“La France rebelle s’est réveillée” – Entretien avec Clémentine Autain

Clémentine Autain dans son bureau à l’Assemblée nationale. ©Ulysse Guttmann-Faure pour Le Vent Se Lève

Piles de dossiers entassées dans son bureau, la députée Clémentine Autain nous accueille quelques heures avant son passage dans Zemmour & Naulleau, où elle a croisé le fer avec Marlène Schiappa et les deux polémistes. L’atmosphère est optimiste, la mobilisation sociale bat son plein. L’occasion est bonne pour aborder son nouvel ouvrage sur Mai 68 intitulé Notre liberté contre leur libéralisme qui rappelle les fondamentaux du mouvement et en critique les récupérations. Mais aussi pour discuter de son rôle comme députée et de son opinion sur la stratégie de la France insoumise, et des rapports avec les autres mouvements comme le PCF et Generation.s.

LVSL – Lors de la dernière élection, Jean-Luc Mélenchon a adopté une stratégie et une esthétique qui ont surpris un certain nombre de militants habitués aux marqueurs traditionnels de la gauche que sont la couleur rouge, l’Internationale, la référence permanente aux « valeurs de la gauche », etc. Que pensez-vous de ces choix ?

Il a fait un choix stratégique gagnant en considérant qu’il ne suffisait pas de brandir le terme de “gauche” comme un étendard pour convaincre. Il est parti du fait que le bilan de la gauche au pouvoir, et notamment sous François Hollande, était catastrophique, et que le terme de “gauche” se trouvait associé à ce bilan, un bilan notamment détestable du point de vue des catégories populaires. Je l’ai vu très concrètement en faisant campagne aux législatives sur un territoire de banlieue en Seine-Saint-Denis. Le mot “gauche” était associé à François Hollande. Il fallait donc cesser de l’asséner tel un sésame puisque « la gauche » au gouvernement a mené une politique de droite, et donc contribué à faire exploser les catégories classiques “gauche” et “droite”. Depuis trente ans les gouvernements qui se succèdent, qu’ils se disent “de gauche” ou “de droite”, mènent une politique malheureusement très proche. D’où le brouillage des clivages traditionnels.

Pour autant, Jean-Luc Mélenchon n’a pas abandonné la gauche dans le contenu propositionnel comme dans les valeurs mises en avant. Pendant sa campagne, il a parlé d’égalité, de bien commun, de justice sociale, de démocratie véritable : autant de thèmes, de mots, de propositions qui s’inscrivent bel et bien dans une filiation qui est celle de la gauche. Se départir de l’esthétique traditionnelle de la gauche et ne pas employer le terme de “gauche” à tout bout de champ était un moyen de permettre à de nouveaux publics, en particulier les jeunes – qui se repèrent moins que d’autres dans les catégories traditionnelles pour des raisons générationnelles évidentes –, d’être audibles sur ces thématiques au-delà d’un a priori. Au fond, Jean-Luc Mélenchon n’a pas brandi le mot gauche mais il l’a rempli, lui a donné du sens, a ancré ses principes dans une forme de modernité.

Alors que certains rêvaient d’une “primaire de toute la gauche” pour 2017, Mélenchon s’en est tout de suite écarté pour se démarquer de toute responsabilité, proximité ou confusion vis-à-vis du bilan gouvernemental Hollande/Valls. Je constate que Benoît Hamon, qui a pourtant remporté la primaire du Parti Socialiste sur une ligne de contestation de la politique gouvernementale, a été lesté par une sorte de sparadrap du capitaine Haddock : on l’a associé au bilan gouvernemental puisqu’il y avait participé et qu’il avait encore le PS, Jean-Marie Le Guen ou Jean-Christophe Cambadelis dans ses bagages.

Mélenchon a effectué un second choix qui s’est avéré opérant : il s’est émancipé de la forme traditionnelle du parti. Il a trouvé un nom, “la France Insoumise”, qui n’est pas en “isme”, qui ne ressemble pas à un nom habituel du vocabulaire politique. Cette forme de mouvement fut un atout pour donner à voir du neuf, si attendu en raison de la déception et de la défiance nourrie à l’égard de la politique institutionnelle.

Ces choix stratégiques se sont révélés pertinents : notre famille politique s’est hissée à un score historique frôlant les 20%. Maintenant, une chose est d’avoir gommé quelques marqueurs anciens et d’avoir impulsé un nouveau mouvement, une autre serait de tirer comme conclusion qu’il faudrait jeter aux oubliettes tout rapport avec la gauche, ses symboles, sa culture, ses réseaux constitués. Je ne partage pas l’idée selon laquelle il faudrait choisir entre “fédérer le peuple” et “rassembler à gauche”. Au fond, ce qui a été réussi dans la campagne, c’est me semble-t-il le fait d’avoir réussi à tenir ces deux bouts : parler à la fois à celles et ceux qui sont écœurés de la politique, qui ne se reconnaissent pas dans des codes qui ne fonctionnent plus comme avant notamment auprès de la jeunesse et des catégories populaires, et dans le même temps, c’est bien sur une base de gauche, au sens d’un contenu politique, des valeurs, que Jean-Luc Mélenchon a fait sa campagne et son programme. Il me semble que c’est cet alliage de deux objectifs, fédérer le peuple sur une base de gauche, qui a porté ses fruits. Si l’on s’affranchit de toute référence à la gauche, le chemin peut nous mener bien loin des objectifs émancipateurs qui, pour ma part, donnent sens à mon engagement mais surtout la clé pour que soient transformées, améliorées, libérées, les conditions de vie du grand nombre.

« Je ne partage pas l’idée selon laquelle il faudrait choisir entre “fédérer le peuple” et “rassembler à gauche”. »

N’oublions pas que c’est notamment grâce à des territoires qui ont un ancrage historique bien à gauche que Jean-Luc Mélenchon a obtenu son succès. Il a su réveiller la “France rouge”. Il y a bien des racines historiques qui ont à voir avec cette histoire. Il fallait moderniser le discours, renouveler les formes, dans ses mots et ses références, non pas pour balayer le passé mais pour s’inscrire dans une filiation. C’est une première étape. Nous avons encore du pain sur la planche pour faire naître les majorités de demain, dans les têtes, dans la rue, dans les urnes, qui permettront les ruptures progressistes, sociales et écologistes. La contestation sociale qui s’aiguise est un point d’appui prometteur.

LVSL – La France Insoumise est certainement le groupe parlementaire d’opposition qui a le plus fait parler de lui ces derniers mois. Quel bilan tirez-vous du travail du groupe parlementaire insoumis ? Certains observateurs reprochent à la France Insoumise de rester enfermée dans une rhétorique d’opposition et une stratégie de conflit permanent et systématique qui nuit à sa crédibilité. Qu’en pensez-vous ?

L’histoire est là pour le montrer : ce qui rend une idée crédible, c’est le nombre de personnes qui la portent. La revendication des congés payés, qui a émergé après la formation du gouvernement du Front Populaire, est devenue crédible parce qu’il y avait des mobilisations de masse qui portaient cette idée-là. La démocratie qui apparaissait très utopiste à l’époque où la monarchie était le système politique dominant, devient crédible à partir du moment où il y a la mobilisation massive du peuple qu’on a connue pour la faire advenir. L’égalité entre les hommes et les femmes n’était en rien crédible au début du XXe siècle : elle s’est imposée à la faveur des mouvements féministes et de l’appropriation grandissante de cette volonté émancipatrice qui semblait au départ contraire à l’ordre naturelle, risible ou inaccessible. Je me méfie donc des réflexions portant sur ce qui serait “crédible” ou non a priori, comme si la validation d’experts ou d’énarques était le sésame d’une idée « crédible » !

Il ne faut pas croire que la crédibilité est liée à l’accumulation de notes de technocrates que l’on a dans les tiroirs tant celles-ci ressemblent trop souvent au monde tel qu’il est. Une idée devient crédible lorsque le grand nombre en est convaincu et se mobilise pour la porter.

LVSL –  On pourrait vous objecter que n’importe quelles idées ne peuvent pas convaincre le grand nombre…

Je pense que ce n’est pas la bonne perspective. Si on part seulement du potentiel majoritaire d’une idée à l’instant T dans la société, je ne suis pas sûre qu’on donne naissance à un projet cohérent et porteur d’émancipation humaine… Car on risque alors vite de se caler sur des enquêtes d’opinion qui donnent le pouls des idées en vogue liées à l’état du débat public et des rapports de force politiques. D’où l’importance à mon sens de continuer à fédérer le peuple sur la base d’une orientation de gauche. Il faut maintenir cette tension. Sinon, nous risquons par exemple d’épouser de tristes thèses sur l’immigration ou la sécurité, pour ne prendre que deux exemples. C’est pourquoi je me méfie d’un neuf qui mépriserait tout ancrage historique, escamoterait toute réflexion intellectuelle, se donnerait pour seul objectif de refléter d’une certaine manière les désirs prétendus du peuple contemporain. Sur la scène politique, on se dispute le peuple parce que c’est l’interprétation du sens de ses intérêts qui est en jeu.

Pour en revenir au groupe parlementaire, ce qui nous rend crédible, c’est notre cohérence et notre détermination face à la politique d’Emmanuel Macron. Nous sommes aussi des proposants même si cela s’entend moins. L’un n’exclut pas l’autre mais se renforce. Chaque refus est déjà le début d’un “oui”. Savoir dire “non” ouvre la possibilité et la nécessité de faire autre chose. Et si vous écoutez les discours des députés du groupe de la France Insoumise, vous verrez qu’il y a des critiques mais aussi beaucoup de propositions alternatives !

En même temps, peut-être que ce que l’on a besoin de fortifier, c’est l’espérance. Je crois profondément qu’on se bat d’autant plus et d’autant mieux qu’on s’appuie sur les colères – et pas sur le ressentiment, registre sur lequel joue le Front National -, et qu’on parvient à les transformer en espoirs de changement. On se bat d’autant plus et d’autant mieux qu’on donne corps à une vision qui nous projette positivement dans l’avenir.

Clémentine Autain dans son bureau à l’Assemblée nationale. ©Ulysse Guttmann-Faure.

LVSL – Que pensez-vous de la stratégie du conflit de la France Insoumise ? Vous avez critiqué, par exemple, l’emploi de l’expression “parti médiatique” pour désigner les grands médias…

Il y a une conflictualité à assumer avec les grands médias, c’est évident, puisque nous contestons l’idéologie dominante qu’ils véhiculent largement, mais je n’utilise pas pour ma part l’expression de “parti médiatique”, et ce pour deux raisons. D’abord, je ne crois pas qu’il y ait un “parti unique” des médias. Les médias sont multiples : vous existez, Regards existe comme bien d’autres médias critiques, et à l’intérieur même des rédactions des grands médias, la pensée dominante y est parfois contestée, elle n’est pas celle de tous les journalistes même si une chape de plomb a tendance à les marginaliser. Prenons un exemple significatif : Elise Lucet, sur France 2, grand média s’il en est, fait un travail d’éveil critique des consciences remarquable. Elle a levé des lièvres sur l’évasion fiscale, mis en cause des multinationales. Je ne pense donc pas qu’il y ait un “tout” médiatique si homogène même si je constate, évidemment, la force de l’idéologie dominante que les grands médias diffusent avec abondance. Que nous dénoncions la concentration dans les médias ou les modalités d’attribution de l’aide à la presse est de ce point de vue essentiel. Les conditions de la production d’information constituent un enjeu démocratique majeur. Le système économique et les politiques publiques doivent garantir le pluralisme et la vitalité de la production d’informations de qualité et indépendantes des pouvoirs en place.

Si je suis exaspérée par bien des questions que posent les journalistes, si je vois bien les relais dont dispose Macron, si je suis convaincue que les dirigeants des grands médias sont en guerre contre nous et défendent les intérêts des possédants, je pense néanmoins que, pour progresser et gagner des majorités d’idées, nous avons intérêt à nous appuyer sur des médiations, et donc sur les contradictions et nos points d’appui dans l’univers des médias.

LVSL – La France Insoumise place au cœur de ses critiques l’hyper-présidentialisation de la pratique macronienne du pouvoir, et l’hyper-personnalisation de la fonction présidentielle opérée par Emmanuel Macron. Pensez-vous que proposer le retour à un régime plus parlementaire et critiquer la personnalisation du pouvoir soit une stratégie efficace ? La France Insoumise a pourtant frôlé les 20% grâce (en partie) à la figure charismatique de Jean-Luc Mélenchon et à ses talents tribuniciens…

C’est un fait, la politique s’incarne. Si on choisit de compter dans la vie politique institutionnelle française, nous devons avoir un candidat à la présidentielle. Et ce même si nous prônons une VIe République pour en finir avec la monarchie républicaine. Il y a bien sûr une forme de dissonance mais nous sommes contraints de l’assumer. Et tant qu’à candidater, il vaut mieux choisir une personnalité qui ait du verbe et du charisme, ce qui est le cas de Jean-Luc Mélenchon. Mais s’il avait été élu, nous avions pour projet d’en finir avec les pires travers de la Ve que vous avez cités. Par ailleurs, le groupe parlementaire a permis de faire émerger de nouvelles figures pour notre famille politique, et c’est heureux. Car je crois qu’il faut tenter de déjouer les pièges d’une hyperpersonnalisation de notre famille politique. Une force politique large doit chercher à avoir plusieurs visages connus du grand nombre – et ce n’est pas facile. C’est une façon de faire vivre la diversité des styles et des profils de nature à élargir notre audience. C’est aussi le gage d’un certain pluralisme, nécessaire à tout mouvement politique vivant et large. Mais il faut bien se rendre compte que le monde politique et médiatique a une fâcheuse tendance à favoriser la parole centrée autour d’un leader. Jouer des codes qui sont imposés par les règles du jeu de notre époque, et notamment la présidentielle qui donne une place prépondérante à une personnalité, tout en essayant de les déjouer : comment faire autrement ?

Macron, lui, n’a pas été seulement la personnalité de la présidentielle : il se moule depuis son élection dans les pires travers de la Ve République. C’est ce bonapartisme que nous rejetons, ce mépris pour le Parlement et la démocratie, que la réforme institutionnelle à venir s’apprête à dramatiquement renforcer. Je suis très inquiète, par exemple, de son approche sur les fake news : ce n’est pas à l’État de décider ce qui est, ou non, une vérité. À partir du moment où le président de la République prétend que c’est à l’État que revient la gestion de cette question, je pense qu’on peut entrer dans des dérives gravissimes. Macron est aussi l’homme des ordonnances et de la répression violente à l’égard des étudiants et des occupants de Notre-Dame-Des-Landes… Au pouvoir, c’est bien lui qui occupe sa fonction par un hyper-présidentialisme et de l’autoritarisme. Nous nous battons pour une toute autre vision de la politique et de la démocratie, pour les libertés, les pouvoirs et les savoirs partagés.

LVSL – Nous aimerions revenir sur l’affaire Weinstein et ses suites – “mee too”, “balance ton porc”. Considérez-vous que cet élan de libération de la parole a permis des avancées en France ? Le gouvernement se donne-t-il selon vous les moyens de lutter efficacement contre les violences faites aux femmes ?

Ce qu’on attend des pouvoirs publics, c’est qu’ils accompagnent concrètement cette formidable libération de la parole. Cette vague de parole a été soutenue dans le discours par les représentants du gouvernement. On ne peut pas le retirer à Marlène Schiappa qui, je le crois, a des convictions sur le terrain de l’égalité hommes/femmes. Mais celles-ci semblent s’être arrêtées aux cas Darmanin et Hulot… Là, la ministre est curieusement sortie de son devoir de réserve et n’a pas respecté la séparation nécessaire des pouvoirs entre exécutif et judiciaire. Non seulement le gouvernement par la voix de son porte-parole a renouvelé sa confiance envers Darmanin et Hulot après les mises en cause rendues publiques mais Marlène Schiappa a pris la défense de ses collègues ministres. Sidérant. Lorsqu’on lui a demandé sur France Inter si elle n’était pas mal à l’aise vis-à-vis des accusations qui venaient d’être formulées à l’encontre de Gérald Darmanin, elle a répondu : “non pas du tout, pourquoi le serais-je?”. Je pense qu’elle aurait pu l’être a minima, sans même prendre parti sur les faits. Elle s’est surtout fendue d’une lettre au Journal du Dimanche en faveur de Nicolas Hulot en expliquant que c’était un homme charmant. Je rappelle que Nicolas Hulot était mis en cause pour un viol qui échappe à la justice en raison du délai de prescription… que pourtant la ministre entend allonger dans la loi qu’elle va tout prochainement présenter devant Parlement !

Maintenant, que vont faire les pouvoirs publics pour accompagner cette libération de la parole ? On a en la matière des besoins énormissimes. Deux permanences téléphoniques qui accueillent les femmes victimes, l’AVFT et le CFCV, ont été fermées parce qu’elles n’avaient plus les moyens de répondre aux appels qui ont explosé avec la vague #MeToo ! C’est symptomatique. On attend du gouvernement les moyens pour que la parole puisse être entendue.

« Même avec les meilleures intentions, la lutte contre les violences faites aux femmes ne rentre pas dans les clous de l’austérité budgétaire. »

Les pouvoirs publics doivent agir à plusieurs niveaux. En matière d’éducation, je regrette qu’ils aient renoncé aux “ABCD de l’égalité” abandonnés sous le précédent quinquennat, et que le nouveau gouvernement n’ait rien fait de plus pour apprendre aux enfants à lutter contre les stéréotypes sexistes dès le plus jeune âge. Nous avons aussi besoin de formation dans la police. Le goupe F et la page “paye ta police” du réseau Trumbl vient de rendre public des éléments dont j’avais connaissance depuis très longtemps, qui témoignent de la manière dont les femmes sont reçues dans les commissariats de police. Lorsque j’ai moi-même porté plainte pour viol, je n’ai par exemple pas eu le choix entre un homme ou une femme. Ne pas pouvoir choisir de raconter une telle histoire à une femme, et se trouver contrainte de le dire le détail de ces faits à un homme, ça ne va pas. En l’occurrence, j’étais face à un policier qui n’avait pas été formé à recevoir ce type de plainte, il était jeune. En plein milieu du dépôt de plainte, il m’a demandé si cela ne m’ennuyait pas si on s’arrêtait pour qu’il fume une cigarette. Il était ému, visiblement ébranlé par ce que je lui disais, je ne lui en veux absolument pas, je dis juste qu’il faut former les policiers pour que les femmes puissent déposer leur plainte dans les meilleures conditions. Dans certains commissariats, vous avez des calendriers de femmes nues sur les murs, dans d’autres des remarques déplacées parfois au point de faire renoncer des femmes au dépôt de plainte. Il faut aussi des moyens pour la justice. Plusieurs années sont parfois nécessaires pour que la justice puisse faire son travail, pour que l’indemnisation de la victime soit effective alors que c’est dans l’immédiat que vous avez besoin de soins et d’aide lorsque vous avez été victime d’un viol. Enfin, les campagnes de sensibilisation doivent recevoir un soutien des pouvoirs publics : en argent sonnant et trébuchant, et on n’a rien pour le moment. Le budget, à ce stade, n’est en rien à la mesure de ce qui s’est passé et des besoins. Même avec les meilleures intentions, la lutte contre les violences faites aux femmes ne rentre pas dans les clous de l’austérité budgétaire.

Clémentine Autain dans son bureau à l’Assemblée nationale. ©Ulysse Guttmann-Faure pour LVSL

Nous sommes d’accord avec certains éléments de modifications législatives prévus par le gouvernement, comme le fait de repousser le délai de prescription pour les viols – le viol est un crime particulier qui impacte la mémoire, le phénomène d’amnésie est courant chez les personnes victimes de viol. Le cheminement est parfois long entre l’acte et la décision d’aller porter plainte. Il faut un délai de prescription qui soit élargi. J’ai posé à l’automne une question d’actualité à l’Assemblée suite au non-lieu prononcé par la justice au sujet d’une fillette de onze ans qui avait été violée. Un âge minimal de présomption de non-consentement, en vertu duquel une personne n’est pas en mesure de consentir à un rapport sexuel, doit être instauré, ce que nous avons proposé et qui devrait être contenu dans cette loi contre les violences débattue tout prochainement au Parlement.

Ces améliorations sont donc nécessaires et bienvenues, mais si tout cela n’est pas accompagné de moyens financiers pour appuyer tout le processus de libération de la parole, leurs effets seront très limités. Je pense aussi, par exemple, aux besoins en matière de logement pour les femmes victimes de violences conjugales. On sait comment fonctionnent ces violences. Parfois, lorsqu’une femme a envie de partir, si on ne l’accompagne pas tout de suite et qu’elle doit attendre trois ou quinze jours pour pouvoir le faire, elle peut ne plus jamais partir et donc subir encore plus de violences, voire mourir. Nous serons donc au rendez-vous pour dire et redire combien l’égalité entre les hommes et les femmes et la lutte contre les violences nécessite un investissement public inédit.

LVSL – Au-delà de ces aspects législatifs, l’égalité hommes-femmes ne peut se passer de profondes transformations culturelles afin de mettre un terme au phénomène d’auto-censure, d’intériorisation de normes implicites qui placent les femmes dans des positions de dominées. Je voulais donc savoir comment, en tant que députée, vous pensez que ce combat culturel peut se mener, dans la mesure où il est plus difficile à visibiliser que les luttes concrètes contre le harcèlement ou le viol, par exemple.

Tout se tient. Associer systématiquement le rose aux filles et le bleu aux garçons dès la naissance a un lien avec la normalisation sexuée des métiers, avec les insultes sexistes dans la rue, avec la sous-représentation des femmes dans les lieux du pouvoir, avec les violences conjugales. Le féminisme fait le lien entre tous ces aspects en remettant en cause l’ordre des sexes. La bataille est économique, sociale, culturelle. Il faut changer l’organisation de la société toute entière et modifier les représentations hommes-femmes. C’est long et difficile. Mais nous avons parcouru un chemin incroyable en un siècle ! Une révolution. Ce temps n’est pas si loin où une femme ne pouvait pas porter un pantalon, ni ouvrir un compte en banque sans l’autorisation de son mari, ni voter, ni avorter ! On a donc déjà fait un bond incroyable. Mais il faut passer au stade supérieur pour passer de l’égalité formelle, conquise dans la loi, à l’égalité réelle. Celle-ci implique effectivement de modifier les représentations dominantes, mais pas seulement : ne faisons pas de l’égalité hommes-femmes une question uniquement cantonnée à la sphère des représentations, même si c’est très important. Il y a aussi des mesures concrètes à prendre. Le partage des tâches domestiques et parentales, c’est concret et décisif. Si on ne fait pas un service public d’accueil gratuit de la petite enfance, si on ne diminue pas le temps de travail pour tout le monde, on aura toujours un plafond de verre dans le monde professionnel, des femmes à bout et des tâches – et des joies – non partagées. Les femmes gagnent moins que les hommes et sont attendues sur le terrain de la maternité : c’est pourquoi ce sont si majoritairement elles qui « choisissent » un temps partiel ou renoncent à leur emploi pour s’occuper des enfants. Il y a bien des enjeux matériels et de représentations que les pouvoirs publics doivent enfin considérer pour combattre réellement les inégalités. Je pense qu’on va y arriver, mais à quel rythme ? Il ne faut rien lâcher de notre mobilisation : il n’y a pas de pente naturelle vers l’égalité.

LVSL – Pour parler du passé, dans votre ouvrage sur Mai 68 intitulé Notre liberté contre leur libéralisme, vous revendiquez une filiation historique dans le mouvement 68 et critiquez les récupérations officielles du mouvement auxquelles on assiste en ce moment. Vous expliquez notamment que Macron serait de droite, et vous associez libéralisme économique et contrôle social. Cependant, une part substantielle de l’électorat de Macron vient de l’ex-électorat du Parti Socialiste, qu’on peut qualifier de plutôt progressiste. Certains observateurs considèrent d’ailleurs que le macronisme est une combinaison entre un progressisme modernisateur et néolibéral et une symbolique conservatrice. Ils parlent à ce propos de “populisme néolibéral”. Que pensez-vous de cette analyse ? Croyez-vous que les métaphores “gauche” et “droite” ne sont pas devenues inopérantes pour qualifier l’action d’Emmanuel Macron ?

La politique que mène Emmanuel Macron sous nos yeux est une politique de droite, sans aucune ambiguïté. De droite, parce qu’elle favorise dans les faits les plus riches, les possédants, les dominants. LREM fait l’éloge du mérite, de la théorie du ruissellement, des premiers de cordée. Toute cette rhétorique se campe à droite toute. Sur un autre plan, Macron semble avoir déstabilisé une partie de son électorat qui vient de la gauche. Si ces électeurs sont acquis au libéralisme économique, ils restent soucieux des droits humains et des libertés. Sur la question du droit d’asile par exemple, on a pu voir des prises de position étonnement critiques de Macron issues de Terra Nova, think thank ultralibéral proche de la hollandie. Certains soutiens de Macron ont l’air aujourd’hui de s’émouvoir que, avec sa modernité en bandoulière et son style jeune et sympathique, le Président se mue finalement en personnage autoritaire, dialoguant amicalement avec des dictateurs, renforçant l’état d’urgence, méprisant le Parlement et les médias. En fait, je suis étonnée de leur étonnement car je pense qu’il y a une cohérence à tout cela. Il y a une logique à l’alliance entre libéralisme économique et contrôle social accru. Quand l’État se désengage de la sphère économique, il se dépossède des leviers qui lui permettraient d’agir sur l’économie. Pour compenser cette perte de pouvoir, le gouvernement et l’État cherchent alors à s’affirmer sur un autre terrain, celui des libertés et de la démocratie. La dérégulation libérale est d’une telle violence qu’il faut du contrôle social pour l’imposer. En effet, comme leur politique libérale se révèle impopulaire parce qu’elle creuse les inégalités et génère de la précarité, le pouvoir a besoin de contrôler et de pénaliser ceux qui se rebellent. On le voit avec la répression toujours plus forte des mobilisations sociales et des syndicalistes. On vit quand même dans une société où, pour avoir jeté des confettis dans un bureau de direction, un syndicaliste peut écoper de 17,000€ d’amende ! Au fond, c’est un profil politique qui est bien connu en Europe depuis Margaret Thatcher qui a allié un libéralisme débridé à un contrôle social accru. Margaret Thatcher a donné le maître mot en privatisant les chemins de fer, en détricotant les retraites et les acquis sociaux britanniques, dans le même temps qu’elle considérait Nelson Mandela comme un terroriste et laissait mourir de faim Bobby Sands.

Ce qui me frappe, c’est aussi la technocratisation et la déshumanisation qui va avec. Gérard Collomb en est un exemple tristement parfait. Le ministre de l’Intérieur parle d’immigration de façon comptable, sans jamais restituer la réalité de celles et ceux qui fuient la guerre et la misère. Et l’on se souvient de ces ministres et députés LREM qui nous ont expliqué que ceux qui dorment dans la rue le font par choix. Ainsi va la liberté en macronie… ! L’indécence n’est jamais loin.

La commémoration de Mai 68 dépasse très largement Macron : elle concerne tous ces éditorialistes et figures médiatiques, comme Romain Goupil, qui font figure d’éternels révoltés pour reprendre le titre du Monde 2, comme si on pouvait passer de Mai 68 à Macron dans un mouvement continu. La volonté de récupération par les libéraux de l’esprit de Mai 68 est un piège mortifère. Elle vise à produire un récit dominant qui tente d’inclure l’héritage soixante-huitard dans la macronie. Or, Macron tourne le dos à la liberté, car pour être libre, il faut avoir un toit sur la tête, manger à sa faim, se cultiver, avoir accès à l’éducation et à la santé, et ce gouvernement attaque tous les leviers permettant de rendre effectifs ces droits fondamentaux. Il fait donc reculer les conditions de la liberté concrète, dans le même temps qu’il diminue les libertés individuelles et collectives par le biais d’un contrôle social accru. C’est dire si nous sommes loin des revendications de Mai 68…

LVSL – Plus largement, Eve Chiapello et Luc Boltanski ont montré dans Le nouvel esprit du capitalisme comment le capitalisme a su digérer la critique “artiste” qui émanait du moment 68, en développant de nouvelles formes managériales qui favorisent “l’autonomie” et la “créativité”. Est-ce que les récupérations actuelles ne sont pas l’aboutissement de ce processus d’incorporation de la critique par le capitalisme ?

Je pense que Macron a saisi cette aspiration qui existe fortement aujourd’hui à l’autonomie, à gagner en liberté. Chiapello et Boltanski ont raison. Emmanuel Macron nous raconte une fable – la politique, c’est du récit –, selon laquelle nous allons, dans le monde d’Emmanuel Macron, être plus libre : c’est ce conte pour enfant du statut d’auto-entrepreneur érigé comme le comble de la liberté. Beaucoup en sont amèrement revenus, faisant l’expérience concrète de la perte en termes de droits et de revenus qu’engendre ce statut. Cette liberté proclamée, cette prétendue autonomie nouvelle se traduit finalement par de la précarité, et donc moins de liberté. Je pense qu’il faut que l’on se soucie de ces enjeux d’autonomie, de liberté, d’aspiration à être moins corseté dans sa vie quotidienne. Nous sommes les meilleurs défenseurs de ce désir de mobilité, de mouvement, de salariés pleinement sujets. Ce qui rend les gens figés dans leur travail et malheureux, c’est le chômage de masse, qui n’invite pas à aller et venir mais au contraire à rester enfermé dans son travail même quand on y souffre ardemment. Quand on parle de réduction du temps de travail, de sécurité tout au long de la vie, c’est une façon de lutter contre la précarité, qui est l’ennemie absolue de l’autonomie et de la liberté.

Il me semble que nous avons un récit possible qui se raccorde à cette aspiration légitime. Sans doute nous faut-il davantage parler du contenu du travail qui subit une phase de prolétarisation. Les normes libérales débouchent sur une perte d’autonomie dans le travail. Je pense par exemple à ces caissières qui sont obligées d’appeler leur supérieur hiérarchique dès qu’un blocage s’opère sur leur caisse. Cette prolétarisation du travail ne concerne pas que les catégories populaires. Elle touche également les cadres, avec des tâches qui sont de plus en plus bureaucratisées et hiérarchisées, provoquant une diminution toujours plus grande de l’autonomie, de la prise d’initiative. Le phénomène de sous-traitance y contribue également. Avant, lorsqu’on construisait un objet, même si on n’en fabriquait que l’une des parties, on voyait l’ensemble du travail fini. On participait à une entreprise collective dont on pouvait apprécier le résultat. Avec la sous-traitance, vous ne voyez plus quel est l’objet fabriqué en bout de course. C’est une perte de sens et cela participe à la prolétarisation du travail. La participation active de celles et ceux qui travaillent à ce que l’on produit est l’un de nos grands objectifs, là où le libéralisme économique précarise et fait perdre le sens.

LVSL – Pour aborder un autre aspect de Mai 68 qui est l’internationalisme, votre mouvement Ensemble se revendique de l’internationalisme. Comment concevez-vous l’internationalisme aujourd’hui ?

L’internationalisme situe notre enjeu, qui n’est pas simplement de réussir l’émancipation à l’intérieur d’un territoire fermé mais de la rechercher pour l’humanité toute entière. C’est partir du principe que l’émancipation humaine n’a pas de frontières, que nous sommes concernés par l’intérêt des peuples sur toute la planète. Cela suppose évidemment de développer des solidarités. Je me sens plus proche des femmes polonaises qui luttent pour l’avortement que des Français qui défilent dans la Manif pour Tous ou des travailleurs grecs qui se battent pour leurs droits que des banquiers français qui les étranglent. Se revendiquer de l’internationalisme induit aussi que nous avons pleinement conscience que toute une série d’enjeux ne peuvent se régler qu’à une échelle planétaire. Le réchauffement climatique est évidemment de ceux-là. Et nous sommes engagés pour la paix dans le monde. Nous exigeons la création de biens communs de l’humanité. Nous contestons le capitalisme mondialisé et la concurrence qui abaisse les droits et protections comme les normes sanitaires. Sans hésiter, je dirais que mon combat, notre combat, est résolument internationaliste.

LVSL – La France Insoumise a mobilisé des signifiants patriotiques dans sa campagne de 2017 et promu une défense de la souveraineté de la France. Comment concevez-vous la place des États-nations à l’intérieur de cet internationalisme ? La souveraineté nationale peut-être elle selon vous une protection face à l’offensive néolibérale portée par l’Union européenne ?

Oui je le crois, dès lors qu’elle pose la question de la souveraineté, et qu’elle considère que l’enjeu de souveraineté doit être vrai à tous les échelons. Je suis pour la souveraineté nationale retrouvée, je pense que c’est un échelon qui reste pertinent aujourd’hui. Mais je pense aussi que la souveraineté doit vivre à l’échelle des villes comme à l’échelle internationale car il s’agit de la manière dont les peuples décident. La souveraineté doit se décliner à tous les échelons.

Dans le cadre international actuel, retrouver de la souveraineté nationale est un levier pour permettre du changement, et dès lors qu’elle n’est pas pensée comme un simple repli sur nos frontières. Un gouvernement élu demain en France doit pouvoir mener une politique progressiste, voilà l’exigence, qui se confronte aux traités européens actuels. Mais un grand nombre de défis auxquels nous sommes confrontés se jouent à une échelle plus grande que la nation. Ceux qui veulent s’enfermer dans l’État-Nation ne prennent par exemple pas au sérieux le défi environnemental car il n’y a pas de solution écologique uniquement dans le cadre des frontières nationales. C’est la même chose sur la question des réfugiés, qui vont d’ailleurs être de plus en plus nombreux en raison des catastrophes climatiques à venir. Sans parler bien sûr du capital qui a depuis longtemps su évoluer en traversant les frontières. Pour le combattre, il y a besoin d’alliances à l’échelle européenne et internationales. Ce ne sont là que quelques exemples de questions qui doivent être traitées à des échelles qui ne sont pas simplement nationales.

« Un gouvernement élu demain en France doit pouvoir mener une politique progressiste, voilà l’exigence, qui se confronte aux traités européens actuels. »

L’échelon national est légitime, dès lors qu’il cherche à créer des sous-ensembles pour coopérer avec les autres peuples, à l’échelle européenne et mondiale. Je n’abandonnerai pas la recherche de coopération à des échelles plus grandes que la nation au motif qu’aujourd’hui les peuples veulent retrouver leur souveraineté nationale, ce qui est légitime. On en a bien sûr besoin, ne serait-ce que parce que demain, un gouvernement qui arrive à la tête de la France doit pouvoir mener une politique émancipée de la règle d’or et de la concurrence libre et non faussée, sans s’entendre dire que “l’Union européenne a décidé que…” ; où l’a-t-elle décidé ? selon quel processus démocratique ? Il y a dans son fonctionnement un déni évident de démocratie, et donc de souveraineté.

LVSL – La logique du “Plan B” vous convient donc potentiellement ?

Si demain nous sommes gagnants aux élections françaises, il faut que nous puissions appliquer notre programme sans se laisser contraindre par l’Union européenne et ses dogmes néolibéraux. Cette exigence n’est pas négociable. Dans le même temps, nous mènerons la bataille pour ne pas être enfermé simplement dans le cadre de l’échelle nationale – c’est l’une de nos différences majeures avec l’extrême-droite –, mais pour modifier les rapports de force à l’échelle européenne, travailler à des convergences et à des coopérations pour mener des batailles plus grandes. Si nous remportons les élections françaises, notre responsabilité sera de faire ce que l’on a à faire dans le cadre national pour protéger notre économie, partager les richesses, assurer la transition énergétique, faire vivre des logiques d’égalité, développer la démocratie. Mais il ne faut cependant jamais perdre de vue que les défis auxquels nous sommes confrontés supposent nécessairement des alliances qui dépassent ce cadre.

Clémentine Autain à côté de Benoît Hamon à la Fête de l’Humanité 2017. ©Ulysse Guttmann-Faure

LVSL – L’an prochain auront lieu les élections européennes. Nous aimerions revenir sur l’entretien que vous aviez donné à Politis, dans lequel vous disiez que la France Insoumise devait “s’élargir sans humilier”, en faisant référence au PCF et à Génération-s notamment. Qu’est-ce que cela signifie concrètement ? Pensez-vous qu’un nouveau front, tel que l’a été le Front de Gauche, est à l’ordre du jour ?

Je n’ai pas proposé de se lancer dans un nouveau cartel des gauches, je voulais plus précisément parler du fait qu’un mouvement large doit être capable d’agréger des forces qui sont, forcément, en partie différentes du noyau de base. Pour agréger, il faut faire vivre du pluralisme. Il y a déjà du pluralisme au sein de la France Insoumise, où viennent des gens d’horizons très divers. Il faut maintenir la tension entre une cohérence d’ensemble et la capacité à agréger ce qui n’est pas immédiatement soi. Pour le moment, nous ne sommes pas encore dans la séquence des européennes mais de la mobilisation sociale, avec la recherche d’un large front social et politique pour faire reculer le gouvernement. Cette séquence est décisive dans le bras de fer avec Macron. En ce qui concerne les élections européennes, il faut être ouvert au dialogue tout en prenant en compte les divergences.

Le PCF a appelé à voter pour Jean-Luc Mélenchon en 2017 et a soutenu le programme l’Avenir en commun. Cela crée de réelles proximités de fond, que j’observe à l’Assemblée avec le groupe GDR dont les positions sont souvent les mêmes que celles du groupe LFI. Mais des divergences stratégiques se sont exprimées avec la France Insoumise, et des concurrences, des rancœurs de part et d’autre ont laissé des traces. Quelle est la stratégie du PCF pour l’avenir ? Sans doute y verrons-nous plus clair après son Congrès.

Benoît Hamon est, quant à lui, tout récemment sorti du PS et sans doute faut-il encore un peu de temps pour connaitre plus précisément les enseignements qu’il tire de la gauche au gouvernement. Son bilan critique amène-t-il au fond simplement à renouer avec le programme de Hollande en 2012 ou celui de la gauche plurielle, ou est-il plus profond sur la nature de la rupture nécessaire pour ne pas retomber dans les mêmes impasses que celles de Jospin ou Hollande ? Par ailleurs, avec Génération.s, il y a une divergence sur l’appréciation de ce que nous pourrions faire dans le cadre des traités européens. Ce qui s’est passé en Grèce nous a tous profondément percutés, et il faut le digérer. A ce stade, je constate que nous n’en tirons pas les mêmes conclusions.

Sur la question du “front” à construire, je pense qu’on se renforce en s’agrégeant à la condition, évidemment, de garder une cohérence d’ensemble. Sans quoi cela devient une auberge espagnole qui n’a plus grand sens. Mais ma conviction est que, si l’on veut être majoritaire demain, il va falloir créer davantage de passerelles que de murs.

Propos recueillis par Lenny Benbara pour LVSL

Crédit photo Une et entretien : Ulysse GUTTMANN-FAURE pour LVSL

 

“Les jeunes filles d’aujourd’hui n’acceptent plus la zone grise du consentement” – Entretien avec Blandine Grosjean

https://www.youtube.com/watch?v=8Lqye0w4MH8
Capture YouTube

Six femmes, à visage découvert, qui reviennent sur des relations sexuelles qu’elles ont subies, sans qu’elles aient donné leur consentement. C’est le pari du documentaire Sexe sans consentement, diffusé par France 2 le mardi 6 mars. L’occasion de revenir sur le malaise entourant les contours flous de la “zone grise” du consentement. Dans leur cas, c’était un ami, une connaissance, un flirt, un futur mari, qui, ce jour-là, a choisi d’aller plus loin alors qu’elles ne le souhaitaient pas. Loin de l’image du violeur pathologique, du prédateur sexuel. Entretien avec Blandine Grosjean, coréalisatrice du documentaire (avec Delphine Dhilly).

LVSL : Pourquoi avez-vous décidé il y a deux ans, bien avant l’affaire Weinstein et le #BalanceTonPorc, de faire un documentaire sur le sujet du consentement sexuel ?

Ce qui m’intéressait dans le sujet c’était moins le consentement que les débuts de la sexualité. Il existe toute une partie de la construction de la sexualité féminine qui n’est pas documentée. Comment on apprend à gérer les relations sexuelles, comment on se fait avoir au début. Il y a une absence de dialogue et un grand malentendu entre les garçons et les filles. Le documentaire, c’est ce moment-là. Quand ce genre de situations arrive à quarante ans, on est davantage capable de réagir. Là, nos témoins n’ont pas réussi à verbaliser, à sortir de la relation sexuelle.

LVSL : Qu’est-ce que la « zone grise » du consentement ?

L’expression de « zone grise » a le mérite de parler, sans regard pénal, sociologique, ou même extérieur : elle permet de savoir qu’on est dans l’intime. Quand il y a un phénomène, même quand le mot pour le désigner est imparfait, il permet d’ouvrir le débat. Il n’est pas toujours facile pour les victimes de qualifier intuitivement de viol une relation sexuelle non-consentie. Nos témoins sont dans la zone grise, à part une seule, son cas est particulier. Ce sont toutes des filles qui sont restées dormir après la relation à côté du mec. Elles leur font crédit d’une forme de malentendu. Elles sortent de la zone grise quand elles savent que le mec avait décidé d’avoir une relation sexuelle dans tous les cas, qu’elles le veuillent ou non.

Je pense que chacune a le droit de dire dans quelle zone elle s’est sentie. On a été en contact avec plein de filles. Celles qui savaient que c’était un viol ou qui ont décidé de porter plainte ne sont pas dans le film car ce n’est pas le sujet. La zone grise n’est pas une définition sociologique et pénale, c’est quelque chose qui permet de réfléchir sur ce qui nous est arrivé. Tout le monde est libre d’en sortir, pour dire s’il s’agissait d’un simple mauvais plan cul ou d’un viol. Dans le documentaire, les filles ont été forcées mais ne se disent pas violées. Elles savent aussi ce qu’elles font quand elles disent qu’elles ont été forcées, ce n’est pas anodin.

“Je trouve que les jeunes ont aujourd’hui une parole beaucoup plus sincère entre elles, sur la sexualité. Elles n’hésitent pas à tout se raconter (…) Les jeunes filles d’aujourd’hui n’acceptent plus la zone grise du consentement.”

LVSL : En 2010, vous êtes rédactrice en chef de Rue 89 et lorsqu’intervient l’affaire Assange. Une femme qui a été sa maîtresse l’accuse de l’avoir violée le lendemain matin d’un rapport sexuel. Vous dites que selon les générations, la vision de cette affaire était très différente dans la rédaction. Comment l’expliquez-vous ?

La scission n’était pas seulement générationnelle, c’était plus culturel. J’étais plus old school, pour moi la sexualité c’est compliqué, il y le viol, le harcèlement et puis tout le reste. J’avais peur que tout soit étiqueté dans la sexualité. L’affaire Assange, je l’associais vraiment à quelque chose de l’ordre du mauvais plan et pas de l’ordre du viol, à l’époque. J’ai vu qu’il y avait des femmes dans des registres beaucoup plus marqués que le mien, et certains hommes avec elles.  Certains avaient une culture plus anglo-saxonne, ils avaient pu vivre aux États-Unis auparavant. Il y avait deux, trois, jeunes journalistes, qui avaient les idées très claires sur la sexualité, sur ce qu’est un viol, ce qu’est le harcèlement.

LVSL : Est-ce que les articles que vous autorisiez en tant que rédactrice en chef vous ont fait changer d’avis ?

Je pense que je n’avais pas d’avis. Les relations sont compliquées quand on est jeune. Les filles essaient de se faire accepter en ayant des mecs, les mecs essaient de se faire accepter de la même manière. Pour moi ça ne rentrait pas dans le domaine du féminisme. C’était comme un invariant auquel on ne pouvait rien changer. Je ne rentrais pas dans l’histoire de la domination masculine. Avec le papier que j’ai fait faire sur la zone grise du consentement, j’ai commencé à en parler autour de moi. Les choses n’ont pas changé dans les expériences sexuelles. La différence, c’est la colère.

LVSL : Oui, vous dites des jeunes filles d’aujourd’hui qu’elles sont en colère, qu’elles en parlent entre elles. Qu’est-ce qui vous empêchait, vous et vos amies, d’être en colère et de le faire savoir ?

Nous, à l’époque, quand on avait une histoire avec un mec, on était plutôt fières de se dire : « voilà je l’ai fait ».  Nous pouvions être assez crues, très libres, au niveau de la sexualité mais chacune se démerdait. Il y avait beaucoup moins de partage et ce n’est pas lié qu’aux réseaux sociaux. Nous pouvions tout nous dire de façon sentimentale mais je trouve que les jeunes ont aujourd’hui une parole beaucoup plus sincère entre elles, sur la sexualité. Elles n’hésitent pas à tout se raconter. Nous, nous essayions de nous en sortir autrement. Entre frangines nous ne nous racontions rien. Mes deux filles de 22 et 30 ans se racontent tout, toutes leurs histoires, tous leurs ressentis. Les jeunes filles d’aujourd’hui n’acceptent plus la zone grise du consentement.

LVSL : Vous racontez dans un article paru dans Le Monde du vendredi 26 janvier 2018, une expérience sexuelle que vous qualifiez de « moment désagréable ». Vous avez quinze ans et demi et vous revenez des îles Glénant, vous dormez chez un moniteur de voile un peu plus âgé que vous, il veut avoir une relation sexuelle et vous dites être piégée sans autre endroit que chez lui où dormir. A cette époque vous ne mettez pas le mot de viol sur cette expérience. Le mettriez-vous aujourd’hui ?

Non, parce que si j’avais pris mes affaires et que j’étais partie, il ne m’aurait pas retenue et il n’y aurait pas eu de relation sexuelle. Ce n’était pas une relation consentie, parce que j’étais piégée mais je ne l’ai pas vécu comme un viol. Je suis sûre qu’il ne m’aurait pas empêchée de sortir.

LVSL : Quelle idée vous faisiez-vous de ce qu’était un viol à l’époque ?

Dans un viol, il y avait de la violence physique. J’ai pu entrevoir ce que c’était, j’étais à la campagne, je faisais beaucoup de stop. J’ai vraiment vu passer des moments où ça aurait pu être un viol. Nous écoutions RTL chez moi, les faits-divers. Le viol et la mort c’était assez proche pour moi à l’époque. Il y avait des histoires de filles qu’on enlevait, violait puis tuait. On ne parlait pas de viol conjugal. Je n’ai pas le souvenir de copines, qui auraient été violées et qui m’en auraient parlé. On n’en parlait pas entre nous. C’est ça qui a changé.

Propos recueillis par Anaïs Ribot (La main aux fesses).

Retour sur la “liberté d’importuner” : un mea culpa et des questions en suspens

#MeToo

« Nous défendons une liberté d’importuner, indispensable à la liberté sexuelle ». Dans une tribune publiée le 9 janvier dernier, regroupant un collectif de 100 signataires, les abonnés du Monde ont ainsi eu le privilège de découvrir une nouvelle dénonciation des excès et de la « délation » engendrés par les polémiques ayant succédé aux révélations de l’affaire Weinstein. Cette prise de position inattendue contre les mouvements #MeToo ou encore #BalanceTonPorc est justifiée, aux yeux des signataires, par la peur d’un hypothétique excès de puritanisme et d’une chasse aux sorcières, menaçant outrageusement la liberté sexuelle durement acquise par la génération de féministes à laquelle ces femmes semblent vouloir s’identifier.

Une liberté sexuelle à sens unique ?

Cette tribune revendique avant tout la liberté sexuelle des femmes, et il serait temps en effet que celle-ci fonctionne dans les deux sens. En revanche, la liberté de se faire importuner ou « draguer avec insistance » n’a pas besoin d’être défendue, en particulier quand des femmes ressentent le besoin de se faire les alliées inutiles d’un système qui domine les relations de pouvoir entre les sexes. D’autant que « draguer avec insistance », c’est-à-dire refuser de se laisser entendre dire non, est la définition même du harcèlement. Qui n’est pas une liberté mais un délit, et ne rentre en aucun cas dans le champ de la séduction mais dans celui de la domination.

Cette liberté sexuelle ne pourra être totale que quand ces violences sexistes et sexuelles cesseront, quand le désir ne sera plus envisagé comme une pulsion irrépressible, exclusivement masculine et essentiellement brutale. Car pour défendre la liberté sexuelle des femmes, au lieu de banaliser le harcèlement, cette tribune aurait pu dénoncer davantage la stigmatisation des celles qui assument cette liberté sexuelle, le « slutshaming » qui peut constituer un frein à une sexualité épanouie pour beaucoup de femmes, de peur d’être traitées ainsi.

Il est également regrettable de renvoyer une fois de plus l’homme à sa nature prétendument prédatrice, si l’on suit le raisonnement des signataires. Une image que beaucoup d’hommes rejettent justement, mal à l’aise avec cette injonction à la domination sexuelle. On ne peut voir qu’une impasse dans un rapport de « séduction » qui se résume à attendre de voir si une femme cède ou non à une avance plus ou moins importune. Cela rappelle à nouveau l’importance du consentement qui, une fois acquis, permettrait aux femmes d’assumer elles aussi d’être actives dans le jeu de la séduction. Peut-être même que ce genre de débat pourra permettre, à terme, de libérer certains hommes de ce rôle d’initiateur du rapport de séduction jusqu’à passer pour un prédateur, et qui n’est sûrement pas le reflet de la nature profonde, si tant est qu’elle existe, de tous les individus mâles de cette planète.

« Liberté d’importuner » ou soumission à la culture du viol ?

Confondant la fin de l’invisibilisation des victimes de harcèlement, avec un geste de victimisation attribué sans justification à des « extrémistes religieux », la tribune emprunte son argumentaire à une rhétorique anti-féministe qui n’a rien de neuf : haine des hommes, censure, guerre des sexes et puritanisme …

Débat sur le plateau de BFMTV, capture d’écran.

Les signataires vont jusqu’à dénoncer la manière dont les femmes seraient, à cause de ces mouvements, revenues à l’état d’« enfants aux visages d’adultes », en besoin constant « d’être protégées ». Cet ordre des choses dénoncé par la tribune, où la femme doit être protégée de la manifestation intempestive du désir des hommes, est une fois encore conforté par ses destinataires féminins ; à qui elle intime d’ailleurs de ne pas laisser ces agressions devenir un trauma inévitable. Tout se passe comme si ce qui est appelé euphémiquement les « accidents de la vie d’une femme » était l’expression d’un désir irrépressible de la part des hommes, dont la « misère sexuelle » doit implicitement susciter de la compassion – une compassion dont les victimes doivent manifestement apprendre à se passer.

La dangereuse échelle de hiérarchie qu’elles tentent d’instaurer entre drague maladroite, insistante, agression – ou expression d’une « misère sexuelle » (sic) – puis viol tend à effacer la notion centrale de consentement que de telles campagnes, malgré qu’on les juge « excessives », avaient le mettre en lumière. Car la différence est réelle et ne commence pas entre deux qualificatifs, lourd ou insistant, mais dès le moment où le consentement de la personne est ignoré. En quoi cette valeur essentielle de respect relève du puritanisme et de la guerre des sexes ? On s’interroge.

Une fois de plus, on assiste à une vague de commentaires et de polémiques sur la manière dont la victime doit se comporter, sans laisser de place à l’idée que peut-être, en s’adressant aux potentiels agresseurs et en ne banalisant pas leurs actes, il n’y aurait tout simplement plus de victimes. Mais c’est justement ce que fait cette tribune en détournant le propos fondamental de campagnes telles que #metoo et en choisissant délibérément un vocabulaire qui euphémise ou banalise l’agression.

Comme le souligne la contre-tribune publiée dans le club Mediapart, on peut y voir un système de défense où « plutôt que de reconnaître que certains groupes sont l’objet de traitements inégalitaires, il fait porter le tort sur les personnes qui les subissent, les pointent, soulignent que cet état des choses est le produit d’une histoire et ouvrent ainsi la possibilité de remettre en cause le périmètre d’évidences sur lequel repose l’ordre politique et social ».

Ni complice, ni victime : une nouvelle injonction au silence

Tout excès mis à part, le mouvement #metoo ne peut s’envisager exclusivement comme une réaction victimiste. Si de nombreuses personnes s’y sont associées et reconnues victimes, c’est avant tout pour dénoncer des coupables, bien plus nombreux que beaucoup ne l’imaginaient. Se reconnaître victime, c’est aussi se libérer de cette étiquette, et pouvoir tenter de revoir les règles d’un système où cette liberté sexuelle étatit monopolisée par certains. Si les femmes ont en effet gagné un droit – encore malheureusement tout relatif – de pouvoir assumer une sexualité libérée, elles n’ont pas perdu le privilège d’être rappelées à leur fonction sociale d’objet de désir que l’on peut importuner et dont le consentement n’est pas une priorité. De fait, ce n’est pas cet ennemi « extrémiste » et dont le nom est soigneusement tu qui protègera ces femmes. La femme se protège elle-même, et réalise enfin ce que la culture du viol a empêché – avec succès et depuis trop longtemps – de se produire : faire changer la honte de camp.

Le sous-texte de la tribune, qui a le mérite d’ouvrir un débat sur la manière dont les victimes de harcèlement ou d’agression gèrent ces épreuves, est malheureusement clarifié par les prises de paroles de certaines de signataires. Il est bien question de la responsabilité des femmes, comme le soulignait Sophie de Menthon à l’occasion de la chronique de Guillaume Meurice sur France inter : celles-ci doivent prendre conscience du désir qu’elles suscitent – encore une fois, de jolies injonctions à celles qui ont le malheur de vouloir se revendiquer victimes. On ne peut ignorer la dangereuse proximité entre ce genre de propos et les justifications qui font l’essentiel de la culture du viol, et qui impliquent qu’une femme doive toujours prendre en compte ce fameux désir lorsqu’elle décide de la manière de s’habiller ou de simplement marcher dans la rue, pour ne citer que ces exemples.

Certes, toutes les personnes ayant vécu ces violences sexistes et/ou sexuelles ne les ont pas vécues de la même manière. Mais une telle banalisation de ces gestes révèle une culture du viol. Cela explique également que face à ces agressions, les victimes ont préféré se tourner vers une dénonciation publique, désordonnée, violente, expéditive, anonyme souvent, plutôt que vers des forces de l’ordre ou le système judiciaire. Des forces de l’ordre mal formées à la prise en charge de ces violences qui touchent pourtant près d’une femme sur deux, ou un système juridique qui ne parvient pas à les défendre, entre non-lieux et peines dérisoires.

Peut-être est-il nécessaire de rappeler que selon une enquête IFOP pour le Défenseur des droits qui date de mars 2014, 1 femme sur 5 a été victime d’harcèlement sexuel au cours de sa vie professionnelle, et que 5% seulement des cas ont été portés devant la justice. Ou encore que plus d’une Française sur deux (53%) dit avoir été victime d’agression sexuelle (attouchements sexuels, main aux fesses, baiser forcé…) et/ou de harcèlement sexuel (propos déplacés, dégradants, insultes à connotation sexuelle, propositions sexuelles…), selon un sondage Odoxa-Dentsu pour Le Figaro et franceinfo.

Au fond, l’un des reproches que l’on peut faire au mouvement #metoo réside dans ce décentrement du débat sur le comportement des victimes, et non sur celui des coupables. Caroline de Haas l’a très justement souligné sur le plateau de la matinale d’Europe 1 le 10 janvier dernier : si la tribune rappelle bien qu’ « il est plus judicieux d’élever nos filles de sorte qu’elles soient suffisamment informées et conscientes pour pouvoir vivre pleinement leur vie sans se laisser intimider ni culpabiliser », à aucun moment elle ne s’intéresse à la manière d’élever les garçons pour qu’ils ne soient jamais ces agresseurs.

Et si, au lieu d’apprendre aux petites filles à faire des agressions un « non-évènement », on apprenait à tous les enfants, peu importe leur sexe, à ne pas agresser ?  Et si on cessait d’essentialiser la brutalité du plaisir masculin ? Et si on commençait à admettre que l’avenir de tels mouvements de dénonciation est celui d’une réappropriation du plaisir féminin pour, enfin, replacer hommes et femmes dans leur égalité originelle face au plaisir ?

Les signataires, entre débordements et mea culpa

Face aux nombreuses outrances de certaines signataires de la tribune dans différents médias – on aura notamment appris grâce à Brigitte Lahaie que l’on « peut jouir lors d’un viol », – Catherine Deneuve, que l’on avait prise pour la figure de proue de cette tribune, a tenu à se distancer de ces propos et est allée jusqu’à s’excuser auprès de celles et ceux que la tribune avait pu choquer, en une de Libération : « Je salue fraternellement toutes les victimes d’actes odieux qui ont pu se sentir agressées par cette tribune parue dans le Monde, c’est à elles et à elles seules que je présente mes excuses. »

Une de Libération du 15 janvier 2018.

L’actrice tient à rappeler, à juste titre, que son engagement dans la cause féministe n’est plus à prouver, et l’on se doit de reconnaître que le débat engendré par la tribune polémique n’aurait peut-être même pas pu exister sans une première vague de libération du corps de la femme, et le droit à l’avortement qui doit beaucoup, en France, au manifeste des « 343 salopes » dont Deneuve était signataire. Catherine Deneuve tient tout de même à donner davantage de raisons pour expliquer son engagement à l’encontre des « excès » des mouvements comme #balancetonporc ou #metoo : « Mais en quoi ce hashtag n’est-il pas une invitation à la délation ? Qui peut m’assurer qu’il n’y aura pas de manipulation ou de coup bas ? Qu’il n’y aura pas de suicides d’innocents ? », s’exclame notamment l’actrice.

L’idée selon laquelle les faux témoignages de viol seraient légion, comme une technique de vengeance répandue parmi les femmes, a depuis des décennies été remise en cause par de nombreuses études aux Etats-Unis et en Angleterre qui prouvent que ce taux de faux témoignages n’est en réalité pas plus élevé que pour n’importe quel autre crime ; et que l’attitude extrêmement précautionneuse des policiers vis-à-vis de la parole de la victime n’est pas justifiée par la réalité. A ce sujet, le blog crêpegeorgette a recensé les études et sondages autour de ce mythe urbain.

La tribune du Monde a donc porté un nouveau coup à la crédibilité de la parole des victimes, qui hésitent d’autant plus à se tourner vers les commissariats pour « se faire justice», malgré toute la confiance que Catherine Deneuve y place.

Lolita Chávez : “Les multinationales se comportent comme des prédateurs”

http://ctxt.es/es/20171220/Politica/16773/Guatemala-Gorka-Castillo-Sarajov-Florentino-Pérez.htm

La revue espagnole CTXT publiait en décembre 2017 cet entretien avec l’activiste guatémaltèque Lolita Chávez, réalisé par Gorka Castillo. Finaliste du Prix Sakharov 2017, finalement décerné par le Parlement européen à l’opposition vénézuélienne, Lolita Chávez est une défenseure reconnue des droits des femmes et des populations autochtones d’Amérique latine. Elle dénonce dans cet entretien la toute-puissance des multinationales sur le continent latino-américain ainsi que les multiples formes d’oppression subies par les femmes indigènes – Traduit de l’espagnol par Florian Bru. 

Lolita Chávez (Santa Cruz de Quiché, Guatemala, 45 ans) le ressent. Elle vit avec l’animal de la peur. Et toutes les femmes de sa communauté le ressentent aussi. Et les grand-mères. Beaucoup sont mortes pour avoir remué des situations injustes, pour avoir tenté d’ouvrir une brèche dans la forteresse de l’impunité. Les dernières furent deux camarades qui s’étaient interposées physiquement contre l’avancée des entreprises d’exploitation minière et forestière. Au Guatemala sont commis depuis dix-sept ans des crimes atroces contre des femmes, dans leur immense majorité des indigènes mayas, jeunes, travailleuses, à la peau mate et aux cheveux longs.

Bien que le nombre de disparitions atteigne plusieurs centaines dans tout le pays, ce sont près de neuf cents crimes qui restent impunis depuis 2010. Des assassinats que l’immense majorité des habitants impute à l’armée, aux paramilitaires et aux mafias avec lesquelles le pouvoir économique a de profondes connexions avec le système politique guatémaltèque. C’est pour cela que Chávez ne tient pas sa langue et dénonce la situation. Elle l’a fait si ouvertement qu’elle a dû être secourue par une organisation espagnole qui la maintient aujourd’hui à l’abri, grâce à un programme de protection spécial. Sa vie et celle de ses deux enfants sont en jeu.

La deuxième semaine de décembre, elle était à Strasbourg en tant que finaliste du prix Sakharov, que le Parlement Européen décerne chaque année à une personne s’étant illustrée par son action en faveur des droits humains. La récompense a fini dans les mains de l’opposition vénézuélienne, mais elle aurait aussi bien pu échoir au groupe de femmes mayas qui, comme Lolita Chávez, dévoile depuis des années d’obscurs intérêts économiques que des entreprises multinationales comme l’espagnole ACS (Actividades de Construcción y Servicios) habillent de rhétorique civilisatrice. « Nous, les femmes, nous sommes en révolte contre un modèle de vie prédateur. Nous ne voulons pas de leur argent. Nous ne voulons pas de leurs miettes », dit cette femme douce, mais qui sidère par la force intérieure qu’elle renferme.

CTXT : Qu’a impliqué pour vous cette reconnaissance ?

Eh bien, ça m’a beaucoup interpellée et j’ai demandé quelle en était la raison. On m’a répondu que c’était une initiative du groupe parlementaire des Verts, en reconnaissance de mon parcours pour la défense du territoire et des biens communs de mon peuple. C’est aussi parce que je suis une femme maya. Cette mise en relation de la lutte pour le territoire avec la cosmovision enracinée dans notre perception ancestrale a provoqué ma nomination. Quand j’en ai été informée, je traversais un moment difficile ; j’avais été victime d’attaques de la part de groupes violents.

CTXT : Pendant la remise du prix à l’opposition vénézuélienne à Strasbourg, vous avez rompu le protocole avec un geste très symbolique, de quoi s’agissait-il ?

Oui, je me suis levée et j’ai brandi une affiche contre les multinationales. Nous y avions réfléchi avec mon peuple, parce que c’était une forme de reconnaissance de ma communauté. Ce qui s’est passé, c’est qu’en apprenant ma nomination, on m’a contactée depuis d’autres territoires du Honduras, du Costa Rica, du Mexique, du Salvador, d’Argentine, du Chili et même du Brésil pour me demander que je profite de l’occasion et que je montre à l’Europe ce que subissent les peuples natifs d’Amérique latine à cause des entreprises multinationales, dont beaucoup sont européennes.

“Chaque génération qui a maintenu des liens avec les richesses naturelles de la Terre Mère a été systématiquement attaquée par les oligarchies financières de mon pays et par des entreprises d’extraction étrangères.”

Ça a été une chaîne d’expressions contestataires très grande, très émouvante. Quand on m’a expliqué que dans le protocole de la cérémonie j’étais une invitée spéciale, sans la possibilité de prendre la parole, j’ai demandé conseil aux femmes de ma communauté et nous avons convenu collectivement de deux propositions. L’une était que si je ne devais pas pouvoir parler, mieux valait que je ne m’y rende pas. L’autre était que si j’y assistais, je trouve un moyen de rendre visibles les motivations qui m’avaient amenée jusque là-bas. Il s’agissait de défier le protocole en affichant notre lutte contre les multinationales et en employant notre expression native d’Abya Yala [utilisée par les peuples indigènes pour désigner le continent américain] plutôt que « l’Amérique ».

CTXT : On insiste généralement sur le fait que ces entreprises ne laissent sur vos territoires que misère et douleur.

Le problème est leur avarice sans limite. Chaque génération qui a maintenu des liens avec les richesses naturelles de la Terre Mère a été systématiquement attaquée par les oligarchies financières de mon pays et par des entreprises d’extraction étrangères, dont certaines sont espagnoles, comme ACS. Nous en sommes arrivés à une situation si extrême qu’aujourd’hui, nous nous voyons dans l’obligation de lancer un appel urgent à la communauté internationale pour freiner toutes et tous ensemble le néolibéralisme. Nous défendons l’eau, les terres et les montagnes au prix de notre vie. Comme disent les grand-mères de ma communauté : « Nous avons participé à la redistribution des ressources, mais c’est avec nos vies que nous nous sommes opposées aux entreprises multimillionnaires qui ne faisaient qu’accumuler des biens ».

CTXT : Comment ces entreprises se comportent-elles dans un territoire comme l’Amérique latine, si riche en ressources naturelles ?

 Elles se comportent comme des prédateurs. Elles saccagent tout et, une fois que c’est fini, elles continuent à côté. Leur désir d’accumulation est si insatiable qu’elles sont en train d’exterminer l’humanité. Mais ces expressions ne suffisent pas à exprimer les jugements que nous, les peuples, portons sur ces entreprises. Par conséquent, notre lutte est permanente. Le mandat que nous avons reçu de nos grand-mères est de ne rien céder face à ce système pervers que l’on tente de nous imposer, face à ces gens qui devraient être la honte de l’humanité.

CTXT : Quelle réponse obtenez-vous des Etats ?

Les puissances mondiales font partie de ce fléau. Je l’ai déjà dit à l’Union Européenne : vous êtes responsables. Et les Etats-Unis le sont aussi, eux qui ont infligé les maux les plus sombres et sanglants à mon peuple pendant la guerre.

“Nous ne parlons pas de charité. Nous parlons de réciprocité entre peuples. Des Sahraouis avec les Mayas, et des Mayas avec le peuple lenca, les Mapuches, etc. Nous proposons de nouvelles alliances de réciprocité dans lesquelles personne n’est inférieur à autrui.”

CTXT : Et comment vit-on ce processus de destruction que vous décrivez quand on est, en plus, une femme ?

C’est une double peine. Depuis l’arrivée des multinationales nous vivons dans un système patriarcal, militaire et raciste. C’est une stratégie économique globale qui s’appuie sur une législation pensée pour protéger les intérêts prédateurs. Nous luttons contre un modèle machiste et raciste que sécrète les structures institutionnelles par leurs efforts d’accumulation. Ces efforts font que la seule préoccupation est de gagner de l’argent pour survivre, occultant la violence déployée pour y parvenir. Les violences sexuelles, les insultes et expressions racistes quotidiennes que nous subissons en tant que femmes sont étouffées et ignorées. Je l’ai moi-même vécu, et c’est révoltant. Les parcours jusqu’à la prison que suivent les femmes en lutte qui sont arrêtées ne sont pas les mêmes que ceux des hommes. Avant, elles sont violées et torturées.

LVSL : Qui pratique ces atrocités ?

Ils sont nombreux. Les militaires, par exemple, qui depuis de nombreuses années sont formés à l’Ecole des Amériques pour pouvoir faire disparaître et torturer sans que ça ne perturbe leur conscience. Ces militaires sont liés à des groupes paramilitaires et à la délinquance organisée, les Maras. Au-dessus d’eux se trouvent les fonctionnaires publics et des familles oligarques comme les Gutiérrez Bosch, qui considèrent les indigènes et les femmes comme des servantes, comme des esclaves. Finalement, il y a les grandes entreprises minières et forestières mafieuses, pour qui nous ne sommes que des obstacles.

CTXT : A quelles entreprises faites-vous allusion ?

ACS, dont la filiale Cobra a pillé l’eau du fleuve Cahabón qui approvisionne vingt-neuf mille indigènes, est l’une d’entre elles. C’est pour cela que je donne souvent rendez-vous à Florentino Pérez [homme d’affaires espagnol, président du Real Madrid], parce que je veux que nous nous rencontrions, qu’il connaisse les visages des communautés que son entreprise essaie d’éliminer au Guatemala, ainsi que nos histoires, à nous qui défendons un autre modèle de vie. Qu’il mette un visage sur nous. Il y a aussi Enel, une entreprise italienne d’énergie, qui a déplacé et divisé des communautés à Cotzal pour construire une centrale hydroélectrique, et la canadienne Gold Corp, qui a déjà pillé un territoire et qui s’est maintenant lancée vers d’autres zones pour continuer à le faire. Nous voulons qu’ils mettent un visage, parce qu’ils nous tuent et que l’humanité ne s’en rend pas compte. Alors moi, je leur dis que nous ne sommes pas des êtres de rang inférieur et que nous continuerons à interposer nos vies pour stopper leur activité, comme nous l’avons fait avec Monsanto. Nous, les femmes, nous sommes rebellées.

CTXT : Vous considérez-vous victimes de ce capitalisme vorace et patriarcal ?

Nous ne nous considérons victimes de rien. Nous sommes défenseures de modèles alternatifs de relations humaines, de nouvelles formes d’internationalisme. L’une des problématiques fondamentales que nous partageons en Abya Yala, c’est que nous ne sommes pas nées pour être des victimes, rendues esclaves par un sentiment de rejet. Nous ne parlons pas de charité. Nous parlons de réciprocité entre peuples. Des Sahraouis avec les Mayas, et des Mayas avec le peuple lenca, les Mapuches, etc. Nous proposons de nouvelles alliances de réciprocité dans lesquelles personne n’est inférieur à autrui. Le mode de vie des peuples natifs n’est pas l’accumulation de l’argent, parce qu’il n’apporte pas la plénitude mais de la souffrance.

CTXT : Avez-vous des peurs ?

Oui, mais je les garde pour moi. Je préfère ne pas les dire.

 

Crédit photo : ©Manolo Finish 

Congé paternité : pourquoi tout le monde y gagnerait

©PublicDomainPictures. Licence : CC0 Creative Commons.

Fin octobre, le magazine Causette publiait une pétition intitulée « Pour un congé paternité digne de ce nom ». Directement adressée au chef de l’État, à la secrétaire d’État chargée de l’égalité entre les hommes et les femmes Marlène Schiappa et à la ministre des solidarités et de la santé Agnès Buzyn, la pétition demande, en substance, la fin du caractère optionnel du congé paternité et son allongement à six semaines, contre onze jours actuellement.

Son écho s’est trouvé décuplé par la souscription d’une quarantaine de personnalités, dont l’économiste Thomas Piketty, le rappeur Oxmo Puccino, l’acteur Jean-Pierre Darroussin ou encore l’animateur radio Guillaume Meurice. De plus, cette pétition s’inscrit dans un mouvement plus vaste qui déborde la seule question du congé paternité : on se souvient notamment de la bande dessinée d’Emma, Fallait demander !, sur la répartition des tâches ménagères, ou encore de l’annonce des deux mois de travail qu’accomplissent bénévolement les femmes, par le collectif Les Glorieuses.

C’est donc dans ce contexte de visibilisation croissante du travail gratuit des femmes – qu’il soit domestique ou professionnel – qu’intervient cette pétition, qui souligne l’inégale répartition du travail familial au sein du couple, et sa naturalisation par les politiques publiques. Car, en n’accordant aux pères que onze jours bien dérisoires, comment créer un lien affectif avec l’enfant, participer pleinement à son accueil et son éveil, et assumer toutes les charges, mentales comme physiques, que son arrivée implique ?

 

Les Français, si « bien lotis » ?

Selon Le Figaro, « les pères français sont plutôt bien lotis » comparés au reste du monde. Mais comment faire moins bien que l’Allemagne ou que les États-Unis, qui ne prévoient strictement aucun jour de congé paternité, ou que l’Arabie Saoudite et l’Italie qui n’en proposent qu’un ? On relativisera tout de même la chance des pères français et leurs 11 jours de congés en comparaison d’autres voisins européens à qui sont donnés bien plus de moyens d’exercer leur paternité : les Islandais (90 jours), les Finlandais et les Slovènes (54 jours) semblent en effet bien mieux lotis que les pères français.

Il faut dire qu’une telle bigarure de particularismes législatifs est permise par l’absence de la moindre disposition légale européenne en la matière, quand, inversement, la question du congé maternité est clairement investie par l’Union Européenne, qui prévoit 14 semaines d’arrêt de travail, dont deux obligatoires. En France, le congé maternité est même de 16 semaines, dont 8 obligatoires.

Un congé parental peu incitatif pour les pères

Certes, on pourrait objecter que d’autres possibilités sont offertes aux pères français : un congé parental existe en effet, et semble a priori les encourager à participer davantage au travail familial. Dans la dernière version du congé parental (la Prestation Partagée d’éducation de l’enfant, aussi appelée PreParE, mise en place en 2014), les parents peuvent bénéficier d’une aide financière pendant un an –3 ans à compter du deuxième enfant – afin d’accueillir l’enfant. Cette aide est tout de même soumise à condition : chaque parent ne peut prendre que 6 mois de congé parental au maximum.

Ainsi, si le couple souhaite disposer d’un an de congé parental, il faut que la mère comme le père prennent chacun 6 mois de congés : la mère ne peut pas prendre la totalité des 12 mois. Il s’agit donc d’une mesure incitative en droit, mais qui est de fait économiquement prohibitive au vu des montants de l’aide versée aux parents. En 2017, l’aide pour une cessation totale d’activité s’élève à 392 euros par mois par parent, et 253 euros si le parent choisit de conserver son emploi à mi-temps. Comme trois femmes sur quatre ont un salaire inférieur à celui de leur conjoint, il apparaît rapidement que cette mesure est vouée à demeurer en grande partie formelle, la majorité des couples n’ayant aucun intérêt économique à ce que ce soit l’homme qui prenne le congé.

C’est d’ailleurs le reproche principal qui a été fait au congé parental : sous couvert d’œuvrer pour une meilleure répartition du travail familial, il s’agit surtout de réduire le montant des aides versées – la précédente version du congé parental accordait un demi-SMIC au parent qui en bénéficiait, contre un tiers de SMIC en 2017. Et lorsqu’on s’avise que dans la précédente version du congé parental, plus avantageuse sur le plan économique, seulement 1 à 3% des hommes choisissaient d’en bénéficier, on peut douter de l’efficacité présumée de la nouvelle version. Début 2016, l’OCDE montrait qu’un an après la mise en application de PreParE, seulement 4,5 % des congés parentaux étaient pris par des hommes.

« Faire accepter les congés paternité »

Puisque le congé parental mis en place en France reste somme toute bien frileux, et économiquement peu avantageux, on comprend que la pétition s’oriente vers un congé paternité bien mieux rémunéré (80% du salaire) et de fait bien plus pratiqué (68% des hommes y ont recours).

L’OFCE a d’ailleurs déjà estimé les coûts qu’entraîneraient les propositions de la pétition : l’étude de Hélène Périvier montre qu’un congé paternité de onze jours obligatoires impliquerait un coût supplémentaire pour l’État de 129 millions d’euros, et de 1.26 milliards d’euros pour l’alignement de sa durée sur celle du congé maternité (soit six semaines obligatoires après la naissance). Malgré les différentes estimations chiffrées, qui balisent possiblement un dialogue politique, et alors que certains candidats à la présidentielle s’étaient emparés de la question, le gouvernement actuel semble assez indifférent à cette problématique.

L’interview SMS de Marlène Schiappa par le magazine Neon (juillet 2017) est à ce titre symptomatique d’un tel désintérêt :

Extrait de l’interview de Marlène Schiappa par Neonmag

Que dire d’un programme qui refuse de s’emparer de cette question au prétexte que les quelques pères rencontrés au hasard d’une rue ne sont pas tous en faveur d’un allongement du congé paternité ? Outre cette stratégie, confondante de simplisme, l’interview révèle en creux l’asymétrie du dialogue social, que l’on a beau jeu de nous faire passer pour l’ignorance des salariés : ici, les pères « n’osent pas » demander un congé paternité, ou ne connaissent pas leurs droits.

Aucune mention n’est faite des pressions exercées sur les salariés pour les dissuader de prendre leur congé. Depuis la mise en ligne de la pétition, plusieurs témoignages de pères ont été relayés, qui font état du chantage subi lors de leur demande de congé. D’ailleurs, si 68% des pères français prennent un congé paternité, ce taux s’élève à près de 90% pour le secteur public, qui est mieux rémunéré et où les pressions sont faibles.

Et puis, il faut parler de cette remarque avisée : les hommes n’accouchent pas, quel serait donc l’intérêt d’allonger leur congé paternité ?

« En effet les hommes n’accouchent pas je crois »

Malgré la puissance d’analyse de Marlène Schiappa dans cette interview, on pourra objecter d’une part que certes, les hommes n’accouchent pas, mais que cette donnée biologique ne les confine pas fatalement en dehors du processus d’éveil infantile. Après tout, les hommes aussi ont le droit de développer leur « instinct paternel ». D’autre part, il est en soi absurde que la mère, souvent épuisée par son accouchement, assume seule l’ensemble des tâches familiales et écope, seule toujours, des retombées négatives sur sa vie professionnelle.

Ces retombées sont réelles. Une enquête de Cadreo de mars 2016 montre que pour 47% des femmes cadres interrogées, le fait d’avoir un enfant est cité en premier parmi les événements qui ont bouleversé leur carrière, contre 25% pour les hommes. Cette même étude est d’ailleurs révélatrice quant aux pressions subies par ces femmes cadres : 30% de leurs employeurs ont selon elles mal accueilli la nouvelle de leur grossesse. Ainsi, si le congé paternité se hissait à six semaines, comme le demande la pétition, il n’y aurait plus a priori de discrimination justifiée par la maternité, puisque hommes et femmes seraient susceptibles de la même durée d’interruption de travail.

Un autre argument est souvent mis en avant contre le congé paternité obligatoire : celui-ci constituerait une immiscion sacrilège dans la sphère privée, une ingérence au sein des familles qui auraient trouvé un « équilibre dans une répartition qu’elles estiment plus complémentaire qu’inégale », comme l’écrit Le Figaro, qui concède tout de même qu’il « existe de nombreux cas pour lesquels ces inégalités [professionnelles] sont inacceptables et injustes ».

Mais pourquoi la sphère privée ne saurait être investie par des questions politiques, en l’occurrence féministes ? Comme l’explique Hélène Périvier dans son rapport, les choix des couples au sein de la sphère privée ont également une dimension sociale : « les représentations des rôles des femmes et des hommes dans la société et l’état des inégalités économiques entre les sexes poussent les femmes vers la famille et les hommes vers le marché du travail ». On aurait donc tort de cloisonner le privé et le public, et de postuler leur foncière extériorité. Quant à dire que ce congé obligatoire deviendrait une contrainte pour les hommes, c’est présupposer qu’il n’y avait nulle contrainte auparavant : or cela ne revient-il pas à naturaliser le rôle maternel des femmes, qui sont les seules à se voir imposer un congé obligatoire ?

Ce dernier, certes, est nécessaire au bon rétablissement des mères, mais n’étant obligatoire que pour les femmes, il les confine absurdement, et elles seules, au travail familial, entraînant de fait la fatigue qu’il était censé pallier : triste tautologie aux effets contre-productifs, qu’un congé paternité obligatoire et surtout allongé dans sa durée pourrait un tant soit peu équilibrer.

par Marine de Rochefort et Quentin Morvan

 

Crédits :

Interview de Marlène Schiappa par Neonmag, capture d’écran : https://www.neonmag.fr/video-linterview-texto-de-marlene-schiappa-489989.html.

©PublicDomainPictures. Licence : CC0 Creative Commons.

 

 

Pourquoi (et comment) lutter pour l’égalité salariale ?

Manifestation du 29 janvier 2009, Rennes, France. ©Pierre M. Licence : Attribution-NoDerivs 2.0 Generic (CC BY-ND 2.0)

A partir de ce vendredi 3 novembre à 11h44, les femmes vont travailler « bénévolement » pendant 39,7 jours ouvrés en 2017. Ce calcul, effectué par la newsletter « Les Glorieuses », met en évidence la persistance d’importantes inégalités salariales entre hommes et femmes dans la France de 2017. Alors, pourquoi et comment lutter pour l’égalité salariale ?

Aujourd’hui, l’inégalité salariale stagne mais les écarts de salaires existent toujours. Brigitte Grésy, secrétaire générale du “Conseil supérieur de l’égalité professionnelle entre les femmes et les hommes” précise qu’« au fil des années, l’écart diminue, mais de très peu. Il s’est réduit de 2 points en quelques années. » Il ne faut pas se satisfaire de cette stagnation bien au contraire car elle souligne l’absence d’actions efficaces pour faire disparaître cette inégalité. En effet, tous secteurs confondus, la différence des salaires entre femmes et hommes est aujourd’hui de 15,8% à compétences égales. 

Selon les Glorieuses, “les perspectives de carrière et la possibilité d’obtenir un salaire plus élevé pour les femmes sont entravées par le fait qu’elles connaissent davantage d’interruptions au cours de leur carrière que les hommes. Ces différences sont essentiellement liées à la place qu’elles occupent dans la sphère privée (éducation des enfants, prise en charge des parents, tâches ménagères et charge mentale).” Des inégalités salariales qui concernent tous les secteurs, comme le montre le graphique ci-dessous.

Graphique de Midi-CTES sur les inégalités salariales par secteur. Source : INSEE.

Que fait l’Etat ?

Sur le site du secrétariat d’Etat chargé de l’Egalité entre les femmes et les hommes nous avons accès à de nombreuses études, rapports et même vidéos réalisés entre 2012 et 2016 sur l’égalité professionnelle. Ces documents ont été produits par exemple par le MEDEF, par AGEFOS PME (Association pour la Gestion de la Formation des Salariés des Petites et Moyennes Entreprises) ou par différents ministères. Tous ces documents dressent un état des lieux de l’égalité professionnelle et sont riches de solutions pour y remédier. Reste qu’on est en droit de se demander si les pouvoirs publics ont réellement essayé de se saisir de la question. 

Aujourd’hui, que ce soit de la part de Marlène Schiappa ou du Président de la République, on distingue un grand silence au sujet du combat pour l’égalité salariale, alors que durant la campagne présidentielle, le candidat Macron avait voulu montrer de la bonne volonté en érigeant l’égalité femme-homme au rang de « cause nationale ». Pour garantir l’égalité salariale, Emmanuel Macron envisageait même lors de sa campagne présidentielle de publier les noms des entreprises qui ne respectent pas l’égalité salariale mais aussi de tester au hasard et massivement les entreprises pour vérifier qu’elles respectent bien la loi. A ce jour, aucune liste des entreprises françaises sur l’écart des salaires femmes/ hommes n’a été publiée.

Et ce n’est pas la proposition de Bruno Le Maire, ministre de l’économie, qui propose aux hommes de baisser leurs salaires en compensation, qui permettra à ce combat de faire progresser la justice salariale…

Tweet des Glorieuses en réaction à la proposition de Bruno Le Maire.

Contraindre les entreprises ?

En Angleterre, le gouvernement britannique a pourtant opté pour une transparence des entreprises au sujet de leurs rémunérations. En effet, chaque entreprise de plus de 250 salariés va devoir rendre publics les écarts de salaires entres les hommes et les femmes avant avril 2018. Pointer du doigt les entreprises suivant l’exemple britannique apparaît nécessaire, toutefois n’oublions pas que cette transparence doit être accompagnée d’un véritable soutien de la part de l’état pour mettre en place dans chaque entreprise l’objectif d’égalité salariale.

La question des solutions et de leur efficacité est centrale car il ne suffit pas seulement de faire un état des lieux : il faut désormais agir rapidement pour réduire le plus possible ces écarts de salaires. Si 83% des grandes entreprises en France ont signé un accord sur l’écart des salaires, la réduction de seulement 2 points de cet écart en quelques années apparaît largement insuffisante. Sous la présidence de François Hollande,  le 18 décembre 2012, un décret relatif à la mise en œuvre des obligations des entreprises pour l’égalité professionnelle entre les femmes et les hommes a permis de renforcer le dispositif de pénalité qui pèse sur les entreprises ne respectant par leurs obligations en terme d’égalité professionnelle. Mais certaines entreprises préfèrent encore payer des amendes plutôt que d’augmenter les salaires des femmes.

L’implication des entreprises dans cette lutte est nécessaire à l’image du groupe Clisson, une entreprise de métallurgie dans les Deux-Sèvres, qui a mis en place une commission d’égalité femmes/hommes afin d’améliorer l’articulation des temps de vie professionnelle et personnelle de ses salariés.

R., qui témoigne sur le site internet des Glorieuses, met en avant l’association au sein de l’entreprise comme moyen de donner davantage de poids aux femmes dans les négociations salariales : “Au sein de mon entreprise, on s’est vite rendues compte avec d’autres femmes que nous avions les mêmes problématiques : manque de crédibilité auprès de la direction, mêmes dérives de la part de nos supérieurs (rien de très grave, mais de quoi vous démotiver)… Nous avons donc créé un petit groupe de réflexion pour se pencher sur ces problèmes et nous entraider ! Le fait d’être entourée de femmes a pu être, pour certaines, un critère de confiance qui leur a permis de se confier, mais aussi de recevoir avec bienveillance les conseils donnés par les autres femmes.” 

Enfin, au niveau macroéconomique, imposer l’égalité salariale aux entreprises, en plus de constituer un progrès pour le droit des femmes, permettrait de financer le retour de la retraite à 60 ans, par le surplus de cotisations sociales créé. De plus, selon une étude de la Fondation Concorde publiée cette semaine, instaurer une égalité salariale parfaite entre femmes et hommes engendrerait un gain annuel de près de 62 milliards d’euros pour l’économie française : 33,7 milliards d’euros en recettes supplémentaires pour l’Etat – à travers la TVA, l’impôt sur le revenu et les cotisations sociales et patronales -, 22 milliards de hausse de la consommation, et 6,16 milliards de hausse de l’épargne.

Crédits photos : ©Pierre M. Licence : Attribution-NoDerivs 2.0 Generic (CC BY-ND 2.0)

 

Harcèlement de rue : de l’importance de nommer pour commencer à agir

Marlène Schiappa, Secrétaire d’Etat à l’égalité hommes-femmes s’implique personnellement dans la lutte contre les inégalités entre les hommes et les femmes. Si son action lui a valu un certain nombre de critiques (entre autres: l’installation d’un buzzer dans Touche Pas à Mon Poste, ses écrits qui se veulent humoristico-érotiques jugés grossophobes), celle-ci illustre aussi les dégâts et l’inadéquation entre la nécessité de faire vite et de faire parler avec des sujets qui imprègnent la société à l’heure où son secrétariat d’État va être amputé de 25%, soit plus de 7 millions d’euros qui seront retranchés du budget qui lui est alloué.

Le tweet polémique posté lundi 12 juin était composé de trois photos prises lors de sa visite à La Chapelle-Pajol, quartier devenu le symbole par excellence du harcèlement de rue laisse sceptique. Il avait été supprimé peu de temps après sa publication et son entourage avait reconnu un « bug communicationnel ». Cet exemple illustre la difficulté et l’importance de bien nommer un phénomène afin de commencer à agir sur lui.

Par la formule « Les lois de la République protègent les femmes, elles s’appliquent à toute heure et en tout lieu », une ambiguïté peut d’abord être soulevée : considère-t-elle que les lois de la République doivent protéger, ce qui reviendrait à convenir qu’elles ne protègent pas systématiquement et qu’il n’y a pas adéquation entre les lois et valeurs proclamées et le réel ?

Ou alors – ce qui aurait été vérifié et confirmé de manière expérimentale par sa petite promenade nocturne – que les lois qui existent protègent bel et bien les femmes ? Cette dernière hypothèse reviendrait dès lors à diminuer le poids de la parole des femmes qui dénoncent tant individuellement qu’au sein d’associations la banalité du harcèlement de rue et l’existence d’espaces où les femmes ne peuvent se déplacer en toute quiétude.

Si cet événement a fait réagir la « fachosphère » et que les commentaires à son propos se cantonnent désormais à une opposition entre « pro » et « anti »-Schiappa, cela tend à faire oublier le vrai sujet et surtout les principales victimes, à savoir les femmes. En effet, si un certain nombre de critiques à son encontre sont imprégnés de sexisme, ce n’est pas pour autant qu’il faut fermer les yeux sur les remarques qui lui sont adressées.

En 2015, une étude menée en Seine-Saint-Denis avait révélé que sur les 600 femmes interrogées, toutes avaient subi au moins une fois dans leur vie du harcèlement voire une agression dans les transports en commun. Une enquête menée par Holleback ! et l’Université de Cornell parue la même année dévoilait quant à elle que 82% des femmes en France ont été victimes de harcèlement de rue avant l’âge de 17 ans. A ces données préoccupantes, quelles solutions, quel diagnostic opposent la majorité présidentielle et le Président de la République?

Dans son programme, Emmanuel Macron avait associé le « harcèlement de rue » à des « incivilités » au même titre que le fait de cracher par terre. Harceler est dès lors passible d’une amende, chose peu aisée à mettre en œuvre dans les faits. Seulement, harceler une femme dans la rue, l’accoster, l’insulter, est-ce une simple incivilité ?

Ainsi, le « bug communicationnel » de Marlène Schiappa – s’il ne prouve rien empiriquement – témoigne aussi du peu d’importance accordé à ce type de harcèlement défini par le collectif Stop Harcèlement de Rue comme « les comportements adressés aux personnes dans les espaces publics et semi-publics, visant à les interpeler verbalement ou non, leur envoyant des messages intimidants, insistants, irrespectueux, humiliants, menaçants, insultants en raison de leur sexe, de leur genre ou de leur orientation sexuelle » (attitudes distinguées de la « drague »).

Quelles solutions ?

Si l’agrandissement des trottoirs ne changera pas la donne, que le phénomène ne peut être corrigé dans l’immédiat, la complexité de la question doit-elle pour autant autoriser des réponses hâtives ou caricaturales ? Probablement pas. Cela ne fait qu’ajouter au sentiment de l’absence de considération et d’impuissance de la part des autorités. Ainsi, dans un communiqué paru le 13 juin, la Secrétaire d’Etat annonçait qu’elle s’était entretenue « avec François Bayrou, Ministre d’Etat, garde des Sceaux, ministre de la justice, notamment pour évoquer la verbalisation immédiate des auteurs d’agression sexistes comme de discriminations ».

A une volonté de penser la question sur le long terme, a été ajoutée une action très cosmétique de communication, symptomatique d’une volonté de faire le « buzz », ce qui n’apporte rien aux femmes qui subissent le harcèlement et qui tend à faire oublier l’enjeu fondamental, sous couvert de progressisme.

Commencer par nommer le harcèlement de rue tel qu’il est, le considérer comme un délit, une violence et pas comme un simple manque de politesse est un moyen de se placer du côté de celles qui le subissent, au lieu d’en faire un acte marginal. Le Président se voulait « en prise avec le réel » pendant sa campagne, nommer les choses et le harcèlement de rue, sujet certes très complexe, ne doit pas y déroger.

Cependant, comment agir quand un secrétariat d’Etat qui permet de faire vivre des infrastructures et un tissu associatif efficace sur l’ensemble du territoire se voit amputé de 25% de son budget? Si les structures nationales seront moins touchées (même si Le Planning familial par exemple n’avait toujours pas reçu à la fin du mois de juillet la première moitié de son budget public pour l’année en cours) et que les associations de lutte contre les violences ne seront pas affectées, les organisations et structures locales ont quant à elles plus de craintes.

Ainsi, les associations qui mènent entre autres des actions de sensibilisation dans des écoles et qui ne sont pas subventionnées par des fonds privés se trouvent directement menacées.

Le choix politique qui est celui des coupes dans le budget de l’État remet en cause l’efficacité même d’un secrétariat qui est pourtant essentiel et qui se retrouvera davantage encore cantonné aux déclarations et autres opérations de communication, faute de moyens suffisants.

Crédit photo :

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Entretien avec Rita Maestre : “nous ne devons pas nous considérer comme des invités au sein des institutions”

Rita Maestre est membre de la direction de Podemos et porte-parole de la mairie de Madrid. Sa trajectoire est emblématique de ces jeunes Indignés espagnols qui, après avoir occupé les places en 2011, tentent aujourd’hui de changer la vie depuis les institutions municipales. Nous l’avons interrogée sur son parcours, le rôle du mouvement des Indignés, ainsi que sur l’étendue et les limites de la pratique politique au sein des institutions.

LVSL : L’un des principaux événements de l’histoire politique et sociale récente en Espagne est l’éclosion en 2011 du mouvement des Indignés (15-M). Quel impact les Indignés ont-ils eu sur la trajectoire des membres de Podemos et sur le nouveau cycle politique espagnol ?

Je pense que le 15-M a eu un impact fondamental. Podemos n’est pas directement l’expression politique ou électorale du 15-M, mais nous ne serions pas nés sans ce mouvement. Le 15-M n’a pas seulement impacté les gauches espagnoles, il a aussi déstructuré l’ensemble de l’échiquier politique, a provoqué une réarticulation complètement nouvelle et a amenuisé la capacité des partis traditionnels à mettre en ordre les identités et les subjectivités. Les slogans les plus significatifs du 15-M, entre autres, étaient “ils ne nous représentent pas” : c’est à dire que le personnel politique a perdu ce lien de représentation avec les citoyens, qui ne se se sentent pas représentés par eux. Ou encore :  “nous ne sommes pas des marchandises entre les mains des politiciens et des banquiers”. En d’autres termes, les citoyens ne sont pas une simple marchandise que l’on peut abandonner à son sort lorsque survient une crise.

“Le mouvement des Indignés a beaucoup pesé dans la transformation du sens commun en Espagne, en démontrant l’érosion des institutions et la perte de crédibilité des partis.”

Parmi les membres actuels de Podemos, nous sommes nombreux à avoir participé au 15-M, de diverses manières. Certains appréhendaient le mouvement selon une perspective académique parce qu’ils étaient enseignants. Tandis que d’autres, en plus d’être à l’université, militaient activement à cette époque là. Pour ma part, je militais dans un collectif qui s’appelle Juventud Sin Futuro (Jeunesse sans avenir), qui a convoqué les premières manifestations aux côtés de Democracia Real Ya! (Démocratie Réelle Maintenant !). Ainsi, le 15-M fait partie intégrante des trajectoires des fondateurs de Podemos. Le mouvement a surtout beaucoup pesé dans la transformation du sens commun en Espagne, en démontrant l’érosion des institutions et la perte de crédibilité des partis. Il n’est pas le seul à avoir joué un rôle, cela dit. Entre 2011 et 2013, nous vivions en manifestation permanente. Après le 15-M, la PAH (Plateforme des victimes du crédit hypothécaire) a pris beaucoup d’ampleur dans la lutte contre les expulsions immobilières, de même que les marées citoyennes en défense de l’éducation ou de la santé publique, surtout ici dans la Communauté de Madrid. En plus de la dimension quantitative de ces mobilisations – on a notamment assisté à deux grèves générales – il y avait par ailleurs une dimension qualitative très importante. Le CIS, qui est le principal institut d’enquêtes sociologiques espagnol, a demandé aux gens quel était leur point de vue sur le 15-M, et il se trouve que 80% étaient en accord avec ses revendications.

Mais en novembre 2011, le PP a gagné les élections avec le score le plus élevé de son histoire. Au mois de mai, juste après l’éclosion du 15-M, ils avaient déja largement remporté les élections municipales et autonomiques [les élections régionales]. Ce qui pouvait paraître paradoxal. Et depuis cette victoire du PP en 2011, jusqu’en 2014, nous avons subi un processus d’ajustement brutal, une application en bonne et due forme de la stratégie du choc. Plus les gens protestaient dans la rue, plus le gouvernement durcissait ses positions. Dans cet intervalle, nous nous demandions à quoi pouvait bien servir la contestation, que faire de tous ces gens qui exprimaient leur désaccord dans la rue.

La Puerta del Sol à Madrid, épicentre du Mouvement des Indignés qui a secoué l’Espagne au printemps 2011.

LVSL : Dans le sillage du 15-M, deux phénomènes importants ont modifié le paysage politique espagnol : l’apparition de Podemos et la création des plateformes municipalistes dans les grandes villes du pays. Des plateformes qui se donnent pour but non seulement de réunir les forces de gauche, mais aussi et surtout de proposer aux citoyens un “programme de minimums” pour “rendre les institutions aux gens”. Comment ce processus a-t-il pris forme à Madrid ? Comment avez-vous mené campagne et comment expliquez-vous votre victoire obtenue en à peine un an d’existence ?

D’un côté, en effet, à partir de novembre 2013, nous avons commencé à formuler l’hypothèse Podemos. En janvier 2014, Podemos s’est présenté officiellement, et en mai nous avons pris part aux élections européennes. Parallèlement, des plateformes municipalistes ont commencé à voir le jour dans les grandes villes du pays, principalement à Madrid et à Barcelone. Ces plateformes étaient composées d’un ensemble de mouvements et de collectifs, qui observaient Podemos avec sympathie sans pour autant y participer. Elles ont commencé à travailler sur l’échelon municipal, avec des traits différents selon les villes et leurs particularités, en fonction des caractéristiques des mouvements sociaux locaux, etc.

Dans le cas de Madrid, tout a commencé avec la création de “Municipalia”, devenue par la suite Ganemos Madrid, qui existe encore aujourd’hui. Ensuite, Podemos s’est agrégé au projet, à travers un processus de négociation long et difficile qui a débouché sur la naissance de la plateforme Ahora Madrid. Mais en l’espace de quatre mois, nous avons monté la candidature, nous avons fait campagne et nous avons gagné. Je crois que nous ne l’avons pas encore totalement réalisé !

Ahora Madrid avait la volonté non seulement d’unifier tous ceux qui participaient déjà au projet, mais aussi d’incorporer d’autres personnes, des indépendants, des acteurs issus d’autres mouvements qui jusque là appréhendaient la question institutionnelle avec méfiance. Il ne s’agissait pas de réaliser une somme de plusieurs parties mais d’élargir le spectre au delà de ceux qui étaient déjà là et de ceux qui se reconnaissaient déjà dans le projet. Nous l’avons, je crois, particulièrement bien réussi dans le cas de Madrid grâce à la figure de Manuela Carmena, notre candidate, aujourd’hui maire de la ville. Manuela Carmena n’était pas directement reliée à Podemos. Pour cette raison, il nous a été plus facile de proposer un programme qui s’adresse au-delà des citoyens de gauche madrilènes. Nous avons bien réussi à attirer de nombreux électeurs progressistes désenchantés par le PSOE, grâce à un discours plus transversal, moins explicitement idéologique que celui habituellement tenu par les forces de gauche. Tout cela a très bien fonctionné.

 

LVSL : Quelles relations entretenez-vous avec les autres municipalités remportées par les plateformes proches de Podemos, les “mairies du changement” ?

Dans chaque ville le processus s’est déroulé différemment. Mais nous partageons un esprit commun : unir les différents collectifs, les différentes plateformes actives dans la ville, et faire en sorte d’attirer d’autres gens qui n’en faisaient pas partie. Nous poursuivons un objectif commun, mais les choses ont pu se dérouler différemment, en fonction du leadership des candidats qui menaient le projet, et des relations entretenues avec d’autres mouvements.

Actuellement, nous mettons en place un réseau, informel mais assez fructueux, pour échanger sur les problèmes que nous avons en commun. Par exemple, lorsque nous réfléchissons aux solutions à apporter en matière de logement, nous ne nous contentons pas de chercher les réponses dans les livres, nous posons la question aux villes qui sont confrontées aux mêmes problèmes que nous. Nous organisons régulièrement des rencontres entre maires. La dernière a eu lieu à Barcelone, avec la participation de municipalités du monde entier. Je crois que nous avons un rôle particulier à jouer, car les villes du changement sont précisément les villes les plus importantes d’Espagne. En ce sens, nous avons un certain poids en termes de gestion, mais aussi un poids politique face au Parti Populaire.

 

LVSL : Vous montrez de cette façon que vous êtes capables de gouverner…

Oui, nous jouons ici une partition fondamentale pour l’avenir, parce que beaucoup de gens ont voté pour nous en pensant : “ils ont de bonnes idées et de bonnes intentions, ils ont bon coeur, mais bon, ils ne pourront pas gouverner. Car les paroles sont une chose, mais l’action en est une autre”. Et donc nous nous sommes confrontés à cette idée très répandue, cette perception généralisée que la ville allait s’arrêter, sombrer dans le chaos. Mais en réalité, ce n’est pas le cas, les choses vont très bien : l’économie va très bien, les finances et les comptes publics se portent très bien. Nous démontrons notre capacité à rétablir la solvabilité financière de la municipalité, notre gestion rigoureuse, notre honnêteté, par opposition à la corruption indécente qui sévit dans d’autres municipalités. De cette manière, nous pouvons représenter un assez bon modèle, en dépit des erreurs qu’il nous arrive aussi de commettre.

“Nous démontrons notre gestion rigoureuse, notre honnêteté, par opposition à la corruption indécente qui sévit dans d’autres municipalités”

LVSL : Lors d’une intervention conjointe avec Iñigo Errejón, à l’université d’été de Podemos à Cadix, le philosophe José Luis Villacañas présentait les mairies du changement comme des postes d’observation de la société, des mécanismes d’anticipation du futur à construire. Pensez-vous également que les municipalités sont la clé pour gagner en crédibilité, convaincre les Espagnols qu’il est possible de faire autrement ?

Tout à fait, dans le sens où nous montrons que nous ne sommes pas seulement des jeunes dotés d’une bonne volonté : nous savons aussi gouverner. Et il est essentiel pour nous de défaire l’idée du “There is no alternative”. Les choses pourraient tout à fait en être autrement, c’est une question de volonté politique. Nous essayons depuis les mairies de réactualiser, de revivifier les espérances, dans un contexte où l’année électorale que nous avons traversée a laissé des traces douloureuses. Les attentes et les espoirs se sont atténués : pour les élections générales du 20 décembre 2015, beaucoup de gens se sont rendus aux urnes habillés en violet. Je crois que s’il y avait de nouvelles élections demain, ce ne serait pas le cas, même si beaucoup d’entre eux voteraient à nouveau pour Podemos. Nous évoluons dans une ambiance de désillusion, mais pas seulement par notre faute. Il y a une raison cyclique : l’intérêt pour la politique s’est affaibli, et le PP a gagné une nouvelle fois. Je crois que les mairies ont une certaine capacité à redonner espoir aux gens, à partir de ce qu’ils vivent au quotidien.

 

LVSL : Il s’agirait de passer d’un projet destituant à un horizon constituant ?

Oui… Mais je crois que nous avons passé trop de temps à utiliser cette dichotomie de façon très rigide, comme s’il y avait nécessairement deux voies distinctes, deux phases qui se succèdent : jusqu’ici destituant, et à partir de maintenant constituant.  Je crois que dans toute phase destituante il y a un horizon instituant. Dans le cas contraire, nous ne rassemblerions pas les énergies suffisantes pour provoquer le changement. Aujourd’hui, nous devons nous focaliser sur la construction d’un autre horizon, d’une utopie réalisable, davantage que sur la plainte ou le rejet de l’ordre existant.

Rita Maestre, aux côtés de la maire de Madrid, Manuela Carmena.

LVSL : Au cours du 15-M s’est exprimée une volonté d’amplification de la démocratie, d’accentuation de la participation citoyenne. Quel type de mécanismes pouvez-vous mettre en place depuis les institutions pour favoriser une ville plus ouverte à la participation citoyenne ?

Et bien ici, à la mairie, nous avons réalisé un travail courageux, car nous devons subir les critiques des défenseurs du statu quo qui promeuvent leurs propres intérêts. Ce qu’ils craignent, même s’ils ne le formulent pas de cette manière, c’est que l’avancée de la démocratie participative retire du pouvoir aux représentants. Et de fait, c’est bien ce qui se produit. Mais ce que nous envisageons n’est pas pour autant un mode de gestion assembléiste de la ville de  Madrid. Nous cherchons plutôt des formules qui nous permettent de combiner démocratie directe et démocratie représentative, qui sont totalement compatibles, à l’échelle municipale. Nous avons créé des espaces de délibération, des forums locaux dans tous les districts. Esperanza Aguirre, qui était la dirigeante du PP à Madrid jusqu’à récemment, les appelaient les soviets ! Nos adversaires ont renouvelé l’argumentaire de 1917, mais ce ne se sont pas des soviets, ce sont des espaces de participation de voisinage, où l’on discute et où l’on prend des décisions.

Nous avons également fait un effort très important sur la participation virtuelle. Nous avons par exemple mis en place un instrument qui s’appelle “Decide Madrid” qui a déjà été repris par quarante municipalités d’Europe, parmi lesquelles plusieurs villes françaises, y compris la mairie de Paris si je ne me trompe pas. L’objectif de cet outil est de réaliser des consultations et des référendums virtuels. Pour la première consultation que nous avons réalisée ici à Madrid, à travers internet et par courrier, ce sont plus de 200 000 personnes qui ont participé, c’est beaucoup de monde. Les conservateurs nous expliquent que c’est peu, parce que ce n’est rien à côté du nombre de Madrilènes qui votent au moment des élections. Bien sûr qu’il y a plus de gens qui votent lors des élections, l’idée est précisément de combiner les deux. J’observe une forte demande des citoyens en ce sens : ils veulent être écoutés, pris en compte, et pas seulement une fois tous les quatre ans. Je crois que c’est dû au 15-M, ainsi qu’à une certaine dimension générationnelle. Même si au moment de la consultation qui a réuni plus de 200 000 participants, les plus actifs ont été les personnes âgées, de plus de 65 ans ! Il y a donc une réelle envie de participer, et ce processus n’admet pas de marche arrière, car lorsque nous normalisons l’usage des outils participatifs, les gens s’y habituent : le prochain gouvernement ne pourra plus revenir dessus. Cette année, ce sont 100 millions d’euros qui sont mis à disposition des Madrilènes à travers le budget participatif, pour réaliser des projets qui sont discutés sur internet ou dans les forums locaux. Un habitant défend la création d’un parc dans son quartier, un autre lui répond qu’il vaudrait mieux y installer une école. Les différents projets sont soumis au vote et ceux qui l’emportent sont mis en oeuvre.

 

LVSL : Parmi les membres de Ahora Madrid, beaucoup sont issus de mouvements féministes et LGBTQI. Comment est-il possible, depuis la mairie, de prendre des mesures concrètes pour l’égalité ? Par exemple, en France, nous avons beaucoup parlé de votre lutte contre le manspreading.

C’est arrivé jusqu’en France ? Excellent ! D’un point de vue symbolique, la mairie peut beaucoup. La question symbolique a beaucoup plus d’importance que celle que le discours politique superficiel veut bien lui attribuer. C’est une dimension essentielle. Nous provoquons la satisfaction et la joie de milliers de Madrilènes qui se sentent reconnus et visibilisés, à travers des feux de signalisation inclusifs par exemple. Tout cela a des effets sur les subjectivités politiques. Quant aux secteurs de l’éducation et de la santé, qui sont selon moi décisifs pour le féminisme et l’égalité, ils ne dépendent pas de la mairie mais de la région. Nous atteignons ici une limite.

Mais je crois que nous avons tout de même un rôle important, notamment lorsque nous mettons à l’agenda public et que nous introduisons dans le débat politique le féminisme et la lutte contre les violences faites aux femmes comme des thématiques fondamentales. Cela se faisait moins auparavant. Mais maintenant que les deux plus grandes villes d’Espagne sont gouvernées par deux femmes, le débat peut être élargi : sur la lutte contre les violences de genre, contre le micromachisme, sur la sécurité des femmes au cours des évènements festifs. Car il n’est pas normal que nous soyons contraints de déployer de tels dispositifs de sécurité et un tel travail de conscientisation pour que les femmes ne subissent pas d’agressions sexuelles, tout particulièrement dans les fêtes populaires telles que celles de San Fermín.

Je pense donc que les avancées ont beaucoup à voir avec Podemos, avec Manuela Carmena à Madrid ou avec Ada Colau à Barcelone. Et c’est l’une des raisons pour lesquelles je suis très fière de travailler ici. Nous sommes en train de bien avancer, bien qu’il reste énormément à faire. Je sens que sur ces questions, nous avons un rôle tout particulier. J’en suis satisfaite en tant que féministe.

LVSL : Quelles sont les limites de cette action municipale, dans un contexte d’austérité budgétaire, de réduction des marges de manœuvre des collectivités depuis l’adoption de la Loi Montoro ? Quelles sont les principales difficultés auxquelles vous êtes confrontés ?

Les principales difficultés sont d’ordre législatif. En tant que municipalité, nous devons faire avec un corset légal qui nous oblige à développer une capacité d’imagination juridique permanente. Nous devons rechercher des outils normatifs et institutionnels, des manœuvres de gestion pour arriver à nos fins en contournant la voie la plus directe qui nous est inaccessible. Je m’explique. Nous ne pouvons par exemple pas interdire les expulsions car la loi hypothécaire est une loi nationale. Cette loi permet, sous certains critères et certaines conditions, d’expulser des familles de leurs logements en cas de non-paiement du loyer ou de non remboursement du prêt, sans que l’Etat ne soit contraint de trouver une solution de relogement. C’est un problème extrêmement grave, puisque nous assistons ici à une dizaine d’expulsions par semaine. Nous n’avons pas le pouvoir de changer la loi, et nous ne pouvons pas stopper les expulsions car il nous est impossible de dire aux juges de ne pas appliquer la loi. Nous avons donc inventé, à travers la police municipale et les services sociaux de la ville, tout un protocole de négociation avec la banque et le tribunal pour qu’ils nous donnent suffisamment de temps afin de trouver une alternative de relogement, d’éviter que les gens ne se retrouvent à la rue. Nous faisons en sorte de paralyser le processus pendant quelques mois, le temps qu’il faut pour trouver un nouveau logement. Ce n’est jamais facile.

Nous sommes donc toujours sur la voie de l’imagination permanente. Nous interprétons la loi d’une certaine manière, tandis que le reste des institutions nous envoient tout le temps devant les tribunaux. A chaque fois que l’on fait quelque chose, on dépose un recours contre nous au tribunal du contentieux administratif : soit le PP de Madrid, soit la Communauté de Madrid gouvernée par le PP, soit la délégation du gouvernement, soit le Ministère des Finances. C’est une manière pour eux de paralyser notre action : c’est donc l’une des principales limites.

“Nous avons donc passé la première année à nous confronter à des phrases telles que “ce n’est pas faisable”, “non, on ne peut pas faire ça””

Nous nous confrontons également à la difficulté de gouverner une machine aussi grande que la mairie de Madrid. Une machine très lente, habituée comme toute organisation bureaucratique à toujours avoir raison et à croire que les autres – nous – avons toujours tort. Nous avons donc passé la première année à nous confronter à des phrases telles que “ce n’est pas faisable”, “on ne peut pas faire ça”. Mais bon, il fallait bien que nous fassions quelque chose, puisque nous étions arrivés ici ! Nous devons donc composer avec cette machine. Nous ne l’avons pas contre nous, mais elle n’est pas aussi agile et efficace qu’elle devrait l’être.

Je suis politologue, et je viens de l’Université Complutense tout comme les autres, Pablo [Iglesias] et Iñigo [Errejón]. Mais eux font de la science politique théorique, tandis que moi je préfère étudier les politiques publiques car j’ai toujours pensé que les institutions ont une grande capacité de changement. A travers des ressources publiques, des lois, il est possible de changer la vie des gens. Je l’ai toujours pensé, et j’en suis encore davantage convaincue aujourd’hui.

Nous pouvons faire beaucoup en gouvernant la mairie de Madrid, et je n’ose même pas imaginer tout ce que nous pourrions faire si nous avions aussi la Communauté de Madrid, et si nous avions l’Etat. Parce qu’il est réellement possible de faire beaucoup de choses. Nous voulons en finir avec les excuses que nous avons trop longtemps entendues : “on ne peut pas faire autrement”, “il n’y a pas d’argent”, “c’est difficile”… Évidemment que c’est difficile, mais c’est possible. ¡Sí se puede!

La mairie de Madrid à l’occasion de la Gay Pride en 2016

LVSL : Avez-vous commencé à réformer l’institution ?

Nous avons essayé… Mais comme l’a dit Manuela [Carmena] dans un entretien récemment, la seule bataille que nous avons renoncé à mener sur ces quatre ans, c’est celle de la transformation institutionnelle. Parce que nous avançons progressivement, mais c’est très difficile. L’institution comporte des dynamiques et des imaginaires très ankylosés, et il est compliqué de les faire évoluer. Le plus important pour moi serait d’en faire une institution garante du droit pour tous les citoyens d’être traités de la même manière. Une institution qui soit aussi plus humaine, là où les formalismes juridiques peuvent heurter le sens commun. L’attention et le soin porté aux citoyens est pour moi ce qu’il y a de plus important, et il nous faut faire des efforts dans ce sens.

LVSL : Il y a semble-t-il une différence de perception avec le courant anticapitaliste de Podemos, qui s’attache à maintenir une distance symbolique à l’égard des institutions, appréhendées comme le “dehors”, tandis que la rue est considérée comme le “dedans”. Certains militants s’inquiètent de l’institutionnalisation et ne souhaitent pas que Podemos devienne l’institution.

Pour ma part je pense qu’il y a là une énorme confusion. Les anticapitalistes expliquent que les institutions ne sont pas neutres, et je suis d’accord avec eux : elles ont des composantes de classe, ethniques, de genre, car elles sont faites sur mesure pour la classe dominante, elles ont historiquement servi tel ou tel projet politique ou tel projet de classe. C’est vrai, mais je crois précisément que nous pouvons modifier cela. Je ne veux pas me fondre dans le moule de l’institution mais au contraire la transformer, proposer un nouveau projet d’institution et de ville. Nous ne devons pas nous considérer comme des invités dans les institutions. Nous devons assumer le fait qu’un projet politique, historique, doit générer ses propres institutions, en modifiant les institutions existantes pour les mettre au service d’un autre  projet.

“L’institution n’est pas la panacée, la clé pour résoudre tous les conflits, et la rue ne l’est pas non plus, encore moins dans le contexte de faible mobilisation sociale que nous traversons actuellement”

Moi aussi je pense bien évidemment que la législation sur la propriété est conçue pour protéger les uns et détériorer les conditions de vie des autres. Nous sommes tous des marxistes d’origine. C’est précisément pour cela que nous devons assumer que notre tâche consiste à modifier les institutions pour les mettre au service non pas des classes dominantes, mais d’une majorité sociale appauvrie et dans le besoin.

Je souhaite me sentir à l’aise dans les institutions, cela ne signifie pas que je suis devenue une femme du PP. Je souhaite que l’institution ressemble davantage à ce qu’on voit dans la rue. Je crois que la dichotomie entre la rue et les institutions, en plus d’être ennuyeuse, est peu fructueuse. Il n’y a pas à choisir l’une ou l’autre. L’institution n’est pas la panacée, la clé pour résoudre tous les conflits, et la rue ne l’est pas non plus, encore moins dans le contexte de faible mobilisation sociale que nous traversons actuellement. Je ne m’en réjouis absolument pas, mais force est de constater que la rue n’est pas dans un état d’effervescence maximale. Cette dichotomie ne semble donc peu stimulante pour penser la complexité dans laquelle nous vivons.

Depuis l’opposition, il est probable qu’on ait plus tendance à adopter cette grille de lecture. Mais du point de vue du gouvernement, lorsque l’on gouverne la ville, c’est différent. Que fait Kichi [José María González, le maire anticapitaliste de Cadix] à Cadix ? J’espère, et je suis certaine, qu’il fait en sorte que la municipalité ressemble davantage aux habitants de Cadix et qu’il ne se sent pas comme un étranger à la mairie. Au contraire, il s’évertue à ce que les gens normaux se sentent moins étrangers à leur propre ville. C’est bien pour ça que nous sommes là, non ?

Entretien réalisé par Léo Rosell, Vincent Dain et Lenny Benbara pour LVSL.

Traduction effectuée par Sarah Mallah et Vincent Dain.

Crédits photos : 

http://www.elespanol.com/espana/20160225/104989833_0.html 

https://www.actuall.com/criterio/laicismo/carta-abierta-del-abogado-acusador-de-maestre-a-carmena/

http://www.elespanol.com/espana/sociedad/20170120/187482180_0.html 

The Handmaid’s Tale est la série politique de l’année

©https://www.hulu.com/the-handmaids-tale – MGM Television. L’image est dans le domaine public.

Partant d’un postulat proche des Fils de l’Homme d’Alfonso Cuaron, où les femmes et les hommes sont devenus de plus en plus stériles en raison des pollutions, The Handmaid’s Tale raconte l’instauration aux Etats-Unis d’un régime totalitaire patriarcal et réactionnaire dans lequel les femmes sont réparties en trois catégories : les Épouses qui sont mariées aux dirigeants, les Marthas leurs domestiques, et les Servantes qui jouent le rôle de « mères porteuses ». On y suit l’histoire de June, une servante qui tente de survivre et de retrouver sa famille. Retour sur cette série très politique.

« Ordinary is just what you’re used to. This might not seem ordinary right now, but after a time it will. This will become ordinary. » C’est ce qu’explique Tante Lydia aux servantes qu’elle est en charge de former à devenir des mères porteuses. Cette citation pourrait résumer une grande partie de ce que nous enseigne la nouvelle série de Bruce Miller dont le dernier épisode de la première saison a été diffusé le 14 juin : ce qui nous semble extraordinaire un temps finit par nous sembler ordinaire. Cette proposition nous invite alors à regarder sous un œil vigilant notre actualité : est ce que ce que nous vivons maintenant ne nous aurait pas semblé « extraordinaire » il y a une dizaine d’années ? Sommes-nous en train de nous habituer à la réaction parce qu’elle gagne notre environnement insidieusement, petit à petit ?

Sortie en pleine ère Trump, président bouffon-réac’ qu’on peine parfois à prendre au sérieux en raison de ses pitreries et provocations quotidiennes – au point qu’on oublierait presque le danger bien réel qu’il représente -, cette série a ceci de terrifiante qu’elle fait écho, comme les dystopies politiques de qualité, à nombre d’éléments bien réels de notre quotidien. Nous sommes alors obligés de nous interroger sur notre passivité : serons-nous comme les citoyens de The Handmaid’s Tale, indignés mais comme anesthésiés par ces retours en arrière que nous pensions impossibles et qui se sont finalement produits ? Ainsi, c’est bien dans un Etat des Etats-Unis, aujourd’hui, qu’une femme violée doit demander l’autorisation de son violeur pour avorter (1). Le patriarcat n’est pas qu’une invention télévisuelle futuriste…Mais bien un phénomène politique ordinaire.

The Handmaid’s Tale décrit la République de Gilead, régime imaginaire entre théocratie et système totalitaire type nord-coréen, et se rapproche d’une autre dystopie perturbante par ses proximités avec notre actualité : l’excellente Black Mirror. Néanmoins, elle s’en distingue dans le même temps par son esthétique rétro-futuriste, la plus à même d’évoquer la dynamique réactionnaire, cet avenir qui ressemble de plus en plus à un passé fantasmé et pervers.

La série peut également évoquer The Lobster de Yorgos Lanthimos dans son traitement presque clinique d’un futur où les relations humaines sont totalement contrôlées et aseptisées, ou encore même 12 Years A Slave de Steve McQueen, car c’est bien au rang d’esclaves que sont réduites les Marthas (domestiques) et les Servantes. S’agissant de ces dernières, les multiples viols dont elles sont victimes ne nous sont pas épargnés – une des manifestations les plus barbares du patriarcat ici institutionnalisé. De même que leur formation à être des bonnes servantes, dispensée par Tante Lydia, qui peut faire penser aux camps d’initiation sexuelle au Malawi où sont violées des jeunes filles et des enfants pour leur apprendre à « satisfaire » leur maris (2).

Si cette fiction est portée par sa réalisation perfectionniste, ses contre-jours maîtrisés, ses plans qui rappellent la peinture de Vermeer, elle l’est aussi par l’excellente interprétation d’Elisabeth Moss qui jouait dans la série déjà féministe de Jane Campion, Top Of The Lake (dont la saison 2, présentée à Cannes, a commencé le 27 juillet sur BBC Two).

https://www.youtube.com/watch?v=5gOoBB_BxRM

La très belle scène de la manifestation réprimée sur la musique de Heart of Glass de Blondie (remixée par Cabtree) dans l’épisode 3 nous renvoie de manière extrêmement brutale à la fragilité de l’exercice de nos droits démocratiques et à la vulnérabilité de nos méthodes de protestation. Il est rassurant de se dire que cela – des policiers qui tirent sur les manifestants – ne pourrait pas arriver dans un pays occidental. Et pourtant… c’est bien en France que le New York Times s’inquiète de voir des abus de pouvoir (3), de même pour l’ONG Amnesty International qui considère le droit de manifestation en France comme étant en danger (4). C’est bien dans notre pays qu’au cours du dernier quinquennat la Ligue des Droits de l’Homme avait dû protester contre des interdictions de manifester (5) et qu’un jeune homme est mort à Sivens suite au tir d’une grenade offensive (6).

Pour le moment, être tué en manifestation nous semble extraordinaire, mais ça n’a pas toujours été le cas. La France a une histoire longue dans la répression violente des manifestations pacifiques et il n’y a pas besoin de remonter très loin pour le montrer : au début des années 1960 c’est entre 150 et 200 manifestants algériens qui ont été exécutés et jetés dans la Seine en plein Paris (7), un évènement presque oublié aujourd’hui… Nous sommes désormais moins vigilants parce que nous pensons que la paix est un dû et une norme au point d’oublier parfois qu’elle est l’exception obtenue de haute lutte. Dans The Handmaid’s Tale, ce processus répressif est mis en place au nom de la lutte antiterroriste. Là encore difficile de ne pas penser à l’inscription de l’état d’urgence dans le droit commun…(8). Bien que tout soit évidemment poussé à l’extrême dans la série, elle a la qualité de nous montrer que cette acceptation passive d’une nouvelle réalité antidémocratique ne se fait pas que par une violence spectaculaire mais aussi, par moment, par l’apparente banalité de certains raisonnements. Alors que dans un flashback June et Moira s’étonnent de la manière dont Luke – mari de June et personnage que l’on juge pourtant jusque là comme plutôt sympathique et progressiste – s’accommode relativement bien de la mise sous tutelle des femmes, celui-ci répond « Qu’est-ce que je suis censé faire ? Me couper la bite ? ».

Dans l’épisode 3 toujours, un personnage lesbien est pendu pour son homosexualité tandis que son amante est excisée. Là encore, la réalité n’est pas loin quand on pense aux camps tchétchènes (9) ou au quotidien des personnes homosexuelles dans les territoires conquis par Daesh (10) – Daesh qui par ailleurs organise, lui aussi, l’esclavagisme sexuel des femmes (11).
De la même façon c’est bien 200 millions de femmes qui sont victimes de mutilations génitales dans le monde (12) dont 60 000 en France (13). Si The Handmaid’s Tale est aussi anxiogène et oppressante c’est bien parce qu’elle est une réalité imaginaire qui combine nombre d’éléments eux bien réels. Ainsi ce que nous fait comprendre malgré elle Tante Lyndia et à travers elle Bruce Miller, le créateur de la série, c’est que ce qui a existé par le passé peut arriver à nouveau dans le futur, et que ce qui existe déjà à un endroit peut se reproduire à un autre.

L’épisode 7 « The Other Side » où l’on suit l’épopée de Luke en fuite vers le Canada est l’occasion d’aborder un autre thème d’actualité : celui des réfugiés. L’épisode nous fait retracer tout le parcours d’un réfugié : les motifs du départ, l’inquiétude pour ses proches, les multiples dangers, les passeurs, la terreur… jusqu’à l’arrivée. On ne souhaite alors qu’une chose à Luke : qu’il soit effectivement accueilli. On comprend alors que l’unique différence entre ces héros et ceux que l’on brutalise dans la réalité, chez nous, est que les premiers sont originaires des Etats-Unis. En plein débat sur l’accueil, cette plongée dans la vie d’un réfugié est salutaire, elle permet de rappeler le type d’horreurs que ces gens fuient. Lorsque Moira parvient elle aussi à rejoindre le Canada (épisode 10), Bruce Miller paraît esquisser ce à quoi devrait ressembler une politique d’accueil digne dans un pays développé : gentillesse, nourriture, douche, papiers, téléphone prépayé, quelques centaines de dollars, carte d’assurance maladie, habits…

Dans l’épisode 8, nous découvrons que l’élite bourgeoise en charge d’instaurer ce nouvel ordre moral partouze en secret dans un immense bordel – Jezebels – occupé par des prostituées forcées. The Handmaid’s Tale touche ici du doigt une autre façade du patriarcat. En Pologne, un des pays les plus patriarcaux et catholiques intégristes d’Europe, gouverné par l’extrême droite (14), l’avortement est illégal (sauf cas exceptionnels alors qu’il était légal et gratuit sous la période communiste), mais on trouve pourtant une maison close ouverte 24h/24 à chaque coin de rue… On a assisté récemment aux mêmes types de paradoxes au Vatican (15).

Pablo Iglesias, leader de Podemos et professeur de sciences politiques, se sert pour ses cours de séries comme Games Of Thrones ou Mad Men. Il n’est par conséquent pas surprenant qu’il se soit montré enthousiasmé par cette nouvelle série dans son interview pour So Film et leur numéro de juillet-août consacré aux relations entre la politique et le cinéma. Il la décrit comme une impressionnante « dystopie sur une théocratie patriarcale aux Etats-Unis » et pourtant une série « grand public, à succès » (16), manière, sans doute, de noter qu’elle pourrait être utilisée comme un outil du combat pour l’hégémonie culturelle.

Il faut alors sur ce point reconnaitre une certaine efficacité à The Handmaid’s Tale d’ores et déjà utilisée comme un symbole de lutte : de nombreuses manifestations féministes ont pris place aux Etats-Unis avec des militantes habillées en servantes (17) notamment lors des protestations contre les lois de restrictions de l’avortement dans l’Ohio (18). Ce type de tentatives de conscientisation à travers des produits de la culture pop est une stratégie intéressante à un moment où l’on découvre une nouvelle génération de séries subversives, à l’image de Mr Robot, capables de délivrer un message radical au cœur des chaînes les plus capitalistes, à la manière de ce que furent capables de faire, à leur époque, les réalisateurs du Nouvel Hollywood.

La saison 2 est d’ores et déjà annoncée et nous sommes impatients. Elle sera accompagnée pour l’écriture de l’auteure du livre dont elle est l’adaptation, Margaret Atwood (l’ouvrage avait déjà été adapté au cinéma en 1990 par Volker Schlöndorff), et on peut imaginer qu’elle mettra en scène la rébellion que l’on espère !

Sources :

1. « En Arkansas, une femme violée devra obtenir l’autorisation de son violeur pour avorter » Les Inrocks, 13 juillet 2017 http://www.lesinrocks.com/2017/07/news/en-arkansas-une-femme-violee-devra-obtenir-lautorisation-de-son-violeur-pour-avorter/
2. « Au Malawi, dans les camps d’ »initiation sexuelle » pour fillettes », Le Monde, 23 juillet 2017, http://www.lemonde.fr/afrique/article/2017/07/23/dans-le-sud-du-malawi-dans-les-camps-d-initiation-sexuelle-pour-fillettes_5164041_3212.html
3. « Emmanuel Macron’s Unfettered Powers », New York Times, 12 juin 2017 : https://www.nytimes.com/2017/06/12/opinion/emmanuel-macron-terrorism-france.html
4. « Droit de manifestation en danger : interpellez E.Macron », Amnesty International, 31 mai 2017. https://www.amnesty.fr/actions/emmanuel-macron-droit-de-manifester
5.« Manifestations pro-palestiniennes à Paris : la LDH déplore l’interdiction » L’Express, 18 juillet 2017. http://www.lexpress.fr/actualite/societe/manifestations-pro-palestiniennes-a-paris-la-ldh-deplore-l-interdiction_1560415.html
6. « Mort de Rémi Fraisse : l’enquête bâclée de la gendarmerie » Le Monde, 23 octobre 2015 http://www.lemonde.fr/police-justice/article/2015/10/23/mort-de-remi-fraisse-l-enquete-baclee-de-la-gendarmerie_4795289_1653578.html
7. « 17 octobre 1961 : «Ce massacre a été occulté de la mémoire collective » » Le Monde, 17 octobre 2011 : http://www.lemonde.fr/societe/article/2011/10/17/17-octobre-1961-ce-massacre-a-ete-occulte-de-la-memoire-collective_1586418_3224.html
8. « Le New York Times étrille le projet de loi antiterroriste de Macron », Le Figaro, le 13 juin 2017 http://www.lefigaro.fr/actualite-france/2017/06/13/01016-20170613ARTFIG00297-le-new-york-times-etrille-le-projet-de-loi-antotiterroriste-de-macron.php
9. « La Tchétchénie accusée de génocide envers les homosexuels » Le Monde, 16 juin 2017, http://www.lemonde.fr/international/article/2017/05/16/des-associations-lgbt-accusent-la-tchetchenie-de-genocide-devant-la-cpi_5128402_3210.html
10.« Daesh : le calvaire des homosexuels syriens », Têtu, 10 février 2016, http://tetu.com/2016/02/10/daesh-le-calvaire-des-homosexuels-syriens/
11. « Yézidies : des anciennes esclaves sexuelles de Daesh » BFMTV, 1er septembre 2015, http://www.bfmtv.com/international/yezidies-des-anciennes-esclaves-sexuelles-de-daesh-racontent-911317.html
12. « Excision : 200 millions de femmes mutilées dans le monde » Le Parisien, 20 août 2015, http://www.leparisien.fr/laparisienne/societe/interactif-excision-200-millions-de-femmes-mutilees-dans-le-monde-19-08-2016-6053989.php
13. « Les « femmes coupées » et le tabou de l’excision » Le Monde, 21 décembre 2016, http://www.lemonde.fr/societe/article/2016/12/21/les-femmes-coupees-et-le-tabou-de-l-excision_5052399_3224.html
14. « L’ultra-droite au pouvoir et une gauche en lambeaux : la Pologne, laboratoire du cauchemar européen qui menace ? » Bastamag, 14 avril 2016, https://www.bastamag.net/L-ultra-droite-au-pouvoir-et-une-gauche-en-lambeaux-la-Pologne-laboratoire-du
15. « Vatican : drogue et partouze chez un haut dignitaire » Sud Ouest, 10 juillet 2017, http://www.sudouest.fr/2017/07/10/vatican-drogue-et-partouze-chez-un-haut-dignitaire-3605316-4834.php
16. « Pablo Iglesias » So Film n°52 pp.19-21
17. « A Handmaid’s Tale of Protest », The New York Times, 29 juin 2017, https://www.nytimes.com/2017/06/30/us/handmaids-protests-abortion.html
18. « Handmaid’s tale protest at US Ohio abortion bill » BBC, 13 juin 2017 : http://www.bbc.com/news/world-us-canada-40264004

Crédits photo : ©https://www.hulu.com/the-handmaids-tale – MGM Television. L’image est dans le domaine public.

 

Election présidentielle : Quel candidat pour les droits des femmes ?

Le premier tour des élections présidentielles arrivant à grand pas, un point sur les propositions des principaux candidats dans le domaine du droit des femmes s’impose. Alors qui propose quoi ?

Ceux qui régressent :

Marine Le Pen – Candidate FN

La citation qui fait mal : « Je n’ai jamais changé de discours sur la question du voile. J’ai dit et je redis que le voile n’a pas sa place dans la sphère publique en France. »

Depuis quelques mois, Marine Lepen ne cesse de prôner un intérêt particulier pour les droits des femmes. Prendrait-elle les féministes à ce point pour des idiotes ? Zoom sur les propositions et les petites manies du FN :

Le FN a pour habitude de ne pas prendre trop au sérieux les violences contre les femmes, ou l’égalité femmes-hommes de façon générale : vote contre les lois sur le harcèlement sexuel, contre la loi proposant des mesures assurant la bonne santé sexuelle des adolescents et adultes, vote contre la loi sur l’égalité réelle entre les femmes et les hommes, qui, entre autre, incitait les pères à prendre des congés parentaux… Rappelons-nous ensuite du rejet du parti face au droit à l’avortement ; Marion Maréchal Le Pen qui souhaite couper les subventions des plannings familiaux, sa tante qui insiste sur un déremboursement des frais d’IVG, etc. Ainsi, les femmes ayant les moyens pourraient avorter mais les plus précaires seraient condamnées à subir une grossesse qu’elles ne souhaitent pas. La candidate et sa nièce parlent « d’avortement de confort » ; expression abjecte laissant entendre que les femmes seraient des irresponsables qui prennent l’avortement pour une simple contraception. Aymeric Chauperade, ayant quitté le FN depuis, est même allé jusqu’à parler de l’avortement comme d’une « arme de destruction massive contre la démographie européenne ».

Dernièrement, Marine Le Pen tentait de modérer ses propos sur le sujet, mais nous n’avons pas la mémoire courte. En 2015, le FN votait contre le projet de modernisation du système de santé, qui consistait à renforcer le droit à l’avortement et supprimer le délai de réflexion de sept jours précédant l’IVG.

Qu’en est-il du programme du FN pour 2017 ?
La « grande proposition » de ce programme concernant le sujet, est celle du salaire maternel. Il s’agirait là d’un revenu que l’on accorderait aux femmes qui restent au foyer pour s’occuper de leurs enfants. Ainsi, le message est clair : dans un pays qui connaît un fort taux de chômage, un retour des femmes dans leurs maisons libérerait de l’emploi. Après tout, leur place n’est-elle pas auprès de leurs enfants, à s’occuper des tâches ménagères et de la cuisine ?

Le programme du Front National s’oppose aussi fortement à la parité, considérée comme une forme de « discrimination inversée ». Le parti et sa candidate assènent régulièrement que la principale menace pour les droits des femmes est la présence de musulmans radicaux en France. Ainsi, on peut facilement deviner que derrière un soudain intérêt pour l’égalité femmes-hommes, en incohérence totale avec les propositions du programme et les habitudes du parti, se cache en réalité une volonté de réprimer le port du voile et, de manière plus générale – ce qui se rapporte à la religion musulmane.

Pour finir, remarquons que beaucoup de sujets ne sont ni abordés ni développés ; c’est le cas, pour ne citer qu’eux, du harcèlement sexuel, des violences conjugales, des possibilités d’hébergements pour les femmes qui en sont victimes, de l’éducation des enfants à l’égalité des genres… Mais qui cela étonne-t-il vraiment ?

François Fillon – candidat Les Républicains

La citation qui fait mal : « […] la France n’est pas un pays à prendre comme une femme ».

Les droits des femmes englobent bon nombre de sujets, mais l’un des premiers qui vient à l’esprit est le droit à disposer de son corps. Quand François Fillon s’exprime sur l’avortement, il est bien difficile d’en dégager une position claire et affirmée. D’abord, il avait dit être « choqué » du terme « droit fondamental » en parlant du droit à l’avortement, puis avait déclaré qu’il ne reviendrait pas dessus, en ajoutant cependant que sa foi et ses convictions personnelles le poussaient à désapprouver un tel droit. Il affirme ne pas vouloir remettre en question le droit avortement mais – à titre personnel – en condamne le recours. Une position ambiguë.
Comme si ça ne suffisait pas, Madeleine de Jessey, secrétaire nationale de LR, et membre de son équipe de campagne, exprime un soutien clair à la Marche Pour la Vie (manifestation qui porte mal son nom quand on connaît le nombre de décès qui suivent un avortement illégal)…

Tweet de François Fillon après les diverses agressions sexuelles de Cologne

Marine Le Pen n’est pas la seule a instrumentaliser les droits des femmes pour mieux attaquer les musulmans. En effet, l’été dernier, Fillon s’était placé en fervent défenseur des droits des femmes pour pouvoir prôner l’interdiction du burkini, vêtement qui a plus été aperçu dans les journaux que sur les plages.
Depuis quand la libération des femmes se fait elle par l’interdiction ? Que l’on puisse considérer que le voile est un outil d’asservissement des femmes est compréhensible – et que l’on lutte pour empêcher l’obligation de le porter dans les pays où elles n’ont pas leur mot à dire est juste – mais nous n’avons encore jamais vu François Fillon lutter contre le port de la minijupe, l’épilation, ou le maquillage, qui sont pourtant aussi des formes de contrôle du corps et d’asservissement des femmes.

Le programme de Fillon pour 2017 comporte la mention d’un « renforcement des dispositifs de signalement du harcèlement sexuel dans les entreprises », qui n’est cependant détaillé nulle part. Si le candidat de Les Républicains semble accorder un minimum d’importances aux violences contre les femmes, il reste difficile de croire en un homme qui promettait, lorsqu’il était encore premier ministre, plus de structures d’accueils pour les femmes victimes de violences… lesquelles n’ont jamais vu le jour.

Celui qui parle pour ne rien dire :

Emmanuel Macron – candidat En Marche

La citation qui fait mal : « Il y a dans cette société [en parlant des abattoirs Gad] une majorité de femmes. Il y en a qui sont, pour beaucoup, illettrées. »

Macron reste particulièrement énigmatique dans l’ensemble de son programme. Mais entre les fillonistes dégoûtés du Penelope-Gate, et les sympathisants de Valls – qui ne voteront pas Hamon – il est déjà bien placé dans la course. Alors pourquoi parler de programme quand on peut si bien profiter d’un concours de circonstances ?
Cela dit, depuis le début de sa campagne le candidat ne cesse de parler de féminisme, d’égalité, et surtout de parité : il énonce par exemple l’importance d’un gouvernement qui respecterait la parité et songe même à donner la place de Premier Ministre à une femme. Néanmoins, on remarquera que les femmes ne se bousculent pas autour de Macron… à part Brigitte Trogneux – son épouse – il n’est entouré presque uniquement que par des hommes. Tout cela ressemble surtout à un « coup de com’ ». Par ailleurs, l’idée de parité existe déjà depuis 1999. Macron voudrait-il donc qu’on l’applaudisse parce qu’il propose de respecter la loi ? Enfin, il ne présente aucune analyse des raisons pour lesquelles la parité puisse être difficile à respecter (éducation des enfants, difficulté pour les femmes d’accéder à des études ou métiers considérés comme techniques, mauvaise répartition des tâches ménagères au sein du couple – qui laisse plus de temps libres aux hommes qu’aux femmes…).

Le 8 mars dernier, à l’occasion de la Journée Internationale des Droits des Femmes, il a dit dans son discours : « je crois en l’altérité », cherchant ainsi à glorifier les femmes pour leurs différences, selon l’idée qui veut qu’hommes et femmes soient des êtres qui se complètent. Macron devait être trop occupé à crier au monde son amour pour le féminisme pour effectuer quelques recherches sur la question et s’apercevoir que la différenciation est le premier pas vers la discrimination (qui n’a jamais entendu que, les femmes et les hommes étant différents, il était normal qu’ils aient des droits différents ?). Alors, à son histoire d’altérité et de complétude, répondons lui que les femmes ne veulent compléter personne. Nous ne sommes pas là pour mettre en avant les hommes et rester dans l’ombre !
Gardons aussi en mémoire que la loi Macron, promulguée en août 2015, s’attaque – entre autre – au travail du dimanche, faisant ainsi des femmes (qui occupent majoritairement les emplois concernés) les premières victimes de sa politique. Ainsi, quand Macron nous parle de parité à tort et à travers et s’autoproclame féministe, on a le droit d’être un peu sceptique. 

Ceux qui veulent avancer :

Benoît Hamon – candidat PS

La citation qui fait du bien : « Si une femme décide de porter le voile librement, et bien au nom de la Loi 1905, elle est libre de le faire ».

Avant tout, notons que le bilan du PS en matière de droit des femmes est assez maigre.
Malgré quelques tentatives d’amélioration (les victimes de violences conjugales peuvent conserver le logement même s’il n’est pas à leur nom, l’allongement de l’ordonnance de protection…), le parti a plutôt laissé à l’abandon ce domaine. On peut légitimement se demander comment faire confiance à un homme politique qui porte l’étiquette d’un parti qui a montré peu d’intérêt pour les droits des femmes.

Cependant, Hamon réussi à se démarquer – aussi bien par son attitude que par son programme. On se retrouve enfin face à un candidat qui ne surfe pas sur le féminisme pour légitimer des idéologies anti-musulmanes. L’intérêt de Benoit Hamon pour les droits des femmes s’est noté, par exemple, lorsqu’il s’est prononcé en faveur de la libération de Jacqueline Sauvage.

Son programme, clair et cohérent, prend très au sérieux les violences contre les femmes. En effet, il suggère la création de 4 500 places d’hébergements spécialisés pour les victimes de violences, souhaite que les poursuites soient systématiques, les jugements plus rapides, et veut augmenter le délai de prescription du viol. Pour ce faire, il compte « doubler le budget du ministère des Droits des femmes », annonce-t-il sur Twitter.
Face aux difficultés d’accès à la contraception, Hamon veut multiplier les plannings familiaux sur l’ensemble du territoire. Ainsi, le programme semble vouloir répondre aux revendications féministes. En revanche, notons que Benoît Hamon, le 27 juin dernier, était absent lors du vote concernant l’amendement permettant de rendre inéligibles les députés accusés de violences contre les femmes. Il a expliqué cette absence en disant qu’il n’était pas au courant et en accusant les associations féministes de ne pas l’avoir prévenu… N’était-il pas censé se tenir au courant lui-même ?

Enfin, bien qu’il y’ait une volonté de redonner de l’importance aux questions qui concernent les femmes, certaines propositions économiques pourraient – même si ce n’est pas le but recherché – s’attaquer aux femmes. Loin du salaire maternel que propose le FN, le revenu universel pourrait tout de même précariser les femmes et les maintenir dans un rôle de mère au foyer.

Jean-Luc Mélenchon – candidat France Insoumise

La citation qui fait du bien : « il faut que chacun sache qu’il y’a des héros – ça on connaît – mais aussi des héroïnes, auxquelles on peut s’identifier. Vous les garçons, vous pouvez tous vous identifier mais mettez vous dans la tête d’une fille. Elle s’identifie à qui ? Blanche-neige ? »

Les positions de Jean-luc Mélenchon sur le féminisme ne manquent pas de précision ! Lors de son dernier meeting à Rennes, le candidat de la France Insoumise parlait de la représentation des femmes dans la littérature et du manque de personnages féminins. En tant que député européen, il a voté pour un grand nombre de propositions visant à réduire les inégalités entre hommes et femmes (dont, entre autre, le plan d’action sur l’émancipation des jeunes filles par l’éducation dans l’Union Européenne, la résolution sur la lutte contre la violence à l’égard des femmes)… Son engagement féministe ne date visiblement pas d’hier, mais qu’en dit le programme de la France Insoumise ?

Avant toute chose, Mélenchon insiste sur la nécessité, face aux régulières remises en question du droit à l’avortement, de l’inscrire dans la Constitution. En réalité, c’est même un peu plus que ça. Il s’agit de constitutionnaliser le droit de disposer de son corps, ainsi que sa non-marchandisation. De cette façon, il réaffirme en plus l’interdiction de la GPA. Aussi, en réponse aux problèmes d’inégalités salariales, il propose d’augmenter les sanctions pour les entreprises qui n’appliquent pas l’égalité salariale. Mais Mélenchon ne s’arrête pas là. Il aborde aussi des thèmes nouveaux – en tout cas, en comparaison avec les autres programmes – comme sa volonté de diffuser de manière égale à la télévision les sports féminins et masculins, ou de réaffirmer les droits des femmes qui accouchent sous X à garder le secret de leur identité (ce qui est fréquemment remis en question). Enfin, le candidat souligne l’importance d’un changement d’état civil libre et gratuit. En effet, ce droit est revendiqué principalement par les femmes transgenres, trop souvent oubliées dans les luttes féministes.

Cependant on peut lui reprocher certains propos, comme lorsqu’il affirmait à la télévision qu’il savait lire dans les cerveaux des hommes alors que ceux des femmes sont inaccessibles. Cette idée perpétue l’éternel cliché de la femme qui ne sait pas ce qu’elle veut, qui a une attitude en incohérence avec ses propos. Un cliché très dangereux puisqu’il laisse entendre que les femmes ont besoin que d’autres prennent les décisions pour elles, ou que leur comportement déclenche des choses qu’elles ne veulent pas.

Il est indéniable que Mélenchon cherche à réserver une place importante aux droits des femmes, et son programme novateur le démontre.

Seuls deux candidats parmi les cinq principaux ont tenté d’accorder de la valeur au féminisme. Si le programme de Hamon et de Mélenchon semblent présenter de grandes similitudes dans ce domaine précis, on peut noter que celui de La France Insoumise ne se contente pas de mesures immédiates mais s’intéresse également à la façon dont les mentalités pourraient évoluer – notamment d’un point de vue social et culturel.

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François Fillon: alnas.fr