En Colombie, les accaparements violents blanchis par le marché

Cérémonie de signature de l’accord de paix, 26 septembre 2016. Le Président colombien Juan Manuel Santos y appose sa signature © Marielisa Vargas

Le 26 septembre 2016, il y a cinq ans jour pour jour, le gouvernement colombien et la guérilla des FARC signaient un accord de paix historique. Premier point de cet accord : la réforme agraire. Celle-ci était censée entamer un cycle de réformes visant à une répartition plus juste et équitable de la terre. Aujourd’hui, force est de constater que ces ambitions sont restées lettre morte. À l’occasion de cet anniversaire, nous publions une réflexion élargie sur l’incapacité, dans l’horizon capitaliste, des politiques post-conflit à remettre en question les inégalités héritées de la violence. Un article autour de l’ouvrage de Jacobo Grajales, Agrarian Capitalism, War and Peace in Colombia. Beyond Dispossession (Routledge, 2021).

Les liens entre conflits fonciers et violence armée font l’objet d’une abondante littérature, qu’elle étudie les inégalités foncières aux racines de la guerre ou qu’il s’agisse d’exposer les formes d’accumulation engendrées par la violence.

NDLR : pour une analyse des tensions sociales autour de la terre en Amérique centrale, lire sur LVSL l’article de Keïsha Corantin : « Généalogie de la violence en Amérique centrale : les conflits fonciers comme cause d’instabilité politique »

Contre une division binaire entre temps de guerre et temps de paix, qui circonscrit les manifestations de la violence au premier, Jacobo Grajales veut dresser des continuités. Au-delà d’un retour sur le rôle de la violence dans la concentration foncière, son ouvrage insiste sur la capacité du modèle capitaliste, prôné en temps de paix, à légitimer des accumulations violentes, mais aussi, plus généralement, à justifier les inégalités post-conflit par les impératifs du développement économique et du marché libre. 

LE LIEN ORGANIQUE ENTRE PARAMILITARISME ET CAPITALISME AGRAIRE

L’auteur guide sa réflexion autour d’un acteur clé du processus d’accumulation des terres en Colombie : les paramilitaires. Naissant des milices de sécurité des grands propriétaires fonciers, les paramilitaires sont, dès leur origine, des forces conservatrices de l’ordre social. Dans les années 1980, l’expansion du trafic de drogue et les disputes territoriales pour le contrôle des routes clandestines favorisent l’émergence « d’entrepreneurs de la violence ». Ces derniers ont vocation à sécuriser les intérêts économiques et territoriaux des réseaux de narcotrafic.

Sous couvert d’une loi de 1968 qui légalise la constitution de groupe armés d’autodéfense pour contrer l’insurrection marxiste, les paramilitaires s’imposent comme un partenaire incontournable de l’État dans la guerre contre les Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC). Intrinsèquement liées aux élites locales, à l’armée et aux narcotrafiquants, les milices paramilitaires deviennent une force politique à part entière au tournant des années 2000. Bien qu’animées d’intérêts parfois concurrents avec la bourgeoisie locale, les dissensions au sein de celle-ci et leur supériorité militaire et économique placent les groupes paramilitaires en arbitre, et leur permettent de s’affirmer comme les régulateurs du pouvoir local.

Le propos essentiel de l’auteur est d’aller au-delà des cas les plus violents de dépossession des terres pour interroger la séparation entre l’inégalité illicite – parce qu’obtenue par la violence armée – et l’inégalité légitime produite par la libre concurrence.

S’appuyant sur leurs liens étroits avec les élites politiques locales, les cercles d’affaires et la corruption d’officiers publics à des postes clés, le réseau des paramilitaires joue un rôle pivot dans le blanchiment des terres acquises par la violence. 

Jusqu’à une récente réforme, la plupart des notaires étaient nommés par décrets grâce au soutien de relais politiques, notamment des députés. Chargés de certifier au nom de l’État la légalité d’une transaction, les notaires sont un maillon essentiel à la sécurisation des droits de propriétés. En contrôlant les élus – à travers pots-de-vin et financements de campagne – les paramilitaires s’assuraient la nomination de fantoches acquis à leur ordre.

Un autre exemple, qui ne fait pas figure d’exception, est fourni par les faux enregistrements d’abandon de terre. Si les guérillas y ont aussi recours, les paramilitaires systématisent le massacre comme mode d’opération. Il s’agit d’une stratégie de terreur redoutablement efficace pour s’étendre territorialement. En effet, les massacres entraînent la fuite des populations avoisinantes. Ainsi, des milliers d’hectares de terres désertés tombent entre les mains des groupes armés. C’est là qu’intervient INCORA, institut créé par la réforme agraire de 1961. Cet institut est chargé de distribuer des terres aux petits paysans. Maquillé sous la plume corrompue des institutions publiques, l’exil forcé des paysans est enregistré par INCORA en abandon de terre, autorisant ainsi légalement la cession des exploitations à un nouveau propriétaire. En 2011, cinq fonctionnaires d’INCORA ont reconnu leur complicité dans cette manœuvre.

Comme l’indique le titre de l’ouvrage, le propos essentiel de l’auteur est d’aller au-delà des cas les plus violents de dépossession des terres pour interroger la séparation entre l’inégalité illicite – parce qu’obtenue par la violence armée – et l’inégalité légitime produite par la libre concurrence.

Aujourd’hui comme hier, l’obstacle à une refondation des discours et des programmes politiques demeure inchangé : l’ordre social propriétariste, défini par Thomas Piketty comme « un ordre social fondé sur la défense quasi religieuse des droits de propriété comme condition sine qua non de la stabilité sociale et politique. » (Piketty, 2020).

L’ILLUSION DES POLITIQUES REDISTRIBUTIVES

Jacobo Grajales remonte ainsi aux années 1960, qui ont vu naître l’espoir de changements à partir notamment de la réforme agraire de 1961. Si elle prévoyait des mécanismes d’expropriation des grands propriétaires, ces dispositions furent très rarement appliquées. Les réformes se sont surtout traduites par la privatisation de terres publiques, à travers la reconnaissance de situations d’occupation des propriétés de l’État ou à travers l’extension de fronts pionniers. Ces mesures profitèrent autant à la petite paysannerie qu’à l’accumulation des grands propriétaires. Puiser dans les réserves publiques plutôt qu’exproprier, distribution donc, mais pas redistribution. En privatisant les réserves foncières qui lui appartiennent, l’État se dispense de toucher aux grandes propriétés privées et achète la paix sociale.

Autre illusion dénoncée par l’auteur, les politiques communautaires des années 1990. Celles-ci accordent des droits territoriaux aux communautés ethniques minoritaires, indigènes et afro-descendantes. On observe ce tournant dans différents pays du continent : Colombie, Pérou, Bolivie, Equateur. Le fondement de ce régime particulier ? Le lien culturel qui unit la terre aux communautés ethniques. Alors que ces dernières – dans un discours teinté d’exotisme et d’essentialisation – sont présentées comme « gardienne » de la nature, les paysans et leur vision utilitariste du sol seraient une menace pour l’environnement.

D’apparence progressiste, l’ethnicisation des droits territoriaux se révèle un levier de choix pour balayer les revendications de la majorité paysanne. Légitimant les droits de quelques-uns pour mieux écarter ceux des autres, l’agenda néolibéral est consacré comme la règle, les minorités ethniques relevant alors de l’exception. Rappelons que la Banque mondiale et le Fond monétaire international comptent parmi les principaux soutiens de ces politiques ; des appuis qui forcent au regard critique vis-à-vis de réformes pourtant portées par des gouvernements de gauche.

DES RAPPORTS DE POUVOIRS ACCENTUÉS PAR LA VIOLENCE ET CONSOLIDÉS PAR LA PAIX, L’HÉGÉMONIE DE L’AGRO-INDUSTRIE

Les récits qui animent les périodes de sortie de guerre s’articulent sur une base fondamentale : celle de la délimitation entre un avant et un après. Le discours des institutions impliquées dans la gestion post-conflit (gouvernement et agences publiques, ONG, instances internationales…) diffusent cette idée de rupture, un cadre conceptuel qui, de fait, guident leurs actions concrètes.

De fait, les procédures de justice pour la récupération des terres furent centrées sur les acteurs armés paramilitaires, faisant fi de leurs liens étroits avec les milieux d’affaires.

D’une part, cela contribue à masquer la permanence de la violence armée, qui n’a pas disparu mais s’est transformée. Si la démobilisation des paramilitaires entre 2003 et 2006 marque une réduction drastique du nombre d’homicides, la violence est aujourd’hui plus dirigée. La stratégie a évolué vers l’assassinat ciblé et systématique de leaders sociaux, muselant ainsi toute contestation. En dépit des récents accords de 2016, la Colombie se hisse aujourd’hui au sommet d’un podium mortifère, avec 255 victimes de massacres et l’assassinat de 120 leaders sociaux en 2020 [1].

https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Pend%C3%B3n_en_homenaje_a_los_l%C3%ADderes_sociales_asesinados_en_Colombia.jpg
Bannière déroulée en hommage aux leaders sociaux assassinés en Colombie, Cali, septembre 2019

Mais plus encore, le mur temporel dressé entre guerre et post-conflit se concentre sur la réparation des cas de spoliation violente sans s’intéresser aux structures qu’elle a bâties et qui persistent aujourd’hui. De quelles structures parle-t-on ? Le conflit armé en Colombie a façonné la conjoncture contemporaine des campagnes : la destruction du tissu communautaire et l’accaparement des terres ont creusé encore davantage les inégalités et consacré l’hégémonie de l’agro-business. Dans un tel contexte, les règles du marché suffisent désormais à évincer les petits paysans, renforçant toujours plus la domination des géants agricoles.

Dans les cas peu nombreux où les paysans retrouvent leur terre, il ne faut que peu de temps pour que le manque de moyens techniques, de formation, et l’accumulation de dettes ne les conduisent à revendre leur parcelle à bas prix à la grande plantation voisine, et ceci heureux de s’être déchargés d’un fardeau. La libre concurrence légitime l’inégalité entre agricultures paysanne et industrielle, entérinant la reproduction d’un capital produit par la violence.

La transformation économique et écologique du paysage rural colombien, héritière de l’action conjointe de la violence paramilitaire et de l’investissement capitaliste, contraint aujourd’hui les paysans à quitter leur terre.

Un cas d’école est fourni par Jacobo Grajales dans son livre à travers l’enjeu de la ressource en eau. Dans le bassin versant du fleuve Rio Frio, à une quarantaine de kilomètres au sud de Santa Marta à l’extrême nord du pays, les plantations bananières ont prospéré et se sont étendues à partir des années 2000 à la faveur de l’opacité créée par le conflit armé. Concentrée à l’est de la région, en amont du fleuve, l’extension des plantations s’est accompagnée de la multiplication des infrastructures d’irrigation (pompes, canaux, réservoirs, etc.) captant ainsi l’essentiel de la ressource en eau avant qu’elle ne parvienne aux fermes en aval. Aujourd’hui endettées car incapables de produire à cause de la sécheresse, les paysans de l’ouest vendent peu à peu leurs terres à de plus grands exploitants qui disposent des ressources nécessaires aux travaux d’irrigation. Ainsi s’uniformise le paysage rural au profit de l’agro-industrie.

RENDRE JUSTICE EN PERIODE POST-CONFLIT : SURTOUT, NE PAS FAIRE FUIR LES INVESTISSEURS !

Au milieu des années 2000, la justice transitionnelle devient la doctrine dominante des politiques de peace-building. Elle est consacrée en Colombie par la loi 975 de 2005 dite « Justice et Paix » qui prévoit des politiques de démobilisation des paramilitaires et de réparation des victimes. En 2011, un cap est franchi avec l’adoption de la « Loi sur les victimes et la restitution de terres ». Le texte est une victoire idéologique : la question agraire est enfin considérée comme un sujet central dans l’agenda post-conflit. En même temps que le texte reconnait une corrélation entre foncier et conflit armé, il la réduit à sa dimension la plus criante : la spoliation violente. Il s’agit de restituer leurs terres aux paysans dépossédés afin de réparer le crime. Les responsabilités profondes de ces accaparements et des inégalités historiques du système agraire sont ignorées.

De fait, les procédures de justice pour la récupération des terres furent centrées sur les acteurs armés paramilitaires, faisant fi de leurs liens étroits avec les milieux d’affaires. À deux égards, les multinationales agricoles sont restées relativement à l’abri de la justice.

D’une part, les unités de procureurs créées par la loi Justice et Paix de 2005 et chargées de recevoir les témoignages des paramilitaires n’étaient pas compétentes à l’égard des tierces parties. Ces informations étaient alors transférées aux bureaux des procureurs locaux. Evalués au chiffre – par le nombre d’affaires qui aboutissent –, disposant de faibles moyens pour enquêter et vulnérables aux intimidations, ces bureaux sont peu enclins à s’attaquer à ces affaires sensibles.

Selon les dernières enquêtes, à peine 0,2 % des producteurs possèdent des domaines de plus de 1 000 hectares, couvrant au total 32,8 % des terres agricoles du pays.

D’autre part, si la procédure civile de restitution des terres a parfois permis de démasquer les acquisitions illégales d’entreprises, la question de leur complicité avec les paramilitaires relève de la juridiction pénale, et requiert des niveaux de preuves supérieurs, réitérant les questions du manque de ressources et d’indépendance.

L’ACCORD DE PAIX DE LA HAVANE, UNE LENTE AGONIE

L’accord de paix de 2016 fit naître les espoirs d’une justice plus accomplie, avec la création de la Juridiction Spéciale pour la Paix (JEP). Aux origines, l’institution était compétente non seulement sur les crimes commis par les FARC mais aussi pour instruire tous crimes commis dans le contexte du conflit interne, incluant les entreprises privées ayant bénéficié des réseaux et des agissements criminels des acteurs armés. La lutte féroce des partis de droite et d’extrême-droite contre cette nouvelle juridiction eut raison de son impertinence : non sans ironie, une loi prévit que les hommes d’affaires ne seraient jugés par la JEP que s’ils se soumettaient volontairement à sa compétence. L’espoir éphémère d’une justice démocratique gisait là.

Bien qu’il marque un tournant dans l’histoire de la Colombie, les faiblesses de l’accord de La Havane étaient décelables dès sa conclusion. Particulièrement sur la question agraire, que les FARC avaient hissée en priorité, l’accord put s’établir non pas par consensus politique des différentes parties, mais grâce à l’ambiguïté de ses énoncés. Lors de l’arrivée au pouvoir, en 2018, d’un gouvernement hostile aux négociations avec les FARC, les mesures mises en place par l’accord afin d’appuyer un agenda redistributif purent sans difficultés être privées de cet esprit. Le recul des ambitions se notait déjà en fin de mandat de l’administration Santos (centre-droit), trop affaiblie politiquement pour obtenir le vote de lois à la hauteur des engagements pris à La Havane.

Par exemple, alors qu’une réserve foncière devait être créée et alimentée par des terres du domaine de l’État et des terres expropriées (propriétés des criminels de guerre, acquisitions frauduleuses) afin d’être redistribuées, le « Fond Foncier » fût transformé en simple plateforme de transit dans le processus de formalisation de la propriété. Les terres en cours de régularisation étaient transférées à cette réserve jusqu’à ce que la procédure de formalisation du titre de propriété soit achevée. Il ne s’agissait donc en rien d’allouer une terre à de nouveaux occupants, mais de sécuriser des droits de propriétés en formalisant une situation de fait déjà existante.

De la même manière, la réforme du cadastre introduite par l’accord de paix devait fournir une analyse territoriale des droits de propriétés et des usages du sol, accompagnant en parallèle des mesures de régularisation ou de redistribution pour résoudre les conflits fonciers. L’orientation techniciste soutenue par le nouveau gouvernement et les institutions internationales qui financent le programme (Banque mondiale et Banque interaméricaine de développement), conduisit à une dépolitisation des enjeux et à l’effacement de sa dimension intégrale. Loin de remettre en question les inégalités foncières, la réforme du cadastre – toujours en cours – est en fait une actualisation des registres de propriétés grâces aux outils modernes : une simple cartographie de l’état de fait. 

Selon les dernières enquêtes, à peine 0,2 % des producteurs possèdent des domaines de plus de 1 000 hectares, couvrant au total 32,8 % des terres agricoles du pays. À l’inverse, 69,5 % des producteurs cultivent des parcelles de 5 hectares ou moins, des propriétés qui ne couvrent que 5,2 % des terres agricoles disponibles.

L’immobilisme vis-à-vis des transformations agraires est à l’image des autres points de l’accord. Une fois l’objectif de démobilisation des guérilleros atteint, les dirigeants n’ont pas respecté leur part du marché. Autre contradiction avec les négociations de La Havane, la substitution volontaire à la culture de coca prévue par l’accord fût remplacée par son éradication obligatoire sous le nouveau gouvernement. De plus, les garanties de sécurité pour les ex-guérilleros font défaut : depuis la signature, au moins 271 combattants démobilisés ont été assassinés [2].

En 2018, beaucoup craignaient que l’arrivée au pouvoir de l’extrême-droite ne fasse voler en éclat l’accord de paix. Plutôt qu’un coup d’arrêt brutal, les cinq dernières années montrent – selon les mots de Jacobo Grajales – que « si le gouvernement actuel n’a pas tué l’accord, il l’a laissé mourir ».

Notes :

[1] Commission des droits de l’Homme de l’ONU, 2020

[2] Chiffres d’avril 2021 par le Parti des Communs, parti politique des FARC issu de l’accord de paix.

Entre-soi et cooptation : le coliving, face cachée de la propriété marketée ?

©Illustration Nassim Moussi

La production de logements sécurisés et partagés se multiplie en France et dans le monde au travers du coliving. Le concept, encore embryonnaire, repose sur une formule d’hébergement en colocation à mi-chemin entre la prestation hôtelière et le logement classique, auquel il ajoute divers services. En ciblant principalement un entre-soi de jeunes bancables, ces lotissements résidentiels veulent monétiser l’expérience du logement de demain en s’appuyant sur 3 piliers : les espaces, les services et la communauté. Reposant sur un désir de vivre ensemble et sur des règlements qui imposent des normes de conduite et une répartition des coûts des services collectifs comme l’entretien, les installations sportives, le personnel de nettoyage et de sécurité, ce mode d’habitat alternatif questionne. Quel est le rôle de l’outil serviciel et affinitaire dans le processus immobilier qu’est le coliving ? Quel impact l’innovation servicielle pourrait-elle avoir sur la propriété ?


Qu’il s’agisse d’une évolution profonde ou d’une rupture, le coliving, formule clé en main de l’économie de service pour la production de logement, apparaît dans un contexte où les gens rencontrent de plus en plus de difficultés à se loger. Si la transformation du parc immobilier est inscrite dans des étapes lentes, l’habitat entraîne déjà des besoins nouveaux en termes de propriété. Le modèle familial se renouvelle, la taille des ménages se réduit. Divorces et séparations, nouvelles unions et familles recomposées augmentent et créent autant de variations dans la configuration du logement idéal. Le parcours résidentiel évolue et les manières d’habiter progressent plus vite que le parc immobilier. L’économie servicielle de la propriété est donc prise dans un contexte de transformation de la temporalité d’occupation des logements et le coliving semble vouloir apporter des éléments de réponse à cette évolution.

Ce dispositif correspond au mouvement de fond qui traverse le débat politique actuel : en effet, le coliving servirait de fondement à une réflexion sur ce que doit offrir un logement à l’heure de l’avènement de l’économie servicielle. « Les bailleurs sociaux facilitent le développement d’Airbnb et participent à la spéculation immobilière en vendant des droits de commercialité », accusait, le 31 janvier 2020, Danielle Simonnet, conseillère municipale la France insoumise de Paris, lors du débat entre candidats à la Mairie de Paris organisé par la Fondation Abbé Pierre sur la politique du logement. L’actuel ministre Julien Denormandie, chargé de la ville et du logement, se dit « en phase d’observation », tandis que le député Modem de la Haute-Garonne Jean-Luc Lagleize a remis un rapport au gouvernement le 20 novembre 2019 qui vise la création d’un nouveau droit de propriété, fondé sur la dissociation entre le foncier et le bâti, suscitant de nombreuses interrogations.

Autant de réflexions qui opèrent un changement de paradigme pour le droit de la propriété et qui nous ramènent aux préoccupations des différents acteurs du marché : l’État, les propriétaires, les locataires, les professionnels, les institutionnels, et bien sûr les utilisateurs dont le spectre est très large. L’innovation servicielle pourrait-elle être l’aiguillon d’une nouvelle production de la propriété ?

@ Illustration Nassim Moussi

État des lieux : historique de la servitisation et de la propriété

Emprunté du latin servitium (« esclavage, joug, servilité »), de servus « esclave » et servire « être asservi », étymologiquement, le mot service implique l’idée d’assujettissement à une volonté supérieure. La notion de servitisation[1] quant à elle, correspond au fait de vendre non pas un simple produit, mais une solution comprenant un produit et un service. Celle-ci a transformé la nature de la relation entre un client (le locataire) et son fournisseur (le propriétaire), et changé les rapports entre les produits et les services. Sans véritablement bouleverser l’industrie immobilière actuelle, le coliving reproduit un certain modèle hygiéniste du logement collectif, en se positionnant dans la continuité d’une colocation qui propose des services dans une formule toute inclusive.

« Le coliving reproduit un certain modèle hygiéniste du logement collectif, dans la continuité d’une colocation proposant des services. »

Si toute civilisation connaît des formes d’appropriation, l’élaboration d’un droit des biens commence avec les Romains qui ont, les premiers, opéré une classification juridique des biens et accordé une place déterminante à la protection de la propriété privée[2]. Historiquement, de l’Antiquité à l’époque actuelle, en passant par les révolutions industrielles, plusieurs archétypes de droit des biens se sont développés dans le cadre de systèmes politiques d’obligations et de services. La pratique du droit réel, en tant qu’outil serviciel, n’est pas nouveau dans l’histoire de la propriété : son origine remonte directement dans le droit romain à l’emphytéose, qui était à Rome un droit réel de jouissance appelé jus emphyteuticum, conféré sur un bien appartenant à autrui ; elle ne s’établissait que sur les propriétés rurales, moyennant le versement d’une redevance périodique, appelée canon.

Ce droit réel de jouissance d’un bien, investi de prérogatives, se retrouve dans différentes théories politiques et sociales, notamment dans les doctrines hygiénistes. Le projet de la Saline Royale d’Arc-et-Senans construite par l’architecte Claude-Nicolas Ledoux sous le règne de Louis XV en est l’exemple. Il s’agissait d’une manufacture destinée à la production de sel, qui fonctionnait comme une usine intégrée, où vivait presque toute la communauté de travail. Construite en forme d’arc de cercle, elle abritait les lieux d’habitation et de production. Chaque habitant devait donc verser aux commis – employés de l’administration chargés de la perception de l’impôt sur le sel – la gabelle, une taxe royale sur le sel.

Le principe de coopération s’inspirera plus tard du socialisme utopique. L’industriel idéaliste Jean-Baptiste André Godin mettra notamment ces principes en application pour la fondation du Familistère de Guise. Plus qu’un hôtel coopératif, il s’agissait d’une coopérative ouvrière de production où plusieurs familles vivaient ensemble, en communauté, avec autours d’eux des magasins, des écoles, des théâtres, des bains et des piscines. Cette réflexion autour du logement ouvrier permettra la création de lois relatives au logement social, tout en poursuivant les réflexions hygiénistes préexistantes, notamment sur l’ensoleillement et l’aération des logements.

Les immeubles à gradins, développés par l’architecte Henri Sauvage à Paris, sont l’une des constructions emblématiques de cette réflexion sur les HBM Habitat bon marché, l’ancêtre actuel de nos HLM). L’immeuble du 13 rue des Amiraux est construit sur un système ingénieux de gradins, offrant à chaque appartement une terrasse. Il compte 78 logements répartis sur 7 étages. Les équipements sont pensés avec une grande rationalité : chauffage, garde-manger, vide-ordures, coffres à linge sale etc. : tout est pensé pour le confort des ouvriers. Des caves sont même prévues aux 3e et 4e étages et une piscine est construite dans le volume central de l’immeuble.

Le coliving, ou l’opportunité d’apporter plus de valeur à la propriété ?

Aujourd’hui, la majorité des opérations coliving en France et à l’étranger, prétextant une « expérience utilisateur » ou « un lien communautaire », s’inscrivent dans cette logique hygiéniste. Par exemple, l’opérateur Axis, à la fois investisseur, promoteur et gestionnaire de la marque The Babel Community, propose une résidence coliving à Marseille. Dans un immeuble haussmannien intégralement rénové, se mêlent espaces privatifs et partagés, et autres espaces collectifs mis en commun. On y trouve des chambres meublées, en colocation ou individuelles, du studio au deux pièces. L’offre des services est extrêmement variée, elle va de la conciergerie aux cours de sports collectifs, en passant par le room service, un cinéclub ou encore un espace de cotravail avec restauration. Les offres locatives mensuelles sont, quant à elles, basées sur la flexibilité des baux et le sans engagement.

« Il reste fort à parier que l’on ne vendra plus de m² mais un abonnement comme si on louait « un service d’habitat ».»

Dans cette économie centrée sur la servitisation qui s’instaure, les opérateurs de coliving ne vendent pas uniquement des produits, mais ils vendent plutôt l’accès et les résultats que leurs produits génèrent. Cette nouvelle production de la propriété par le développement d’une culture de service prend de l’ampleur. Il reste fort à parier que l’on ne vendra plus de m² mais un abonnement comme si on louerait « un service d’habitat ». Tout en s’acquittant d’un forfait fixe mensuel, qui englobera la jouissance d’un logement, les colivers[3] contracteront des services additionnels type abonnements, de la même façon qu’ils s’abonnent à Netflix en payant pour la production et la valeur.

C’est, finalement, une question générationnelle et de maturité digitale : jusqu’à présent, les générations ont été habituées à acquérir des biens, mais sans payer le service ; demain, les générations futures achèteront des services sans débourser d’argent pour acquérir des biens.

Une surenchère dans les services proposés

Si les appels à projets « Inventons la Métropole du Grand Paris 2 » se propagent au travers de programmes innovants dédiés au coliving, la mise en concurrence des concepts a provoqué une réelle surenchère des services, qui n’est pas toujours en concordance avec les besoins spécifiques en matière d’habitat. Entre espaces de bureaux partagés, hacker house, makerspace, urban farming, fablabs et autres tiers-lieux, les propositions servicielles se sont donc démultipliées[4], au risque de leur fordisation, d’où une nécessaire interrogation de cette suroffre servicielle.

« Le coliving s’oriente vers un univers de cherté et raréfaction du foncier constructible, dans lequel le calcul de la rentabilité prime. »

Confronté à des zones tendues en Île-de-France, le contenu programmatique du coliving s’oriente vers un univers de cherté et raréfaction du foncier constructible, dans lequel le calcul de la rentabilité prime. Si la hausse du prix du foncier entraîne la hausse du prix de l’immobilier[5], plusieurs opérateurs immobiliers de coliving ont bien compris que l’ensemble de leur flux de trésorerie doit être généré par les activités servicielles, d’où l’importance d’établir une promotion servicielle la plus marketée possible.

Aujourd’hui, le contexte dans lequel émerge la ville servicielle pose la question de la causalité « service-propriété ». Elle constitue, de ce fait, un élément important du devenir de la propriété. Paradoxalement, les stratégies de nombreuses villes en France promeuvent l’esprit de la ville intelligente ou Smart City, s’enfermant sur des fantasmes ultra-concurrentiels de croissance, quand les villes appellent désormais la mesure et l’équilibre, qu’il s’agisse de leur taille ou de co-construction. Ce constat invite à réfléchir à une autre trajectoire, en misant moins sur les biens et davantage sur les services qu’ils permettent.

https://www.flickr.com/photos/dalbera/7385407458
© Jean-Pierre Dalbéra

Des ambitions collectives à reconsidérer

Touchant plusieurs générations et différents milieux socio-professionnels, ce segment alternatif immobilier qu’est le coliving arrive dans un contexte sociologique complexe. Et sur ce dernier point, des problématiques diverses se posent, à travers lesquelles la créativité juridico-servicielle est constamment sollicitée et impacte de facto l’usage de la propriété. Ce mode d’habitat qui se sert de la rareté et de la cherté du foncier explore de nouvelles formes de propriété : c’est en cela qu’il suscite un vif intérêt de la part des professionnels de l’investissement immobilier.

L’effet inflationniste de la propriété remet, de fait, sur le devant de la scène, des réflexions sur la maîtrise du coût du foncier en questionnant des pratiques servicielles et collaboratives par le biais du coliving. Le développement d’une culture de service exige du temps et cette dynamique servicielle semble de plus en plus en corrélation avec l’offre locative et les modes d’acquisition de la propriété.

« L’effritement des repères sociaux pousse les individus à se réfugier dans une consommation généralisée. »

Cette progression de l’économie de la fonctionnalité, caractérisée par des actes de consommation de services interchangeables, produit une incertitude constante, qui précarise des modes de vie dits « agiles ». S’il est vrai que toutes ces formes de propriétés rechargeables ou à caractère d’emphytéose servicielle calquent certains modèles anglo-saxons (Community Land Trust), l’avenir de la propriété ne se résumera pourtant pas à une innovation stratégique de rupture, telle qu’elle est énoncée dans l’économie de la fonctionnalité.

Effectivement, cette perte de sens liée à l’effritement des repères sociaux pousse les individus à se réfugier dans une consommation généralisée afin de « s’acheter une vie »[6], donnant ainsi une dimension volatile et éphémère à tous les domaines de la vie en société, ce que Zygmunt Bauman nommera la « modernité liquide ». Néanmoins, établir un parallèle entre la pensée de Godin, qui employait une forme de paternalisme afin de séduire les ouvriers pour mieux les détourner de leur émancipation, et le coliving, c’est-à-dire l’entre-soi de jeunes gens qui se ressemblent, se cooptent et refusent d’être adulte, est encore prématuré.

Prestation servicielle voulue ou subie, on pourra néanmoins objecter qu’une logique consumériste traverse bon nombre de ces projets de développement urbain. Il n’en demeure pas moins que de nouvelles formes collectives de propriété fondées sur des structures d’autogestions voient le jour. Élaborées sur des principes fédératifs, ces types d’habitats partagés accompagnent un mouvement profond de reconfiguration de la famille, et semblent en passe de devenir un phénomène de plus grande ampleur.

Des mécanismes fonciers imparfaits

Les avis sont partagés lorsqu’il s’agit de déterminer si la corrélation entre service et coliving est une réponse à la crise du logement ou une forme d’exploitation des personnes les plus exposées à cette crise. Le Guardian a récemment publié un article qualifiant le coliving de « dortoirs d’entreprises cyniques ». Les amateurs de coliving célèbrent la liberté et la flexibilité qu’offre ce type de propriété. Les critiques disent qu’il ne fait que masquer un problème plus profond et profiter de la solitude qui est au cœur de la lutte de la génération Y pour se trouver un logement.

À San Francisco, ville la plus chère à vivre des États-Unis avec un lit en moyenne pour 3 490 $, la société de gestion locative « Tribe-coliving », qui se qualifie de réseau social instantané, facture 2000 $ la capsule de lit. Les cohabitations sont en grande partie dues à l’afflux de startupper qui prennent le bus vers les campus de la Silicon Valley. Certains lotissements sont clôturés avec des murs imposants, d’autres avec des grillages ; les accès sont surveillés 24 heures sur 24 par le personnel de sécurité et réglementés avec des cartes magnétiques. S’ajoute à cela des systèmes de vidéosurveillance dans la cuisine et le salon, certains locataires ont même reçu des messages insistants d’avertissement par SMS et mail comme « veuillez laver votre vaisselle ». Ce dispositif semble ainsi donner aux colivers le sentiment d’être surveillés constamment sans le savoir véritablement, à tout moment.[7]

Quoiqu’il en soit, le coliving et ses surenchères servicielles sont en hausse en Europe et dans le monde, mais avec des différences significatives dans la maturité du marché selon les juridictions. Ce modèle économique en forte demande dans un environnement de taux bas, voire négatifs, suscite également un vif intérêt des professionnels de l’investissement. Tous s’intéressent de près à cette classe d’actifs, et l’emplacement des biens est généralement stratégiquement bien localisé, ce qui en préserve la valeur en cas de retournement de marché. Aujourd’hui, en France, il n’existe pas de statut juridique propre aux résidences de coliving, fruit d’un flou réglementaire qui soulève des questions sans apporter de réponses, mais qui feront l’objet de textes spécifiques dans les mois à venir.

« Le problème est donc bien là, vous achetez votre logement, mais vous resterez locataire à vie. »

Au regard de ce nouveau droit de propriété, le député Jean-Luc Lagleize envisage de créer des organismes fonciers libres dit « OFL ». Un fond qui sera géré par Action Logement pour dépolluer les friches industrielles et les transformer en terrains constructibles visant à réduire le coût du foncier et à augmenter l’offre de logements accessibles. L’idée est de généraliser un nouveau droit de propriété en permettant de posséder les murs mais pas le terrain. Sur le plan théorique, les bénéfices de ce mécanisme sont évidents. D’abord, il permet de découpler le terrain et l’objet, et fait, par-là même, chuter significativement le prix de l’immeuble. Selon Norbert Fanchon, « en zone très tendue, le foncier peut représenter plus de 50 % du coût de production : l’extraire de l’équation fait baisser mécaniquement les prix de 20 à 30% ».

En facilitant la préemption, ces organismes détenus en majorité par des capitaux publics, auraient pour mission d’acheter et de conserver la propriété des terrains sur lesquels des logements seront bâtis. Les ménages détiendraient la propriété des murs des logements et bénéficieraient du droit d’usage du foncier par le biais d’un bail emphytéotique reconductible. Le problème est là : vous achetez votre logement mais vous resterez locataire à vie.

Calqué sur des modèles anglo-saxons de rente à verser, on se dirigera alors vers une société de l’usage qui justifiera un servage moderne, puisque cela nécessite de rendre chaque personne en capacité de payer chaque mois, chaque année, ses abonnements, ses loyers ; rien ne lui appartient plus, tout lui est loué. Et l’État en restera l’unique propriétaire et détenteur foncier.

Faudra-il donc régenter la propriété ? Il parait évident que les pouvoirs politiques confortent leurs monopoles en créant des formes de propriété « par le haut »[8], à travers des procédures administratives paralysantes et un environnement institutionnel qui peine à s’adapter aux logiques d’expérimentation. Plutôt que de la laisser s’établir « par le bas » en transformant les situations de fait en situations de droit, comme l’ambitieux projet pilote du village vertical à Villeurbanne, où finalement, l’acte collectif d’une propriété partagée a permis d’influencer la loi ALUR et de faire prendre conscience qu’une réinvention de la propriété est réalisable.

© Dorte Mandrup Architects

[1] Anglicisme né de servitization.

[2] Halpérin, JL. 2008. Histoire du droit des biens, Editeur : Economica.

[3] Nom donné au locataire de coliving.

[4] La majorité des 23 projets lauréats IMGP2, intègrent des programmations mixtes questionnant des nouveaux modes d’habiter et de travailler. Notamment avec 15 000m² prévues exclusivement pour du coliving.

[5] S. Levasseur,2013. « Éléments de réflexion sur le foncier et sa contribution au prix de l’immobilier » n°128, parue dans la revue de l’OFCE.

[6] Titre de l’ouvrage de Zygmunt Bauman « S’acheter une vie » paru en octobre 2008.

[7] J’oriente volontairement le lecteur vers l’œuvre « Surveiller et punir » (1975) de Michel Foucault.

[8] La proposition de loi du 20/11/2019 adoptée à l’Assemblée nationale en première lecture, du député Jean-Luc Lagleize, en est le parfait exemple.