« Le coup d’État n’a pas eu lieu » : la Bolivie vue par la presse française

https://es.wikipedia.org/wiki/Evo_Morales#/media/Archivo:Conferencia_de_Prensa_de_Evo_Morales_en_el_Museo_de_la_Ciudad_de_M%C3%A9xico_2.jpg
© Eneas Mx

Dimanche dernier survenait un coup d’État en Bolivie. Trois semaines après la réélection d’Evo Morales, l’armée et la police ont contraint le leader du MAS (Movimiento al Socialismo) à la démission. Alors que de nombreux témoignages s’accumulaient, ne laissant guère planer le doute sur la nature de la situation, la plupart des médias français ont dans un premier temps complètement travesti l’événement et escamoté son caractère foncièrement anti-démocratique.


L’armée et la police qui poussent un président à la démission, des arrestations et des prises d’otage de dirigeants ou de membres de leur famille, une ingérence probable des États-Unis : cela ressemble fortement à un putsch, surtout lorsqu’on se remémore l’histoire de l’Amérique latine scandée par de nombreux coups d’État militaires, souvent soutenus par l’Oncle Sam. Mais visiblement, même si tous ces éléments ont été très tôt portés à la connaissance des rédactions, aucune n’a osé parler de coup d’État – mis à part lorsqu’elles citaient les propos de Morales lui-même ou de ses partisans.

Puisque l’illégitimité prétendue du président (accusé de fraude électorale et contesté par une partie de sa population depuis trois semaines) semblait acquise pour les journalistes, sa chute ne pouvait être décrite que comme une libération pour le peuple bolivien – fût-elle implicitement la résultante d’un coup d’État.

Le Monde, Le Figaro, Libération, Le Parisien, La Croix… tous les grands titres nationaux (à l’exception notable, mais peu surprenante, de L’Humanité) ont failli à leur mission d’information. Le 10 novembre au soir, alors qu’avait eu lieu plus tôt dans la journée ce que l’on peut difficilement qualifier autrement que de « coup d’État », le lecteur de l’un de ces quotidiens apprenait la simple « démission de Morales », dans des articles dont aucun ne donnait la mesure de la gravité de la situation. On apprenait que c’était suite aux « suggestions » de l’armée qu’Evo Morales ainsi que ses plus proches soutiens ont subitement démissionné en cascade (notamment son vice-président Álvaro García Linera et la présidente du Sénat Adriana Salvatierra, que LVSL avait récemment interviewés : voir respectivement ici et ici).

Aucune mention n’est faite des violences perpétrées par les acteurs du coup d’État.

Sur France Info, le travestissement de la réalité atteint des sommets et confine à la désinformation : photos d’une foule en liesse célébrant la chute de Morales à l’appui, les journalistes de la quatrième chaîne radiophonique de France se croient autorisés à affirmer que c’est « l’unité des Boliviens » qui a permis de « libérer » la Bolivie. S’il est indéniable que les manifestations contre le gouvernement Morales ont été massives au cours des dernières semaines et que certains secteurs de la population se réjouissent de son départ, c’est en revanche une contre-vérité évidente que d’évoquer « l’unité des Boliviens » alors que le pays est au contraire déchiré entre partisans et opposants à Morales.

Non contents de donner ainsi une image faussée de la situation en Bolivie, les journalistes de France Info en rajoutent en tronquant les propos du président : alors que Morales avait conclu son discours de démission en appelant son peuple et la communauté internationale à la vigilance, car « des groupes violents oligarchiques [conspiraient] contre la démocratie », son avertissement est retranscrit de la façon suivante : « le peuple bolivien doit savoir que la communauté internationale et des groupes oligarchiques conspirent contre la démocratie ». Les paroles du président démissionnaire, falsifiées de cette façon, le dépeignent comme enfermé dans un complexe obsidional et tombant dans des délires complotistes à l’égard de la communauté internationale. Évidemment, présentées ainsi, on peut difficilement leur accorder crédit et le lecteur peu vigilant en conclut que toutes ces histoires de coup d’État ne sont que le fruit de l’imagination du président déchu.

Enfin, France Info tronque non seulement les paroles mais altère aussi les faits. En évoquant les violences et notamment les incendies qui ont eu lieu dans la journée de dimanche dans l’unique paragraphe consacré aux partisans de Morales, on laisse sous-entendre que ces derniers en sont responsables, alors que c’est l’inverse qui semble vrai : la maison de la sœur de Morales a été incendiée, celle de Morales lui-même saccagée et des manifestants le soutenant ont été kidnappés par les groupes armés de l’opposition.

Bien sûr, aucune mention n’est faite des violences perpétrées par les putschistes, comme les prises d’otage et les arrestations d’anciens dirigeants et de membres de leur famille, l’humiliation infligée à Patricia Arce, une maire du parti de Morales, ou encore des groupes racistes d’extrême-droite qui brûlent le drapeau wiphala (symbole des indigènes) et s’en prennent physiquement aux Indiens.

https://mronline.org/2019/11/10/bolivian-mayor-patricia-arce-covered-in-paint-dragged-through-the-streets-by-right-wing-fascists/
Patricia Arce, maire de Vinto et soutien de Morales, est humiliée dans la rue par des opposants d’extrême-droite © capture d’écran issue de Telesur

On pouvait s’y attendre : la rengaine habituelle selon laquelle les présidents socialistes latino-américains seraient tous peu ou prou des dictateurs en puissance resurgit, et les éditorialistes s’en donnent à cœur joie (on se souvient de François Lenglet qui n’avait pas hésité à qualifier Evo Morales de « corrompu » – sans la moindre preuve évidemment). On compare la Bolivie au Venezuela, alors que la situation des deux pays est totalement différente : si le Venezuela connaît actuellement une grave crise économique et politique, la Bolivie a au contraire connu une croissance record et plus généralement une stabilité politique sans précédent au cours des trois mandats d’Evo Morales (à tel point qu’on a pu parler, ici et là, d’un « miracle bolivien »).

Sur le plateau de David Pujadas (LCI), Vincent Hervouët explique quant à lui doctement que les coups d’État sont une bonne chose pour la démocratie ; cette théorie audacieuse mériterait sans nul doute que son auteur la développe plus longuement…

La presse régionale n’était pas en reste : « Le président Evo Morales démissionne sous la pression de la rue », titraient par exemple les Dernières nouvelles d’Alsace. Dans le corps de l’article, l’on pouvait lire en revanche que « l’armée, la police et l’opposition [avaient réclamé] son départ » et que « Luis Fernando Camacho, dirigeant le plus visible et radical de l’opposition [par ailleurs évangéliste fondamentaliste et leader raciste d’extrême-droite, ndr] s’était rendu au siège du gouvernement à La Paz pour y remettre symboliquement une lettre de démission à signer par Evo Morales, ainsi qu’un exemplaire de la Bible ».

http://utero.pe/2019/11/11/3-pasos-sencillos-que-explican-todo-lo-que-esta-pasando-en-bolivia/
Le putschiste Luis Fernando Camacho ramène la Bible au palais présidentiel. © Piedad Córdoba

Un schéma similaire s’observait dans la plupart des articles évoqués : un titre et un chapô qui ne laissaient en rien soupçonner qu’un coup d’État avait eu lieu puis, plus loin dans l’article, de brèves allusions qui faisaient entrevoir la nature véritable de la situation. Certes, aujourd’hui, les journalistes sont tenus de réagir rapidement et n’ont pas toujours le temps d’approfondir leurs analyses. Mais en l’occurrence, comprendre qu’on assistait à un véritable coup d’État ne semblait pas demander des efforts de réflexion disproportionnés – d’autant plus que toutes les informations nécessaires pour cela étaient connues des journalistes, qui parfois même les relayaient, sans pour autant tirer la conclusion qui en découlait logiquement.

Une élection manipulée ?

Arrivé à la présidence de la Bolivie en 2006, Morales mène un ambitieux programme de réduction des inégalités et de la pauvreté, de l’analphabétisme et du pouvoir des multinationales américaines, mais aussi de reconnaissance des indigènes – la Bolivie devient en 2009 un État plurinational. Ces orientations, malgré toutes les limites de leur réalisation concrète, ne plaisent guère aux élites économiques boliviennes : Morales doit faire face à des tentatives de déstabilisation et même d’assassinat en 2008 puis en 2009, auxquelles il parvient à résister grâce au fort soutien populaire dont il jouit alors.

Largement réélu en 2009 puis en 2014 et désireux de briguer un quatrième mandat, il organise en 2016 un référendum pour modifier la Constitution de 2009 qui le lui interdit. Il perd le référendum – avec 51,3 % de « Non » et à la suite d’une campagne d’accusations dirigées contre lui (accusations dont la fausseté n’a été démontrée qu’après le scrutin) –, mais décide finalement de passer outre et d’invoquer le verdict du Tribunal suprême électoral l’y autorisant pour se présenter à l’élection de 2019. Cette décision – légale, mais discutable – de se présenter une quatrième fois à un scrutin présidentiel est critiquée par l’opposition, mais aussi dans son propre camp.

Les partisans traditionnels de Morales, comme les syndicats, les communautés indigènes et les classes populaires, ne le soutiennent plus aussi nettement qu’auparavant.

L’opposition à Morales est disparate : les élites urbaines blanches, les propriétaires terriens, certaines communautés indigènes qui lui reprochent de n’avoir pas assez protégé l’environnement, une classe moyenne aisée qui s’est paradoxalement constituée en partie grâce aux politiques de redistribution mises en œuvre par Morales, mais qui réclame désormais des politiques plus libérales, et bien sûr les défenseurs d’un ordre réactionnaire et néolibéral comme le premier opposant Luis Fernando Camacho. Ces derniers avaient prévenu qu’ils ne reconnaîtraient pas les résultats du scrutin, quels qu’ils soient. Les partisans traditionnels de Morales, comme les syndicats, les communautés indigènes et les classes populaires, ne le soutiennent plus aussi nettement qu’auparavant. Ils lui reprochent notamment sa décision de se présenter à une quatrième mandature.

C’est donc sur fond de contestation sociale et d’érosion de sa base électorale que se tiennent les élections, le 20 octobre. Dans le système électoral bolivien, le candidat arrivé en tête est directement élu s’il obtient plus de 50 % des voix, ou s’il a une avance d’au moins dix points de pourcentage sur ses adversaires (sinon, un second tour est organisé). La tenue d’un second tour ne garantissait en rien la victoire de Morales, puisqu’il aurait alors dû affronter Carlos Mesa, le candidat de centre-droit, qui aurait probablement bénéficié des reports de voix. Il était donc crucial, pour Morales, de l’emporter dès le premier tour. Le résultat final, qui lui donne 47,1 % de voix contre 36,5 % à Mesa, est pourtant contesté par les autres candidats, arguant du fait que ce n’est que tardivement dans le décompte des voix que l’avance de Morales a dépassé les dix points de pourcentage. Or, cette victoire in extremis pourrait être simplement liée au fait que les bulletins des zones rurales et des Boliviens de l’étranger, qui sont deux électorats traditionnellement plus favorables à Morales que le reste du pays, sont décomptés en dernier.

La validité des accusations de fraude électorale soulevées par ses adversaires a été sérieusement questionnée par l’étude du Center for Economic and Policy Research. Celle-ci montre que rien ne permet d’affirmer, comme l’a fait de manière péremptoire l’Organisation des États Américains (OEA) qu’il y a effectivement eu des « fraudes massives » au cours de ces élections – précipitant en cela la chute de Morales. Le verdict de l’OEA est pourtant repris sans aucun recul critique par la quasi-totalité des médias français, ce qui contribue à « justifier » ou du moins à minimiser la gravité du coup d’État aux yeux de l’opinion publique – puisque Morales aurait dès lors été le premier à sortir de la légalité.

Mais même si critiquer l’impérialisme américain semble passé de mode, il eût été judicieux de s’interroger sur le degré d’objectivité des rapports de l’OEA, surtout lorsqu’on sait que cette organisation est financée à 60 % par les États-Unis et qu’elle a historiquement souvent servi leurs intérêts. D’ailleurs, l’administration Trump a réagi immédiatement à l’annonce de la chute de Morales en applaudissant l’intervention des forces armées ; des enregistrements audio semblent de plus établir que des sénateurs américains ont comploté avec les acteurs du coup d’État. Mais tout cela n’a pas été jugé digne d’intérêt par les principaux médias français.

Un autre élément que n’ont relevé que très peu de médias, mais qui n’est peut-être pas pour rien dans l’explication du coup d’État, est que Morales avait annoncé vouloir nationaliser les mines de lithium de son pays, et annulé une semaine auparavant un accord avec le fournisseur allemand de Tesla, ACI Systems Alemania, pour leur exploitation. La Bolivie détient en effet plus de la moitié des réserves mondiales de lithium, un matériau de plus en plus convoité et notamment utilisé dans les batteries des voitures électriques. L’action de Tesla a d’ailleurs connu une nette hausse après l’annonce de la chute de Morales, témoignant du soulagement des actionnaires, désormais sûrs que l’approvisionnement en lithium de l’entreprise d’Elon Musk ne pâtira pas des velléités souverainistes de l’ex-président bolivien.

Des réactions internationales timorées

Au niveau international, les réactions au coup d’État bolivien n’ont pas non plus été à la hauteur de la gravité de l’événement. Le caractère indéniablement anti-démocratique de celui-ci sautait aux yeux, mais peu d’États ont osé se prononcer contre : beaucoup de pays d’Amérique latine bien sûr, mais aussi l’Espagne, par exemple. Le gouvernement français n’a pas daigné s’exprimer sur le sujet – à part la secrétaire d’État aux affaires européennes Amélie de Montchalin qui, en séance à l’Assemblée nationale, se contente « [d’appeler] au calme et à la retenue toutes les autorités de transition », tout en se refusant de nommer et condamner ces dernières.

Cet aveuglement collectif est sans nul doute à mettre au compte, au moins en partie, du refus obstiné de la presse française à reconnaître ce coup d’État pour ce qu’il était, au moins dans un premier temps. Lorsque France Info, dans l’article cité ci-dessus, écrit que « de nombreux responsables de la gauche latino-américaine ont qualifié dimanche de « coup d’État » les événements qui ont conduit à la démission du président bolivien Evo Morales », on peut facilement croire que l’accusation de coup d’État n’est qu’une stratégie partisane des alliés de Morales. Et en effet, le fait que seuls les « amis » de Morales ou les responsables politiques avec qui il entretenait des proximités idéologiques aient pris position contre le coup d’État a pu renforcer l’idée que les deux camps en présence étaient également coupables de la situation.

Heureusement, depuis le début de la semaine, les médias évoluent vers une analyse plus nuancée de la situation – parfois en essayant de faire oublier leur première réaction. Le Monde, par exemple, a remanié de fond en comble l’article initialement paru et dans lequel l’expression de « coup d’État » est apparue comme par magie. Le Huffington Post fait paraître une mise au point, dont le titre est cette fois on ne peut plus explicite : « Ce que vit la Bolivie n’est pas une contestation populaire mais un coup d’État ». On peut cependant regretter que la plupart des médias continuent de tenir pour acquise la fraude électorale dont les adversaires de Morales l’accusent, alors qu’elle n’est pas avérée et semble au contraire être un mensonge.

Le destin de la Bolivie reste en suspens. Jeanine Añez, la seconde vice-présidente du Sénat bolivien, s’est autoproclamée présidente mardi malgré l’absence du quorum parlementaire requis. Elle qui conviait en 2013 les Indiens – majoritaires en Bolivie – à « retourner sur leurs plateaux » a reçu le soutien de Carlos Mesa et de Luis Fernando Camacho, ainsi que des États-Unis. Elle promet d’organiser des élections dans les 90 jours qui viennent, mais refuse que Morales s’y présente et le menace de poursuites judiciaires s’il revient du Mexique, où l’asile politique lui a été accordé. De plus, selon Libération, la nouvelle cheffe d’État « envisagerait la fermeture du Parlement pour contourner le parti d’Evo Morales, le Mouvement vers le socialisme (MAS), qui y est majoritaire dans les deux chambres, afin de gouverner par décrets présidentiels ». Au moment même de l’écriture de cet article, l’AFP annonce la mort de cinq manifestants pro-Morales, tués par les policiers lors de manifestations à propos desquelles la Commission interaméricaine des droits humains (CIDH) a dénoncé dans un communiqué « l’usage disproportionné de la force policière et militaire ».

Le coup d’État a bien abouti, et le silence des médias, partiellement responsable de l’absence de réaction ferme de l’opinion publique et de la communauté internationale, n’y est pas pour rien.

Álvaro García Linera : « Les processus historiques se manifestent par vagues »

https://www.flickr.com/photos/imatty35/8997228204
©Matthew Straubmuller

Álvaro García Linera est l’actuel vice-président de Bolivie. Homme clé d’Evo Morales et architecte de la stratégie socialiste du gouvernement, nous avons souhaité l’interroger à la veille d’élections générales qui ont lieu après 13 ans au pouvoir. Réalisé par Iago Moreno et Denis Rogatyuk, traduit par Marie Miqueu et Rachel Rudloff.


LVSL – Nous souhaiterions débuter cet entretien avec une analyse du panorama politique actuel en Bolivie. Quel est le bilan du gouvernement par rapport aux promesses électorales des élections présidentielles de 2014 [triomphalement remportées par l’actuel président Evo Morales et son vice-président Álvaro García Linera ndlr] ? Pensez-vous que le terrain politique du MAS [Movimiento al socialismo, le parti au pouvoir depuis 2006] s’est réduit du fait de la progression de figures d’opposition comme Carlos Mesa ou Oscar Ortiz ?

Álvaro García Linera – Chaque élection a ses particularités et il n’est pas possible que les mêmes scénarios se répètent. Aujourd’hui, les opposants ont des visages différents de ceux d’il y a 5 ans ou 10 ans. Cependant, le point commun entre ces forces d’opposition reste l’absence d’un projet étatique, économique et social alternatif ; c’est là où réside leur principale faiblesse. Au-delà de la nouveauté ou de l’ancienneté des visages, des sigles et de la rhétorique, la grande limite des forces conservatrices réside dans le fait qu’elles n’ont pu dépasser l’horizon qui prévaut aujourd’hui : celui de l’État plurinational [depuis la réforme constitutionnelle de 2009 menée par le MAS, la Bolivie est un État plurinational ndlr]. Elles n’ont pas de projet alternatif à celui d’un État qui articule classes populaires et classes dirigeantes. Elles n’ont pas de projet alternatif sur le plan de l’économie, qui permettrait le dépassement de l’État comme acteur clef de l’économie et de la redistribution des richesses. Elles n’ont pas non plus de propositions alternatives, à l’émancipation et à la responsabilisation des peuples indigènes dans la construction de l’État.

La politique et l’économie de cette dernière décennie reposent sur ces trois piliers ; ils n’ont pas de contrepartie aujourd’hui, et il n’existe pas de projet alternatif. En ce sens, nous sommes plus ou moins dans la même situation qu’il y a cinq ans. Il reste à voir comment s’exprime le soutien populaire en termes électoraux, mais nous avons confiance dans le fait que les bases fondamentales du projet et de la structure hégémonique de la plurinationalité vont se maintenir.

LVSL – Pendant des années, une offensive idéologique et médiatique a été menée, ayant pour finalité le retour de l’Amérique latine dans la « longue nuit néolibérale » de laquelle elle était progressivement sortie dans les années 2000. Cependant, la victoire sans précédent d’Andrés Manuel López Obrador au Mexique, et le surprenant avantage obtenu par le Frente de Todos [le mouvement mené par Alberto Fernandez et Cristina Kirchner contre le président Mauricio Macri], à l’issue des primaires en Argentine, ont l’air de démontrer que cet inévitable retour au passé n’était rien de plus qu’une chimère. Comment voyez-vous le rôle de la Bolivie dans les nouvelles alliances régionales et la possibilité de reconstruire un nouveau bloc de pouvoir continental alternatif au néolibéralisme ?  

AGL – On assiste curieusement à une sorte de coïncidence philosophique entre le discours de la fin de l’histoire, mis en avant par les courants libéraux des années 1980, et certains courants progressistes, qui évoquent la fin d’un « cycle » progressiste. Je parle de coïncidence car ces deux courants portent un regard téléologique sur l’histoire, comme si elle était fondée sur des lois qui se situent au-delà de l’action humaine. Les discours néolibéraux et ceux qui évoquent la « fin d’un cycle » ont malheureusement coïncidé ; mais l’histoire a montré qu’elle n’évolue pas en fonction de lois, qu’il n’est aucune téléologie à l’œuvre. En réalité, c’est dans l’histoire même que réside la contingence, le renouveau, l’imprévisible et les probabilités.

Ainsi, au moment même où certains criaient à la fin du cycle des gauches et annonçaient une nouvelle ère conservatrice, on assistait aux victoires électorales du Mexique. Ceux-là ont alors répondu qu’il s’agissait d’un dernier sursaut avant la fin du cycle des gauches. Puis s’est produit la victoire des progressistes lors des primaires en Argentine. Nous souhaitons que cela se passe aussi en Bolivie et en Uruguay.

Ce que ces approches fantaisistes de la réalité ne prennent pas en compte, c’est que les processus historiques ne suivent pas des cycles ni des « lois » indépendantes de l’action humaine. Les processus historiques se manifestent par vagues. Face au concept de « fin de cycle », je propose celui de « vagues ». Les actions collectives et les luttes sociales se manifestent sous la forme de vague. Elles se mettent en marche, avancent, triomphent, arrivent au sommet, puis s’arrêtent, reculent, mais elles peuvent ensuite se remettre en marche avec une autre vague, et encore une troisième vague, etc.

Je pense donc que nous sommes en train d’assister – nous allons pouvoir le vérifier à la fin de ce mois d’octobre – à une nouvelle vague de processus progressistes dans un monde et une Amérique latine à la recherche de solutions, d’alternatives à l’inégalité, à la misère et à l’exploitation. C’est la raison pour laquelle je propose cette logique de « vagues », où le moteur de l’action se situe chez les personnes, et non dans des processus basés sur des « lois » que personne ne comprend.

Le deuxième problème de cette lecture en termes de « fin de cycle » est qu’elle conçoit les victoires conservatrices et le retour du néolibéralisme comme le début d’un long cycle qui pourrait durer une ou deux décennies. Les choses ne sont pas ainsi. Le grand problème de ce néolibéralisme 2.0, c’est qu’il n’accouche d’aucun projet de société. Il consiste avant tout en une action de vengeance, une manifestation de dégoût [à l’égard des processus progressistes] et une volonté de règlement de comptes. Ce n’est pas un projet qui provoque de l’enthousiasme : il interpelle seulement des émotions négatives dans le but de trouver des coupables aux problèmes et de les régler par des réponses démagogiques. Cela ne peut fonctionner qu’à court terme. On ne peut pas construire une hégémonie de longue durée, une acceptation morale des gouvernés par les gouvernants, avec pour seules bases la haine et la rancune. C’est pour cette raison que ce néolibéralisme 2.0 n’a pas d’avenir sur le long terme. Ses possibilités sont très limitées parce qu’il n’a pas réussi à créer une nouvelle proposition alternative de mode de vie et de société.

Il a été capable de le faire dans les années 1980, ce fut là sa force. Tandis que leurs adversaires cherchaient à conserver ce qui existait, les néolibéraux ont dit : « nous allons changer le monde de cette façon : libres entreprises, globalisation et économie de libre-échange ». C’était une proposition de mode de vie et de société qui a su provoquer l’enthousiasme, l’adhésion, et le consensus actif des secteurs subalternes des classes populaires. Mais aujourd’hui ce n’est plus le cas.

De plus, ce néolibéralisme 2.0 survient à un moment où le monde entier constate l’effondrement de la croyance en la fin de l’histoire basée sur des préceptes néolibéraux. L’Angleterre et les États-Unis, porte-drapeaux du libre-marché il y a trente ans, sont aujourd’hui devenus protectionnistes. L’économie planifiée de la Chine, avec un parti unique, est aujourd’hui le porte-drapeau du libre-échange. Les communistes sont devenus les libre-échangistes, et les partisans du libre-échange et de la démocratie libérale sont en train de devenir protectionnistes : c’est le monde à l’envers.

Ainsi, la proposition néolibérale n’est plus attractive, et ses modèles ne sont plus idéaux : l’Angleterre et les États-Unis, qui étaient vus comme un horizon à conquérir, se situent aujourd’hui à contre-courant. Dans ce scénario de chaos généralisé, d’effondrement du récit globalisateur néolibéral, les projets libéraux mis en place dans quelques pays ne possèdent plus l’éclat, la force, la conviction et l’intégrité d’antan. Ils n’arrivent plus à capter l’enthousiasme des gens.

Les classes aisées peuvent mettre des années à se venger des classes moyennes et populaires et à régler leurs comptes, mais elles ne pourront jamais emporter l’esprit collectif de la société sur le long terme. C’est pour cette raison que ce sont des projets de court terme, et qu’ils finissent par être confrontés à de nouvelles vagues de mal-être populaire, car ces projets génèrent une pauvreté généralisée.

LVSL – Le projet du MAS a combiné plusieurs dimensions de la politique révolutionnaire : la gestion de l’État, la lutte politique contre l’opposition, la prise en compte et la réponse aux demandes des mouvements sociaux. D’après vous, quels sont les principaux centres de gravité du pouvoir politique au sein du MAS, et quels sont les enjeux clefs qui se présentent au gouvernement d’Evo Morales ?

AGL – Un des divers enseignements que l’on peut tirer de l’expérience bolivienne repose sur le fait qu’on ne construit pas un gouvernement ni une stabilité sociale et politique en se fondant uniquement sur la force parlementaire. Le gouvernement et la stabilité sociale et politique se construisent par l’action collective, la présence dans la rue. Il s’agit d’un point décisif.

Les deux piliers de la forme de gouvernement que nous avons construite sont les suivants : une majorité parlementaire doublée d’une majorité sociale dans la rue. L’action collective dans la rue est un élément clef pour comprendre les nouvelles formes de démocratisation. Le second pilier consiste dans l’articulation complexe et flexible des organisations sociales au sein des structures de pouvoir et de décision. Les syndicats, corporations, confédérations, mouvements paysans, indigènes, juntes d’action communale, forment une structure de pouvoir dans l’État.

Cette articulation est flexible : parfois ces organisations se retirent, puis décident de se réincorporer au sein de l’État. La structure du gouvernement bolivien consiste dans une confédération flexible d’organisations sociales. Le MAS n’est pas vraiment un parti, mais plutôt une organisation fluide et souple, fruit de la négociation entre organisations sociales. C’est aussi quelque chose de nouveau dans les formes d’organisations collectives : les organisations sociales se font État, se font gouvernement, et donnent une autre dynamique au processus politique bolivien.

Quant aux défis, il y en a plusieurs. Le fait que le monde plébéien ait maintenant accès aux postes de pouvoir et de décision dans les parlements, les ministères, les mairies et les collectivités territoriales desquels il était en permanence exclu a créé un appétit pour la participation politique et la volonté de réaliser une forme de carrière : « je suis dirigeant ouvrier, et la prochaine étape est de devenir conseiller municipal, député, vice-ministre, ou ministre ». Je ne critique pas cette attitude, après 500 ans de marginalisation et de gestion publique aux mains d’une oligarchie d’à peine quelques familles, il s’agit d’un élargissement du droit d’être reconnu et de prendre des décisions.

Mais cela provoque un problème dans l’organisation sociale, car ce sont des militants, syndicalistes, paysans, ouvriers, indigènes, qui passent subitement d’une carrière syndicale ou sociale à la gestion de la politique étatique, délaissant ainsi leur domaine antérieur sans cadre politique. Cela se traduit par une dépolitisation lente et graduelle des structures sociales du pays. À moyen terme, ceci peut devenir compliqué.

Nous avons besoin d’une repolitisation permanente des secteurs sociaux. En Bolivie, tous les cinq ans, les députés, sénateurs, maires, conseillers municipaux et élus départementaux changent à 98%. Autrement dit, tous les cinq ans il y a un renouvellement de 98% des cadres politiques en moyenne. Cela se produit très rapidement, et l’on voit arriver de nouveaux visages au niveau des directions intermédiaires, encore et encore : cela produit des dirigeants avec moins de formation et moins d’expérience, une trajectoire moins importante, ce qui, avec le temps, pourrait fragiliser la structure organisationnelle des syndicats.

C’est pour moi l’un des risques qui nous impose, dans les cinq prochaines années, de soutenir les processus de repolitisation de la vie syndicale, de qualification des cadres dirigeants des syndicats, corporations et des communautés paysannes et indigènes. Ce serait un premier défi à relever.

LVSL – Vous avez confessé en 2017 l’envie de pouvoir libérer plus de temps pour vous dédier à « l’objectif de former de nouveaux cadres socialistes ». Entre-temps, les circonstances ont exigé un nouveau mandat de votre part en tant que vice-président. On sait que cela reste néanmoins une des grandes orientations que vous avez en tête, et par la même occasion l’un des défis fondamentaux pour la survie à long terme du processus de changement. Quels seraient, d’après vous, les limites de cette tâche, et quel rôle peuvent tenir les organisations de jeunesse autour du Movimiento del Socialismo (comme La Resistencia, Generación Evo, Siglo XXI ou Columna Sur) dans ce processus et leurs branches internationales, leurs initiatives de jeunesse à l’échelle mondiale ? 

Alvaro García Linera – Ces organisations de jeunesse sont une de nos grandes réussites. Elles sont une force vitale qui enrichit et renouvelle sans cesse les idées et les leaders, il faut les encourager. Cependant, il est aussi nécessaire de renforcer la formation politique, idéologique et collective dans les constructions de direction, de formations d’opinions dans les syndicats ouvriers, dans les communautés rurales, dans le leadership de quartiers.

Comme le MÁS est fondamentalement une structure prolétarienne où ceux qui prennent les décisions appartiennent à ces secteurs sociaux, c’est principalement là qu’il manque une organisation de formation de cadres. J’ai l’intention de créer une grande école de formation au cours des cinq prochaines années, avec autant de jeunes de ces différents secteurs, mais aussi des syndicalistes, des voisins, des travailleurs manuels et intellectuels. Ils recevront des cours intensifs et durables.

Il ne faut pas oublier que la première génération qui est entrée dans la structure de gouvernement du MÁS venait de deux versants. D’une part, de la vieille école de la gauche : ceux qui ont fondé les partis socialiste, communiste et la gauche partisane. D’autre part, de l’ancienne formation de cadres de la lutte syndicale : des manifestations, des blocages, des arrestations et des détentions du monde syndical. Ces deux versants ont été la pépinière qui a alimenté la première génération du gouvernement du MÁS.

Mais ce n’est plus le cas. Il n’y a plus de grandes manifestations et de blocages, et plus d’école pour former les cadres. La formation que donnait la gauche à ses cadres politiques au fil des décennies s’est aussi beaucoup affaiblie, c’est comme si le MÁS les avait absorbés, et ce militantisme, petit mais solide, n’a pas duré. Aujourd’hui, ce sont d’autres circonstances qui obligent à travailler sur ces deux aspects. D’abord avec la jeunesse, mais aussi avec les organisations sociales, dans une perspective de construction de nouveaux leaderships, idéologiquement réformés et politiquement bien préparés à la nouvelle bataille qui approche.

LVSL Aujourd’hui en Bolivie, après des années d’intrusion nord-américaine dans le processus de changement, les nouveaux « plans Condor » paraissent indiquer l’orchestration d’une sorte de « révolutions de couleur » financée et encouragée depuis l’extérieur. La privatisation de certaines universités par l’opposition, les campagnes de désinformation autour de la Chiquitania, le retour de la violence adverse et les grèves ont mis en évidence cette tendance. Quels sont les mécanismes d’autodéfense démocratique dont peut se servir le peuple face à ce type de harcèlement idéologique et culturel ?

Alvaro García Linera – En politique, les adversaires font tout leur possible pour nous affaiblir, sinon ils ne seraient pas des adversaires. Même si on ne les voit pas, ils le font.

De plus, je suis d’avis que quand quelqu’un lance un objet dur et solide sur un vase de verre, celui qui casse le vase de verre ne le fait pas grâce à la solidité de l’objet, mais grâce à la faiblesse du vase. Il faut construire un vase qui est durable, et qui résiste quand on lance un objet solide. C’est ainsi que j’imagine les processus révolutionnaires : il y aura toujours des attaques de part et d’autre. Des pays étrangers, des logiques impérialistes, il y en aura toujours. Je serais naïf si je n’anticipais pas toutes ces actions. Ainsi, il faut construire quelque chose qui sera en mesure de résister.

C’est ce que l’on a essayé de faire ces 13 dernières années, se débrouiller pour que le vase ne se casse pas, construire un vase qui n’est pas fragile face aux coups qu’il reçoit de l’extérieur. Il est évident que ces derniers temps, les forces conservatrices et l’intelligentsia planétaire – conservatrice elle aussi -, ont peaufiné leur stratégie. Ils utilisent aussi la culture et le sens commun pour construire un appui et une adhésion durables. C’est ce que faisait aussi la gauche qui tout au long de sa vie a été marginale, mais qui s’est employée à construire des idées-forces pour convertir les petites idées en horizons qui capturent des parties de l’imaginaire collectif. Dîtes-moi quelle influence vous avez sur le sens commun, et je vous dirai de quelle force politique vous disposez. La gauche s’est éloignée de ce travail. Nos débats théoriques, nos cours de formation, notre capacité à analyser la situation concrète visaient à figer les idées-forces qui peuvent irradier et capturer l’imaginaire des gens, l’ordre moral et la logique du monde. La droite le sait aussi, et c’est ce qu’elle essaie de faire, c’est pourquoi elle a changé. À la place des coups d’états, des dictatures, elle a compris que la bataille politique est une bataille pour des idées-forces, à travers le sens commun, pour l’ordre logique, moral, procédural et instrumental de la vie quotidienne des gens.

Ainsi, ils sont aujourd’hui plus sophistiqués, ce qui rend la bataille de la gauche d’autant plus compliquée, mais peu importe. Si je n’avais pas un adversaire intelligent en face, je deviendrais quelqu’un avec des limites évidentes. Ce sont les points forts de ton adversaire, ses stratégies, qui t’obligent à avoir des capacités pour pouvoir l’affronter et le vaincre.

Ces nouvelles tactiques de l’opposition ne me surprennent pas, on les attendait, elles étaient prévisibles, mais on doit les affronter avec de nouvelles stratégies et de nouvelles tactiques nous aussi, capables de de contrecarrer l’assaut, et ramener du côté progressiste le regard général sur le monde et sur le futur. Ce que nous sommes en train de vivre est nouveau, mais ce n’est pas surprenant, cela fait partie du monde infini mais limité des possibilités qui peuvent arriver dans la lutte politique.

LVSLEn parlant précisément des stratégies futures et de comment répondre aux nouvelles manœuvres de l’adversaire, nous voulions vous poser une question en lien avec les nouveaux défis liés aux réseaux sociaux et à l’émergence du cyberespace et de la domination d’internet. Les dernières élections brésiliennes ont démontré le tournant dangereux qui se joue dans cette nouvelle configuration. Après des années d’utopies optimistes, cet espace, que beaucoup décrivent comme paré d’une aura démocratique, s’est avéré être un terrain placé sous le contrôle d’une minorité d’entreprises multinationales et de pouvoirs globaux. Concrètement, aujourd’hui, ce sont les réseaux comme Facebook et Whatsapp qui utilisent massivement les bots, les appels téléphoniques, et qui sont le point de départ des campagnes d’intoxication massive de la sphère publique. Pour beaucoup de critiques, le manque de protection sur les réseaux de Bolivie s’est d’abord reflété dans la défaite du 21 février, puis dans la facilité avec laquelle les adversaires de l’Estado Plurinacional de Bolivia ont réussi à engager sur les réseaux sociaux une campagne de désinformation sur la Chiquitania. Est-ce que la période 2020-2025 sera aussi une période de domination des réseaux sociaux ? Le processus peut-il aussi rassembler des millions de personnes grâce aux réseaux sociaux ?

AGL – Il est certain que les réseaux sociaux ont introduit une nouvelle plateforme dans l’espace politique, un nouveau support technique de construction de l’opinion publique. En matière de construction de l’opinion publique, il y a d’abord eu le face à face et les joutes oratoires qui remontent à des milliers d’années, puis est apparue l’imprimerie, jusqu’aux journaux, ensuite la radio, puis la télévision et enfin les réseaux sociaux.

Il y a donc cinq supports technologiques fondamentaux de communication et chacun possède sa complexité, ses caractéristiques, ses vertus, ses limites et ses formes de manipulation. C’est un élément nouveau qu’il est important de comprendre. Je ne fais pas partie de ceux qui croient que les réseaux sociaux peuvent réinventer le monde, ce n’est pas vrai. Évidemment, ils peuvent créer des imaginaires, comme le faisait la radio à son époque ou la télévision. Ils peuvent déformer la réalité comme le faisaient les journaux, la radio et la télévision. Ils peuvent renforcer certains préjugés sociaux comme l’ont fait les autres plateformes et supports technologiques. De même que pour tous ces médias, qui a le plus d’argent a le plus de pouvoir.

Ceux qui peuvent contrôler l’intelligence artificielle pour repérer vos couleurs préférées, votre film préféré et vous envoyer des messages avec vos couleurs préférées à l’heure à laquelle vous êtes disponible et vous passez le plus de temps sur le portable pour regarder vos messages, aura le plus de marges de manœuvre. Le cas de l’entreprise Cambridge Analytica a démontré qu’il est facile de manipuler les réseaux avec un peu d’argent et un peu d’intelligence artificielle aux mains d’un certain nombre de personnes intelligentes qui savent construire ces mécanismes d’orientation de l’information.

Cependant, les réseaux ont besoin de s’appuyer un minimum sur la réalité pour rendre les choses crédibles, vraisemblable, ou au moins pour qu’elles génèrent des doutes. Elles ne peuvent pas inventer des choses extraordinaires, et l’intelligence artificielle ne peut pas manipuler les cerveaux de telle sorte qu’elle ferait changer d’avis radicalement quelqu’un d’un instant à l’autre. Ce n’est pas vrai. On disait la même chose de la télévision, « la boîte idiote ». Les gens ne sont pas stupides, nous ne sommes pas non plus des éponges sur lesquelles n’importe qui pourrait venir et laisser la marque qu’il veut. Les êtres humains ont toujours été des êtres de croyances, donc bien évidemment les réseaux sociaux sont un espace fantastique pour manipuler et réorienter ces dernières, mais elles doivent se fonder un minimum sur le terrain et sur la réalité pour être efficace. Elles nécessitent un encadrement matériel fondé sur la réalité qui permet que la manipulation et l’information soient efficaces.

Les réseaux sociaux jouent un rôle d’informateurs, et surtout un grand rôle de désinformateurs. Mais ils ne peuvent pas non plus créer un monde complètement manipulable et différent de celui que le citoyen vit tous les jours. Car ce dernier compare l’information qu’il vient de voir sur les réseaux sociaux avec ce qu’il vit quand il va acheter du pain, quand il monte dans le bus, quand il parle avec ses collègues de travail. En définitive, il ne retient que l’essentiel et ce qui correspond le plus à sa propre expérience.

Combien de personnes utilisent les réseaux sociaux ? 90% des gens. Quels sont les médias crédibles ? La Télévision, la radio et les journaux. Les réseaux sociaux apparaissent en dernier. Donc, ne cédons pas à l’image d’êtres humains uniquement constitués d’os et de muscles, avec une tête creuse remplie par les réseaux sociaux. Ce n’est pas le cas, les êtres humains n’ont jamais été et ne seront jamais des êtres sans capacités de discernement ou d’esprit critique. Bien sûr que les réseaux aident et peuvent approfondir à diffuser un mensonge. Ils peuvent déformer les choses mais ils ne sont pas tout puissants : ils ne peuvent pas créer un monde virtuel éloigné du monde réel. Sont-ils efficaces ? Oui, en partie car ils sont liés à la réalité des gens, mais s’ils s’en éloignent ils ne servent à rien.

C’est ce que nous avons appris. Pour nous, c’est un média technologique comme a pu l’être l’imprimerie, la télévision ou la radio. Désormais, nous disposons d’un nouveau média avec de nouvelles règles et technologies, de nouvelles formes de construction de la volonté collective et de l’information, plus sophistiquées, plus compliquées, plus difficiles, mais cela fait partie du système que l’humanité a créé petit à petit depuis cinq mille ans.  Ils jouent un rôle important, nous en sommes conscients et nous essayons d’y apparaître de plus en plus.

En ce qui concerne les manipulations de l’intelligence artificielle réalisées par certains gouvernements étrangers, entreprises ou partis ayant trop d’argent, il faut les contrecarrer avec l’utilisation de cette même intelligence artificielle pour y opposer une information plus véridique et vérifiable. Il faut lutter, car un nouveau monde s’est ouvert avec les réseaux sociaux, mais c’est un monde dont les règles du jeu et les tactiques d’occupation et d’affrontement ne sont pas si différentes de celles auxquelles Sun Tzu a fait face il y a 3 500 ans.

LVSL – Nous aimerions vous poser une question plus personnelle. Qui est Álvaro García Linera ? Vous avez été syndicaliste, soldat dans l’armée Túpac Katari, professeur et vice-président. Comment a évolué votre trajectoire politique ? Quelles références intellectuelles d’Europe et d’Amérique Latine se cachent derrière Álvaro García Linera ?

AGL – Depuis l’adolescence je suis socialiste et communiste. Je suis un homme qui sait qu’il vaut la peine de vivre en essayant de transformer les conditions de vie des personnes en vue d’améliorer l’égalité, la justice et la liberté. Tout le reste n’est qu’éléments, outils temporaires et contingents servant ces objectifs qui définissent le communisme et le socialisme.

De mon point de vue, le socialisme et le communisme n’impliquent pas de militer pour un parti mais de militer pour la société. Dans le cas bolivien, on ne peut pas être socialiste, on ne peut pas être communiste si on ne comprend pas la réalité, la justice, les rapports, les luttes, le mouvement ouvrier, le mouvement indigène et l’indianisme. En d’autres termes, on ne peut pas être communiste en Bolivie sans être en même temps indianiste.

Je suis quelqu’un qui essaie de constamment mélanger le débat contemporain, les luttes idéologiques et les avancées en sciences sociales. J’aime m’imprégner de savoir, mais il est clair qu’en même temps je ne peux pas comprendre, je ne peux pas rendre utile ce savoir comme dans un simple exercice de réflexion logique, de mots et d’idées. Cet exercice me semble trop simple. Je peux comprendre cet exercice d’idées, de concepts, d’auteurs afin d’enrichir ma compréhension de ce qui se passe en Bolivie, sur le continent, dans le monde, et ce qui se passe dans la Bolivie indigène, non indigène, ouvrière, pauvre, des élites, des interventions, du colonialisme…

J’ai donc toujours été quelqu’un qui a mêlé ces idées et cherché à les articuler avec d’autres expériences du monde. Je crois que cette articulation idéologique et spirituelle prend son origine dans mon militantisme au collège. Je n’ai pas changé depuis. À certains moments il y a des auteurs qui m’ont davantage influencé, certaines actions politiques me semblant plus marquantes. Puis le temps passe et d’autres auteurs m’ont davantage attiré : leurs politiques me surprennent et m’enthousiasment. Cependant, il y a un fil conducteur qui est celui du militantisme socialiste, communiste et indianiste. Je crois qu’à ce niveau-là je n’ai pas changé et je ne changerai pas. Mais nous verrons bien ce que nous réserve le futur.

Adriana Salvatierra : « Evo Morales est synonyme d’un avenir sûr »

Adriana Salvatierra, présidente du Sénat bolivien. ©MAS-IPSP

Adriana Salvatierra est la plus jeune présidente du Sénat de l’histoire de la Bolivie. Figure émergente, elle fait partie de cette génération de militants qui ont éclos dans le sillage d’Evo Morales et du processus de transformation radicale de la Bolivie par le MAS (movimento al socialismo). Le 20 octobre auront lieu des élections générales importantes pour la pérennité du pouvoir, nous avons voulu l’interroger sur les défis de la Bolivie contemporaine après 13 années de présidence d’Evo Morales. Réalisé par Denis Rogatyuk, traduit par Alexandra Pichard.


LVSL – De toute la période contemporaine, cette élection sera celle qui comptera la plus forte participation de millenials (moins de trente ans) et de centenaires. On voit apparaître une nouvelle génération d’électeurs : ceux qui sont nés après 2000 et qui n’ont quasiment connu que la Bolivie d’Evo Morales, sans avoir expérimenté la précédente période néolibérale. De quelle manière le MAS (Mouvement vers le socialisme) cherche à convaincre ces jeunes électeurs de voter pour Evo Morales plutôt que pour l’opposition dans un acte de rébellion contre l’État ou le statu quo ? 

Adriana Salvatierra – Cet électorat nous informe tout d’abord d’un phénomène démographique : une grande partie de la population est jeune, 43% des électeurs ont entre 18 et 34 ans. Cela signifie que beaucoup d’entre eux sont primo-votants, qu’il s’agit de leur première élection, ou de leur deuxième tout au plus. Cela représente évidemment un défi important, notre agenda doit pouvoir mettre en valeur les réussites de ces treize années de présidence d’Evo Morales. Mais c’est aussi un défi du point de vue des nouvelles formes d’organisation de la société : les « millenials » n’ont pas de dette envers le passé, ils sont moins attachés aux grandes revendications et ne conçoivent pas de la même manière l’organisation sociale, syndicale et corporative. Avec le président Evo Morales et le projet politique qu’il porte, nous sommes arrivés au gouvernement en 2006, quand 60% de la population bolivienne était encore en situation de pauvreté, et que 38% était extrêmement pauvre et vivait avec moins d’un dollar par jour. Nous avons réussi à réduire ces chiffres de moitié et plus encore. Le taux de pauvreté modérée a baissé de 60% à 33%, la pauvreté extrême de 38% à 15%. Le PIB a quadruplé et dépassera les 40 milliards en 2019. Nous avons engagé une transition vers un modèle d’économie complètement différent, qui met l’accent sur la souveraineté, et aussi sur le renforcement de l’industrialisation de notre appareil productif. Mais un processus important de redistribution de la richesse a également été enclenché, ce qui reflète notre vision de la démocratie.

Nous devons par ailleurs faire face à un autre immense défi : sous l’effet des nouvelles technologies notamment, les processus de mobilité vers les zones urbaines ou de concentration de la population urbaine brisent les liens associatifs qui existaient dans les communautés. Mais nous avons la ferme conviction que ces jeunes qui ont connu une Bolivie dans laquelle de nombreuses familles devaient choisir quel enfant allait faire des études, dans laquelle 36% des enfants souffraient de malnutrition chronique, chiffre que nous avons réussi à réduire de moitié, ces jeunes-là sont également conscients qu’ils vivent dans une nouvelle Bolivie et savent que le processus de stabilité économique leur a donné l’opportunité de faire des études. Aujourd’hui, il y a dans le pays des milliers de bacheliers qui sont les premiers diplômés de leur famille, des milliers de jeunes professionnels qui viennent de familles paysannes et qui sont la fierté familiale parce qu’ils sont les premiers à avoir eu accès à l’enseignement universitaire. Il y a aussi des jeunes qui, par exemple, souscrivent à un crédit à la production pour réunir un capital de départ en vue d’ouvrir un petit commerce ou une petite entreprise. Ils savent qu’Evo Morales représente la certitude d’un futur économique stable, mais aussi soucieux de l’augmentation des droits de chacun, dans le cadre de la démocratisation de la richesse, d’un pari sur un appareil productif solide qui garantisse des conditions d’emploi dignes.

LVSL – Vous avez récemment ouvert la marche « Hagamos un pacto » (Faisons un pacte), en Bolivie, contre les féminicides, et en vue d’éradiquer les violences faites aux femmes. Que prévoit le gouvernement bolivien pour résoudre ce problème endémique que d’autres pays aux gouvernements néolibéraux comme le Brésil, le Chili ou – du moins pour l’instant – l’Argentine n’arrivent pas à surmonter ?

AS – Précisons tout d’abord que la violence n’est pas seulement physique. La violence était économique quand les femmes ne pouvaient pas accéder à la propriété de la terre. Quand on est arrivés à la tête du gouvernement, seulement 15% des titres exécutoires agraires étaient au nom d’une femme, et aujourd’hui, nous avons stabilisé ce chiffre à 46,5%. Nous pensons également que la violence a une autre dimension : la limitation de la participation des femmes dans les syndicats, les comités de voisinage et plus généralement la participation politique dans les espaces de représentation. C’est pour cela que lors de l’Assemblée constituante nous parlions d’égalité, de la possibilité pour les femmes d’être effectivement représentées à égalité avec les hommes, alors que la construction, la conquête et la production du pouvoir sont traversées par des logiques masculine.

La construction du patriarcat, en tant que système qui reproduit des privilèges en fonction du genre, a organisé une société où l’exercice de la violence n’est pas seulement physique, mais aussi économique, politique, symbolique et communicationnel. Et je crois que comprendre l’exercice de la violence dans toutes ses dimensions permet de mener une lutte efficace contre cette violence. Nous sommes devenus le deuxième ou le troisième pays comptant la plus grande représentation féminine au sein de l’assemblée législative. En effet, 51% de nos parlementaires sont des femmes, des femmes paysannes, indigènes, travailleuses, des maires de villages, des jeunes, des expertes, qui représentent le tissu social du pays. Et nous sommes vraiment fiers de ces transformations structurelles que nous avons menées à bien.

Mais nous savons aussi que ce sont, évidemment, des droits conquis qui ne sont pas irréversibles, lorsque l’on regarde ce qui peut se passer dans le reste de la région. Ce sont des droits pour lesquels nous ne devons pas cesser de lutter. Les niveaux de féminicides et de violences faites aux femmes sont préoccupants et pour y faire face, nous avons proposé la loi intégrale contre la violence faite aux femmes, la hausse du budget destiné à la sécurité urbaine, au renforcement des services d’aide juridique, à l’augmentation des places en maisons d’accueil pour les femmes victimes de violence. Nous souhaitons aussi garantir des mécanismes institutionnels pour que ces cas soient visibles aux yeux de la justice, qu’il existe une protection efficace des victimes et que ces situations ne puissent pas se reproduire.

 

LVSL – La Bolivie est devenue un moteur de la croissance économique d’Amérique du Sud et un des pays les plus stables du continent politiquement. Comment concevez-vous le futur rôle de la Bolivie sur la scène internationale, notamment au niveau de l’intégration latino-américaine ?

 

AS – Pendant 6 ans, nous avons été le pays d’Amérique latine qui a connu la plus forte croissance, dont 5 ans consécutifs, les cinq dernières années justement. Tout cela à une époque où les prix des matières premières brutes telles que les minéraux ou les hydrocarbures sont en baisse. La Bolivie a continué de rythmer la croissance sud-américaine, et cela s’est fait en grande partie grâce à une politique souveraine quant à l’exploitation et l’industrialisation de nos ressources naturelles. La croissance a aussi été accentuée par le renforcement du marché interne, principal moteur de la dynamisation de l’économie. L’industrialisation a vocation à favoriser la substitution des importations, notamment pour des produits en lien direct avec notre propre industrie.

C’est ce modèle économique, social, communautaire et productif, qui nous a permis de façonner avec succès la forte présence et la participation de l’État dans l’économie, mais aussi de mener à bien un processus de démocratisation de la richesse qui a contribué à élever trois millions de boliviens au-dessus du seuil de pauvreté. La démocratie ne se limite pas à voter tous les cinq ans, elle passe aussi par une santé gratuite, l’accès aux services de base, à un logement digne, une éducation de qualité, et c’est cela qui doit régir les politiques publiques, en mettant l’être humain au centre du programme.

LVSL – Ces dernières années, on a vu émerger de nouveaux leaderships féminins à la tête de mouvements, de partis et de gouvernements de gauche dans le monde entier. Aux États-Unis par exemple, avec des femmes de premier plan telles qu’Alexandra Ocasio Cortez, Illhan Omar ou Tulsi Gabbard. Avez-vous des relations avec ces jeunes progressistes ou suivez-vous de près leurs différentes carrières politiques ?

AS – Dans le cas d’Alexandra Ocasio Cortez, oui. On ne peut qu’être touchée par des parcours comme le sien, comme celui de Camila Vallejo (députée Chilienne), de Gabriela Rivadeneira (politique équatorienne), ou bien de Manuela D’Ávila, candidate à la vice-présidence du Brésil, mais aussi des parlementaires qui exercent le pouvoir en Argentine, en Uruguay… bien sûr que toutes représentent un immense espoir. Cela démontre par ailleurs que la gauche continue de disputer le contrôle du pouvoir d’État, afin de garantir de meilleures conditions de vies pour les citoyens.

Quand on parle de politique, on ne parle pas seulement de lutte et du contrôle du pouvoir, on parle fondamentalement de la contribution ou non à une vie digne pour l’être humain. Nous l’avons bien remarqué quand, durant la première année du gouvernement Michel Temer, après le Coup d’État contre Dilma Rousseff, plus de 5 ou 6 millions de Brésiliens sont repassés sous le seuil de pauvreté. Et cela se passe ainsi à chaque fois que l’on gèle les budgets et que l’on considère l’éducation et la santé comme des services payants accessibles seulement à ceux qui ont les moyens de payer.

De même, quand on réduit la participation de l’État dans la définition des politiques publiques, on réduit le contrôle de l’État sur les bénéfices, les droits et les conquêtes des travailleurs. C’est devant ce panorama qu’émerge une nouvelle génération de jeunes leaders. Bien sûr, c’est assez motivant et cela met en évidence le fait qu’en Amérique latine les projets de gauche autour de la souveraineté, de la dignité, de la redistribution de la richesse, de la croissance économique, qui pensent l’État comme le centre des politiques économiques, sont toujours d’actualité. Beaucoup disaient que nous étions entrés dans une fin de cycle, produit des déroutes électorales des dernières années. En réalité, l’Amérique latine est entrée dans un scénario de lutte régionale avec des projets politiques qui disparaissent et renaissent sans cesse. On espère que dans la décennie qui vient, nos projets se consolideront.

LVSL – Le 17 juillet dernier, vous êtes entrée dans l’histoire en devenant Présidente en charge (par intérim), lorsque le président Morales et le vice-président Álvaro García Linera ont voyagé à l’étranger. Qu’avez-vous ressenti en devenant la plus jeune présidente de l’histoire du pays ?

AS – J’ai ressenti une grande responsabilité et, bien sûr, un peu d’appréhension. Je n’ai pas perçu cette mission à des fins personnelles. Davantage que le prestige, il s’agit pour moi d’assumer cet exercice en tant que femme jeune et militante, et c’est un immense défi dans le sens où cela peut ouvrir ou fermer des portes aux générations futures. Je veux qu’à la fin de mon mandat à la chambre des sénateurs, on retienne que les jeunes ont la capacité absolue d’assumer des responsabilités, la formation nécessaire et suffisante pour être aux commandes du service public. Je veux ouvrir les portes aux plus jeunes, qu’ils soient mieux formés que nous le sommes, qu’ils aient une meilleure capacité d’articulation, une meilleure capacité de représentation. Je veux qu’ils soient de meilleures personnes, de meilleurs professionnels, de meilleurs êtres humains et de meilleurs militants pour la chose publique.

LVSL – Avez-vous songé à occuper ce poste de présidente à nouveau, en vous présentant aux prochaines élections présidentielles ?

AS – Non, pas pour le moment. En réalité, il est difficile de penser à ce poste et à tout ce qui en découle. Evo Morales est en réunion tous les jours dès 5h du matin, il termine sa journée à minuit, il travaille dans toutes les régions du pays. C’est très difficile de suivre ce rythme que nous avons tenu pendant les treize années de gouvernement, la barre est plutôt haute.

LVSL – Pour les élections générales à venir, vous serez candidate au Congrès plurinational pour votre région natale, Santa Cruz. Ces dernières années, Santa Cruz est devenue une des bases les plus importantes de l’opposition au gouvernement Morales. La région connait une tradition de groupes violents sécessionnistes et d’ultra-droite. Selon vous, quelle est la meilleure stratégie pour neutraliser les forces de droites, extrémistes et néolibérales et leurs discours racistes, sexistes, homophobes et anti-travailleurs ?

AS – Évidemment, le sens commun des habitants de la région est parfois conservateur, mais quand on va dans les provinces, les quartiers populaires, quand on rencontre les militants des collectifs LGBT, des jeunes, des collectifs de femmes féministes, on s’aperçoit qu’une société plus inclusive est en germe et qu’elle différente de ce qu’on a connu il y a treize ans.

Je crois que Santa Cruz, à l’image de la Bolivie, n’est plus la même en 2019 qu’en 2005. La croissance économique et la gestion d’Evo Morales se sont accompagnées d’opportunités de travail, de projets stratégiques tels que l’aéroport Viru Viru, le pôle de développement qui amènera à la construction du site sidérurgique du Mutun, la construction du terminal de bus qui assurera une nouvelle route pour les exportations. Pour nous évidemment, Santa Cruz est un enjeu central, et un esprit nouveau y est en gestation. Je le vois en discutant avec mes camarades qui proviennent de différents espaces culturels : des artistes, des jeunes, des femmes, des paysans, des indigènes, etc.

La société est traversée par des logiques qui peuvent à un moment donné amener une appréciation différente de la situation. Je crois que le temps des affrontements de 2006 à 2008 est derrière nous, ce moment où les projets politiques opposaient la région à l’État, les autonomies à l’État plurinational. L’État plurinational comprend aujourd’hui les autonomies et les autonomies font partie de l’État plurinational. De même, l’agenda de l’État plurinational a universalisé les possibilités d’inclusion et d’exercice des droits, et cela est aussi vrai à Santa Cruz.

LVSL – À l’occasion de ces élections, Evo Morales doit faire face à une longue liste d’adversaires : Carlos Mesa, le mouvement 21F, les menaces de l’administration Trump, ou encore les forces politiques de droite au Brésil et au Chili, sans oublier la tension et la fatigue engendrées par treize années de gouvernement du pays. Quelles raisons vous portent à croire qu’il l’emportera à nouveau ?

AS – Evo Morales est synonyme d’un avenir sûr. Il n’y a pas besoin de revenir vingt ans en arrière : quand je suis sortie du lycée – et je suis encore jeune aujourd’hui – les gisements pétrolifères fiscaux boliviens n’étaient pas des entreprises d’État. Ceux qui étudiaient les hydrocarbures et les processus industriels n’avaient pas la certitude de trouver un emploi, car nous ne disposions pas d’un État solide à même de garantir à travers les entreprises publiques une sûreté de l’emploi pour les jeunes.

Il y a 13 ans, être une femme et faire de la politique était un chemin sinueux. Nous évoluons aujourd’hui dans de meilleures conditions. Il y a 13 ans, il était impensable qu’une femme de trente ans puisse être présidente du Sénat. Auparavant, selon la Constitution précédente, il fallait avoir trente ou trente-cinq ans pour être sénatrice. Désormais, de nouvelles opportunités se sont ouvertes pour les jeunes générations. Nous continuerons dans cette voie.

Nous avons nationalisé les hydrocarbures dans l’exercice de notre souveraineté, mais nous avons aussi initié l’ère de l’industrialisation, pour la production de fertilisants comme le chlorure de potassium par exemple. Nous avons des réserves de lithium à Potosi, d’urée et d’ammoniac à Cochabamba, nous sommes en train d’industrialiser le fer avec le domaine sidérurgique du Mutun, etc. Nous ouvrons la voie à la poursuite de la croissance économique de notre pays, pour offrir des opportunités de travail aux plus jeunes, à qui nous garantissons également une éducation de qualité. La Bolivie ne sera pas la même avant et après Evo Morales. Nous allons continuer le processus de transformation pour que l’extrême pauvreté demeure sous les 5% et nous entendons assurer des services élémentaires pour tous : le logement, l’éducation, la santé, qui sont des droits fondamentaux et constituent nos principaux apports au service des générations futures.