité de réussir leurs examens, et 58% quant à la possibilité de les passer. Cela concerne surtout les étudiants en licence, les femmes et les boursiers. Enfin, 42% se préoccupent de la valeur de leur futur diplôme.

L’alimentation est aussi un sujet problématique : 22% des boursiers et 15% des non-boursiers déclarent devoir faire attention ou se restreindre. Cette restriction alimentaire s’explique en partie par la fermeture des restaurants universitaires qui permettaient aux étudiants les plus modestes de bénéficier, pour 3 euros 25, d’un repas complet (18% des étudiants interrogés). Ce changement est également dû au fait que les magasins proches du domicile des étudiants concernés, comme les petites supérettes de centre-ville, sont trop chers (57% des étudiants). La pénurie alimentaire en est aussi une cause : les étudiants ont dû se tourner vers des aliments ou des marques qu’ils n’achetaient pas à l’accoutumée.

Comme mentionné précédemment, l’augmentation du stress des étudiants est en partie causée par les changements de pratiques pédagogiques et à la mise en place de la « continuité pédagogique ». Ainsi, 53% des étudiants interrogés déclarent manquer d’informations sur le contenu des cours et 43% manquent de ressources complémentaires en raison de la fermeture des bibliothèques universitaires. De fait, des inégalités de réussite entre étudiants sont présentes : certains établissements ont des abonnements permettant aux étudiants de consulter des ressources en ligne alors que d’autres n’en ont pas. Des étudiants issus de familles favorisées peuvent également se permettre d’acheter des ouvrages dont ils ont besoin pour leur mémoire de recherche ou leurs cours. Pour faire face à ce problème, certains étudiants ont créé des groupes Facebook pour s’échanger des ouvrages. Leur succès montre à quel point l’absence d’alternatives aux bibliothèques proposées par les établissements d’enseignement supérieur pose un problème. Par ailleurs, des inégalités subsistent concernant l’accès à internet. Si 97% des étudiants interrogés ont accès à internet, 60% d’entre eux déclarent avoir de fréquents problèmes de connexion. Ces inégalités ont un impact sur le suivi des cours, notamment lorsque ceux-ci se font par visioconférence. Ces problèmes expliquent en partie pourquoi 35% des étudiants déclarent ne pas avoir de contenus pédagogiques principaux comme le support d’un cours magistral. Enfin, la charge mentale, comprise comme une charge cognitive invisible concernant les tâches domestiques ou la nécessité de s’occuper d’une autre personne (enfants, parents…), concerne une partie des étudiants : 26% d’entre eux déclarent avoir des charges domestiques qui les empêchent de travailler correctement.

Vers une défamiliarisation des aides à destination des étudiants ?

Les inégalités sociales entre étudiants, exacerbées lors du confinement, posent la question de l’aide sociale à destination de cette population particulièrement vulnérable. Les aides publiques sont liées aux revenus des parents ou tuteurs légaux, peu importe la relation que l’étudiant a avec ces derniers. Seules les APL font exception et nombreux sont les étudiants qui ne vivent que de ces aides puisque, dans certains cas, les parents payent le loyer de leur enfant. Au-delà de ces aides contingentées, comme les bourses sur critères sociaux, il y a un déséquilibre des transferts familiaux monétaires ou non monétaires (dons de nourriture, achat d’équipements…). Ces deux éléments participent à la précarité des étudiants et à la nécessité pour ces derniers d’avoir recours à une activité salariée. Pourtant, différentes études montrent que plus un étudiant travaille moins il a de chances de valider son année.

Pour y faire face, la minorité sociale, qui est établie à 25 ans – âge à partir duquel on peut bénéficier du RSA –, doit être remise en question. Il est également possible de mettre en place un revenu inconditionnel pour les étudiants. Face à un marché du travail de plus en plus fermé – les jeunes étant particulièrement touchés par le chômage –, les études supérieures deviennent un passage quasi-obligé ; il faut donc leur permettre de les réussir dans les meilleures conditions.

L’ère est à la responsabilisation des individus. Un jeune se doit désormais d’être employable, il doit se « prendre en main » : choisir un cursus avec un bon taux d’employabilité, acquérir un réseau, faire des stages etc. Or, cela est impossible pour un étudiant qui travaille 25 heures par semaine car il doit subvenir à ses besoins, voire se mettre en dispense d’assiduité, ne pouvant plus assister au cours. Si on veut tendre vers l’égalité des chances et de réussite, la possibilité d’un salaire étudiant doit être discutée. Les études sont perçues comme un investissement : les étudiants subissent le coût d’opportunité, le fait de ne pas travailler pour faire des études supérieures dans l’objectif de gagner plus en retour. Ce n’est pourtant pas le paradigme des pays scandinaves qui considèrent les études comme une expérience : le jeune voyage, se construit, devient adulte. Les étudiants bénéficient d’une allocation universelle afin qu’ils puissent profiter pleinement de leurs études et maximiser leurs possibilités. Ces pays nordiques voient les étudiants comme des producteurs de valeur, notamment lors des stages, souvent non rémunérés. En France, le débat est présent au sein de syndicats comme l’UNEF ou Solidaires, mais trouve peu d’écho chez les personnalités politiques. Jean-Luc Mélenchon avait cependant proposé la mise en place d’un salaire étudiant lors des présidentielles de 2017.

Une controverse subsiste : pour certains, un salaire étudiant conduirait à la déresponsabilisation des jeunes et, pour l’éviter, il serait préférable d’augmenter le plafond des prêts étudiants garantis par l’État (15 000 euros). Avec le salaire étudiant, les jeunes ne verraient pas la valeur de leurs études et se complairaient dans une sorte d’expérience transitionnelle vers l’âge adulte.

Plusieurs possibilités sont donc sur la table pour réduire les inégalités des chances et de réussite entre les étudiants. Il est inacceptable d’envisager qu’un jeune ne fasse pas d’études, ou les arrête, parce qu’il n’a pas assez pour subvenir à ses besoins, même en travaillant à côté de ses études.

[1] Becquet, V. (2012). Les « jeunes vulnérables » : essai de définition. Agora débats/jeunesses, 62(3), 51-64. doi:10.3917/agora.062.0051.

[2] Ministère de l’Enseignement Supérieur

Frais d’inscription : première victoire pour les étudiants étrangers extra-européens

Université

Le 18 novembre 2018, le premier ministre Édouard Philippe avait annoncé une forte augmentation des frais d’inscription pour les étudiants étrangers extra-européens. À la rentrée universitaire 2019, les droits d’inscription s’élevaient à 3 770 euros pour le master et 2 770 euros pour la licence, soit 15 fois plus que pour les étudiants français et européens. Dans sa décision rendue le vendredi 11 octobre, le Conseil constitutionnel entérine le principe de gratuité de l’enseignement supérieur, ce qui constitue un sérieux revers pour le gouvernement.

Dans cette tribune, Modibo Massaké, étudiant étranger à l’université Paris Nanterre, en master de  Sciences de l’éducation, et porte-parole du collectif des étudiants étrangers revient sur la réforme prévue par le gouvernement et les conséquences de la décision du Conseil constitutionnel.


Le Conseil constitutionnel avait été saisi le 25 juillet 2019 par le Conseil d’État (décision n° 430121 du 24 juillet 2019), dans les conditions prévues à l’article 61-1 de la Constitution, d’une question prioritaire de constitutionnalité. Cette question a été posée par l’Union nationale des étudiants en droit, gestion, AES, sciences économiques, politiques et sociales, le Bureau national des élèves ingénieurs et la fédération nationale des étudiants en psychologie[1]. Les associations étudiantes, défendues par maître Florent Verdier ont obtenu gain de cause:

« Le Conseil constitutionnel déduit de façon inédite du treizième alinéa du préambule de la Constitution du 27 octobre 1946 que l’exigence constitutionnelle de gratuité s’applique à l’enseignement supérieur public », cette exigence ne « faisant pas obstacle, pour ce degré d’enseignement, à ce que des droits d’inscription modiques soient perçus en tenant compte, le cas échéant, des capacités financières des étudiants ».

Cette décision réconforte les étudiants étrangers, les syndicats, les associations, les enseignants et l’ensemble de la communauté universitaire, qui ont milité contre la sélection, la discrimination et les inégalités.

Le gouvernement d’Édouard Philippe a engagé deux réformes majeures concernant l’enseignement supérieur en France : la réforme de l’accès à l’université à travers Parcoursup[2]et la hausse des frais de scolarité pour les étudiants étrangers extra-européens.

Ces deux réformes ont donné naissance à des mouvements de contestation et de mobilisation au sein de la communauté universitaire. Mai 2018, au sein des universités Paris Nanterre, Montpellier, Lille, Toulouse ou Rennes, des partiels de fin d’année ont été boycottés et reportés. En décembre 2018, plusieurs universités ont été bloquées suite aux manifestations contre la stratégie d’attractivité des étudiants internationaux intitulée “Bienvenue en France” du gouvernement.

Or, en matière d’attractivité des étudiants internationaux, force est de constater que la France perd du terrain. C’est désormais l’Allemagne qui se positionne en quatrième place dans le classement des pays qui reçoivent le plus d’étudiants internationaux, devenant ainsi le premier pays non-anglophone[3].

Pourtant, accueillir les étudiants internationaux dans les mêmes conditions que les étudiants nationaux permet de réaffirmer le principe d’égalité des chances, véritable pierre angulaire du système éducatif français. C’est aussi donner une belle opportunité à la jeunesse de différents pays de se retrouver en France afin de tisser des liens de fraternité sur les bancs de l’université. Accueillir les étudiants internationaux, c’est donc semer les graines de la paix et des coopérations. C’est contribuer au rayonnement culturel de la France. En outre, l’accueil des étudiants internationaux rapporte 1,6 milliard d’euros par an[4]. L’accueil des étudiants étrangers constitue donc un instrument de prospérité économique et de rayonnement international de la France.

Par conséquent, maintenir un accès facile aux universités françaises, à la pensée et au patrimoine historique de la France permet également de renforcer les liens entre les étudiants francophones. Quel que soit leur milieu et leur origine sociale, ils doivent être traités sur le même pied d’égalité en vertu de la promesse républicaine d’égalité des chances.

Néanmoins, si la hausse des frais de scolarité est appliquée, les étudiants francophones originaires du continent africain n’auront plus la chance d’étudier en France dans les mêmes conditions que les étudiants francophones européens. Un étudiant sénégalais serait ainsi moins favorisé qu’un étudiant belge, alors que l’université devrait être un lieu d’égalité.

Les étudiants étrangers non-européens sont les premières victimes des inégalités au sein de la communauté universitaire : difficultés d’accès au logement plus élevées que pour le reste des étudiants, contraintes administratives liées aux démarches de renouvellement du titre de séjour et précarité financière liée au coût de la vie étudiante qui ne cesse d’augmenter.

Aujourd’hui, pour venir étudier en France il faut au préalable passer par Campus France, agence nationale pour la promotion de l’enseignement supérieur français, l’accueil des étudiants étrangers et la mobilité internationale. Les critères de sélection de Campus France sont favorables aux plus fortunés car cet organisme exige que les étudiants possèdent dans leur compte en banque la somme de 7 000 euros. Ensuite, une fois arrivés en France, les étudiants étrangers sont livrés à eux-mêmes et doivent se débrouiller pour trouver un logement, un travail et réussir leurs études.

De même, dans le cadre du renouvellement du titre de séjour, les étudiants étrangers en France font face à une double contrainte. D’une part, il y a une obligation de réussite et d’autre part, la préfecture demande de justifier les sources de revenus, soit 615 euros par mois. Être étudiant étranger en France est un véritable parcours du combattant.

Le collectif des étudiants étrangers que nous avons créé à l’université de Nanterre suite à l’augmentation des frais de scolarité, en décembre 2018, s’est donné pour mission de lutter contre la discrimination et les inégalités en défendant les droits des étudiants étrangers.

La décision du Conseil constitutionnel constitue une première victoire pour les étudiants extra-européens, et un revers pour le gouvernement, déjà désavoué par le fait que seules 7 universités sur 74 ont appliqué l’augmentation des frais d’inscription à la rentrée 2019. C’est désormais au Conseil d’État de poursuivre les débats dans les mois à venir.

 

[1]Dans sa décision rendue en juillet 2019, le Conseil d’État explique qu’il « y a lieu de renvoyer au Conseil constitutionnel la question prioritaire de constitutionnalité invoquée » par trois associations. À savoir : l’Union nationale des étudiants en droit, gestion, AES, sciences économiques, politiques et sociales (UNEDESEP), le Bureau national des élèves ingénieurs (BNEI) et la Fédération nationale des étudiants en psychologie (FENEPSY).

[2]Parcoursup a été mis en place par le ministère de l’Enseignement supérieur, de la Recherche et de l’Innovation en 2018 dans le cadre de la Loi Orientation et Réussite des Étudiants. Elle remplace l’ancien système d’Admission Post-Bac (APB).

[3]Étude menée conjointement par le Centre allemand pour la recherche universitaire et scientifique (DZHW) et l’Office allemand des échanges universitaires (DAAD) et reprise par le Frankfurter Allgemeine Zeitung.

[4]Selon l’institut BVA, les étudiants étrangers rapportent en moyenne 4,65 milliards d’euros, mais ne “coûtent” que 3 milliards.

Les facultés de médecine au Maroc : service public versus écoles privées

Manifestants au Maroc @BettyKaoutar
Manifestants au Maroc @BettyKaoutar

Depuis la fin du mois de mars, des milliers d’étudiants en médecine se mobilisent à travers le Maroc. En cause, une réforme de l’enseignement supérieur jugée trop floue, un sous-dotation chronique de l’éducation publique, et surtout, une montée en puissance des facultés de médecine privées appuyée par le gouvernement. Le 18 avril dernier, ils étaient plus de 10 000 à manifester dans les rues de Rabat[1][2]. Le 29 avril, les externes (étudiants en deuxième cycle, exerçant sans être encore diplômés) se sont joints à la grève débutée par les autres étudiants[3].


En novembre 2015[4][5] et tout au long de l’année 2016[6], les étudiants des facultés publiques de médecine s’étaient largement mobilisés à Oujda, Rabat, Fès, Marrakech et Casablanca pour protester contre les conséquences de la sous-dotation structurelle des universités et du système de santé marocain. Beaucoup de leaders du mouvement actuel y ont fait leurs premières armes.

Ils dénonçaient les retards dans le paiement des externes, une stagnation du nombre d’assistants et d’enseignants, le manque de nouvelles structures de stage (et donc de soins), et l’introduction d’un « service sanitaire national », tout ceci alors que le nombre d’étudiants et de patients ne fait qu’augmenter. En effet, en 2000 il n’existait que quatre facultés de médecine dans le pays, toutes publiques, pour dix, dont sept publiques, en 2018. Depuis 2014, trois facultés privées ont ainsi été ouvertes, avec les encouragements du gouvernement, qui en avait pourtant longtemps nié l’apparition future.

LA CONTESTATION DU SYSTÈME PRIVÉ

Les griefs du mouvement de cette année s’articulent autour de quatre points, tous en lien avec les privatisations en cours au Maroc, dans un secteur au carrefour des systèmes éducatif et de santé. Premièrement, une réforme des études, annoncée depuis longtemps, est dénoncée comme trop floue et élaborée sans concertation avec les acteurs concernés, et en premier lieu les étudiants et leurs organisations. Derrière cette réforme, beaucoup craignent une nouvelle désorganisation du cursus qui, à terme, favoriserait les facultés privées.

Ensuite, le gouvernement souhaite introduire un système de mention à l’issue du diplôme, qui aurait pour conséquence de créer plusieurs catégories de diplômes, et donc de médecins. « Il ne doit pas y avoir de médecins passables et de médecins excellents. Le rôle des universités publiques est de former de bons médecins, en nombre suffisant pour répondre aux besoins de la population » explique un des membres du mouvement à Rabat. Par ailleurs, ce système de mentions favorise le secteur privé, où les mentions « s’achètent plus qu’elles ne se méritent » et où les moyens alloués à chaque élève sont beaucoup plus importants.

En outre, les manifestants dénoncent la situation des externes de septième année, qui doivent effectuer des missions souvent situées dans des zones reculées, avec un manque criant de matériels et d’infrastructures. Ces missions doivent, comme à peu près partout dans le monde, allier formation pédagogique et soutien apporté aux structures locales. Or, les étudiants sont très souvent laissés seuls responsables, sans ressources, sous l’autorité d’un délégué de santé local, dont la mission est précisément de répondre aux besoins de la population et non à la nécessité de formation des étudiants. Ils se retrouvent à assumer des tâches et des responsabilités auxquelles ils ne sont pas préparés, n’étant, rappelons-le, pas encore diplômés médecins. Ces derniers réclament que ces missions soient effectuées sous l’autorité des professeurs, et au sein de structures d’ores et déjà capables de répondre aux besoins des patients.

Rabat, le 18 avril devant le Parlement ©️Nicolas Pierre

Cette impasse n’est pas sans rappeler un autre point des mobilisations de 2015-2016[7] contre le service sanitaire obligatoire[8]. Ce service prévoyait d’envoyer chaque étudiant fraîchement diplômé, durant deux années, pratiquer dans une zone reculée et en pénurie. « L’idée était noble en soi, mais on ne répond pas à la population en envoyant des médecins à peine diplômés, sous-payés et sans matériel pour faire joli : c’est de la poudre aux yeux ! » résume une étudiante de cinquième année à Casablanca. Le service sanitaire a finalement été abandonné par le gouvernement après des mois de mobilisations rebaptisées révolution du stéthoscope.

Enfin, le point le plus épineux des revendications concerne l’ouverture de places au Centre hospitalier universitaire (CHU) pour les étudiants issus des facultés privées. À l’issue de leurs études de médecine, les étudiants des facultés publiques sont invités à passer un concours afin d’intégrer les formations complémentaires en spécialité au sein des différents CHU publics, rattachés aux facultés. Les facultés privées, elles, ne disposent que de quelques cliniques, d’une ampleur et d’un intérêt scientifique bien moindre. Dès l’ouverture de la première faculté privée à Casablanca en 2014, les organisations étudiantes du secteur public avaient manifesté leur hostilité à ce projet.

Les étudiants en médecine craignent de voir l’entièreté du cursus de médecine peu à peu privatisé, au détriment de la qualité et de l’accessibilité. Si le niveau des facultés  privées de médecine est nettement inférieur, il n’en demeure pas moins qu’elles sont extrêmement chères pour les étudiants, et n’occasionnent, par définition, pratiquement aucun frais pour le gouvernement. À terme, si les étudiants issus du privé peuvent remplir les postes dans les CHU et ainsi remplacer ceux issus du public, quel sera l’intérêt pour le gouvernement marocain de continuer à financer lourdement des facultés publiques si toute la formation, de l’université à l’hôpital, peut être supportée par le privé ? « Ils disent qu’il ne s’agit que d’un concours, mais la question réelle est celle d’une privatisation des études […] Nous refusons catégoriquement la création de toute passerelle privé-public qui créerait un cycle de destruction de la faculté publique similaire à ce qui s’est passé pour l’école publique » clame un manifestant.

QUELLES PERSPECTIVES POUR LE MOUVEMENT ÉTUDIANT ?

« Aujourd’hui, les étudiants sont encore divisés. Les étudiants en sciences ne viennent pas aider ceux de médecine et inversement. Mais la division est le résultat des manœuvres du Roi Hassan II (NDLR : père du Souverain actuel Mohammed VI) parce que le mouvement étudiant, quand il est uni, est toujours une menace pour le pouvoir » analyse un jeune étudiant de Marrakech, lui-même meneur de son mouvement localement.

Au Maroc comme ailleurs, les étudiants jouent fréquemment un rôle d’avant-garde dans la mise en mouvement des combats politiques. Le fait qu’autant d’étudiants se mobilisent pour des thèmes aussi généraux que ceux des services publics et des privatisations est tout à fait significatif de leur niveau de conscience et de politisation.

En effet, la question des privatisations est au cœur de nombreux enjeux depuis des années, et l’accélération de celles-ci suscite d’importants mécontentements dans toutes les couches de la population[9][10].

Par ailleurs, le mouvement des étudiants en médecine semble avoir déjà conscience de la nécessité d’alliances plus larges au sein de la société civile. La CNEM (Confédération nationale des étudiants en médecine du Maroc), regroupant les étudiants en médecine, dentisterie et pharmacie, qui chapeaute l’ensemble des implantations locales dans toutes les facultés publiques, a choisi de tenir sa conférence de presse au siège de l’AMDH (Association marocaine des droits de l’homme), organisation centrale dans la vie démocratique et la lutte pour les droits humains et sociaux au Maroc. Enfin, la CNEM a choisi d’organiser des sit-in à travers plusieurs villes du pays à l’occasion du 1er mai[11], déclarant être prête à risquer la non-validation des examens de fin d’année avec la formule « Une année blanche vaut mieux qu’un futur noir ».

En parallèle, à la fin du mois de mars, plusieurs milliers d’enseignants ont manifesté en faveur de la gratuité de l’enseignement dans les rues de Rabat[12]. Des liens se tissent avec certaines revendications des médecins du service public qui dénoncent « l’effondrement du secteur de la santé publique au Maroc ainsi que la dépression observée dans les rangs des médecins du public qui ont du mal à exercer leur métier dans les conditions déplorables que connaissent les établissements de santé au Royaume »[13].

Il est donc tout à fait significatif de voir les couches étudiantes, plutôt issues des classes moyennes ou supérieures, se lancer avec détermination dans la lutte politique, tout en se positionnant sur des thèmes qui, en réalité, transcendent les divisions sociales ou régionales, tout en travaillant aux alliances possibles dans la société civile.

Sous le règne d’Hassan II, père du souverain actuel, le mouvement étudiant avait joué un rôle central dans la contestation populaire, en particulier lors des événements de mars 1965 [14]. Un étudiant de 23 ans décrit la stratégie du pouvoir de l’époque « les étudiants de toutes les facultés étaient unis, et le pouvoir a tout fait pour les diviser. Malheureusement ces divisions existent encore aujourd’hui, mais l’unité se reconstruit peu à peu ».

Si la contestation ne vise certainement pas le Souverain Mohammed VI, le gouvernement est pointé du doigt et ces événements peuvent marquer un pas important dans la vie politique marocaine. Une étudiante sur place résume la perspective actuelle « La plus grande leçon que nous avons tirée du précédent mouvement est que notre union fait notre force, et que lorsque l’étudiant en médecine se lève, il ne se rassoit pas avant d’avoir atteint son objectif. »

[1] https://www.bladi.net/maroc-le-gouvernement-face-a-la-grogne-des-etudiants-en-medecine,55441.html

[2] https://fr.hespress.com/66521-cnem-les-futurs-medecins-boycottent-les-examens-du-s2.html

[3] https://fr.hespress.com/67546-cnem-les-medecins-externes-en-greve-a-partir-de-ce-lundi-29-avril.html

[4] https://www.huffpostmaghreb.com/2015/11/03/etudiant-medecine-maroc_n_8462492.html

[5] https://www.9rayti.com/actualite/manifestations-etudiants-medecine-2015

[6] https://www.huffpostmaghreb.com/2016/07/27/manifestation-sit-in-etudiants-medecine-ministere-de-la-sante_n_11215252.html

[7] http://www.lopinion.ma/def.asp?codelangue=23&id_info=47298

[8] https://www.letudiant.fr/etudes/medecine-sante/medecine-les-etudiants-marocains-en-guerre-contre-le-service-medical-obligatoire.html

[9] https://www.jeuneafrique.com/652457/economie/privatisations-au-maroc-le-tresor-table-sur-5-a-6-millions-de-dirhams/

[10] https://www.medias24.com/MAROC/ECONOMIE/ECONOMIE/186869-Les-privatisations-une-fausse-bonne-idee.html

[11] https://www.leconomiste.com/article/1044731-medecine-le-spectre-d-une-annee-blanche-plane-toujours

[12] https://www.rtbf.be/info/monde/detail_maroc-des-milliers-d-enseignants-manifestent-rabat-en-faveur-de-l-enseignement-gratuit?id=10179349

[13] https://www.bladi.net/maroc-medecins-manifestation,55261.html

[14] https://www.jeuneafrique.com/86510/archives-thematique/que-s-est-il-vraiment-pass-le-23-mars-1965/

La mise en place de Parcoursup nous conduit dans le mur

Des étudiants mobilisés à l’occasion de “la fête à Macron” ©Vincent Plagniol

La réforme de l’enseignement supérieur et de la recherche est fortement contestée depuis de nombreuses semaines. Malgré la communication du gouvernement autour de la loi ORE, les critiques se multiplient dans le champ universitaire. Tribune de Clément Fradin et de Pierre-Yves Modicom.

Parcoursup : pour qui ?

Les éléments de langage distillés sur les antennes de France depuis des semaines par la Ministre de l’Enseignement supérieur et de la recherche (ESR) et ses relais médiatiques ou syndicaux pour vendre la loi Orientation Réussite Étudiants (ORE) et la plate-forme Parcoursup qui l’accompagne, reposent sur des éléments simples et apparemment évidents : meilleure gestion des flux, une orientation choisie et donc réussie face à l’échec en licence, des moyens pour l’accompagnement des étudiants les plus faibles, de nouvelles places ouvertes dans les cursus en tension, etc. Face à l’insuffisance des contre-argumentaires journalistiques sur un sujet il est vrai assez technique, une vague conséquente d’analyses, venues le plus souvent d’universitaires, a montré les non-dits ou les grossiers mensonges de cette communication tout en soulignant le but non-avoué : sélectionner et en finir avec le baccalauréat comme premier grade universitaire. Un fort mouvement étudiant, suivi plus qu’accompagné par une mobilisation timide du côté enseignant, a dans la foulée achevé de mettre en avant la réalité des universités françaises, sous-dotées et mal considérées, où le malaise des étudiants fait pendant à celui de nombreux personnels.

Cette critique – à nos yeux juste et légitime – de la loi ORE est balisée et bien connue. En tentant de comprendre la logique générale de la loi et ses ressorts idéologiques on retrouve en réalité le fil du temps long, celui dans lequel s’inscrivent les prescripteurs d’opinion et les idéologues derrière les réformes successives de l’ESR et, en dernière instance, c’est sous le chapeau de l’Union européenne et de l’OCDE qu’on débusque le diable.

Décentrer le regard

L’actualité européenne offre parfois des télescopages intéressants : tandis que l’université française est secouée par un mouvement contre la généralisation de la sélection à l’entrée en premier cycle et le démantèlement des cursus de licence, en Espagne, une pétition contre l’étranglement financier de l’enseignement supérieur et de la recherche par les gouvernements successifs recueille plusieurs centaines de milliers de signatures, une grève historique des personnels enseignants touche les universités anglaises en même temps que les scandales de mauvaise gestion de l’argent des frais d’inscription s’y multiplient, et enfin, en Autriche, le gouvernement de coalition des droites radicales présente un projet de généralisation de la sélection et d’augmentation des frais d’inscription.

Partout, lorsqu’on y regarde de plus près, on retrouve les mêmes ingrédients, souvent regroupés hâtivement sous l’étiquette de « marchandisation du savoir » : on pense notamment à la restriction de l’accès à l’université, à l’assèchement financier des organismes de service public, voire à leur fermeture dans certains cas (en France, l’exemple le plus actuel est la liquidation programmée de l’ONISEP, le service public de l’orientation), et au passage à une logique de contractualisation des relations entre l’État et les opérateurs et entre ceux-ci et les étudiants, cette dernière prenant le plus souvent la forme d’une augmentation des frais d’inscription.

Mais il ne faudrait pas oublier un élément central des conflits en cours dans des pays comme la France ou la Grande-Bretagne : le rôle d’une strate managériale académique notoirement surpayée, comme cela a particulièrement été relevé en Angleterre (les émoluments mirobolants des présidents de ComUe français tentent vaillamment de donner le change de ce côté de la Manche). Ces managers échappent bien évidemment à tout contrôle par leurs pairs. Ce mandarinat d’un nouveau genre, qui n’a rien à envier à celui que le 1968 européen pensait avoir mis à bas, est en réalité engagé dans une fuite en avant vers « l’excellence », « l’innovation » plus ou moins creuse, et en dernière instance la différenciation du paysage universitaire et scientifique entre un service public paupérisé qui recueille le tout-venant et des poches élitistes engagées dans une compétition mondiale pour les meilleurs talents. Il est d’ailleurs significatif de voir que les acteurs de cette couche managériale en Europe se cooptent volontiers dans des comités stratégiques ad hoc : si l’Europe de l’émancipation par le savoir patine, celle des nouveaux mandarins fleurit à l’ombre de deniers publics dont le flux ne se tarit pas pour tout le monde, et que les incitations venues de l’Union européenne ne font que renforcer.

Cet état de fait n’est pas pour surprendre : les systèmes universitaires et scientifiques européens convergent de longue date vers une situation alliant les logiques de marché (la fameuse « marchandisation », qui n’est pas qu’une affaire de profit mais aussi de fixation des mécanismes de détermination de la valeur comme fait social) et un glissement autoritaire et bureaucratique de plus en plus marqué. Il s’agit même d’un programme, dont le libellé européen fut formulé à Lisbonne en 2000 (après une première ébauche à Bologne en 1998) sous le concept d’économie de la connaissance, emprunté à des modèles économiques dérivés de la théorie du capital humain.

D’où viens-tu, Parcoursup ?

Parcoursup n’est en réalité qu’une étape – décisive il est vrai – dans l’alignement de l’université publique française sur les recommandations de l’OCDE et de l’UE en matière d’ « économie de la connaissance » : la loi « Orientation et réussite des étudiants », au-delà de la sélection, est d’abord et avant tout une loi de différenciation du paysage universitaire entre des établissements dorénavant autorisés à sélectionner ad libitum en réduisant leurs capacités d’accueil en première année et d’autres qui se spécialiseront dans un créneau d’ « universités de bassin », faiblement sélectives, destinées à recueillir la population jeune d’une zone d’activité économique spécialisée. Dans tous les cas, et notamment dans le second, il s’agit de proposer des enseignements « modulaires et capitalisables » « dans une perspective de formation tout au long de la vie » (pour reprendre les termes d’un amendement Les Républicains à la loi ORE voté comme un seul homme par le groupe LaReM). Le patron de la Conférence des Présidents d’Université a récemment parlé du rapprochement entre formations de premier cycle et formation continue comme de la « mère de toutes les batailles » : on reconnaît là un grand principe de la théorie du capital humain promue par la triade Banque Mondiale-OCDE-UE : l’essentiel est de former une main-d’œuvre selon des modules de compétences ajustables en fonction des aléas d’une activité économique dont le présupposé veut qu’elle se concentre de plus en plus dans des métropoles interconnectées et en concurrence globale – les villes qui auront l’heur d’accueillir les « universités d’excellence ». La fin de l’égal accès au service public va donc de pair avec l’abandon du principe de continuité territoriale.

Des étudiants mobilisés à l’occasion de “la fête à Macron” ©Vincent Plagniol

On reconnaît là un des mantras des « réformes structurelles » tant vantées par les dirigeants européens (Wolfgang Schäuble en parlait encore dans une interview au JDD le 29 avril dernier), et dont la restructuration de l’hôpital public fournit un autre exemple saisissant – y compris d’ailleurs sur le plan de la « marchandisation », puisque la tarification des inscriptions universitaires au module de compétence voire au crédit ECTS, telle qu’elle a été instaurée en Espagne et qu’elle menace en France, n’est pas sans rappeler le principe de la tarification à l’acte dans les hôpitaux. La cohérence de ces réformes est indéniable, et renvoie à la formule qui avait fait florès lors du débat français sur la constitution européenne en 2005 : la « concurrence libre et non faussée » comme seul mode de relations entre les personnes, mais aussi entre les territoires, les groupes sociaux et les institutions.

Un chemin qui ne mène nulle part

Mais notre propos n’est pas de verser dans une déploration complaisante de la puissance et de la cohérence de « l’ennemi » qui mènerait à une forme de tétanisation face au « cauchemar qui n’en finit pas ».

Notons par exemple que plusieurs travaux récents montrent en réalité une tendance globale à la déconcentration de la recherche et de « l’innovation » qui place les partisans de la spécialisation des territoires et de la mise en concurrence des métropoles en porte-à-faux vis-à-vis d’évolutions qu’ils prétendent accompagner. De même, depuis quinze ans que le mouvement de concentration et de différenciation a été amorcé en France, ses résultats à l’aune des « classements internationaux » censés légitimer le projet sont restés nuls. Sans rentrer dans le déclinisme de certains, on pourrait même dire que les universités et les instituts de recherche français ont pâti des réformes enchaînées depuis 2003 et particulièrement des lois Pécresse de 2007/2008.

Parallèlement, ailleurs en Europe ou dans les pays de l’OCDE, une marche arrière s’enclenche : la parenthèse des frais d’inscription dans les universités allemandes a été refermée, et en Angleterre, le gouvernement de Theresa May, sous pression du Labour de Jeremy Corbyn qui a fait de la dette étudiante un de ses chevaux de bataille, envisage d’abaisser le montant maximal des frais d’inscription légaux.

De même, l’étude de ces réformes d’un pays à l’autre montre une forte persistance de spécificités nationales qui sapent le travail des réformateurs, notamment du côté du système français, historiquement « dual », et des grandes écoles, où pour un ensemble prêt à jouer le jeu de l’excellence pour s’arroger le titre d’ « université d’excellence » (Paris Sciences et Lettres, organisé autour de l’ENS), force est de constater que de nombreux établissements rechignent au point de mettre en péril les projets des différents gouvernementaux qui se succèdent (et se ressemblent) : ainsi, Polytechnique a préféré renoncer à l’ « Initiative d’Excellence » que de se fondre dans l’université de Paris-Saclay ; Centrale Nantes a préféré aller au conflit avec ses partenaires que de fusionner dans la Nouvelle université de Nantes tant souhaitée (et qui devrait finalement voir le jour sous une forme châtrée) ; l’Institut National Polytechnique de Bordeaux a préféré constituer un réseau avec Grenoble, Toulouse et Nancy que de passer dans l’ombre de la super-université voisine… et Sciences-Po Paris, après de longues tergiversations, a préféré renoncer au label IDEX que de renoncer au statut sui generis de la Fondation Nationale des Sciences Politiques. Compte tenu de la place prééminente de ces établissements en France, que ce soit dans le tissu économique ou dans la formation et la reproduction des élites administratives et politiques, leur volonté de maintenir un modèle spécifique et largement décrié pour son lien insuffisant à la recherche aux yeux des réformateurs représente un échec majeur pour ces derniers.

Du point de vue des opposants à la vague des réformes, ce constat pourrait n’être qu’une victoire à la Pyrrhus, mais il pointe surtout une des sources de résistance les plus fortes aux injonctions de Bruxelles : la tendance à l’uniformisation au moins-disant sous couvert d’universalisme trouve certains de ses adversaires les plus déterminés à l’intérieur même des institutions politiques et universitaires nationales. C’est qu’on touche là aux « masses de granit » des États européens : les structures profondes des systèmes d’enseignement supérieur sont un héritage des chemins tortueux suivis par les différents pays vers l’État-nation et la démocratie. Le paysage universitaire d’un pays est un miroir de ses pratiques politiques de long terme. Autrement dit, du point de vue matérialiste, l’université universelle ne se réalisera pas dans la dénégation des singularités sociales et démocratiques, et la défense de la diversité des systèmes d’enseignement supérieur constitue un point d’appui incontournable dans les premières étapes d’un chemin progressiste, émancipateur… et universaliste.

Quoi que l’on pense des réformes en cours, il reste que l’essentiel est là : le programme néolibéral de convergence des systèmes d’enseignement supérieur repose sur des conceptions mythologiques de l’économie, de la science et de la sociologie des élites. Il est possible que Parcoursup s’impose. Mais non seulement il ne réglera aucun des problèmes dont il prétend être la solution, cela il n’est plus guère besoin de l’étayer après les débats houleux des derniers mois, mais il échouera aussi à produire un système viable et stabilisé. À la clé, il y aura, on le sait, plus d’injustice, plus de souffrance au travail pour les personnels, plus de précarité… et plus de profits pour certains. Mais il y aura aussi l’exigence pour nous de prendre date : le monde de Parcoursup n’est pas tenable, tant à l’échelle de son univers d’application privilégié, l’ESR, que dans la société dans son ensemble, et il incombe donc dès aujourd’hui à ses critiques de travailler à construire celui qui lui succédera si nous voulons qu’il marque un retour aux idéaux de critique, de partage et d’émancipation sans lesquels la science ne peut servir l’intérêt général.