En Autriche, le Parti communiste défie le virage à droite

© KPÖ Bundespartei

Alors que les Autrichiens éliront plusieurs maires, leurs députés et leurs eurodéputés cette années, les sondages pronostiquent une forte poussée de l’extrême-droite (FPÖ), avec laquelle la droite traditionnelle a l’habitude de former des coalitions. Dans ce paysage politique bien sombre, les communistes du KPÖ font figure d’exception. Après avoir conquis Graz, la deuxième ville du pays, ils espèrent obtenir la mairie de Salzbourg et envoyer des députés au Parlement. Leur programme redistributif et pacifiste séduit en effet de plus en plus d’Autrichiens, en particulier d’anciens abstentionnistes [1].

Il y a à peine cinq ans, le Parti de la liberté d’Autriche (FPÖ), appartenant à l’extrême droite, s’embourbait dans une crise dont on ne voyait pas la fin. Les choses ont commencé à mal tourner pour eux en mai 2019, lorsque la presse a obtenu des images de caméras cachées montrant le président du FPÖ et vice-chancelier fédéral Heinz-Christian Strache apparemment ivres et sous l’emprise de la cocaïne lors de vacances à Ibiza. On le voyait promettre des faveurs politiques à une héritière russe (en réalité une actrice impliquée dans un coup monté) si elle achetait le plus grand tabloïd d’Autriche et le transformait en porte-parole de son parti.

Le retour triomphal de l’extrême-droite

Dans les vingt-quatre heures qui ont suivi sa diffusion, la vidéo a entraîné la chute du gouvernement fédéral, une coalition entre le FPÖ et le Parti populaire autrichien (ÖVP) de centre-droit, et a contraint M. Strache à démissionner de toutes ses fonctions politiques. Le FPÖ était privé de son étoile et se révélait au moins aussi corrompu que l’« establishment » qu’il aime à critiquer. L’automne de cette année-là, il a perdu près de 10 points de pourcentage lors d’une élection nationale anticipée. Dans les mois qui ont suivi, le parti d’extrême droite a essuyé de nouvelles défaites électorales au niveau des Länder et a sombré dans des luttes intestines.

Une pandémie et une vague d’inflation massive plus tard, la crise auto-infligée par le FPÖ semble être de l’histoire ancienne. En 2024, se tiendront des élections à Salzbourg (155 000 habitants) et Innsbruck (130 000 habitants), respectivement quatrième et cinquième villes d’Autriche, tout comme dans les Länder de Styrie (1,25 million d’habitants) et de Vorarlberg (400 000 habitants). À cela s’ajoutent deux élections nationales : en juin pour le Parlement de l’Union européenne (UE) et probablement en septembre pour le Parlement national autrichien. Alors que l’Autriche s’apprête à vivre une grande année électorale, les perspectives du FPÖ ne pourraient être meilleures, au niveau national en particulier.

Alors que l’Autriche s’apprête à vivre une grande année électorale, les perspectives du FPÖ ne pourraient être meilleures, au niveau national en particulier.

Depuis des mois, Herbert Kickl, président du FPÖ, est en tête de tous les sondages. La seule variable est l’ampleur de sa victoire. Bien que celui-ci n’ait pas le charisme d’un Strache ou d’un Jörg Haider, le pionnier de la nouvelle droite qui a transformé le FPÖ d’un parti « national libéral » en un parti ethnonationaliste dans les années 1980, le parti mené par Kickl tourne actuellement autour de 30 % au niveau national. En revanche, l’ÖVP et le parti social-démocrate autrichien (SPÖ) de centre-gauche peinent à dépasser les 20 %, tandis que les Verts de gauche et le parti libertaire NEOS se situent à environ 10 %.

Bien que l’élection d’Andreas Babler, figure agitatrice de la gauche, à la présidence du SPÖ ait fait naître l’espoir d’une remontée du parti dans les sondages, cela n’a pas été le cas jusqu’à présent. Son élan a été freiné, du moins en partie, par des éléments hostiles au sein de son parti. Entre-temps, les Verts ont perdu une grande partie de leur crédibilité depuis qu’ils ont remplacé le FPÖ en tant que partenaires juniors dans le gouvernement de coalition autrichien dirigé par l’ÖVP, et qu’ils sont ainsi devenus les exécutants de son programme de droite.

S’il existe une lueur d’espoir pour la gauche dans la République alpine, elle se trouve dans le Parti communiste autrichien (KPÖ), qui connaît une recrudescence après des décennies de marginalité. En Styrie, les communistes sont prêts à faire une percée. Après l’élection en 2021 d’Elke Kahr en tant que maire de Graz (300 000 habitants), la capitale de la Styrie et deuxième ville d’Autriche, son camarade Kay-Michael Dankl semble avoir une chance de devenir maire de Salzbourg. Cet automne, le KPÖ pourrait même franchir le seuil des 4 % requis pour entrer au Parlement autrichien.

L’inexorable progression des communistes

En 2024, le KPÖ devrait bénéficier de l’organisation d’élections dans les Länder où il a déjà connu le succès ces dernières années. Le premier d’entre eux est la Styrie, où le parti est représenté au Landtag (Parlement du Land) depuis 2005. Selon un récent sondage, les communistes de Styrie atteindraient 14 % des voix, soit plus du double de leurs résultats aux élections régionales de 2019. Bien qu’il faille prendre les sondages avec des pincettes, on peut supposer que le parti réalisera des gains significatifs dans son bastion traditionnel.

Jusqu’à présent, la maire de Graz, Elke Kahr, n’a pas déçu. Elle a d’ailleurs été élue meilleure maire du monde en 2023 grâce à son « dévouement désintéressé pour sa ville et ses habitants ». Depuis, les tentatives des opposants politiques à Graz d’attaquer le KPÖ en ciblant les positions du parti en matière de politique étrangère n’ont eu que peu d’effet. Ni le refus des communistes de « déclarer leur soutien » aux sanctions de l’UE contre la Russie lorsque le parti résolument atlantiste NEOS les a mis au défi de le faire, ni le fait qu’ils aient été le seul parti à voter contre le déploiement du drapeau israélien à l’hôtel de ville après le 7 octobre 2023, n’ont nui à leur soutien. Werner Murgg, membre KPÖ du Parlement en Styrie, a à lui seul apporté au parti un flot continu de presse négative pour ses voyages au Donbass en 2019 et en Biélorussie en 2021, mais il ne se présentera pas à nouveau aux élections de 2024.

Dans ses bastions de Styrie et de Salzbourg, le KPÖ s’est révélé être un antidote efficace contre la désaffection politique. L’analyse des tendances de vote lors de l’élection du maire de Graz en 2021 révèle que les communistes ont pris des voix à tous les partis, mais surtout réussi à convaincre d’anciens abstentionnistes. Les analyses des élections régionales d’avril 2023 à Salzbourg, qui ont vu l’historien et guide de musée Kay-Michael Dankl, âgé de 34 ans, mener le KPÖ à un score sans précédent de 11,7 %, révèlent une situation similaire. Depuis cette élection, Dankl n’a fait que gagner en popularité. Selon un sondage réalisé en décembre, il jouit de loin du taux d’approbation le plus élevé de tous les hommes politiques siégeant au Landtag de Salzbourg. Michael Dankl est aujourd’hui candidat à la mairie de Salzbourg et a de bonnes chances de remporter les élections du 10 mars. Comme lors des élections régionales de l’année dernière, sa campagne est largement axée sur le logement, un sujet brûlant dans la deuxième ville la plus chère d’Autriche en termes de loyers.

Dans ses bastions de Styrie et de Salzbourg, le KPÖ s’est révélé être un antidote efficace contre la désaffection politique. L’analyse des tendances de vote lors de l’élection du maire de Graz en 2021 révèle que les communistes ont pris des voix à tous les partis, mais surtout réussi à convaincre d’anciens abstentionnistes.

Fidèles à une tradition instaurée il y a plusieurs décennies par le KPÖ de Styrie, les membres nouvellement élus du Landtag de Salzbourg ont décidé de plafonner leur salaire à 2 400 euros par mois, ce qui correspond à peu près au salaire moyen d’un ouvrier, et de donner le reste aux personnes dans le besoin. Les communistes de Salzbourg ont ainsi collecté un total de 45 626,60 d’euros pour les électeurs au cours de la seule année 2023, qui s’ajoutent aux 3,2 millions d’euros collectés par l’organisation du parti en Styrie depuis 1998. Partout où il a été élu, le parti à pu établir sa crédibilité grâce à cette pratique, ce qui l’a aidé à accéder à la tête de la mairie de Graz et en a fait un concurrent sérieux à Salzbourg.

Avec Pia Tomedi, une assistante sociale de 35 ans, le KPÖ cherche également à s’implanter à Innsbruck, la capitale du Land du Tyrol. Au Tyrol, le parti en est encore aux premiers stades de sa construction et recueille actuellement des signatures en vue de figurer sur le bulletin de vote des élections municipales d’Innsbruck en avril. Mais il n’est pas improbable que la recette de Graz et de Salzbourg y fonctionne également. Innsbruck a les loyers les plus chers de toutes les villes d’Autriche, et dans le Tyrol, le SPÖ est traditionnellement faible. Comme Kahr et Dankl, Tomedi met l’accent sur la question du logement. Si elle est élue au conseil municipal d’Innsbruck, cela pourrait conduire à des gains pour le KPÖ dans d’autres régions du Tyrol : en Styrie et dans le Land de Salzbourg, les succès des communistes ont commencé lorsqu’ils ont obtenu des sièges dans les conseils municipaux de leurs capitales respectives.

Entre la droite et l’extrême-droite, une collaboration de longue date

À l’approche de l’automne, ces élections pourraient donner au KPÖ l’élan nécessaire pour faire une entrée spectaculaire au Parlement autrichien, où il a siégé pour la dernière fois en 1959. Malheureusement, ce n’est pas suffisant pour que la gauche jubile, car dans tout le pays, le succès potentiel du KPÖ est plus qu’éclipsé par les pronostics à la hausse concernant le FPÖ.

Il est fort probable que le FPÖ soit l’un des partis composant le prochain gouvernement autrichien, très vraisemblablement avec le soutien de l’ÖVP. Bien que tous les membres de l’ÖVP, depuis le président et chancelier autrichien Karl Nehammer, aient affirmé qu’une coalition avec un FPÖ dirigé par Herbert Kickl était hors de question, cette vague promesse ne doit pas être prise au sérieux, sans compter que le FPÖ est un parti d’extrême droite, qu’il soit ou non dirigé par Kickl. Beaucoup soupçonnent l’ÖVP d’être prêt à céder la chancellerie au FPÖ dans le cadre d’un accord de coalition.

Contrairement à l’Allemagne, la collaboration avec les extrémistes de droite n’est plus taboue depuis longtemps en Autriche. Outre l’ÖVP et le SPÖ, le « Drittes Lager » (troisième camp) est un élément essentiel de l’ordre d’après-guerre dans le pays. En 1949 est fondé le prédécesseur du FPÖ, la Fédération des indépendants (VdU). D’orientation ostensiblement libertaire, il a ouvert ses portes aux pangermanistes et aux anciens nazis qui avaient été mis à l’index par deux grands partis, les réintégrant dans la politique nationale. À partir des années 1980, Jörg Haider a transformé le FPÖ en prototype de ce que la plupart des médias appellent aujourd’hui un parti « populiste de droite ». Vingt ans avant la création de l’Alternative pour l’Allemagne (AfD), le FPÖ avait déjà obtenu jusqu’à 22 % des voix lors d’une élection nationale.

D’orientation ostensiblement libertaire, le parti d’extrême droite a ouvert ses portes aux pangermanistes et aux ex-nazis qui avaient été mis à l’index par deux grands partis, les réintégrant dans la politique nationale.

Pendant des années, les hommes politiques autrichiens ont traité avec le FPÖ exactement de la même manière que ce qui est fait aujourd’hui en Allemagne : les conservateurs et les sociaux-démocrates ont pris leurs distances avec les extrémistes de droite et pendant les campagnes, ils promettaient de ne pas former de coalition avec eux. Puis, l’année 1999 a connu un revirement spectaculaire : le président de l’ÖVP, Wolfgang Schüssel, a annoncé la formation d’un gouvernement national de coalition avec le FPÖ. Le cordon sanitaire contre l’extrême droite, auquel tant d’Allemands continuent de s’accrocher aujourd’hui, a été coupé en Autriche dans les années 1990.

Sous l’ex-chancelier autrichien disgracié Sebastian Kurz (ÖVP), une sorte d’Emmanuel Macron autrichien dont la rhétorique se distinguait à peine de celle du FPÖ, l’alliance entre le centre-droit et l’extrême droite s’est pleinement consolidée. Depuis sa coalition avec le FPÖ au niveau national entre 2017 et 2019, de telles coalitions sont devenues la nouvelle norme au niveau des Länder. Dans le Land de Salzbourg et en Basse-Autriche, l’ÖVP gouverne avec le FPÖ depuis 2023, après la remontée électorale massive de ce dernier. En Haute-Autriche, le lieu de naissance d’Adolf Hitler et de Jörg Haider, une coalition droite/extrême droite harmonieuse existe depuis 2015.

Si l’ÖVP n’a aucun scrupule à gouverner avec le FPÖ même en Basse-Autriche, le Land où l’organisation du FPÖ est peut-être la plus à droite, pourquoi hésiterait-il à le faire au niveau national ? Lors des élections régionales de 2018 en Basse-Autriche, le FPÖ a attaqué la présidente de l’ÖVP en Basse-Autriche, Johanna Mikl-Leitner, en la qualifiant de « Moslem Mama Mikl », et Udo Landbauer, du FPÖ de Basse-Autriche, a été dénoncé comme appartenant à une fraternité nationaliste allemande de duellistes dont le chansonnier comprenait des chants sur la reprise de l’Holocauste. Aujourd’hui, Udo Landbauer est vice-gouverneur de Basse-Autriche, sous la direction de Johanna Mikl-Leitner.

Depuis le virage à droite opéré par Sebastian Kurz, l’ÖVP est idéologiquement beaucoup plus proche du FPÖ que des Verts ou du SPÖ. Dans l’actuel gouvernement national avec les Verts, les conservateurs ont été contraints d’aborder des questions qu’ils auraient personnellement préféré ignorer, comme la demande de longue date des Verts d’une nouvelle loi globale sur le climat. Avec le FPÖ, en revanche, ils seraient en mesure de parvenir rapidement à des accords sur des points essentiels : moins de législation sur le climat, des lois sur l’immigration encore plus racistes et un État plus « lean ».

Dans son dernier programme économique, rédigé en 2017, le FPÖ demandait des allègements fiscaux pour les riches et les entreprises, ainsi que des réductions des dépenses sociales. Si ces politiques semblent tout aussi bien pouvoir provenir de l’ÖVP, il ne faut pas s’en étonner : ces deux partis servent avant tout les intérêts de la classe dirigeante.

Malgré les idées reçues, le FPÖ n’a jamais sérieusement compromis sa popularité en participant à des gouvernements. Pas une seule fois les actions du parti lorsqu’il était au pouvoir n’ont conduit les Autrichiens à être « désenchantés » par lui ou soudainement indignés par son extrémisme de droite. De même, les autres partis n’ont pas encore trouvé de recette efficace pour arrêter le FPÖ. Au contraire, ses crises ont toujours été auto-infligées, causées par la corruption ou des conflits internes. À chaque fois, le parti a réussi à rebondir tôt ou tard. Aujourd’hui, cinq ans après le plus grand scandale de corruption de son histoire, le FPÖ est plus fort que jamais.

Un pays de droite ?

Au lieu de contrer le FPÖ avec des récits alternatifs et des positions politiques de principe, les autres grands partis autrichiens ont progressivement adopté ses positions comme les leurs, la même stratégie infructueuse que celle poursuivie actuellement par Emmanuel Macron contre le Rassemblement national en France et par Friedrich Merz contre l’AfD en Allemagne. En particulier sur la question de l’asile politique et de l’immigration, les anciennes demandes du FPÖ sont aujourd’hui devenues la norme. Le principal bénéficiaire de cette évolution a été le FPÖ.

Le SPÖ et l’ÖVP ont longtemps évité de développer leurs propres positions sur ces questions, partant du principe que l’Autriche disposait simplement d’une « majorité de droite » insurmontable. Selon cette idée reçue, les Autrichiens sont tout simplement culturellement de droite et ne peuvent pas être convaincus par des questions de gauche.

Au lieu de contrer le FPÖ d’extrême droite par des discours alternatifs et des positions politiques de principe, les autres grands partis autrichiens ont progressivement adopté ses positions.

Il est vrai que, additionnés, les partis de droite en Autriche jouissent d’une majorité depuis des décennies de façon presque ininterrompue. Pourtant, pour le SPÖ en particulier, supposer qu’il s’agissait d’une réalité immuable a été une grave erreur. Personne ne naît de droite ou fasciste, même en Autriche. Il s’agit plutôt de construire des majorités. Si quelqu’un devrait le savoir, c’est bien la gauche. À maintes reprises, elle a répété comme un mantra que les gens peuvent être touchés par des propositions politiques crédibles qui améliorent de manière tangible leur quotidien.

Depuis qu’il a pris la présidence du SPÖ il y a six mois, Andreas Babler a essayé d’en faire le credo de son parti. Il y est brièvement parvenu lors de sa campagne pour la présidence du parti : un affrontement entre lui et Hans Peter Doskozil, plus à droite, sur l’orientation future de la démocratie sociale. Pendant des semaines, les médias autrichiens se sont concentrés non pas sur les questions centrales du FPÖ, l’asile politique et l’immigration, mais sur des propositions concernant la réduction de la semaine de travail, l’impôt sur la fortune et l’égalité de rémunération pour les femmes.

Pourtant, depuis son élection, Babler se retrouve dans la position difficile de devoir rassembler derrière lui à la fois ses partisans et ses opposants. Au sein de la gauche, on redoute que son projet soit mis à mal par les structures conservatrices et les collègues de droite au sein de son propre parti, comme cela s’est produit pour Jeremy Corbyn au sein du parti travailliste britannique.

Dans le Süddeutsche Zeitung, un journal allemand de centre-gauche, Babler a expliqué sa récente attitude plus réservée en public comme suit : « Dans une situation difficile, nous avons vu que nous devions d’abord diriger notre énergie vers l’intérieur pour unifier le parti. » Une fois cette étape franchie, le parti travaillera sur une « large palette de questions » à présenter à l’extérieur. Babler doit effectuer ce tournant de toute urgence.

La plupart des sondages nationaux placent Babler en deuxième position. Pour battre Kickl, il devra réveiller l’esprit des primaires du SPÖ. Il doit s’en tenir fermement à ses exigences, même s’il s’attire les critiques de ses adversaires au sein des organisations du SPÖ dans les Länder. Il doit montrer qu’il maîtrise son parti et qu’il ne cédera pas face au tapage de Doskozil et de ses semblables.

Une performance respectable du SPÖ et une reprise régionale du KPÖ de l’ampleur actuellement prévue ne suffiront pas à empêcher le scénario le plus pessimiste d’une chancellerie du FPÖ cette année. Pourtant, les développements en Styrie et à Salzbourg alimentent l’espoir de jours meilleurs. Après tout, ces « îlots de résistance » de gauche, comme les a qualifiés la maire de Graz, Elke Kahr, prouvent qu’il est possible de mener une politique au-delà de l’insensibilité économique et de l’agitation raciste.

Note :

[1] Article originellement publié par Jacobin, traduit par Lava.

Le « parti social de la patrie » : la mystification de l’extrême droite néolibérale en Autriche

Le 30 juin 2018, 100 000 personnes ont manifesté à Vienne à l’appel du syndicat ÖGB contre la loi sur la journée de travail de douze heures portée par le gouvernement ÖVP-FPÖ. © Haeferl, Wikimedia Commons.

En Autriche, le parti d’extrême-droite FPÖ prétend régulièrement être le « parti social de la patrie » (soziale Heimatpartei). Son candidat à l’élection présidentielle de 2016, Norbert Hofer, avait ainsi particulièrement cultivé une image de proximité vis-à-vis du peuple, lançant à son adversaire écologiste « Vous avez la haute société, j’ai les gens ».1 Ces dernières années, le FPÖ a exercé le pouvoir au sein du gouvernement fédéral autrichien ainsi qu’au niveau local et régional, dans plusieurs Länder du pays et municipalités. Un retour sur la politique sociale du FPÖ s’impose alors, laissant percevoir le degré de mystification du slogan d’un parti dont les représentants appliquent des réformes loin de défendre les plus modestes.


Lors des élections fédérales de septembre 2017, le Parti populaire autrichien (Österreichische Volkspartei, ÖVP), mené par Sebastian Kurz et représentant la droite conservatrice, est arrivé en tête avec 31,5 % des suffrages, devant le Parti social-démocrate autrichien (Sozialdemokratische Partei Österreichs, SPÖ) et le Parti de la liberté d’Autriche (Freiheitliche Partei Österreichs, FPÖ), respectivement à 26,9 % et 26,0 % des voix. Après une campagne résolument tournée vers les questions sécuritaires, Kurz choisit de mener une coalition avec l’extrême-droite, représentée par Heinz-Christian Strache. Le FPÖ arrive donc au pouvoir pour la première fois en Autriche depuis 2006, obtient de nombreux ministères régaliens (Intérieur, Défense, Affaires étrangères) et sociaux (Fonction publique et sport, Travail et santé, Transports et innovation). Dès lors, ce nouveau gouvernement décide de mener des réformes néolibérales.

Au niveau fédéral : l’adoption de la journée de travail de douze heures et la baisse des minima sociaux

Le 14 juin 2018, cinq députés de la majorité ÖVP-FPÖ déposent directement une proposition de loi visant à légaliser la journée de travail de douze heures et la semaine de soixante heures. Le gouvernement a ainsi choisi d’éviter sciemment la procédure habituelle de concertation avec les Länder et les syndicats au terme de laquelle le ministre doit justifier pourquoi il accepte ou rejette les propositions ou objections des partenaires sociaux. L’ÖGB, principal syndicat du pays, appelle alors à la contestation sociale. Ainsi, le 30 juin 2018, pas moins de 100 000 personnes manifestent dans les rues de Vienne. Par ailleurs, le collectif de gauche Do! Es ist wieder Donnerstag organise des manifestations hostiles à la coalition ÖVP-FPÖ de manière régulière le jeudi à Vienne et parfois également dans d’autres villes du pays. La rapidité du processus législatif prend néanmoins de vitesse l’ÖGB et le gouvernement ignore les mouvements sociaux.

La loi, entrée en application dès le 1er septembre 2018, fixe la durée maximale du travail à douze heures par jour et soixante heures par semaine, sous réserve de l’accord individuel des salariés et du volontariat.2 Les syndicats ont néanmoins objecté que la protection contre les licenciements est faible en Autriche. Il serait ainsi possible pour un employeur de menacer de licenciement les salariés réfractaires à la hausse de la durée de travail à douze heures par jour : le volontariat des salariés serait donc illusoire. La loi permet en outre aux employeurs de décider unilatéralement de passer la journée de travail de huit à dix heures, et la durée de travail hebdomadaire à cinquante heures, tant que la durée annuelle moyenne ne dépasse pas quarante-huit heures par semaine. Ces augmentations du temps de travail n’étaient autrefois possibles que dans le cadre d’un accord collectif conclu avec le conseil d’entreprise. Enfin, la loi permet également à un employeur de faire travailler unilatéralement ses salariés quatre dimanches et un jour férié par an, tandis que la durée minimale du repos obligatoire entre deux journées de travail passe de douze à huit heures dans le secteur du tourisme.3

La loi sur la journée de douze heures a cristallisé la contestation sociale contre le gouvernement ÖVP-FPÖ. Mais la coalition menée par Sebastian Kurz ne s’est pas arrêtée à cette loi et a multiplié les mesures antisociales. Le gouvernement fédéral a engagé une réforme des minima sociaux, surnommée « Coupe et plafonnement » (Kürzung und Deckelung) par le syndicat ÖGB. Le montant alloué aux familles nombreuses de plus de deux enfants est ainsi considérablement réduit, tandis que les conditions d’attribution sont durcies pour les étrangers qui doivent justifier d’un niveau de langue suffisant en allemand ou en anglais, alors même que les subventions sont coupées aux structures enseignant l’allemand aux réfugiés. Les montants d’aides sociales prévues au niveau fédéral deviennent des maxima que les Länder les plus progressistes ne peuvent plus dépasser.4 En outre, le gouvernement fédéral a baissé de nombreuses autres dépenses sociales. Par exemple, le budget d’AMS (l’équivalent autrichien de Pôle Emploi) a baissé de 30 % en 2018, tandis que les allocations sont réduites pour les chômeurs atteints d’une maladie, ce qui est le cas d’un tiers des chômeurs de longue durée dans le pays. Enfin, le programme d’aide au retour à l’emploi Aktion 20000 destiné aux chômeurs âgés de plus de cinquante ans a été purement et simplement supprimé.5 Au niveau fédéral, le gouvernement de coalition entre la droite conservatrice de Kurz et l’extrême-droite de Strache a donc conduit non seulement à la une baisse de la protection des salariés et à la coupe de multiples dépenses sociales.

Au niveau régional et local : une baisse systématique des dépenses sociales

Au niveau régional, la politique du FPÖ ne se montre guère plus sociale. Dans le Burgenland, le Land le moins peuplé du pays, le SPÖ a décidé en 2015 de mener une coalition avec l’extrême droite. Pour la première fois depuis des décennies, les sociaux-démocrates ont donc choisi de faire alliance avec le FPÖ. Les deux partis se sont accordés sur un plan d’économies budgétaires dans l’optique, selon eux, de « remplir les critères du pacte de stabilité et de Maastricht »6. La coalition SPÖ-FPÖ a ainsi souhaité réduire les aides pour les élèves handicapés des écoles du Land de 46 % entre 2015 et 2016.7 Cette mesure, jugée inacceptable par l’association en faveur des personnes handicapées ÖZIV, a finalement été retirée par le gouvernement du Burgenland.8 Par ailleurs, le minimum garanti a été plafonné à 1500 euros pour les ménages, y compris les familles nombreuses qui se trouvent alors désavantagées. Il est aussi réduit pour les bénéficiaires du droit d’asile, tandis que les personnes n’ayant pas résidé au moins cinq des six dernières années sur le sol autrichien n’y sont plus éligibles.9

Les réductions d’aides sociales pour les familles nombreuses et les bénéficiaires du droit d’asile concernent également la Haute-Autriche, dirigée par une alliance entre le FPÖ et l’ÖVP. Dans ce Land, le plan d’économies a porté également sur l’éducation, ainsi que sur le logement. En 2017, la coalition au pouvoir en Haute-Autriche a annoncé la fin de la gratuité des jardins d’enfants les après-midis ainsi que la mise en place de frais d’inscriptions dans l’école supérieure de Haute-Autriche (Fachhochschule Oberösterreich) à hauteur de 363 euros par semestre.10 Sa capitale Linz, dirigée jusqu’en 2019 par une coalition entre les sociaux-démocrates et le FPÖ, a quant à elle mis en place en 2017 un plan d’économies de vingt millions d’euros, notamment en réduisant les subventions accordées aux associations et établissements culturels.11

Non loin de Linz, dans la ville de Wels, le candidat du FPÖ, Andreas Rabl, est élu maire en 2015. Sa politique se distingue également par son rigorisme budgétaire, en particulier en ce qui concerne les dépenses liées à la culture. Le maire de Wels a ainsi décidé de baisser les subventions allouées aux associations culturelles et sportives de 10 %.12 L’auberge de jeunesse de la ville a été fermée en décembre 2016.13 Les économies budgétaires réalisées se font en bonne partie au détriment des frais d’entretien des écoles et des maisons de retraite.14 En somme, une politique de désendettement au détriment de la culture et des personnes les plus vulnérables.

Un discours ambivalent sur l’Union européenne mais compatible avec l’orientation néolibérale de l’ÖVP

Le jour de son élection à la présidence de la République, le candidat écologiste Alexander van der Bellen mettait en avant son combat pour une « Autriche pro-européenne » comme l’une des principales causes de sa victoire.15 La campagne a en effet beaucoup porté sur les questions européennes, alors que le FPÖ s’est montré de longue date hostile à la construction européenne. Déjà dans les années 2000, le parti s’était montré très critique vis-à-vis de l’Union européenne. Ainsi, alors que Heinz-Christian Strache était déjà à la tête du parti, le FPÖ avait mené en 2006 une campagne intitulée « Non à la folie de l’Europe ! » (« Stoppt den EU-Wahnsinn ! »). Dans un entretien accordé au journal Österreich le 25 juin 2016, Norbert Hofer annonçait vouloir organiser un référendum dans un délai d’un an pour que l’Autriche quitte l’Union européenne dans le cas où celle-ci devenait encore plus centralisée.16 Globalement, le FPÖ critiquait avec véhémence le degré de bureaucratie et de centralisation des instituions européennes.

Pourtant, cet euroscepticisme dur du parti s’est mué en un discours plus conciliant vis-à-vis de l’Union européenne à mesure que le FPÖ est devenu un parti de gouvernement. Le 8 juillet 2016, Hofer a déclaré qu’un Öxit serait « une erreur », « préjudiciable pour l’Autriche ».17 Dans le manuel de politique pour la liberté du FPÖ de 2017, malgré des critiques récurrentes sur la centralisation, il est écrit « Nous nous reconnaissons dans l’intégration européenne pour que l’Europe puisse s’affirmer dans l’ère de la mondialisation dans les luttes mondiales en particulier face aux États-Unis, face à la Chine, la Russie, le monde musulman et d’autres parties du Tiers monde. »18 En somme, le FPÖ se dit favorable à une Europe moins bureaucratique et « qui se défend contre le multiculturalisme invivable, l’immigration de masse et le melting pot ».19 Un agenda de défense de la civilisation européenne, qui permet au FPÖ de soutenir la construction européenne dans certains de ses aspects : le parti est par exemple clairement favorable au projet d’Europe de la défense. En effet, Norbert Hofer a soutenu l’idée d’une armée européenne en novembre 201620, tandis que Heinz-Christian Strache a ajouté quelques mois plus tard que cette armée devrait être dotée de l’arme nucléaire.21

Le FPÖ tient ainsi un discours ambivalent sur les questions européennes, qui est devenu de plus en plus eurocompatible ces dernières années. L’enlisement des négociations sur le Brexit au Royaume-Uni et l’europhilie d’une bonne partie de l’électorat de son potentiel partenaire gouvernemental qu’est l’ÖVP peuvent être des éléments d’explication, alors que le FPÖ ne veut diriger qu’avec le parti de Sebastian Kurz au niveau fédéral. En tout état de cause, le parti d’extrême droite autrichien ne critique pas l’ordolibéralisme et les traités européens. Et pour cause : la politique visant à toujours davantage de flexibilité de l’emploi mise en place ces deux dernières années par Kurz et Strache est parfaitement compatible avec les exigences néolibérales de Bruxelles.

Et maintenant ?

En mai 2019, la diffusion d’une vidéo dans laquelle on peut voir Heinz-Christian Strache discuter avec une femme prétendant être la nièce d’un oligarque russe fait scandale en Autriche. Le leader du FPÖ propose notamment à son interlocutrice de racheter le journal Kronen Zeitung pour que la ligne éditoriale de celui-ci soit favorable à son parti, et évoque de manière élogieuse la mainmise de Viktor Orbán sur les principaux médias hongrois. La diffusion de la vidéo, filmée à Ibiza deux ans plus tôt, conduit à la démission du vice-chancelier Strache. Le FPÖ sort fragilisé mais c’est Sebastian Kurz qui est démis de ses fonctions suite à une motion de censure déposée par le parti écologiste JETZT et soutenue par le FPÖ.

Le 29 septembre, les Autrichiens ont été appelés aux urnes à l’occasion d’élections législatives anticipées. L’ÖVP de Sebastian Kurz est arrivé largement en tête du scrutin, suivi des sociaux-démocrates et du FPÖ. Une question épineuse advient alors : avec qui Kurz dirigera-t-il l’Autriche ? Manifestement, une alliance entre l’ÖVP et les Verts paraît la plus probable. Les sociaux-démocrates, fragilisés du fait de leurs dissensions internes22 et concurrencés par les Verts, ont réalisé le plus bas score de leur histoire (21,2%) et ne souhaitent pas reconduire une grande coalition ÖVP-SPÖ, laquelle étant en outre peu souhaitée par les Autrichiens. Quant à eux, les Verts ont obtenu le meilleur score de leur histoire (13,8%), soit un bond de dix points en deux ans, leur permettant de revenir au Parlement. La coalition entre les Verts et l’ÖVP est la plus vraisemblable étant donné la volonté affirmée par le SPÖ et le FPÖ de revenir dans l’opposition, mais les négociations s’annoncent néanmoins difficiles étant donné les nombreuses divergences idéologiques entre les écologistes et le parti de Sebastian Kurz, notamment sur les questions sociales.23

Le scandale d’Ibiza a profondément nui au FPÖ, qui a obtenu 16,2% des voix. Ce score est le plus bas enregistré par le parti aux élections fédérales depuis 2006 : le FPÖ recule de dix points par rapport à 2017. Suite à ce lourd revers, l’ancien leader du FPÖ, Heinz-Christian Strache, a annoncé mettre fin à sa carrière politique.24 Néanmoins, le FPÖ n’est pas totalement marginalisé sur la scène politique autrichienne. Après le scandale d’Ibiza et la motion de censure soutenue par l’extrême-droite contre le chancelier, on aurait pu s’attendre à ce que Sebastian Kurz exclue purement et simplement de reconstituer l’alliance avec le FPÖ. Pourtant, il n’en est rien. Sebastian Kurz a seulement déclaré qu’il ne confierait plus le ministère de l’Intérieur au FPÖ et qu’il refuserait de nommer de nouveau Herbert Kickl dans son gouvernement.25 L’hypothèse d’un nouveau gouvernement ÖVP-FPÖ n’est donc pas à exclure, mais elle n’est pas la plus probable, dans la mesure où Norbert Hofer a exprimé son souhait de revenir dans l’opposition.26 Néanmoins, le nouveau président du FPÖ se montre très critique vis-à-vis d’une potentielle coalition entre l’ÖVP et les Verts, qu’il qualifie de « secte apocalyptique », et a annoncé qu’il convoquerait le bureau fédéral du FPÖ en cas d’échec successif des négociations entre Kurz et les écologistes et les sociaux-démocrates.27

À l’instar de son allié politique qu’est le Rassemblement national en France, le Parti de la liberté d’Autriche (FPÖ) a ainsi usé d’une rhétorique affirmant sa proximité avec les classes moyennes et populaires, n’hésitant pas à se qualifier de « parti social de la patrie ». À l’instar d’autres partis d’extrême-droite en Europe, le FPÖ abandonne peu à peu cette phraséologie eurocritique et sociale lorsqu’il s’approche du pouvoir, cherchant à exploiter ou accroître la dimension néolibérale et identitaire de l’Union européenne plutôt que de l’abandonner. Au carrefour de l’évolution conservatrice de l’Union européenne et de l’orientation néolibérale du FPÖ, d’une Europe en quête de supplément d’âme et d’une extrême-droite cherchant à se respectabiliser auprès des milieux d’affaires, la coalition autrichienne préfigure-t-elle des expériences similaires à venir dans le vieux continent ?

3 Kevin Guillas-Cavan, « La loi sur la journée de travail de 12 heures : cap au pire ? », in Chronique internationale de l’IRES, 2018, n°163, pages 27-37.

4 Kevin Guillas-Cavan, « La “sécurité minimale” : l’île des bienheureux dans la tourmente », in Chronique internationale de l’IRES, 2018, n°164, pages 43-58.

7 « Aufregung um Förderung für behinderte Schüler », in burgenland.orf.at, 21 décembre 2016.

9 Dagmar Schindler, « Burgenland: wie Rot und Grün das Burgenland (un)sicher machen », in Michael Bonvalot, Die FPÖ, Partei der Reichen, 2017, Mandelbaum Kritik&Utopie, Vienne, pages 110-112.

11 Wolfgang Atzenhofer, « Stadtregierung will 20 Millionen sparen », in Kurier, 6 octobre 2016.

12 Helmut Atteneder, « “Ich werde aus Wels sicher keine Musikantenstadl-Stadt machen” », in Oberösterreichische Nachrichten, 18 février 2016.

13 Thomas Rammerstorfer, « Wels: “Förderwesen deutlich gestrafft” – Sozialpolitik im FPÖ-regierten Wels », in Michael Bonvalot, Die FPÖ, Partei der Reichen, 2017, Mandelbaum Kritik&Utopie, Vienne, pages 119-121.

14 Lukas Kapeller, « Die blaue Musterstadt », in Zeit Online, 12 septembre 2016.

15 Elisalex Henckel, « Das neue Oberhaupt eines tief gespaltenen Landes », in Die Welt, 4 décembre 2016.

16 « Hofer: “In einem Jahr Entscheid über Öxit” »« Hofer: “In einem Jahr Entscheid über Öxit” », in oe24.at, 25 juin 2016.

17 Oliver Pink, « Norbert Hofer: EU-Austritt wäre “Schaden für Österreich” », in Die Presse, 8 juillet 2016.

20 Josef Ertl, « Norbert Hofer: “Für eine europäische Armee” », in Kurier, 13 novembre 2016.

23 Jürgen Klatzer, « Sondieren bis zum “grünen Zweig” », in orf.at, 18 octobre 2019.

27 Fabian Sommavilla, « Hofer warnt vor grüner “Weltuntergangssekte” », in Der Standard, 15 octobre 2019.

Le destin de l’Europe se joue en méditerranée – penser l’Europe à l’aide de l’essai d’Ivan Krastev

Crédit Photo :
Bateau de migrants qui traversent la méditerranée

Même si les chiffres soulignent que le pic de la crise migratoire est passé, dû principalement à des traités douteux avec des pays tiers combiné aux évolutions de la guerre en Syrie, les gouvernements de l’UE continuent à gesticuler sur la thématique des migrations. Les dernières conclusions du conseil européen en juin confirment les analyses de Ivan Krastev, dans son livre Apres l’Europe, que la prochaine étape pour l’intégration européenne se fera sur les dos de ceux qui cherchent un meilleur avenir en Europe. La migration est désormais une question existentielle pour l’Europe. Article d’Edouard Gaudot initialement publié le 2 juillet sur le Green european journal.


« Seuls les Etats membres sont en mesure de répondre à la crise migratoire avec efficacité. Le rôle de l’Union européenne est de fournir son plein soutien de toutes les façons possibles. » Avec cette déclaration en ouverture du dernier sommet d’une année 2017 déjà riche en passions politiques, le président du Conseil européen, Donald Tusk, avait déclenché une de ces petites tempêtes dont la bulle bruxelloise a le secret, sinon le monopole. Depuis plus de deux ans maintenant, la querelle sur les fameux « quotas obligatoires » pour la redistribution sur le territoire de l’UE de groupes de réfugiés arrivés ces dernières années sur le continent enflamme la conversation politique européenne. De nombreux partis politiques en ont fait leur fortune électorale, dénonçant l’autoritarisme de « Bruxelles » ou l’aveuglement aventurier d’Angela Merkel – et surfant sans vergogne sur les fantasmes d’un péril sanitaire ou terroriste charrié par ces flots de malheureux.

Ces derniers jours, la tragédie de l’errance de l’Aquarius en Méditerranée a encore permis aux gouvernements européens de briller dans la coupe du monde de l’inhumanité. Certes, dans cette compétition sordide, l’administration de Donald Trump est venue montrer que l’Europe n’a pas le monopole de la dégueulasserie, mais de ce côté-ci de l’Atlantique, la palme revient désormais au nouveau ministre de l’intérieur italien, Matteo Salvini, qui n’a pas hésité à fermer ses ports pour empêcher le débarquement des 629 passagers de l’Aquarius dont 7 femmes enceintes et 11 très jeunes enfants.

Pendant ce temps, à Vienne, le chancelier autrichien annonce la forme un nouvel « axe » européen – contre « l’immigration illégale ». Les mots ont une histoire, et celle de l’Axe n’est ni belle ni enviable. Entre le gouvernement italien dominé par la Lega Nord et le gouvernement autrichien, où siège le FPÖ, on est en famille. Mais quand le ministre de l’Intérieur bavarois, s’affranchissant de la tutelle de Merkel, décide de les rejoindre, la décomposition morale de l’Europe s’aggrave.

Le grand remplacement

Le geste inique de Salvini souligne surtout le cynisme de la majorité de ses collègues européens. Quand l’absence totale de solidarité et les discours creux de dirigeants soi-disant pro-européens est mise à nue par l’audace odieuse d’un ministre d’extrême-droite, on ajoute de la tragédie politique à la tragédie humaine. C’est la victoire idéologique de Viktor Orban qui se dessine, à l’avant-garde depuis 2010 de ces nouvelles formes de démocratie réactionnaire. Dès 2015, alors que la gare de Keleti au centre de Budapest se transforme en vaste camp pour réfugiés syriens en exode, l’homme fort de l’Europe centrale fait dresser des barbelés aux frontières de la Hongrie avec la Croatie et la Serbie, justifie les violences policières à leur encontre et organise un référendum bidon pour montrer que les Hongrois ne veulent pas de migrants. Enfin, surtout, il convoque l’imaginaire de la chute de Rome pour dramatiser la pression migratoire en la rebaptisant Völkerwanderung – « migrations des peuples ». En français, l’historiographie classique appelle cela les « grandes invasions », expression née du tropisme revanchard antiallemand de la fin du XIXe combiné à la perspective très occidentale d’une Gaule romanisée effrayée par la multiplication des incursions de tribus germaniques « barbares ».

Il y a d’ailleurs une forme d’ironie à voir ce discours de forteresse assiégée ressurgir dans la bouche des derniers grands envahisseurs à s’être établis durablement, quand les cavaliers magyars troquèrent les grands espaces de l’Asie centrale pour faire souche aux marches de l’empire romain germanique au tournant du millénaire. Depuis, adossés aux frontières de la chrétienté, ce sont les Hongrois catholiques au centre – et les Serbes orthodoxes dans les Balkans – qui revendiquent l’honneur douteux d’être les huissiers tatillons d’une Europe toujours destination finale et pas encore point de départ.

Ce discours des « vrais européens » défenseurs de la civilisation contre les hordes barbares est le voile classique à peine transparent jeté sur un fantasme moderne raciste, cultivé par la sphère intellectuelle réactionnaire et ses relais complotistes : le « grand remplacement », soit la substitution progressive de la population européenne de souche blanche et de culture chrétienne, par des peuples d’Afrique et du Moyen-Orient, déguisant leurs sombres desseins colonisateurs sous le visage émouvant des réfugiés ou les hardes pathétiques des migrants de la misère.

Les propos d’Orban connaissent d’ailleurs un succès remarquable dans toutes les officines on– et offline où se distillent les vapeurs frelatées de la panique identitaire, entre déclin de la natalité et de l’économie, dynamiques de l’Islam, migrations, terrorisme, décadence morale de l’occident, etc., le tout organisé bien sûr par les élites libérales et cosmopolites du capitalisme financier mondialisé. Manifestation éclatante de cette détestation, la figure de George Soros érigée en ennemi public numéro un par le premier ministre hongrois dans un exercice de propagande digne des plus grands moments des régimes totalitaires – avec, pour compléter l’hommage, une petite touche d’antisémitisme à peine tacite.

La crise migratoire : la vraie crise existentielle

C’est sur cette vilaine toile de fond brune qu’Ivan Krastev projette ses réflexions sur le destin de l’Europe. Avec un fil rouge : ce n’est pas la gestion malheureuse de l’Eurozone ou le fameux déficit démocratique, encore moins Poutine ou le Brexit qui menacent l’existence même de l’Union européenne. La crise migratoire est d’une importance cruciale lorsqu’il s’agit d’évaluer les chances de survies de l’Union européenne. Faisant un sort rapide d’ailleurs à la distinction légaliste entre migrants et réfugiés, Krastev assume de mélanger les deux, parce que dans l’imaginaire des Européens, et les discours politiques, populistes ou mainstream, il s’agit finalement de la même chose – au point d’ailleurs que même les migrations internes à l’UE s’y mêlent, du plombier polonais aux mendiants Roms : l’autre n’est jamais le même mais c’est un autre.

La problématique est posée. Dans le sillage des flux de migrants, c’est la triple crise du libéralisme, de la démocratie et donc de l’Europe qui se noue. Car ces trois concepts sont intiment liés, nous dit Krastev. Si le libéralisme est désormais aux yeux de tant de gens synonyme d’hypocrisie c’est en raison de l’incapacité et des réticences des élites libérales à débattre des vagues migratoires et à se confronter à leurs conséquences ainsi que de leur insistance à affirmer que les politiques existantes en la matière se ramènent toujours à un jeu à somme positive où il n’y aurait que des gagnants.

La crise des réfugiés est la dernière goutte d’eau d’un vase rempli à l’eau d’une angoisse identitaire profonde qui affecte les sociétés des États membres de l’UE, donc l’Europe tout entière. L’anxiété devant l’ampleur du phénomène dépasse la réalité des chiffres : si le nombre global rapporté à la population européenne est dérisoire, les concentrations ponctuelles sont spectaculaires, surtout aux premiers rivages européens que sont Lesbos, Lampedusa ou Harmanli. Et ce sont ces images, de la place Victoria à Athènes, de la jungle à Calais, des colonnes humaines dans les Alpes ou sur « la route des Balkans » qui marquent les imaginaires et nourrissent le sentiment d’envahissement. Cette crise a spectaculairement changé la nature de la politique démocratique au niveau national ; nous n’assistons pas simplement à une sédition contre l’establishment mais à une rébellion de l’électorat contre les élites méritocratiques; elle n’a pas seulement modifié l’équilibre gauche-droite et ébranlé le consensus libéral, elle a aussi provoqué une crise identitaire et mis à bas les arguments que l’UE avait avancés pour justifier son existence. C’est sur la démocratie et sa version historique libérale que l’UE a fondé sa légitimité et son projet politique : ce n’est pas seulement un projet de paix et prospérité partagées, mais bien celui d’une convergence des préoccupations, structures, procédés et perspectives de pays qui ont la démocratie libérale en commun.

Et c’est ce « commun » que la crise migratoire est en train de briser, réveillant un clivage Est-Ouest qu’on avait rêvé disparu. C’est le paradoxe centre-européen que ce décalage entre des populations peu soupçonnables d’être eurosceptiques, mais votant pourtant sans état d’âme pour des partis populistes qui font de Bruxelles le nouveau Moscou d’un empire qu’ils font semblant de n’avoir jamais choisi de rejoindre. La crise migratoire a démontré avec éclat que l’Europe de l’Est envisage les valeurs cosmopolites qui sont au fondement de l’Union européenne comme une menace. Aspirant à la stabilité et à la possibilité de l’ascension sociale dans une économie libre, les classes moyennes forment traditionnellement le socle sociologique des régimes démocratiques. Mais les classes moyennes de l’Europe centrale ont une particularité : elles sont nées d’une catastrophe historique – ce fut la destruction des Juifs et l’expulsion des Allemands qui entraîna l’apparition des classes moyennes nationales. Des Vosges à la Volga, la Mitteleuropa si bien décrite par Jacques Droz reposait en effet sur ces deux liants culturels devenus antagonistes au fil de la construction des États-nations au XIXe jusqu’à la déflagration infernale du nazisme. Aujourd’hui, ces classes moyennes ethniquement homogènes à plus de 90%, sans expérience historique commune autre que celle du totalitarisme communiste et de sa chute se retrouvent confrontées à l’angoisse du déclin, et à l’incapacité de se penser en dehors d’un cadre national strict puisque les éléments cosmopolites qui les liaient ont disparu. C’est ainsi que la crise des réfugiés recouvre bientôt une crise de la démocratie.

Démocraties illibérales

Car justement la démocratie a changé de nature, nous dit Krastev : elle n’est plus l’instrument d’inclusion et de protection de la minorité. Autrement dit, le pacte démocratique qui garantit aux perdants d’un rapport de force de ne pas se retrouver la tête au bout d’une pique, ou proscrits en exil pendant qu’on pille leurs biens et massacre leurs proches restés sur place est remis en question. Krastev le souligne : un élément clé de l’attrait exercé par les partis populistes est leur exigence d’une réelle victoire. Si ces mouvements sont réactionnaires, c’est justement par rapport à leur perception d’être une majorité brimée par la minorité. Quand par exemple le ministre polonais des affaires étrangères déclarait dans les premiers jours de sa prise de fonction qu’il était temps de rompre avec « un modèle de mixité culturelle, de cyclistes et de végétariens » on se demande sincèrement à quel gouvernement il fait référence. Les majorités menacées donnent de la voix, et portent ainsi les Trump, Kaczynski ou Strache au pouvoir. Elles ramènent la démocratie et le vote à son sens d’origine, du temps de la République romaine : une confrontation violente entre partis pris, où justement la victoire dans le rapport de force confère le droit d’écraser et de pourchasser l’ennemi. C’est une démocratie au sens schmittien du terme. Une démocratie dans laquelle la victoire politique justifie toutes les atteintes aux principes de la séparation des pouvoirs. Une démocratie dans laquelle tout est politisé et polarisé et aucune idée n’est légitime tant qu’elle est hors du champ de la majorité. Ainsi, par exemple, les droits des femmes polonaises à disposer de leur corps ne relèvent plus des droits fondamentaux, mais d’une opposition politique entre valeurs traditionnelles et valeurs libérales. Sans cadre de référence légitime et commun, seule compte l’expression de la majorité. Une démocratie illibérale.

Non, l’histoire n’a pas touché à sa fin [comme le déclarait Francis Fukuyama] car les migrants sont ces acteurs de l’histoire qui décideront du sort de la démocratie libérale européenne. Krastev se réfère, entre autres, à Gaspar Miklos Tamas, le philosophe et ancien dissident hongrois qui pointait un paradoxe indépassable pour le projet européen et son idéal de citoyenneté universelle : le décalage entre nos droits universels d’habitants de la planète et les disparités culturelles, économiques et sociales irréfragables qui continuent de diviser l’humanité. Nul besoin de convoquer le fantôme de Carl Schmitt pour penser le battement du monde et l’impuissance libérale face à la résurgence de la politique définie comme une frontière entre amis et ennemis. La démocratie repose sur un sentiment d’appartenance à une communauté de valeurs partagées. D’où son caractère national qui lui permettait de se construire en distinction, voire en opposition parfois violente, à une autre communauté. C’est ce sentiment d’être ensemble, de communauté de valeurs que prétendent défendre les mouvements populistes. Il s’agit de redonner sens et cohésion à un collectif baptisé « peuple », construit autour de codes partagés et de marqueurs communs, comme le rejet des effets dissolvants du pluralisme, qui se traduit par une révolte contre les principes et les institutions du libéralisme constitutionnel.

Renationaliser les élites

Or cette remise en cause, c’est justement celle de l’essence même du projet européen. La crise de l’UE c’est la crise de la démocratie libérale et réciproquement. C’est là que se dessine le clivage entre « Nous les Européens » et « Eux les gens ». Ce clivage autour de la construction européenne est de plus en plus significatif. Le clivage traditionnel entre progressiste et conservateurs se structurait autour du rôle de l’État et de l’amplitude des politiques de redistributions sociales. Cette opposition n’a pas disparu. Mais elle a vu se superposer depuis deux décennies un autre clivage qui tourne autour de l’identité et de l’acceptation d’une société ouverte. Les « gens du n’importe où » et les « gens du quelque part », distinction faite par David Goodhart et reprise par Krastev pour opposer praticiens et adeptes de la globalisation et praticiens et adeptes du nativisme. Mondialistes contre patriotes, comme aime résumer Marine Le Pen, figure emblématique de cette nouvelle génération de leaders populistes d’extrême-droite qui prospère depuis une décennie sur la dénonciation conjointe de l’Islam et de l’UE.

En fait, le clivage oppose plus généralement ceux qui se sentent libres de leurs mouvements et ceux qui se sentent justement prisonniers, ceux qui sont de quelque part et ceux qui peuvent être de partout. « It’s the sociology, stupid ! » aurait-on envie de dire. C’est d’ailleurs ce qu’illustre le paradoxe de Bruxelles comme l’appelle Krastev : la méritocratie n’a plus bonne presse. Le débat du Brexit a accouché d’une condamnation brutale et méprisante des « experts », les administrations nationales et surtout européennes sont ravalées au rang de technocraties illégitimes et la remise en cause des élites est devenue le sport favori de l’ensemble des classes politiques européennes, quitte à provoquer de spectaculaires contorsions pour accuser le miroir sans condamner le reflet.

Le politologue Gael Brustier l’avait souligné, le problème majeur du processus sociologique de la construction européenne se pose là : elle est devenue un processus d’autonomisation des élites, de plus en plus détachées de leur ancrage national et social et des solidarités que cet enracinement suppose et impose. Or comme le souligne Krastev ce que craignent « les gens » par-dessus tout, c’est que leurs élites, les méritocrates, en cas de grandes difficultés choisissent de partir plutôt que de rester et d’assumer les conséquences de certains choix. Ce n’est pas un hasard si la thématique de l’évasion fiscale a pris tant d’ampleur ces dernières années tant elle manifeste cette capacité détestables des puissants à user de leur liberté pour se soustraire à leurs responsabilités. Ce qu’exigent « les gens », ce que proposent les populistes, en quelque sorte, c’est de nationaliser leurs élites, et non les éliminer.

C’est le même sentiment d’éloignement que celui des ouvriers d’une usine promise à la fermeture pour cause de délocalisation ; le même sentiment du « pourquoi ne les prenez-vous pas chez vous ? » lancé en défi puéril aux responsables qui défendent les politiques migratoires généreuses.

Mais l’Europe est-elle condamnée à se désagréger ? Le pessimisme de l’intelligence, et l’auteur dispose abondamment des deux, incite à reconnaître que le train de la désintégration a quitté la gare de Bruxelles. Mais la destination reste inconnue.

Car même s’ils sont compréhensibles et nécessaires, l’Europe mérite plus, mérite mieux que nos doutes. Elle reste une page d’histoire à écrire. Elle représente un horizon encore lointain, un processus humain très dépendant de ceux qui font l’effort de le penser et de le mettre en œuvre. En réalité les diverses crises que traverse l’Union européenne ont contribué bien plus que n’importe laquelle desdites politiques de cohésion mises en œuvre par Bruxelles à consolider le sentiment que les Européens sont tous partie prenantes de la même communauté politique. Les signaux faibles de « la communauté de destin » de l’Europe sont peut être encore insuffisants pour masquer les signaux forts qui menacent sa survie. Mais survivre c’est un peu comme écrire un poème : même le poète ne sait comment se conclura sa page avant de finir. Il n’y a pas de plus belle définition de la politique que celle qui la réunit à sa dimension poétique, c’est-à-dire créatrice. Avec cette conclusion plus ouverte que jamais, Krastev fait la place à la seule chose qui puisse nous sauver : l’inconnu – et la poésie.