« Père des pauvres » ou « dictateur » ? Retour sur les années Getúlio Vargas

Getulio Vargas - Le Vent Se Lève
Extrait d’une brochure représentant Getúlio Vargas qui appelle à combattre « l’indifférence aux principes moraux » et « les habitudes de l’intellectualisme fainéant et parasitaire »

Il y a 70 ans, le Brésil s’arrête. Getúlio Vargas, président de 1930 à 1945 puis de 1951 à 1954, choisit de « quitter la vie pour entrer dans l’Histoire ». Se suicidant d’une balle dans le cœur, il demeure le chef d’État le plus influent et controversé de son pays. Ce notable devenu insurgé, issu des milieux oligarchiques, impulsa un ambitieux programme de réformes sociales. Anti-communiste forcené, il contribua à l’intégration des masses dans la vie politique. Tout en les maintenant sous sa tutelle. Retour sur son bilan et la guerre mémorielle dont il fait l’objet.

Doté d’un charisme que peu ont su égaler, Getúlio Vargas fut un précurseur. Arrivé au pouvoir en 1930 à la faveur de la seule révolte ayant mérité le titre de « révolution » au Brésil, il modernise rapidement un pays encore largement agraire et marqué par l’abolition tardive de l’esclavage – en 1888. Sous ses gouvernements, les masses entrent en politique, les travailleurs conquièrent des droits, le Brésil adopte un capitalisme d’État, l’industrie prospère et une identité nationale commence à dépasser les divisions régionales.

Mais cette modernisation a un coût : Vargas impulse un modèle autoritaire de développement où les avancées économiques et sociales se paient au prix fort de quinze années de répression. La voie du changement ne résidait nullement, à ses yeux, dans la démocratie représentative, mais dans un État fort et centralisé, capable d’orienter la nation vers le progrès. S’érigeant en rempart de l’anti-communisme, promouvant une alliance intime avec les militaires, il orchestre un auto-coup d’État en 1937. À la « vieille République » (1889-1930), il oppose l’Estado Novo, un régime foncièrement répressif et personnalisé, qu’il dirige pendant huit ans.

Son mode d’action ambigu nourrit les critiques modernes, notamment du Parti des Travailleurs de Lula, qui rejette toute filiation avec le « gétulisme », perçu comme sous-produit d’un rapport populiste aux masses. Adorée autant que décriée, quelle fut réellement l’œuvre du caméléon politique Getúlio Vargas, ce conservateur qui révolutionna le Brésil ?

Du notable à l’insurgé

Au-delà de la geste historique du personnage, il faut analyser les contradictions souterraines à l’origine de son œuvre.

Issu d’une famille de propriétaires terriens du Rio Grande do Sul, à la frontière avec l’Argentine, Vargas découvre ses talents politiques à la faculté de droit de Porto Alegre dans les années 1900, où il se forme au positivisme. Discret et conciliant, il devient député provincial en 1909, gravit les échelons jusqu’au poste de ministre de l’Économie en 1926, où il se distingue par sa modération.

Le soutien de la classe ouvrière repose sur un contrat implicite : des réformes contre une reconnaissance symbolique de Vargas comme « bienfaiteur »

Habitué aux querelles oligarchiques, sa socialisation politique se fait pourtant dans un contexte de profondes mutations politiques et sociales. La chute de l’ordre libéral en Europe se fait aussi sentir au Brésil. Dans l’esprit du temps, Vargas demeure – du début de sa carrière jusqu’au suicide – un anti-libéral.

L’insurrection d’octobre 1930 n’a pas de caractère social ou populaire accentué dans un premier temps. Il s’agit d’une révolution des élites contre les prétentions hégémoniques de São Paulo, à l’occasion de la succession présidentielle de 1929. Le Président sortant, Washington Luís, notable de São Paulo, souhaitait léguer le pouvoir à un autre « paulista », en rupture avec la règle tacite de rotation entre les États dans la direction de la fédération. La stratégie de Washington Luís visait à protéger les intérêts économiques liés au café, moteur de la prospérité de São Paulo et du Brésil, face au krach mondial. Mais son ambition de traduire l’essor économique de son État en pouvoir politique suscite davantage de rejet que d’adhésion.

Président de sa province à l’époque, Vargas accepte à contrecœur de rejoindre la course électorale. Sous la bannière de l’Alliance libérale, coalition hétéroclite d’oligarques dissidents, de jeunes officiers et d’intellectuels, son programme a connu une certaine popularité du fait de ses mesures, comme le vote à bulletin secret et l’amnistie des militaires tenentistas1. Sa candidature représente davantage une contestation de l’ordre politique que du système économique – et même la vive hostilité partisane manifesté dans les meetings devait s’amortir en désaccords courtois dans les coulisses gouvernementales. Vargas joue alors un double jeu : il signe un pacte de respect mutuel avec le président en exercice tout en gardant des relations cordiales avec un courant radical de l’Alliance libérale, qui fait planer l’idée de révolution au cas où Vargas venait à perdre les élections.

Battu aux urnes en mars 1930, il reconnaît d’abord sa défaite, ne prenant part que très tardivement à la conspiration. C’est l’assassinat de João Pessoa, son colistier, qui fournit le prétexte idéal pour le déclenchement de l’insurrection. Le soulèvement armé du 3 octobre est bref : les révolutionnaires prennent le pouvoir à Rio en quelques jours, mais Getúlio Vargas n’entra dans la capitale qu’en novembre, épargnant à son prédécesseur l’humiliation de la destitution en sa présence.

Incarner la révolution

Il revenait à Vargas de prendre la direction d’une situation insurrectionnelle aux contours flous. Sa personne suscitait davantage d’adhésion que d’autres figures « radicales » : Oswaldo Aranha, leader civil de la révolte, était jugé trop jeune ; Juarez Távora, commandant des insurgés du Nord, ne plaisait pas aux courants oligarchiques en raison de son passé tenentista. Getúlio Vargas, candidat malheureux de 1930 et ancien ministre, avait une carrière solide et représentait un État puissant. Il allait inaugurer une ère nouvelle, dont il n’était pas encore le protagoniste.

Chef du Gouvernement provisoire, il rejette la démocratie libérale comme voie de transformation, tant sur le plan économique que politique – sans songer pour autant à se débarrasser du capitalisme comme système économique, et du fédéralisme comme système politique. Dès son investiture il s’emploie à centraliser le pouvoir, s’opposant à un régionalisme jugé arriéré. Il met à bas la Constitution, gouverne par décrets-lois, dissout les assemblées nationales et provinciales, puis remplace les gouverneurs d’État par des interventores.

Ces agents fédéraux, désignés par Vargas et son entourage, disposent de pouvoirs étendus : législation, administration, répression et nomination des maires. Leur autorité contribue à affaiblir le pouvoir des élites régionales. Deux décrets, surnommés « codes des interventores », sont adoptés en 1931 et 1939 afin d’encadrer leurs fonctions fiscales et administratives, désormais contrôlées par des conseils consultatifs. Ainsi, Vargas assoit son autorité sur un appareil institutionnel dès 1931, s’affirmant comme homme d’État avant d’être chef charismatique.

Cette nouvelle façon de gouverner exacerbe les tensions entre l’autorité fédérale et les institutions locales. En juillet 1932, la « Révolution constitutionnaliste » éclate à São Paulo : l’instabilité du système des « interventions » y atteint son apogée, avec la nomination de six  interventores  différents en deux ans. Bien que réprimé, le soulèvement mène au démantèlement du Gouvernement provisoire. Pour freiner la libéralisation du régime post-révolutionnaire, Vargas confie à ses délégués provinciaux la mission de structurer des partis officiels favorables à son gouvernement. Il tente de consolider son influence au sein de la future Assemblée constituante, réunie fin 1933.

À l’issue des travaux constituants, une nouvelle charte est promulguée le 16 juillet 1934, et de nouvelles élections aussi bien locales que nationales sont organisées. Le scrutin indirect reconduit Vargas à la présidence et facilite la transition de nombreux délégués fédéraux vers des mandats constitutionnels à partir de 1935. Outre les dix interventores confirmés au pouvoir, d’autres gouverneurs élus entretenaient des liens directs avec le Président et son entourage. Le cas de Julio Müller est parlant : élu dans l’État du Mato Grosso, il était le frère de Filinto Müller, alors Chef de police du District Fédéral, en charge de la répression d’État contre les insurgés de 1932. Ainsi, le passage du pouvoir aux gouverneurs reste en partie fictif, la libéralisation du pays s’étant effectuée dans de nombreux cas par et pour les agents fédéraux.

Révolution travailliste ou « citoyenneté sous tutelle » ?

En parallèle des réformes politiques, Getúlio Vargas entend s’attaquer de front à la « question sociale ». D’abord pour des raisons sociologiques évidentes : la victoire de l’Alliance libérale en 1930 met fin à l’hégémonie politique des oligarchies provinciales, ouvrant la voie à de nouveaux acteurs politiques. En butte aux pressions d’acteurs hétérogènes – militaires, technocrates, anciens oligarques, presse émergente –, Vargas cherche à consolider son autorité sur un tissu social qui dépasse le cadre élitaire dont il est issu. Selon l’historienne Angela de Castro Gomes, le soutien qui lui est alors accordé par la classe ouvrière repose sur un contrat implicite : des réformes concrètes contre une reconnaissance symbolique de Vargas comme « bienfaiteur » du peuple2. Ce, dans le contexte d’une progression des idées communistes, que Vargas allait tenter de contenir les années suivantes.

Des raisons institutionnelles expliquent aussi cette prégnance de la « question sociale » : la centralisation croissante et le renforcement de l’exécutif ont uniformisé les politiques publiques à l’échelle nationale. Cette réorganisation clarifie les responsabilités entre autorités fédérales et régionales – ainsi, la création des caisses de retraites instaure un système de sécurité sociale plus équitable, dépassant les disparités régionales du régime précédent.

Un mois après la victoire de la révolution d’octobre 1930, Vargas crée un ministère du Travail, de l’Industrie et du Commerce, confié à Lindolfo Collor, compagnon du soulèvement. Issu d’une génération née sous la République, Collor critiquait ouvertement les élites parlementaires pour leur indifférence envers la « question sociale ». Dès 1919, il dénonçait un régime fiscal inéquitable où « les impôts des pauvres faisaient la fortune des riches »3.

Les élites libérales qui avaient lutté contre Vargas n’hésitent pas à retomber dans ses bras en 1935, voyant en lui un rempart contre la « maladie » communiste.

Dans son passage au ministère, Collor introduit la carte de travail, véritable symbole de la formalisation des relations professionnelles. Ce document, obligatoire pour tous les travailleurs, enregistre les informations essentielles de leurs parcours : employeurs, postes occupés, salaires, dates d’entrée et de sortie, ainsi que les éventuelles contributions au système de retraite. Vargas en détient lui-même la première carte, se proclamant « le premier travailleur du Brésil » – un geste repris par Perón en 1943. Parmi d’autres avancées sociales figurent la nationalisation de certaines mesures, telles que la régulation du travail des femmes et des mineurs (1931), la journée de huit heures (1932), les congés payés (1933). En 1932, le Brésil inscrit dans la loi l’égalité salariale entre hommes et femmes, devançant la France de quatre décennies. Cependant, cet éventail d’initiatives s’applique majoritairement aux travailleurs urbains.

Ces réformes ambitieuses peinent cependant à apaiser les aspirations populaires, croissantes depuis le début du siècle. Leader proche des masses, Getúlio Vargas s’opposait à l’organisation autonome des travailleurs. Le décret du 19 mars 1931 impose le principe d’unicité syndical, ne permettant qu’un seul syndicat par catégorie professionnelle et les plaçant sous tutelle gouvernementale. Par ailleurs, ce système conditionne les droits sociaux par l’adhésion syndicale, réservant la citoyenneté aux titulaires d’une carte de travail pour des métiers reconnus officiellement. Selon l’intellectuel brésilien Wanderley dos Santos, le principe « Qui a un métier, a un bénéfice » cherchait à instaurer une citoyenneté sous tutelle4.

Tandis que certains s’adaptent au pacte corporatiste, d’autres résistent, multipliant les grèves dès 1933. Dans les rues, l’Alliance Nationale Libératrice (ANL), coalition de gauche, et l’Action Intégraliste Brésilienne (AIB), mouvement fasciste, s’affrontent à échéances régulières. Dans le même temps, les fronts progressistes parviennent à faire adopter à l’Assemblée constituante le pluralisme et l’autonomie syndicale – un échec pour Vargas.

En 1934, en pleine libéralisation du régime, Lindolfo Collor est remplacé par Agamenon Magalhães au ministère du Travail pour « imposer un tour de vis ». Sous le commandement de Magalhães, la répression se durcit : création de syndicats « officiels » dirigés par des pantins du régime, et promulgation d’une nouvelle « Loi de sécurité nationale » en avril, facilitant la persécution des opposants du gouvernement fédéral. Un soulèvement communiste mené depuis les casernes échoue en novembre 1935, mais sert de prétexte à la consolidation d’un autoritarisme déjà bien en place5. Ainsi, « l’auto-coup » d’État contre le régime constitutionnel de 1934 sera indissociablement un coup porté à l’indépendance du mouvement ouvrier.

« Contre la Patrie, il n’y a pas de droits »

Les élites libérales, qui avaient lutté pour le retour à la démocratie électorale en 1932, n’hésitent pas à tomber dans les bras de Vargas en 1935, voyant en lui un rempart contre la « maladie » communiste. Entre l’insurrection communiste en 1935 et l’instauration de l’Estado Novo en 1937, Getúlio Vargas maintint une façade constitutionnelle, tout en plongeant le pays dans un état d’exception permanent. Les militaires, sous l’influence de l’ancien ministre de la Guerre, le général Goes Monteiro, organisent des comités de crise pour dresser une stratégie gouvernementale de répression au communisme. Dès janvier 1936, une Commission nationale composée de militaires pro-intégralistes traque les « subversifs ». Les prisonniers politiques sont ensuite jugés par un tribunal d’exception, dont l’instauration complète l’arsenal répressif.

Le Président peut compter sur la complaisance des élites parlementaires à l’égard de l’autocratisation et la militarisation du régime. La coercition va bien au-delà des insurgés, frappant l’ensemble de la classe politique. En 1936, l’Assemblée nationale, sous la plume du député Cunha Melo, justifiait le renouvellement de l’état de siège et l’emprisonnement des députés progressistes avec une maxime glaçante : « Contre la Patrie, il n’y a pas de droits ».

Avec un tel appareil sécuritaire, l’ordre public semblait enfin assuré. Mais voilà que le général Góes Monteiro découvre en 1937 un prétendu complot communiste, le Plan Cohen. L’histoire révélera que la conspiration venait plutôt du gouvernement. Monteiro connaissait en effet l’origine du plan, forgé par le capitaine fasciste Olímpio Mourão Filho, membre de l’AIB. L’événement déclenche une panique anticommuniste dans l’opinion publique, ouvrant la voie à l’Estado Novo. Sans opposition, Vargas proclame la dictature le 10 novembre 1937 à la radio – avant de se rendre, le soir même, à un dîner à l’ambassade argentine.

L’Estado novo

L’Estado Novo prolonge en partie la Révolution de 1930, ses instigateurs étant déjà actifs au sein de l’Alliance Libérale. Pour autant, une telle voie n’était pas inévitable semblait difficilement prévisible les années précédentes. En 1937, ce régime consacre la victoire d’un groupe autoritaire désireux de consolider les mutations antérieures.

L’Estado Novo, s’il emprunte son nom au régime salazariste, s’inspire davantage de l’Italie mussolinienne. Francisco Campos, auteur de la constitution de 1937, surnommée « polonaise » pour sa ressemblance avec la charte de Pilsudski, nourrissait, comme d’autres, une fascination pour le IIIè Reich. En effet, dans l’Estado Novo, les admirateurs du nazisme ne se font pas rares, en particulier parmi les militaires. Dans le sillage de l’abandon sinueux du libéralisme depuis le gouvernement provisoire, son but est d’éradiquer toute trace de pluralisme, qu’il se manifeste par l’autonomie provinciale ou l’expression d’une opinion divergente.

Ironie de l’histoire : le seul mandat démocratiquement obtenu par Vargas s’achève par un suicide

Corporatiste, anti-régional et anti-partisan, l’Estado Novo considère toute division – de classe, de culture, d’opinion politique – comme néfaste. Pour ses artisans, l’épisode constitutionnel de 1934 n’a fait qu’exacerber l’incompatibilité entre, d’un côté, le libéralisme et son goût pour les intérêts particuliers, et de l’autre, les exigences du développement. Pour marquer l’unicité de la nation, Vargas fait brûler les drapeaux des vingt États du Brésil lors d’une cérémonie publique, décrétant l’intervention fédérale généralisée. Cette fois-ci, il dispose d’un réseau mieux articulé d’interventores, lesquels assurent l’expansion du régime dans tous les États fédérés.

Sous la gestion des interventores, le gouvernement priorise l’urbanisation. Il n’y a pas un plan de combat à la pauvreté à proprement parler, mais les autorités s’efforcent d’améliorer les conditions de vie dans les villes. Les départements des municipalités dans chaque État sont chargés de produire des études scientifiques définissant la vocation des villes – industrielle, touristique, ou autre. L’Institut brésilien de géographie et de statistique, créé en 1937, fournit des données précieuses pour orienter la création de services publics. L’Estado Novo se distingue ainsi par ses grands travaux urbains, vitrines du régime.

Mais à l’ombre du progrès matériel, les libertés sont étouffées partout et les populations rurales restent particulièrement exclues – que ce soit sur le plan urbanistique ou social. Toute forme de contestation est censurée au sein du département de presse et de propagande, qui exalte Vargas en « père » bienveillant de la nation. L’Estado Novo poursuit ainsi une orientation sociale, mais gomme les luttes historiques du mouvement ouvrier, d’inspiration socialiste, communiste et anarchiste. Tout en délaissant encore les travailleurs des champs. Ce développement inégal conditionne une avancée des droits économiques par un recul sur les libertés civiques, améliore la condition des villes en appauvrissant les champs.

La catégorie « fasciste » reste pourtant peu utilisée par les historiens. Malgré le culte du chef et l’exaltation d’un homme nouveau, l’Estado Novo n’est ni dirigé par un parti unique ni fondé sur une idéologie raciste. Son nationalisme religieux semble instaurer une oppression strictement politique. Pragmatique, Vargas abandonne même l’Allemagne pour rejoindre les Alliés en 1942, séduit par l’appui financier offert par les États-Unis.

Anticipant une inévitable libéralisation à la fin de la guerre, Vargas réemploie une tactique de 1934 : structurer lui-même les partis. Appuyé sur les interventores, il donne naissance au Parti des Travailleurs (PTB), pour encadrer le mouvement ouvrier et contrer les communistes, et le Parti Social Démocratique (PSD), représentant officiel du régime. Il est le maître du centre politique grâce à cette manœuvre. En 1945, trahi par Góes Monteiro et Eurico Dutra, deux architectes de l’Estado Novo, Vargas est destitué. Ces deux anti-communistes notoires rappellent que son glissement vers une démocratie électorale, où la gauche a pu prendre une place significative avec le PTB, avait brisé la coalition de 1937.

Une empreinte indélébile ?

L’Estado Novo éteint les lumières, mais Vargas ne quitte pas la scène. Plus populaire que jamais, il incarne la démocratie des masses. Dirigeant les deux grands partis nationaux, il est démocratiquement élu président en 1951. Ironie de l’histoire : son dernier mandat, le seul obtenu par les urnes, s’achève par un suicide, scellant la postérité de la gauche comme de la droite au Brésil.

Malgré sa mort en 1954, acculé par la menace d’un nouveau coup d’État, il fait de nombreux successeurs. Marquant l’histoire plutôt comme « père des pauvres » que comme dictateur, son héritage autoritaire, militariste et anti-communiste sera tout de même repris par d’autres groupes, tout aussi organisés que le camp progressiste. Les interventores continueront ainsi de diriger les ministères et les États en qualité de gouverneurs jusqu’aux années 1970. C’est aussi sous le régime varguiste que se forment les architectes de la dictature de 1964.

Il faut attendre l’an 1990 pour que le président Fernando Henrique Cardoso annonce ouvertement la fin de l’ère Vargas. Le tournant du siècle marque une nouvelle orientation des politiques sociales, davantage centrées sur la redistribution. Cependant, même le Parti de Travailleurs, qui entend renouveler la politique sociale, ne peut échapper à l’ombre de Vargas. La consolidation des lois sociales de 2003 reprend ainsi le principe de « consolidation des lois du travail » de 1943. Alors que cette nouvelle gauche ne répète pas l’histoire, elle ne peut s’en défaire complètement.

Notes :

1 Le mouvement tenentista désigne les révoltes des jeunes officiers, appelés “tenentes”, dans les années 1920 (1922, 1924, 1925-1927). Les insurgés réclamaient des réformes politiques et sociales, mais sans idéologie précise. Ses membres se sont progressivement divisés : certains se sont orientés vers le communisme, d’autres vers le fascisme. À la veille de la Révolution de 1930, de nombreux tenentes éminents revenaient de l’exil, influençant le renversement du régime de Washington Luís et l’ascension de Getúlio Vargas.

2 Angela Maria de Castro Gomes. A invenção do trabalhismo. 3eme ed. Rio de Janeiro: Editora FGV, 2005.

3 Article de Lindolfo Collor publié dans le journal « A Tribuna », Rio de Janeiro, le 15 mai 1919.

4 Wanderley Guilherme dos Santos. Cidadania e justiça: a política social na ordem brasileira. Rio de Janeiro: Campus, 1979.

5 L’Intentona Communiste (1935), baptisée par les contemporains de Vargas de « coup de folie communiste », fut une tentative de soulèvement menée par le Parti Communiste Brésilien, soutenue par certains militaires, contre le gouvernement de Getúlio Vargas. Il a été organisé par Luís Carlos Prestes, leader des tenentes dans les années 1920. Son mouvement, déclenché à Recife et Natal, puis à Rio, échoua en trois jours, entraînant une répression violente.

De l’étalon-or à l’euro : un système monétaire pour briser le pouvoir des travailleurs

Euro - Le Vent Se Lève
© Joseph Édouard pour LVSL

À gauche, le décès de Jacques Delors a donné lieu à une série d’hommages embarrassés. On tentait d’opérer une distinction entre la réalité (néolibérale) des institutions européennes et les intentions (sociales) de leur père fondateur. On répétait que l’œuvre de Delors, cet « infatigable européen », était « inachevée ». On avait libéralisé les capitaux, créé un grand marché couronné par une monnaie unique : il fallait à présent redistribuer, réguler, investir en faveur des plus pauvres. Bien sûr, de très nombreux travaux d’économie suggèrent précisément le caractère intrinsèquement inégalitaire, libéral et austéritaire d’un espace de libre-échange avec un taux de change unique. La zone euro est loin d’être la première qui correspond à ces caractéristiques. Dans les années 1920, un autre cadre institutionnel a produit des effets similaires : l’étalon-or. Un récent ouvrage incite à se pencher sur les parallèles entre ces deux systèmes. Et à garder en mémoire les effets désastreux du premier pour tirer des leçons du second.

Dans The Capital Order. How Economists Invented Austerity and Paved the Way to Fascism, (University of Chicago Press, 2022), l’historienne Clara Mattei analyse les politiques économiques mises en place dans l’Italie et la Grande-Bretagne des années 1920. Baisse des salaires, coupes budgétaires, accroissement des taux d’intérêts : elle rappelle l’ampleur de « l’austérité » (loin d’être contemporain, le mot apparaît dans la bouche du ministre italien de l’économie Alberto de’ Stefani) imposée aux populations1. Celle-ci est peu controversée. Elle est même volontiers mise en avant par l’historiographie dominante, qui reconnaît la catastrophe qu’elle a constituée à partir de la crise financière de 1929 : montée en flèche du chômage et de la pauvreté, effondrement des investissements, etc.

« Avec la meilleure foi du monde » : l’austérité, produit d’un aveuglement collectif ?

L’entêtement à poursuivre ces politiques austéritaires est généralement expliqué par le « dogmatisme » de la classe politique, « l’aveuglement » des conseillers, les « erreurs » de la science économique dominante, etc. Dans sa Théorie générale, Keynes ne dit pas autre chose : il appelle les dirigeants (économiques et politiques) à se ressaisir ; et à consentir des dépenses d’investissements, afin que consommation et emploi repartent à la hausse. L’arrimage des monnaies européennes à l’étalon-or (empêchant toute dévaluation et générant une compression des salaires, à la manière de l’euro aujourd’hui), qu’il qualifie de « relique barbare », serait le produit d’un mauvais diagnostic économique ou de lubies idéologiques2.

Aujourd’hui, de nombreux économistes portent un jugement similaire sur la zone euro : une construction dysfonctionnelle, contraire aux règles d’une saine économie, qui ne pouvait mener qu’à une catastrophe sociale – et qui ne doit son existence qu’au fanatisme idéologique de ses pères fondateurs. C’est par exemple ce qu’affirme d’Ashoka Modi, ex-représentant en chef du FMI. Dans un livre à succès, il narre la construction européenne à la manière d’une tragédie grecque : le terrible dénouement est connu d’avance, mais les protagonistes s’y précipitent les yeux bandés.

Un simple aveuglement, en somme ? La grande force du livre de Clara Mattei est de refuser cette grille de lecture. La fonction de l’austérité dans l’Europe des années 1920, soutient-elle, est de stopper nette la progression du socialisme et de briser le pouvoir des travailleurs. Ceux-ci sont alors en position de force. Galvanisés par la révolution soviétique, ils sont peu soucieux d’abandonner l’interventionnisme économique induit par la Première guerre mondiale. Au contraire : celui-ci semble ouvrir la voie à une étatisation croissante. L’inflation monte en flèche ; mais dans le contexte d’une combativité ouvrière sans précédent, la hausse des salaires parvient à l’excéder.

Une monnaie chère impliquait « des temps difficiles et du chômage ». Elle allait transformer l’un des mots d’ordre de la conférence de Gênes (1922) en réalité : « consommer moins, produire plus ».

Ce sont les rentiers et les détenteurs de capitaux qui sortent perdants de cette séquence. Alors que l’État met en place les investissements qu’ils peinent à consentir, leur inutilité apparaît au grand jour. Pour eux, le cercle vicieux semble infini : plus les salaires augmentent, plus la prépondérance du capital dans l’organisation économique se restreint, et plus c’est la puissance publique que l’on appelle à la rescousse pour investir.

Imposer « l’austérité » devient le mot d’ordre de la classe dominante. À cet égard, Clara Mattei effectue une analyse éclairante des conférences de Bruxelles (1920) et de Gênes (1922). Celle-ci signe le retour de l’étalon-or. Et c’est à Gênes que l’on fait généralement remonter « l’aveuglement » de la classe dirigeante : en arrimant les monnaies nationales à l’or, celle-ci se serait liée les mains, se condamnant à une spirale déflationniste, dont les les terribles effets sociaux auraient été décuplés par la crise financière de 1929. Si l’on en croit un article récent du Figaro, Winston Churchill commit « sa plus grande erreur » avec cette décision, qui devait « aggraver » la crise économique et sociale ». Un choix effectué « avec la meilleure foi du monde », peut-on lire.

Clara Mattei met en évidence la dimension de classe de ces conférences internationales. The Economist rend ainsi compte de leur enjeu pour les organisateurs : « sécuriser, contre de puissantes oppositions, l’acceptation d’une politique de déflation contre une politique de dévaluation, et également celle d’une monnaie chère, par opposition à la doctrine continentale d’une monnaie abordable » (p. 137).

Le choix est simple : dans une économie semi-ouverte, un défaut de compétitivité (salaires et prix plus élevés, conférant un avantage aux marchandises importées) peut être combattu ou bien par un ajustement sur la monnaie (dévaluation, qui renchérit les importations), ou bien par un ajustement sur les salaires, à la baisse (déflation). La dévaluation, défendue par ceux qui souhaitaient une hausse continue des salaires, était destinée à protéger l’industrie nationale contre les marchandises étrangères.

C’est l’option de la déflation qui fut entérinée par ces conférences. L’arrimage des monnaies à la valeur de l’or, induisant l’impossibilité de les déprécier, allait l’institutionnaliser. Aussi le système étalon-or apparaissait-il comme un moyen de restreindre le champ des possibles en termes de politiques économiques ; de maintenir le statu quo contre « la communauté, dans sa capacité collective », ainsi qu’on peut le lire dans un document conclusif de la conférence de Bruxelles3.

De la même manière, la « monnaie abordable », qui favorisait consommation et investissement, favorisait un état de plein emploi favorable aux travailleurs lors des négociations salariales. La « monnaie chère », au contraire, était synonyme de « temps difficiles et de chômage », ainsi que l’exprime le représentant sud-africain. Elle constituait un levier pour transformer l’un des mots d’ordre de la conférence en réalité : « consommer moins, produire plus ».

Les trois visages de l’austérité

On pourrait reprocher à Clara Mattei l’ampleur de la définition qu’elle donne à « l’austérité ». Celle-ci recouvre, selon elle, trois aspects : fiscal (fiscalité régressive, coupes budgétaires – soit la manière dont on la comprend le plus intuitivement), monétaire (restriction du crédit, hausse des taux, monnaie forte), industriel (bas salaires et chômage). En réalité, on voit vite que ces trois dimensions sont étroitement liées.

L’austérité fiscale, qui réduit la demande en bridant la consommation (par une hausse des impôts indirects ou une coupe dans les aides sociales), freine l’inflation et les échanges, et génère une réévaluation de la monnaie et une hausse des taux4. Une monnaie forte a pour effet de diminuer le coût des produits importés, nuisant à l’industrie nationale et favorisant l’accroissement du chômage, tandis que des taux élevés (qui contribuent à maintenir une monnaie forte) produisent le même effet. Le chômage restreint le pouvoir de négociation des syndicats et leurs moyens de pression sur l’appareil d’État… enclin, par conséquent, à davantage d’austérité fiscale.

Et ainsi de suite. Difficile de distinguer la cause de l’effet dans cet ensemble circulaire. De fait, c’est conjointement que les classes dirigeantes concevaient ces facettes cumulatives de l’austérité.

© Vincent Ortiz

En Italie comme en Angleterre, ces politiques ont des effets catastrophiques sur le taux de croissance ou les exportations. « L’austérité monétaire a infligé des dégâts importants au commerce britannique, spécifiquement dans le domaine du charbon : la hausse de la livre renchérissait les biens britanniques par rapport à ceux du reste du monde », note Clara Mattei (p. 91). Tout comme aujourd’hui, la surévaluation de l’euro pour une bonne partie des pays de la zone nuit à leur balance commerciale, serait-on tenté d’ajouter…

C’est l’Europe qui devait réconcilier la gauche et le patronat. Et c’est Jacques Delors, à la tête du ministère français de l’Économie et des Finances d’abord, de la Commission européenne ensuite, qui en serait l’architecte.

Pourquoi la classe dominante britannique a-t-elle imposé une austérité si peu favorable à son industrie ? « De mauvaises ventes impliquaient une hausse du chômage, qui a contribué à écraser les syndicats et plus spécialement leur pouvoir d’imposer un changement social », répond-elle5. L’arrimage de la livre à l’étalon-or, la surévaluation de la monnaie britannique qui s’en est suivie, ont effectivement contribué à déprimer l’activité nationale – les produits britanniques étant confrontés à une concurrence étrangère déloyale. Cette dépression a conduit à une multiplication par quatre de la quantité de chômeurs : une nouvelle donne qui devait être fatale au pouvoir de négociation des salariés. Aussi ne s’étonnera-t-on pas de la corrélation entre accroissement du taux de chômage et du taux d’exploitation (32 % au cours de la phase « austéritaire » des années 1920) que relève Clara Mattei pour la Grande-Bretagne.

En Italie, la répression directe des syndicats a joué un rôle plus important. En 1927, avec la Charte du travail, l’État (sous l’impulsion du patronat) se substitue au marché dans la fixation des salaires. Une « austérité industrielle » d’une ampleur inouïe est imposée : les salaires diminuent de 26 % en trois ans6… Mais il n’est pas interdit de supposer que l’arrimage de la lire à l’or avait pour motivation de pérenniser cet état des rapports de force. Dans un discours prononcé en 1927, Mussolini lui-même estime que le respect des règles de l’étalon-or permettra de favoriser « la discipline de fer et le dur labeur pour les Italiens ».

De l’étalon-or à l’euro

Ajustement sur la monnaie ou ajustement sur les salaires. Dévaluation ou déflation : le dilemme des organisateurs de la conférence de Gênes était aussi celui des « pères fondateurs » de la construction européenne. Peut-on réellement postuler qu’ils ignoraient ces mécanismes fondamentaux ? Que le caractère néolibéral de l’Union européenne est apparu comme une surprise7 ?

Il serait stérile de spéculer sur les intentions des uns et des autres. Il est peut-être plus utile de se reporter à leurs déclarations publiques. Avant le tournant de 1983, de nombreux dirigeants du Parti socialiste ne faisaient pas mystère de la contradiction frontale entre le cadre européen et les aspirations égalitaires de leur électorat. On citera François Mitterrand lui-même, qui écrivait dans une tribune datant de 1968 : « Une France socialiste dans une Europe libérale : cette question est d’actualité brûlante pour la gauche […] La gauche devra‐t‐elle opter pour l’Europe contre le socialisme, ou pour le socialisme contre l’Europe8 ? »

Le tournant néolibéral de 1983 achevé, c’est l’Europe qui devait réconcilier la gauche et le patronat. Et c’est Jacques Delors (à la tête du ministère de l’Économie et des Finances d’abord, de la Commission européenne ensuite) qui en serait l’architecte. Le « rapport Delors sur l’union économique et monétaire », préparé par la Commission et adopté par les États en 1989, donne le ton9. Il se félicité de la « nette tendance au ralentissement du rythme moyen de hausse des prix et des salaires » permise par l’approfondissement de la construction européenne ; et ajoute qu’il faut « s’employer à convaincre les chefs d’entreprise et les travailleurs des avantages de politiques salariales fortement axées sur les améliorations de la productivité ».

On y lit que « la flexibilité salariale est nécessaire pour éliminer les différences de compétitivité entre les pays et régions de la communauté ». Et on y découvre un hommage à « l’effet de discipline » exercé par « les forces du marché » : une fois l’union économique et monétaire achevée, « les marchés financiers […] sanctionneraient les écarts par rapport aux orientations budgétaires arrêtées en commun ou aux accords salariaux, et exerceraient donc une pression en faveur de politiques plus saines ».

La suite est connue. La voie de la dévaluation, déjà abandonnée en 1983, fut rendue impossible par l’adoption de l’euro. Et c’est la « dévaluation interne », sous la forme de la compression des salaires, que l’on allait systématiser.

À cette lueur, on comprend mal (ou on ne comprend que trop bien) l’hommage appuyé d’une partie de la gauche à la vision européenne de Jacques Delors. On comprend en revanche parfaitement les mots élogieux d’Emmanuel Macron, adressés à l’homme de la « réconciliation du socialisme de gouvernement avec l’économie sociale de marché » – par le truchement de la construction européenne.

Notes :

1 « Je dois placer au cœur des priorités nationales la renonciation consciente des droits obtenus par les estropiés, les invalides, les soldats. Ces renonciations, qui constituent un sacrifice sacré consenti pour l’âme de notre pays, ont un nom : austérité » (p. 244).

2 Ainsi, Serge Berstein et Pierre Milza, historiens de référence de la période fasciste, estiment que si Mussolini a tenu à maintenir l’arrimage de la livre à l’étalon-or – aux implications déflationnistes terribles pour la population – c’est à cause… d’un attachement idéologique au principe d’une monnaie forte ! (Le Fascisme italien 1919-1945, Points, 2018).

3 Cité p. 152.

4 Les taxes à la consommation comme facteur de réduction de la demande est ouvertement théorisé par Ralph George Hawtrey, l’économiste du Trésor britannique : « La taxation [à la consommation], en réduisant les ressources disponibles pour les citoyens, les induit à réduire leur consommation des marchandises » (cité p. 180).

5 Elle rejoint ainsi les analyses de l’économiste Michal Kalecki sur « les aspects politiques du plein-emploi ». « Sous un régime de plein-emploi permanent, la menace du chômage cesserait de jouer son rôle de mesure disciplinaire. La position sociale des chefs d’entreprise serait ébranlée, tandis que l’assurance et la conscience de classe de la classe ouvrière s’accroîtraient » (« The Political Aspects of Full Employment », Political Quarterly, 14, 1943).

6 Les économistes italiens qui conseillaient Mussolini étaient souvent d’obédience néoclassique, attachés à l’idée d’un marché du travail parfaitement concurrentiel, sur lequel le salaire s’équilibrerait en fonction de l’offre de travailleurs et de la demande de travail. Ils estimaient que le marché du travail était distordu par le pouvoir des syndicats. Ironie de l’histoire, c’est seulement avec l’appui des matraques fascistes qu’ils ont pu faire advenir un marché du travail (supposément) concurrentiel.

7 Il est difficile de dater le « point de bascule » à partir duquel les institutions européennes sont devenues fondamentalement néolibérales. Voir Aurélie Dianara, « Europe sociale : aux origines de l’échec », Le vent se lève, avril 2023.

8 Voir William Bouchardon, « La construction européenne s’est faite contre le peuple français – entretien avec Aquilino Morelle », Le vent se lève, 22 novembre 2021.

9 Rapport sur l’Union économique et monétaire dans la Communauté européenne, Commission européenne, 12 avril 1989. Consultable en ligne : https://www.cvce.eu/content/publication/2001/11/22/725f74fb-841b-4452-a428-39e7a703f35f/publishable_fr.pdf

La lune de miel oubliée entre Mussolini et les libéraux

Mussolini - Le Vent Se Lève
Benito Mussolini dans les années 1920, alors à la tête d’un gouvernement de coalition © Everett Collection

L’histoire de l’entre-deux guerres est généralement réduite à un affrontement, plus ou moins ouvert, entre « démocraties libérales » et régimes « totalitaires ». Cette grille de lecture oblitère la véritable lune de miel entre les élites libérales européennes et le Duce Benito Mussolini durant la première décennie de son règne. Dans The Capital Order. How Economists Invented Austerity and Paved the Way to Fascism (University of Chicago Press, 2022), la chercheuse Clara Mattei analyse la similitude entre les politiques économiques de la Grande-Bretagne libérale et de l’Italie fasciste durant les années 1920. Dans ces deux pays, elles avaient pour fonction de réprimer les protestations des travailleurs – qui, suite à la Première guerre mondiale, menaçaient d’ébranler l’ordre capitaliste. Aux côtés des matraques, une arme redoutable fut déployée, en Angleterre comme en Italie : « l’austérité ». Traduction par Alexandra Knez [1].

Lorsqu’on évoque la dimension « totalitaire » ou « corporatiste » du fascisme, c’est généralement pour souligner une rupture supposée avec la société libérale qui l’a précédée. Mais si l’on s’intéresse aux politiques économiques du fascisme italien, on constate que certaines configurations emblématiques du siècle dernier – et du nôtre – ont été expérimentées dès les premières années du règne de Benito Mussolini.

À cet égard, l’alliage entre austérité – réduction des dépenses sociales, fiscalité régressive, déflation monétaire, répression salariale – et technocratie – gouvernement « des experts » par lequel ces politiques sont imposées – est révélateur. Mussolini a été l’un des partisans les plus acharnés de l’austérité sous sa forme contemporaine. Quiconque s’intéresse à ses conseillers ne s’en étonnera pas : il a su s’entourer d’économistes faisant autorité, ainsi que de chantres du modèle émergent d’« économie appliquée » qui constitue encore aujourd’hui le fondement du paradigme néoclassique.

Rome, 1922 : les experts économiques au pouvoir

Un peu plus d’un mois après la marche des fascistes italiens sur Rome en octobre 1922, les votes du Parti national fasciste, du Parti libéral et du Parti populaire (prédécesseur de la Démocratie chrétienne) ont inauguré la période dite « des pleins pouvoirs ». Ils confèrent ainsi des prérogatives sans précédent au ministre des Finances de Mussolini, l’économiste Alberto de’ Stefani, et à ses collaborateurs et conseillers techniques, en particulier Maffeo Pantaleoni et Umberto Ricci (de sensibilité libérale).

Réduction drastique des dépenses sociales, augmentation des taxes régressives et élimination de l’impôt progressif, augmentation du taux d’intérêt, une vague de privatisations que l’économiste Germà Bel a qualifiée de première privatisation à grande échelle dans une économie capitaliste…

Mussolini offre à ces experts l’opportunité d’une vie : façonner la société à l’image de leurs modèles. Dans les pages de The Economist, Luigi Einaudi – célébré comme un champion de l’antifascisme libéral et, en 1948, comme le premier président de la République démocratique italienne d’après-guerre – accueillit avec enthousiasme ce tournant autoritaire. « Jamais un parlement n’avait confié un pouvoir aussi absolu à l’Exécutif […] La renonciation du parlement à tous ses pouvoirs pour une période aussi longue a été acclamée par l’opinion publique. Les Italiens en avaient assez des bavards et des exécutifs faibles », écrit-il le 2 décembre 1922. Le 28 octobre, à la veille de la Marche sur Rome, il avait déclaré : « Il faut à la tête de l’Italie un homme capable de dire non à toutes les demandes de nouvelles dépenses ».

Les espoirs d’Einaudi et de ses collègues se sont concrétisés. Le régime de Mussolini a mis en œuvre des réformes radicales favorisant une austérité fiscale, monétaire et industrielle [NDLR : les trois visage de l’austérité selon Clara E. Mattei, complémentaires et cumulatifs. L’austérité fiscale consiste dans une fiscalité régressive, l’austérité monétaire dans une contraction forcée de l’émission et une hausse des taux d’intérêt, l’austérité industrielle dans une compression salariale]. Elles ont permis d’assujettir la classe ouvrière à une discipline d’airain et lui imposer des sacrifices douloureux, pérennisant ainsi l’ordre capitaliste qui avait été remis en question suite à la Première guerre mondiale. Le biennio rosso, ces deux années de conflit social précédant l’arrivée des fascistes au pouvoir, avait vu une vague de grèves et de soulèvements populaires sans précédent en Italie, ainsi que l’éclosion d’une multitude d’expériences d’organisations post-capitalistes.

Parmi les réformes qui ont contribué à étouffer toute velléité de changement politique, on peut citer la réduction drastique des dépenses sociales, les licenciements de fonctionnaires (plus de soixante-cinq mille pour la seule année 1923) et l’augmentation des taxes à la consommation (régressives, car payées principalement par les pauvres). À ces mesures s’ajoutent l’élimination de l’impôt progressif sur les successions, l’augmentation du taux d’intérêt (de 3 à 7 % à partir de 1925), ainsi qu’une vague de privatisations que l’économiste Germà Bel a qualifiée de première privatisation à grande échelle dans une économie capitaliste.

En outre, l’État fasciste a multiplié les lois coercitives qui réduisaient considérablement les salaires et prohibaient les syndicats. Mais le coup d’arrêt définitif aux revendications des travailleurs fut donné par la Charte du travail de 1927, qui a supprimé toute possibilité de conflit de classe. La Charte codifie l’esprit du corporatisme dont le but, selon Mussolini, est de protéger la propriété privée et « d’unir dans l’État souverain le dualisme ruineux des forces du capital et du travail », considérées « à présent non plus comme systématiquement antagonistes, mais comme des éléments qui aspirent à un horizon commun, l’intérêt supérieur de la production ».

Le ministre des Finances de’ Stefani a salué la Charte comme une « révolution institutionnelle », tandis que l’économiste libéral Einaudi a justifié sa définition « corporatiste » des salaires comme étant le seul moyen d’imposer les résultats optimaux d’un marché concurrentiel du travail tel qu’il est à l’œuvre dans le modèle néoclassique. La contradiction est ici flagrante : les économistes, si intransigeants dans la protection du libre marché, ne voient guère d’inconvénients à l’intervention répressive de l’État sur le marché du travail pour lui imposer une configuration qu’il ne prend pas spontanément. L’Italie a ainsi connu une baisse ininterrompue des salaires réels pendant toute la période de l’entre-deux-guerres – un fait unique dans les pays industrialisés.

Un engouement international

L’accroissement du taux d’exploitation garantissait une hausse du taux de profit. En 1924, le Times de Londres commentait le succès de l’austérité fasciste : « l’évolution des deux dernières années a vu l’absorption d’une plus grande proportion des profits par le capital, ce qui, en stimulant les entreprises, a très certainement été avantageux pour le pays dans son ensemble ».

À une époque où la grande majorité des Italiens réclamait des changements sociaux majeurs, les partisans de l’austérité se sont appuyés sur le fascisme, son gouvernement fort et sa rhétorique nationaliste, tout comme les tenants du fascisme avaient besoin de l’austérité pour consolider leur pouvoir. C’est cette adhésion à l’austérité qui a conduit les milieux libéraux à soutenir le gouvernement de Mussolini, même après les leggi lascistissime (« lois fascistissimes ») de 1925 et 1926, qui ont officiellement érigé Mussolini au rang de dictateur du pays.

La couverture médiatique de l’Italie fasciste, en Grande-Bretagne, n’a en effet pas connu d’évolution majeure au cours de la décennie. The Economist, le 4 novembre 1922, approuvait l’objectif affiché par Mussolini, celui d’imposer une « réduction drastique des dépenses publiques » au nom du « besoin criant d’une finance saine en Europe ». En mars 1924, il se réjouissait encore en ces termes : « Signor Mussolini a rétabli l’ordre et éliminé les principaux facteurs d’instabilité ». Ces facteurs d’instabilité avaient de quoi faire frémir : « les salaires atteignaient leurs limites supérieures, les grèves se multipliaient », et « aucun gouvernement n’était assez fort pour y remédier ».

En juin 1924, le Times, pour lequel le fascisme était un gouvernement « anti-gaspillage », l’érigeait en solution face à la « paysannerie bolchévique » de « Novara, Montara et Alessandria » et à « la stupidité brute de ces populations », séduites par « les expériences de gestions soi-disant collectives ».

Le message était sans équivoque : les préoccupations relatives aux abus politiques du fascisme disparaissaient face aux succès de l’austérité

L’ambassade britannique et la presse libérale internationale continuent par la suite à applaudir les triomphes de Mussolini. Le Duce avait réussi à confondre l’ordre politique et l’ordre économique – ce qui constitue l’essence même de l’austérité. Comme le montrent les archives, à la fin de l’année 1923, l’ambassadeur britannique en Italie rassure les observateurs de son pays : « le capital étranger a surmonté la défiance, qui n’était pas injustifiée, qu’il éprouvait par le passé ; il vient à nouveau en Italie avec confiance ».

Le diplomate s’attachait à souligner le contraste entre l’ineptie de la démocratie parlementaire italienne de l’après-guerre, instable et corrompue, et l’efficacité de la gestion économique du ministre de’ Stefani : « Il y a dix-huit mois, tout observateur averti estimait que l’Italie était sur la pente du déclin […] Il est à présent généralement admis, même par ceux qui n’aiment pas le fascisme et déplorent ses méthodes, que l’ensemble de la situation a changé […] Un progrès impressionnant vers la stabilisation des finances de l’État […] Les grévistes [ont été réduits] de 90 %, tandis que les journées de travail perdues [ont été réduites] de plus de 97 %, avec une augmentation de l’épargne nationale de 4.000 [millions de lires] par rapport à l’année précédente ; de fait, celle-ci dépasse pour la première fois le niveau d’avant-guerre de près de 2.000 millions de lires ».

Les succès de l’austérité en Italie – en termes de compression salariale, de profits élevés et de bonnes affaires pour la Grande-Bretagne – avaient une dimension répressive évidente, qui allait au-delà d’un exécutif fort et du contournement du parlement. L’ambassade elle-même faisait état de nombreuses actions brutales : agressions permanentes contre les opposants politiques, incendies de permanences socialistes et de conseils syndicaux, révocations de nombreux maires socialistes, arrestations de communistes ainsi que des meurtres politiques notoires, dont le plus célèbre fut l’assassinat du parlementaire socialiste Giacomo Matteotti.

Mais le message était sans équivoque : les préoccupations relatives aux abus politiques du fascisme disparaissaient face aux succès de l’austérité. Même le champion du libéralisme et gouverneur de la Banque d’Angleterre Montagu Norman, après avoir exprimé sa défiance à l’égard de l’État fasciste, sous lequel « l’opposition, sous toutes ses formes, avait disparu », ajoutait : « cet état de choses convient actuellement, et peut fournir, pour le moment, l’administration la mieux adaptée à l’Italie ». De même, Winston Churchill, à l’époque chef du Trésor britannique, expliquait : « différentes nations ont différentes façons de tendre vers le même but […] Si j’avais été Italien, je suis sûr que j’aurais été avec vous du début à la fin de votre lutte victorieuse contre le léninisme. »

Montagu Norman et Winston Churchill ont tous deux souligné, dans leurs propos privés comme dans leurs déclarations publiques, combien des solutions illibérales inconcevables dans leur propre pays pouvaient s’appliquer à un peuple « différent » et moins acclimaté à la démocratie.

Lorsque les observateurs libéraux émettent des doutes, ils ne concernaient pas la santé démocratique du pays mais ce qu’il adviendrait sans Mussolini. En juin 1928, Einaudi écrivait dans The Economist qu’il craignait un vide de représentation politique, mais plus encore un effondrement de l’ordre capitaliste. Il évoque les « très graves interrogations » qui viennent à l’esprit des Britanniques :

« Lorsque, par le cours inévitable de la nature, la poigne du grand Duce sera retirée de la barre, l’Italie retrouvera-t-elle un homme de sa trempe ? Une même époque peut-elle produire deux Mussolini ? Si ce n’est pas le cas, quelle sera la prochaine étape ? Sous un contrôle plus faible et moins avisé, ne risque-t-on pas d’assister à une révolte chaotique ? Et avec quelles conséquences, non seulement pour l’Italie, mais aussi pour l’Europe ? ».

Les élites financières internationales appréciaient tellement l’austérité à l’italienne qu’elles ont remercié Mussolini en lui accordant toutes les ressources dont il avait besoin pour consolider son leadership, notamment en réglant la dette de guerre et en stabilisant la lire – comme le relate Gian Giacomo Migone dans son classique The United States and Fascist Italy.

Le soutien idéologique et matériel que l’establishment libéral, national et international, a garanti au régime de Mussolini, ne constitue aucunement une exception. Cet alliage d’autoritarisme, de gouvernement par les experts et d’austérité inauguré par le premier fascisme « libéral » a fait école : du recrutement des Chicago Boys par le régime d’Augusto Pinochet au soutien apporté par les Berkeley Boys à celui de Soeharto en Indonésie (1967-1998), en passant par l’expérience dramatique de la dissolution de l’URSS.

Lors de ce dernier événement, le gouvernement de Boris Eltsine avait effectivement déclaré la guerre aux législateurs russes qui s’opposaient au programme d’austérité soutenu par le FMI. Son assaut contre la démocratie devait atteindre son paroxysme en octobre 1993, lorsque le président a fait appel à des chars, des hélicoptères et 5 000 soldats pour assiéger le Parlement russe. L’attaque devait se conclure par 500 morts et de nombreux blessés. Une fois les cendres retombées, la Russie s’est retrouvée sous un régime dictatorial incontrôlé : Eltsine avait dissous le Parlement « récalcitrant », suspendu la Constitution, fermé des journaux et emprisonné ses opposants.

Comme pour la dictature de Mussolini dans les années 1920, The Economist n’a eu aucune hésitation à justifier les actions musclées d’Eltsine, présentées comme la seule voie susceptible de garantir l’ordre du capital. Le célèbre économiste Larry Summers, fonctionnaire du Trésor sous l’administration Clinton, était catégorique sur le fait que, pour la Russie, « les trois ations – privatisation, stabilisation et libéralisation – doivent toutes être achevées le plus rapidement possible. Maintenir l’élan de la réforme est un problème politique crucial ».

Aujourd’hui, ces mêmes économistes libéraux ne font aucune concession à leurs propres compatriotes. Larry Summers est en première ligne pour prôner l’austérité monétaire aux États-Unis, où il prescrit une dose de chômage pour guérir l’inflation. Comme toujours, la solution des économistes mainstream consiste à exiger des travailleurs qu’ils absorbent la plus grande partie des difficultés à travers une baisse des salaires, un allongement des journées de travail et une réduction des aides sociales.

Notes :

[1] Article originellement publié par notre partenaire Jacobin sous le titre : « When Liberals Fell in Love With Benito Mussolini ».

Pourquoi Silvio Berlusconi est la figure politique emblématique de notre époque

Silvio Berlusconi en 2018. © Niccolò Caranti

Silvio Berlusconi, décédé à l’âge de 86 ans, a structuré la politique italienne autour de son empire télévisuel et a porté l’extrême droite au pouvoir. Prédécesseur de Donald Trump, il reste le symbole ultime de la marginalisation de la démocratie par le pouvoir des médias. Article de notre partenaire Jacobin, traduit par Alexandra Knez.

« La fin d’une époque ». C’est en ces termes que le quotidien italien La Repubblica a parlé de la mort de Silvio Berlusconi, en soulignant sa centralité dans la vie publique italienne durant plusieurs décennies. Cette mise en avant de sa stature « historique » est finalement plus indulgente que l’évoquation de ses liens avec la pègre, ses abus de pouvoir ou son utilisation du Parlement pour défendre son empire télévisuel. Pourtant, dire que sa mort marque la fin d’une époque revient à mal comprendre les changements qu’il a incarnés. De l’actuel gouvernement italien d’extrême droite à la montée du trumpisme aux États-Unis, nous vivons en effet toujours dans le monde de Berlusconi.

En 1994, la première campagne électorale du magnat des médias a inauguré de nombreux changements qui se sont rapidement répandus dans les démocraties occidentales. Axant sa campagne sur la résistance à une gauche prétendument surpuissante, il s’est présenté à la tête non pas d’un parti de masse, mais d’une start-up baptisée Forza Italia. Ses listes électorales étaient composées de ses alliés du monde des affaires, sa campagne s’est déroulée sur ses propres chaînes de télévision privées et son appel en faveur d’une Italie « libéralisée » et libre-échangiste a été associé à l’utilisation du pouvoir de l’État au service de ses propres intérêts commerciaux. En bref, il s’agissait d’une privatisation sournoise de la démocratie italienne.

Cela a été possible grâce à la décomposition de l’ancien ordre politique, ébranlé par un scandale de corruption connu sous le nom de « Tangentopoli », lequel a fait sombrer les anciens partis de masse entre 1992 et 1994. Dans une atmosphère de perte de confiance des citoyens dans leurs institutions, Forza Italia et ses alliés ont prétendu représenter un nouveau mouvement de « libéralisation » et dénigré les « politiciens » élitistes. Le Movimento Sociale Italiano (MSI), parti néofasciste allié à Berlusconi, s’est lui réinventé en parti de « la gente » – des gens ordinaires – et non du « tangente » – du pot-de-vin.

Berlusconi, membre de longue date de la loge maçonnique P2 – qui avait, par l’intermédiaire de son associé Marcello Dell’Utri, des liens avec la mafia – était un choix plutôt surprenant pour représenter ce changement d’époque. En réalité, son règne a au contraire renforcé les liens entre le pouvoir de l’État et les intérêts troubles du monde des affaires. Pourtant, la nouvelle droite qu’il dirigeait a réussi à rallier une minorité importante d’Italiens à son projet, remportant régulièrement les élections alors que la base de la gauche se fragmentait. Si les problèmes juridiques de Berlusconi ont bien fini par entraver sa carrière politique, il laisse derrière lui un espace public durablement affaibli et une droite radicalisée.

La fin de l’histoire

La fin de la guerre froide a joué un rôle décisif dans l’effondrement de l’ancien ordre politique italien et dans la libération des forces qui ont porté Berlusconi au pouvoir. Au milieu du triomphalisme de la « fin de l’histoire » et de ses petites querelles idéologiques, les médias libéraux ont parlé avec enthousiasme d’une opportunité historique : la chute du mur de Berlin permettrait engin de créer une Italie « moderne », « normale », « européenne », qui pourrait renaître des cendres des anciens partis de masse. Les communistes repentis se sont transformés en sociaux-démocrates ou en libéraux, et les partis démocrate-chrétien et socialiste, longtemps puissants, ont disparu sous le poids des affaires de corruption. Les massacres orchestrés par la mafia qui marquèrent le début des années 1990 rendirent encore plus urgent l’appel à l’assainissement de la vie publique italienne – et à l’imposition de l’État de droit par une administration efficace et rationnelle.

L’implosion des partis de masse et de leurs racines sociales n’a pas donné naissance à un domaine public plus moral, enfin libéré du clientélisme, mais plutôt à sa capture par ceux qui, comme Berlusconi, détenaient déjà le pouvoir par des moyens non électoraux.

La première incursion de Berlusconi dans l’arène électorale était une réponse à ce même moment de refondation – mais, tout en exploitant également un esprit « post-idéologique », elle pointait dans une direction presque opposée. L’implosion des partis de masse et de leurs racines sociales n’a pas donné naissance à un domaine public plus moral, enfin libéré du clientélisme, mais plutôt à sa capture par ceux qui, comme Berlusconi, détenaient déjà le pouvoir par des moyens non électoraux. Alors que dans les décennies d’après-guerre, le Parlement et même la radio-télévision publique avaient été dominés par les partis qui avaient mené la résistance contre le fascisme, la situation commençait à changer. L’empire commercial de Berlusconi, d’abord constitué dans l’immobilier, notamment dans le Milan très yuppie des années 1980, ont fait de lui le symbole d’un hédonisme entrepreneurial dynamique. Grâce à ses liens avec le parti socialiste de Bettino Craxi, il a pu, au cours de ces mêmes années, transformer ses réseaux de télévision locaux en chaînes nationales privées.

L’effondrement des anciens partis a également alimenté une « peopolisation » de la vie publique, associée à la recherche de leaders « présidentiels » à l’américaine. Bien au-delà de Berlusconi lui-même, une foule d’hommes d’affaires, de juges et de technocrates se sont disputé le contrôle de l’arène électorale en tant que figures supposées « salvatrices », capables de sortir l’Italie de ses errements de la politique politicienne et des combats idéologiques. Cette personnalisation de la vie publique a sans doute atteint son paroxysme pendant les neuf années où Berlusconi a été Premier ministre, entre 1994 et 2011. Ses propos sexistes et racistes récurrents, sa banalisation du fascisme historique et ses dénonciations des attaques des magistrats prétendument « communistes » à son encontre ont mis en rage ses adversaires et attisé sa propre base.

Durant cette période, le centre gauche est régulièrement tombé dans le piège consistant à faire des méfaits personnels du magnat le centre de sa propre action politique – en tentant sans cesse d’atteindre les franges soi-disant « modérées » de la base de Berlusconi dont on pensait qu’ils finiraient par se lasser de ses frasques. A l’inverse, la priorité absolue accordée aux milieux d’affaires et à la « libéralisation » économique en tant que modèle pour l’avenir de l’Italie ont été beaucoup moins contestés, alors qu’elles affectaient bien plus la vie quotidienne de l’électorat populaire.

Dans une certaine mesure, la corruption personnelle de Silvio Berlusconi a été son talon d’Achille politique. En 2013, il finit par être interdit d’exercice de toute fonction publique à la suite d’une condamnation pour fraude fiscale, ce qui a mis fin à sa position de chef de file de l’alliance de droite et a rapidement ouvert la voie à la Lega de Matteo Salvini. Cependant, au moment où cela s’est produit, le centre gauche avait déjà rejoint le gouvernement avec lui, car l’imposition de mesures d’austérité après la crise de 2008 nécessitait des « grandes coalitions » censées dépasser les clivages politiques.

La radicalisation de la droite italienne

Aujourd’hui, Forza Italia n’est plus la force dominante de la droite italienne : elle est désormais un partenaire minoritaire de la coalition dirigée par les postfascistes de Giorgia Meloni. Des alliés historiques de Berlusconi, comme Gianfranco Miccichè, patron de longue date du parti en Sicile, ont déjà déclaré qu’il était peu probable que Forza Italia survive sans son fondateur historique. Pourtant, si le parti lui-même est à bout de souffle, la transformation berlusconienne de la vie publique italienne est toujours d’actualité.

L’accent mis sur les intérêts personnels de Berlusconi et sur sa personnalité excentrique peut également occulter l’effet plus concret qu’il a eu sur le système des partis.

En effet, l’accent mis sur les intérêts personnels de Berlusconi et sur sa personnalité excentrique peut également occulter l’effet plus concret qu’il a eu sur le système des partis. En 2019, Berlusconi lui-même a apporté des éclaircissements à ce point, au cours d’un discours dans lequel il s’est vanté de son rôle historique dans la construction de la coalition de droite, alors qu’il n’était déjà plus dans la fleur de l’âge. « C’est nous qui avons légitimé et constitutionnalisé la Lega et les fascistes », a-t-il insisté, en formant un gouvernement avec ces forces en 1994, alors que les autres partis les refusaient alors en tant qu’alliés potentiels. Il a tenu ces propos dans un discours où il prenait ses distances avec le nationalisme italien « souverainiste », laissant entendre qu’il avait modéré ces forces en les intégrant à de hautes fonctions. Pourtant, le bilan réel est beaucoup plus mitigé.

Après de nombreux changements et des ruptures sporadiques, cette alliance de base – Forza Italia de Berlusconi, avec la Lega nord régionaliste et les héritiers du fascisme, aujourd’hui organisés en Fratelli d’Italia – a duré près de trois décennies. Ces dernières années, le magnat s’est présenté comme un garde-fou « pro-européen » contre les tendances « populistes », mais dans l’ensemble, les politiques identitaires nationalistes de cette coalition se sont radicalisées sous la direction de Salvini et maintenant de Meloni.

Cette ouverture relevait en partie du révisionnisme historique et visait à banaliser le bilan du fascisme. Certes, les affirmations du milliardaire selon lesquelles Benito Mussolini « n’a jamais tué personne » étaient offensantes pour les antifascistes et ceux qui se ont vécu sous le régime fasciste. Il ne s’agissait pas seulement du passé, mais aussi de faire passer l’Italie et les Italiens pour des victimes du politiquement correct imposé par la gauche et de son hégémonie culturelle qui viendrait plus de son poids au sein des élites culturelles que d’une légitimité obtenue dans les urnes. Berlusconi a également cherché à modifier ce qu’il a appelé la Constitution italienne « d’inspiration soviétique », rédigée par les partis de la Résistance en 1946-47, et à la remplacer par une constitution centrée sur un chef. Aujourd’hui, Meloni promet de poursuivre le même programme : non seulement un révisionnisme historique, mais aussi une mise à mort définitive de l’ordre politique d’après-guerre et de ses partis de masse, par le biais d’une réécriture de la Constitution elle-même.

Vendredi dernier, l’animatrice de télévision Lucia Annunziata a affirmé que les projets de Meloni de réécrire le document et de saturer le radiodiffuseur public RAI d’alliés politiques visaient à créer un « ordre au sommet avec son propre Istituto Luce », en reference à l’appareii de propagande du régime fasciste. L’actuel gouvernement a également été maintes fois comparé à celui du dirigeant hongrois Viktor Orbán. Mais il est aussi le pur produit d’une histoire italienne plus récente, marquée par la chute de la participation démocratique, la montée d’un nationalisme basé sur le ressentiment et un « anticommunisme » qui a largement survécu à l’existence réelle des communistes.

Berlusconi n’a certainement pas vidé la démocratie italienne de sa substance ni donné un coup de pouce à l’extrême droite à lui tout seul. Mais il en est le représentant emblématique, le visage souriant, la figure à la fois ridicule et sombre qui navigue entre blagues racistes et législation réprimant les migrants, entre références « indulgentes » à Mussolini et répression policière meurtrière lors du sommet du G8 à Gênes en 2001. Comme George W. Bush, dont il a soutenu la guerre d’Irak avec le concours de troupes italiennes, Berlusconi fera plus tard presque figure de personnalité positive par rapport à la droite plus dure et plus radicale qui l’a suivi, son amour pour les caniches bénéficiant d’un espace médiatique extraordinaire sur la RAI.

Pourtant, loin d’être une période heureuse qui contraste avec les maux d’aujourd’hui, le règne de Berlusconi a engendré les monstres qui ont suivi. La banalisation de son bilan aujourd’hui, en tant que partisan de l’Europe ou de l’OTAN ou même qu’opposant au « populisme », montre à quel point le courant politique dominant a basculé vers la droite et combien les critères de la « démocratie libérale » se sont effondrés. Berlusconi n’est plus mais nous vivons toujours dans son monde.

« Meloni veut en finir avec le mouvement ouvrier » – Entretien avec David Broder

© LHB pour LVSL

L’arrivée au pouvoir de l’extrême droite en Italie a fait couler beaucoup d’encre. Pour David Broder, historien et responsable de l’édition européenne du magazine Jacobin (partenaire de LVSL), la victoire électorale de l’an dernier n’est pourtant pas surprenante. Au cours des dernières décennies, et particulièrement depuis les années 1990, la mouvance « post-fasciste » (distincte par bien des aspects du fascisme historique) a réussi à réécrire l’histoire de la Seconde guerre mondiale, apparaître comme une opposante à l’establishment et devenir un mouvement légitime au sein des élites, grâce à une alliance des droites. Dans son livre Mussolini’s grandchildren (Pluto Books, non traduit en français), il revient sur l’histoire tourmentée de cette famille politique et la façon dont elle s’est progressivement installée au coeur du système politique. Entretien.

Le Vent Se Lève : Lorsque Giorgia Meloni est devenue Première Ministre de l’Italie il y a six mois, de nombreux journalistes ont évoqué un « retour du fascisme » tout juste 100 ans après la marche sur Rome de Mussolini. Si son parti, les Fratelli d’Italia (Frères d’Italie), réunit les représentants actuels des héritiers du fascisme, Meloni a cependant rejeté ces comparaisons en affirmant que « tout ça appartient au passé » et qu’il ne s’agit que d’une campagne de peur de la part de ses opposants. Vous consacrez justement tout votre livre à revenir sur la longue histoire de cette famille politique et ses nombreuses mutations depuis 1945. Selon vous, peut-on donc qualifier les Fratelli de « fasciste » ou ce terme n’est-il pas approprié ?

David Broder : Il y a une mutation importante entre le fascisme au début du XXème siècle et les mouvements d’aujourd’hui. Cela est largement dû à un renouvellement générationnel. C’est pour ça que le titre de mon livre est « Les petits enfants de Mussolini » et non « les clones de Mussolini ». Bien sûr, il y a des liens, parfois personnels, comme dans le cas du Président du Sénat Ignazio La Russa, dont le père était un leader fasciste en Sicile. Il y a aussi une filiation politique, avec des idées et une culture politique qui se sont transmises. Mais si l’on parle de post-fascisme ou de néo-fascisme, c’est bien car il y a une distinction importante entre l’histoire du régime fasciste et le mouvement qui lui a succédé. Giorgio Almirante, leader du Mouvement Social Italien [le MSI était le parti néo-fasciste de l’après-guerre, ndlr] faisait d’ailleurs cette distinction.

La démarche discursive de Giorgia Meloni est de séparer les deux choses. Dans ses discours, elle présente le MSI comme le parti de droite démocratique d’après-guerre, en rappelant que le MSI a condamné l’antisémitisme de Mussolini il y a déjà plusieurs décennies et a accepté la compétition électorale. Mais évidemment, réduire le fascisme à l’antisémitisme et à la dictature est incomplet et d’autres aspects n’ont pas véritablement été abandonnés. L’évolution s’est faite progressivement, en fonction du contexte politique. Durant les décennies d’après-guerre, par exemple durant les années de plomb [années 1970, marquées par de nombreux attentats en Italie, ndlr], le MSI était déjà un parti important (quatrième ou cinquième suivant les élections) mais minoritaire.

« Meloni est un produit de la fin de l’histoire. »

Quand Meloni a adhéré au MSI à l’âge de 15 ans, dans les années 1990, l’époque avait déjà bien changé. C’était la fin de la Guerre froide, le Parti communiste et la Démocratie chrétienne, les deux grands partis de l’après-guerre, étaient en train de disparaître, l’Italie accélérait son intégration européenne avec le traité de Maastricht et Berlusconi invitait le MSI à rejoindre sa coalition de gouvernement (en 1994, ndlr). Meloni est un produit de la fin de l’histoire. En 1995, au congrès du MSI à Fiuggi, où le parti est devenu Alleanza Nationale, on parlait déjà de la fin des idéologies, des violences etc., comme le fait Meloni aujourd’hui. A l’époque, l’historien Robert Griffin parlait d’une hybridation d’une culture idéologique fasciste, avec d’un côté une vision exclusiviste et homogénéisante de la nation et d’autre part l’acceptation du cadre de compétition électorale de la démocratie libérale. C’est pourquoi je parle de post-fascisme.

Les comparaisons médiatiques de 2022 avec 1922 sont donc beaucoup trop réductrices : le monde a tellement changé. A l’époque, non seulement les seuils de violence étaient beaucoup plus hauts et la démocratie électorale était moins implantée, mais c’était aussi une époque de massification de la vie politique, avec des partis qui comptaient des centaines de milliers d’adhérents. Aujourd’hui, on constate plutôt l’inverse : l’abstention augmente et la politique n’intéresse plus les masses. Finalement, l’histoire du mouvement post-fasciste est celle d’un parti minoritaire de la Première République (période de 1945 au début des années 1990 avec un système politique dominé par la Démocratie chrétienne et le Parti communiste, qui a ensuite volé en éclats en quelques années, ndlr) qui a su devenir un parti important d’une démocratie en crise.

LVSL : Votre démarche à travers le livre est celle d’un historien. Ainsi, vous accordez une place importante aux questions mémorielles et à la façon dont le MSI et les partis qui lui ont succédé ont réussi à réécrire certaines pages de l’histoire italienne à son avantage. Vous donnez notamment l’exemple des foibe, ces fosses communes où ont été enterrés des partisans fascistes, mais aussi des Italiens innocents, tués notamment par les communistes yougoslaves. Comment le mouvement post-fasciste est-il parvenu à renverser l’antifascisme hégémonique dans l’après-guerre, notamment en s’appuyant sur l’anti-communisme ?

D.B. : Fratelli d’Italia est un parti obsédé par l’histoire de la Seconde Guerre mondiale. Il cherche à tout prix à détruire la culture mémorielle antifasciste de l’Italie d’après-guerre, qui était alors hégémonique. Comme je le disais, Meloni arrive en politique dans les années 1990, à une époque où la vie politique est marquée par la fin des grands récits, mais aussi des violences. Pour elle, l’enjeu n’est pas d’héroïser les fascistes, mais plutôt de les présenter comme des victimes. Elle s’inspire en cela de ce qui se fait ailleurs en Europe, comme en Pologne, en Hongrie ou en Lituanie. Pour elle, 1945 n’était pas une libération, mais le moment où les communistes profitent de la défaite de l’Italie pour tenter d’imposer une dictature pire que le fascisme.

Cette histoire de foibe est un bon moyen d’introduire cette culture mémorielle est-européenne en Italie. Selon ce discours, les communistes yougoslaves ne sont pas des paysans qui ont libéré l’Italie aux côtés des Alliés, mais des meurtriers qui ont tenté de commettre un nettoyage ethnique envers les Italiens. Certes, ce récit s’appuie sur une certaine réalité : il y a des exactions commises par les communistes qui ne sont pas excusables. On prend souvent l’exemple de Norma Cossetto, une jeune fasciste violée puis tuée et jetée dans un foibe. Bien sûr, elle ne le méritait pas. Mais les post-fascistes ont réussi à faire passer ces exactions (qui ont tué plusieurs milliers de personnes, ndlr) commises dans un contexte trouble pour un second Holocauste. Il y a d’ailleurs deux jours de commémoration en Italie : un pour les victimes de l’Holocauste, le jour de la libération d’Auschwitz, et l’autre pour les victimes des foibe. Cela témoigne du succès de ce discours révisionniste.

« Dans le discours des post-fascistes, l’Italie est victime des nazis et des communistes yougoslaves. »

C’est une vision de l’histoire ultra-auto-indulgente, qui met sur le même plan les victimes du fascisme et les victimes fascistes. A travers ce discours, ils excluent complètement les responsabilités du fascisme. Par exemple, ils reconnaissent que la Shoah et l’antisémitisme sont inexcusables, mais ils imputent ces faits à l’alliance à l’Allemagne nazie, qui aurait été une erreur de Mussolini. Dans le discours des post-fascistes, l’Italie est donc victime des nazis et des communistes yougoslaves. En revanche, l’invasion de l’Ethiopie [où les troupes du dictateur ont notamment employé du gaz moutarde contre les civils et attaqué les équipes humanitaires de la Croix Rouge, ndlr] et de la Yougoslavie ou la colonisation de la Libye ne sont presque jamais mentionnées dans le débat public.

L’antifascisme se retrouve donc dépolitisé : les fascistes sont présentés comme des Italiens victimes de violence en raison de leur nationalité. Cette construction d’un nouveau récit historique avec les foibe a été répliquée avec les victimes des violences des années de plomb. L’exemple emblématique est celui de Sergio Ramelli, un jeune militant fasciste de 18 ans agressé dans la rue, alors qu’il n’était pas un véritable soldat politique qui aurait agressé des adversaires politiques. Meloni et ses lieutenants se servent de cet exemple pour se présenter comme innocents et affirmer que le MSI a été opprimé par la culture antifasciste d’après-guerre, dont il faudrait à tout prix se débarrasser. Selon elle, l’ennemi absolu est le communisme, qu’elle résume au goulag et au stalinisme, alors que le Parti communiste Italien a par exemple largement écrit la Constitution italienne.

LVSL : Outre cette question mémorielle, le MSI faisait face à de nombreux obstacles lors de son apparition après la guerre. Jusqu’aux années 1990, les deux partis ultra-dominants sont la Démocratie chrétienne, continuellement au gouvernement, et le Parti communiste Italien, continuellement exclu du pouvoir. Durant cette période appelée « Première République » par les Italiens, le MSI a tenté plusieurs tactiques : la stratégie de l’insertion, puis celle de la tension et enfin celle de la pacification. Pouvez-vous revenir sur ces différentes phases ?

D.B. : Dans le système politique italien d’après-guerre, il y avait des ex-fascistes dans tous les partis. Mais la spécificité du MSI, c’est qu’il défendait la République de Salò [nouvelle version du régime mussolinien entre 1943 et 1945, ndlr] et que les fascistes qui avaient abandonné Mussolini en 1943 n’avaient pas le droit d’en faire partie. La ligne du parti vis-à-vis des 23 années au pouvoir de Mussolini est assez clairement définie dès le congrès fondateur du MSI en 1948 : ni restaurer le régime de Mussolini, ni renoncer à cet héritage. C’est une façon de réconcilier les deux âmes du parti, l’une plutôt sociale et anti-bourgeois, l’autre plus conservatrice. Ce positionnement a permis des prises de positions qui tranchent parfois avec l’histoire du fascisme sous Mussolini. Je trouve ça assez drôle quand certains s’étonnent de l’atlantisme de Meloni : le MSI soutient l’OTAN depuis 1951 !

LVSL : Oui c’est un tournant intéressant. Les Américains et leurs alliés ont contribué à la chute de Mussolini et pourtant, le MSI rejoint très vite le camp atlantiste car il le voit comme un rempart au communisme. Et cette position n’a pas changé depuis…

DB : En effet, cette transformation est assez remarquable. A l’origine, le récit du MSI autour de la République de Salò en fait une sorte de révolution manquée du fascisme, qui aurait tenté de se débarrasser de la monarchie et de l’Eglise pour créer une République sociale, ainsi que l’expression d’un patriotisme désintéressé, d’une défense coûte que coûte de l’Italie malgré une défaite certaine contre les Alliés. Mais seulement six ans plus tard, ils ont abandonné ce positionnement pour devenir un partenaire de l’Alliance atlantique. Bien sûr, certains courants et certains militants, comme Giorgio Almirante, n’ont pas adhéré à cette idée et ont plutôt repris l’idée gaulliste d’une équidistance entre Washington et Moscou. Mais la position hégémonique a bien été de chercher à construire la légitimité du parti en adhérant à cette alliance occidentale et anti-communiste.

Par ailleurs, pour se légitimer, les post-fascistes tentent de devenir un partenaire de coalition acceptable pour les Chrétiens démocrates, au nom d’une lutte commune contre le communisme. Cette volonté d’alliance a failli se concrétiser en 1960, quand Tambroni, le Premier ministre de l’époque, a eu besoin de leurs voix pour être majoritaires au Parlement. Mais cette période a été marquée par une contestation sociale très forte, qui a montré aux Chrétiens-démocrates que les Italiens ne toléraient pas cette alliance [le gouvernement est alors tombé, ndlr].

Le journaliste et historien David Broder. © Pluto Books

Suite à cet échec de la « stratégie de l’insertion », il y a au sein du MSI une analyse presque conspirationniste selon laquelle les Etats-Unis finiront par avoir besoin des fascistes pour combattre le communisme. L’objectif, notamment durant les années de plomb (années 1970, ndlr) est donc de faire un coup d’Etat afin d’instaurer un régime autoritaire, comme au Chili. Une telle option a bien été préparée à l’époque, notamment au travers de la loge P2 et de l’opération Gladio. Mais finalement, face à cette menace d’un coup d’Etat, des compromis réformistes ont été trouvés pour calmer la contestation sociale et cette option n’a jamais été déclenchée. En outre, le MSI a un peu surestimé sa propre utilité pour les soutiens d’un potentiel coup d’Etat, qui n’avaient pas nécessairement besoin de leur poids électoral pour mener cette opération.

« L’existence d’un pan électoral et légaliste du mouvement fasciste italien à travers le MSI a bénéficié à des militants et des organisations fascistes radicales plus violentes. »

En revanche, l’existence d’un pan électoral et légaliste du mouvement fasciste italien à travers le MSI a bénéficié à des militants et des organisations fascistes radicales plus violentes. Cela s’est vu par exemple avec l’attentat de la Piazza Fontana à Milan en 1969, commis par le groupe paramilitaire Ordine Nuovo, fondé par Pino Rauti, qui était aussi un cadre important du MSI pendant des décennies et a même brièvement dirigé le parti en 1990. Les deux phénomènes vont de pair : pendant que le MSI cherchait à bâtir une alliance des droites, des mouvements terroristes d’extrême-droite qui partageaient à peu près la même idéologie commettaient des violences « préventives » pour éviter une victoire communiste en Italie.

LVSL : Néanmoins, qu’il s’agisse de la stratégie de l’insertion, c’est-à-dire d’une alliance des droites, ou de celle de la tension, par un coup d’Etat, ces deux tactiques échouent et le MSI reste un parti minoritaire. Mais tout change au début des années 1990 : le Parti communiste est délégitimé après la chute du Mur de Berlin et la fin de l’URSS, tandis que les socialistes et la Démocratie chrétienne s’effondrent suite au scandales de corruption Tangentopoli. De nouveaux acteurs politiques émergent, notamment Berlusconi, qui va tendre la main au MSI pour former un gouvernement. Pouvez-vous revenir sur les nombreux changements qui ont lieu avec l’émergence de la Seconde République ?

D.B. : La chute du mur de Berlin a certes achevé la chute du Parti communiste Italien, mais en réalité, elle a surtout fait exploser les contradictions préexistantes et aidé ceux au sein du parti qui voulaient le transformer en parti européiste et libéral. Cet événement, ainsi que l’effet de Tangentopoli sur la Démocratie Chrétienne et le Parti Socialiste, ont rendu plus probable une victoire électorale du nouveau centre-gauche, qui a émergé sur les décombres du Parti communiste. C’est ce qu’on a observé par exemple lors des élections locales en 1993, où se sont affirmés ces anciens communistes devenus libéraux, mais aussi la Lega – alors un parti régionaliste – et un peu le MSI. Lors des municipales cette année-là, le second tour à Rome a par exemple opposé un candidat écologiste à Gianfranco Fini, du MSI.

Comme il n’avait pas participé aux différents gouvernements, le MSI a été épargné par les scandales de corruption et s’est présenté comme le parti des honnêtes gens. En outre, le MSI a aussi été légitimé par le Président de la République de l’époque, Francesco Cossiga (ancien démocrate-chrétien, ndlr). Celui a repris les slogans du MSI, en évoquant la nécessité d’en finir avec la « particratie », c’est-à-dire la mainmise de certains partis sur la vie politique, pour passer à un régime plus plébiscitaire etc. Berlusconi a aussi profité du moment pour entrer en politique début 1994.

Déjà, l’année précédente, il avait soutenu Fini comme potentiel maire de Rome au nom de la lutte contre « l’extrême-gauche ». Son discours a été largement construit sur la peur d’une victoire des anciens communistes, qui, selon lui, auraient seulement changé leurs discours mais pas leurs idées. Ainsi, de manière assez bizarre, l’élection de 1994 s’est largement joué sur l’identité communiste ou anti-communiste de l’Italie, à un niveau inégalé depuis les années 1960. C’est d’autant plus absurde que tous ces progressistes ex-communistes ne cessaient de reprendre la rhétorique et les mesures originellement issues de la droite !

« De manière assez bizarre, l’élection de 1994 s’est largement joué sur l’identité communiste ou anti-communiste de l’Italie, alors que tous ces progressistes ex-communistes ne cessaient de reprendre la rhétorique et les mesures originellement issues de la droite ! »

Ainsi, Berlusconi et son « alliance des modérés » avec la Lega et le MSI, remporte l’élection de 1994. Giuseppe Tatarella, du MSI, devient alors vice-Premier ministre. A l’époque, sa présence choque : par exemple Elio di Rupo, futur Premier Ministre belge, refuse de lui serrer la main. On imagine mal cela aujourd’hui avec Meloni. Certes, ce moment coïncide avec une sorte de dédiabolisation du MSI conduite par son chef de l’époque, Gianfranco Fini. Mais il faut bien comprendre qu’il ne s’agit pas d’un abandon des racines du MSI, mais plutôt l’achèvement du processus lancé dès les années 1950 par Almirante : construire une grande alliance des droites anti-communistes dans laquelle la tradition néo-fasciste aurait droit de cité. Bien sûr, il y a eu des mobilisations antifascistes importantes – un million de manifestants à Milan en 1994 par exemple – mais clairement les barrières à une éventuelle alliance avec les néo-fascistes au sein de la droite avaient disparu.

En fait, quand on parle de la montée en puissance électorale de l’extrême-droite, on pense souvent à une arrivée au pouvoir de barbares violents, mais la réalité est celle d’un processus de long terme. Si on en revient à Meloni, elle ne doit pas tant sa victoire à son génie, mais plutôt à cette longue progression. Dès les années 1990, Alleanza Nationale (nouveau nom du MSI après 1995, ndlr) réunissait six millions de voix; l’an dernier, Fratelli d’Italia en a réuni sept millions. En réalité, le fait le plus marquant est la victoire intellectuelle des idées d’extrême-droite au sein de l’alliance des droites. On voit un peu la même chose en France avec le Rassemblement National, en Espagne avec Vox ou en Suède : ce n’est pas tant l’extrême-droite qui se modère, mais plutôt la droite historique qui se recompose sur des bases nouvelles, nationalistes et tournées autour de l’idée d’un déclin national. Le même récit postmoderne se retrouve un peu partout. En Italie, Meloni a par exemple tout un discours autour des financiers – toujours plus ou moins sionistes ou juifs – qui s’allient avec les marxistes et les ONG pour organiser un grand remplacement. Ce qui est par ailleurs assez drôle, c’est le contraste entre la grande vision du défi civilisationnel et de l’extinction programmée du peuple italien et les moyens qu’ils proposent pour y faire face, qui sont assez faibles.

LVSL : Oui, on peut citer à ce sujet un discours où Meloni évoquait les « valeurs nationales et religieuses » qui seraient attaquées, pour transformer les individus en simples « citoyens x, parent 1 ou parent 2 » qui deviendraient alors « de parfaits esclaves à la merci des spéculateurs de la finance ». Tous ses discours sont très offensifs et permettent à Meloni de se présenter en outsider défendant les intérêts du peuple italien. Pourtant, son parti ne remet aucunement en cause l’appartenance à l’Union européenne et l’austérité qu’elle impose, à l’euro, à l’OTAN, les livraisons d’armes à l’Ukraine… Finalement, les Fratelli d’Italia semblent donc très bien s’accommoder du statu quo en matière économique et focalisent leurs actions sur des enjeux comme le droit à l’avortement, l’immigration ou les questions de genre.

D.B. : En effet, les Fratelli n’entendent pas remettre en cause la position de l’Italie sur la scène internationale et son appartenance à l’OTAN ou à l’UE. De toute façon, un Italexit n’a jamais été sérieusement envisagé : même il y a une dizaine d’années, lorsque Meloni avait un discours plus eurosceptique qu’aujourd’hui, elle proposait une vague sortie commune de tous les pays, avec une déconstruction organisée. Donc cela n’a jamais été une option. Meloni emprunte plutôt un discours de politique identitaire à l’américaine, qui dépeint les Italiens en victimes de l’histoire, trahis par leurs élites etc. Pour vous donner un exemple, la Lega de Salvini avait par exemple produit une affiche où l’on voyait un amérindien avec le slogan « il n’a pas su défendre son pays »

Bien sûr, il faut reconnaître que le racisme des Fratelli peut déjà s’exprimer dans le cadre des politiques migratoires actuelles de l’UE par exemple. Mais en accédant au pouvoir, Meloni va permettre de légitimer des positions encore plus extrêmes, d’autant que les libéraux ne défendent pas les fameuses « valeurs » et les droits de l’homme dont ils parlent en permanence. Même en France, sans arriver au pouvoir, le Rassemblement National réussit déjà à changer la vie politique française en profondeur. Ce qui est particulièrement dangereux en Italie, c’est qu’il n’y a pas d’opposition face aux propositions de l’extrême-droite. Je vous donne un exemple récent : après la publication d’un rapport de la Cour Européenne des Droits de l’Homme sur la torture dans les prisons italiennes, les Fratelli ont proposé de supprimer la torture du code pénal. En gros, les idées que défendent les Fratelli rejoignent beaucoup celles d’Orbán, par exemple en faisant une loi pour criminaliser ceux qui feraient une soi-disant apologie du communisme ou de l’islamisme. Donc plus qu’une prise de pouvoir par des milices fascistes dans la rue, c’est plutôt un scénario similaire à celui de la Pologne ou de la Hongrie qui se dessine. En ramenant toujours les ONG et les oppositions, pourtant dominées par les libéraux, au totalitarisme stalinien qui voudrait détruire l’Italie, Meloni veut achever la culture antifasciste et le mouvement ouvrier.

« En accédant au pouvoir, Meloni va permettre de légitimer des positions encore plus extrêmes. »

Donc même si je pense que Meloni n’aura pas trop de difficultés à conclure des accords avec des gens comme Biden par exemple, je pense qu’il ne faut rien laisser passer. Bien sûr, crier à la menace fasciste n’est souvent pas la bonne manière de les combattre politiquement et il est nécessaire d’aborder des questions centrales comme l’économie ou l’abstention. Mais tout de même, on ne peut pas renoncer à la lutte sur ces questions d’identité et d’histoire. 

LVSL : A la fin du livre, vous abordez les liens des Fratelli avec d’autres partis d’extrême-droite à l’étranger, comme le Fidesz de Viktor Orbán, le parti Droit et Justice en Pologne ou les Républicains américains. Tous ces partis ont en commun de promouvoir des théories du complot, notamment l’idée d’un grand remplacement, et de remettre en cause des avancées progressistes, comme le droit à l’avortement. Lorsque Meloni a été élue, beaucoup de médias français ont fait des parallèles avec Marine Le Pen et le Rassemblement National. Selon vous, qu’ont-elles en commun et qu’est-ce qui les différencie ?

D.B. : Sur le plan des différences, j’en vois plusieurs. D’abord, si, un courant un peu plus social, en faveur de l’Etat-Providence, a existé au sein du MSI historiquement, il a disparu depuis longtemps, comme on l’a vu depuis les gouvernements dominés par Berlusconi. Certes, le parti se dit toujours « social » et se présente comme une droite défendant les petites gens, mais quand on regarde la réalité, Meloni a repris toutes les idées de Reagan. Elle parle tout le temps de « l’assistanat », on croirait presque entendre la droite du XIXème siècle. Tout récemment, un ministre a par exemple déclaré que les bénéficiaires des aides sociales devraient être envoyés dans les champs pour s’occuper des cultures, car ce serait de leur faute si l’Italie est obligée de recourir à des travailleurs migrants pour ces tâches. Donc, même si l’on peut fortement douter des promesses sociales de Marine Le Pen, pour moi, Meloni se rapproche plus de la ligne idéologique défendue par Jean-Marie Le Pen dans les années 1980.

« L’équivalent en France de Meloni est davantage Eric Zemmour que Marine Le Pen selon moi. »

Plus largement, l’équivalent en France de Meloni est davantage Eric Zemmour que Marine Le Pen selon moi. Marine Le Pen ne parle guère de la Seconde guerre mondiale ou de débats historiques par exemple, c’est plutôt Zemmour qui tente de réhabiliter Vichy et de polariser les débats sur des questions aussi clivantes. De même, Zemmour est le grand théoricien du grand remplacement, avec cette idée des ex-colonisés qui envahissent la métropole, que Meloni utilise très souvent. Enfin, c’est encore Zemmour et Marion Maréchal qui reprennent la stratégie des Fratelli, à savoir l’union des droites. Néanmoins, Marine Le Pen et Meloni ont tout de même des points communs. Toutes les deux cherchent à renouveler l’identité d’un vieux parti minoritaire, pour les rendre moins sectaires et marginaux. Le fait d’être des femmes y contribue en partie. Mais ces transformations concernent plus l’image que le fond idéologique de leurs partis.

Mussolini’s Grandchildren (non traduit en français), David Broder, Pluto Books, 2023.

Derrière le spectre des chemises noires, les technocrates en costume trois pièces

© Mario Gentile

Le gouvernement italien de droite dure, tout comme le gouvernement hongrois de Viktor Orbán, sont souvent dépeints comme anti-européens. Pourtant, par-delà les postures anti-élitaires et les « petites phrases » politiquement incorrectes, la nouvelle extrême-droite du Vieux continent s’inscrit pleinement dans le néolibéralisme porté par l’Union européenne et n’entend pas le remettre en cause. Article de David Broder traduit par Marc Lerenard et édité par William Bouchardon.

Le 15 septembre 2022, le Parlement européen qualifiait la Hongrie, d’« autocratie électorale », en lieu en place de « démocratie réelle ». Près de 80% des élus ont adopté un rapport qui dénonçait le gouvernement du premier ministre Viktor Orbán suite à ses « efforts délibérés et systématiques » pour éliminer toute opposition à son autorité. Le document évoquait notamment le népotisme, les atteintes à l’indépendance des médias et de la justice et les attaques persistantes sur les droits des migrants et des personnes LGBT.

La dirigeante d’extrême-droite a passé l’essentiel de sa campagne à affirmer vouloir continuer la politique économique et étrangère générale portée par le gouvernement sortant, mené par l’ancien chef de la banque centrale européenne, Mario Draghi.

Les jugements émis dans le rapport étaient basés sur divers critères démocratiques : non seulement l’Etat hongrois n’a pas assuré des procédures électorales équitables, mais il a aussi, plus généralement, miné les valeurs libérales et égalitaires de la citoyenneté. Les conservateurs pro-Orbán ont été prompts à souligner que seul le dernier point importait véritablement. Pour Rod Dreher, auteur au journal American Conservative, il y avait un message pour les États Unis : « Dès que les élections débouchent sur des résultats qui n’agréent pas aux élites, elles sont décrétées antidémocratiques – et les vainqueurs et leurs soutiens sont considérés par Washington et les élites des GAFAM et de la finance comme “des menaces pour la démocratie” ». 

La promesse de s’attaquer aux élites de la tech et de la finance est aujourd’hui un pilier de la droite radicale, même s’ils émanent de la bouche de milliardaires comme Donald Trump. Un des seuls partis à rejeter le rapport sur la Hongrie était Fratelli d’Italia de Giorgia Meloni ; ce mouvement aux origines néofascistes a noué depuis longtemps des liens étroits avec Budapest. Au moment du vote du Parlement européen, la coalition des droites italiennes, dominée par Fratelli d’Italia, était sur le point d’obtenir la majorité des sièges dans les élections générales du 25 septembre, et de nombreux commentateurs ont réagi avec surprise au vote de son parti en défense d’Orbán. Pourquoi prendre une posture idéologique pour défendre un leader peu populaire au poids politique faible dans le jeu européen plutôt que de faire preuve d’opportunisme électoral ?

Cette réaction s’inscrit dans l’idée que ce vote nuirait aux tentatives de Giorgia Meloni de se placer comme un acteur politique conventionnel. La dirigeante d’extrême-droite a en effet passé l’essentiel de sa campagne à affirmer vouloir continuer la politique économique et étrangère générale portée par le gouvernement sortant, mené par l’ancien chef de la banque centrale européenne, Mario Draghi. L’ancien cabinet italien dirigé par ce technocrate avait alors le soutien des principaux partis italiens, du centre gauche à la droite dure, à l’exception du parti Fratelli d’Italia.

Ce paradoxe apparent s’explique aisément. En tant que principale force d’opposition, Giorgia Meloni a bâti sa candidature sur la promesse de rupture avec ce qu’elle appelait l’éternelle « hégémonie de la gauche », en référence au Parti Démocrate (centriste) qui a soutenu une série de gouvernements technocratiques de grande coalition. Fratelli d’Italia a d’ailleurs été fondé en 2012 en opposition à une précédente administration « d’unité nationale » que Draghi a aidé à placer à la tête de l’Etat. Au cours des dix-huit derniers mois, cette posture lui a permis de gagner les voix des électeurs insatisfaits des autres partis de droite, notamment la Lega de Matteo Salvini, qui avait rejoint l’administration Draghi. Mais Giorgia Meloni, qui a fait campagne sur la reconquête de la souveraineté démocratique, n’a jamais renoncé à maintenir une continuité inébranlable avec les politiques antérieures sur des enjeux majeurs – principalement en matière économique et de politique étrangère. En clair, ces questions ne devaient pas être soumises au choix démocratique.

L’Italie est plus importante que la Hongrie, à la fois d’un point de vue démographique et en termes PIB. Elle est également l’un des États fondateurs de l’Union européenne et de la zone euro. Pourtant, en raison de décennies de politiques d’austérité et de faibles investissements publics, c’est l’État-membre le plus endetté.

Troisième économie de la zone euro, l’Italie a un potentiel déstabilisateur bien plus important que celui de la Hongrie. Mais le modèle politique mis en place dans la péninsule à la suite de la victoire électorale de Giorgia Meloni est à mille lieues d’une quelconque remise en cause de l’hégémonie de l’Union européenne ou élites économiques italiennes. Pour Gilles Gressani, il s’agit là d’une forme de « techno-souverainisme », compris comme « le produit de la synthèse entre l’intégration des logiques technocratiques, l’acceptation du cadre géopolitique de l’Alliance atlantique et de sa dimension européenne, avec l’insistance sur des valeurs très conservatrices et des instances néonationalistes. »

On comprend donc le caractère résolument feutré des attaques de ce bloc identitaire contre les élites technologiques et financières. Fratelli d’Italia défend non seulement les axes fondamentaux de l’économie néolibérale mais promet également de respecter les dogmes ordolibéraux imposés à l’apogée de la crise des dettes souveraines de 2012, comme les limites de dépenses et de déficit mis en place par le pacte budgétaire européen. Gressani souligne une contradiction fondamentale dans le processus de « dédiabolisation » de Giorgia Meloni : l’extrême-droite qu’elle incarne accepte des limites fondamentales à son action politique, alors même qu’elle accuse divers opposants domestiques (le « lobby LGBT », les ONG qui sauvent des migrants en mer Méditerranée, ou encore de prétendus communistes, pourtant quasi-disparus du pays…) de miner l’identité nationale.

Lorsque Giorgia Meloni s’était adressé au CPAC (la Conservative Political Action Conference) en Floride, en février dernier, elle avait insisté sur cette dimension précise. La dirigeante refusait de faire « partie de leur mainstream », celui « d’une droite tenue en laisse », insistant sur le fait que « la seule manière d’être rebelle est d’être conservateur ».

« Souverainisme » n’est peut-être pas le terme le plus approprié pour qualifier une telle orientation politique, si l’on considère que ce concept fait référence à la souveraineté populaire.

La combinaison de ces positions n’est pas entièrement neuve : déjà dans les années 90, le parti postfasciste Alleanza Nazionale, alors allié au gouvernement de Silvio Berlusconi, avait abandonné sa posture de défense de l’État-Providence. Le spécialiste de la droite radicale Herbert Kitschelt parlait déjà, à l’époque, de « la formule gagnante » consistant à combiner libre marché et nativisme. Bien sûr, le néolibéralisme des quatre dernières décennies a toujours nécessité investissement public et interventions étatiques visant à réorganiser le marché du travail. Mais la crise financière et la pandémie ont remis cet élément sur le devant de la scène : le renforcement du cadre « national », contre le triomphalisme affiché à propos de la mondialisation, est devenu la norme – du moins dans les discours. Invité à une conférence de Fratelli d’Italia en avril, l’ancien ministre des finances de Berlusconi Giulio Tremonti a ainsi déclaré la mort des illusions mondialistes de « la République internationale de l’argent » tout en militant pour une politique de réindustrialisation nationale fondée sur des avantages fiscaux pour les sociétés qui investissent dans la relocalisation.

« Souverainisme » n’est peut-être pas le terme le plus approprié pour qualifier une telle orientation politique, si l’on considère que ce concept fait référence à la souveraineté populaire. Comme la politologue Daniele Albertazzi le remarque, Giorgia Meloni a accepté l’impossibilité de diriger l’Italie contre les marchés financiers ou contre la volonté d’une Commission européenne non-élue. Sur le long terme, la politique de Meloni vise un capitalisme plus national, dissociant les économies européennes de l’énergie russe et de l’industrie chinoise – même si l’on peut douter de la faisabilité d’un tel agenda. Mais au-delà de ces effets d’annonce, les principales implications de la politique de Meloni sont internes : elle vise explicitement à supprimer des systèmes de redistribution en faveur des chômeurs et des migrants, pour en faire bénéficier « les producteurs » – c’est-à-dire les entreprises. Ainsi, Giorgia Meloni reconnaît que les exportateurs souffrent de décennies de faibles investissements publics et de la pression sur les coûts provoquée par la monnaie unique européenne – et promet de les aider non pas en remettant en cause l’euro ou le marché unique, mais grâce à des baisses d’impôts.

L’Union européenne n’est donc pas incompatible avec une forme réactionnaire de nationalisme. Au contraire, elle a plutôt tendance à la renforcer en organisant la compétition entre les classes dominantes nationales. Il suffit pour s’en convaincre de considérer le cas de la Hongrie : ce pays est devenu une destination privilégiée pour la production automobile allemande, permettant en retour à Orbán de promettre aux travailleurs qu’il les protégerait de la compétition des rivaux étrangers. Si le capital, dans son ensemble, a un intérêt dans un régime stable et à la permanence des institutions européennes, les décisions d’Orbán n’ont pour l’instant pas déclenché d’alarme suffisantes pour pousser les entreprises à quitter la Hongrie. Désormais, c’est au tour de l’Italie d’avoir un gouvernement mené par l’extrême-droite, promettant de défendre « l’intérêt national » contre « les mondialistes et les communistes » qui chercheraient à « détruire [notre] civilisation ». Les plans de Fratelli d’Italia font face à de nombreux obstacles, en particulier la crise énergétique et une probable récession. Dans tous les cas, le parti affrontera ces défis en s’inscrivant dans le paradigme néolibéral européen, non contre lui.

Pourquoi les centristes italiens n’arrivent pas à combattre l’extrême-droite

Giorgia Meloni, Matteo Salvini et Silvio Berlusconi, respectivement leaders des Fratelli d’Italia, de la Lega et de Forza Italia. Les trois partis forment l’alliance des droites, dominée par les Fratelli. © Presidenza della Repubblica

Les Frères d’Italie, parti d’extrême-droite dirigé par Giorgia Meloni, sont en bonne voie pour remporter les élections italiennes ce dimanche. Il bénéficie de la complaisance des médias et de l’échec du centre-gauche à proposer une solution permettant au pays d’échapper à la stagnation. Article de David Broder, publié par Jacobin, traduit par Jean-Yves Cotté et édité par William Bouchardon.

Selon les sondages, la coalition dite de « centre droit », du moins d’après les médias italiens, frôle les 50% d’intentions de vote pour le scrutin de ce dimanche. Dès lors, elle est quasiment assurée d’obtenir une large majorité au Parlement. Toutefois, force est de constater que parler de « centre droit » est un doux euphémisme. Tant Fratelli d’Italia (Frères d’Italie), le parti postfasciste de Giorgia Meloni qui est la force principale de cette alliance (crédité d’environ 24 % dans les sondages), que la Lega (Ligue) de Matteo Salvini (créditée de 14 %) font cause commune en promettant d’énormes réductions d’impôts tout en déversant une propagande haineuse visant, entre autres, les immigrants, les « lobbies » LGBTQ et « le remplacement ethnique en cours ».

Fratelli d‘Italia n’est pas assuré d’arriver en tête. Dans les sondages, il est au coude-à-coude avec le Parti démocrate (centre-gauche). Toutefois, les projections en sièges de ce dernier sont bien moins fiables faute d’alliés de poids. Le Parti démocrate affirme qu’il poursuivra la politique menée par le gouvernement technocratique transpartisan de Mario Draghi, constitué en février dernier pour mettre en œuvre le plan de relance européen et dissout suite à la démission de ce dernier durant l’été. La majorité de Draghi, ancien président de la Banque centrale européenne, s’appuyait également sur Forza Italia de Silvio Berlusconi, la Lega, et l’éclectique Mouvement cinq étoiles ; ayant perdu le soutien de ceux-ci en juillet dernier, le Parti démocrate est désormais isolé.

Sur l’histoire des gouvernements technocratiques en Italie et leur caractère antidémocratique, lire sur LVSL l’article de Paolo Gerbaudo « Italie : le gouvernement technocratique de Draghi est une insulte à la démocratie »

Cette situation est à l’origine d’une illusion d’optique typique de la vie politique italienne, où les représentants de la droite affirment combattre une gauche soi-disant hégémonique, alors même qu’il n’y a plus de gauche à proprement parler en Italie. Le gouvernement Draghi était le dernier avatar d’une longue série de grandes coalitions et de « gouvernements techniques » qui se sont succédé ces dernières décennies, soutenus notamment par le Parti démocrate, farouche garant de la stabilité institutionnelle. Mais, compte tenu du substrat intrinsèquement néolibéral et décliniste de la vie politique italienne, la campagne de 2022 se joue une fois encore entre ce centre gauche néolibéral et managérial et les partis d’extrême-droite qui affirment vouloir mettre un terme à « une décennie de gouvernements de gauche ».

Au milieu des turbulences actuelles que connaît le système des partis, le fait de ne pas appartenir au gouvernement Draghi a assurément aidé Fratelli d’Italia à ratisser à droite. Le parti n’était crédité que de 4 % en 2018, et à peu près la moitié de ceux qui lui apportent désormais leur soutien sont d’anciens électeurs de la Lega, qui a elle-même connu un  essor en 2018-2019, lorsque Matteo Salvini était ministre de l’Intérieur. Cependant, le fait que la Lega ait rejoint les autres grands partis pour soutenir Draghi depuis février 2021 a permis à Meloni de se poser en seule opposante. Durant un an et demi, elle a ainsi mis l’accent sur son approche « constructive », hostile à la « gauche au pouvoir » mais pas à Draghi lui-même. Par ailleurs, Fratelli d’Italia n’a eu de cesse de souligner sa fidélité à l’Union européenne et à l’OTAN et d’appuyer les fournitures d’armes à l’Ukraine, pour témoigner de son atlantisme. Autant de moyens de rassurer l’oligarchie que ses intérêts ne seront pas menacés.

Fratelli d’Italia n’a eu de cesse de souligner sa fidélité à l’Union européenne et à l’OTAN et d’appuyer les fournitures d’armes à l’Ukraine, afin de rassurer l’oligarchie que ses intérêts ne seront pas menacés.

Quant au centre-droit, une fraction de celui-ci était mécontente à la fin du gouvernement Draghi. Au début de la campagne, le Parti démocrate a cajolé des personnalités comme Renato Brunetta, un allié de longue date de Berlusconi, qui a fini par quitter Forza Italia (parti de Berlusconi, membre de l’alliance des droites). Un peu à la façon des Démocrates américains à la recherche de Républicains « modérés », anti-Trump, certains au centre-gauche n’ont pas renoncé à l’idée de trouver des interlocuteurs à droite, quitte à se tourner vers des personnalités (notamment Berlusconi) qui, par le passé, représentaient le « mal » auquel un vote « du moindre mal » devait faire barrage. Le seul problème est qu’avec le temps, le mal ne cesse d’empirer.

Les fantômes du passé n’ont pas refait surface

Nombre de médias italiens ne font aucun effort pour « diaboliser » Meloni. « Peut-on arrêter de faire référence au passé ne serait-ce que pendant deux mois ? » a même demandé le journaliste Paolo Mieli au début de la campagne. Quoi qu’en dise Mieli, personne n’avait prétendu que Fratelli d’Italia projetait une « marche sur Rome » pour célébrer le centenaire de l’arrivée au pouvoir de Benito Mussolini en octobre 1922. En réalité, Enrico Letta lui-même, leader du Parti démocrate, entretient depuis quelques années des relations cordiales avec Meloni. Néanmoins, il y a manifestement quelque chose d’inhabituel à ce que qu’une aspirante Première ministre ait besoin d’insister sur le fait que les « nostalgiques » de son parti – un euphémisme pour désigner les dirigeants du parti qui affichent les symboles et les oriflammes de la république de Salo qui a collaboré avec les nazis – sont des « traîtres à la cause ».

Le fait que Mieli, ancien étudiant de Renzo de Felice (célèbre biographe de Mussolini) et l’auteur de nombreux livres sur l’Italie du vingtième siècle, appelle à arrêter de faire référence au passé est significatif. Sa demande a été reprise par des pans entiers des médias nationaux, qui font souvent preuve d’une étonnante amnésie, y compris sur l’histoire récente. Fratelli d’Italia, héritier du Movimento Sociale Italiano (MSI – Mouvement social italien) néofasciste créé en 1946, nie régulièrement en bloc les assertions de racisme et d’éloge du fascisme de ses dirigeants, ainsi que leurs liens avec d’autres groupes militants, arguant que tout cela n’est que « calomnies ». Ces démentis sont repris en chœur par les journalistes des quotidiens de droite qui soulignent que puisque le « fascisme n’est pas de retour » – et il ne l’est pas effectivement pas de manière littérale – la question n’a pas lieu d’être.

Des indices montrent toutefois que le passé de certains candidats revient les hanter, même si cela ne concerne pas l’aile postfasciste de la politique italienne. Raffaele La Regina, candidat du Parti démocrate dans la région méridionale de Basilicate, a dû retirer sa candidature après que la révélation de propos datant de 2020 où il remettait en question le droit d’Israël à exister. De grands quotidiens comme Il Corriere et La Repubblica ont alors, assez bizarrement, fait remarquer que les anciennes déclarations des politiciens postées sur les médias sociaux sont désormais utilisées à des fins électorales. Toutefois, les anciennes allégations répétées de Meloni selon lesquelles l’« usurier » George Soros, un milliardaire juif d’origine hongroise, « finance un plan de substitution ethnique des Européens » n’ont pas été évoquées durant la campagne actuelle.

La vraie menace que représente Fratelli d’Italia, si le parti venait à accéder au pouvoir, est bien moins un « retour au fascisme » que l’érosion des normes démocratiques et de l’Etat de droit.

La vraie menace que représente Fratelli d’Italia, si le parti venait à accéder au pouvoir, est bien moins un « retour au fascisme » que l’érosion des normes démocratiques et de l’Etat de droit. Les campagnes calomnieuses officielles contre les opposants et les minorités similaires à celles pratiquées en Pologne et en Hongrie, pourraient également se multiplier. Plus encore que la Hongrie, la droite polonaise du PiS sert en effet de modèle au parti de Meloni, d’autant que celle-ci semble avoir retrouvé une certaine légitimité au sein des cercles dirigeants de l’Union européenne depuis l’invasion russe de l’Ukraine. De plus, si Meloni a par le passé encensé Vladimir Poutine, elle adhère davantage aux positions atlantistes que la Lega, bien que son parti soit plus proche de la Conservative Action Political Conference (CPAC) et de l’aile trumpiste du Parti républicain que de l’administration démocrate actuellement au pouvoir à Washington.

Ainsi, il n’y aucune chance que Meloni ne cherche à sortir de l’euro ou de l’Union européenne, pourtant à l’origine de la stagnation économique de l’Italie depuis deux décennies. En revanche, un gouvernement dirigé par Meloni risque d’infliger des dommages durables de deux façons. D’une part en appelant à un blocus naval contre les bateaux de migrants, un acte démagogique non seulement illégal mais aussi à même de tuer des milliers d’êtres humains. D’autre part en proposant différents projets de réécriture de la Constitution italienne pour y inclure des articles vagues et fourre-tout pour lutter contre les critiques de la gauche, par exemple en criminalisant l’« apologie du communisme » ou du « totalitarisme islamique ». Derrière ce renversement du caractère antifasciste (rarement appliqué) de la Constitution actuelle se cache le projet de transformer l’Italie en une république présidentielle, en remplaçant le système parlementaire actuel par un exécutif tout-puissant.

Une campagne qui n’aborde aucun sujet de fond

Compte tenu de l’avance de Meloni dans les sondages, sa campagne se veut plutôt discrète, presque entièrement consacrée à répondre à la gauche qui l’accuse de ses liens avec le fascisme. Elle a notamment réalisé une vidéo sur le sujet à destination de la presse internationale – une déclaration face caméra, sans questions de journalistes – dans laquelle elle affirme que le fascisme appartient à « l’histoire ancienne » et où elle dénonce les « lois antijuives de 1938 » et la « dictature ». Le choix des termes, moins critiques du passé que ceux adoptés en son temps par Gianfranco Fini, leader historique du MSI (ancêtre des Fratelli) dans les années 1990-2000, vise de toute évidence à éviter de condamner la tradition néo-fasciste proprement dite. Meloni insiste d’ailleurs sur le fait que la gauche invoque l’histoire faute de trouver quoi que ce soit à dire sur son programme de gouvernement.

Le fait qu’aucune force politique majeure n’ait abordé la question de l’appartenance à la zone euro dans la campagne témoigne du caractère superficiel de la campagne conduite depuis cet été.

Sur ce dernier point, il est malheureusement difficile de lui donner tort. En réalité, les deux camps principaux, à savoir le bloc centriste du Parti Démocrate et l’alliance des droites, manquent cruellement de propositions concrètes pour les cinq prochaines années. La recherche par le Parti démocrate des voix centristes en grande partie imaginaires (et la multitude des petits partis néolibéraux qui affirment représenter ce « troisième pôle ») est également un épiphénomène de ce problème. Alors que Fratelli d’Italia rassemble l’électorat de droite sous un nouveau leadership, le centre-gauche semble paralysé, uniquement capable de se retrancher derrière la défense d’un modèle économique qui a conduit la croissance italienne à stagner depuis la fin des années 1990, tout en ayant recours à des subventions temporaires et à des mesures d’allègement pour en atténuer les répercussions. Le fait qu’aucune force politique majeure n’ait abordé la question de l’appartenance à la zone euro dans la campagne témoigne du caractère superficiel de la campagne conduite depuis cet été. Le cercle vicieux de faibles niveaux d’investissements, de modestes gains de productivité, de creusement de la dette publique, et de taux d’emploi structurellement bas a donc toutes les chances de continuer à frapper l’Italie.

En matière économique, les propositions de Meloni et de ses alliés sont tout aussi inadaptées que celles de leurs adversaires centristes. Le « centre-droit » promet notamment une réduction générale de la fiscalité et de la bureaucratie, tout en promettant de taxer davantage les entreprises non-européennes, censées être responsables à elles seules de l’évasion fiscale phénoménale dont est victime l’Italie. La proposition de Fratelli d’Italia pour stimuler l’emploi – des réductions d’impôts pour les entreprises (italiennes) qui créent des emplois – n’est qu’un pansement sur la jambe de bois des faiblesses économiques structurelles. En parallèle, Meloni souhaite remettre en question les allocations versées aux demandeurs d’emploi. Au sein de la coalition de droite, la proposition de la Lega d’un taux d’imposition uniforme de 15% – quitte à creuser un trou de 80 milliards d’euros dans les comptes publics – est tellement extravagante qu’on se demande pourquoi le parti ne propose pas d’aller encore plus loin en proposant un taux de 10% ou de 5%. La candidature, sur les listes de Fratelli d’Italia, de Giulio Tremonti, ministre des Finances à plusieurs reprises sous l’ère Berlusconi, témoigne sans la moindre ambiguïté de l’absence d’alternative en matière de politique économique.

À la gauche du Parti démocrate, certaines forces politiques tentent d’imposer la politique sociale dans la campagne. L’une, quoique plutôt chimérique, est le Mouvement cinq étoiles, dirigé par Giuseppe Conte : après avoir été au début de la dernière législature un fragile allié de la Lega de Salvini, il a fait de la défense de l’allocation aux demandeurs d’emploi déposée en 2019 (improprement appelée « revenu citoyen ») sa politique phare. Etant donné le départ de Luigi Di Maio, ancien dirigeant du parti, et ses alliances à géométrie variable (avec la Lega, puis avec le Parti Démocrate, avant de soutenir le gouvernement technocratique de Draghi, qui incarnait tout ce que les 5 Étoiles ont toujours dénoncé, ndlr) il obtiendra probablement autour de 10%, bien loin des 32% de 2018. Une partie des forces de la gauche et des écologistes s’est alliée au Parti démocrate (avec notamment la candidature du défenseur des ouvriers agricoles Aboubakar Soumahoro, d’origine ivoirienne) et soutient donc le cap néolibéral de ce parti. Enfin, une gauche indépendante de toute alliance se présente sous la bannière de l’Unione Popolare (Union populaire), emmenée par l’ancien maire de Naples Luigi de Magistris. Créée au dernier moment – les élections étant  initialement prévues pour le printemps prochain – cette liste a peu de chances d’obtenir des élus au Parlement.

La période actuelle, à travers la percée des Fratelli, est réellement porteuse de nouveaux dangers : de nombreux dirigeants de ce parti sont non seulement des adeptes déclarés des théories du complot de l’alt-right mais également des défenseurs de criminels de guerre fascistes.

Ainsi, si la vie politique italienne est marquée par une profonde polarisation rhétorique avec des affrontements verbaux permanents et par la récurrence du symbolisme historique, aucune réelle alternative ne semble vraiment émerger. En réalité, le malaise économique est plus chronique que réductible à une période de crise en particulier : l’estime des citoyens à l’égard des partis est en baisse depuis plus de trente ans, et les choses ne sont pas près de changer. Cependant, la période actuelle, à travers la percée des Fratelli, est réellement porteuse de nouveaux dangers : de nombreux dirigeants de ce parti sont non seulement des adeptes déclarés des théories du complot de l’alt-right mais également des défenseurs de criminels de guerre fascistes. En diffusant récemment une vidéo d’une femme qui prétend s’être fait violer par un immigrant, Meloni nous révèle beaucoup de choses sur sa vraie personnalité. L’espoir de ne pas la voir accéder au pouvoir paraît bien mince.

En Italie, face à l’arrivée au pouvoir de l’extrême droite, quel avenir pour la gauche ?

Ce dimanche, une coalition dominée par l’extrême droite devrait remporter haut la main les élections en Italie. Dans le pays qui hébergeait autrefois l’un des plus puissants mouvements ouvriers d’Europe, une gauche populaire et de rupture peine à voir le jour. Par Aurélie Dianara, chercheuse à l’Université d’Évry Paris-Saclay et autrice d’un ouvrage à paraître sur la gauche et l’Union européenne.

Cent ans après la marche sur Rome, les héritiers du fascisme s’apprêtent-ils à remporter les élections législatives en Italie ce 25 septembre ? Le parti d’extrême droite Fratelli d’Italia de Giorgia Meloni se place en tête de tous les sondages avec près de 25% d’intentions de vote. Une coalition de droite et d’extrême droite réunissant Fratelli d’Italia, la Lega de Matteo Salvini et Forza Italia de Silvio Berlusconi, est donnée largement favorite. Pour la première fois, une des économies majeures de l’Union européenne sera donc vraisemblablement dirigée par l’extrême droite.

[NDLR : pour une mise en contexte de ces élections, consulter le dossier « Italie : la poudrière de l’Europe ? » sur LVSL]

Ces élections anticipées, organisées à la hâte après la chute du gouvernement de l’ex-banquier et ex-président de la Banque centrale européenne Mario Draghi, annoncent donc une nouvelle reconfiguration du paysage politique italien, où un « bloc populaire » peine à voir le jour. Qui plus est, dans un contexte marqué par une inflation galopante, une aggravation de la crise sociale et climatique, la perspective d’une pénurie énergétique, sans oublier une crise sanitaire et un conflit mondial dont on ne voit pas la fin, et face à cette victoire quasi certaine de la droite, un taux d’abstention record se profile. 

Le parti de Meloni est loin de prôner des politiques en faveur des classes populaires. Tourné davantage vers la classe moyenne et la petite bourgeoisie, il défend un programme néolibéral : diminution des impôts, réduction du coût du travail, augmentation des aides aux entreprises, etc. Les milieux d’affaires italiens ne s’y sont d’ailleurs pas trompés et penchent désormais pour la candidature de Meloni.

Dans un pays où la gauche a presque disparu depuis plusieurs décennies, le défi pour la reconstruction d’une gauche populaire et de rupture est immense – mais nécessaire.

Le retour des néofascistes au pouvoir ?

Si la coalition électorale que certains médias et commentateurs politiques italiens s’entêtent à qualifier de « centre-droit » ratisse large, allant de la démocratie chrétienne à l’extrême droite, c’est bien un parti aux racines fascistes qui est appelée à la dominer – et très nettement. Né en 2012, Fratelli d’Italia s’inscrit dans la continuité historique du Mouvement social italien (MSI) fondé en 1948 par des nostalgiques de Mussolini. Giorgia Meloni, présidente du parti depuis 2014, a d’ailleurs fait ses premiers pas en politique à quinze ans au sein du Front de la jeunesse, l’organisation des jeunes du MSI, avant de rejoindre l’Alliance nationale de Gianfranco Fini, née sur les cendres du MSI, parti pour lequel elle devient députée en 2006, à 29 ans, puis, deux ans plus tard, ministre de la jeunesse sous un gouvernement de Berlusconi.

Bien qu’il se distingue de formations ouvertement néofascistes, comme Forza Nuova ou CasaPound, se présente comme « conservateur » et se défende d’avoir des sympathies pour Mussolini, le parti cultive les références à l’héritage fasciste italien, à commencer par la flamme tricolore représentée dans son logo. Ces dernières années, il a compté parmi ses représentants l’arrière-petit-fils du Duce Caio Giulio Cesare Mussolini, candidat aux européennes en 2019, mais aussi sa petite-fille Rachele Mussolini, qui obtient le plus de voix aux municipales de Rome en 2021. Par ailleurs, et de manière encore plus significative peut-être, Meloni refuse de célébrer le 25 avril, l’anniversaire de la libération de l’Italie, symbole de la Résistance et de la victoire contre le régime de Mussolini et l’occupation nazie. L’honneur, l’identité italienne, et la défense de la famille traditionnelle et de la nation face au déclin civilisationnel et au risque migratoire sont des valeurs omniprésentes dans les discours du parti.

Mais sous l’impulsion de Meloni, Fratelli d’Italia a su depuis quelques années dédiaboliser son image et se donner des airs de modernité. Le parti insiste sur son attachement à la démocratie et au respect des institutions, et mobilise des références à des auteurs de gauche ou démocrates comme Berthold Brecht, Hannah Arendt, Pier Paolo Pasolini, ou encore la partisane Tina Anselmi. Paradoxalement, Meloni a également su mettre habilement en avant le fait d’être une femme, par exemple pendant sa campagne aux élections municipales de Rome en 2016 alors qu’elle était enceinte et encaissait les commentaires sexistes de ses rivaux, ou bien lors d’un discours donné en octobre 2019 à Rome, où elle déclarait « Je m’appelle Giorgia, je suis une femme, une mère, je suis italienne, je suis chrétienne. Vous ne me l’enlèverez pas ! » – déclaration devenue virale sur les réseaux sociaux.

Dans son autobiographie publiée en 2021, Io sono Giorgia (Je m’appelle Giorgia), elle livre le portrait d’une femme normale, avec ses forces et ses fragilités, conservatrice mais attachée à la pop culture ; elle narre entre autres ses origines populaires, la douloureuse absence de son père (communiste), sa maternité et l’amour qui la lie à sa fille, sa foi et son ascension en politique.

Meloni
Giorgia Meloni prend la parole sur la place San Giovanni à Rome, octobre 2019

Cette mise en récit, ainsi que sa stratégie résolue à se placer comme force d’opposition, a permis à Fratelli d’Italia de passer de moins de 2% aux élections législatives de 2013, 4% à celles de 2018, à la première place du podium aujourd’hui. Et de siphonner, en plus de leur électorat, le personnel politique des autres formations traditionnelles de droite, comme Daniela Santanché, Guido Crosetto et Rafaelle Fitto, anciens berlusconiens. La Lega de Salvini, alliée au pouvoir du Mouvement Cinq Étoiles (M5S) puis du gouvernement d’ « union nationale » Mario Draghi ces dernières années, est ainsi passée quant à elle de plus de 34% de voix aux européennes de 2019 à environ 12% d’intentions de vote aujourd’hui, alors que le parti de Berlusconi, qui a longtemps dominé la droite italienne, oscille autour de 8%.

Les volte-face et les promesses non tenues du Mouvement 5 étoiles – concernant la TAV mais aussi le gazoduc TAP dans les Pouilles, la sortie de l’euro et le rétablissement de la souveraineté populaire face à l’UE, l’abolition du Jobs Act, etc. – ont été nombreuses.

Pourtant, bien qu’il s’apprête à tirer profit du mécontentement suscité par les recettes néolibérales appliquées par tous les gouvernements qui se sont succédés ces dernières années, le parti de Meloni est loin de prôner des politiques en faveur des classes populaires. Tourné davantage vers la classe moyenne et la petite bourgeoisie, il défend un programme néolibéral (diminution des impôts, réduction du coût du travail, augmentation des aides aux entreprises avec une touche de protectionnisme), défend l’abolition du système d’aides sociales du « Revenu de citoyenneté » mis en place par le M5S, et s’oppose à l’instauration d’un salaire minimum – dans un pays qui compte pourtant 5,5 millions de working poor, sans parler du travail au noir. Les milieux d’affaires italiens ne s’y sont d’ailleurs pas trompés, et penchent désormais pour la candidature de Meloni. Les bruits de couloir quant au prochain ministre des finances indiquent qu’il demeurera dans les clous de l’orthodoxie (Eurointelligence, 21/09/22).

Aux politiques pro-marché s’ajoutent l’annonce d’une réforme constitutionnelle pour instaurer un régime présidentiel, l’opposition à l’homoparentalité et à l’avortement (repeinte en défense du « droit à ne pas avorter »), sans oublier bien sûr des politiques anti-migrants et une militarisation accrue des frontières. En matière internationale, tandis que depuis la guerre en Ukraine, l’amitié avec la Russie a été remplacée par un atlantisme fervent qui renforce son soutien à l’Union européenne et à l’OTAN, l’alliance avec Victor Orban tient bon.

L’introuvable bloc populaire

Face à ce bloc des droites, l’offre politique est fragmentée et aucune force ne semble pour l’instant à même d’incarner une alternative crédible pour le vote populaire. Certainement pas la coalition centriste du Partito Democratico (PD) d’Enrico Letta qui, malgré ses gesticulations pour appeler au « vote utile » contre la droite, dépasse à peine les 20%, loin derrière la droite. Au cours d’un long parcours de droitisation, les sociaux-démocrates du PD ont soutenu ou même initié toutes les mesures néolibérales des dernières décennies. Les électeurs n’ont pas complètement oublié, par exemple, que c’est le PD de Matteo Renzi qui a imposé en 2016 le Jobs Act, une réforme qui a fait voler en éclat la protection contre les licenciements. Depuis, Renzi a quitté le parti et fondé Italia Viva, une petite formation qui fait désormais concurrence au PD au sein de l’extrême centre néolibéral.

Le M5S, ce mouvement étiqueté « populiste » qui il y a cinq ans rompait le bipolarisme du paysage politique italien en remportant 32% aux élections législatives, est aujourd’hui en déroute et tournait dans les derniers sondages autour des 10-12%. Certes, la formation fondée en 2009 par l’humoriste Beppe Grillo et l’entrepreneur Gianroberto Casaleggio avait su canaliser après la crise économique de 2008 les aspirations à davantage de démocratie participative et le ressentiment envers « la caste » politique. Il avait attiré à lui des militants de différentes luttes, notamment du mouvement no-TAV, opposé à la construction de la ligne de chemin de fer Lyon-Turin pour des raisons environnementales. Mais l’exercice du pouvoir, partagé un temps avec l’extrême droite de Salvini puis avec le PD, jadis son ennemi juré, avant de soutenir le gouvernement technocratique de « Super Mario », a peu à peu décrédibilisé le mouvement.

Les volte-face et les promesses non tenues – concernant la TAV mais aussi le gazoduc TAP dans les Pouilles, la sortie de l’euro et le rétablissement de la souveraineté populaire face à l’UE, l’abolition du Jobs Act, etc. – ont été nombreuses. Des crises internes ont également affaibli le M5S, qui a progressivement perdu une grande partie de ses élus aux parlements italien et européen, partis à droite comme à gauche ou au centre ; et son ancien leader Luigi di Maio a fait ses valises il y a quelques mois pour fonder Impegno civico, un petit parti désormais allié du PD.

On l’aura compris, les classes populaires italiennes ont cessé de s’identifier à un projet d’émancipation et de rupture avec l’ordre du capital – et ce depuis longtemps. En Italie, pays qui a pourtant donné naissance au plus puissant parti communiste d’Europe occidentale et qui a été un émulateur de mouvements sociaux et de pensée critique au XXème ècle, la gauche a été anéantie depuis deux ou trois décennies.

Aujourd’hui, le mouvement, dirigé par l’avocat et ancien premier ministre (2018-2021) Giuseppe Conte tente de se repositionner à gauche dans l’espoir de s’offrir une deuxième jeunesse. Pour récupérer les électeurs et électrices de gauche qui ne veulent plus donner leurs votes au PD mais rechignent de voter pour les petits partis de l’écologie et de la gauche radicale, le nouveau programme comporte l’introduction du salaire minimum, la réduction de temps de travail sans perte de salaire, le mariage pour tous, l’investissement dans les énergies renouvelables et la rénovation énergétique des logements, etc. Cette stratégie pourrait bien fonctionner en partie et gonfler finalement le score du M5S, même s’il est douloureux, pour l’électorat de gauche, de mordre à l’hameçon d’un mouvement qui s’est toujours autoproclamé « ni de gauche ni de droite », et qui une fois arrivé au pouvoir s’est allié avec Salvini, a rejoint le groupe des nationalistes britanniques de UKIP au Parlement européen, et a soutenu, à côté de quelques mesures progressistes comme le revenu de citoyenneté ou le gel des licenciements pendant la pandémie de Covid-19, des politiques économiques bénéficiant aux plus riches, une réduction du nombre de parlementaires, un « paquet sécurité » anti-migrants, une criminalisation des ONG qui secourent les migrants en mer, et une gestion sécuritaire de la crise sanitaire sans investissements réels dans le secteur de la santé.

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En 2018, Giuseppe Conte, l’actuel leader du Mouvement Cinq Étoiles, alors premier ministre, présente le décret sécurité et immigration avec Matteo Salvini, leader de la Lega

Contrairement à la France, où les dernières élections ont permis la montée en puissance d’un bloc populaire dominé par une gauche radicale, on peine à voir émerger en Italie un bloc populaire progressiste. Bien que Conte ait tenté de se présenter comme le « Mélenchon d’Italie », le M5S a refusé d’envisager une coalition avec les formations qui se situent à gauche du PD. Par ailleurs, selon les sondages, le M5S n’est que le quatrième choix des classes populaires, après l’abstention, Fratelli d’Italia, et la Lega. 

La reconstruction d’une gauche populaire et de rupture

On l’aura compris, les classes populaires italiennes ont cessé de s’identifier à un projet d’émancipation et de rupture avec l’ordre du capital – et ce depuis longtemps. En Italie, pays qui a pourtant donné naissance au plus puissant parti communiste d’Europe occidentale et qui a été un émulateur de mouvements sociaux et de pensée critique au XXème ècle, la gauche a été anéantie depuis deux ou trois décennies. La décrédibilisation de l’idée de « gauche » par l’évolution du PD, pourtant l’héritier du Parti communiste italien (PCI) dissout en 1991, ainsi que la contre-révolution culturelle menée par la droite depuis les années 1990, mais aussi la trajectoire déclinante de l’aile gauche de l’ancien PCI, constituée en Partito della Rifondazione Communista (PRC) en 1991, et le parasitage à gauche du M5S, en sont probablement les principales raisons.

À gauche du PD, à part le peu fiable M5S, deux options s’offrent aux électeurs. D’un côté, l’Alleanza Verdi-Sinistra, qui rassemble le parti écologiste modéré de Angelo Bonelli et Sinistra italiana de Nicola Fratoianni, dans l’espoir de dépasser les 3% du seuil électoral. Conformément à la stratégie décennale de ces formations, la coalition a accepté de se soumettre au « centre-gauche » libéral en passant un accord concernant le scrutin uninominal majoritaire – qui concerne un tiers des sièges, les deux-tiers restant étant attribués au scrutin proportionnel de liste – pour s’assurer quelques sièges au Parlement. Malgré cela, une partie de l’électorat de gauche semble se préparer à voter pour cette alliance, attirés notamment par la présence sur ses listes de militants importants des luttes sociales italiennes – comme Aboubakar Soumahoro, militant syndicaliste d’origine ivoirienne devenu l’une des figures de proue des luttes des travailleurs migrants, et Ilaria Cucchi, dont le frère Stefano a été assassiné par la police en 2009, et qui lutte depuis contre les violences policières.

De l’autre côté, une formation de gauche radicale qui refuse de jouer la béquille du camp néolibéral : l’Unione popolare, qui réunit Potere al Popolo et PRC aux côtés de l’ancien maire de Naples Luigi de Magistris et de son parti DemA, et est soutenu par d’autres éléments de la gauche anticapitaliste, comme le syndicat de base USB. La formation s’inspire de la NUPES lancée par la France insoumise ; elle défend en particulier l’introduction d’un salaire minimum de 10 euros de l’heure et 1600 euros par mois et la revalorisation des salaires et des retraites, la réduction du temps de travail sans perte de salaire, l’abolition du Jobs Act, des investissements massifs pour la bifurcation écologique, le blocage des prix et une taxe de 90% sur les « superprofits » des entreprises de l’énergie, l’interdiction des jet privés et des investissements dans les énergies fossiles, etc.

L’Unione popolare, lourdement ostracisée par les médias et les instituts de sondage, risque de ne pas dépasser le seuil électoral – elle oscillait dans les derniers sondages entre 1 et 2%. Une partie de l’électorat de gauche préfère en effet le « vote utile » pour l’Alliance Verdi-Sinistra ou même le M5S face à la menace d’une possible majorité des deux tiers pour la droite et le centre, qui leur permettrait de changer la constitution. 

Pour les membres de l’Unione popolare, ces élections ne sont qu’une étape vers la reconstruction d’une gauche populaire et de rupture capable d’organiser et de représenter les travailleurs, les classes populaires et les luttes sociales. C’est le pari fait par les militants de Potere al Popolo lors de sa création il y a cinq ans à l’appel d’un centre social autogéré de Naples, l’« Ex-OPG » : faire naître des assemblées citoyennes sur tout le territoire de la péninsule, ouvrir des « maisons du peuple » où se pratique l’aide mutuelle afin de recréer du lien social au sein des classes populaires (permanences médicales, soutien légal aux travailleurs et aux migrant, cantines populaires, soutien scolaire, etc.), fédérer les luttes sociales et syndicales. Pour construire une union populaire à la base, et non pas seulement au sommet.

Cette approche, qui rappelle en partie celle de la « révolution citoyenne » prônée par les insoumis, a convaincu Jean-Luc Mélenchon de se rendre à Rome ce mois-ci pour soutenir l’Unione popolare dans sa campagne. Pablo Iglesias a lui aussi fait le déplacement à Naples le week-end dernier pour marquer son soutien à cette gauche de rupture – si marginale soit-elle.

Difficile pourtant de reconstruire une organisation populaire dans un pays où il n’y a pas eu de mouvement social d’envergure depuis une quinzaine d’années. Quelques mobilisations importantes ont vu le jour, notamment celles des jeunes de Fridays for Future, des féministes de Non una di meno, des travailleurs et travailleuses de la logistique dans le nord et agricoles dans le sud, en majorité des migrants. En Toscane, les travailleurs de la société GKN (équipement automobile), soutenus par un mouvement populaire d’ampleur, ont mené une lutte victorieuse contre la fermeture de leur usine l’année dernière. Mais ces expériences restent exceptionnelles et isolées.

Cependant, la crise sociale est aigüe, et promet de s’empirer sous le prochain gouvernement. L’Italie est l’un des rares pays d’Europe où les salaires réels ont baissé au cours des trente dernières années. Le taux de chômage est l’un des plus élevés du continent, et touche particulièrement les jeunes ; les contrats à durée déterminée et les temps partiels forcés n’ont fait que se multiplier depuis quelques années ; et 600 000 travailleurs et étudiants ont quitté le pays pour chercher un emploi au nord de l’Europe en dix ans. Avec une inflation à 10%, et dans un pays où l’échelle mobile des salaires a été abolie il y a bien longtemps, des centaines de milliers de ménages sont menacés de sombrer dans la pauvreté, tandis que les super-profits atteignent de sommets – et que leurs bénéficiaires échappent bien souvent à la taxe spéciale de 10% introduite par le gouvernement Draghi. Un statu quo destiné à demeurer… jusqu’à ce qu’une explosion sociale ouvre de nouvelles perspectives pour la construction d’une gauche de rupture capable de constituer une alternative au bloc libéral et au bloc réactionnaire ?