Marie Pochon : « Notre ambition est de construire une véritable écologie populaire »

La députée EELV de la Drôme Marie Pochon. © Assemblée nationale 2023

Marie Pochon est l’une des rares députés écologistes à « porter la voix des territoires à l’Assemblée nationale », selon sa propre expression. Ses combats pour l’obtention de prix planchers pour les agriculteurs, la préservation des exploitations agricoles familiales ou encore l’accès à la mobilité dans les campagnes vont dans le sens de l’« écologie populaire » qu’elle appelle de ses vœux : une écologie qui priorise les préoccupations et les besoins du quotidien (se nourrir convenablement, se loger, se déplacer) partout sur le territoire. Alors que les territoires ruraux sont les premiers touchés par l’appauvrissement des services publics, la concurrence économique ou encore le dérèglement climatique, l’écologie en France reste souvent dépeinte comme « bobo », urbaine et déconnectée. Quels changements adopter, dans la posture et dans le discours, pour rompre avec cette image ? Comment incarner les ruralités dans leur diversité depuis les lieux de pouvoir ? Quelles luttes mener, à gauche, pour une écologie sociale et protectrice des exploitants familiaux, des cultures locales et de l’environnement ? La députée de la Drôme nous répond.

LVSL – Comment expliquez-vous la faible présence de votre parti, Les écologistes (ex-EELV), dans les circonscriptions rurales ? Sur quoi s’est jouée votre réélection, selon vous ?

Marie Pochon – Je pense que le manque de représentation de certaines populations au sein de nos institutions est réel et que l’Assemblée nationale ne fait pas exception. Face à cela, j’essaie de porter d’autres voix, ou du moins celles dont je suis dépositaire en tant que députée de la Drôme – ma circonscription comprend 240 communes, toutes de moins de 10.000 habitants.

Je suis convaincue que l’ensemble des propositions que nous portons, chez les écologistes et dans le camp de la gauche, sont tout à fait adaptées, à la fois dans les campagnes et dans les villes. Je crois que c’est par la justice sociale, la justice fiscale, par plus de démocratie et plus d’écologie que l’on revitalisera nos territoires ruraux. Pour autant, ce sont des mots qui ont encore du mal à passer aujourd’hui. Souvent revient cette lecture binaire des « écolo bobos, déconnectés et donneurs de leçon » versus « le bon sens paysan de nos campagnes » qui serait forcément conservateur, de droite voire d’extrême-droite. Il faut casser ce discours, changer nos mots, nos postures et trouver de nouvelles incarnations.

Dans ce sens, le collectif des « ruralités écologistes » dont je suis membre a pour vocation de mettre en avant nos élus ruraux, et notamment nos maires de petites communes rurales qui réalisent des choses formidables et qu’on l’on voit encore trop peu. Nous souhaitons leur donner plus de visibilité et incarner, à travers eux, toute la diversité de nos territoires.

Notre ambition, c’est de construire une véritable écologie populaire, une écologie qui réponde aux préoccupations des gens, qui permette de se nourrir, d’accéder aux soins et aux services publics fondamentaux, de se déplacer… Pour reprendre les mots de Marine Tondelier, nous devons faire en sorte que l’écologie ne se résume pas au « triangle Bastille-Nation-République » (en référence aux places de l’Est parisien où se déroulent de nombreuses manifestations, ndlr).

Concernant ma réélection, je pense qu’elle s’est jouée sur mon implantation dans la circonscription et sur mon travail de terrain. En tant que députée, je mets un point d’honneur à être à l’écoute et dans le dialogue, même avec des gens qui ne voteront jamais pour moi. Je veux que les habitants de ma circonscription sachent que je suis consciente de leur réalité.

LVSL – Quelles sont les spécificités de votre circonscription, la troisième de la Drôme, d’un point de vue sociologique, géographique et économique ? Qu’est-ce que cela vous apprend de la façon de vivre et pratiquer l’écologie dans les campagnes ?

Marie Pochon – Ma circonscription est particulière et très diverse. Ce sont à la fois des territoires de montagne et des grandes plaines. Le secteur agricole y est très développé, avec la viticulture dans le sud, l’élevage, les plantes à parfums et aromatiques. Le tourisme joue un rôle prépondérant dans l’économie locale, tout comme les pôles industriels, notamment du côté de Saint-Paul-Trois-Châteaux avec la centrale nucléaire du Tricastin, une des plus vieilles de France. C’est également une circonscription très attractive : beaucoup de familles et de jeunes souhaitent s’y installer, ce qui est très rare pour un territoire rural. Notre ruralité est aussi très innovante, que ce soit en matière d’agroécologie puisque c’est ici qu’est née la Biovallée, ou d’accueil des réfugiés, avec le premier Contrat territorial d’accueil et d’intégration rural de France.

Cette diversité s’observe aussi d’un point de vue sociologique. Dans certains de nos territoires, la fracture se creuse entre les « gens du pays », qui vivent dans des conditions très précaires et n’ont pas toujours un bagage économique et culturel important, et les nouvelles populations qui viennent acheter une résidence secondaire. Le grand défi, pour ces territoires, c’est de garantir aux enfants du pays de garder leur village vivant, sans être « mangés » par la métropolisation qui menace de les transformer en villages musées. Il faut pour cela mettre autant de protection et de régulation que possible, sur les plans immobilier et agricole notamment.

« Il faut protéger l’agriculture familiale car elle fait vivre le territoire. Mais sans régulation ni prix rémunérateur, on n’y arrivera pas. »

LVSL – Quels seront vos grands sujets de l’année 2025 à l’Assemblée nationale ?

Marie Pochon – D’abord, je vais continuer à travailler sur les questions agricoles. Lors de mon précédent mandat, j’ai été chef de file sur la loi d’orientation agricole et j’ai fait adopter la loi sur les prix planchers pour mieux rémunérer les agriculteurs (qui doit encore être votée par le Sénat, ndlr). La rémunération, c’est le sujet numéro un. Tant que l’on ne parle pas de revenu, on ne parle de rien du tout. Fille de vigneronne drômoise, je suis extrêmement attachée à ces métiers. Ce que je vois, c’est que l’on est en train de se faire manger par la concurrence déloyale, l’abaissement des normes et la course aux prix bas qui vont tuer nos exploitations familiales et pastorales. La Drôme est composée de territoires enclavés, de petites parcelles et de terres permettant des cultures limitées, avec des handicaps naturels évidents. Je pense qu’il faut protéger l’agriculture familiale car elle fait vivre le territoire, elle le dessine. Mais sans régulation ni prix rémunérateur, on n’y arrivera pas.

J’ai également commencé à travailler sur la question des droits des femmes en territoire rural. Souvent, la question féministe est pensée dans les grandes villes, là où il y a les grandes manifestations du 24 novembre par exemple. On imagine toujours les agressions dans les coins de rue, en ville, le soir. Pourtant 50% des féminicides ont lieu dans les territoires ruraux alors que seulement un tiers de la population nationale y vit. Je crois qu’il y a une parole à porter pour lutter contre le silence lié au manque d’anonymat (tout le monde se connaît, donc c’est compliqué de parler) et aux stéréotypes de genre qui sont encore très ancrés. Il faut soutenir les associations et permettre à la gendarmerie d’avoir des brigades itinérantes pour recueillir la parole le plus facilement possible. Beaucoup de femmes n’ont pas la possibilité d’aller jusqu’à la gendarmerie la plus proche.

Au-delà des violences faites aux femmes, il y a la question de la place des femmes dans les territoires ruraux. Souvent, ce sont elles qui tiennent les associations, qui sont très actives dans la vie du territoire et pourtant, on les entend peu. Je pense que c’est important de leur donner de la voix. Je compte m’y employer.

LVSL – Les écologistes sont encore très mal perçus par le monde agricole, qui reste très en colère. Selon vous, quel est le rôle et le pouvoir du premier syndicat agricole, la FNSEA, dans cette conflictualité ?

Marie Pochon – Je ne suis pas tout à fait d’accord avec votre première affirmation. Quand on regarde les sondages, et c’est assez étonnant, on voit que la population agricole vote plus pour les écologistes que la population générale. Pour autant, je ne remets pas en cause le fait que beaucoup des mots d’ordre des mobilisations de janvier et février dernier étaient contre ces fameux « écolos bobos ».

Concernant la FNSEA, c’est une organisation bien rodée avec énormément de moyens financiers et humains. Elle co-dirige la politique agricole depuis quarante ans dans ce pays et pendant ce temps, on a vu l’effondrement du nombre d’agriculteurs, l’accroissement de leur l’endettement, la dégradation de la biodiversité, tous ces accords de libre-échange signés… La FNSEA ne défend évidemment pas le même modèle que les écologistes. On se confronte régulièrement. Mais je crois aussi qu’entre les dirigeants nationaux de la FNSEA et ses adhérents, il y a beaucoup de non-dits. Je crois que beaucoup d’agriculteurs sont roulés dans la farine par rapport à ce qui est négocié dans les bureaux ministériels par leur président Arnaud Rousseau, qui ne défend absolument pas les intérêts du monde agricole.

Aujourd’hui, l’agriculture française et européenne est en plein questionnement et je crois que toutes ces mobilisations sont significatives du mur qui est en train de se dresser face à nos agriculteurs. On pourra lever toutes les normes environnementales du monde, comme le demande la FNSEA, mais quand les sols sont rendus infertiles, que l’on n’a plus d’eau, que l’on importe d’Amérique latine ou de Nouvelle-Zélande de la viande à bas prix, cela devient de plus en plus compliqué. Aujourd’hui, les cours des céréales que l’on produit dans la Drôme dépendent des bourses de New-York et de Pékin. En vérité, on n’a plus aucun contrôle sur rien. Ces dynamiques de marché permanentes, où l’on fait passer le marché au-dessus de toute autre considération, sont délétères pour l’agriculture.

« Le grand défi d’aujourd’hui, pour la gauche et les écologistes, est de pouvoir également considérer les électeurs d’extrême-droite et entendre les raisons de leur vote. »

LVSL – Vous avez défendu à l’Assemblée nationale des prix minimum pour les agriculteurs. Est-ce que ce type de combat a pu changer la perception de certains ? Pensez-vous que cela puisse réellement aboutir ?

Marie Pochon – Je ne sais pas si cela a fait changer la perception de certains. Mais ce n’était pas forcément mon objectif. Je mène ce qui me semble être des combats de bon sens. La question des « prix rémunérateurs », c’est-à-dire qui ne descendent pas en-dessous des coûts de production, me semble être la base de la transition agroécologique que j’appelle de mes vœux. Je crois qu’il faut que l’on puisse massifier l’installation en matière agricole, mais on ne le fera pas tant qu’il n’y aura pas de revenus dignes.

Est-ce que la proposition de loi va aboutir ? Je n’en sais rien. Elle a déjà abouti à l’Assemblée nationale, un peu par surprise. Les rapports de force disaient tout le contraire. Le Rassemblement national s’est abstenu et a laissé les macronistes mener la bataille contre. La droite était tout simplement absente. C’est pour vous dire l’absence de courage politique sur ces questions ! Ceux qui critiquent n’ont absolument rien à proposer en retour.

La proposition de loi a été adoptée en avril 2024. Nous allons maintenant faire en sorte que ce texte soit inscrit à l’ordre du jour du Sénat. Parallèlement, je viens d’intégrer l’Observatoire de la formation des prix et des marges des produits alimentaires. Je compte bien, dans ce cadre-là, mener la bataille des prix rémunérateurs.

La députée EELV de la Drôme Marie Pochon. © Assemblée nationale 2023

LVSL – Dans le cadre du projet de loi de finances 2025, vous avez déposé un amendement visant à financer le permis de conduire aux jeunes ruraux. N’allez-vous pas ainsi à l’encontre d’une partie des écologistes ? Comment articuler le besoin de transport pour les ruraux avec la nécessité de réduire nos émissions de gaz à effet de serre ?

Marie Pochon – Je ne crois pas aller à l’encontre des écologistes. En tous cas, personne ne s’est plaint en interne ! Au-delà de la question environnementale, il s’agit de garantir à chacun et chacune le droit à la mobilité. Aujourd’hui, ce droit, qui a été consacré par la loi LOM en 2019, n’est absolument pas respecté. D’après l’enquête du baromètre des mobilités parue en septembre dernier, près de 40% des gens ont déjà dû renoncer à un déplacement du fait du manque de moyens pour s’y rendre. Cela doit nous alerter.

« Il faut se rendre compte de la disproportion entre les moyens alloués au “tout-voiture” et ceux dédiés aux mobilités alternatives. »

Pour lutter contre la dépendance à la voiture, il faudrait faire en sorte que chacun ait accès aux mobilités alternatives. Or actuellement, seulement 30 millions d’euros sont débloqués par an, à l’échelle nationale, pour développer ces mobilités en milieu rural. C’est l’équivalent du prix d’un échangeur autoroutier ! Il faut se rendre compte de la disproportion entre les moyens alloués au « tout-voiture » et ceux dédiés aux autres moyens de transport.

L’idée de l’aide au permis, c’est de lutter contre la fracture territoriale en permettant à chaque jeune d’avoir accès à la mobilité. Quand on n’a pas les moyens de se payer une voiture, souvent, on récupère une voiture qui est de très mauvaise qualité, donc très polluante. On constate aussi que beaucoup de jeunes roulent sans permis parce qu’ils ont besoin de bouger et qu’ils n’ont pas d’autre alternative que la voiture.

LVSL – Le 17 septembre dernier, vous déposiez un texte à l’Assemblée nationale pour que les cahiers de doléances issus des gilets jaunes et du Grand débat national soient rendus accessibles au grand public. Vous en avez vous-même consulté une partie en vous rendant dans les archives départementales de la Drôme. Qu’en avez-vous retenu ? Qu’en est-il aujourd’hui ?

Marie Pochon – On a déposé notre résolution de manière transpartisane en janvier dernier. Elle devait être étudiée le 19 juin à l’Assemblée nationale mais la dissolution est passée par là. Suite aux élections législatives, nous avons écrit une tribune dans Le Monde pour demander au futur gouvernement, quel qu’il soit, de s’inspirer des doléances pour fixer le cap de son action politique. Cela permettait aussi de dépasser cette posture d’un camp contre un autre. Je crois que le grand défi d’aujourd’hui, pour la gauche et les écologistes, est de pouvoir également considérer les électeurs d’extrême-droite et entendre les raisons de leur vote. Il faut pouvoir parler à tout le monde et les doléances permettaient cela.

Nous avons déposé une nouvelle résolution en septembre dernier et nous cherchons toujours à la faire inscrire à l’ordre du jour. Depuis, Michel Barnier a dit qu’il allait mettre deux ou trois conseillers sur l’affaire. Nous lui avons écrit un courrier la semaine passée pour lui demander de les ouvrir à l’ensemble des Françaises et des Français, car c’est le seul moyen de vérifier la sincérité de la démarche.

Sur le contenu, je n’ai pas de vision exhaustive de l’ensemble des cahiers, mais j’ai pu étudier ceux de la Gironde et de la Drôme. Beaucoup de personnes m’en ont envoyé par ailleurs. Ce qui est intéressant, et les chercheurs en parlent mieux que moi, c’est que l’on retrouve souvent les mêmes éléments : le « nous » contre un « eux », les « petits » face aux « grands ». La question de la mobilité et de la dépendance à la voiture, notamment dans les territoires ruraux, est centrale. Parmi les autres thèmes récurrents, on retrouve les services publics, l’accès aux soins, la justice fiscale (avec la suppression de l’ISF) et la démocratie (le RIC et la consultation des citoyens, d’une manière générale). Sur la plus grande consultation citoyenne de notre histoire, seulement 3 à 4% des doléances portent sur les enjeux d’insécurité et d’immigration. Quand on voit l’omniprésence de ces sujets dans les médias, il me semble important de le noter.

LVSL – Plusieurs responsables politiques et associations ont appelé à boycotter la COP 29 pour le climat, qui s’est ouverte le 12 novembre en Azerbaïdjan. Pensez-vous que la France ait réellement une voix à porter dans ces négociations, en dépit du contexte géopolitique actuel et de l’échec de la COP 16 biodiversité le mois dernier ?

Marie Pochon – Je suis totalement défavorable à ce boycott. Je pense que c’est se draper d’une jolie vertu mais ne pas faire avancer grand-chose, ni pour les droits humains en Azerbaïdjan, ni pour le climat. Le fonctionnement des COP et le lieu de chacune d’elles se décident pendant les COP. C’est pourquoi il ne faut pas mener la politique de la chaise vide. Il faut au contraire participer activement pour peser dans les négociations. On ne peut pas laisser les régimes autoritaires discuter entre eux de la manière dont ils vont détruire la planète. Il faut prendre la place tant qu’elle nous est laissée.

Bien évidemment que le contexte géopolitique et que l’état du débat en matière climatique sont très tristes. Il faut donc trouver des fenêtres d’espoir, malgré l’élection de Trump, les cours gaziers et pétroliers qui se portent mieux que jamais depuis l’invasion de l’Ukraine, l’abandon du climat, le développement du climato-scepticisme… Bien évidemment, tout cela est inquiétant, mais ne doit pas altérer notre détermination, car celle-ci est fondée sur des faits scientifiques, sur une alerte pour la survie de la biodiversité, des écosystèmes et de l’espère humaine.

« Je crois que l’on n’a pas le choix de mener la bataille de l’atténuation, d’une part, mais aussi de l’adaptation au changement climatique. »

Aujourd’hui, on ne sait pas dire quelles seront les conditions de vie en 2040-2050. On nous annonce que 40% des espèces connues seraient en risque d’extinction d’ici à 2040. On est en train de vivre des bouleversements absolument vertigineux et je crois que l’on n’a pas d’autre choix que de mener la bataille de l’atténuation, d’une part, mais aussi de l’adaptation au changement climatique. Je crois que c’est notre rôle, en tant qu’écologistes, de le faire aussi lors de ces COP.

LVSL – Impliquée dans le mouvement climat et l’Affaire du siècle en 2018, vous avez vous-même fait vos armes dans le milieu associatif. Quelle perception avez-vous aujourd’hui de ce type de militantisme et de son rôle auprès des responsables politiques ?

Marie Pochon – J’en ai une très bonne perception. Tous les membres de mon équipe travaillent avec des associations, des ONG, des syndicats, et tous types d’organisations pour préparer nos amendements. Ces acteurs extérieurs nous aident, nous conseillent et inspirent mon action. Je l’affirme en toute transparence. Le travail parlementaire n’est pas un travail replié sur lui-même à l’Assemblée nationale.

Je pense que le moment est compliqué pour tout le monde associatif qui gravite autour de la protection de l’environnement et du climat, qui plus est dans une circonscription rurale où il ne fait pas toujours bon de s’affirmer écologiste. On a vu ces dernières années éclore des termes comme « écoterrorisme » pour parler des militants de l’écologie politique.

Si l’on peut déplorer des postures, une forme de verticalité, en aucun cas cela ne mérite le mépris pour ces militants et pour la noble cause qu’ils défendent. Il faut protéger les militants écologistes, leur donner de la voix et les défendre. J’espère, à ma mesure, que cela pourra donner de la force à celles et ceux qui militent dans nos territoires ruraux.

Souveraineté alimentaire : un concept anticapitaliste récupéré par le gouvernement

© Taylor Siebert

Après les manifestations des agriculteurs en début d’année, le Parlement étudie actuellement le projet de loi d’orientation agricole concocté par le gouvernement, qui doit sanctuariser la « souveraineté alimentaire de la Nation ». Si cette notion fait en apparence consensus, sa signification politique est disputée. Ainsi, le gouvernement veut s’appuyer sur cet objectif pour encourager encore davantage l’agriculture intensive et exportatrice, notamment en rognant les protections environnementales. Une vision à l’opposé du concept initial, élaboré par des mouvements paysans opposés à la mondialisation, pour qui la sécurité alimentaire d’une nation passe au contraire par la sortie de l’agriculture du cadre marchand. Décryptage.

La question de la souveraineté agricole est historiquement au cœur des crises du secteur. Pourtant, le concept en tant que tel n’est apparu qu’au XXème siècle. Intrinsèquement liée à la notion de sécurité alimentaire, elle porte à la fois sur la couverture des besoins d’une population, la préservation des ressources nationales et le droit des peuples à définir leurs propres systèmes alimentaires et agricoles. Historiquement, c’est surtout le premier enjeu qui a primé, étant donné que les famines et les émeutes de la faim étaient fréquentes. Si cette perspective est désormais écartée dans un pays comme la France grâce à l’essor des rendements – bien que 16 % des Français déclarent ne pas manger à leur faim – elle reste fondamentale dans de nombreux pays incapables de nourrir seuls leur population galopante comme l’Egypte.

Une notion issue du mouvement altermondialiste

Cet sont d’ailleurs des pays en développement qui inscrivent cette notion de sécurité alimentaire dans les instances onusiennes durant les années 1970, à travers la création du comité des Nations Unies pour la sécurité alimentaire. Mais l’influence du courant tiers-mondiste, qui plaide alors pour réduire les inégalités Nord-Sud et une véritable décolonisation économique, ne dure guère. Avec la fin de la guerre froide et la mondialisation, les échanges commerciaux se libéralisent, notamment sous l’influence de l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC).

C’est en réaction aux effets dévastateurs de l’ouverture des marchés agricoles à la concurrence étrangère que naît en 1993 la Via Campesina, un mouvement international de petits paysans et de travailleurs agricoles qui souhaitent reprendre le contrôle sur leur activité et leur production. C’est ce mouvement qui élabore alors l’idée de souveraineté alimentaire, définie comme « le droit des peuples à une alimentation saine et culturellement appropriée produite avec des méthodes durables, et le droit des peuples de définir leurs propres systèmes agricoles et alimentaires. »

Dans les pays du Nord, cette période coïncide avec les luttes contre les semences transgéniques et les craintes d’une privatisation du vivant par des grandes firmes comme Monsanto. Si cette problématique se retrouve aussi dans les pays du Sud, les combats y sont encore plus vastes, notamment du fait de la très inégale répartition des terres et de la ruine qu’occasionnent les accords de libre-échange pour les producteurs locaux, soumis à la concurrence déloyale de productions subventionnées d’Europe et d’Amérique du Nord. Avec la spéculation boursière croissante sur les produits agricoles, la sécurité alimentaire est d’ailleurs redevenue un enjeu majeur pour de nombreux Etats, notamment les pays du Moyen-Orient et du Maghreb, où les émeutes de la faim qui débutent à partir de 2007 débouchent sur les printemps arabes. Dans le cas de l’Europe, la prise de conscience des risques causés par la mondialisation est plus récente, notamment à l’occasion des pénuries intervenues ces dernières années avec le Covid et la guerre en Ukraine, dont l’effet a été décuplé par la spéculation.

La France, terreau fertile de la contestation agricole

La France représente d’ailleurs un terreau particulièrement favorable au concept de souveraineté alimentaire, du fait de son histoire. Tout d’abord, à la différence du Royaume-Uni qui voit dès le XVIIIe siècle le développement de grands domaines, notre pays connaît une propriété beaucoup plus morcelée. Cet écart se trouve accentué au moment de la Révolution française à travers la distribution des terres des grands domaines (émigrés, biens religieux) et les dispositions du Code Civil prévoyant l’égalité entre les héritiers, bien que de nombreuses exceptions existaient. Or, si la division des terres entre un grand nombre d’agriculteurs est positive, beaucoup ont du mal à vivre de leurs petites productions. En témoignent ainsi les révoltes des métayers (agriculteurs non propriétaires de leurs terres qui reversent une part des récoltes aux propriétaires des sols, ndlr) au début du XXème siècle.

Dès cette époque, la question de la concurrence étrangère devient aussi un carburant de la révolte paysanne. C’est par exemple le cas de la révolte des vignerons du Languedoc en 1907 contre les importations de vin étranger. Cette même profession se soulève à nouveau pour les mêmes raisons en 1976, ce qui donne lieu à un affrontement sanglant à Montredon (Aude) entre viticulteurs armés de fusils de chasse et CRS. On déplore alors deux morts et une trentaine de blessés. Cette période des Trente Glorieuses est également marquée par la forte baisse du nombre d’agriculteurs et la forte augmentation des superficies des exploitations grâce à la mécanisation.

En réaction à cette concentration croissante des terres à travers le « remembrement » des parcelles, une première scission apparaît en 1959 au sein de la FNSEA, qui donne naissance au Mouvement de défense des exploitants familiaux (MODEF, syndicat agricole proche du Parti Communiste Français, ndlr). Petit à petit, la domination de la FNSEA s’érode. Le syndicat majoritaire, très proche des gouvernements successifs et dominé par les intérêts des grands exploitants tournés vers l’international, ne sert en effet pas les intérêts des petits agriculteurs. La Confédération Paysanne voit ainsi le jour en 1987 pour défendre une agriculture à taille humaine et tournée vers des méthodes alternatives, plus respectueuses de l’environnement et du vivant. Quatre ans plus tard, une nouvelle scission au sein de la FNSEA concernant une réforme de la Politique Agricole Commune (PAC) donne naissance à la Coordination Rurale, qui est vigoureusement opposée au libre-échange.

La maximisation de la production au mépris de l’environnement, la violence de la concurrence étrangère et la guerre des prix plongent de plus en plus d’agriculteurs dans le surendettement et une perte de sens de leur métier.

Depuis les années 1990 au moins, les failles du modèle agricole dominant sont donc de plus en plus visibles. La maximisation de la production au mépris de l’environnement, la violence de la concurrence étrangère et la guerre des prix plongent de plus en plus d’agriculteurs dans le surendettement et une perte de sens de leur métier. En outre, le modèle d’exportation s’essouffle : la France perd peu à peu des parts de marché et est sortie du top 5 mondial des exportateurs agricoles. Un récent rapport du Sénat sur la « compétitivité de la ferme France » pointe également les limites du modèle productiviste. D’après celui-ci, la production stagne depuis 1997 à la fois du fait du plafonnement des rendements et de la baisse du nombre d’agriculteurs et de surfaces exploitées. Autant d’ingrédients qui ne pouvaient conduire qu’à un embrasement majeur du secteur.

Une récupération politique chargée d’ambiguïté

Depuis la profonde crise de janvier 2024, la notion de souveraineté alimentaire est ainsi revenue en force dans le débat public et est devenue un enjeu politique majeur. Le pouvoir a choisi de se focaliser, au travers d’un discours belliciste, sur une menace imminente. Ceci permet habilement d’occulter les difficultés structurelles du secteur, en premier lieu d’ordre économique. Ainsi, les libéraux sont parvenus à fusionner les notions de souveraineté et de compétitivité au cœur de leur discours. Selon eux, la reconquête de la souveraineté passe dès lors par une industrialisation massive, l’objectif étant de pouvoir concurrencer les autres grandes puissances sur un marché agricole mondial.

Ce discours occulte néanmoins que le jeu du marché suppose d’ouvrir en parallèle les marchés. Selon le principe de Ricardo, on contribue ainsi à l’émergence d’un modèle agricole de moins en moins polyvalent. C’est ainsi que la colère des agriculteurs sur leur niveau de vie et leur revenu s’est transformé en plan d’action sur l’abaissement des normes environnementales. Il s’agit moins de protéger des petites et moyennes exploitations que d’aider les plus importantes à exporter d’avantage.

À l’autre bout du spectre, l’extrême droite s’est retrouvé aux prises avec un impensé idéologique. Ceci a donné lieu à un couac entre les deux principaux dirigeants du RN concernant les prix planchers. Le parti a maladroitement tenté de rapprocher la notion de souveraineté de ses dogmes, la fermeture des frontières ou la préférence nationale. Ceci se heurte néanmoins à une réalité hétérogène qui se plie mal aux concepts simplistes. Cette position, sans se révéler explicitement souverainiste, s’appuie uniquement sur la production agricole sans penser l’alimentation dans son ensemble.

Le « localisme » du RN témoigne ainsi d’une méconnaissance complète des circuits alimentaires, qui occulte la dépendance de fait de notre agriculture. En effet, elle exclut le fait que la France importe des produits bruts pour exporter en majorité des produits transformés, du fait d’une industrie agro-alimentaire particulièrement bien développée. La France n’est ainsi plus qu’une terre où se passe une part seulement de la production de valeur ajoutée agricole, au sein d’un vaste système mondialisé. La guerre en Ukraine ainsi démontré notre grande dépendance aux intrants. De même, il n’est pas rare qu’un broutard, jeune bête, né en France soit ensuite engraissé en Italie, pour être abattu en Allemagne puis transformé en France. Sans cette analyse fine et une politique stratégique et active pour reconstituer ces filières en France, ces discours se limitent à de simples proclamations sans effet.

La France importe des produits bruts pour exporter en majorité des produits transformés, du fait d’une industrie agro-alimentaire particulièrement bien développée.

Enfin, l’ensemble de ces discours présentent un même défaut. Celui de considérer le secteur agricole comme uniforme, ou même homogène. Cette crise agricole a révélé des profondes divergences dans le monde syndical, se traduisant par la signature inédite d’une déclaration de trois organisations sur les prix planchers. Rappelons aussi qu’il existe de grandes inégalités entre les exploitations, notamment dûes à l’absence de plafonnement des aides PAC à la surface. Résultat : les plus agriculteurs captent la grande majorité des subventions européennes et ne laissent que des miettes aux plus petits.

Les inégalités au sein du secteur agricole français sont également régionales : le taux de pauvreté dans les ménages agricoles varie ainsi de 10 % dans le Grand Est à 30 % et 40 % en Occitanie ou en Corse. De même le taux de pauvreté va du simple aux doubles entre les secteurs moins frappés, comme la grande culture et la viticulture (13%) et les élevages (ovins et bovins, 25%). Les différentes filières ne sont pas toutes également concernées par les éventuelles barrière aux libre échange. À titre d’illustration, la filière de la pêche française ne dispose que de 1,2 % de parts de marché mondial, ce chiffre atteignant 17,5 % pour le secteur du viticole et des spiritueux, où la France reste le leader mondial.

La politique agricole, angle mort du macronisme

Cette nouvelle crise n’est qu’un symptôme supplémentaire de plusieurs décennies de fragilisation du secteur agricole. De crise en crise, et faute de solutions structurelles, les producteurs sont restés soumis aux aléas du marché. Cette crise dénote surtout l’échec des politiques publiques, conduites depuis 7 ans. Le soudain revirement du Président de la République sur les prix planchers – dont la traduction législative reste incertaine – traduisant cruellement une absence de vision stratégique sur le sujet. Ce que la reprise opportuniste de la notion de souveraineté peine à dissimuler.

Or l’exposition du monde agricole au modèle libéral est particulièrement préjudiciable. Le travail sur le temps long s’accommode péniblement des variations du marché. Tandis que les politiques reposant les comportements individuels ne permettent pas de lever les blocages à une transition agricole.À cet égard, la relative perte de compétitivité de la « ferme France » traduit un échec de vision. La politique d’ouverture des marchés visant à accroître les exportations a menacé les filières les plus fragiles comme l’élevage, tandis que la compétitivité prix atteint vite des limites. Cette politique est pourtant soutenue ardemment au niveau européen. L’Union Européenne étant la première contractante mondiale avec 42 accords recensés. Un rapport parlementaire récent pointe notamment les lacunes des contrôles aux frontières, malgré les demandes répétées des professionnels.

À échelle nationale, les deux lois EGALIM se révèlent être de cinglants échecs. Pour rappel, il s’agissait de la pierre angulaire du premier quinquennat, symbole du macronisme disruptif. Une vision empreinte de naïveté, espérant rééquilibrer les négociations entre distributeurs et producteurs, par des procédés de pures formes. Le rapport de force défavorable aux producteurs est tout bonnement occulté. Faute de vouloir prendre des décisions fortes, comme l’encadrement des prix, l’encadrement des discussions s’avère au mieux anecdotique. Ceci alors qu’un observatoire des prix et des marches suit l’évolution des coûts pour chaque filière.

Ceci a conduit à une loi Egalim 2 en 2021 tout aussi symbolique. Celle-ci comporte des mesures techniques, telles que l’ajout d’une clause de révision des prix dans les contrats, ainsi que des mesures d’affichage (expérimentation d’un « affichage rémunérateur » ou renforcement de l’information sur l’origine des produits). Là encore, les mesures visent à faire changer les comportements du consommateurs, comme seul ressort d’une souveraineté.

Dans cette même veine, les efforts de plusieurs ministres pour lutter contre « l’agribashing » se révèlent anecdotiques, voire contre-productifs. En tentant de créer un clivage à l’égard des opposants à l’agriculture française, le gouvernement a tenté de s’en faire passer pour les défenseurs. Las, les campagnes de communication pour donner une image « positive » du monde agricole n’ont pas sérieusement permis de répondre aux lourdes difficultés économiques et sociales. Tandis que la mobilisation des paysans pour un revenu décent a considérablement amélioré leur image dans l’opinion.

La capacité de production de la France risque d’être durement entamée par les départs en retraite.

Le bilan de la politique agricole se mesurera à la capacité à garantir la pérennité du secteur. Pour l’heure, la baisse du nombre d’exploitants est une tendance de long terme. Celle-ci est pour l’heure compensée par la hausse de la taille des exploitations. Mais le secteur s’avère profondément menacé. Tout d’abord par le manque de renouvellement criant des chefs d’exploitation, dont la moitié a déjà plus de 50 ans. La capacité de production de la France risque d’être durement entamée par les départs en retraite, en l’absence d’un nombre suffisants de candidats à la reprise. Ce processus est accéléré par les difficultés financières, avec un bon des défaillances d’exploitations de 7 % en 2023.

Loccasion manquée de la loi d’orientation agricole

À ce titre, le projet de loi agricole pour favoriser les transmissions, apparaît dans cette lignée politique. Comportant un total de 19 articles, il apparaît vague et globalement inopérant. À ce titre, les deux premiers articles se limitent à définir un cadre d’intention.

Les mesures pratiques n’apparaissent pas à la hauteur des enjeux. Les articles consacrées à la formation posent les bases d’une revalorisation de la filière agricole (articles 3 à 5), sans néanmoins en préciser les modalités. L’essentiel des autres articles portent sur des mesures de simplifications techniques. Le cas des haies, longuement utilisée comme exemple concret, faisant l’objet d’un article. Tandis que les autres articles portent des risques pour l’environnement en encadrant d’avantage les recours, ou en modifiant les nomenclatures. Dans ce rayon, la création d’un France Services agricole s’avère un aveu d’impuissance face à la complexité normative.

Dans cette liste, l’article 12, portant sur la création de groupements fonciers agricoles d’investissement (GFAI) doit particulièrement attirer l’attention. En effet, ce véhicule d’investissement risque d’introduire les dérives de la finance dans le monde agricole. L’article vise à découpler la possession de la terre de l’exploitation afin de lever le blocage à l’installation de jeunes. Toutefois, l’arrivée d’investisseur sur cette ressources rares comme prisées est particulièrement inquiétante. Tout d’abord, les SAFER ont alerté sur le fait que les investisseurs privilégieront les exploitations les plus sûrs, ce mécanisme ne profitera qu’à la marge aux nouveaux installés. En outre, ce mécanisme risque d’apporter une instabilité supplémentaire dans le monde agricole, qui a besoin de garanties sur le temps longs. Le changement d’investisseurs dans le groupement propriétaires, la révision des tarifs de location pour suivre les évolutions du marché ou bien assurer un rendement maximum, risque de compromettre de nombreuses installations.

Enfin, au rang des absents, la question des revenus est totalement occultée. Alors que celle-ci était au cœur de la mobilisation de janvier. Par ailleurs, aucune disposition ne permet sur le long terme de remédier aux retards de paiement des aides. Le manque de moyens de l’État conduit en effet à fragiliser financièrement des exploitations, en termes de trésorerie. À fin mars, c’est 1 milliard d’euros d’aides qui restaient encore à distribuer. Quant à la proposition des prix planchers, elle est tout simplement remisée. Le secteur bio étant particulièrement exposé, notamment pour les aides à la transition. En conclusion, le projet de loi se limite à des décisions techniques immédiatement à la main des services de l’État. Et dont certaines restent encore grandement floues, quand ce n’est inquiétante.

La transition agro-écologique, chemin vers la souveraineté alimentaire

L’angle mort de cette déclaration d’intention du gouvernement est celle de maintenir un tissu agricole à taille humaine. En effet, l’enjeu fondamental du maintien de la souveraineté est la préservation d’un tissu agricole dans les campagnes. Les exploitations de moindre dimension sont autonomes et plus difficiles à intégrer. Elles permettent une meilleure prise en compte de l’environnement, comparé à de pratiques industrielles sur de grandes étendues, le développement d’une polyculture ainsi que de circuits courts. Le Haut Conseil pour le climat a notamment pointé que les émissions de gaz à effet de serre de la production française diminue, à l’inverse de ceux générés par nos importations. En outre, il s’agit du meilleur moyen de maintenir une force agricole dans la durée. Or la financiarisation du secteur compromet largement cet objectif.

L’ambition de recouvrir une souveraineté agricole, exige ainsi de garantir un nombre d’exploitants et d’actifs agricoles suffisants. Or, prétendre soutenir le secteur agricole, sans considération pour les contraintes environnementales s’avère être un non sens. Ces raisonnements s’appuient sur les difficultés économiques évidentes pour appuyer une idéologie rétive à tout changement. Tout d’abord, il s’agit du premier secteur exposé à son impact, avec des phénomènes climatiques extrêmes. Ensuite, la préservation de la qualité de l’environnement a un impact global, comme l’a illustré le débat sur l’emploi des néonicotinoïdes, menaçant l’apiculture et les cultures dépendants des pollinisateurs. Enfin, il existe un véritable débat de santé publique, qui touche en premier lieu les exploitants, mais devrait mobiliser tous les citoyens. À titre d’illustration, on peut souligner l’enquête du Monde sur la pollution des eaux, qui présente des niveaux de pollutions anormaux directement liés aux productions agricoles.

En outre, un récent rapport parlementaire a pointé le défaut d’indicateurs fiables au niveau européen ou français pour mesurer la dépendance alimentaire (balance commerciale, taux de couverture des besoins). En complément, il s’avère nécessaire de posséder une vision d’ensemble du circuit de transformation des produits. Il faut en effet considérer l’alimentation d’avantage que la seule production. Et ce au-delà des productions génériques du Haut Commissariat au Plan. Ceci permettrait d’identifier les points de fragilité et les secteurs à soutenir, et a minima d’établir une stratégie cohérente.

Si « la souveraineté alimentaire [devient] un objectif structurant des politiques publiques », avec le projet de loi gouvernemental, ceci exige des mesures fortes. En premier lieu, cet engagement exige de sanctuariser le monde agricole au sein des traités de libre échange. La porosité des clauses miroirs, à savoir la réciprocité des normes, a été largement dénoncée au moment de la crise. A minima, une différenciation par produit permettrait d’amortir les effets chocs qui fragilisent des filières entières.

Il s’avère nécessaire de bloquer le rachat par des fonds étrangers de parcelles, et ainsi préserver la terre. Ceci est à la fois justifié par la forte inflation des prix des terrains, les difficultés d’installation des jeunes agriculteurs et la nécessité de préserver notre approvisionnement. 

Aussi, il s’avère nécessaire de bloquer le rachat par des fonds étrangers de parcelles, et ainsi préserver la terre. Ceci est à la fois justifié par la forte inflation des prix des terrains, les difficultés d’installation des jeunes agriculteurs et la nécessité de préserver notre approvisionnement. Cette mesure a bien été porté par le groupe Rassemblement National à l’Assemblée Nationale. Mais le texte ne va pas au-delà des intentions. Alors qu’il suffit d’étendre au domaine des terres agricoles le décret Montebourg encadrant les investissements étrangers.

Pour protéger notre souveraineté, un État stratège doté de moyens adéquats est incontournable. En particulier, accompagner les transitions va devenir essentiel. Ceci suppose une prise en compte de l’impact du dérèglement climatique sur les différentes productions. Il s’agit notamment de réviser les productions et les modes de production, notamment en matière d’irrigation. Ceci suppose également d’accompagner les producteurs dans les changements en matière de consommation. Il est ainsi éloquent que l’un des produits sur lesquels la France présente le déficit le plus important soit le soja1. Cette vision d’ensemble doit permettre de rééquilibrer les inégalités entre filières. Ceci passe notamment par une assurance globale et publique sur les récoltes, pour collectiviser le risque. Alors que pour l’heure la gestion par le privé entrave toute généralisation, avec des résultats mitigés.

En fait, il s’agit de passer d’une politique agricole à une politique de l’alimentation. La loi Egalim a posé des bases mais sans définir de moyens associés. Les plans alimentaires de territoire, 431 à ce jour, couvrent la quasi totalité du pays. Pour l’heure, les débouchés concrets sont très limités. La Stratégie Nationale pour l’Alimentation, la Nutrition et le Climat (SNANC) a consacré 20 M€ à ces plans. Ceci ne représente que le financement d’un poste pour chacun d’eux. La principale vertu de ce dispositif est d’avoir fait prendre conscience aux différents échelons de la nécessité d’une politique de l’alimentation. Il s’agit également d’un bon point d’appui pour réunir les acteurs, en particulier les consommateurs et les producteurs.

Sortir l’alimentation du libre marché

Le projet de sécurité sociale de l’alimentation est pour l’heure limitée à quelques expérimentations audacieuses. Cette mesure ne bénéficie pas encore d’un soutien public déclaré. Plus globalement, la France pourrait devenir le pays de l’alimentation de qualité, qui ne soit pas réservée à une élite, renouant avec sa longue tradition culinaire. Aussi la politique d’aide alimentaire (estimée à environ 1,5 milliards d’euros en 2018) constituerait un bon point d’appui pour expérimenter la transition alimentaire.

Enfin, des mesures plus fortes du point de vue économiques pourraient être prises. En effet, tout d’abord la concentration des réseaux de distribution ne permet pas d’envisager un rééquilibrage des négociations. Les mesures formelles s’avèrent inopérantes. En France, 7 enseignes représentent 85 % des parts de marché. En filigrane, les opérations de rapprochement entre centrales d’achats se poursuit. Dès lors, au nom de la concurrence, la question du découpage de ces groupes est posée.

En complément, la protection des petites exploitations fragilisée pourrait se faire par la création d’une foncière publique. Celle-ci absorberait la propriété des terrains des exploitations en difficulté en contrepartie de l’effacement des dettes publiques. Par ailleurs, un groupement public permettrait d’externaliser la gestion administrative. Ceci permettant à l’exploitant de se concentrer sur sa seule activité de production tout en assurant un suivi. Ceci permettrait de soutenir le secteur, éviter la destruction économique en offrant des garanties patrimoniales à la puissance publique. À terme, cette mesure favorisera la redistribution des terres et l’installation de nouveaux exploitants.

1 avec un taux de couverture de la consommation nationale de 32% – annexe au projet de loi

Réhabiliter le protectionnisme et l’État pour résoudre la crise paysanne

Si les mesures annoncées par le gouvernement Attal ont, semble-t-il, satisfait la FNSEA et les Jeunes agriculteurs, l’essentiel des revendications du mouvement paysan ont été balayées. Revenu minimum garanti, fin de la concurrence internationale ou meilleure répartition de la PAC : ces sujets ont été ignorés par la majorité, qui a préféré s’attaquer aux normes administratives et écologique. Rien qui permette de résorber la crise structurelle que traverse l’agriculture française, et qui ne fera que s’accroître.

Déclin démographique et concentration des exploitations

La crise agricole n’a pas subitement débuté avec le mouvement des agriculteurs : elle trouve ses racines dans la fin du 20e siècle. La baisse du nombre d’exploitations a débuté dans les années 1970, sans jamais être contrecarrée par les différentes mesures politiques.

Le dernier rapport décennal de 2019 est sans appel : sans politique de rupture, l’agriculture française irait droit vers la catastrophe. Environ 100 000 exploitations ont disparu depuis le précédent rapport de 2010, soit 20% au total. Entre 2000 et 2010, le nombre d’exploitations agricoles a baissé de 3% alors qu’entre 2010 et 2020, cette baisse s’évaluait à 2,3%. La baisse du nombre d’exploitations se traduit par l’extension des cultures restantes. Alors que les exploitations mesuraient en moyenne 55 ha en 2010, en 2019 elles atteignaient 69 ha.

Corollaire : une crise démographique aiguë. Les résultats du rapport décennal sont édifiants : 58% des propriétaires d’exploitations sont âgés d’au moins 50 ans, soit 6 ans de plus en moyenne que dans le rapport décennal de 2010. Si la part des agriculteurs âgés de moins de 40 ans reste stable – 20% -, elle ne suffira pas à absorber la masse des agriculteurs qui partiront d’ici peu à la retraite, soit 55% d’entre eux en 2030 selon une étude de l’INSEE de 2019. Des chiffres qui établissent l’ampleur du manque d’attractivité du secteur…

Malgré la modernisation de l’agriculture, la pénibilité du métier demeure. Cette profession nécessite une attention de tous les jours. Il existe bien un système de remplacement, mais son coût avoisine les 130 euros la journée, et il demeure inaccessible pour une grande partie des agriculteurs – dont 18% vivent sous le seuil de pauvreté. Si les paysans vivent dans une grande précarité, ils subissent également une profonde solitude. Selon un sondage Ipsos, 45% des agriculteurs « se sentent plus isolés que jamais ». Rien n’indique que la tendance puisse s’inverser tant le métier apparaît peu attractif pour les jeunes générations qui ne se voient pas endurer les mêmes sacrifices que leurs aînés. Aussi ne s’étonnera-t-on guère que, selon la Mutualité sociale agricole, un agriculteur se suicide tous les deux jours – ceux qui possèdent moins de 50 hectares et vivent seuls étant les plus susceptibles de se donner la mort.

De la PAC étatiste à la PAC néolibérale

Le mouvement des agriculteurs a été l’occasion pour la FNSEA et les Jeunes agriculteurs de présenter les normes écologiques comme la première cause de la crise agricole. S’il est évident que de telles normes pèsent (par principe) sur sur les agriculteurs les plus précaires, une telle focalisation résulte d’abord d’un calcul politique. Elle permet de reléguer au second plan une dimension fondamentale du mouvement paysan : l’arrêt de la concurrence par les prix, dont la politique européenne est grandement responsable.

C’est la PAC qui est en cause. Si elle était censée assurer les revenus des agriculteurs, favoriser la transition vers une agriculture « durable » et garantir la souveraineté alimentaire des États européens, aucun de ces objectifs n’a été rempli. Il fut un temps – dès sa conception en 1962 – où la PAC était conçue comme un instrument régulateur, inspirée par le New Deal américain. Les prix étaient alors contrôlés pour protéger les agriculteurs de la variation des cours mondiaux, et l’UE constituait des stocks de produits, qui permettaient de renflouer le marché en période de vaches maigres. Des quotas de production étaient fixés, et des taxes douanières maintenues aux frontières. Longtemps, cette politique protectionniste – aujourd’hui hérétique – était peu contestée.

Cette période a permis de relever les agricultures françaises et italiennes, et de faire de l’Europe une puissance exportatrice. Elle a pris fin avec le tournant néolibéral de 1992, gravé dans le marbre du Traité de Maastricht. Une nouvelle PAC apparaît alors, apparaît, démunie des principes régulateurs qui ont pourtant fait son efficacité passée. De nombreux filets de protection disparaissent : les quotas sur le lait, le sucre et d’autres produits agricoles disparaissent, les prix garantis sur le blé et les bovins sont abaissés de 30%, les droits de douanes sont réduits et des accords commerciaux internationaux commencent à être discutés. La production agricole européenne est désormais alignée sur les cours mondiaux, ce qui conduit à une grande volatilité. Les revenus des agriculteurs en font les frais.

La PAC de 1992 a conduit à un modèle extensif de production, et à une évolution rentière du capitaliste agraire. D’un instrument de régulation, la PAC est devenue une prime du foncier, puisque indexée à l’hectare et non à la production. Il est plus intéressant pour un agriculteur de s’endetter pour accroître son domaine que d’améliorer ses rendements.

Les récentes orientations de l’Union européenne n’ont fait qu’accroître ces maux. En témoignent les multiples traités de libre-échange récemment signés, et sa volonté d’intégrer l’Ukraine en son sein. Un tel choix amplifierait mécaniquement la concurrence avec les agriculteurs français – qui perçoivent en moyenne 1500€ bruts, contre une somme estimée entre 200 et 300€ par mois en Ukraine…

Un modèle de production néfaste

Le mouvement des agriculteurs a mis en lumière l’inconséquence du gouvernement Attal. Après avoir repoussé la loi sur le renouvellement des générations en agriculture, les réponses aux paysans français se sont limitées au détricotage des normes écologiques et à quelques exonérations fiscales. De quoi satisfaire l’agro-industrie mais pas la majorité des agriculteurs.

La « mise en pause » du plan Écophyto – initialement pensé pour réduire de moitié l’usage de pesticides en France à l’horizon 2025 – est emblématique. Véritable trophée pour la FNSEA, l’abandon du plan est un recul conséquent pour l’écologie, sans être une victoire du mouvement paysan. La question des normes environnementales n’est devenue un sujet majeur que lorsque la FNSEA est parvenue à phagocyter le mouvement des agriculteurs, quelques jours après son surgissement dans le Sud-Ouest.

Si sur le court terme la répudiation de telles normes peut fournir un mince bol d’air aux paysans les plus précaires, ses impacts au long cours sont catastrophiques – notamment parce qu’elle conduira à une réduction drastique de la qualité des sols. La baisse continue de la fertilité des terres, conjuguée aux risques sanitaires encourues par l’usage des produits phytosanitaires, indiquent combien un changement de modèle agricole est nécessaire.

Dans son rapport de 2022, l’association Terre de liens sonne l’alarme concernant l’état des sols. En plus de subir une artificialisation galopante sous l’effet de l’agriculture intensive, ils perdent en fertilité. Les terres cultivées subissent deux phénomènes conjoints : tassement et érosion. L’utilisation d’engins de plus en plus lourds conduit au tassement des sols – soit la diminution de l’espace entre les différentes couches de terres nécessaires à la libre circulation de l’air et de l’eau. Dès lors, en cas de précipitations l’eau ne parvient plus à imprégner suffisamment les sols : elle ruisselle ainsi en surface, ce qui ne fait qu’intensifier leur érosion. Une diminution significative de la quantité de matière organique ainsi qu’une diminution de leur biodiversité en résulte. Selon l’ADEME, à l’échelle européenne, l’érosion causerait une perte de production estimée à 1,25 milliards d’euros par an

Le Réseau de Mesures de la Qualité des Sols (RMQS) démontrait dans une enquête de 2008 que 20 à 25% des terres arables françaises subissent une érosion qui ne pourra être supportée durablement – depuis 1950, le taux de matière organique des sols ayant été divisé par deux en Europe. La population de vers de terre, élément fondamental de la qualité des sols, a chuté de 2 tonnes à seulement 100 kg par hectares en l’espace de 50 ans. Les pertes en termes de qualité nutritive des produits alimentaires sont conséquentes.

Refuser d’opposer agriculture et écologie

Transformer le modèle productif de l’agriculture française n’a jamais été aussi impérieux. L’agriculture est l’un des secteurs les plus polluants puisqu’il représente 19% des émissions de gaz à effet de serre en France. L’agriculture moderne, pour être compétitive dans un marché toujours plus mondialisé se doit de produire toujours plus et toujours plus vite. Fatalement, les parcelles cultivées s’agrandissent au détriment des arbres, des haies, soit de tout un écosystème pourtant profitable aux rendements – plus un écosystème est riche, plus le rendement sera important. Ainsi, les monocultures représentent un modèle en contradiction avec le fonctionnement même des écosystèmes.

Conformément aux demandes de la Confédération paysanne, il serait nécessaire de poser les bases d’une agroécologie française de rupture avec le libre-échange, adaptée aux petites et moyennes exploitations familiales – à rebours d’une agriculture d’entrepreneurs orientée vers l’export et des grands groupes agroalimentaires qui captent la plus-value du travail des paysans.

Une telle rupture ne pourrait avoir cours sans refonder le marché de l’alimentation. La logique baissière des prix induite par le modèle de l’hypermarché est néfaste pour les agriculteurs et pour la santé des consommateurs. L’institution d’une sécurité sociale alimentaire permettrait aux consommateurs d’acheter des produits de qualité tout en garantissant aux agriculteurs d’écouler leur production à des prix décents – ce qui transformerait l’alimentation en bien commun régulé par les institutions publiques, et lui ferait perdre son statut de marchandise.

Seuls des prix planchers permettront de fixer des prix agricoles décents. À l’inverse des annonces du gouvernement, ÉGALIM doit être abandonné. Si cette mesure était appliquée stricto sensu, elle ne parviendrait pas à annihiler les logiques concurrentielles de l’agriculture mondiale. À la merci des rapports de force économiques, ce dispositif juridique n’induit aucun encadrement des marges de l’agro-industrie. En effet, les négociations entre les industriels et les distributeurs priment sur celles des producteurs, qui se déroulent en bout de chaîne.

D’autant plus que le gouvernement a annoncé faire respecter les lois ÉGALIM en multipliant les contrôles des contrats entre industriels et exploitants. Mais avec seulement 100 contrôleurs pour 400 000 exploitations, la tâche semble irréalisable. Sur les 35 contrôles menés par la Direction générale de la concurrence envers les acheteurs de viande, dans 43% des cas aucun contrat n’encadre la relation commerciale entre l’exploitation et l’industriel – pire : ce sont seulement 20% des industriels qui seraient conformes à la loi. Les mêmes chiffres sont constatés dans la filière laitière.

Alors qu’une politique de rupture serait nécessaire pour résoudre la crise paysanne, le système future loi d’orientation agricole ne contribuera qu’à renforcer ÉGALIM et le système qui y a conduit. La crise agricole risque de s’aggraver à mesure que le dérèglement climatique s’exacerbera. Tant qu’écologie et agriculture seront opposées, tant que les syndicats agricoles majoritaires défendront une agriculture capitaliste orientée vers le tout export, cette contradiction structurelle ne pourra être dépassée.

« Le capitalisme est en passe de tuer l’agriculture paysanne » – Entretien avec la Confédération paysanne

Manifestation de la Confédération Paysanne devant la préfecture de Bretagne le 2 février 2024. © Vincent Dain

Pour éteindre la contestation des agriculteurs, le gouvernement a cédé aux demandes de la FNSEA : moins de normes, des aides d’urgence, suspension du plan de réduction des pesticides et promesses de faire respecter les lois Egalim. Des mesures qui ne répondent en rien aux problèmes fondamentaux soulevés par les paysans : leurs revenus sont bien trop faibles et le libre-échange accélère leur ruine. Face à l’impasse de la fuite en avant proposée par la FNSEA et le pouvoir politique, la Confédération Paysanne, syndicat agricole classé à gauche, a décidé de poursuivre sa mobilisation.

Stéphane Galais, maraîcher bio en Île-et-Vilaine et secrétaire national à la Confédération paysanne depuis mai 2023, nous explique pourquoi. A l’opposé de la marchandisation de l’alimentation et du libre-échange généralisé, il plaide pour un modèle alternatif, plus rémunérateur et plus respectueux de la nature. Il nous décrit les mesures que défend son syndicat, le projet de société autour de la Sécurité sociale de l’alimentation et leur travail pour amplifier les liens avec les syndicats ouvriers. Entretien.

Le Vent Se Lève – Un élément déclencheur du mouvement des agriculteurs a été l’annonce d’une hausse de la taxe sur le gazole non-routier (GNR), à laquelle l’exécutif a depuis renoncé. Quels sont les autres facteurs, structurels ou conjoncturels, qui nourrissent selon vous la contestation ?

Stéphane Galais – Tout d’abord, il faut rappeler qu’il s’agit au départ d’un mouvement tout à fait spontané, ayant émergé dans le Sud-ouest de la France. A la question du GNR s’ajoute la difficulté conjoncturelle de la maladie hémorragique épizootique (dite MHE), qui a particulièrement affecté les élevages bovins et ovins de cette région. L’impossibilité pour les éleveurs d’écouler leur production et le refus gouvernemental d’octroyer des compensations se sont ajoutés à des problèmes plus structurels, comme la faiblesse du cours de la viande ou les aléas climatiques, notamment les sécheresses.

En fait, la MHE n’est que l’allumette qui a mis le feu aux poudres de toutes ces difficultés cumulées. Ce n’est qu’ensuite que la FNSEA s’est emparée d’un mouvement de colère d’abord spontané, nourri de la difficulté à vivre de son métier. Par ailleurs, l’impression qu’ont les paysans français d’être déconsidérés par le reste de la société participe certainement au ras-le-bol général qui a conduit aux manifestations.

LVSL – La FNSEA dénonce les pesanteurs administratives qui empêchent l’exercice serein du métier et rejette l’accumulation des normes tant étatiques qu’européennes qui, selon elle, portent atteinte à la compétitivité de l’agriculture française, la mettant ainsi en péril. Pourquoi avoir rejoint le mouvement ? Quelles sont les revendications que porte votre syndicat, la Confédération paysanne ?

S. G. – Nous partageons le constat du syndicat majoritaire quant aux lourdeurs administratives. Mais ce n’est certainement pas la cause profonde du mal-être des paysannes et des paysans. En réalité, ce sont les revenus qui sont au cœur du problème. Lorsqu’il gagne bien sa vie, un paysan est en mesure d’affronter sereinement les complications administratives, mais aussi de répondre aux répercussions du changement climatique sur son travail. La FNSEA a tenté de se tirer d’affaire, c’est-à-dire de faire l’impasse sur la question du revenu, en mettant prioritairement l’administration en cause. La mobilisation l’illustre parfaitement dans la mesure où les revendications des adhérents diffèrent parfois radicalement des discours portés par les dirigeants syndicaux.

« La dénonciation par la FNSEA des normes sur les produits phytosanitaires, sur la gestion des haies ou les ressources hydrauliques est une diversion pour protéger les intérêts de l’agro-business. »

C’est justement parce que la question du revenu était au centre de la contestation que la Confédération paysanne s’est ralliée au mouvement. Nous avons d’abord été surpris par son ampleur avant de réaliser qu’il nous fallait absolument prendre le train en marche pour tenter de faire émerger nos propres revendications. Depuis, nous avons pas cessé de rappeler que le revenu est le véritable enjeu de ce mouvement social, et non les démarches administratives, bien qu’elles puissent évidemment aggraver la condition des paysannes et des paysans. Ceci étant dit, la dénonciation par la FNSEA des normes sur les produits phytosanitaires, sur la gestion des haies ou les ressources hydrauliques est une diversion pour protéger les intérêts de l’agro-business.

LVSL – Peut-on parler d’une fuite en avant vers l’export, conçu comme la condition de viabilité de l’agriculture française ?

S. G. – Il est clair que pour les dirigeants de la FNSEA, le modèle libéral, consacré par le libre-échange, demeure l’horizon vers lequel doit tendre l’agriculture française. C’est une conception selon laquelle seule une poignée d’agriculteurs, plus proches de l’entrepreneur ou de l’homme d’affaire que du paysan, se trouve en capacité de faire face à la concurrence et de porter vers l’excédent la balance commerciale agricole.

Selon moi, nous nous trouvons aujourd’hui à une époque charnière où le capitalisme est en passe de mettre un terme définitif à l’agriculture paysanne, fondée sur l’exploitation familiale petite ou moyenne. L’accaparement croissant des terres et leur concentration toujours plus poussée entre les mains d’un petit nombre d’entrepreneurs en est un bon exemple. C’est justement dans ce basculement que prend racine le malaise paysan actuel.

LVSL – Si le gouvernement semble faire preuve d’une mansuétude et d’une capacité d’écoute particulièrement importante – voire surprenante – pour un mouvement de contestation sociale, les annonces du gouvernement répondent-elles vraiment à la crise du monde agricole ? Désormais, la FNSEA et les JA avancent que les problèmes sont réglés. Votre syndicat est en désaccord. Pourquoi ?

S. G. – Les mesures annoncées par Gabriel Attal ont surtout pour but de faire respecter la loi Egalim. Or, cette loi est largement insuffisante dans la mesure où elle ne permet pas de garantir le revenu paysan. Bien qu’elle contraigne les distributeurs à intégrer les coûts de revient au prix d’achat, elle n’assure pas un prix plancher qui couvre à la fois les coûts de production, le salaires des paysannes et des paysans, ainsi que leur protection sociale. C’est donc un texte qui ne prend pas à bras le corps le problème du revenu agricole.

« Le capitalisme est en passe de mettre un terme définitif à l’agriculture paysanne. »

Le gouvernement a également déclaré mettre en pause l’application du plan Ecophyto, ce qui est surtout dommageable sur le plan symbolique. Lorsque celui-ci était en vigueur, le plan Ecophyto n’a jamais véritablement permis la réduction de l’usage des produits phytosanitaires. Sa mise en place relève davantage du greenwashing que d’une réelle prise en compte des pollutions que ces intrants engendrent. En revanche, l’annonce gouvernementale est de mauvaise augure puisqu’elle signifie un certain renoncement politique : la lutte contre les pesticides et autres intrants phytosanitaires n’est désormais plus à l’ordre du jour des pouvoirs publics. Revenir sur le plan Ecophyto, c’est revenir sur le principe de non-régressivité, qui consacrait un « effet cliquet » dans la production de normes agro-environnementales.

C’est en ce sens que la décision du gouvernement est alarmante, d’autant plus qu’elle consacre le refus de la surtransposition des normes européennes, c’est-à-dire la mise en place au niveau national de normes plus contraignantes que celles instaurées par Bruxelles. D’autre part, ces annonces ont également une portée politique : elles offrent à la FNSEA, prise au dépourvu par un mouvement qui dépasse les cadres qu’elle lui avait fixé, une porte de sortie. En d’autres termes, elles lui ont permis de proclamer satisfaites les revendications et d’appeler à la fin des mobilisations.

LVSL – Il est clair que le syndicat majoritaire (la FNSEA, ndlr) défend un modèle qui ne profite qu’aux grandes exploitations et aux agro-industriels. Mais dans ce cas, comment expliquer un ralliement massif des paysans à l’organisation et la quasi-absence de réflexion sur les intérêts capitalistes qu’elle défend ? Comment on sort de cette logique ?

S. G. – Ce qui explique que les gens votent FNSEA, c’est que c’est un syndicat de clientélisme. Ils offrent des services, notamment une sécurité sur l’accès au foncier. La FNSEA a toujours été construite comme ça, ils sont dans tous les organes décisionnaires de l’agricultures : chambres d’agriculture, SAFER, présidence des CA des coopératives, du Crédit Agricole. En fait, ils offrent cette espèce de boutique qui fait que, lorsqu’on est paysan, c’est plus pratique pour tes intérêts propres d’être à la FNSEA que d’aller à contre-courant et d’aller à la Confédération paysanne.

Stéphane Galais, maraîcher bio en Île-et-Vilaine et secrétaire national de la Confédération Paysanne. © Stéphane Galais

Cette inertie est difficile à combattre. Nous essayons de la l’affronter, par exemple au travers des élections professionnelles en juin. Stratégiquement, cela implique d’aller au plus près des paysans et paysannes, de leur parler et d’être présent institutionnellement partout où l’on peut.

On a toujours eu ces deux jambes : être très institutionnel, via nos représentants dans les chambres d’agricultures et les SAFER (Sociétés d’aménagement foncier et d’établissement rural, chargées d’attribuer les terres agricoles, ndlr), tout en étant dans l’action.

LVSL : Alors que le Sénat a unanimement rejeté l’accord avec le Mercosur, le gouvernement hésite à se prononcer définitivement et les négociations européennes se poursuivent. Le libre-échange semble toujours être la pierre angulaire de la politique agricole française. Pourquoi faut-il combattre le libre-échange ?

S. G. – L’agriculture ne produit pas des marchandises comme les autres dans la mesure où l’alimentation est fortement corrélée à la subsistance des peuples. C’est cette préoccupation première qui devrait nous pousser à faire sortir l’agriculture du libre-échange. La mise en concurrence des paysans à travers le monde a des effets délétères. Par exemple, la France a longtemps exporté des poudres de lait dans de nombreux pays puisqu’elle était en situation de surproduction laitière. Cela a eu pour conséquence la déstructuration des marchés locaux et la paupérisation des paysanneries étrangères soumises à cette concurrence.

A la Confédération paysanne, nous avons toujours lutté contre la mondialisation libérale qui détruit les agricultures et empêche les peuples d’être souverains quant à leurs choix alimentaires et agricoles. Aujourd’hui, ce ne sont plus seulement les agricultures étrangères qui essuient les plâtres du libre-échange ; nos paysans subissent également un retour de bâton, après avoir été compétitifs pendant des années. Les clauses-miroirs, présentées comme des garde-fous, ne concernent que certaines normes spécifiques, relatives aux phytosanitaires ou au bien-être animal. Mais fondamentalement, cela n’empêchera pas la perte de compétitivité face à des pays comme la Nouvelle-Zélande, l’Argentine ou l’Ukraine, qui ont des potentiels agronomiques différents de ceux de la France. La mise en concurrence des agricultures est un non-sens du point de vue paysan.

LVSL – La Confédération paysanne se bat donc contre ces accords de libre-échange, en France mais aussi à l’échelle internationale avec le mouvement Via Campesina (mouvement altermondialiste de défense des paysans du Sud global, ndlr). Comment envisagez-vous la sortie de ce paradigme et le rétablissement de la souveraineté alimentaire en France ?

S. G. – Nous avons une proposition très directe à la Confédération paysanne : instaurer des prix minimums d’entrée. Il s’agit d’un principe selon lequel aucun produit agricole ne doit être importé à un prix inférieur aux coûts de production nationaux. L’intérêt immédiat, c’est de protéger la paysannerie du pays considéré, en l’occurrence la France. Mais les prix minimums d’entrée bénéficient également aux exportateurs étrangers, dont les biens seront achetés à un prix plus élevé, ce qui leur offre l’opportunité de mieux lutter en interne pour une meilleure répartition de la valeur ajoutée. Cette mesure protectionniste se révélerait en fait avantageuse tant pour les producteurs nationaux que pour les paysans exportateurs étrangers.

« Aucun produit agricole ne doit être importé à un prix inférieur aux coûts de production nationaux. »

Par ailleurs, il existe d’ores et déjà des leviers d’action pour encadrer ou limiter le libre-échange et la mise en concurrence internationale des paysans. L’exemple le plus probant est sans doute celui des mesures de sauvegarde sur les produits d’importations. Celles-ci permettent à l’Etat de refuser au cas par cas certains produits pour des raisons sanitaires, environnementales ou sociales. Ces outils sont autorisés par l’Union Européenne et pourtant ils ne sont pas toujours employés. Il en va de même pour le contrôle des fraudes qui pourraient être considérablement renforcé sans modifier le cadre légal actuel.

LVSL – Quel est le modèle de ferme et de la propriété de la Terre que préconise la Confédération Paysanne ?

S. G. – Nous portons un projet politique qui s’appelle l’agriculture paysanne, avec de grandes thématiques comme la qualité des produits, la solidarité entre paysans français mais aussi avec les paysans du monde, la répartition de la richesse produite. C’est un aspect qui n’est pas ressorti dans la mobilisation. On a parlé du revenu, de sortir les agriculteurs de l’échange marchand, mais aussi il faut parler de la répartition des volumes.

Même si on arrivait à mettre en place la loi Egalim qui garantit la répartition de la valeur, ça n’empêcherait pas la compétition entre paysans. Ce qu’il faut c’est la solidarité entre paysans et ça fait partie de la charte paysanne que nous défendons. C’est une espèce d’association entre les enjeux sociaux pour les agriculteurs et le respect de la nature. C’est ça le choix de l’agriculture paysanne. Il n’y a pas un modèle type de ferme mais il y a un modèle qui correspond à notre utopie politique : le partage, la juste répartition de la valeur ajoutée et l’installation du plus de paysans et de paysannes possible sur l’ensemble du territoire, tout en diminuant la prédation sur les ressources. C’est un projet très anticapitaliste et nous le revendiquons. On ne le crie pas sur tous les toits parce que ça fait peur à certains, mais c’est vraiment un projet qui se veut à contre-courant du carcan néolibéral actuel.

« Nous voulons sortir l’agriculture de la marchandisation. »

Nous voulons refaire du commun, partir des territoires, relocaliser la production, se réapproprier les outils de production et de transformation et se ré-accaparer la valeur ajoutée de la production, aujourd’hui captée par des coopératives qui ne défendent pas les paysans. S’émanciper de l’agro-industrie n’est pas simple. Nous avons longtemps soutenu la vente directe par exemple, mais c’est aussi un système libéral du chacun pour soi et reposant sur les marchés. Pour aller plus loin et disposer vraiment de moyens de transformation et moins dépendre d’autres acteurs, on travaille par exemple sur les abattoirs de proximité, qui créent de la valeur au plus proche de la ferme et son positifs pour le bien-être animal. En bref, nous voulons sortir l’agriculture de la marchandisation.

LVSL – La Confédération paysanne a bloqué plusieurs jours le plus grand centre logistique de France à Saint-Quentin-Fallavier (vers Lyon) pour dénoncer la grande distribution. Que faire pour mieux répartir la valeur de l’agro-alimentaire ? Quid d’un prix-plancher pour les prix agricoles ?

S. G. – Outre le centre de Saint-Quentin-Fallavier, nous avons aussi bloqué plusieurs plateformes logistiques, notamment un centre Leclerc de 30 hectares. Nous revendiquons un prix qui couvre le coût de production, la rémunération du paysan ou de la paysanne et la protection sociale. C’est vraiment le sujet central.

Or, la loi Egalim ne le garantit pas. Le calcul avec le coût de revient prend aussi en compte le prix du marché. Ils font une espèce d’équation pour déterminer le prix contractuel, qui ne couvre pas tous les produits, car elle s’applique uniquement aux produits sous contrat, comme le lait et certains fruits et légumes. D’autres produits y échappent, comme le miel, où il n’y a pas de filière structurée. Souvent ça passe aussi par une négociation entre l’industriel et le distributeur.

Par ailleurs, les engrenages Egalim ne sont pas simples. Sur le lait par exemple, la négociation entre l’industriel et le distributeur se déroule avant les négociations avec les organismes de producteurs, donc à la fin c’est toujours au profit de l’industriel et du distributeur. En plus, le distributeur utilise aussi comme argument les prix du marché mondial dans le calcul de son prix contractuel. Au final, la loi Egalim n’a pas du tout changé les rapports de force. Les agriculteurs continuent à signer avec le bras tordu dans le dos. C’est pourquoi nous réclamons de contraindre les distributeurs à payer le prix plancher correspondant au prix de revient.

LVSL – Votre syndicat fait aussi partie des différentes structures qui défendent l’instauration d’une Sécurité sociale de l’alimentation. Pouvez-vous nous en dire plus à ce sujet ?

S. G. – La Sécurité sociale de l’alimentation est un projet assez central chez nous qu’on porte depuis deux congrès. L’objectif est de rendre l’alimentation accessible à tous et à toutes, tout en construisant un modèle équitable et rémunérateur pour la paysannerie. C’est compliqué parce qu’il faut aussi s’entendre avec d’autres acteurs de la société, mais c’est un sujet central dans la réflexion politique. Ce n’est pas une utopie, car c’est faisable, mais plutôt un projet politique à vocation utopique autour duquel nous construisons nos revendications syndicales. Par exemple, en ce moment on recrée une école politique, « l’école paysanne », qui doit permettre de remettre à plat notre projet politique et la question de la sécurité sociale de l’alimentation y occupe une place centrale. Pour l’instant on en est là.

LVSL – Avec l’idée de cotisations ?

S. G. – Oui, le principe est le même que la Sécurité sociale. Nous nous inspirons notamment des travaux de l’économiste Bernard Friot. L’idée c’est que chacun ait sa carte de Sécu et qu’il puisse disposer de 100 € à 200 € pour s’alimenter correctement. C’est une idée permettant de sortir l’alimentation de la marchandisation : l’alimentation devient un commun, au même titre que la santé. On sort de ce réflexe consistant à considérer la production alimentaire comme n’importe quelle marchandise.

L’alimentation en question est choisie de manière démocratique par les cotisants. Sur chaque territoire, on choisit démocratiquement quelle agriculture on veut. Nous espérons que cela encourage l’agriculture paysanne. Quand les citoyens sont correctement informés, ils font vite le choix entre une pomme avec 15 pesticides et une pomme qui en est exempte ! Il y a une vraie logique d’éducation populaire et de participation des citoyens.

LVSL – Disposez-vous de stratégies d’actions pour les semaines et mois à venir ?

S. G. – Ça se décide au fur et à mesure avec le comité national. La situation actuelle rebat un peu les cartes. On était jusque-là sur une stratégie d’action sur les communs, notamment sur l’eau. On est un peu sorti de cette campagne-là pour se replonger là plutôt sur des questions purement agricoles, avec en vue les élections des chambres d’agriculture (qui auront lieu en 2025, ndlr), afin de parler au plus grand nombre. Je pense toutefois, qu’à terme, notre discours va parler de plus en plus aux paysans justement parce qu’ils sont confrontés aux problématiques environnementales comme la sécheresse. Sur ce sujet comme sur d’autres, on a déjà les clefs, alors que la FNSEA est loin de les avoir. Bien sûr, si nous avions la stratégie parfaite, nous serions déjà le premier syndicat agricole, donc il reste du travail.

Je crois aussi aux stratégies d’alliances avec le milieu ouvrier car il y a une porosité entre le monde ouvrier et paysan : un ouvrier agricole a souvent un conjoint qui n’est pas sur la ferme. Cette porosité nous amène à travailler avec les syndicats ouvriers.

LVSL – Sophie Binet, secrétaire générale de la CGT, a d’ailleurs appelé les travailleurs à soutenir le mouvement des agriculteurs. Quelle est l’articulation de votre action avec la CGT et les autres organisations syndicales ouvrières ?

S. G. – C’est quelque chose qu’on travaille car c’est encore assez nouveau. Nous venons de signer une tribune commune avec la CGT, la FSU, Solidaires et le MODEF. On les a rencontrés et nous partageons cette volonté de recréer un mouvement de gauche qui sorte d’un certain élitisme et cherche à récréer du lien entre paysans et ouvriers. On a les mêmes ambitions et il y a une porosité naturelle au sein de la France périphérique.

LVSL – Le monde agricole parait parfois se penser en marge du reste du salariat, de part sa relation au travail et au revenu, à la terre et à la propriété. Cela peut sembler novateur et innovant de parler de convergence ?

S. G. – A la confédération paysanne, ce n’est pas nouveau. Bernard Lambert (un des fondateurs de la Confédération paysanne, ndlr) a écrit un livre à ce sujet, Les paysans dans la lutte des classes, justement pour rappeler cette possibilité. C’est un livre fondateur de la Confédération paysanne, où l’auteur appelle justement à rejoindre le milieu ouvrier pour converger sur la lutte des classe. C’est plus nouveau du côté des syndicats ouvriers qui nous appréhendaient pendant longtemps comme un syndicat de patrons. Certes, nous ne sommes pas des salariés, nous sommes des patrons, mais nous ne nous sommes jamais positionnés comme défenseurs des patrons : nous revendiquons défense du salariat paysan, des travailleurs saisonniers.

« Les syndicats ouvriers nous appréhendaient pendant longtemps comme un syndicat de patrons. »

LVSL – Dans le reste de la paysannerie, il semble pourtant y avoir un attachement spontané à la propriété, qui amène à trouver un terrain d’entente naturel avec les autres propriétaires qui sont les grands patrons. Partagez-vous ce diagnostic d’une forme d’ethos conservateur chez les agriculteurs ?

S. G. – La propriété ce n’est pas le capital. Nous défendons la propriété de l’outil de travail. La propriété devient du capital à partir du moment où l’on accumule des richesses. Pour beaucoup d’agriculteurs, ce n’est pas le cas. Pour notre part, nous sommes sur une approche assez marxiste : la propriété qui compte vraiment est la propriété d’usage, c’est-à-dire la liberté de posséder son outil de travail en tant que tel. Ce questionnement se retrouve dans tous nos projets collectifs, avec par exemple notre proximité avec l’association « Terres de liens » (foncière associative qui rachète des terres pour promouvoir un autre modèle agricole, ndlr).

LVSL – Comment voyez-vous la suite, après ce mouvement historique ?

S. G. –La situation actuelle a suscité à la fois un engouement, avec un réveil paysan hyper excitant, mais en même temps, de manière assez personnelle, une déception, avec le recul sur les normes environnementales. L’enjeu environnemental et climatique est vital ; on ne peut pas passer à côté. Au-delà de l’environnement, un des volets les plus motivants du syndicalisme à la Confédération paysanne, c’est que nous défendons la subsistance. Cette possibilité de subvenir à ses besoins est consubstantielle à la notion de souveraineté alimentaire.

Nous allons faire face à des enjeux mondiaux : si nous ne sommes pas capables, nous paysans, d’être des leviers de transformation sociétale sur ces enjeux-là, c’est dramatique. Une des réponses possibles aux accords de libre-échange, c’est une dérive de droite fascisante et ça, ce n’est sûrement pas la bonne réponse. Le repli corporatiste, qui consiste à prendre en compte uniquement mes intérêts sans prendre en compte les difficultés des citoyens ou des autres paysans dans le monde, me fait également peur. Je suis particulièrement agacé par le fait qu’on renvoie la faute aux consommateurs : eux aussi galèrent à faire le plein de leur véhicule !

Il faut sortir de l’individualisme et arrêter d’accuser les autres, notamment les étrangers, comme l’origine de la menace. Les frères Lactalis empochent 43 milliards d’eux, ce sont eux qui captent la plus-value ! En réalité, entre citoyens et paysans, c’est le même combat. Nous devons aller ensemble taper sur les grands industriels et distributeurs.

Christophe Bex : « Le gouvernement est incapable de répondre aux problèmes des agriculteurs »

Le député France Insoumise Christophe Bex à la rencontre des agriculteurs qui bloquent l’autoroute à Carbonne (Haute-Garonne). © Christophe Bex

Depuis une semaine, les manifestations des agriculteurs secouent la France entière. Celles-ci ont débuté à Carbonne (Haute-Garonne) avec un blocage autoroutier, qui n’a toujours pas été levé. Député de la circonscription, l’insoumis Christophe Bex s’est rendu à plusieurs reprises sur le blocage pour échanger avec les agriculteurs. Il y a observé une colère très profonde, que les récentes mesures annoncées par le gouvernement ne pourront pas calmer. D’après lui, l’incapacité des agriculteurs à vivre dignement de leur travail n’est pas due à des normes ou à des taxes excessives, mais bien au libre-échange et à la dérégulation totale du marché alimentaire, qui risque de tuer le secteur agricole, comme l’industrie auparavant. Pour Christophe Bex, ce mouvement social, qui échappe largement à la FNSEA, offre l’occasion d’arrêter cette destruction avant qu’il ne soit trop tard, à condition de prendre des mesures fortes. Entretien.

Le Vent Se Lève : La vague de mobilisation des agriculteurs a débuté il y a une semaine dans le Sud-Ouest de la France, en partant de votre circonscription, à Carbonne, où vous vous êtes rendus à plusieurs reprises sur l’autoroute A64 bloquée. La France compte pourtant beaucoup d’autres zones agricoles. Pourquoi, d’après vous, ce mouvement a-t-il commencé en Haute-Garonne ?

Christophe Bex : D’abord, je pense que c’est lié aux spécificités de l’agriculture dans le Sud-Ouest. Je suis originaire de Lorraine et j’ai également vécu en Seine-et-Marne, l’agriculture qu’on y trouve est tout à fait différente. A chaque fois, l’agriculture dépend du relief et du climat. En Haute-Garonne, nous sommes proche des Pyrénées et avons des petites parcelles. Ça n’a rien à voir avec les grands céréaliers comme le patron de la FNSEA (Fédération Nationale des Syndicats des Exploitants Agricoles, syndicat majoritaire, ndlr) qui a une propriété de 700 hectares. Or, la FNSEA ne défend pas les petits agriculteurs.

Cette spécificité territoriale a une conséquence politique : le président de la chambre d’agriculture de la Haute-Garonne (organisme départemental chargé d’accompagner les agriculteurs et géré par des élus des syndicats agricoles, ndlr) est le seul en France métropolitaine à ne pas être issu de la FNSEA, mais des Jeunes Agriculteurs. Bien sûr, ils sont proches, mais ils ont tout de même une certaine indépendance vis-à-vis du syndicat dominant et localement, ils travaillent bien avec la Confédération Paysanne (syndicat défendant une agriculture locale et respectueuse de l’environnement, classé à gauche, ndlr). Le Président de la chambre n’a que 33 ans, donc il a une vision de long-terme de l’agriculture : il a intégré que les consommateurs vont manger moins de viande, que le climat va devenir plus chaud, qu’on manque de plus en plus d’eau… On n’est certes pas d’accord sur tout, mais on converge sur beaucoup de points.

« On ne fera la transition agro-écologique qu’avec les agriculteurs. »

Or, on ne fera la transition agro-écologique qu’avec les agriculteurs. Actuellement, on leur impose de changer leurs méthodes de production, tout en dirigeant notre agriculture vers l’exportation, notamment les céréales, les spiritueux et le lait. D’un côté, on leur demande une bifurcation écologique, de l’autre il faut produire toujours plus pour vendre à l’étranger. Pour l’instant, on fait le choix d’exporter massivement certains produits et d’importer tout le reste : on est en déficit sur la viande, sur les fruits et légumes etc. Pourtant, notre pays est riche de la diversité de ses sols et de ses climats et est capable de nourrir sa population. La France était une grande puissance agricole, mais nous sommes en déclassement. C’est un choix politique : certains responsables politiques considèrent que l’agriculture n’est pas nécessaire, qu’on peut tout importer et que notre pays n’a qu’à devenir une grande plateforme logistique, un parc d’attraction pour touristes ou à accueillir les Jeux Olympiques.

LVSL : On a l’impression que l’agriculture française est en train de subir le même destin que l’industrie, qui a largement disparue…

C. B. : Oui, il se passe actuellement dans le monde agricole la même chose que dans l’industrie depuis les années 1980. Je me suis récemment rendu à Tourcoing pour soutenir la lutte des travailleurs de Valdunes, la seule entreprise française qui produit encore des roues de trains, de tramways et de métros. Tout le monde s’accorde sur le fait que la transition écologique implique que les voyageurs et les marchandises prennent davantage le train. Pourtant, l’entreprise est menacée de fermeture car les actionnaires ne la jugent pas assez rentable et veulent la délocaliser. Ces savoir-faire sont pourtant inestimables, il faut les protéger. Si les actionnaires ne veulent plus assurer cette production, nationalisons-là ! Elle est suffisamment importante pour que cela le mérite.

L’agriculture fait face au même dilemme que l’industrie avant elle : que veut-on produire, où, et dans quelles conditions sociales et environnementales ? Soit on se focalise sur quelques secteurs exportateurs et on importe tout le reste, avec un coût humain et environnemental considérable, soit on relocalise, on réindustrialise, on répond aux besoins français en priorité, avec les savoir-faire des travailleurs. Pour l’instant, c’est la première option qui est choisie. En Lorraine par exemple, lorsque la sidérurgie a été liquidée avec l’aide des socialistes au pouvoir, on a remplacé les hauts-fourneaux par un parc d’attractions, le Schtroumpfland, en espérant redynamiser le secteur. 

On voit bien que c’est un échec : on ne peut pas remplacer une tradition, une histoire, des emplois syndiqués et correctement payés par des emplois de service, mal payés, sous-traités, voire exercés par des auto-entrepreneurs. C’est toujours la même histoire : le gouvernement se targue d’arriver au plein-emploi, mais la misère ne fait qu’augmenter. Oui, on peut arriver à de belles statistiques en matière de chômage grâce à des emplois à un euro de l’heure, mais les conditions de vie des gens se dégradent d’année en année.

« Qu’on soit ouvrier, paysan ou petit commerçant, c’est le même combat : on veut vivre dignement de notre travail et on est victime du même système capitaliste. »

Cela ne vaut d’ailleurs pas que pour l’industrie et l’agriculture. Il y a deux semaines, j’ai aussi rencontré des petits commerçants, notamment des boulangers et des pizzaïolos, très inquiets de la hausse des prix de l’électricité. Eux aussi font face à une concurrence déloyale : celle des supermarchés et de chaînes comme Marie Blachère, qui ont une force de frappe beaucoup plus forte, qui emploient à des coûts salariaux très bas, qui ouvrent le dimanche et qui peuvent se permettre de vendre une baguette 65 centimes. Qu’on soit ouvrier, paysan ou petit commerçant, c’est la même logique, c’est le même combat : on veut vivre dignement de notre travail et on est victime du même système capitaliste qui ne cherche qu’à maximiser le profit. Ce que je regrette, c’est que les luttes restent cloisonnées, que les ouvriers ne fassent pas grève en soutien aux paysans ou que ces derniers n’aient pas guère pris part aux manifestations contre la réforme des retraites par exemple. En tant que député, j’essaie donc de faire lien entre toutes ces luttes.

LVSL : En effet, le point commun est l’incapacité à vivre correctement de son travail. Mais on entend aussi beaucoup la FNSEA et une grande partie du spectre politique, des macronistes au Rassemblement National en passant par les Républicains, dire que le problème vient avant tout des normes. Lorsque vous vous êtes rendus auprès des agriculteurs, quelles revendications mettent-ils le plus en avant ?

C. B. : Le premier discours que j’ai entendu, c’est « on croule sous la paperasse, on a autre chose à faire ». Mais quand on creuse un peu, on comprend qu’ils ne demandent pas forcément moins de normes. Ils veulent bien respecter des règles, ils ne sont pas nécessairement opposés au bio. Les paysans savent très bien qu’ils sont les premières victimes des pesticides. On parle souvent des deux suicides d’agriculteurs par jour, qui sont extrêmement tragiques, mais on ne doit pas non plus oublier tous les paysans qui sont malades et qui meurent de cancers, de la maladie de Parkinson etc. Il suffit de regarder le scandale du chlordécone dans les Antilles françaises auprès des producteurs de bananes.

Le problème n’est donc pas le bio, mais la concurrence déloyale : les poulets d’Ukraine, les agneaux de Nouvelle-Zélande, les porcs de Pologne sont à des prix défiant toute concurrence car les salaires sont bas et les normes environnementales quasi-inexistantes. Les agriculteurs français sont très attachés au fait de faire des produits de qualité, mais ils ne peuvent pas faire face à ces productions importées. Cette mondialisation a aussi pour conséquence de faire voyager des virus qui affectent les cultures et les animaux. Par exemple en Haute-Garonne, on a actuellement une vague de maladie hémorragique épizootique, qui est probablement venue d’Espagne. Le gouvernement a annoncé que 80% des frais liés à cette maladie seraient pris en charge, mais les agriculteurs demandent que cela soit 100%.

« Le problème n’est pas le bio, mais la concurrence déloyale. »

Mais ces aides impliquent à chaque fois beaucoup de paperasse. Même chose pour les remises sur le « rouge », le gazole non-routier : il existe des déductions fiscales, mais qui supposent là encore des démarches administratives. Les agriculteurs ne veulent pas devenir des fonctionnaires, ils veulent vivre de leur travail. C’est qu’ils mettent tous en avant. Or, ils sont nombreux à ne plus y arriver. Et pour un agriculteur, faire faillite, c’est encore plus traumatisant que pour les autres chefs d’entreprise car ils ont une forte charge familiale et historique. Souvent, ils ont hérité la ferme de leurs parents et grands-parents, qui ont placé tous leurs espoirs en eux. C’est une pression très difficile à gérer quand on est en difficulté, donc beaucoup finissent malheureusement par se suicider, car ils ont l’impression d’avoir trahi leur famille.

Christophe Bex sur le blocage de l’A64. © Christophe Bex

Heureusement, le mouvement actuel recrée de la solidarité. Sur les barrages, on voit beaucoup d’agriculteurs à la retraite qui viennent soutenir leurs enfants. Et ça va au-delà des seuls agriculteurs : j’ai aussi rencontré des bouchers et des élagueurs, qui sont venus soutenir ceux avec qui ils travaillent au quotidien. On rappelle souvent que le nombre d’agriculteurs a beaucoup baissé, c’est vrai, mais ils restent tout de même au cœur de la vie des villages, car beaucoup d’activités dans la ruralité sont liées à l’agriculture. En Haute-Garonne, on parle toujours d’Airbus, mais le chiffre d’affaires de l’agriculture et de l’élevage est plus important que celui de l’aéronautique ! N’oublions pas aussi que beaucoup de maires ruraux sont agriculteurs. Donc, le nombre de paysans baisse, mais leur présence sociale, économique, politique et culturelle reste forte.

LVSL : J’en reviens à ma question précédente : vous dites que le problème n’est pas tant un excès de normes, mais plutôt la mauvaise organisation de la bureaucratie et surtout une concurrence déloyale. Mais concrètement, quand vous leur parlez de prix garantis, de quotas de production etc, est-ce qu’ils adhèrent à ces idées ?

C. B. : En fait, ils veulent avant tout des objectifs clairs. Pour l’instant, il n’y en a pas. On leur demande en permanence de produire autre chose qui se vendra mieux en fonction des cours internationaux, alors qu’ils ont souvent fait de gros investissements pour lesquels ils n’ont pas encore remboursé les prêts. Cette logique ne mène nulle part. On voit bien que la marge sur l’alimentaire n’est pas faite par les agriculteurs, mais par la grande distribution et les industriels de l’agro-alimentaire. Ils se gavent des deux côtés : sur le dos des consommateurs et sur celui des paysans. Il faut s’y attaquer, en encadrant les marges et en instaurant des prix plancher, comme nous l’avions proposé dans notre niche parlementaire.

« Il faut encadrer les marges et instaurer des prix plancher, comme nous l’avions proposé dans notre niche parlementaire. »

Pour partager la valeur ajoutée, il faudrait aussi que l’agro-alimentaire soit moins concentré et que la production soit plus locale. Certains paysans parviennent à transformer et vendre eux-mêmes leurs produits, souvent avec l’aide de leur entourage familial. Mais tout cela demande du temps et des savoir-faire : tout le monde ne s’improvise pas boulanger ou vendeur sur un marché. C’est pour ça que je plaide, comme la Confédération Paysanne, pour des unités de production plus locales. Cela éviterait que quelques grands groupes ne captent toute la marge et que les produits voyagent sur des centaines de kilomètres et cela récréerait de l’emploi et du lien dans les territoires ruraux.

LVSL : Vous évoquez la Confédération Paysanne. Ce syndicat a plein de propositions intéressantes, mais reste peu puissant face à l’hégémonie de la FNSEA dans le monde agricole. Pensez-vous que la FNSEA soit actuellement dépassée par sa base ?

C. B. : Oui. Les paysans que j’ai rencontrés ont organisé les blocages eux-mêmes, en dehors des syndicats et notamment de la FNSEA. Ils en ont marre de se faire balader par ce syndicat. Il suffit de voir ce qui s’est passé en Haute-Garonne : il y a deux semaines, les agriculteurs manifestaient à Toulouse en déversant du fumier partout pour se faire entendre. Et puis à 16h, les représentants de la FNSEA arrivent pour leur dire de rentrer chez eux avec leurs tracteurs et qu’ils vont négocier pour eux. Les paysans ont refusé de partir et ont décidé de bloquer l’autoroute à Carbonne. Bien sûr, la FNSEA a ensuite rejoint le blocage avec ses drapeaux. Mais elle ne maîtrise pas ce mouvement.

Les agriculteurs que j’ai rencontrés ne sont pas syndiqués ou sont proches d’autres syndicats, mais en tout cas, ils ne croient pas au discours de la FNSEA. Ils suivent ce qui se passe dans la société, ils voient que le modèle suivi par leurs parents, en produisant et en s’endettant toujours plus, va dans le mur. Ce n’est pas pour autant qu’ils adhèrent au discours d’autres syndicats : le patron de la chambre d’agriculture issu des JA est là, mais il ne fait pas la propagande de son syndicat. Même chose pour la Confédération Paysanne. Les agriculteurs veulent échapper à toute récupération syndicale, mais aussi politique. Moi j’y suis allé humblement, sans volonté de m’approprier quoi que ce soit. Jean Lassalle est également passé, Carole Delga a fait son show, puis Gabriel Attal vendredi, mais ils ont refusé que Jordan Bardella vienne.

LVSL : Gabriel Attal s’est rendu à Carbonne le 26 février, où il fait toute une mise en scène avec des bottes de foin et des agriculteurs triés sur le volet. Il a annoncé quelques mesures, comme le renoncement aux hausses de taxes sur le GNR et un « choc de simplification ». La plupart des agriculteurs rejettent ces mesures cosmétiques et annoncent poursuivre leurs actions. Pensez-vous que le gouvernement soit capable de répondre aux demandes des agriculteurs ?

C. B. : Non. Ce n’est pas avec des effets d’annonce que le gouvernement satisfera les agriculteurs. De toute façon, ils sont dans une logique capitaliste, d’accords de libre-échange, de libéralisme exacerbé… Or, répondre aux demandes des agriculteurs impliquerait des prix planchers, du protectionnisme, des quotas de production, etc. Ils devraient renier toute leur philosophie politique, ce qu’ils ne feront jamais. Donc ils se contentent de faire de la communication : Attal nous refait le même show que Macron il y a sept ans avec les Etats généraux de l’alimentation. On a vu le résultat !

Ils ont annoncé faire respecter les lois Egalim en envoyant 100 inspecteurs. Pour 400.000 exploitants, c’est de la rigolade. Attal espère que les mesurettes qu’il a annoncées suffiront à calmer les agriculteurs grâce à la courroie de transmission qu’est la FNSEA, mais ça ne marchera pas. Les agriculteurs sont à bout, comme d’ailleurs l’ensemble de la société française, qui les soutient largement. La colère qui s’est exprimée durant les gilets jaunes ou la réforme des retraites est toujours là et elle s’est même amplifiée. C’est impossible de prévoir sur quoi cela va déboucher, mais il est possible que ça prenne un tournant violent, même si je ne le souhaite évidemment pas car le pouvoir risque de s’en servir.

LVSL : Justement, on voit que le gouvernement fait pour l’instant le choix de ne pas réprimer le mouvement. Les paroles de Gérald Darmanin, qui parle de « coup de sang légitime » et évoque le recours aux forces de l’ordre seulement « en dernier recours » détonnent par rapport à la répression immédiate des autres mouvements sociaux. Comment analysez-vous cela ?

C. B. : C’est clair qu’il y a un deux poids, deux mesures. Quand les gilets jaunes occupent les ronds-points, quand les syndicalistes occupent des usines ou quand des militants écolos manifestent, les CRS débarquent très vite. Là, à Carbonne, les gendarmes viennent boire le café et manger le sanglier ! Ça change des Robocops qu’on a en ville ! La nature des forces de l’ordre joue d’ailleurs un rôle : les gendarmes côtoient les agriculteurs au quotidien, alors que les CRS sont déconnectés du territoire et ne font pas de sentiment.

Christophe Bex sur le blocage de l’A64. © Christophe Bex

Je ne sais pas si ça tiendra longtemps ou non, mais dans tous les cas le gouvernement est mal à l’aise. Car en face, les agriculteurs ont des gros tracteurs et sont souvent aussi chasseurs, donc ils ont des armes. C’est un peu comme avant quand les ouvriers de l’industrie manifestaient avec leurs casques et tout leur matériel. C’est plus dur à réprimer que les gilets jaunes. Dans tous les cas, j’espère vraiment que ça ne prendra pas un tour violent.

LVSL : Vous évoquez le fait que les agriculteurs sont très soutenus parmi la population et que la colère est très forte parmi les Français. Pensez-vous que le mouvement des agriculteurs puisse être rejoint par d’autres ? Croyez-vous à la « convergence des luttes » ?

C. B. : En tout cas, je le souhaite ! Mais pour ça, il faut casser les caricatures des deux côtés : celle de l’agriculteur bourrin, chasseur, viandard et bouffeur d’écolo et celui de la gauche urbaine, donneuse de leçons qui ne comprend rien à rien. La FNSEA fait d’ailleurs tout pour entretenir ces clichés, par exemple quand elle déverse du fumier devant les locaux d’Europe Ecologie Les Verts. Mais pour casser ces clichés, il suffit d’aller sur le terrain et de parler avec les gens. A chaque fois, j’ai été bien accueilli : tout le monde sait que je suis député France Insoumise, mais ça n’a posé aucun problème, on a pu discuter sereinement. Je suis issu de la campagne, ma femme est fille de paysans, donc je connais assez bien les problématiques du monde agricole.

« Il faut casser les caricatures des deux côtés : celle de l’agriculteur bourrin, chasseur, viandard et bouffeur d’écolo et celui de la gauche urbaine, donneuse de leçons qui ne comprend rien à rien. »

Mais ces échanges m’ont permis d’apprendre des choses : par exemple, on m’a expliqué que l’agriculture bio nécessitait souvent plus de gazole car sans herbicide, il faut retourner la terre plus souvent. Il existe bien sûr des possibilités pour en consommer moins, mais cela montre en tout cas la nécessité d’écouter les agriculteurs pour changer les méthodes de production. Il faut que la population s’empare de ces sujets et aille discuter avec eux pour mieux se rendre compte de ce qu’est l’agriculture dans notre pays et de ce qu’elle risque de devenir si on laisse faire. Autour de Carbonne, les exploitations font 50 ou 60 hectares, on est loin du Brésil, de l’Australie ou des Etats-Unis, avec des fermes-usines de dizaines de milliers d’hectares. Mais si on ne fait rien, c’est ce modèle qui s’imposera !

Donc oui, j’espère qu’il y aura une convergence des luttes car nous y avons tous intérêt. J’y travaille à mon échelle, par exemple en préparant un grand plan ruralité avec une vingtaine de mes collègues insoumis. Contrairement au plan ruralité d’Elisabeth Borne, qui va investir quelques millions pour ouvrir à peine quelques commerces, nous allons sillonner la France rurale, parler avec les gens et construire un plan de grande ampleur pour ranimer nos campagnes. Il faut y recréer des services publics, éviter de contraindre les gens à faire 50 kilomètres tous les jours pour aller travailler, redonner accès à la culture… Il y a beaucoup à faire, mais nous sommes déterminés et ce mouvement est une très bonne occasion de se pencher sur les problèmes de nos campagnes et d’y apporter des solutions.

Manifestations des agriculteurs : la FNSEA dépassée ?

Des agriculteurs déversent du fumier, du lisier et des déchets devant la préfecture d’Agen et y allument des feux, le 24 janvier 2024. © Capture d’écran – vidéo du compte Twitter Anonyme Citoyen

« Agriculteurs en colère », « on marche sur la tête », «on veut nourrir, pas mourir », « on est sur la paille »… Cet automne, les banderoles de ce type se sont multipliées dans la France rurale, notamment aux abords des axes routiers. Depuis quelques jours, les actions des agriculteurs se sont intensifiées et le gouvernement craint un embrasement général. Les racines de la colère sont en effet profondes : incapacité à vivre de leur travail, exaspération face à la bureaucratie, rejet des accords de libre-échange et parfois aussi opposition aux normes environnementales jugées trop contraignantes. Si la FNSEA et les Jeunes Agriculteurs, défenseurs de l’agro-industrie, tentent de canaliser le mouvement, celui-ci semble leur échapper. Une occasion de pointer enfin l’hypocrisie de ces syndicats, qui prétendent défendre les agriculteurs en les enfermant dans un modèle en échec.

Durant l’automne, les habitants des campagnes françaises ont vu les panneaux d’entrée de commune être retournés et les banderoles de détresse des agriculteurs se multiplier. Dans les préfectures et sous-préfectures rurales, le monde agricole déployait son répertoire d’action habituel : manif en tracteurs, déversement de fumier devant les bâtiments officiels, actions « caddies gratuits » ou lancers d’œufs sur les supermarchés accusés de faire de trop grosses marges… Pourtant, les médias nationaux ont peu couvert ces manifestations. Si l’actualité nationale et internationale était alors chargée, le fait que Paris n’était touché par aucune manifestation, doublé d’un certain mépris pour les « bouseux » des campagnes, expliquent sans doute aussi en partie ce désintérêt médiatique.

De la colère à la révolte

Désormais, le mouvement fait la une des médias. L’intensification des actions, avec le blocage d’axes routiers et autoroutiers, d’abord dans le Sud-Ouest puis dans toute la France, et la multiplication des actions spectaculaires y est sans doute pour quelque chose. Ces modes d’action, qui rappellent ceux des gilets jaunes, inquiètent de plus en plus le pouvoir. Alors que certaines figures de la contestation menacent de boycotter le salon de l’Agriculture et qu’un blocage de Paris est désormais annoncé, la tension est montée d’un cran. La crainte du gouvernement de voir les blocages de grande ampleur observés en Allemagne, aux Pays-Bas, en Roumanie et en Espagne être imités en France est en train de prendre forme. Il tente donc de contenir l’incendie en envoyant ministres et préfets à la rencontre des agriculteurs, mais ne parvient pour l’instant pas à convaincre.
L’empressement du gouvernement à négocier tranche avec l’approche habituelle des macronistes vis-à-vis des mouvements sociaux, qui consiste à les caricaturer et à les réprimer. Une démarche surprenante, alors que les actions des agriculteurs prennent parfois un tournant violent, comme lors de lancers de projectiles contre des policiers à Saint-Brieuc le 6 décembre dernier ou l’explosion d’un bâtiment – vide – de la DREAL à Carcassonne revendiquée par le Comité d’Action Viticole le 19 janvier. Le déversement massif de fumier et de déchets agricoles sur les préfectures est quant à lui généralisé.

Alors que les médias s’empressent habituellement de dénoncer le moindre feu de poubelle ou des barricades érigées avec des trottinettes, ils se montrent cette fois-ci bien plus conciliants. Le double décès dans l’Ariège, où une agricultrice et sa fille présentes sur un barrage ont été percutés par une voiture, aurait également pu servir d’argument au gouvernement pour demander la levée des blocages. Gérald Darmanin demande au contraire « une grande modération » aux forces de l’ordre, qui ne doivent être utilisées « qu’en dernier recours ».

Pourquoi le mouvement n’est pas réprimé (pour l’instant)

Si ce traitement peut surprendre, il se comprend à l’aune de plusieurs facteurs : l’image des agriculteurs dans l’opinion, les spécificités de ce groupe social et la symbiose entre la FNSEA et le gouvernement. 

D’abord, incarnant une France rurale travailleuse et dont l’utilité sociale est évidente, les agriculteurs bénéficient d’une forte sympathie dans l’opinion. Un sondage réalisé le 23 janvier chiffre d’ailleurs le niveau de soutien au mouvement actuel à 82%, soit 10 points de plus que les gilets jaunes au début de leur mobilisation. De même, bien que le nombre d’exploitants agricoles ait fortement diminué au cours des dernières décennies et se situe désormais autour de 400.000 personnes, le vote de cette profession reste fortement convoité par tout le spectre politique, ne serait-ce que pour ne pas apparaître comme des urbains déconnectés du reste du pays.

Les agriculteurs forment un groupe social difficile à réprimer.

Ensuite, les agriculteurs forment un groupe social difficile à réprimer. Lorsque les manifestations ont lieu à la campagne, il est fréquent que les gendarmes et les agriculteurs se connaissent, ce qui incite moins les forces de l’ordre à les affronter. Les combats seraient d’ailleurs compliqués : la taille imposante des tracteurs et le fait que leurs cabines soient difficiles à atteindre protègent les agriculteurs d’une potentielle répression. Enfin, beaucoup d’agriculteurs sont également chasseurs et donc armés.

Enfin, le pouvoir est en très bons termes avec les deux syndicats agricoles majoritaires. La Fédération Nationale des Syndicats d’Exploitants Agricoles (FNSEA) et le mouvement des Jeunes Agriculteurs, alliés dans presque tous les départements, ont obtenu ensemble 55% des voix aux élections des chambres d’agriculture en 2019. Leur vision productiviste et tournée vers l’export s’accorde en effet pleinement avec celle des macronistes, qui souhaitent une agriculture toujours plus mécanisée, robotisée et digitalisée pour augmenter la productivité. Le soutien de la présidente de la FNSEA à Emmanuel Macron lors de la première réforme des retraites en 2019 et la création de la cellule Demeter, une unité de renseignement de la gendarmerie destinée à la traque des militants écologistes opposés à l’agro-industrie, en témoignent. Ainsi, lorsque la FNSEA et les JA appellent à la mobilisation des agriculteurs, ce n’est que pour mieux renforcer leur position de négociation avec le gouvernement.

Les racines de la colère

C’est bien dans cette perspective que les deux syndicats ont initié les mobilisations de l’automne. Leur objectif principal était d’arracher des concessions à l’Etat dans la future Loi d’Orientation de l’Agriculture, de nouveau reportée suite aux mobilisations, et à l’Union européenne, sur le Green Deal et la loi de restauration de la nature. En filigrane, la FNSEA et les JA ont aussi en tête les élections de 2025 dans les chambres d’agriculture. En démontrant leur capacité à peser dans le rapport de force avec les responsables politiques, ils espéraient renforcer encore leur pouvoir sur le monde agricole. Si cette stratégie a plutôt fonctionné à la fin 2023, le mouvement actuel semble toutefois leur échapper. Il faut dire que les agriculteurs ne manquent pas de raisons pour se mobiliser.

Alors que les prix de l’alimentation ont bondi depuis deux ans, cette manne n’a pas « ruisselé » jusqu’aux agriculteurs.

Tous font le même constat : il est extrêmement difficile, même en travaillant sans relâche tous les jours, de vivre de leur travail. Alors que les prix de l’alimentation ont bondi depuis deux ans, cette manne n’a pas « ruisselé » jusqu’à eux et reste captée par les négociants qui spéculent sur les prix agricoles, les industriels et la grande distribution : entre fin 2021 et le deuxième trimestre 2023, la marge brute de l’industrie agroalimentaire est passée de 28 à 48% ! Pendant ce temps, beaucoup d’agriculteurs vendent leur production à perte. C’est notamment le cas du lait, dont la filière, dominée par quelques gros acteurs comme Lactalis, refuse de communiquer ses taux de marge. Le racket s’organise aussi en amont, avec quelques gros fournisseurs de produits phytosanitaires, d’engrais, de semences ou de matériel agricole. Ceux-ci ont fortement augmenté leurs prix dernièrement, certes pour des raisons exogènes comme la guerre en Ukraine, mais aussi par pure rapacité.

Pour survivre, les agriculteurs sont donc sous perfusion constante de subventions. Aides à l’investissement, aides aux revenus de la Politique Agricole Commune (PAC) en fonction du nombre d’hectares cultivées ou de la taille du cheptel, aide à la conversion et au maintien en bio, aide à l’entretien des bocages… Il en existe pour à peu près tout. Encore faut-il pouvoir remplir une montagne de formulaires pour en bénéficier et espérer que l’administration parvienne à les traiter dans les temps. Or, des années d’austérité et de complexification des procédures ont rendu la bureaucratie incapable d’assurer ses fonctions. En réalité, les plus gros agriculteurs sont souvent les seuls à capter les aides. On comprend alors pourquoi les bâtiments administratifs sont particulièrement visés par les contestataires.

Alors que l’équation économique est déjà intenable pour les petits agriculteurs,  une nouvelle vague de libre-échange est en train de déferler sur eux. Après la concurrence espagnole sur les fruits et légumes ou celle des éleveurs allemands et polonais sur le porc, ils vont devoir faire face à celle de la Nouvelle-Zélande, avec laquelle l’Union européenne vient de signer un accord de libre-échange. En pleine urgence écologique, l’importation de viande et de lait de moutons de l’autre bout de la planète était sans aucun doute la priorité. L’UE finalise également les démarches pour supprimer les barrières douanières avec le Mercosur, le grand marché commun sud-américain. Face aux fermes-usines du Brésil ou de l’Argentine, qui exploitent le soja ou les bœufs sur des surfaces immenses, il est pourtant clair que l’agriculture française, excepté les filières haut de gamme, ne pourra pas faire face. Le fait que ces pays utilisent des antibiotiques, des hormones de croissance, des pesticides et toutes sortes de produits interdits en Europe est vaguement reconnu par la Commission européenne, qui met en avant des « clauses miroirs » dans l’accord, mais sans aucune précision sur le fond. Enfin, l’UE ne cesse d’accélérer le processus d’adhésion de l’Ukraine, dont les produits agricoles qui ont envahi les marchés d’Europe centrale et ont déjà conduit à la ruine d’agriculteurs polonais et hongrois.

Les agriculteurs sont-ils vraiment anti-écolos ?

Pourtant, si ces motifs de colère sont extrêmement partagés par les agriculteurs, ils ne constituent pas le cœur des revendications de la FNSEA et des Jeunes Agriculteurs. Les deux syndicats focalisent plutôt leur opposition sur des mesures tournées vers la transition du secteur à des modes de production plus écologiques. Ils ont notamment dénoncé la hausse d’une taxe sur les pesticides et d’une redevance sur l’eau utilisée pour l’irrigation. Visant à financer le Plan eau du gouvernement et à réduire l’épandage de pesticides afin de préserver cette ressource de plus en plus rare, ces deux taxes ont été abandonnées dès décembre. La fin progressive de l’exonération fiscale sur le gazole non routier, carburant des engins agricoles, a elle aussi été dénoncée, bien que la FNSEA soit quelque peu en difficulté sur ce terrain : dans un deal avec le gouvernement cet été, elle a accepté cette hausse en échange d’une réforme de la taxation des plus-values agricoles qui avantage les gros agriculteurs.

Au-delà des taxes, la FNSEA et les JA attaquent particulièrement de nouvelles normes environnementales européennes, comme la stratégie européenne « de la ferme à la fourchette » et le « Green Deal ». La première vise notamment à ce que 25% des surfaces agricoles utilisées soient en bio d’ici 2030, tandis que le second a déjà été largement vidé de sa substance. Pour Arnaud Rousseau, le patron de la FNSEA, cette transition – pourtant timide – vers l’agro-écologie conduirait en effet à une « agriculture décroissante » qui serait alors incapable d’assurer les besoins alimentaires de la France. En agitant cette peur du retour de la faim, il espère faire échouer les tentatives limitées de convertir le secteur à des modes de production plus durables. Pour la FNSEA, la solution aux problèmes de productivité posés par l’épuisement des sols, le changement climatique, la multiplication des épidémies ou la crise de la biodiversité se situe uniquement dans le progrès technique, à coup de drones, de digitalisation, de méga-bassines, de robotisation ou d’organismes génétiquement modifiés (OGM).

En première ligne face aux effets du réchauffement climatique, premières victimes des pesticides et témoins de l’épuisement des terres et de la raréfaction de l’eau, nombre d’entre eux adhèrent à l’idée d’un changement de modèle.

Le mépris flagrant du syndicat majoritaire pour l’environnement n’est pourtant pas représentatif de la vision de tous les agriculteurs. En première ligne face aux effets du réchauffement climatique, premières victimes des pesticides et témoins de l’épuisement des terres et de la raréfaction de l’eau, nombre d’entre eux adhèrent à l’idée d’un changement de modèle. Mais alors que le passage au bio demande des années et que les prêts à rembourser sont souvent considérables, aucune transition n’est possible sans aide conséquente des pouvoirs publics. Or, les aides à la transition et au maintien dans l’agriculture biologique sont notoirement insuffisantes et rarement versées à temps. Sans parler de la chute du marché du bio de 4,6% en 2022, qui s’est poursuivie pour 2023. Trop chers – en raison notamment des sur-marges pratiquées par la grande distribution – ces produits sont de plus en plus boudés par des consommateurs aux moyens érodés par l’inflation. 

Au-delà du bio, les injonctions à aller vers plus d’agro-écologie ne sont pas non plus accompagnées de moyens suffisants. En témoigne par exemple la mobilisation conduite par la Confédération Paysanne et les CIVAM en Bretagne l’automne dernier pour plus de financements dédiés aux mesures agro-écologiques et climatiques (MAEC), qui encouragent les éleveurs à dédier une plus grande part de leur exploitation aux prairies, afin de préserver l’environnement. Ainsi, beaucoup d’agriculteurs souhaiteraient avoir des pratiques plus respectueuses de l’environnement – mais aussi du bien-être animal – mais n’en ont tout simplement pas les moyens.

La FNSEA, fausse alliée du monde agricole

Au lieu d’allier le nécessaire tournant écologique de l’agriculture avec des mesures permettant de le réaliser – protectionnisme et hausses des rémunérations des agriculteurs – la FNSEA et dans une moindre mesure les JA, préfèrent donc rejeter cette transition. Cela n’a rien de surprenant : bien que prétendant représenter tous les agriculteurs, la FNSEA ne défend que les plus gros d’entre eux. Les salaires des dirigeants du syndicat, dévoilés en 2020 par Mediapart, témoignent de leur déconnexion avec les paysans : le directeur général de l’époque émergeait alors à 13.400€ bruts par mois, soit plus que le ministre de l’Agriculture, tandis que l’ancienne présidente, qui ne travaillait que trois jours par semaine, touchait en un mois autant qu’un agriculteur moyen en un an !

La personnalité de l’actuel président du syndicat résume à elle seule les intérêts réellement défendus par la fédération : diplômé d’une école de commerce, Arnaud Rousseau commence sa carrière dans le négoce des matières premières, c’est-à-dire la spéculation… Il reprend ensuite l’exploitation céréalière familiale de 700 hectares, une parfaite incarnation de l’agriculture productiviste gavée de subventions de la PAC. Au-delà de sa ferme, Rousseau est également le directeur général d’un groupe de méthanisation, administrateur du groupe Saipol, leader français de la transformation de graines en huiles, président de Sofiprotéol, une société qui propose des crédits aux agriculteurs et d’une douzaine d’autres entreprises. Surtout, il est le PDG d’Avril, un énorme groupe industriel, qui possède notamment les huiles Puget et Lesieur. En 2022, le chiffre d’affaires de ce mastodonte de l’agroalimentaire et des agrocarburants atteignait 9 milliards d’euros tandis que son résultat net a explosé de 45% ! Un groupe dont était déjà issu l’ancien président de la FNSEA, Xavier Beulin, entre 2010 et 2017.

Patron d’un groupe agro-industriel qui fait son beurre sur le dos des paysans, promoteur de l’endettement des agriculteurs et ancien trader, Arnaud Rousseau a des intérêts dans presque tous les secteurs responsables de la mort de l’agriculture française.

Patron d’un groupe agro-industriel qui fait son beurre sur le dos des paysans, promoteur de l’endettement des agriculteurs et ancien trader, Arnaud Rousseau a des intérêts dans presque tous les secteurs responsables de la mort de l’agriculture française. Il ne manquait guère que les semenciers et les vendeurs de matériel agricole et le compte y était. Aucune surprise, dès lors, à ce que la FNSEA ne se contente que de maigres communiqués contre les accords de libre-échange sans appeler à se mobiliser pour les faire échouer ou à ce qu’elle défende ardemment une PAC qui ne bénéficie qu’aux plus gros. Il en va de même avec la défense des « méga-bassines » par le syndicat majoritaire : présentées comme une solution face à la généralisation des sécheresses, ces bassins bénéficient aux plus gros agriculteurs qui refusent de changer leurs méthodes et accaparent l’eau aux plus petits pour produire des denrées souvent destinées à l’exportation.

Quel débouché au mouvement ?

Habituellement, les trahisons de la FNSEA et des JA auprès de leur base ne suscitaient guère de réaction de la part de cette dernière. Cette fois-ci, il semble cependant que leurs tentatives pour contrôler le mouvement ne prennent pas. A Toulouse, un représentant du syndicat invitant les agriculteurs à rentrer chez eux et à laisser son syndicat négocier en leur nom a été copieusement hué. En Haute-Saône, le blocage d’une usine Lactalis à l’aide de fumier et de déchets, suffisamment rare dans ce type de mouvement pour être souligné, est une action que n’aurait probablement jamais soutenue la FNSEA. Plus largement, les agriculteurs en révolte préfèrent généralement ne pas afficher leur appartenance syndicale – quand ils en ont une – et se montrent très soucieux d’échapper à toute récupération politique. 

Que proposent justement les différents camps politiques ? Du côté du gouvernement, la ligne n’est pas claire et le bilan des sept dernières années au pouvoir difficile à assumer. Il est cependant probable que les macronistes finissent par conclure un accord avec la FNSEA autour d’aides d’urgences et de suppression de règles environnementales dans l’espoir de calmer la colère. Si des évolutions législatives sont nécessaires pour les appliquer, cela ne devrait pas poser de problèmes : dans leurs prises de parole, Les Républicains, alliés non-officiels du gouvernement, s’alignent totalement sur les revendications de la FNSEA

Le Rassemblement National (RN) se montre lui plus critique du syndicat majoritaire, mais reprend la plupart de ses arguments sur le fond. Seule différence notable : la question du libre-échange, fermement combattu par l’extrême-droite. Un point qui la rapproche de la Coordination Rurale, un syndicat agricole qui se positionne depuis longtemps pour une « exception agriculturelle » dans le cadre de la mondialisation. Si Marine Le Pen et ses troupes tentent évidemment de récupérer le mouvement et ciblent directement l’Union européenne dans leurs critiques, dans le but de gonfler leur score aux élections de juin prochain, ils n’ont en revanche pratiquement rien à proposer en matière de régulation des prix, de réforme de la PAC, de revenu paysan ou sur le plan environnemental.

La gauche parviendra-t-elle à convaincre ?

Quant à la gauche, elle se trouve plus ou moins dans la même situation que la Confédération Paysanne, incarnation de ce camp politique parmi les syndicats agricoles. Bien que les manifestations des agriculteurs fassent écho à nombre d’alertes émises par la « Conf’ » depuis des années (traités de libre-échange, folie de la libéralisation des marchés et de la fin des quotas de production, injustice des aides, impossibilité de verdir l’agriculture sans soutien financier, adaptation des normes aux réalités des petites fermes …), cela n’entraîne pas nécessairement un soutien aux propositions de ce syndicat. Pour la gauche, l’enjeu de cette séquence est de réparer son image auprès du monde agricole en cassant le discours autour de « l’agri-bashing » ou du bobo urbain végétarien donneur de leçons.

Prix plancher, encadrement des marges, protectionnisme, révision des aides pour les simplifier et soutenir un modèle plus écologique, révision des critères de commande publique dans les cantines pour favoriser l’agriculture française… Les propositions ne manquent pas.

De récentes interventions de députés de gauche dans les médias et à l’Assemblée nationale donnent l’espoir de rompre avec cette image. Les députés insoumis François Ruffin, Mathilde Hignet (ancienne ouvrière agricole) et Christophe Bex, ainsi que la députée écologiste Marie Pochon (fille de vignerons), ont clairement ciblé les vrais adversaires du monde agricole, à savoir les distributeurs, les industriels de l’agro-alimentaire, les fermes-usines étrangères et la FNSEA. Prix plancher, encadrement des marges, protectionnisme, révision des aides pour les simplifier et soutenir un modèle plus écologique, révision des critères de commande publique dans les cantines pour favoriser l’agriculture française… Les propositions ne manquent pas. Rappelons d’ailleurs que la France Insoumise avait justement proposé l’instauration d’un prix plancher sur les produits agricoles le 30 novembre dernier, qui a été rejeté à seulement 6 voix. A plus long terme, l’instauration d’une Sécurité sociale de l’alimentation, qui fait petit à petit son chemin à gauche et dont les expérimentations locales se multiplient, pourrait constituer un nouveau cadre pour sortir vraiment l’agriculture du marché. 

Certes, cet horizon peut paraître lointain. Bien sûr, il est probable que le mouvement actuel finisse par retomber, entre fatigue des personnes mobilisées en plein hiver sur les routes, nécessité de faire tourner les fermes pour rembourser les crédits et probable accord entre la FNSEA, les JA et le gouvernement pour calmer la foule. Le fait que ce mouvement social reste pour l’instant très sectoriel ne plaide pas non plus pour sa longévité. Toutefois, il a déjà permis de rouvrir des débats fondamentaux sur notre alimentation, la mondialisation, le travail et la répartition très inégalitaire de la valeur. En cela, il a brisé le cadre libéral dans lequel la FNSEA veut enfermer toute pensée politique du monde agricole. C’est déjà une grande victoire.

Décès de Xavier Beulin : l’agro-business perd l’un de ses plus fidèles alliés

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©Vimeo

«  Xavier Beulin a donné au syndicalisme et aux filières agricoles des lettres de noblesse et un élan incomparable. » [Communiqué FNSEA, 19 février 2017.] Xavier Beulin, dirigeant de la FNSEA (syndicat agricole majoritaire) et du groupe Avril est décédé. La classe politique française du PCF à Fillon en passant par Macron et Hamon lui rendent hommage. Qui était vraiment Xavier Beulin ?  On vous explique son bilan.

 

Conflits d’intérêts et réseaux d’influence

Qui est vraiment Xavier Beulin ? C’est une enquête de Reporterre qui démêle la position centrale de celui-ci dans les réseaux du monde agricole. Homme d’affaires, syndicaliste, représentant de collectivités publiques… Xavier Beulin était multi-casquettes ! Ainsi, Président du premier syndicat agricole français (la FNSEA), il était aussi vice-président du syndicat agricole majoritaire à l’Union Européenne (Copa-Cogeca). Egalement président de l’EOA (Alliance Européenne des oléo-protéagineux). Mais aussi vice-président du CETIOM (institut de recherche spécialisé dans les filières oléagineuses).. Et, par le passé, président de l’Association Française des oléagineux et protéagineux (jusqu’en 2011) et président du Haut-Conseil à la coopération agricole et du conseil d’administration de FranceAgriMer, établissement national des produits de l’agriculture et de la mer. Rien que ça ! Mais ses responsabilités ne s’arrêtaient pas là. Il présidait aussi l’IPEMED (institut de coopération avec les pays méditerranéens) et le CESER (Conseil Economique Social et Environnemental Régional) du Centre. Ainsi que le conseil de surveillance du Port Autonome de La Rochelle, deuxième exportateur français de céréales. Ainsi, vous mesurez l’ampleur des conflits d’intérêts que portait Xavier Beulin. Juge et partie de tous les sujets liés de près ou de loin à l’agro-industrie française et européenne.

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Le réseau de Xavier Beulin, par l’Association nationale des producteurs de lait, 2012.

 

Qui tient la FNSEA, contrôle l’Agriculture 

Xavier Beulin était surtout connu pour son statut de président de la FNSEA à partir de 2010. La FNSEA, créé en 1946, à toujours participé à la gestion de l’agriculture et des emplois agricoles avec les gouvernements successifs. Sa puissance repose sur son contrôle historique des chambres d’agriculture, et surtout leurs budgets. Diriger la FNSEA permet donc d’orienter le budget des chambres d’agricultures et notamment l’accès aux aides publiques. En d’autres termes : c’est avoir la tirelire de 700 millions d’euros (2014) et distribuer l’argent tel des bons points. D’après Reporterre, être adhérent à la FNSEA devient presque un passage obligé pour les agriculteurs qui souhaiteraient voir leurs requêtes aboutir (prêts, conseils juridiques, etc.) Car la FNSEA est omnipotente ! Membre des conseils de délibération sur l’achat des terres agricoles, des conseils des banques de prêts, de l’assurance Groupama, de la sécurité sociale des agriculteurs (MSA), dans l’enseignement… Jusque dans les milieux politiques à toutes les échelles, des mairies rurales à la Commission Européenne.

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Forte de 300 000 adhérents, la FNSEA a par ailleurs déclaré la guerre aux autres syndicats minoritaires tels que la Confédération Paysanne. En instrumentalisant des manifestations musclées craintes des gouvernements, facile de s’ériger en unique représentant du monde agricole et en interlocuteur officiel privilégié. Et ça fonctionne ! Création du Ministère de l’Agriculture et de l’agroalimentaire, rejet de l’écotaxe, agrandissement des élevages, assouplissement de la directive Nitrates, aide à l’irrigation agricole… Longue est la liste des renoncements et des connivences du Parti Socialiste avec monsieur Beulin. Qui tient la FNSEA, contrôle l’agriculture en France.

 

Xavier Beulin le businessman

Certains s’étonneront de voir Benoît Hamon pleurer la disparition de Xavier BeulinMais rien de plus logique quand on sait qu’en décembre 2013 déjà, François Hollande se déplaçait pour les 30 ans d’ Avril (ex-Sofiproteol).  Et faisait un discours élogieux pour ce géant céréalier de l’agro-industrie française pesant plus de 7 milliards d’euros de chiffre d’affaires. Et c’est le même François Hollande qui parle aujourd’hui d’ « une perte majeure pour la France »  au sujet de son décès. L’histoire d’amour entre le gouvernement socialiste et les affaires de monsieur Beulin ne sont plus un secret pour personne. Ainsi, pendant que la justice rejetait la suspension du projet de ferme-usine des Milles Vaches (12 mars 2014), les membres du gouvernement Hollande, notamment M. Le Foll, ministre de l’agriculture et M. Martin, alors ministre de l’Ecologie, paradaient aux Etats-Généraux de l’Agriculture, organisés par la FNSEA. Inutile de préciser que le gouvernement Hollande avait choisi son camp. Et que dire du conseil d’administration de la multinationale Avril ? Anne Lauvergeon, ancienne dirigeante d’Areva, Pierre Pringuet (président de l’Association Française des Entreprises Privées), et autres collègues ou ex-collègues de Xavier Beulin dans d’autres conseils d’administration de banques, coopératives, etc. Le monde est petit !

 

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Capture d’écran

L’oligarchie productiviste et libérale en action

Xavier Beulin était tout puissant. Comme le souligne Reporterre : “quand cette puissance se cumule avec celle d’un grand groupe agro-industriel, comme Avril, on est, simplement, dans une logique oligarchique, où public et privé se combinent à l’avantage des intérêts privés”. Pour Xavier Beulin, il n’y a d’autre choix possible que celui de l’industrialisation de l’agriculture ! Ainsi, les activités d’ Avril visent à assurer un maximum de débouchés à la filière des huiles et protéines végétales. Et Avril est partout : dans les huiles Lesieur et Puget, dans les œufs Mâtines, dans le marché de l’alimentation animale. Mais aussi dans le biodiesel, les cosmétiques et les matelas en mousse puisque la branche Avril est le leader européen de l’oléochimie. Et même dans les OGM avec Biogemma ! C’est un homme aux dents longues et aux bras extensibles qui sait se faire entendre. Il ira jusqu’à qualifier les opposants au barrage de Sivens de djihadistes verts.  C’est le patron de la FNSEA qui parle, le ministre de l’ombre de l’agriculture moderne. Alors les propos sont fondés. Aucun tollé dans la presse. Seuls les écologistes s’insurgeront.

 

Le productivisme, fossoyeur de l’ agriculture paysanne

Mais comment prétendre défendre les intérêts paysans quand l’ activité de Xavier Beulin vise à faire grandir les exploitations pour produire et vendre toujours plus de Colza ? Plus les exploitations sont grandes plus les agriculteurs ont recours aux céréales et aux farines végétales payantes. L’herbe grasse et gratuite n’est pas rentable pour le système agroindustriel pour lequel s’est battu Xavier Beulin. Ainsi, il n’est rien d’autre qu’un des bourreaux de la paysannerie française. En 20 ans, le nombre d’exploitations agricoles a baissé de moitié (24% pour les moyennes et grandes exploitations, 36% pour les petites). La taille moyenne des exploitations est en augmentation et les revenus en baisse de 18,6% rien qu’entre 2012 et 2013 ! Les charges des exploitations (semences, engrais, pesticides, carburant) représentent 40% des dépenses en 2013 contre 36% en 2010. Et les suicides d’agriculteurs n’en finissent pas. La machine libérale est à l’œuvre. Les agriculteurs français sont tenaillés entre une politique agricole commune qui encourage la surproduction et une pression de la grande distribution pour une baisse des prix qui étrangle les petits producteurs. Ironiquement, Xavier Beulin lui-même a reconnu la catastrophe dans son livre “Notre agriculture est en danger”. Le rendement moyen de la production de blé est passé de 15 quintaux à l’hectare à 65 en 40 ans. Pourtant 20 000 fermes sont menacées de disparition. 40% des poulets et une tomate sur trois sont importés de l’Union Européenne. Que dire par ailleurs des scandales de maltraitance animale dans les abattoirs ? De la recrudescence de l’usage des pesticides et du gâchis général de l’eau pour des productions démesurées ? Sivens en était l’exemple parfait. L’agriculture française reste championne d’Europe sur le papier. Mais dans les faits elle souffre.

Xavier Beulin et ceux qui le pleurent aujourd’hui sont les bras armés de cette oligarchie capitaliste tentaculaire. Oligarchie qui détruit des écosystèmes et des hommes par le biais d’une agriculture productiviste. Nous avons aujourd’hui le choix. Persister dans une agro-industrie mortifère composée d’exploitations de plus en plus grandes et détenues par des capitaux financiers.  Ou bien engager une transition agroécologique qui mettra en valeur les exploitations familiales, les circuits-courts, le juste prix et une alimentation raisonnée et de qualité. Les signaux positifs sont là : on observe une hausse de 16% des surfaces en bio en 2016.  La disparition de l’homme d’affaires ouvrira, peut-être, une opportunité pour les militants d’un autre monde.


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