Clémentine Autain : « Nous voulons un choc de solidarité pour l’Île-de-France »

Clémentine Autain © Pablo Porlan pour LVSL

Le 20 et 27 juin 2021 auront lieu les élections régionales. Candidate en Île-de-France d’une liste rassemblant diverses forces dont la France insoumise et le PCF, la députée Clémentine Autain a publié aux éditions du Seuil Pouvoir vivre en Île-de-France qui exprime une vision pour les années à venir. Pour la région à la fois la plus riche et la plus inégalitaire de France, Clémentine Autain propose un choc de solidarité à même de renverser la politique clientéliste menée ces six dernières années par Valérie Pécresse et s’inscrit de fait comme sa principale adversaire. Nous avons souhaité revenir avec elle sur son programme ainsi que sur ce qu’elle souhaite incarner. Entretien réalisé par Valentin Chevallier.

LVSL : Les élections régionales approchent en même temps que s’opère l’ouverture progressive des commerces, des lieux de vie et des établissements culturels. Tête de liste d’une liste rassemblant diverses forces de gauche dont la France insoumise et le PCF en Île-de-France, vous appelez à dépasser le règne de l’Homo œconomicus. De fait, de nombreux Franciliens ne peuvent profiter de ces loisirs, de ces activités sportives ou culturelles par leur coût et la réouverture de ces lieux ne change rien à leur quotidien. Comment la région peut-elle combler ces inégalités, très marquées en Île-de-France ?

Clémentine Autain : Notre axe de campagne majeur c’est l’égalité, sociale et territoriale, parce que les problèmes sont particulièrement marqués en Île-de-France. Nous sommes la région à la fois la plus riche et la plus inégalitaire. Notre priorité, c’est le rééquilibrage des moyens et des affectations des services publics, des emplois, des établissements de santé ou d’études supérieures, des équipements culturels ou sportifs, etc. En s’appuyant sur le document pilote et de prescription essentiel qu’est le schéma d’aménagement du territoire, le SDRIF, il faut repenser notre modèle de développement pour avancer vers une Île-de-France plus polycentrique. Je veux en finir avec les villes dortoir, d’un côté, et les centres d’affaires, de l’autre. L’enjeu, c’est que chacune et chacun ait accès à ce qui fait l’intérêt et le plaisir de la ville dans un rayon de proximité. La région a un pouvoir direct en matière d’aménagement du territoire, une capacité à nouer des partenariats avec les collectivités et à aller chercher des fonds européens. Forte de ses 5 milliards de budget et du rayonnement francilien, elle a aussi un grand pouvoir d’influence. Il faut jouer sur tous ces ressorts pour transformer le visage de l’Île-de-France, en tournant son développement vers la justice sociale et la transition écologique. 

La région ne peut pas résorber seule les inégalités sociales mais elle peut contribuer à limiter l’impact du carnage qui est en cours avec la pandémie et la mauvaise politique du gouvernement. C’est pourquoi nous proposons un choc de solidarité. En effet, dès juillet si nous sommes élus à la tête de la région, nous voterons toute une série de mesures d’urgence pour venir en aide aux plus fragilisés dans la crise : gratuité des transports pour les moins de vingt-cinq ans et les bénéficiaires des minima sociaux, multiplication par dix du budget alimentaire, gratuité des cantines dans les lycées pour les quatre premières tranches du quotient familial, SAMU culturel pour les structures artistiques en danger… Nous mènerons également la bataille vis-à-vis de l’État pour l’ouverture du RSA aux jeunes de 18 à 25 ans et pour l’augmentation des minima sociaux. Ce minimum pour ne pas sombrer dans la trappe à pauvreté aurait dû être voté depuis longtemps, d’autant que nous sommes de ce point de vue totalement à la traîne parmi les pays de l’OCDE. Enfin, nous donnerons l’exemple en conditionnant l’aide aux grandes entreprises à des critères sociaux et environnementaux, ce que Valérie Pécresse et le gouvernement se refusent à faire, continuant à déverser des milliards et des milliards à des grands groupes qui reversent des dividendes et licencient, qui tournent le dos à la vitale transition écologique.

Alors que la pandémie nous a profondément bouleversés, il est temps que l’on se pose la question de nos besoins. Je suis même convaincue que c’est la grande question du XXIe siècle. De quoi avons-nous vraiment besoin ? Qui en décide ? Comment la production peut-elle être adossée à ces besoins collectivement définis ? Les besoins ne sont pas les mêmes pour tout le monde et ils sont évolutifs, ce qui suppose un grand débat démocratique permanent sur ce qui est nécessaire pour une vie suffisamment bonne. Cette idée que c’est le marché qui tranche est une vieille lune. Nous savons que le capital crée des besoins superflus, que le marketing est là pour sur-solliciter nos pulsions d’achat, que nos désirs sont détournés à des fins marchandes pour accroître le profit. La période de confinement a ouvert une brèche pour qu’enfin nous nous interrogions sur ce qui est essentiel et ce qui est superflu, et comment la société peut s’organiser pour atteindre les objectifs importants pour notre bien-être et la préservation de l’environnement, au lieu de sombrer toujours plus dans l’austérité des comptes publics et la marchandisation de tout et n’importe quoi. Interroger le sens de la richesse est un enjeu politique majeur. Prenons un exemple en Île-de-France avec l’aménagement de la Gare du Nord qui va être transformée en complexe commercial. Au passage, la halle Dutilleul, qui n’a que vingt ans, va être détruite, ce qui est tout sauf écologique, et les trajets de passagers seront rallongés pour qu’ils puissent passer devant les vitrines commerciales. Je pense que c’est le vieux monde. Paris ne manque pas de galeries marchandes ! L’aménagement des gares doit répondre à d’autres objectifs, ceux qui améliorent nos vies. On pourrait y introduire des services publics pour faire des démarches, des locaux associatifs pour se réunir, davantage d’endroits pour garer de façon sécurisée son vélo ou faire un peu de gymnastique ou du yoga… Il y a plein de choses à faire dans une gare avant de nous coller encore plus de sollicitations pour acheter, acheter… Alors que nous remettons en cause les inégalités sociales, nous devons nous attaquer aussi au consumérisme. Allier ces deux enjeux, c’est se donner les moyens de l’émancipation pour le siècle qui vient.

LVSL : Vous exprimez dans votre livre, Pouvoir vivre en Île-de-France, une ambition qui paraît anachronique en 2021, à savoir vivre décemment, à proximité de son lieu de travail, dans un logement décent en utilisant des transports collectifs fiables. La multiplication et l’enchevêtrement des compétences entre les différentes collectivités, souvent dirigées par de nouveaux seigneurs féodaux contre l’État, y compris en Île-de-France, ne risquent-ils pas de limiter cette aspiration ? D’autant plus que de nombreuses collectivités sont dirigées par la droite.

C.A. : C’est tout le paradoxe de la région : elle impacte considérablement notre quotidien mais nous n’avons pas de conscience claire et partagée de ses compétences, de son influence. La région est souvent perçue comme un simple tiroir-caisse, notamment parce qu’elle travaille beaucoup en partenariat avec l’État, les départements, les communes. Et puis, dans cette campagne, les candidats des trois droites n’aident pas à éclairer les électeurs sur la réalité de la politique régionale puisqu’ils ont tous les trois décidé que c’était la question de la sécurité qui devait être au centre de la campagne. L’alignement sur l’agenda de l’extrême droite est en marche… La sécurité est une compétence typiquement régalienne, sur laquelle la région peut évidemment apporter une contribution mais elle n’est pas maître d’œuvre dans ce domaine. Or Jordan Bardella a choisi pour titre de son affiche : « Le choix de la sécurité », Laurent Saint-Martin a donné dans sa première interview de campagne pour La République En Marche cette mesure phare : la création d’une police régionale, et Valérie Pécresse parle quasi exclusivement sur tous les plateaux de sécurité, d’immigration et de terrorisme au point que l’on se demande si elle est candidate à sa propre succession à la région ou à la présidence de la République… C’est ainsi que le débat sur le bilan de la droite régionale est esquivé et que le cœur des politiques régionales échappe au débat public. C’est à nous de conjurer cette trajectoire.

Les grandes compétences de la région, ce sont les transports, les lycées, l’aménagement du territoire, la formation, l’activité économique. Nous avons là un pouvoir direct et indirect. Par exemple, la région cessera de donner des aides aux villes qui ne respectent pas la loi SRU imposant a minima 20% de logements sociaux, s’ils ne changent pas leur trajectoire en la matière. Cela représente 47 villes en Île-de-France, dont 46 de droite. Valérie Pécresse, elle, supprime les aides aux villes qui veulent continuer à construire des logements sociaux alors qu’ils en possèdent plus de 30%. Cet effort est donc empêché par la droite, toujours convaincue que le logement social n’est pas un moyen pour le grand nombre d’accéder à un logement digne, accessible contrairement au parc privé. Non, elle le fait rimer avec pauvreté, immigration, violences. Or 750 000 demandes de logement social sont aujourd’hui en souffrance dans notre région. Il y a urgence à agir. 

Autre exemple : en matière d’activité économique, nous n’avons pas tout pouvoir mais arrêter de déverser des millions à des entreprises du CAC 40 qui font d’énormes profits et qui licencient est une façon de faire pression en faveur de l’emploi. Les millions d’euros octroyés seraient plus utiles pour soutenir l’économie sociale et solidaire, le commerce de proximité, l’artisanat, la transition agricole vers un modèle paysan et bio. Soutenir la production locale à destination locale est essentiel car nous devons, pour des raisons écologique et sociale, relocaliser notre économie. J’étais très en colère la semaine dernière quand la région a décidé de donner un million d’euros à Renault alors que l’entreprise vient d’annoncer qu’elle allait se séparer de 2 400 salariés en Île-de-France. Valérie Pécresse continue aussi de donner des aides au groupe Total qui a décidé de fermer la seule raffinerie francilienne, à Grandpuits, avec pour conséquences 700 emplois en jeu et des camions sur les routes pour alimenter notre région en pétrole raffiné. Les exemples ne manquent pas de cette droite régionale qui dilapide ainsi l’argent public et ne mène jamais le rapport de force avec les puissances économiques pour exiger de la justice sociale et une transition écologique. Valérie Pécresse mise tout le développement de la région sur la sacro-sainte compétitivité, l’attractivité du territoire, la concurrence de tous contre tous. C’est ainsi qu’elle soutient le CDG express, train pour les riches qui relie pour 24 euros Paris à Roissy, plutôt que le RER B, train du quotidien dans lequel galèrent 1 million de passagers chaque jour. Elle veut aider les cadres d’affaires et les riches touristes pensant que c’est bon pour la course folle entre métropoles internationales… Pour ma part, je pense que l’argent public doit tout d’abord servir à améliorer le quotidien des Franciliennes et des Franciliens, en satisfaisant leurs besoins essentiels.

LVSL : Vous rappelez à juste titre la privatisation galopante – dès 2023 – des transports en commun franciliens, approuvée par Valérie Pécresse. Pourtant, seule, en tant que présidente de la région, vous ne pourrez pas revenir dessus ainsi. L’Union européenne et ses institutions sont les promotrices de ces privatisations au détriment de la qualité des usages quotidiens. Ne faut-il pas, au-delà de l’aspect de transports, imposer un rapport de force, par exemple avec l’État, contre les choix imposés par l’Union européenne ?

C.A. : En réalité, il y a beaucoup de règles que l’on peut contourner, comme les normes sur les marchés publics pour les cantines. L’approvisionnement des centrales de restauration, que je veux développer, ne peut pas aujourd’hui privilégier le circuit de proximité parce que ce serait une entorse aux règles de la concurrence si chères à l’Union européenne. Mais on a maintenant des experts un peu partout pour réussir à détourner de fait ces règles européennes. Nous le ferons dès lors qu’elles nous empêchent de mener à bien nos objectifs sociaux et environnementaux. Affronter le pouvoir européen s’il contrevient au développement juste et soutenable, c’est une question éminemment politique. 

Sur la privatisation, en réalité, ça peut être plus simple : si on crée une régie publique, on a la possibilité – même dans le cadre des normes européennes – d’empêcher la mise en concurrence voulue par les directives et la loi LOM. Nous utiliserons cette fenêtre de tir pour empêcher le mouvement de privatisation des transports en commun, qui serait une catastrophe pour les usagers et pour les salariés. Nous le savons au moins depuis la privatisation des chemins de fer par Thatcher, qui s’est soldée par une re-nationalisation je le rappelle, en raison des retards, des accidents, de la détérioration du trafic… Vous pouvez compter sur nous pour gagner cette bataille contre la privatisation.

LVSL : La création d’un nouveau Schéma directeur d’aménagement social environnemental avec une vision sur dix ans vient rompre une logique simplement gestionnaire des politiques publiques régionales. Mais pour que cela ne devienne pas un nouvel outil technocratique, avec de multitudes d’axes, comment comptez-vous concilier ce que vous prévoyez dans ce Schéma avec les autres politiques et autres schémas, pour ne citer en exemple que le SRADDET ?

C.A. : Le SRADDET n’existe pas en Île-de-France comme dans les autres régions. En fait, le document directeur en Île-de-France, c’est le SDRIF. Mais il a été mis à la poubelle par Valérie Pécresse à son arrivée. Or ce Schéma directeur permet de piloter le rééquilibrage entre les territoires franciliens. C’est grâce à ce document prescripteur que l’on pourra, demain, rapprocher les lieux d’habitation des lieux de travail, anticiper les lignes de transport, choisir les zones à aménager et celles à protéger… Il faut piloter la transformation de la région en fonction d’objectifs politiques. La droite régionale a navigué à vue et finalement, fidèle à elle-même, elle a laissé le marché trancher. Les inégalités sociales et territoriales se sont creusées. Nous, nous ne laisserons pas faire.

Clémentine Autain – Pablo Porlan pour LVSL

LVSL : Quelles sont les raisons qui font que Valérie Pécresse ne veut pas de ce schéma directeur ?

C.A. : Elle ne veut pas de rééquilibrage ! D’ailleurs, elle a baissé les dotations par habitants dans tous les départements à une exception, devinez laquelle… les Hauts-de-Seine ! C’est le seul département où la dotation par habitant a augmenté pendant qu’elle a diminué dans tous les autres. Vous pouvez ainsi constater que le rééquilibrage, ce n’est pas du tout ce que souhaite Valérie Pécresse. Or c’était un peu l’enjeu du SDRIF de la majorité de gauche précédente. Et quand je dis que c’est un document stratégique, c’est qu’il permet de regarder où sont les besoins. Par exemple en matière de logement, nous pouvons planifier où nous allons implanter les trente-cinq mille logements par an. Ces logements ne seront pas forcément neufs, nous voulons de la préemption et des requalifications en logements sociaux. De la même manière, nous jaugerons des déserts en matière d’entreprises, de santé et de sport, pour anticiper les implantations à même de les combler.

LVSL : Les lycées professionnels sont généralement les parents pauvres de l’éducation secondaire. De nombreuses régions, y comprises dirigées par la gauche, n’ont cessé de détricoter la formation enseignée en leur sein pour favoriser à tout prix l’apprentissage et les CFA. Dans votre ouvrage, vous pointez les déséquilibres dont souffrent les lycéens qui choisissent la filière professionnelle et qui sont davantage issus des classes populaires. Concrètement, quels moyens comptez-vous donner aux lycées professionnels sachant qu’ils pourraient rentrer en adéquation avec votre politique en matière d’emplois solidaires dans certaines filières comme le recyclage ou le BTP ?

C.A. : C’est une question très importante sur le plan éducatif déjà et pour des jeunes qui méritent particulièrement notre attention. Il n’y a pas beaucoup de ministres qui ont pris la mesure du problème comme l’a fait Jean-Luc Mélenchon quand il était chargé de l’enseignement professionnel. Depuis, on observe un démantèlement à bas bruit des lycées professionnels, et en particulier en Île-de-France. En effet, Valérie Pécresse a accompagné le mouvement des lycées polyvalents qui vise à mélanger les lycées professionnels avec d’autres pour des raisons non pas pédagogiques mais d’abord de réductions de moyens. Une logique de regroupement que l’on connaît bien dans les hôpitaux, qui n’atteint pas le but affiché d’améliorer le service public rendu. Pour ma part, je veux une dotation fléchée pour les lycées professionnels dans le budget global des lycées de la région. Mon attention, notre attention à l’égard de cet enseignement sera une priorité en matière de politique des lycées franciliens.

Ensuite sur la formation, l’idée c’est d’abord de booster la formation professionnelle qui a été sous-développée sous le mandat de Valérie Pécresse et là-aussi de l’orienter. On veut créer 20 000 formations pour les personnels soignants sur la mandature, notamment pour les infirmières, les aides-soignantes, et ces formations seront rémunérées au SMIC moyennant un engagement de travailler pendant cinq ans dans le système publique de soins. C’est une proposition phare que nous faisons mais ces formations, on veut aussi les développer dans les secteurs de la réparation et du réemploi qui, nous le pensons, proposeront beaucoup de métiers d’avenir. On créerait un débouché puisque je veux un service public de la réparation en Île-de-France. Pour revenir aux infirmières ou aides-soignantes, nous voulons créer 300 centres de santé avec des personnels soignants qui sont salariés. Ces 300 centres pourront constituer ainsi des débouchés pour les personnels que nous aurons formés. 

Quant aux 30 000 emplois solidaires que nous voulons créer, ils ne s’adressent pas qu’aux jeunes mais aussi aux profils peu qualifiés. Aide à la personne, soutien scolaire, entretien des espaces verts… Nous voulons d’ailleurs un lycée agricole par département, ce qui dynamisera les formations et les débouchés vers la transformation du modèle agricole que nous appelons de nos vœux. Nous pourrons ainsi réaliser en Île-de-France davantage de maraîchage, d’agriculture paysanne biologique de qualité qui contraste avec la dimension « grenier à blé » d’un modèle francilien encore très axé sur la production intensive et l’exportation. La bifurcation sociale et écologique doit se lire aussi dans les formations que nous voulons développer. Nous devons former les jeunes aux métiers que l’on veut voir grandir demain.  

LVSL : Le logement n’est pas suffisamment traité comme urgence alors qu’il représente le principal coût fixe pour les ménages, lorsque ces derniers ont la capacité de pouvoir s’en procurer un, ce qui relève d’une gageure en Île-de-France. Vous prévoyez, entre autres, un milliard d’euros dans le budget pour le logement et la fin des subventions aux communes qui ne cherchent pas à respecter la loi SRU. Au vu de la densité de la population et de la rareté du foncier, comment comptez-vous construire suffisamment de logements, notamment sociaux, dont sont éligibles 70% des Franciliens ?

C.A. : Il est certain que la question du foncier est un problème majeur en Île-de-France. Elle concentre des enjeux de spéculation, une logique capitaliste qui transforme le logement en une marchandise comme une autre, sur laquelle on spécule. En Île-de-France, c’est particulièrement terrifiant puisque cela aboutit à des phénomènes de gentrification voire de muséification au cœur de la région comme au centre de Paris. La gentrification s’étend dans la première couronne, et le monde populaire est sans cesse repoussé et mis au banc du cœur francilien. C’est un problème tout à fait majeur. Et dans ce contexte, c’est le logement social qui permet de contrarier la logique du marché et d’offrir une solution de logement à prix décent pour des personnes qui, autrement, ne pourraient pas se loger ou le seraient mal.   

Il faut savoir que Valérie Pécresse a divisé par deux et demi le budget dédié au logement social. C’est dire la catastrophe à bas bruit : ça ne fait pas la Une des journaux, personne ne le sait, mais en matière d’impact concret au quotidien, c’est considérable. Lorsque nous disons que nous allons investir un milliard dans le logement pour construire, faire de la rénovation thermique, lutter contre les puces de lit, aider les co-propriétaires et ainsi de suite, nous formulons un engagement très fort en rupture totale avec la politique de Valérie Pécresse. La politique que je mènerai ne nous donnera pas tout pouvoir face aux promoteurs et aux marchands de biens, mais nous serons un acteur de poids pour contrarier en tout cas les appétits du privé.

LVSL : Vous citez le numérique comme un des leviers du développement de la région. Aujourd’hui très dépendants de l’impérialisme américain et notamment de l’extra-territorialité de son droit, de nombreuses entreprises, laboratoires de recherche, de cerveaux et talents qui font la richesse de la région sont menacés. Quel rôle souhaitez-vous donner à l’intelligence économique à l’échelle régionale, qui semble être l’échelon complémentaire à celui de l’État pour préserver notre souveraineté et nos actifs ?

C.A. : En l’occurrence, je pense que ce sont des pouvoirs qui reviennent essentiellement à l’État. La région va avoir bien du mal à combattre la puissance des GAFAM…

LVSL : Il y a un exemple en Normandie où a été créé une fonds spécifique dédiée à l’intelligence économique qui permet davantage de coordination entre les entreprises et la région pour éviter la captation de données, le rachat d’entreprises et qui fonctionne directement auprès des acteurs sur le terrain. Avez-vous réfléchi à ce que vous pouvez faire à l’échelle régionale en l’Île-de-France ?

C.A. : Ce que je sais, c’est qu’il nous faut donner les moyens aux jeunes talents du numérique. Nous allons réaliser une cité du jeu vidéo indépendante en Île-de-France, pour les conforter et leur offrir des débouchés ici. Pour revenir à votre question, je pense que la région peut encourager et soutenir certains secteurs, mais elle ne peut certainement pas battre en brèche un mouvement qui est lié à celui de la globalisation. Nous n’avons pas de moyens suffisamment forts pour contrarier réellement ces phénomènes. Cela ne veut pas dire que nous ne devons pas nous en soucier, ni que nous ne devons pas développer des outils. Mais il ne faut pas raconter des histoires. Avec les compétences actuelles de la région et le budget qui, s’il parait énorme, n’est que de cinq milliards d’euros, ce ne sont pas les compétences régionales qui font la loi.  

Par contre, avoir une présidente de région qui prend des positions politiques et participe de la bataille des idées, de la bataille sociale, de la bataille politique contre cette globalisation néolibérale… Cela changerait beaucoup la donne. Aujourd’hui, nous avons une présidente de région qui adore cette « mondialisation merveilleuse », qui en est béate et pense qu’à force d’attractivité et de compétitivité, « ça ruissellera ». Ça ne ruisselle pas malheureusement, et en réalité ce sont les inégalités qui se creusent, ce sont les libertés qui sont menacées. Je pense donc que ce serait un très grand changement de passer d’une présidente de région acquise aux normes néo-libérales et à l’austérité budgétaire à une présidente de Région qui les combat vigoureusement et se dresse contre la dérégulation. Les conséquences se liraient dans de très nombreux domaines, dans les politiques concrètes menées par la Région bien sûr, mais aussi dans le rapport des forces idéologiques et politiques.

LVSL : Pouvez-vous revenir sur vos principales propositions en matière environnementale, et notamment celles concernant le plan vélo, la qualité de l’air, la gestion des rivières et fleuves de la région, la lutte contre l’artificialisation des sols ? 

C.A. : Dans le Schéma directeur, nous avons la possibilité d’inscrire des normes comme « zéro artificialisation nette » des sols, ce qui constitue une grande ambition qui permettra de préserver la biodiversité des espaces naturels, des parcs et des jardins. Je voudrais aussi attribuer une personnalité juridique à la Seine. Une association le revendique, à raison : cela permettra de protéger le fleuve et de garantir que l’aménagement de ses abords relève de l’intérêt commun. Au sujet de l’eau, qui est un bien commun, nous voulons créer une régie publique mutualisée afin que sur l’ensemble de l’Île-de-France, le prix de l’eau soit encadré et sa qualité assurée. C’est un engagement que je prends si je suis élue présidente de région. Nous ne pourrons pas le mettre en œuvre seuls, mais il y a de nombreux partenaires que nous pouvons accompagner, outiller, promouvoir, aider à cette transition. 

Sur la qualité de l’air, que j’aurais pu aborder en premier tant la pollution atmosphérique est une question urgente posée par le défi climatique, nous avons d’abord notre engagement en matière de transports publics. C’est un des nerfs de la guerre : il faut réduire la place de la voiture. Pour ce faire, il nous faut rapprocher les lieux de vie des lieux d’habitation. C’est ce vers quoi nous voulons aller avec le schéma directeur. Il nous faut assurer des alternatives à la voiture, développer les transports en commun, en donnant la priorité notamment aux transports de banlieue à banlieue. Nous voulons également développer la pratique du vélo, pour qu’elle passe de 2% à 12% des déplacements franciliens d’ici à la fin de notre mandature. C’est audacieux mais possible si l’on y met les moyens, ce que ne fait pas la droite régionale – le vélo est aujourd’hui le moyen de transport le moins subventionné. Nous voulons aussi remettre en place la gratuité dans les transports en commun les jours de pic de pollution, une mesure de gauche que Valérie Pécresse a supprimée. Nous souhaitons par ailleurs diminuer très fortement le transport routier, par le bais d’une taxe et en développant des alternatives avec le fret fluvial et le fret ferré. 

Ce n’est pas une mesure qui va d’un coup de baguette magique résoudre la crise climatique. La question environnementale traverse l’ensemble des politiques publiques. L’investissement dans la rénovation des bâtiments, par exemple, on sait que c’est une mesure extrêmement vertueuse sur le plan énergétique. C’est dans tous les domaines qu’il nous faut être actifs ! Nous voulons par ailleurs faire aussi de l’Île-de-France une région sans glyphosate. 

LVSL : La politique souffre chaque jour davantage d’un éloignement tangible avec le monde des lettres, et plus généralement des livres. Autrice de nombreux ouvrages, romans comme essais, on ne peut que louer votre démarche d’inscrire votre vision de la politique pour les années à venir sur papier. Alors que de moins en moins de Français lisent, quel regard portez-vous sur ce constat et quelles conclusions en tirer ?

C.A. : Le problème, c’est que ce sont les réseaux sociaux qui ont pris la main. Et il y a un rythme politique complètement effréné, c’est le zapping permanent. On passe d’une chose à l’autre, et en fait nous n’avons plus le temps de nous fixer. Pour écrire un livre, il faut concentrer son énergie sur un travail au long cours et non pas sur un rythme effréné où on perd le fil, c’est un défi dans le monde d’aujourd’hui. D’autres à la France insoumise écrivent, comme Jean-Luc Mélenchon, François Ruffin, Alexis Corbière, Bastien Lachaud… C’est important, pour bien formaliser ses idées au-delà de la surface des choses, cela permet de travailler en profondeur et aussi de convaincre davantage, au-delà d’une impression générale. Il me semble qu’en politique, l’écriture est une arme décisive. Il est vrai que pour une élection régionale, ce n’est pas commun. J’ai eu la chance d’avoir un éditeur qui m’a accompagnée, Les éditions du Seuil, ce qui n’était pas gagné d’avance. Le fait que nous étions confinés et les conditions spécifiques de la campagne m’ont convaincue de le faire. Ne pouvant pas organiser des réunions publiques, il m’était compliqué de m’adresser aux Franciliennes et aux Franciliens. Alors une fois les librairies redevenues essentielles et ouvertes, je me suis dit que je me devais de le faire. Cela me permet de formaliser mes idées, et surtout de les transmettre. Ça reste court, je n’ai pas écrit 500 pages sur le programme régional. Ce que je voulais, c’était donner une vision, un sens aux politiques, de prendre le temps d’expliciter ce sens-là.  

Jean-Luc Mélenchon et le Parti communiste français : histoire et perspectives

Fabien Roussel, secrétaire national du PCF, et Jean-Luc Mélenchon, leader de la France insoumise

Sur fond de tergiversations autour de l’Union de la gauche, les cadres du Parti communiste français (PCF) viennent de voter en faveur d’une candidature autonome pour les prochaines élections présidentielles, à l’instar de 2016. Alors que les militants communistes doivent décider les 7, 8 et 9 mai de la stratégie de leur Parti pour l’année à venir et qu’ils avaient finalement engagé le PCF sur le chemin du soutien à la candidature de Jean-Luc Mélenchon lors des précédentes élections présidentielles, il est possible de revenir sur l’histoire et les enjeux actuels qui structurent les relations entre le PCF et Jean-Luc Mélenchon.

Jean-Luc Mélenchon et le PCF : une histoire ancienne (1968-2009)

Jean-Luc Mélenchon a été le candidat soutenu par le Parti communiste français lors des deux dernières élections présidentielles. Or, lors de leur conférence nationale tenue les 10 et 11 avril, les cadres du PCF viennent d’opter à une large majorité (66,41%) pour une candidature communiste en 2022, son secrétaire national Fabien Roussel ayant alors remporté l’adhésion de près de trois quarts des votants (73,57%).

Il faut néanmoins rappeler qu’en 2016, les cadres du PCF avaient déjà rejeté l’option du soutien à Jean-Luc Mélenchon et à La France insoumise pour une candidature propre (53,69%, vote du 5 novembre 2016), et cela malgré l’appui au leader insoumis du secrétaire national alors en fonction, Pierre Laurent. Mais les militants, décideurs en dernière instance en la matière, avaient quant à eux choisi d’appuyer la candidature de Jean-Luc Mélenchon (53,60%, vote du 26 novembre 2016), réglant ainsi le processus décisionnel. La puissance des 60 000 militants communistes – le PCF est le premier parti de France en effectif militant – et la force symbolique de l’endossement par un parti de gauche important avait participé à renforcer la dynamique de campagne de Jean-Luc Mélenchon qui avait finalement entraîné près de 20% (19,58%) des électeurs à lui accorder leur bulletin, frôlant le second tour. Présence dans un second tour qui, à défaut d’être forcément gagné, voire gagnable, aurait permis d’augmenter la visibilité, la légitimité et la crédibilité de l’ensemble des courants de la gauche radicale durant le quinquennat macroniste. Le groupe insoumis à l’Assemblée nationale a néanmoins pu assumer de manière efficace un rôle d’opposition parlementaire structurée, palliant partiellement cette absence de leur leader au second tour.

L’histoire entre Jean-Luc Mélenchon et le PCF remonte à plus de 50 ans, alors que le jeune lycéen Jean-Luc Mélenchon participe, comme meneur dans sa ville de Lons-le-Saunier, aux événements de Mai 68. Jean-Luc Mélenchon revient dans un entretien de 2016 sur ce qui l’a tenu éloigné de la possibilité d’une adhésion communiste : « Je ne pouvais pas être au PCF à cause de l’invasion de la Tchécoslovaquie. » Outre le Mai français, l’année 1968 est en effet également fortement marquée par l’écrasement du Printemps de Prague par l’URSS, les troupes du Pacte de Varsovie envahissant la Tchécoslovaquie dans la nuit du 20 au 21 août. À la suite de l’entrée des tanks soviétiques dans la capitale tchèque, les communistes français s’interrogent, tandis que le Comité central du PCF passe de la « réprobation » affichée par le bureau politique à la « désapprobation » 1

Dès son entrée à l’Université en septembre 1969, Jean-Luc Mélenchon rejoint l’Union nationale des étudiants de France (UNEF), puis 4 ans plus tard, en 1972, il adhère à l’Organisation communiste internationaliste (OCI) d’obédience trotskiste, dont il est finalement « radié » en 1976 du fait de divergences politiques. Il s’affilie alors au jeune Parti socialiste (PS) dirigé par François Mitterrand, « croyant » dans le Programme commun de gouvernement. Jean-Luc Mélenchon contribue largement au lancement en novembre 1977 – à peine plus d’un mois après la rupture de l’Union de la gauche par le PCF – de La Tribune du Jura, mensuel de la fédération socialiste du département, dont il est à la fois directeur de la publication et rédacteur principal. Par ce médium, Jean-Luc Mélenchon – qui selon un de ses anciens camarades socialistes de l’époque « vit [la rupture de l’Union de la gauche] comme une véritable catastrophe 2 » – se fait l’âpre défenseur du Programme commun et prône l’alliance PS-PCF. Jean-Luc Mélenchon a toujours par la suite occupé une position à la gauche du PS 3, et c’est en tant que tel qu’il est élu sénateur socialiste en 1986 puis rejoint le gouvernement de Lionel Jospin en mars 2000, comme ministre délégué à l’Enseignement professionnel. On doit noter la présence au sein de l’équipe gouvernementale de Marie-George Buffet, ministre de la Jeunesse et des Sports du 4 juin 1997 au 6 mai 2002 et future secrétaire nationale du PCF de 2001 à 2010, succédant à Robert Hue (29 janvier 1994 – 28 octobre 2001) et au tournant conservateur qu’il avait imposé au sein du Parti à la suite de la chute de l’URSS (Robert Hue a soutenu la candidature d’Emmanuel Macron en 2017).

Contre la direction du PS et la ligne nationale arrêtée, Jean-Luc Mélenchon milite par la suite fermement contre le Traité établissant une constitution pour l’Europe (TCE) en vue du référendum de 2005, qui pour la première fois donnait au peuple français l’occasion de s’exprimer directement sur la décisive question européenne. Dans cette lutte, on retrouve Jean-Luc Mélenchon aux côtés d’autres forces et personnalités de gauche radicale comme José Bové, la Ligue communiste révolutionnaire (LCR) représentée notamment par Olivier Besancenot, et, de façon plus importante pour la suite, les communistes et leur dirigeante Marie-George Buffet.  Les partisans de gauche du « NON » s’opposent au TCE pour le néolibéralisme qu’il incarne – il faut rappeler également que le Front national (FN) de Jean-Marie Le Pen avait également fait campagne pour le « NON », tandis que des forces de gauche comme Les Verts avaient quant à elles opté pour le « OUI ». En effet, le TCE prévoyait de faire de la dérégulation de la finance et des privatisations des principes juridiques contraignants au plus haut niveau et de mettre la monnaie unique sous contrôle d’une Banque centrale européenne indépendante des États. Et c’est bien le « NON » qui finit par l’emporter assez nettement (54,68%), les Français rejetant donc majoritairement l’option européenne sous sa forme néolibérale. Mais Nicolas Sarkozy, élu président en 2007, reformulera le projet juridico-économique du TCE via le Traité de Lisbonne, témoignant d’une étape supplémentaire dans la disqualification du vote démocratique de 2005.

Du 14 au 16 novembre 2008, un an et demi après l’échec à l’élection présidentielle de Ségolène Royal contre Nicolas Sarkozy, les militants socialistes sont appelés à voter pour les différentes motions, les tendances de gauche étant parvenues pour la première fois à toutes se rassembler, avec la motion « Un monde d’avance » conduite par Benoît Hamon. À la suite du score décevant de la motion (18,5%) et la victoire de la liste emmenée par Ségolène Royal, Jean-Luc Mélenchon et son camarade Marc Dolez quittent le PS pour fonder le Parti de gauche (PG) le 1er février 2009. Mais cette sortie, dont l’objectif était clairement constitué par la formation d’une alliance avec le PCF, avait été préparée – davantage que « mise en scène », le résultat décevant de la motion « Un monde d’avance » ne pouvant être entièrement prévisible – par Jean-Luc Mélenchon et Marc Dolez en amont du Congrès du PS de novembre 2008. Marie-George Buffet leur avait promis, en cas de sortie, une candidature commune aux élections européennes de 2009 (alliance qui aura donc bien lieu entre le PCF et le nouveau PG). Jean-Luc Mélenchon n’a donc pas quitté le PS pour « partir à l’aventure » mais bien avec une stratégie concrète et ambitieuse, conçue main dans la main avec les communistes. Deux jours après la clôture du Congrès du PS et de la victoire de la ligne Royal, les dirigeants communistes emmenés par Marie-George Buffet annoncent avec Jean-Luc Mélenchon et ceux qui constitueront bientôt la direction du PG la formation d’un « Front de gauche » comprenant des candidatures et un programme communs. 

Vie et mort du Front de gauche (2009-2016)

À la suite d’accords électoraux pour les élections européennes (2009), régionales (2010) et cantonales (2011), Jean-Luc Mélenchon annonce le 21 janvier 2011 sa candidature à l’élection présidentielle de 2012. Les cadres (5 juin) puis les militants (16-18 juin) du PCF votent en faveur du ralliement à sa candidature qui réunira finalement 11,10% des voix. À titre de comparaison, les candidats communistes Robert Hue et Marie-George Buffet avaient récolté respectivement 3,37% et 1,93% des votes lors des deux précédentes élections présidentielles. 

Mais malgré le score obtenu par Jean-Luc Mélenchon, le Parti de gauche dont il est co-fondateur et co-président (avec Martine Billard, de novembre 2010 à août 2014) voit le PCF présenter quatre fois plus de candidats aux élections législatives de juin qui aboutissent à des résultats nationaux décevants (6,91% au premier tour, 1,08% au second) et à seulement 10 élus, dont 8 communistes et un unique représentant du PG. Mais le score présidentiel s’élevant à plus de 10% a toutefois permis une belle visibilité commune aux idées des différents membres du Front de gauche. 

Mais ce sont les élections municipales de 2014 qui attisent le plus les tensions entre Jean-Luc Mélenchon et le PCF. Alors que François Hollande, le gouvernement et la majorité parlementaire socialistes appliquent une politique à l’encore des engagements socialistes pris lors de la campagne depuis presque deux années, le PG et la plupart des autres formations du Front de gauche plaident pour des listes autonomes, non compromises avec le PS. De son côté, la direction du PCF opte pour l’absence de consignes nationales en laissant à ses membres la mission de voter dans chaque ville pour la stratégie à suivre, brouillant ainsi les pistes sur l’opposition déterminée à la politique générale menée par le Parti socialiste. Le PCF présente ainsi des listes communes avec le PS à Paris, Toulouse, Rennes, Grenoble, ou encore Clermont-Ferrand. On ne peut comprendre ce choix de la direction du PCF sans se pencher sur l’économie partisane du PCF, dont le besoin vital durant les dernières décennies d’alliances avec les socialistes pour le maintien de l’appareil de Parti est patent, afin de conserver ses élus, et plus particulièrement ses maires et ses sénateurs 4

À la suite des élections régionales de 2015, où le Front de gauche est resté divisé pour les raisons que l’on vient d’évoquer, Jean-Luc Mélenchon, qui a démissionné de la co-présidence du PG fin août 2014, lance un nouveau mouvement, La France insoumise (LFI). Comme mentionné précédemment, les militants communistes, à contre-courant du choix des cadres, décident de soutenir la candidature de Jean-Luc Mélenchon pour 2017. Le 3 juillet 2016, dans un entretien à Mediapart, Jean-Luc Mélenchon qui a choisi avec La France insoumise d’adopter une rhétorique et un « style populiste 5 » s’éloignant volontairement de l’espace mental de la gauche dans une stratégie électorale de large conquête, déclare unilatéralement la fin du Front de gauche.

Situation actuelle : enjeux et perspectives électorales

Les tensions entre les anciens alliés du Front de gauche se ravivent lors des élections législatives, Jean-Luc Mélenchon écrivant quelques jours après le premier tour des présidentielles dans un article de son blog : « Bien sûr, nous sommes sondés en tant que « Front de gauche » quoi que celui-ci n’existe plus depuis deux ans et soit devenu le cache sexe usuel du PCF. » Devant ce qui leur apparaît comme une usurpation du logo « Front de gauche » de la part des communistes, la direction insoumise finit par publier le communiqué suivant : « Le PCF cherche à semer la confusion chez les électeurs qui ont voté pour le candidat de la France Insoumise en faisant croire que les candidats du PCF aux législatives ont le soutien de Jean-Luc Mélenchon. »  Les anciens alliés sont devenus des frères ennemis.

Lors du XXXVIIIe congrès du PCF tenu du 23 au 25 novembre 2018, la plateforme emmenée par André Chassaigne et Fabien Roussel l’emporte de peu (42,14% contre 38% pour celle arrivée en deuxième position) et ce dernier est intronisé secrétaire national. Pauline Graulle, dans un article de Mediapart, résume : « Il n’en a jamais fait mystère : le nouveau secrétaire national du PCF, Fabien Roussel, n’avait jamais été un grand fan du Front de gauche. Il avait même voté « contre » à sa création. Dix ans presque jour pour jour après la naissance de la coalition antilibérale (entre le PCF, le Parti de gauche, Ensemble! et la Gauche unitaire), le 38e congrès du PCF, […] a acté la fin de l’alliance historique entre le parti communiste et Jean-Luc Mélenchon. » Même si cette disparition était effective du côté insoumis depuis le 3 juillet 2016. Plus loin dans le même article, Pauline Graulle cite la réaction sur le vif de Bruno Bonin, secrétaire départemental PCF des Deux-Sèvres : « La nouvelle direction a fait jouer la corde identitaire pour gagner en interne, mais, en réalité, on retourne à une stratégie d’alliances à géométrie variable en vue des municipales : certes, les alliances avec le PS vont nous permettre de garder quelques fiefs. Mais à privilégier les victoires locales, on va perdre en force et en clarté sur le plan national. »

Pas surprenant donc que ce même Fabien Roussel ignore les prises de contact de Jean-Luc Mélenchon entreprises dès août 2020 puis de nouveau le 10 décembre, qu’il mène une politique privilégiée d’alliances avec le PS et EELV pour les élections régionales et départementales à venir, et qu’il déclare aujourd’hui souhaiter maintenir sa candidature « quoiqu’il en coûte 6 » La situation tendue entre les deux possibles candidats annonce une possible guerre des signatures entre communistes et le leader de la France insoumise, comme le souligne le journal Marianne. Dans l’hémicycle également, les désaccords se creusent. Fabien Roussel a récemment contesté une proposition de loi des insoumis : « Les insoumis viennent de déposer une proposition de loi sur la garantie de l’emploi. Ils estiment que chacun doit avoir un travail et que, si quelqu’un n’en trouve pas, l’État doit être employeur en dernier ressort. Nous ne partageons pas du tout cette philosophie-là, ça, c’est l’époque soviétique, le kolkhoz.» Un retournement surprenant du procès en soviétisme de la part du PCF, qui historiquement s’est bâti sur la controverse quant au suivisme des sons de cloches de Moscou. Le consensus n’est néanmoins pas établi pour autant chez les communistes : on peut noter le soutien affiché par l’ancienne secrétaire nationale du PCF, Marie-George Buffet, à la candidature de Jean-Luc Mélenchon, et la lettre ouverte à Fabien Roussel que 200 cadres et militants ont publié le 26 mars dernier pour s’opposer à la stratégie d’une candidature autonome. 

Les opposants au soutien de la candidature Mélenchon s’appuient notamment sur une lecture des derniers sondages parus à l’horizon 2022. En effet, Jean-Luc Mélenchon n’est pour l’instant crédité « qu’à » un peu plus de 10%, derrière Emmanuel Macron et Marine Le Pen qui caracolent en tête, et n’arrive qu’en 4e position légèrement derrière le candidat des Républicains. Mais à titre de comparaison, les sondages réalisés pour l’élection présidentielle de 2017, créditaient également Jean-Luc Mélenchon d’une dizaine de points de retard sur Emmanuel Macron et Marine Le Pen jusqu’à fin mars, soit quelques semaines avant le premier tour. La dynamique d’une campagne, soutenue activement par les militants communistes, ainsi que l’incarnation charismatique du leader de la France insoumise ont démenti les prévisions et ont permis une ascension sensible, jusqu’au 19,58% du premier tour de 2017. De la même manière, les faibles résultats aux élections intermédiaires inquiètent, bien que les choix stratégiques de la France insoumise l’aient conduite à miser sur les élections nationales, et que les résultats dérisoires obtenus par le Front de gauche entre 2012 et 2017 7 n’aient pas empêché Jean-Luc Mélenchon de quasiment doubler son résultat à l’élection présidentielle sur la période. Enfin, le Parti communiste ne s’est pas effondré après le soutien apporté en 2012 et 2017 à Jean-Luc Mélenchon et ne peut donc pas jouer la carte de l’espoir national trop incertain contre l’impact concret d’élus locaux.

Une Union de la gauche… derrière Mélenchon ?

En annonçant sa candidature présidentielle dès le 8 novembre 2020, un an et demi avant l’échéance, Jean-Luc Mélenchon et La France insoumise ont court-circuité les interminables débats sur une Union de la gauche jugée impossible derrière un candidat et un programme de gauche radicale. Cette appréciation se base sur les profondes différences qui les opposent idéologiquement à des formations comme le Parti socialiste (PS) ou Europe Ecologie Les Verts (EELV). La récente réunion proposée par Yannick Jadot et qui a rassemblé samedi 17 avril des représentants des principales forces de gauche atteste avec force de ces profondes divergences de fond, constat partagé par LFI et le Parti communiste français (PCF). Cyprien Caddeo et Emilio Meslet estiment dans un article paru le jour même sur le site de L’Humanité  que « Jadot et les socialistes tentent une OPA sur l’union ». Le PS et EELV, afin d’exister dans les élections à venir, finiront probablement par présenter un candidat unique pour les deux partis et ils pourront alors se féliciter d’avoir tenté le choix rassembleur de l’Union, même s’il n’aura jamais été sérieusement question de structurer l’alliance autour de la candidature présidentielle de Jean-Luc Mélenchon. En somme, l’Union de la gauche rejoue l’union de la gauche plurielle, derrière des forces politiques converties au libéralisme économique et à l’Europe sociale.

Si l’on observe depuis juin 2020 les sondages pour la future élection présidentielle, Jean-Luc Mélenchon est le plus crédité à gauche récoltant de 8 à 13,5% des intentions de vote, la moyenne se situant en avril 2021 entre 11 et 12% pour Jean-Luc Mélenchon, devant les candidats PS et EELV présumés, respectivement Anne Hidalgo à un peu plus de 7% et Yannick Jadot entre 6 et 7%. Fabien Roussel arrive quant à lui avec environ 2%, légèrement devant Philippe Poutou pour le Nouveau parti anticapitaliste (1,5%) et Nathalie Arthaud pour Lutte ouvrière (moins de 1%). Le « vote utile 8 » face à la menace de l’extrême-droite bénéficiant désormais plus largement à Emmanuel Macron qu’aux forces socialistes modérées, reste en suspens la question des alliances à l’heure de la polarisation du vote Macron/Le Pen et de la dispersion des électorats encore disponibles. Outre les hypothèses d’union PS/EELV – que Jean-Luc Mélenchon a qualifié à l’occasion de la manifestation du 1er mai de « faux jetons » – celle des forces PCF/LFI est désormais entre les mains des militants. Le choix du « quoiqu’il en coûte » porté par Fabien Roussel risque de se heurter à l’intérêt stratégique d’une candidature unique de la gauche radicale. Réponse les 7, 8 et 9 mai prochains, quant à l’éventualité d’un soutien communiste réitéré à la candidature Mélenchon. 

1 Voir par exemple Bernard PUDAL, Un monde défait. Les communistes français de 1956 à nos jours, Éditions du Croquant, 2009, chapitre 3.

2 Voir Lilian ALEMAGNA et Stéphane ALLIES, Mélenchon. A la conquête du peuple, Paris, Robert Laffont, 2018, p. 52. Cette biographie de Jean-Luc Mélenchon a constitué notre source secondaire principale pour cet article.

3 Sous la direction de François Mitterrand, Jean-Luc Mélenchon tente d’établir au sein du PS un dialogue entre la direction – bientôt au pouvoir d’Etat – et les tendances de gauche. Par l’hebdomadaire qu’il crée en 1979, Données et arguments, et dans lequel il défend cette position d’artisan de la confrontation (ce journal existe encore aujourd’hui sous le nom L’Insoumission hebdo) et par le courant la Gauche socialiste fondé en 1988 au sein du PS avec Julien Dray, en réaction à la politique jugée droitière alors menée par Michel Rocard, Jean-Luc Mélenchon a toujours occupé une position clairement à gauche au sein du PS. Après un premier soutien au traité de Maastricht, rapidement abandonné (dès février 1996 il déclare par exemple « Maastricht c’est l’échec sur toute la ligne »), Jean-Luc Mélenchon est par la suite le seul sénateur socialiste à avoir voté contre le « projet de loi d’intégration de la Banque de France au système européen de banques centrales » et contre le passage à l’euro – attitude dissidente qui lui vaut une lettre de blâme du bureau national du PS signée par celui qui était alors secrétaire national du PS, François Hollande.

4 Sur les dynamiques du PCF depuis les années 1980, voir Julian MISCHI, Le Parti des communistes : histoire du Parti communiste français de 1920 à nos jours, « Chapitre 8 : Un parti en crise », Marseille, Hors d’atteinte, coll. « Faits & idées », 2020, pp. 555-620.

5 Sur cette expression, voir Groupe d’études géopolitiques, Le Style populiste, Paris, Amsterdam, 2019.

6 Pour une critique de cette option stratégique jusqu’au-boutiste, voir : Pauline GRAULLE, Mediapart, 13 avril 2021, « Présidentielle : le PCF opte pour une candidature « quoi qu’il en coûte » : https://www.mediapart.fr/journal/france/130421/presidentielle-le-pcf-opte-pour-une-candidature-quoi-qu-il-en-coute?onglet=full 

7 Pour ne donner qu’un exemple, le Front de gauche récoltait aux élections municipales de 2014, deux ans après le relatif succès électoral de Mélenchon à l’élection présidentielle, un score national de 1,9% au premier tour et de 0,93% au second. Et contrairement au PCF qui avec des scores nationaux analogues obtient malgré tout de nombreux élus, le PG, et LFI après lui, n’ont pratiquement aucun maire.

8 On retrouve cette logique du vote utile dès les premiers mots de l’option 2 nommée « Alternative » proposée aux militants communistes pour le vote à venir concernant la stratégie pour les élections nationales : « Face au danger de droite et d’extrême-droite, les communistes proposent d’initier un processus ambitieux de dialogue pour converger, dès le premier tour de l’élection présidentielle et indissociablement aux élections législatives, sur un projet de rupture. » La seconde option qui propose une option ouverte d’Union de la gauche – avec Mélenchon ou d’autres candidats – se conclut de la manière suivante : « Au terme de ce processus, au second semestre 2021, se réunira une nouvelle conférence nationale, qui s’exprimera sur les résultats de la démarche et sur la proposition stratégique ainsi élaborée. » En cas de victoire de cette option 2, le PCF se réserve donc plusieurs mois de négociations avant de soutenir officiellement tel ou tel candidat. Voir À gauche, 12 avril 2021, « PCF : un premier pas pour la présidentielle de 2022 » :  https://agauche.org/2021/04/12/pcf-un-premier-pas-pour-la-presidentielle-de-2022/

Hadrien Mathoux : « Tout mouvement politique ambitieux se doit d’élargir son socle »

© Elsa Margueritat

À l’occasion de la sortie de son ouvrage Mélenchon : la chute – Comment la France insoumise s’est effondrée aux éditions du Rocher, nous avons souhaité interroger Hadrien Mathoux, journaliste politique en charge du suivi de la gauche et de la France insoumise pour Marianne sur la trajectoire et les ressorts des difficultés auxquelles la France insoumise n’échappe pas, à la fois sur le plan stratégique mais surtout sur le plan politique. Pour le journaliste, en dépit du caractère hors norme de la personnalité de Jean-Luc Mélenchon dans le paysage politique français, la France insoumise, avant tout fondée comme locomotive pour la présidentielle, est traversée par trop de contradictions pour espérer rééditer, selon lui, le succès enregistré en 2017. Propos recueillis par Valentin Chevallier et Léo Rosell.


LVSL – Quelles ont été vos motivations pour écrire un ouvrage dédié au fonctionnement de la France insoumise ? 

Hadrien Mathoux – Elles étaient nombreuses. Lorsque je me suis mis au travail, au printemps 2018, une seule année nous séparait de la campagne présidentielle de Jean-Luc Mélenchon, passionnante par ses innovations de forme et de fond, mais également fructueuse électoralement. Grâce à son excellent résultat électoral, mais aussi en raison des premières orientations du quinquennat Macron, il était envisageable que les Insoumis s’imposent comme la première force d’opposition du pays.

D’un autre côté, l’on pressentait déjà les tendances que je décris dans mon ouvrage, les tiraillements entre plusieurs lignes politiques aux aspirations diverses, les ambiguïtés stratégiques à résoudre, le rapport mouvant à la gauche et au peuple etc. Ajoutez à cela une panoplie de personnalités charismatiques et un mouvement au fonctionnement atypique, et vous obtenez un matériau idéal pour tout journaliste.

J’essaie, par ailleurs et autant que possible, de privilégier un journalisme politique qui s’attache davantage aux débats idéologiques qu’aux petites manœuvres politiciennes ou à une vision excessivement psychologisante des événements et des acteurs. Les Insoumis sont bien adaptés à cette vision des choses ; je leur reconnais une certaine sincérité dans la défense de leurs idéaux, et chez eux, la vision stratégique revêt une importance primordiale.

LVSL – Vous revenez très souvent sur cette dichotomie entre une ligne populiste/républicaine versus une ligne de rassemblement de la gauche/culturelle. N’est-ce pas le problème originel de la France insoumise que d’avoir misé sur la possibilité de concilier ces deux lignes ? Est-ce qu’aujourd’hui, comme vous semblez l’indiquer, l’une de ces deux lignes l’a définitivement emporté sur l’autre ? 

H.M – Tout mouvement politique ambitieux se doit d’élargir son socle, de cadres, de militants, d’électeurs. La pureté idéologique absolue convient à des groupuscules, mais lorsqu’il s’agit de conquérir le pouvoir, il est inévitable de devoir faire cohabiter des personnes qui ne pensent pas pareil sur tous les sujets. Deux questions se posent alors : quels sont les fondamentaux idéologiques sur lesquels tout le monde doit être d’accord, et quelle méthode de gestion adopte-t-on pour gérer les divergences ? C’est peut-être sur ces deux points, et notamment le second, que la France insoumise a pu commettre des erreurs.

Il est impossible de déclarer la victoire définitive d’une ligne sur l’autre, notamment car tout cela ne tient finalement quasiment qu’aux décisions de Jean-Luc Mélenchon. Néanmoins, il est évident que la ligne de gauche culturelle a remporté beaucoup de victoires décisives : départ ou exclusion des principaux défenseurs de la ligne populiste et républicaine, amendement du discours sur la laïcité, l’immigration ou l’Europe, prolifération du discours intersectionnel, etc.

LVSL – De l’immigration à la question européenne, en passant par le positionnement par rapport aux Gilets jaunes, vous montrez que le mouvement est traversé par de nombreuses ambiguïtés, qui renvoient à la difficulté de trancher sur des sujets clivants, au risque de perdre en clarté auprès de l’opinion. N’est-ce pas là une limite fondamentale liée aux principes organisationnels si particuliers de la FI, que vous résumez à travers le concept d’« autocratisme gazeux » ?

H.M – Effectivement, il semble y avoir un lien clair entre l’incapacité de trancher sur certains sujets clefs et la forme organisationnelle adoptée par la FI. On peut néanmoins comprendre la réticence de Jean-Luc Mélenchon envers le modèle pyramidal adopté par le Parti socialiste, qui possède lui aussi de nombreux défauts et consume l’essentiel de l’énergie des cadres et des militants dans des batailles picrocholines.

L’ennui, c’est qu’à cette organisation imparfaite, les Insoumis ont substitué une forme “gazeuse” dépourvue de structures démocratiques, dans laquelle les militants sont à la fois autonomes et impuissants, et où tout le pouvoir décisionnel est concentré dans les mains de quelques cadres, pour ne pas dire Jean-Luc Mélenchon lui-même. Passée la période d’unanimisme de la campagne présidentielle 2017, lorsque les débats internes ont refait surface, LFI n’a disposé d’aucune instance pour les régler sereinement. Cela a été fait dans la confusion et la brutalité. Mais il ne faut pas non plus réduire les difficultés des Insoumis à la forme du mouvement : les principaux écueils restent de nature politique.

LVSL – Vous n’abordez que de manière parcellaire les élections municipales. La direction nationale semble d’ailleurs avoir accordé peu d’importances aux élections intermédiaires. La faiblesse des relais et de l’implantation locale n’est-elle pas un frein à la remobilisation des cercles insoumis, déjà affaiblis par l’essoufflement militant post-2017 et la crise interne du mouvement ? 

H.M – Les élections municipales ont bien montré que même si les nouveaux mouvements politiques sont sans doute plus adaptés aux réseaux sociaux et à la communication numérique, rien ne remplace la bonne vieille implantation d’élus locaux et l’implication militante pour remporter des mairies. La République En Marche, le parti au pouvoir, a ainsi éprouvé les pires difficultés lors de ces municipales, au contraire de formations pourtant moribondes au plan national comme le PS ou Les Républicains.

Du côté de la France insoumise, s’y est ajoutée la volonté pas totalement assumée “d’enjamber” ce scrutin, jugé peu adapté au mouvement. Il semble de plus en plus clair que la FI se conçoive comme une machine électorale au service des ambitions présidentielles de Jean-Luc Mélenchon. Ceci étant dit, il est difficile de contester que la vie politique française en général ne semble tourner qu’autour de cette élection.

LVSL – Jean-Luc Mélenchon a vu son image s’abîmer depuis 2017. Pour autant, comment avez-vous analysé l’émergence de Nous Sommes Pour ? Pensez-vous que ce nouveau mouvement peut lui permettre de faire un meilleur score en 2022, voire de l’emporter ? 

Je suis assez sceptique, tout d’abord parce que le résultat de Jean-Luc Mélenchon en 2017, lié à une campagne très réussie mais également à une conjonction de facteurs favorables, était en réalité assez exceptionnel. Pour ce qui est de 2022, Mélenchon va davantage s’inscrire dans la continuité que lors des deux échéances précédentes, où il avait présenté des innovations esthétiques et de fond à chaque fois.

C’est assez logique, son score de 2017 l’a définitivement installé dans le paysage et ses qualités en campagne sont indéniables. Ceci étant, Nous Sommes Pour ne fera pas oublier que depuis trois ans, les Insoumis connaissent de grandes difficultés. Les piètres résultats électoraux, des choix idéologiques douteux et l’effondrement de l’image de Jean-Luc Mélenchon après l’épisode des perquisitions en octobre 2018 ne s’effaceront pas par magie, même si le nom de la plateforme et l’habillage changent.

LVSL – Ne risque-t-il pas d’être gêné par une candidature probable d’Arnaud Montebourg, tant par un choix de « fédération populaire » que par une campagne populiste ? 

H.M – Difficile de le contester. On ne sait pas si Arnaud Montebourg sera bel et bien candidat, mais s’il y parvient, son profil politique, son programme et son positionnement en candidat “de la France plutôt que de la gauche” risquent immanquablement de séduire une partie de ceux qui avaient voté pour Mélenchon en 2017. Arnaud Montebourg présenterait une candidature encore plus proche de celle de Mélenchon que Benoît Hamon cinq ans plus tôt. Ce dernier étant toujours jugé comme l’un des responsables de la non-qualification au second tour par certains Insoumis.

LVSL – Le programme l’Avenir en commun sera celui de la FI en 2022, mâtiné de quelques ajustements. L’absence de nombreux cadres ayant joué un rôle central dans la campagne de 2017 peut-il changer en profondeur le programme ? 

H.M – Un changement massif de l’Avenir en commun m’apparaît très peu probable. Parce qu’il s’agit d’un texte très complet et travaillé, mais aussi parce que les Insoumis, militants compris, entretiennent un rapport passionnel, presque fétichiste, à ce programme. Toutefois, il sera intéressant d’observer les tendances idéologiques à l’œuvre au sein de la France insoumise, et notamment le départ massif des cadres souverainistes et laïques, se traduire par petites touches dans le texte.

On peut déjà se livrer à quelques constatations de forme, en prenant comme exemple le chapitre consacré à la laïcité : le programme de 2017 vilipendait ses « adversaires historiques, intégristes religieux et racistes qui veulent aussi en faire un prétexte pour flétrir les musulmans ». La nouvelle version, rédigée dans un esprit bien plus accommodant, appelle à faire cesser « les polémiques vaines et futiles qu’agitent les diviseurs de tout crin, souvent ses ennemis hier, et qui s’en servent pour flétrir les musulmans. » Il y a là comme un changement de ton, non ?

LVSL – Adrien Quatennens, en tant que coordinateur de la France insoumise, joue un rôle central au sein du mouvement. Apparaît-il selon vous comme l’héritier naturel de Jean-Luc Mélenchon, ou peut-il être concurrencé par d’autres figures du mouvement comme François Ruffin, Alexis Corbière voire Mathilde Panot ? 

H.M – Adrien Quatennens n’a pas été nommé coordinateur de la FI par hasard : il est talentueux, a fait ses preuves, et montre une extrême loyauté à Jean-Luc Mélenchon. François Ruffin est également très populaire mais présente un profil plus atypique et franc-tireur que Quatennens. Alexis Corbière joue davantage un rôle d’appui que de leader potentiel. Mathilde Panot fait partie des figures montantes de la FI au même titre qu’Adrien Quatennens, mais il me semble qu’elle n’a pas autant “percé” que lui aux yeux du grand public.

Gardons tout de même à l’esprit deux éléments : on ne sait pas si la France insoumise survivra à l’élection présidentielle de 2022, et si oui, on ne sait pas non plus quelle sera la modalité de sélection du prochain chef de file. Personne, à la France insoumise, ne s’impose comme le successeur évident d’un Jean-Luc Mélenchon qui, si sa personnalité est clivante, reste une figure d’une dimension hors normes dans le paysage politique.

LVSL – Le populisme de droite semble l’avoir davantage emporté que le populisme de gauche dans de nombreux pays. Quelles leçons en tirez-vous au vu de vos enquêtes sur la FI ? Pensez-vous que le fait que le populisme de droite n’ait pas de mal à attaquer de manière frontale ses ennemis, et ne s’encombre pas de nuances ni de questions morales, y joue un rôle ? 

H.M – Pour être complet, cette question devrait être précédée d’un long et fastidieux débat sur les contours de la notion de populisme, ainsi que sur la pertinence d’une distinction entre un “populisme de gauche” et un “populisme de droite” !

Je vais tenter d’être synthétique, et donc forcément un peu caricatural : le populisme, qu’on peut résumer en un mécontentement des catégories populaires envers les élites jugées coupables d’avoir trahi leurs intérêts, se décline en plusieurs dimensions. Une dimension politique, qui se traduit par une aspiration à plus de souveraineté populaire et nationale ; une dimension économique, visant à restaurer de la redistribution, de la justice sociale et des services publics ; une dimension culturelle enfin, qui peut se résumer par une crainte de voir son quotidien, ses traditions et les coutumes auxquelles on est attaché être balayées par la mondialisation, cette insécurité ayant pour corollaire une demande d’ordre et de sécurité.

Vous l’aurez noté, je ne fais pas mention des « chaînes d’équivalence » dont parle Chantal Mouffe, qui sont supposées être mises en place pour créer un lien entre les revendications matérialistes des classes populaires et les aspirations progressistes des couches moyennes. J’avoue être circonspect sur cette notion, qui me paraît être une tentative de remplumer la deuxième gauche avec les habits du populisme en s’appuyant sur une lecture artificielle des dynamiques sociales. Sans nécessairement les opposer, il n’existe pas de complémentarité naturelle entre le populisme et les aspirations progressistes.

La majorité de la gauche, y compris la France insoumise qui se revendiquait du populisme, a fait depuis 2017 le choix délibéré de complètement ignorer la dimension culturelle que j’évoque un peu plus haut, voire, pour certains, de renvoyer toute volonté de prise en compte de ces problèmes à l’expression d’un fascisme rampant.

Influencée par une petite-bourgeoisie intellectuelle surreprésentée parmi les cadres et les militants, elle a défendu une vision promouvant la fragmentation de la société en minorités et en causes à défendre, incompatible avec la dynamique unitaire que porte intrinsèquement toute stratégie populiste. Au sein des catégories populaires, des orientations perçues comme “laxistes” sur des sujets comme l’immigration, la sécurité ou la laïcité sont des repoussoirs absolus, dans un contexte de raidissement généralisé sur ces thématiques.

Le populisme de droite a davantage infléchi son discours sur l’économie que la gauche ne l’a fait sur le culturel, c’est avant tout dans cette dichotomie qu’il faut chercher l’origine du succès supérieur du premier sur le second. Le cas du Royaume-Uni est un exemple très parlant de cela. Par ailleurs, on peut le déplorer, mais l’intransigeance de l’électorat est moindre en ce qui concerne les sujets économiques : des populistes de droite peuvent prospérer auprès des catégories populaires tout en continuant à promouvoir des politiques économiques contraires à leurs intérêts.

LVSL – La publication de votre ouvrage a-t-elle changé votre relation de journaliste avec les dirigeants et parlementaires de la France insoumise ? 

H.M – J’aimerais répondre “non” à cette question ! De mon côté, je traite la France insoumise exactement de la même manière qu’avant la parution du livre. Néanmoins, force est de constater que les choses ont changé à mon égard, puisque Jean-Luc Mélenchon me consacre des attaques personnelles dans son blog ou ses vidéos, de même que certains cadres et évidemment plusieurs dizaines de militants virulents, au comportement quelque peu robotique. Il est désagréable — même si un peu comique — de se voir repeint en “militant politique”, “histéro-facho”, “collabo”, à la fois “pro-Macron, fervent défenseur de l’ultralibéralisme”, “facho” et membre de la “droite catho”. Je ne fais ici que citer quelques amabilités qui m’ont été adressées.

Même s’il faut toujours prendre du recul, je dois avouer avoir été un peu déçu sur ce plan. Je croyais que les Insoumis, parfois injustement décrits en staliniens invétérés (le comble pour ceux qui viennent du trotskisme !), se plaçaient du côté de l’exercice de la raison critique. Depuis, je les ai vus adopter des méthodes agressives relevant du sectarisme le plus obtus dès lors qu’on n’allait pas dans leur sens. Jean-Luc Mélenchon, victime de tant de caricatures, se réfugie lui-même dans la caricature en traitant le moindre contradicteur de fasciste. Pourtant, mon ouvrage est fort nuancé et ne succombe jamais à l’attaque gratuite. L’ont-ils seulement lu ?

Paradoxalement, en adoptant ce comportement, les Insoumis illustrent tout un passage du livre, qui évoque le fait que « la moindre critique est considérée comme une trahison » et que toute discussion est devenue impossible en interne. Cette campagne de dénigrement fait peut-être plaisir aux militants, mais je doute qu’elle convainque grand monde au-delà. En tout cas, ce n’est pas parce que les Insoumis ont choisi cette stratégie que je serais plus négatif à leur égard dans mes articles, mon travail est de décrire les choses de la manière la plus objective possible.

Les « partis populistes » existent-ils ?

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Jean-Luc Mélenchon en meeting à Toulouse, le 16 avril 2017. © MathieuMD

Peu de qualificatifs politiques sont aujourd’hui d’usage aussi courant et pourtant aussi clivants que celui de populiste. Ce terme est communément employé pour désigner les partis contestataires européens, non seulement dans le champ médiatique mais également dans divers travaux scientifiques. Pourtant, peut-on réellement parler de « partis populistes » ?


Dans les travaux scientifiques, l’usage du terme « populiste » vise à classifier l’offre partisane contemporaine contestant le bipartisme jusqu’alors dominant[1]. Le populisme est interprété par des politiques, des chercheurs ou des éditorialistes de premier plan comme une menace latente, renvoyant à une acceptation formelle des principes démocratiques pour mieux les subvertir – c’est à dire un style politique, symptôme d’une « maladie sénile » des démocraties. Ce style se fonderait sur l’émotion, jouant sur l’irrationalité des citoyens pour diviser artificiellement et cyniquement la société à son avantage, ce qui conduirait en retour à une simplification caricaturale du débat public.

Cette grande peur des démocrates est en réalité antérieure aux débats contemporains sur l’acceptation du populisme. Le juriste et politiste allemand Otto Kirchheimer développe dès 1966 la notion de « catch-all party », ou parti attrape-tout, qui dépasserait ainsi les intérêts particuliers des groupes sociaux. On retrouve dans ses œuvres une anxiété quant au délitement supposé des systèmes démocratiques occidentaux, délitement marqué par la disparition des oppositions constructives réduisant la politique à une simple gestion de l’appareil étatique. L’émergence du parti attrape-tout en serait un symptôme : celui-ci tenterait de construire une majorité électorale hétérogène en agrégeant les demandes de vastes parties du corps électoral.

« La compétition électorale pousse tout parti souhaitant remporter un scrutin majoritaire à élargir sa base électorale en s’appuyant sur des thèmes et des clivages mobilisateurs, donc transversaux. »

Ces réflexions nous renvoient au débat entourant la notion de populisme et doivent nous pousser à questionner l’utilité analytique de catégories trop englobantes. Puisque le modèle du parti attrape-tout devient assez large pour recouvrir la plupart des partis contemporains, malgré leurs différences idéologiques, organisationnelles ou sociologiques, est-il encore utile de recourir à cette catégorie ? Dans le champ partisan français, quel candidat à l’élection présidentielle de 2017 ne s’est pas présenté comme « antisystème » ? La compétition électorale pousse tout parti souhaitant remporter un scrutin majoritaire à élargir sa base électorale en s’appuyant sur des thèmes et des clivages mobilisateurs, donc transversaux. Cette cynique rationalité, qui avait hier constitué un plafond de verre indépassable pour des forces se revendiquant d’une population ou d’une classe sociale particulière, semble aujourd’hui admise par les partis émergents.

Étiqueter pour disqualifier la contestation

L’étiquette de populiste constitue pourtant toujours une accusation, un anathème disqualifiant, rejetant hors du champ de la représentation légitime des outsiders menaçants. Ces derniers semblent avoir pour seul point commun de contester l’hégémonie du personnel politique installé (l’establishment) ainsi que la tendance au bipartisme jusqu’ici dominante dans nombre de pays sud-européens. La délégitimation d’un personnel politique incapable de répondre aux aspirations montantes de différents secteurs de la société dans ces pays a effectivement ouvert une fenêtre d’opportunité pour divers outsiders. Ceux-ci disposent au départ de ressources extrêmement limitées, les poussant à privilégier la forme d’un mouvement en vue des échéances électorales stratégiques. Ces structures couplent une relative flexibilité organisationnelle à une importante concentration du pouvoir. La vie interne est alors marquée par la démocratie de l’action : l’autonomie maximale est privilégiée à chaque échelon, la direction comme la base entretenant un rapport vertical réduisant les lenteurs d’appareil et la formation de baronnies locales – mais limitant également drastiquement les leviers de contrôle des dirigeants par les adhérents. L’existence d’une personnalité charismatique incarnant le projet politique est due à la forte personnalisation des démocraties représentatives (poussée à son paroxysme dans le cas français), tout en renforçant en retour ce phénomène.

Si de tels acteurs politiques sont susceptibles d’être individuellement qualifiés par leurs adversaires de populistes, qu’ils se défendent de cette étiquette ou la revendiquent, la question de l’existence de partis populistes issus de la gauche radicale européenne reste posée. Questionner la valeur scientifique de cette catégorie partisane implique un bref retour aux origines sémantiques du populisme, tant ce terme a pu recouvrir des réalités diverses.

Métamorphoses historiques du populisme

Le terme français de populisme apparaît pour la première fois en 1912 dans La Russie moderne de Grégoire Alexinsky pour traduire l’idéologie des narodniki russes. Hormis les phénomènes plus anciens tels que le boulangisme du XIXème siècle, l’exemple le plus connu d’un populisme dans l’histoire française contemporaine reste sans doute le poujadisme, représentant l’archétype d’un populisme marqué à droite. Ce mouvement apparu en 1953 et disparu avec la quatrième République mobilise autour de la question fiscale petits commerçants, agriculteurs et artisans, en ciblant principalement les grandes entreprises et l’interventionnisme étatique : les « gros », les « profiteurs » et le « système ».

Les définitions du terme au cours du siècle suivant sont innombrables. Si l’on s’en réfère à l’ouvrage Twenty-First Century Populism de Daniele Albertazzi et Duncan McDonnell, il s’agirait d’une idéologie opposant « un peuple vertueux et homogène à un ensemble d’élites et autres groupes d’intérêts particuliers de la société, accusé de priver (ou tenter de priver) le peuple souverain de ses droits, de ses biens, de son identité, et de sa liberté d’expression »[2].

« Peu de politiciens s’identifient comme populistes. Ceux qui le font commencent généralement par redéfinir le terme d’une manière plus proche de l’usage populaire de démocratie que de populisme. »

Cette définition est intéressante à deux égards. Son caractère large met en lumière le flou sémantique entourant le terme, généralement employé de manière péjorative pour désigner un style politique sapant les principes démocratiques, voire les rejetant. D’autre part, cette définition fait référence à la notion de souveraineté – et plus largement à une opposition structurante entre un peuple souverain et des élites illégitimes, ou bien entre la démocratie et le populisme, l’interprétation du phénomène dépendant de la position des acteurs. Les affects touchant à ce débat sémantique doivent donc être neutralisés autant que possible pour pouvoir évaluer ce phénomène.

Le terme de populisme, tout comme ses traductions en anglais, italien ou espagnol, constitue dans son usage dominant une catégorie dépréciative regroupant divers mouvements et partis tentant de remettre en cause les rapports de force existants au sein d’un champ partisan, en appelant pour cela à la légitimité populaire. Nous retrouvons bien sûr cette dimension péjorative dans le terme démagogue, dont populiste est souvent le synonyme malheureux. Il s’agit pour des acteurs occupant le centre du champ politique (en termes de légitimité) de délégitimer leurs adversaires en leur accolant l’épithète de populistes. Comme le rappelle Cas Mudde, « il n’y a virtuellement aucun politicien qui n’ait été qualifié de populiste à un moment ou à un autre. […] Peu de politiciens s’identifient comme populistes. Ceux qui le font commencent généralement par redéfinir le terme d’une manière plus proche de l’usage populaire de démocratie que de populisme. »

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Populisme et démagogie sont souvent employés comme synonymes. © Johnhain

Nous appellerons donc ici populistes des acteurs construisant une stratégie d’accession au pouvoir en mobilisant le peuple – peuple construit comme sujet politique, opposé à une partie minoritaire de la population occupant une position dominante illégitime. Il s’agit donc d’opérer une distinction entre le « nous » et le « eux » en articulant divers clivages sociaux. Cette stratégie est interprétée par divers leaders charismatiques pouvant appeler à la mobilisation des électeurs pour régénérer la politique. Le populisme peut donc être conçu comme une stratégie ou, a minima, un style, une dynamique politique prenant corps durant une séquence particulière appelée moment populiste.

Le « retournement du stigmate » : quand la gauche radicale se réapproprie le populisme

Si l’on pense aux partis de gauche radicale contemporains et situés en Europe, il est frappant de constater que la plupart, sinon tous, ont pu être qualifiés de partis populistes. Cette catégorie, originellement employée pour désigner des forces situées à la droite radicale ou à l’extrême droite de l’échiquier, voit aujourd’hui son usage être étendu à des partis bien différents. La rhétorique consistant à amalgamer les positions extérieures au consensus dominant et remettant en cause la tendance au bipartisme – la fameuse théorie du « fer à cheval » – est bien connue. Il est alors utile de s’intéresser à l’émergence de forces partisanes adoptant une stratégie populiste tout en étant situées à gauche, et de questionner en retour la validité d’un tel modèle globalisant, celui du « parti populiste ».

“L’adoption d’éléments issus des penseurs du « populisme de gauche » a conduit en retour à un vif rejet de ces forces par les acteurs traditionnels de la gauche socialiste ou marxiste, considérant le populisme comme chauvin et interclassiste.”

La majorité des travaux scientifiques récents traitant de ces partis évite d’en proposer une typologie comme de les ranger dans l’une des nombreuses catégories partisanes préexistantes. Il est vrai que la nouveauté de tels « objets politiques non identifiés » et leur rapide évolution rend l’évaluation de leurs caractéristiques difficile. Nombre d’auteurs s’y intéressant admettent qu’ils relèvent idéologiquement de la gauche radicale, mais ils sont surtout décrits comme des « partis populistes ». La radicalité de gauche associée au spectre du populisme constitue un sujet récurrent dans le champ médiatique européen. Sans que les analyses et comparaisons proposées ne soient solidement étayées, ce discours finit par imposer l’usage de ces catégories qui deviennent autant de termes de référence cadrant le débat autour des alternatives politiques émergentes.

Cependant, si la gauche radicale peut constituer un repère pour situer ces partis dans le champ des idées politiques, ce critère est insuffisant pour prétendre les classer et donc les comprendre. En effet, leur fondation récente, leurs transformations ainsi que l’existence de courants concurrents s’exprimant en leur sein invitent à rejeter toute prétention à l’homogénéité.

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Chantal Mouffe, théoricienne du populisme de gauche. © Columbia GSAPP

S’agit-il pour autant de « partis populistes » ? On sait que les droites européennes entretiennent un rapport complexe au populisme ; à gauche, la revendication de ce terme constitue cependant une innovation historique. Le terme de rupture serait plus exact tant l’adoption d’éléments issus des penseurs du « populisme de gauche » a conduit en retour à un vif rejet de ces forces par les acteurs traditionnels de la gauche socialiste ou marxiste, considérant le populisme comme chauvin et interclassiste.

Ces réticences ont cependant été dépassées en raison de la nécessaire recherche d’appuis internationaux susceptibles de rompre l’isolement menaçant les partis émergents contestant les politiques d’austérité européennes. Cette nécessité contribue à une rapide transnationalisation des théories, des méthodes et des modes d’organisation, comme en témoigne l’histoire récente de Syriza – parti représentant le « navire amiral » de la gauche radicale européenne à partir du début des années 2010.

Syriza : de l’opposition radicale à l’exercice du pouvoir

À l’origine, Syriza est une coalition électorale d’organisations de gauche et d’extrême gauche aux origines diverses : eurocommunisme, trotskisme, mouvements citoyens… Lancée en 2004 avec des résultats inégaux, Syriza se transforme en parti à part entière en 2012, un an après le grand mouvement d’occupation des places grecques traduisant la profonde colère de la population durement touchée par la crise économique. Ce mouvement inspiré de l’exemple espagnol du 15-M pousse la gauche radicale grecque à se repenser. Le fait qu’elle parvienne à structurer des forces hétérogènes, alors qu’en France le Front de Gauche ne parvient pas à dépasser l’addition de forces partisanes aux stratégies divergentes, témoigne de la prise en compte des enjeux du moment.

Cependant, le rapide développement électoral de Syriza entraîne, à partir de 2012, une évolution structurelle majeure. La politologue Lamprini Rori l’analyse en ces termes : « Parti à vocation majoritaire depuis juin 2012, Syriza a été incontestablement le grand bénéficiaire de la crise financière. […]. La marche de Syriza vers le pouvoir a été ponctuée de mutations organisationnelles conformes aux exigences institutionnelles : lors du congrès de juillet 2013, Syriza devint un parti unifié avec Alexis Tsipras comme président. »

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Alexis Tsipras. ©www.kremlin.ru

La conquête puis l’exercice du pouvoir à partir de 2015 a pour conséquence de transformer l’équilibre des forces internes au parti. D’une coalition de forces disparates, Syriza se transforme en parti fortement centralisé, regroupé autour de l’équipe dirigeante. Celle-ci est constituée des membres du gouvernement et des députés et est dirigée par Alexis Tsipras, figure charismatique du parti. Le départ de nombreux cadres suite au référendum de 2015 couplé à la professionnalisation de l’activité des membres permanents, tournée vers l’action parlementaire, participent de cette dynamique réduisant l’appareil du parti et concentrant le pouvoir.

Syriza n’est donc jamais devenu un grand parti de masse. Les conséquences de l’installation au gouvernement et des choix opérés alors le placent sur une trajectoire imprévue. Ces phénomènes sont attentivement étudiés par les partenaires européens de la gauche grecque et en premier lieu par Podemos, parti connaissant alors une rapide progression dans les urnes, ce qui ne l’empêche toutefois pas de reproduire certains travers du parti grec. La politologue Héloïse Nez souligne ainsi : « L’ambiguïté d’un mouvement politique qui s’inscrit dans la lignée d’un mouvement social prétendant mettre la politique à la portée de tous les citoyens, mais qui tend à reproduire, dans son organisation interne comme dans certains de ses discours (surtout à l’échelle nationale), le schéma traditionnel selon lequel la politique serait avant tout une affaire d’experts ».

La France Insoumise quant à elle s’inscrit dans l’héritage de Podemos, tentant d’importer de ce côté des Pyrénées certaines de ses recettes gagnantes. Elle ambitionne de devenir une machine de guerre électorale rompant avec les impasses des gauches françaises, tirant les leçons tant de l’échec du Front de gauche que des succès des nouvelles forces contestataires européennes. Celles-ci poussent les insoumis à structurer leur projet autour d’une direction charismatique rassemblée derrière Jean-Luc Mélenchon et s’appuyant sur un grand nombre d’adhérents pouvant inscrire leur militantisme dans divers groupes d’appui locaux[3].

Quelles leçons pour les nouveaux partis contestataires ?

Le modèle choisi est marqué par de fortes ambiguïtés. L’horizontalité et la démocratie directe sont promues, mais la bonne marche de la structure partisane se fonde sur une démocratie de l’action laissant de facto une grande liberté à la direction. À Podemos, une série de dispositifs innovants agissent comme autant de « concessions procédurales » et permettent de compenser la dépossession ressentie par les militants[4]. Malgré tout, l’important turn-over de la base confirme la difficulté qu’ont ces forces à fidéliser tant la clientèle électorale que la base active, c’est-à-dire les personnes cherchant à s’engager dans le mouvement. Ainsi, si Podemos revendique 433 132 membres inscrits après trois années d’existence, seule une infime minorité milite activement : un cadre barcelonais les estime à 30 000 à la fin de l’année 2016.

“Les ressources disponibles étant très réduites, les outsiders souhaitant participer activement au jeu électoral doivent activer leurs réseaux et innover sur le plan de la communication pour faire émerger puis populariser une alternative politique.”

L’adoption d’une forme « mouvementiste » constitue effectivement un trait distinctif des nouvelles formations politiques, bien qu’il doive être relativisé. Il s’agit toujours de partis au sens wébérien, centrés sur la conquête électorale du pouvoir. Leur structure comme leur représentation se calquent sur celles des mouvements sociaux, dans la continuité desquels ils se placent. L’adhésion n’implique plus la socialisation politique. Adhérer à Podemos ou à La France insoumise constitue un acte aussi peu engageant que la signature d’une pétition humanitaire. Il s’agit alors d’un geste de soutien témoignant d’une adhésion « post-it », pour reprendre les termes du sociologue Jacques Ion. Cette structuration dans laquelle une petite équipe dirigeante réunie autour d’une figure charismatique concentre les attributions et entretient un lien direct avec une masse d’adhérents peu structurés et faiblement idéologisés ne se résume pas à la gauche radicale, tant elle peut s’appliquer au Mouvement 5 étoiles italien (M5S) ou à La République en marche.

S’agit-il cependant d’un choix conscient ou d’une nécessité, dictée par les ressources disponibles ? Ces dernières sont effectivement très réduites : les outsiders souhaitant participer activement au jeu électoral doivent activer leurs réseaux et innover sur le plan de la communication pour faire émerger puis populariser une alternative politique[5]. Leurs moyens financiers et humains limités (faute notamment de représentation électorale préalable – les élus participant largement au financement des formations politiques) ne leur permettent pas de déployer un appareil national de permanents et de cadres locaux. De plus, même après plusieurs années d’existence, leur stabilité financière n’est pas facilement assurée. Alors que les dons et cotisations constituent des apports minoritaires, les ressources liées aux postes d’élus sont importantes mais extrêmement fluctuantes, sensibles aux reculs dans les urnes.

Occuper le centre, s’inscrire dans un moment favorable

Participer aux élections ne constitue donc pas une simple « tactique tribunitienne » contestataire. Il s’agit d’une nécessité vitale inscrite au cœur de la stratégie de ces partis, orientée vers la conquête rapide du pouvoir institutionnel permettant l’acquisition de ressources et leur concentration autour de l’activité parlementaire. Notons que les différents modes de scrutin en vigueur semblent peu déterminants dans la structuration de ces partis. Bien que les coalitions de gouvernement se construisent différemment selon la part de représentation proportionnelle existante, le mode de scrutin semble avoir plus d’impact sur les tactiques électorales à court terme que sur la stratégie de long cours. Podemos est ainsi plus proche de la France insoumise, se développant dans un pays où l’élection reine procède d’un scrutin majoritaire à deux tours, que de Syriza, quand bien même la Grèce et l’Espagne partagent un mode de scrutin proportionnel laissant plus d’espace aux acteurs électoraux minoritaires[6].

La stratégie réunissant ces partis est bien celle du « populisme de gauche » visant à construire et représenter le peuple (et non une communauté ou une classe sociale) en tant que sujet politique. Contre l’hégémonie des dominants, ces partis proposent la construction d’une contre-hégémonie en structurant le débat public autour de nouveaux clivages, le principal opposant le haut et le bas de la société[7]. Pour réellement devenir opérante, cette stratégie doit cependant s’inscrire dans un moment populiste, c’est-à-dire une fenêtre d’opportunité favorable, une séquence politique durant laquelle le gouvernement est fragilisé et les représentants du pouvoir institutionnel particulièrement délégitimés.

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Manifestation des Gilets jaunes à Lyon. © ev.

L’exemple le plus frappant et le plus récent d’un tel moment en France est la crise des Gilets jaunes qui a débuté en novembre 2018. Elle apparaît comme une conséquence de la désaffection populaire vis-à-vis des corps intermédiaires ainsi que de la recomposition du champ partisan français amorcée lors de l’élection présidentielle de 2017 et balayant le bipartisme traditionnel. Dans le cas espagnol, le mouvement du 15-M, massivement soutenu par l’opinion publique, a eu un rôle similaire – malgré des caractéristiques très différentes tant en termes de répertoire d’action mobilisé que de composition sociale. Dans les deux cas, comme dans le mouvement des places grecques, les médias, partis et syndicats traditionnels sont rejetés et les demandes s’articulent autour des notions transversales de démocratie, de justice sociale, de renouvellement du personnel politique et de souveraineté.

L’efficience d’une telle stratégie populiste dépend donc largement de la capacité des acteurs l’incarnant à comprendre l’évolution de la situation politique et à s’insérer dans ce moment populiste favorable au passage d’une contestation de rue à une dynamique électorale contestataire. Une grande flexibilité tactique est requise pour maximiser les gains électoraux futurs[8]. Cette nécessité favorise en retour le choix d’une organisation rationalisée, verticale et centralisée.

Quelle organisation pour quelle stratégie ?

Ainsi, la stratégie populiste de gauche propose une rupture nette avec les expériences passées, tant de la gauche libérale que de l’extrême gauche marginale. Sur le plan symbolique, cette rupture se traduit par l’emploi de signifiants flottants – des symboles non-idéologisés en dispute, tels que le drapeau national, le cercle de Podemos, la lettre grecque phi des insoumis ou encore des couleurs neutres – pouvant être investis d’un sens politique par le parti et articulés par le leader charismatique.

“Les force partisanes émergentes décident au contraire de développer un cadre de pensée et de mobilisation plus transversal, visant à agglomérer les demandes frustrées des exclus au sens large pour régénérer la démocratie.”

Les principaux penseurs du « populisme de gauche », Ernesto Laclau et surtout Chantal Mouffe, considèrent que la lutte des classes ne constitue plus, à elle seule, un paradigme permettant de transformer la société. L’époque serait celle de la multiplicité des luttes (sociales, environnementales, féministes, antiracistes, etc.) et leur stratégie consiste à les articuler autour d’un projet d’approfondissement de la démocratie – sa radicalisation – marquée par le pluralisme agonistique : c’est-à-dire l’opposition constructive entre deux adversaires politiques opposés acceptant un cadre institutionnel commun[9]. Selon Ernesto Laclau et Chantal Mouffe, « toute politique démocratique radicale doit éviter les deux extrêmes que sont le mythe totalitaire de la cité idéale, et le pragmatisme positiviste des réformistes sans projet ». Relevons l’ironie d’une telle valorisation du conflit et de la mise en avant de l’opposition constructive de vues divergentes, autrement dit de l’agonisme permettant « d’approfondir la démocratie », à rebours des accusations formulées à partir des travaux d’Otto Kirchheimer et s’inquiétant de la disparition des clivages en politique.

La conquête du pouvoir s’opère par les urnes, en investissant le cadre institutionnel existant par la formation d’une majorité sociale capable de porter un projet de transformation au pouvoir. Cette définition implique d’abandonner la rigidité idéologique des partis issus du mouvement ouvrier. Celle-ci postulait que le parti assumait d’être minoritaire sur le temps long, comme le PCF français et d’autres partis dits antisystèmes remplissant théoriquement la fonction tribunitienne de représentation d’un secteur spécifique de la population. Les force partisanes émergentes décident au contraire de développer un cadre de pensée et de mobilisation plus transversal, visant à agglomérer les demandes frustrées des exclus au sens large pour régénérer la démocratie.

Déployer une telle stratégie implique un certain nombre de prérequis organisationnels. Si le modèle du « parti de masse », au sens où l’entend le juriste et politologue Maurice Duverger, apparaît aujourd’hui dépassé, les forces partisanes émergentes doivent pourtant trouver un équilibre entre la mobilisation massive des adhérents et l’efficacité électorale maximale. À ce titre, Syriza (à partir de 2012) puis, par la suite, Podemos et La France insoumise, se caractérisent par une direction charismatique et technique s’appuyant sur un paradigme divergeant de la lutte des classes pour rassembler le socle électoral susceptible de les porter au pouvoir. Comme dans le cas exemplaire du M5S italien, la construction de ces partis est bien sûr déterminée par de fortes contraintes initiales, en particulier par la faiblesse des ressources disponibles mentionnée précédemment. Celles à disposition – réseaux antérieurs, compétences techniques de l’équipe dirigeante, capital symbolique propre au leader et à certaines figures publiques de second plan – sont donc rationalisées et concentrées dans les mains de la direction. Celle-ci est également dépositaire de la « marque » du parti, donnant son aval aux groupes locaux comme aux candidats souhaitant employer son nom et son logo. La construction de la structure est quant à elle marquée par une dynamique verticale, top down, s’éloignant du discours mouvementiste prônant une construction « par le bas » et un mode de fonctionnement horizontal.

Le flou volontaire entourant les attributions des responsables durant la phase de structuration du parti ou les limites des dispositifs de démocratie directe mis en place ne doivent pas pousser à minorer l’importance et la complexité de la structuration interne. Ces partis ont pour ambition d’incarner un modèle exemplaire, marqué par l’horizontalité et la transparence. Cela constitue une caractéristique saillante poussant à multiplier les mécanismes de votation et les espaces de discussion, dans une recherche continuelle d’exemplarité et d’innovation.

De la contestation artisanale à la politique professionnelle

La professionnalisation croissante de la direction lui permet de centraliser la quasi-totalité des compétences liées à la mise en place de la ligne politique et légitime ces attributions. Cette équipe est également en charge, au jour le jour, de la conception et de l’interprétation d’un ensemble de symboles et de concepts politiques. Les évolutions de la situation politique nécessitent des ajustements permanents effectués par des techniciens-conseillers œuvrant en coulisse pour préparer le terrain aux figures médiatiquement exposées. Ainsi, la construction du discours de ces partis, de même que ses inflexions stratégiques dans le cadre de la course au pouvoir, résultent du travail collectif de l’équipe dirigeante et non du génie d’un leader prométhéen, pas plus que d’une élaboration collective par les adhérents anonymes participant aux votations. De tels partis se différencient alors du « parti attrape-tout » d’Otto Kirchheimer, concept qui s’appliquerait plus justement au M5S italien[10].

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Alexis Tsipras en compagnie de Katja Kipping, co-présidente du parti allemand de gauche radicale Die Linke. ©Martin Heinlein

Une double dynamique anime donc ces nouveaux venus. D’une part, les frontières du militantisme se trouvent atténuées pour valoriser la fluidité et la spontanéité de l’engagement, répondant ainsi à une demande croissante d’horizontalité. D’autre part, l’efficacité électorale de l’entreprise partisane est maximisée grâce à la verticalité de la structure qui permet de centraliser la prise de décision.

Les difficultés rencontrées par Syriza dès lors qu’il accède au pouvoir illustrent la fragilité inhérente à un tel modèle partisan. À la suite du référendum grec du 5 juillet 2015, la négociation (qui fut un échec) sur les mesures d’austérité imposées par la Troïka affaiblit fortement le prestige personnel d’Alexis Tsipras. En allant contre les croyances et les normes portées jusqu’ici par le parti, la dimension charismatique du leadership est affectée, entraînant un contrecoup difficile à surmonter – puisqu’il semble compliqué de remplacer Alexis Tsipras. Les dissensions au sein de la direction de Podemos, culminant avec le départ d’Iñigo Errejon en janvier 2019, ou encore les tensions qui ont pu apparaître au sein de La France Insoumise, constituent un autre exemple des fragilités associées à la personnalisation du projet politique. La sauvegarde de l’authenticité du leader et l’organisation éventuelle de sa succession restent donc des défis importants.

Des objets politiques non-identifiés ?

Au regard de leurs caractéristiques communes, l’émergence de tels partis questionne les catégories partisanes existantes jusqu’alors. Ni authentiques mouvements, ni partis de masse achevés, ni réellement partis « attrape-tout », ces promoteurs d’un renouveau de la politique contestataire témoignent de la vitalité des aspirations au changement de cap en Europe. Leur simple existence s’inscrit dans un cadre temporel bien spécifique et pousse leurs concurrents à réévaluer leur propre rapport au politique.

Nous avons choisi de restreindre ce panorama aux acteurs rattachés à la gauche radicale, rompant avec les références traditionnelles de la gauche socialiste ou communiste au profit d’une stratégie dite populiste de gauche. Pourtant, cette stratégie contre-hégémonique d’outsiders n’est pas propre à un courant politique particulier. Si le concept de parti populiste est aussi utilisé pour désigner des partis tels que le Rassemblement national (dont le dirigeant historique, Jean-Marie Le Pen, provient du poujadisme), il faut alors questionner sa scientificité, c’est-à-dire se demander s’il s’agit d’une réalité objective et non seulement d’une étiquette revendiquée. Le qualificatif de populiste semble opérant lorsqu’il est directement revendiqué par les acteurs, désignant alors la stratégie accompagnant un projet contre-hégémonique, et non lorsqu’il est utilisé comme catégorie analytique permettant de nommer ces nouvelles formes partisanes.

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Pablo Iglesias, secrétaire général de Podemos. © Ahora Madrid, Felix Moreno Palomero

Partant de là, l’étiquette de « parti populiste » ne peut être une catégorie analytique susceptible de décrire un phénomène contemporain. Le parti populiste reste un concept creux, d’usage politique ou médiatique courant mais sans valeur explicative probante pour décrire l’offre politique contemporaine. Ernesto Laclau, Chantal Mouffe et les personnes adhérant à leurs conceptions défendent la nécessité d’une stratégie populiste tenant compte du contexte socio-économique, de la démonétisation des étiquettes et symboles des gauches européennes traditionnelles, conduisant ces dernières dans une impasse, comme des succès des gauches latino-américaines au XXème et XXIeme siècle. Leur populisme est une stratégie visant à « construire le peuple », soit une majorité sociale et électorale, autour de thématiques transversales et d’attributs positifs constituant cette identité populaire : l’honnêteté, la modestie, le goût du travail, le courage etc.

Ainsi, l’étiquette de populiste devient pour Sandra Laugier et Albert Ogien « une qualification qui appartient exclusivement à la langue des professionnels de la politique […]. Elle y remplit très généralement une fonction d’accusation, de disqualification ou d’insulte permettant de stigmatiser une manière inacceptable de pratiquer l’activité politique. […] Bien sûr, rien d’interdit à celui qui est affublé de l’étiquette de « populiste » de retourner le stigmate à son avantage, en revendiquant fièrement le qualificatif dont les accusateurs pensent qu’il discrédite celui qui en est frappé ». Cet usage d’un mot si communément employé comme anathème permet d’inverser l’accusation pour neutraliser les critiques et de rendre positif la référence au peuple, impliquant une rupture nette avec une vision dominante et technocratique de la politique : « Vous nous accusez d’être populistes, nous sommes effectivement avec le peuple ».

Dans cette perspective, tenter de distinguer artificiellement un populisme de gauche « inclusif » d’un populisme de droite « exclusif » semble peu pertinent : il n’est pas question d’une objectivation savante des idées politiques, mais de stratégies discursives cherchant à délégitimer un adversaire en le reléguant hors du champ légitime, ou bien à occuper un espace politique en se présentant comme le représentant des préoccupations populaires, opposé à l’establishment, aux élites.

“L’usage du terme en dit peu sur la réalité d’une menace latente mais beaucoup sur les préconceptions de ceux qui l’emploient comme un anathème quant aux formes légitimes de la politique dans les démocraties parlementaires représentatives.”

Aujourd’hui, ces stratégies deviennent elles-mêmes transversales. Des acteurs politiques installés, des insiders, s’en saisissent progressivement pour renforcer leur propre position tout en neutralisant leurs adversaires. L’étude de La République en marche révèle d’importantes et surprenantes similarités structurelles avec les partis contestataires émergents. Comme le note Rémi Lefebvre, « [La République en marche et la France insoumise] cherchent à concilier horizontalité participative et efficacité décisionnelle loin des formes traditionnelles de la démocratie partisane ». Emmanuel Macron, pourfendeur du populisme durant la campagne présidentielle, n’a-t-il pas affirmé lui-même devant un parterre de maires : « nous sommes de vrais populistes, nous sommes avec le peuple, tous les jours » ?

Les emplois concurrents du terme de populiste révèlent ainsi un ensemble de luttes au sein du champ politique. Le populisme ne peut nullement être résumé à un type de parti, pas plus qu’à une position idéologique. Il s’agit aujourd’hui d’une stratégie employée par un nombre croissant d’acteurs politiques et non pas d’une catégorie partisane. L’usage du terme en dit peu sur la réalité d’une menace latente mais beaucoup sur les préconceptions de ceux qui l’emploient comme un anathème quant aux formes légitimes de la politique dans les démocraties parlementaires représentatives.

[1] Dans les cas français, espagnol et grec, les partis socialistes tendent à se repositionner à gauche une fois revenus dans l’opposition. Les reculs électoraux majeurs du Pasok jusqu’en 2015 puis du PS en 2017 pourraient cependant leur porter un coup fatal hypothéquant leur capacité à gouverner seuls. Quant au PSOE, son ancrage militant dans des régions telles que l’Andalousie constitue une force lui permettant de résister aux périodes de reflux en se réorientant sur des enjeux locaux.

[2] Cas Mudde considère que le populisme est une thin ideology (idéologie mince) se résumant à une opposition sociale manichéenne entre une élite corrompue et un peuple pur et faisant appel à la « volonté générale » du second contre la première. Les formes contemporaines de populisme évoquées ici amènent plutôt à parler d’une stratégie désidéologisée.

[3] Contrairement aux partis de masse traditionnels, la formation de nouvelles élites à partir des masses populaires n’est pas systématisée dans les nouvelles structures : la formation des cadres, typique des premiers, est remplacée par la cooptation d’un personnel politique déjà professionnalisé, doté d’une expertise sectorielle ou d’une expérience militante antérieure et pouvant être réinvestie.

[4] Le rapport de légitimation et de contrôle entre la base et la direction passe par une série de dispositifs, certains novateurs comme les mécanismes numériques de participation et de vote, d’autres plus classiques – tels des primaires semi-ouvertes et des rencontres plénières sur le modèle des congrès de parti. Ces derniers peuvent être complétés par divers outils plus expérimentaux renforçant le rôle clé de la direction, comme le tirage au sort des adhérents assistant aux conventions de La France insoumise.

[5] En termes bourdieusiens, le capital social (réseaux d’interconnaissances dans le champ politique comme médiatique) et symbolique (en l’occurence, charisme personnel) sont les ressources les plus importantes à disposition.

[6] Podemos et Syriza envisagent différemment la question des alliances nécessaires à la constitution d’un gouvernement, faute de majorité absolue. Syriza réalise une coalition anti-mémorandum avec la droite souverainiste de l’ANEL dès le 25 janvier 2015. Podemos hésite entre rallier le PSOE et obtenir des ministères régaliens ou renforcer ses liens avec la Gauche unie (c’est cette seconde option qui est d’abord privilégiée dans le cadre de la coalition Unidos Podemos à partir de mai 2016, sans succès, avant la composition d’un gouvernement Podemos-PSOE à la suite des élections anticipées de novembre 2019).

[7] Les thématiques mobilisées sont cependant transversales sans être nécessairement consensuelles. Pensons à la réhabilitation de figures républicaines dans les discours de Podemos, à la revendication d’une sixième République par La France insoumise ou à la défense du mariage pour personnes du même sexe par Syriza dans une Grèce encore marquée par les valeurs orthodoxes traditionnelles. De tels marqueurs renforcent d’ailleurs le positionnement de ces partis dans le champ de la gauche radicale.

[8] À ce titre, il apparaît que La France insoumise a été la grande perdante du mouvement des Gilets jaunes : apparaissant comme un parti parmi les autres et recentrant son discours sur la gauche urbaine lors des élections européennes, elle n’est pas parvenue à incarner les aspirations d’un mouvement pourtant en phase avec ses principales lignes programmatiques. Pire, les scrutins suivants confirment la débâcle électorale des insoumis.

[9] L’agonisme diffère de l’antagonisme qui correspond à l’affrontement de deux ennemis, dont l’objectif est de détruire l’autre.

[10] Quoique faisant l’objet de vives critiques, le M5S italien de l’ex-humoriste Beppe Grillo constitue une figure quasiment idéale-typique du renouveau partisan à l’œuvre en Europe. Sa structure minimale et personnifiée à l’extrême, l’adoubement de ses représentants, ses outils de démocratie numérique, son système d’adhésion et de participation comme sa flexibilité tactique en font un précurseur sur bien des plans. Cependant, les grands axes de son contenu programmatique, de même que sa composition sociologique le distinguent nettement des autres partis évoqués dans cet article.

La France insoumise a-t-elle cherché à enjamber les élections municipales ?

©Rivdumat. Licence : Creative Commons CC0 1.0 Universal Public Domain Dedication.

Dans la plupart des grandes villes, la France insoumise a choisi de ne pas présenter de candidature propre à l’élection municipale. Dès le premier tour, elle a apporté son soutien à des initiatives « citoyennes » ou encore à des têtes de liste communistes ou écologistes. Cette tactique de mise en retrait de l’organisation et de son label ne s’explique pas seulement par la dégradation du rapport de force électoral au profit d’autres formations de gauche, en particulier depuis le succès d’EELV aux européennes de 2019. Une raison plus profonde et moins conjoncturelle permet de l’expliquer : la participation aux scrutins locaux est avant tout perçue par Jean-Luc Mélenchon comme une menace pour l’originalité du modèle organisationnel du « mouvement gazeux ». Elle risque de faire émerger des « chefferies locales » d’élus qui remettraient en cause la vocation première du mouvement : constituer une écurie lors du seul scrutin véritablement décisif de la Ve République, à savoir l’élection présidentielle qui doit servir de point de départ à une révolution citoyenne.


Martine Vassal, candidate LR à la succession de Jean-Claude Gaudin est un brin tendue depuis la mise en cause de plusieurs de ses colistiers, soupçonnés d’avoir eu recours à des procurations frauduleuses au premier tour des élections municipales ; c’est pourquoi la présidente du conseil général des Bouches-du-Rhône et de la métropole Aix-Marseille-Provence a la riposte lourde et caricaturale : « L’ultra-gauche est en passe de prendre Marseille. Les équipes de Mélenchon sont aux portes de la ville ». À la tête du Printemps marseillais, l’écologiste Michèle Rubirola ne serait que le « pantin de M. Mélenchon » et de son « putsch à la cubaine ou à la vénézuélienne1».

Si on laisse de côté le fait que Jean-Luc Mélenchon n’est pas d’ultra-gauche et que les événements historiques auxquels se réfère la candidate sont des révolutions et non des putschs, Martine Vassal a-t-elle au moins raison sur le fait que le leader insoumis exerce en sous-main une influence sur le Printemps marseillais ? Encore raté, c’est un nouveau contresens et une complète erreur d’analyse : quand bien même les chars soviétiques devaient débarquer après une victoire insoumise – ce qui renvoie à une manière d’argumenter plutôt datée et assez douteuse –, rien dans la stratégie de Jean-Luc Mélenchon ne laisse penser que cela passerait un tant soit peu par une élection municipale. Tout semble montrer au contraire un désintérêt de la direction de la France insoumise pour ce scrutin et même un souci actif de ne pas le laisser s’imposer à leur agenda en y prenant trop de place et d’importance.

Ce fait n’est pourtant pas passé inaperçu et Martine Vassal aurait pu le découvrir dans de nombreux titres de presse. Dans un entretien paru dans le Journal du dimanche, la question est posée de manière directe à Jean-Luc Mélenchon : « Le retrait de la réforme [des retraites] est-il plus important que les municipales pour La France insoumise ?2» Pour cause, l’activité parlementaire déployée pour combattre cette réforme a été particulièrement remarquée3, et ce jusqu’à la veille du scrutin municipal4. De sorte que l’« accusation » s’est répétée : « Les insoumis esquivent les municipales » pouvait-on lire le 14 mars dans Libération5; le mouvement « joue la stratégie de l’effacement », nous prévenait-on dans L’Express6.

De fait, le constat est suffisamment clair pour avoir été relevé à plusieurs reprises : dans la plupart des grandes villes, en dehors de Paris, le mouvement populiste s’est rangé soit derrière des têtes de liste issues d’autres partis politiques de gauche (notamment radicale)7, soit derrière des « candidatures citoyennes »8. Même si le constat mériterait certaines nuances, cette politique a de quoi surprendre si l’on tient compte de la ligne dite « dégagiste » qui a longtemps été mise en avant par les dirigeants de l’organisation ; la France insoumise (LFI) étant conçue comme un mouvement ayant pour fonction de renverser la table et le « vieux monde » et de prendre la place des anciens partis déchus.

La politique de retrait de la France insoumise vis-à-vis de l’élection municipale

Pour mesurer l’ampleur du retrait de la France insoumise, il est extrêmement révélateur d’observer les interventions de Jean-Luc Mélenchon sur la question spécifique des municipales… ou plutôt de constater la grande rareté voire la quasi-absence de ces interventions. Entre la rentrée politique de septembre 2019 et le premier tour des élections municipales, le député a écrit 95 articles et notes de blog. Parmi eux, seulement deux portaient sur les municipales9 et encore, d’une manière qu’il nous paraît intéressant d’analyser. Le dirigeant insoumis admet et justifie son relatif retrait personnel vis-à-vis de la question des municipales (et on sait quelle importance politique revêt un tel retrait dans une entreprise aussi incarnée que celle de LFI) semblant dénier à ce scrutin toute importance politique propre.

L’enjeu des municipales est essentiellement décrit dans ces articles comme une « étape » en vue du « choc » de 202210. Et encore faut-il préciser que cette étape n’est jamais envisagée comme l’occasion de gagner des positions institutionnelles, de prendre des grandes villes ou de bâtir des bastions locaux pour préparer la prochaine élection présidentielle. À aucun moment Jean-Luc Mélenchon n’a envisagé ni fait imaginer (ce qui est une de ses qualités de tribun) ce que pourrait être un municipalisme insoumis à Marseille, Toulouse, Lille, Grenoble ou dans certaines grandes villes de Seine-Saint-Denis – autant de villes où il est arrivé en tête au premier tour du scrutin présidentiel de 2017. La mise en retrait est rendue évidente par le fait qu’aucune des figures notables et médiatisées du mouvement ne s’est présentée elle-même à ce scrutin (en tête de liste) ; aucun des dix-sept députés insoumis, qui sont devenus des porte-parole médiatisés et placés au cœur du mouvement par la centralité que celui-ci attache à l’activité parlementaire, n’a cherché à convertir ce capital en conquête municipale visant à construire l’organisation par l’échelon local.

L’une des clés pour expliquer ce positionnement tient bien sûr au changement radical de contexte politique. Le rapport de force a considérablement été modifié au sein de la gauche au détriment de LFI, ce qui peut être mesuré par la forte baisse de la cote de popularité de son leader dès le lendemain de la présidentielle11; mais surtout par le mauvais résultat aux élections européennes de 2019 : LFI obtient 6,3% des suffrages, moins de la moitié du score écologiste et ne peut plus prétendre, dans ce contexte, constituer la force politique hégémonique de la gauche lors du scrutin municipal, celle autour de laquelle s’articuleraient les alliances, derrière laquelle se rangeraient écologistes, communistes et citoyens engagés.

La participation au scrutin municipal, une opportunité ou une menace pour le modèle organisationnel insoumis ?

Cependant, cette dégradation du rapport de force pré-électoral ne nous paraît pas constituer la seule ni même la principale explication du positionnement de LFI lors du scrutin municipal. Au contraire, on peut observer certaines constantes dans l’argumentation du dirigeant, au-delà des conjonctures particulières de l’opinion. Dès le lendemain des législatives et alors que LFI pouvait être considérée comme la principale force de gauche, Jean-Luc Mélenchon semblait déjà voir dans la participation aux municipales, et dans de potentielles victoires, avant tout une menace pour l’avenir de son mouvement, et en particulier pour son caractère mouvementiste.

Ce modèle repose sur une adhésion par un simple clic et sur la liberté assurée à chaque militant d’initier ses propres actions de terrain, à la seule condition qu’elles respectent l’esprit général du programme L’Avenir en commun. Cette capacité d’initiative, au principe de ce que Jean-Luc Mélenchon définira comme un mouvement « gazeux »12, est voulue affranchie du contrôle politique qui est exercé, dans les partis politiques « traditionnels », par les militants qui sont dominants politiquement et/ou qui sont les plus expérimentés. Ces cadres locaux sont stigmatisés par Jean-Luc Mélenchon comme autant de « chefferies locales ». Or, le principal danger représenté par la participation insoumise aux scrutins locaux est précisément d’asseoir ces « féodalités locales » et leur prise de contrôle sur le mouvement13, au détriment de tous les autres adhérents – mais aussi de fait au détriment du leader national. En effet, lutter contre les « chefferies », c’est indissociablement préserver la liberté d’action de terrain des adhérents, mais aussi protéger le monopole exercé par le leader sur l’orientation, souvent contre ces mêmes cadres locaux qui exigent davantage de démocratie interne. Une victoire aux municipales compromettrait alors l’équilibre de l’édifice du parti-mouvement qui repose, dans cette perspective, sur un double rapport d’égalité entre les adhérents : un rapport horizontal d’égale liberté d’initiative dans l’action de terrain, et un commun rapport de dépendance verticale vis-à-vis d’un chef charismatique qui monopolise les choix d’orientation stratégique et qui incarne la cause.

Le modèle de l’organisation insoumise a été élaboré dans un objectif clairement défini : réunir les soutiens du candidat à l’élection présidentielle de 2017. Cette priorité donnée au scrutin présidentiel repose sur la thèse d’un « moment populiste », ainsi que sur une analyse se voulant réaliste des règles du jeu institutionnel de la Ve République. Cela permet d’expliquer le retrait électoral de l’organisation lors des scrutins intermédiaires qui sont considérés comme secondaires voire négligeables ; c’est ce que tend à confirmer le soutien insoumis au Parti communiste français dans des villes gagnables de banlieue parisienne14.

Ce n’est pas la première fois que Jean-Luc Mélenchon cherche à enjamber des scrutins intermédiaires : cette démarche avait déjà été adoptée dans la période précédant la présidentielle de 2017. C’est cette préoccupation qui explique en partie que la rupture définitive avec le Front de gauche n’ait pas eu lieu avant cette échéance. Maintenir l’accord en vertu duquel l’échelon local était une prérogative du PCF qui permettait au dirigeant du Parti de gauche de conserver une posture d’extériorité vis-à-vis des scrutins intermédiaires. De la sorte, Jean-Luc Mélenchon cherchait à maximiser l’effet de rupture avec la « vieille gauche » au moment de sa candidature présidentielle et de la dimension outsider de cette candidature. Une participation en son nom propre aux régionales de 2015 a donc été exclue. Jean-Luc Mélenchon cherche ainsi à ne pas engager sa respectabilité ni à être tenu pour comptable des résultats aux régionales. La conseillère municipale de Paris Danielle Simonnet confirme cette analyse et explicite le risque encouru lors de ce scrutin : « Si on avait présenté des listes citoyennes, on se serait vautrés et on aurait plombé la candidature de Jean-Luc »16.

Le flou stratégique comme moyen du consensus et de la cohésion militante

La base militante insoumise se caractérise par une grande diversité politique entre anciens socialistes, écologistes, communistes, trotskistes ou libertaires. Au cours de l’offensive présidentielle, ces différentes sensibilités étaient tenues ensemble par un même leadership charismatique qui les mettait en mouvement. Une fois cette phase refermée, les divergences entre des traditions historiques profondément enracinées font leur retour, laissant apparaître la fragilité de l’identité politique de l’insoumission. La mise en retrait du mouvement par rapport aux municipales accentue cette tendance : les militants n’ont plus en commun ni le leader, ni le label France insoumise, ni une orientation commune fondant leur action : plus rien ne s’oppose aux forces centrifuges.

Le flou de l’orientation a alors pour fonction de faire avec cette hétérogénéité et de ne pas prendre le risque de l’explosion et de la scission. L’une des interventions les plus notables de Jean-Luc Mélenchon dans la campagne a été l’entrevue donnée à Libération un mois avant les élections européennes, appelant à une stratégie municipale de construction d’une « fédération populaire »17. Dans le contexte de rareté de ses prises de position, cette intervention a rapidement acquis le statut de ligne politique officielle du mouvement, et ce jusqu’au scrutin un an plus tard. Son caractère particulièrement vague présentait l’intérêt de permettre une multiplicité d’appropriations au sein de l’organisation, de sorte que des orientations politiques différentes, voire opposées, ont pu se prévaloir de l’autorité du leader. Les défenseurs d’une union large des forces de la gauche appelaient ce projet « fédération populaire », alors que les tenant d’une ligne plus dégagiste voyaient dans la même formule la confirmation qu’il fallait construire des listes délimitées aux citoyens mobilisés et à leurs collectifs.

La politique de retrait s’est également manifestée par le fait que la question des municipales n’a été inscrite que très tardivement à l’agenda national du mouvement. Il a fallu attendre l’Assemblée représentative des 22 et 23 juin 2019 à Paris, c’est-à-dire en pratique la rentrée de septembre 2019, pour que les militants accèdent à la « Boîte à outils programmatique pour les élections municipales »18. Et il s’en est fallu de beaucoup que cette assemblée ait tranché les divergences d’orientation d’une façon claire. Ce calendrier a conduit, pendant de longs mois, à priver les militants locaux d’une ligne politique à défendre, réduisant leurs capacités à jouer des rôles clé dans les dynamiques d’alliance. À la rentrée 2019, de nombreuses campagnes étaient déjà lancées, elles reposaient sur des alliances déjà scellées, instaurant des rapports de force de manière largement irréversible, et plaçant les militants insoumis dans une position défavorable et dépendante.

L’exemple marseillais : l’éclatement des militants insoumis entre différentes listes municipales

À titre d’exemple, on peut présenter quelques éléments du contexte marseillais. À partir de mai 2019, en l’absence de ligne émanant de la direction nationale du mouvement, la base militante s’est déchirée entre deux orientations municipales ; chacune revendiquant son inscription légitime dans le cadre de la stratégie de « fédération populaire » proposée par Jean-Luc Mélenchon, et déniant cette légitimité à l’autre. L’une d’elles s’est structurée autour de Sophie Camard (ancienne élue locale EELV, devenue députée-suppléante de Jean-Luc Mélenchon en 2017) et a participé à la coalition de partis de gauche et de « citoyens » du Printemps marseillais. L’autre orientation, structurée autour de Mohamed Bensaada (cheville ouvrière d’un écosystème de collectifs d’habitants et de citoyens de différents quartiers populaires du nord de Marseille) a adhéré à la démarche du Pacte démocratique. La première orientation a défendu une coalition relativement large des forces de gauche (y compris avec des segments importants du PS soutenus par leur direction nationale), en se donnant pour priorité de prendre la ville à la droite. La seconde, plus plébéienne (donnant la priorité aux quartiers populaires) plus radicale et « identitaire », a cherché à s’opposer frontalement au règne des réseaux clientélistes dans une orientation plus globalement dégagiste, y compris à l’encontre de certaines forces de gauche (le PS faisant office de ligne rouge).

Cette divergence renvoie en partie à des clivages socio-spatiaux assez nettement identifiables : les classes supérieures intellectuelles du centre-ville ont tendance à soutenir la démarche unitaire d’alliance avec les autres partis de gauche dans le Printemps marseillais. Les classes populaires et moyennes habitant les quartiers nord de Marseille, et qui accordent une plus grande priorité au combat antiraciste, défendent plus souvent la ligne dégagiste anticlientéliste centrée sur les quartiers populaires. Ainsi renaît le grand casse-tête de la base sociale d’une organisation que l’on souhaite de gauche et majoritaire : « Le pire de la situation présente est dans la difficulté de rassembler dans un même projet les classes moyennes et les secteurs populaires les plus abandonnés »19. Quand tout espoir de faire converger l’ensemble des militants insoumis dans une même démarche municipale a dû être définitivement abandonné, il ne restait plus à Jean-Luc Mélenchon, député de Marseille, qu’à chercher à maintenir une relative neutralité à l’égard des différentes orientations, comme lors du discours où il a présenté ses vœux, à Marseille, le 24 janvier 2020 : « Quant à moi, je me dois de vous respecter tous dans votre diversité et celle de vos choix car, dans le paysage [électoral de la gauche marseillaise] que je vois, chaque fois que je parle avec tel ou tel groupement, je ne trouve que des gens qui ont voté avec moi à l’élection de 2017. Si bien que vous devez comprendre que mon rôle est de respecter tout le monde, que mon rôle est de rester le porte-parole de tout le monde.20»

Cette attitude de relative neutralité s’est finalement articulée à une préférence « personnelle » exprimée par Jean-Luc Mélenchon pour l’orientation la plus « radicale », minoritaire et plébéienne. Le lieu choisi pour la présentation de ses vœux – un restaurant McDonald’s des quartiers nord occupé par les salariés grévistes – est en soi révélateur. Ce lieu emblématique d’un combat syndical des quartiers populaires est le symbole de l’orientation populaire et dégagiste coalisée autour de Mohamed Bensaada. Sa candidature en tête de la liste UNIR ! dans le 7e secteur est d’ailleurs la seule qui ait finalement obtenu le soutien du comité électoral21. Cette préférence plébéienne du leader s’inscrit dans une conception populiste selon laquelle le « peuple constituant » sera avant tout fondé sur l’irruption politique de la plebs, c’est-à-dire les pauvres et les exclus qui représentent un intérêt « universel » à renverser la table ; c’est autour de cette dynamique que doivent s’agréger les autres groupes sociaux. En attendant, le leader conserve une attitude de relative neutralité, inhérente à la position césariste du leader populiste, afin de réduire le risque que les forces centrifuges ne fassent exploser les premiers acquis de cette convergence. Le mouvement doit avant tout servir de socle au lancement de la campagne présidentielle de 2022.

Valentin Soubise

Doctorant en science politique à l’Université Paris 1

1François Tonneau, « L’interview de Martine Vassal : “L’ultra-gauche crée un putsch à la cubaine” », La Provence, Jeudi 18 juin 2020.

2Arthur Nazaret, Sarah Paillou, David Revault d’Allonnes, « Interview. Mélenchon : « Nous ne sommes pas dans un régime totalitaire, mais il y a des pulsions totalitaires » », JDD, le 29 février 2020: https://www.lejdd.fr/Politique/jean-luc-melenchon-sur-le-49-3-on-ne-lachera-rien-3952538

3« Pas moins de 19 000 amendements ont été déposés par les « insoumis ». » (Manon Rescan et al., « Près de 22 000 amendements et une « obstruction assumée » : la bataille sur la réforme des retraites à l’Assemblée », Le Monde, 3 février 2020).

4Outre l’activité parlementaire, entre le 19 décembre 2019 et le 27 février 2020, Jean-Luc Mélenchon intervient dans une série de cinq meetings contre la réforme des retraites, le plus souvent en duo avec un autre (euro)député insoumis (François Ruffin, Adrien Quatennens, Manuel Bompard et Mathilde Panot).

5Rachid Laïreche, « La France insoumise Les grands absents du scrutin », Libération, 14 mars 2020.

7 « Nous faisons liste commune avec [EELV] dans plus de 150 cas. 200 fois avec les communistes. 10 avec le NPA. Les insoumis veulent l’union populaire sur tous les fronts : au Parlement, dans la rue et les élections. » (https://melenchon.fr/2020/03/01/il-y-a-des-pulsions-totalitaires-interview-dans-le-jdd/ )

8LFI soutient des listes citoyennes à Toulouse (obtenant 27,6% des suffrages), Montpellier (9,25%) ou encore Saint-Ouen (3,8%). Dans ces cas, elle ne mène pas de bataille pour occuper la tête de liste ; on peut même remarquer l’énergie investie par le député Eric Coquerel pour que la liste du « Printemps Audonien » soit dirigée par une citoyenne non membre d’une organisation politique.

9« Du bon usage des municipales », 24 novembre 2019 (https://melenchon.fr/2019/11/24/du-bon-usage-des-municipales/).

« Coup d’œil sur le contexte électoral », 11 mars 2020 (https://melenchon.fr/2020/03/11/coup-doeil-sur-le-contexte-electoral/).

10 Jean-Luc Mélenchon, « Du bon usage des municipales », 24 novembre 2019 (https://melenchon.fr/2019/11/24/du-bon-usage-des-municipales/).

11 Par exemple, selon le « Baromètre politique » Ipsos, Jean-Luc Mélenchon bénéficiait de 56% d’opinion favorable au moment du 1er tour présidentiel de 2017 et seulement 35% d’opinion défavorable. Ce score est remarquablement élevé étant donné le relatif isolement idéologique du candidat dans l’opinion. Cette popularité, liée à la performance du candidat lors de la campagne présidentielle, a rapidement décliné: Jean-Luc Mélenchon n’a plus dépassé les 30% d’opinion favorable après septembre 2017. Après l’épisode médiatique des perquisitions ce taux gravite autour de 23%. (https://www.ipsos.com/fr-fr/barometre-politique)

12La qualification de « mouvement gazeux » apparaîtra seulement plus tard dans « Notre mouvement n’est ni horizontal ni vertical, il est gazeux », Le 1, 18 octobre 2017.

13Jean-Luc Mélenchon, « À propos du mouvement « La France Insoumise 2 », 10 juillet 2017 (https://melenchon.fr/2017/07/10/a-propos-du-mouvement-la-france-insoumise-2/).

14Selon Mediapart, ces concessions auraient été faites aux candidats communistes en échange de leur soutien lors des législatives de 2022 dans leurs circonscriptions, ce qui confirme à nouveau la priorité insoumise pour l’échelon national (Pauline Graulle, « France insoumise: accords et désaccords en Seine-Saint-Denis », Mediapart, 15 février 2020).

15Lilian Alemaga, Stéphane Alliès, Mélenchon, à la conquête du peuple, Paris, Robert Laffont, 2018, p.345.

16Ibid.

17Jean-Luc Mélenchon, « Mélenchon à « Libé » : « Je lance un appel à la création d’une fédération populaire » », Libération, 23 avril 2019.

19Jean-Luc Mélenchon, « Leçons de Madrid », le 3 février 2019 (https://melenchon.fr/2019/02/03/lecons-de-madrid/)

21Aucune autre liste, dans les sept autres secteurs de la ville, ne peut se prévaloir du soutien de la France insoumise ni utiliser son logo dans son matériel de campagne (https://lafranceinsoumise.fr/2020/02/18/communique-de-presse-du-comite-electoral-lfi-concernant-les-elections-municipales-a-marseille/).

N’enterrons pas le populisme de gauche

Pablo Iglesias à Madrid en 2015. © Ahora Madrid

Les revers essuyés par les partis de gauche à travers l’Europe ont conduit nombre de commentateurs à déclarer que le « moment populiste de gauche » ouvert par la crise financière de 2008 était terminé. Mais un rebond est possible et les stratégies populistes restent un outil essentiel pour mobiliser les masses. Article originel de Giorgos Venizelos et Yannis Stavrakakis pour Jacobin, traduit et édité par Mathieu Taybi et William Bouchardon.


Après la capitulation de Syriza en Grèce, les compromis de Podemos en Espagne et la défaite du Labour de Jeremy Corbyn en décembre 2019, le scepticisme semble être de mise dans les cercles de gauche quant à la viabilité du populisme comme stratégie politique. Des débats qui rappellent ceux à propos de l’Amérique latine il y a quelques années, à mesure que des administrations de droite remplaçaient les gouvernements populistes de gauche de la « vague rose » des années 2000. 

Souvent, ce scepticisme mène à l’affirmation que le moment populiste est désormais terminé pour la gauche. Nombreux sont d’ailleurs ceux qui, naguère favorables à la stratégie populiste, doutent de son efficacité, allant parfois jusqu’à préconiser un retour à la pureté des stratégies de lutte des classes. Dans un récent numéro consacré au populisme de gauche, Jacobin évoquait la « fugace et cruelle expérience du populisme de gauche, qui est maintenant au point mort » en Europe. La version italienne de ce numéro titrait même « Où est passé le populisme ? ». 

Bien que conscients des limites du populisme, nous devons examiner de plus près cette affirmation d’échec. Les déclarations de ce genre trahissent souvent une logique linéaire et déterministe, qui semble ignorer la fluidité de la sphère politique et la réactivation régulière de cycles d’antagonisme politique. Pensons par exemple à l’Argentine, où la gauche populiste est revenue au pouvoir en 2019 après quatre ans d’absence. Ou plus largement à l’Amérique latine, un continent qui semble vivre un autre « moment populiste ». Nous estimons que ces cycles de déclin et de réactivation sont inscrits dans la lutte politique elle-même, ce qui implique de ne pas tirer de conclusions hâtives.

Le populisme condamné au déclin ?

Le lien entre la gauche et le populisme n’a rien de neuf. Mais le populisme de gauche a resurgi après la crise financière de 2008, à la faveur d’un exaspération sociale et du mécontentement et de la désillusion vis-à-vis de la politique. A ce titre, les mouvements d’occupation de places publiques en Espagne ou en Grèce et le mouvement Occupy Wall Street aux États-Unis ont marqué un tournant politique dans la dernière décennie. Alors que les éditorialistes européens associent couramment le populisme à une politique réactionnaire, au nationalisme et à la démagogie, ces mouvements mettaient en avant des demandes de démocratie, d’égalité, de dignité et de justice économique. Autant d’éléments à contre-courant des valeurs dominantes, auxquels les experts ont réagi avec perplexité. En traduisant d’une certaine façon l’héritage du mouvement altermondialiste dans l’arène électorale, ces mouvements ont ouvert des discussions sur la réorganisation et la réorientation de la stratégie de gauche. Au fond, ils ont remis au cœur du débat la question du parti et de la façon de gouverner.

Ces expériences populistes avaient recours à une nouvelle grammaire politique, dont la logique d’articulation et la symbolique se centraient sur « le peuple » et étaient marquées par un profond anti-élitisme, tandis que les références aux classes sociales, typiques de la gauche traditionnelle, étaient reléguées au second plan.

Dans les années qui suivirent, on vit de nombreuses tentatives visant à sortir la gauche de son impasse chronique (amplement illustrée par les événements de 1989 et de 1968). Certains soulevèrent la question de la participation et travaillèrent sur les formes digitales d’organisation, de communication et de démocratie. Si bon nombre défendaient des structures prenant la forme d’un mouvement, d’autres préféraient une organisation hiérarchique ou une forme hybride. Certains poussaient à un discours plus radical, d’autres à une rhétorique plus modérée. Au fond cette collection d’expériences politiques s’avère protéiforme tant les organisations internes ont souvent peu en commun, et cette diversité est d’autant plus forte si on y inclut l’Amérique latine. Mais de façon générale, ces expériences populistes avaient recours à une nouvelle grammaire politique, dont la logique d’articulation et la symbolique se centraient sur « le peuple » et étaient marquées par un profond anti-élitisme, tandis que les références aux classes sociales, typiques de la gauche traditionnelle, étaient reléguées au second plan.

Mais tout ne s’est pas passé comme prévu. En Espagne, Podemos nous offre un exemple-type d’un populisme de gauche qui cherchait à « restaurer la souveraineté populaire » en prenant le « contrôle de l’État ». Après d’âpres conflits au sein de sa direction et de multiples tentatives de former des coalitions avec des forces précédemment considérées comme faisant partie de l’establishment – et alors que des adversaires populistes de droite gagnaient en puissance – Podemos a perdu la plupart de sa crédibilité. Son engagement institutionnel a été accompagné de revers cinglants, et sa dynamique électorale s’est brisée – même si Podemos a réussi à conclure un accord avec les sociaux-démocrates du PSOE pour former un gouvernement autour d’un agenda de réformes sociales.

De même, en France, la popularité de Jean-Luc Mélenchon s’est estompée. Alors que la France Insoumise avait amassé un fort soutien populaire, ce qui en avait fait la première force de la gauche française, ses messages contradictoires, ses positions ambiguës (par exemple, sur l’Europe) et la personnalité souvent erratique de son leader ont rendu son positionnement politique illisible. Autant d’éléments qui ont cassé la dynamique électorale de la France Insoumise depuis son apogée à l’élection présidentielle de 2017.

L’exemple le plus prometteur du populisme de gauche radicale était Syriza en Grèce, dont l’histoire est bien connue. Syriza émerge à la suite d’un nouveau cycle de mobilisations populaires après 2008 qui exigeaient l’annulation des politiques néolibérales et voulaient disposer du pouvoir de l’Etat. Les enjeux étaient considérables, tout comme les promesses faites par Alexis Tsipras et les espoirs que les gens plaçaient en lui. Mais quelques mois seulement après sa prise de fonction, sans levier d’action dans les négociations avec les créanciers internationaux, Syriza dut signer un sévère plan d’austérité. Bientôt, l’histoire de Syriza fut décrite en de tout autres termes, évocateurs du goût amer laissé aux Grecs et à la gauche internationale : « capitulation », « échec » et même « trahison ».

Aux élections de juillet 2019, la droite grecque a repris le pouvoir. Nous voilà ainsi confrontés au retour de l’establishment. Cependant, il faut noter que le score obtenu par Syriza n’est pas très loin de celui qui lui fit accéder au pouvoir.

Certes, Syriza a tenté, à travers quelques politiques publiques, de sauvegarder ou d’étendre légèrement les derniers bastions de droits sociaux des plus marginalisés, mais le parti a clairement échoué à tenir ses promesses. Après tout, il s’était construit en promettant de restaurer les conditions de vie d’avant-crise des classes populaires et, surtout, autour de l’annulation de la dette grecque et des mesures d’austérité. C’est sur ce point que se centrent les critiques de Syriza, et par extension de la stratégie populiste de gauche. Pour autant, la vraie question est de savoir si c’est au populisme de Syriza qu’il faut imputer les raisons de son échec. Il en est de même concernant Podemos et Corbyn. Cette assertion semble fondée sur l’hypothèse selon laquelle « la bonne recette pour la gauche, c’est plus de stratégie de lutte des classes et moins de populisme ». Bien sûr, on ne peut nier que le dernier cycle de populisme de gauche (dans les urnes) n’a pas produit les résultats escomptés. Mais est-ce que l’échec de Syriza peut résumer l’échec des stratégies populistes en général ? Selon nous, il faut avant tout distinguer, au moins dans l’analyse, stratégie populiste et contenu idéologique.

Clarifications sur le populisme de gauche

Evidemment, une telle analyse se heurte aux définitions conflictuelles du populisme. Mais ne nous laissons pas embourber dans ces débats académiques souvent réducteurs. Ce que nous voulons souligner, c’est la dimension stratégique du populisme. La stratégie populiste construit performativement un puissant sujet collectif populaire : une majorité démocratique construite à travers l’action politique, et non préexistante. Ce processus inclut diverses luttes et demandes, au nom d’un « peuple » qu’il s’agit de construire et non au nom d’un « peuple » déjà existant. Bien sûr, une telle stratégie n’offre en soit aucune garantie de succès, et d’autres facteurs ont leur importance pour déterminer ce qu’il en adviendra, surtout après l’entrée au gouvernement. 

Dans des sociétés marquées par de multiples divisions, inégalités et polarisations, le populisme consiste donc en une pratique discursive qui vise à créer des liens entre les exclus et les dominés, afin qu’ils retrouvent du pouvoir dans leurs luttes contre ces exclusions. Ces discours sont articulés autour du « peuple » comme sujet politique central demandant son intégration dans la communauté politique, afin de restaurer la dignité et l’égalité, ainsi que d’honorer la promesse d’une « souveraineté populaire ». 

La stratégie populiste construit performativement un puissant sujet collectif populaire : une majorité démocratique construite à travers l’action politique, et non préexistante.

Ainsi, la centralité du « peuple » est le premier critère permettant d’identifier un discours populiste. Par ailleurs, le populisme a recours, pour créer un peuple au pouvoir politique fort à partir de mouvements et d’activités très hétérogènes, à une représentation dichotomique et antagoniste du champ sociopolitique. Celui-ci est divisé entre « Nous » et « Eux », « le peuple » et « la classe politique », les « 99 % » contre les « 1 % ». En cela, le refus de l’élitisme constitue le second critère d’une identification rigoureuse du populisme. 

Et c’est tout. Pas plus, pas moins. 

Une telle stratégie peut s’avérer efficace, et de nombreux exemples historiques le prouvent. Mais elle ne fournit ni garantie de succès de mise en place d’une politique publique, ni renversement éternel de l’équilibre des antagonismes politiques. 

En effet, il faut nous détourner de tout présupposé essentialiste sur le populisme, et plutôt se concentrer sur ses opérations stratégiques. Si l’on déconstruit la critique de gauche du populisme (fondée sur les rapports entre classes), deux courants se distinguent. Premièrement, pour certains, le populisme échouerait car il serait intrinsèquement réformiste, son refus de rentrer en conflit ouvert avec le capitalisme finissant tôt ou tard par montrer ses limites. Pour certains, c’est ainsi que l’on pourrait résumer la récente expérience du populisme de gauche en Europe. On peut cependant se demander à quelle autre option, supposément victorieuse, cette stratégie est comparée.

Deuxièmement, la critique de gauche du populisme suggère que le moment populiste pour la gauche est définitivement dépassé. Une affirmation problématique car elle se fonde sur une essence téléologique du populisme et de l’histoire en général. Mais il est important de se concentrer sur les dynamiques performatives du populisme, présentes dans sa fonction mobilisatrice, plutôt que dans une essence programmatique idéalisée. Abordons ces problèmes un par un. 

Il est vrai que les populistes de gauche européens n’ont pas réussi à tenir la plupart de leurs promesses anti-néolibérales. Il est également vrai qu’ils ont subi de profondes transformations suite à leur institutionnalisation. Mais nous considérons que ce résultat n’est pas dû au populisme, mais bien aux éléments « de gauche » des expériences récentes.

Le populisme de gauche n’entraîne pas nécessairement le réformisme. Il s’agit plutôt d’une des façons dont un programme de gauche, quel que soit son degré de radicalité, peut former des coalitions, articuler des demandes et mobiliser des soutiens, afin de construire une identité collective prenant une forme capable d’ébranler le statu quo au sein des systèmes représentatifs. En ce sens, tout projet communiste, socialiste, social-démocrate ou d’extrême-gauche peut être populiste. Par exemple, un programme de gauche autour de la redistribution des richesses, de la gratuité de la santé gratuite et de l’éducation peut formuler ces demandes d’une manière populiste, c’est-à-dire en mettant en avant la souveraineté populaire (et non la souveraineté d’une classe sociale ou de la nation toute entière).

Ainsi, la déception des espoirs incarnés par Syriza n’a rien à voir avec le fait que ce parti utilisait une stratégie populiste, mais plutôt avec l’abandon progressif par ce parti de sa promesse de rupture nette avec le néolibéralisme. En fait, sans une stratégie de mobilisation populiste, Syriza et Podemos n’auraient même pas été en position d’honorer ou de trahir leurs engagements électoraux, tout comme Bernie Sanders n’aurait pas réussi à populariser son programme social-démocrate aux États-Unis. Nous n’aurions tout simplement pas entendu parler d’eux.

Les critiques du populisme émanant des puristes de gauche se trompent sur un autre point : elles considèrent que le moment populiste est terminé. Certes, la situation de 2020 diffère grandement du cycle de protestation proto-populiste de 2010-2012 (c’est-à-dire les mouvements du 15M, d’Occupy Wall Street et de la place Syntagma, ndlr) et de la phase de poussée électorale de partis populistes les années suivantes. Au vu de leurs performances électorales, ces derniers semblent désormais être sur la défensive, tandis que le populiste réactionnaire de la droite se porte bien. On pourrait donc considérer que la fenêtre d’opportunité populiste s’est refermée. Mais ce serait oublier que cette vague populiste n’est pas sortie de nulle part, comme un cheveu sur la soupe. Cette capacité à canaliser les frustrations et à offrir un espoir à des millions de personnes peut tout à fait resurgir. C’est précisément ce qu’il s’est passé en Argentine. Mais tout cela ne doit rien au hasard.

Anti-populisme et élitisme

On oppose souvent le populisme à une pratique de la politique fondée sur le conflit de classes, qui serait nécessairement anti-populiste. L’anti-populisme est devenu manifeste après 2008, à travers la dénonciation des mouvements des places demandant la « souveraineté populaire » et la « vraie démocratie » et a atteint son paroxysme avec le référendum du Brexit et l’élection de Donald Trump. Durant cette période, tout ce qui n’était pas apprécié en politique était taxé de populiste.

Si l’anti-populisme émane couramment d’une perspective libérale ou d’extrême-centre, des courants de gauche emploient le même régime discursif (par exemple certains communistes orthodoxes, pour qui « le peuple » n’est pas une notion suffisamment conscientisée historiquement pour mener une lutte politique, et les progressistes cosmopolites des métropoles qui n’apprécient pas cette référence au « peuple »). Bien qu’il existe des différences idéologiques fondamentales entre libéraux et militants de gauche, ces deux groupes partagent un rejet du populisme aux logiques très similaires. 

Pour les libéraux, le marché, les institutions ou les technocrates sauront toujours faire mieux que le « peuple ». Pour les anti-populistes de gauche, c’est la classe sociale et son avant-garde qui jouent ce rôle.

Ces deux formes d’anti-populisme partagent de manière inhérente un certain élitisme, fondé sur la supériorité supposée de leurs méthodes d’action politique. Pour les libéraux, le marché, les institutions ou les technocrates sauront toujours faire mieux que le « peuple ». Pour les anti-populistes de gauche, c’est la classe sociale et son avant-garde qui jouent ce rôle. Dans ces deux cas cependant, le « peuple » ou la « plèbe » est vu comme une masse amorphe dont le règne est illégitime, que ce soit pour cause d’incapacité technique ou de sous-développement de sa conscience politique. Cette hiérarchie est le cœur de l’élitisme inhérent à toutes les formes d’anti-populisme. Dans le premier cas, il est fondé sur le niveau d’éducation et d’expérience d’une aristocratie jugée “supérieure” au peuple ; dans le second, c’est le matérialisme historique qui est considéré comme supérieur, tant épistémologiquement que politiquement.

Les limites du populisme au gouvernement

Évidemment le populisme n’est pas la panacée. On peut relever un certain nombre de limites rencontrées par les projets politiques fondés sur le populisme. Tout d’abord, une stratégie populiste ne peut garantir l’hégémonie continue de l’agent politique qui y a recours, même en cas de victoire électorale. Une hégémonie profonde et durable – mais bien sûr pas éternelle – demande des outils et des ressources supplémentaires, par exemple, une certaine expertise technique et une certaine créativité vis-à-vis des structures institutionnelles, à combiner avec un ethos fermement démocratique. 

D’autre part, le danger le plus direct pour toute force populiste est celui de la cooptation de son radicalisme démocratique. Cela survient si le projet populiste succombe à des valeurs élitistes et aux institutions post-démocratiques qui lui préexistent. Ou, pour le dire autrement, s’il accepte le business as usual. En dépit de leur rhétorique radicale, les projets populistes sont en effet souvent largement façonnés par ces éléments et se révèlent incapables de pousser à un réel renouveau démocratique, en particulier lorsqu’ils rencontrent une forte opposition des institutions nationales et internationales. Ils sont alors progressivement absorbés par un élitisme démocratique et, piégés par les tensions de la politique représentative, leurs actions se réduisent à des mesures cosmétiques ou secondaires. En gros, ils échouent à amener plus de démocratie et à donner plus de pouvoir au peuple (comme en Grèce par exemple).

Dans des conditions plus favorables, un gouvernement populiste peut, comme en Argentine ou au Venezuela, réussir à accomplir la plupart de ses objectifs de base et être réélu régulièrement. Il peut ainsi impulser des changements assez considérables, qui améliorent la situation socio-économique des franges populaires et leur intégration dans la sphère politique, renversent le phénomène de déclassement des classes moyennes paupérisées, et améliorent les conditions de vie des travailleurs. Cependant, tout cela peut s’avérer insuffisant pour changer profondément les modes de production et les comportements de consommation (déterminés tant par la psychologie que par les structures sociales), qui conditionnent la majorité des identités sociales. Au Venezuela, par exemple, le changement social a reposé sur les revenus tirés des hauts prix du pétrole, mais quand ces derniers ont baissé, le mouvement chaviste n’a pas su proposer de réelle alternative. 

Et pourtant, le Venezuela fait partie des quelques pays latino-américains dans lesquels le populisme signifiait surtout l’intégration dans la vie institutionnelle des masses exclues, parfois pour la première fois. Cette seule perspective d’intégration des précaires jusqu’ici exclus a suffi à engendrer une polarisation très nocive, jusqu’à de quasi-guerres civiles. Ces phénomènes ont toutefois peu à voir avec la situation dans les « démocraties établies » d’Europe. Tournons plutôt notre attention vers l’Argentine, qui se situe bien plus près du paradigme européen. 

En Argentine, de nombreuses années d’exercice du pouvoir par des populistes hétérodoxes (à la fois nationaliste et populaire, redistributeur et anticommuniste, le péronisme est un phénomène politique unique, ndlr) ont permis de restaurer la situation d’avant-crise de la classe moyenne déchue et d’améliorer celles des couches sociales les plus précaires. Mais quand ces classes ont de nouveau ressenti un peu de stabilité et de sécurité, elles sont retournées aux vieilles habitudes consuméristes (en valorisant excessivement la libre circulation des capitaux internationaux, et en se ruant sur les biens importés après une période de privation, etc.). En conséquence, la fragile économie argentine a de nouveau été livrée aux forces de la mondialisation néolibérale, ce qui a conduit, une fois de plus, à une très profonde crise et à une autre intervention du FMI. 

L’ancien président uruguayen Pepe Mujica résume ainsi l’action des gouvernements de gauche latino-américains : bien qu’il aient plus ou moins réussi à s’occuper du problème de la pauvreté, ils l’ont fait en transformant les pauvres en consommateurs et non en citoyens.

En d’autres termes, même si de nombreuses avancées ne sont pas à négliger, la gauche péroniste contemporaine en Argentine s’est trouvée piégée dans une nostalgie et une imitation psychosociale du passé. Ce faisant, elle a reproduit les identités préexistantes tournées vers le capitalisme mondialisé, et, à long terme, cela a bénéficié aux forces politiques qui représentaient un retour à la normalité néolibérale (avec l’élection du président Mauricio Macri en 2015). L’ancien président uruguayen Pepe Mujica résume ainsi l’action des gouvernements de gauche latino-américains : bien qu’il aient plus ou moins réussi à s’occuper du problème de la pauvreté, ils l’ont fait en transformant les pauvres en consommateurs et non en citoyens.

Faut-il renouer avec le populisme ?

Sans doute avons-nous beaucoup misé sur le populisme. Mais avons-nous perdu à cause de ce pari ? La plupart des limites que nous avons évoquées ci-dessus à propos de la mise en place d’un supposé programme populiste semblent venir des difficultés qui émergent une fois au gouvernement. Evidemment, il n’est pas facile de combiner les priorités populistes avec la raison d’État. Certains populistes sont confrontés à leur incapacité de s’extraire d’une culture politique préexistante ou d’un cadre socio-économique, ou bien de gérer les menaces anti-populistes en protégeant ou en étendant la souveraineté populaire. 

Toutefois, ces problèmes ne semblent pas inhérents à la stratégie populiste en elle-même. De telles surdéterminations et cooptations par des forces extérieures peuvent affecter plus ou moins tout mouvement politique (même basé sur une classe sociale bien spécifique) lorsqu’il se retrouve confronté à des défis similaires dans des contextes historiques particuliers. En fait, on pourrait y voir les limites de tout projet de gauche au XXIe siècle visant à construire toutes sortes d’alternatives post-capitalistes.

Dans son introduction du dossier de Jacobin sur le populisme, Bhaskar Sunkara estimait que le populisme n’est pas ce que redoute le plus la classe dirigeante : « le populisme est le mot à la mode, mais ne vous trompez pas sur les raisons de la classe dirigeante pour redouter Jeremy Corbyn et Bernie Sanders. Ils ont peur de l’érosion de leurs biens mal acquis et de leurs privilèges. En d’autres termes, ils ont peur du socialisme, et non du populisme. » C’est le cas ! Mais il faut compléter cette analyse : ce qui effraie la classe dirigeante, c’est tout aussi bien la cause de certaines mobilisations (que l’on peut désigner sous l’étendard du socialisme) que la possibilité stratégique de mobilisation autour de ces causes (le populisme). 

En tout cas, il faut rappeler que sans la stratégie populiste, les idées socialistes et progressistes n’auraient jamais acquis une importance telle et un soutien aussi large. Sans une telle stratégie, les idées de Sanders n’auraient pas infusé dans une grande partie de la société américaine et appartiendraient toujours aux marges de la politique étasunienne. Cette stratégie n’est pas un phénomène récent inventé par les défenseurs du populisme de gauche, qui se contentent de la décrire et de définir ses contours. Historiquement, l’ethos populiste s’est manifesté dans les « fronts populaires » et d’autres stratégies, ainsi que dans les pratiques quotidiennes des partis de gauche, bien avant la conjoncture actuelle. 

Certains marxistes orthodoxes devraient peut-être s’intéresser un peu plus au questionnement de Marx lui-même à propos des alliances de classes et du rôle d’une représentation politique dichotomique. Voici comment il décrivait le processus instituant un sujet collectif comme acteur révolutionnaire :

“Aucune classe de la société ne peut jouer ce rôle [révolutionnaire] sans provoquer un moment d’enthousiasme pour elle-même et dans les masses, un moment dans lequel elle fraternise et se fond avec la société en général… Pour qu’un bien soit reconnu comme propriété de la société toute entière, tous les défauts de la société doivent parallèlement être attribués à une autre classe.”

Dans les dernières années de sa vie en particulier, Marx semblait en effet parfaitement conscient du besoin de s’adresser « au peuple », comme entité plus large que le seul prolétariat identifiable dans tout contexte socio-économique. En témoignent le grand nombre de travaux de recherche, depuis quelques décennies, sur l’intérêt de Marx pour le populisme russe et ses échanges épistolaires avec Vera Zasulich (écrivaine et activiste révolutionnaire menchevique, ndlr).

Si elle ignore l’intérêt de la stratégie populiste, la gauche risque de s’auto-isoler et de devenir insignifiante. Au lieu de nier les forces du populisme, nous devrions plutôt discuter des conditions historiques qui le favorisent, et ce qu’il permet à la gauche d’accomplir lorsqu’elle accède au pouvoir.

La gauche radicale et l’Union européenne : pourquoi autant d’ambiguïté ?

https://fr.m.wikipedia.org/wiki/Fichier:European_Parliament_Strasbourg_Hemicycle_-_Diliff.jpg
Hémicycle du Parlement européen de Strasbourg ©Diliff

La question européenne demeure un point extrêmement sensible dans la plupart des partis politiques français et en particulier au niveau de la gauche radicale. Si ces atermoiements s’expliquent en grande partie par l’ambivalence de l’électorat sur cet enjeu, il n’en demeure pas moins que la gauche radicale – sous les couleurs actuelles de la France insoumise – gagnerait largement à clarifier sa position, dont découle par ailleurs toute la stratégie politique du mouvement.


Depuis les années 1980, la position de la gauche radicale vis-à-vis de l’Union européenne semblait être marquée par une lente évolution vers davantage d’euroscepticisme. Si une position totalement europhile n’a jamais été pleinement assumée, l’espoir semblait longtemps permis de pouvoir réorienter la construction européenne dans un sens plus social. Aussi chimérique que cela puisse paraître à l’heure actuelle, la profession de foi de Robert Hue, candidat pour le parti communiste à la présidentielle de 2002, indiquait vouloir la renégociation du traité de Maastricht avec notamment la transformation du pacte de stabilité, le changement des statuts de la Banque centrale européenne « pour qu’ils soient favorables à la croissance et à l’emploi », ainsi que « l’arrêt de la mise en œuvre des directives ouvrant les services publics à la concurrence ». Alors que la crise de la zone euro montra clairement l’aspect totalement irréaliste de telles ambitions, la France Insoumise, dans son programme pour l’élection présidentielle de 2017, semblait, enfin, avoir franchi le pas: la profession de foi de Jean-Luc Mélenchon signifiait vouloir « libérer le peuple français et les peuples d’Europe des traités européens et des accords de libre-échange qui les obligent à s’entre-déchirer. »

Ces modifications d’approche par rapport à l’Union européenne ne sont par ailleurs pas uniquement propres à la gauche radicale; d’autres acteurs politiques ont au cours de leur histoire récente largement modifié leurs positions sur cette dimension. Rappelons-nous ainsi qu’en 1988 le Front National militait en faveur de la mise en place d’une défense européenne et le fait de réserver en priorité les emplois aux Français et aux européens. Mais au fil des années, les positions du parti d’extrême droite se sont également largement durcies sur cette dimension jusqu’à proposer lors de la précédente élection présidentielle, un référendum sur l’appartenance de la France à l’Union européenne.

L’évolution de la position des partis politiques sur la dimension européenne semblait ainsi suivre une tendance historique d’augmentation de la défiance envers la construction européenne dans sa forme libérale avec trois ruptures assez clairement identifiables : le début des années 1990 et les discussions autour du traité de Maastricht, le référendum de 2005 sur la Constitution européenne, et le début des années 2010 marquées à la fois par la crise de la zone euro et ce qui fut qualifié de « crise migratoire ». Ainsi alors qu’en 1988, les partis pleinement europhiles obtenaient plus de 70% des suffrages, en 2017, parmi les principales formations politiques en lice, seul le mouvement En Marche d’Emmanuel Macron défendait clairement et largement l’Union européenne sans la critiquer outre mesure.

Alors qu’un clivage semblait s’instaurer et marquer clairement une ligne de rupture différente du clivage droite/gauche habituel, entre des formations politiques eurosceptiques et europhiles, la période post présidentielle de 2017 a semblé remettre en cause cette évolution.

Au sein de la France insoumise, la stratégie du plan A/plan B dans laquelle la sortie des traités européens est clairement une hypothèse prise en compte (plan B) si la renégociation des traités européens n’aboutit pas (plan A), est de moins en moins assumée. C’est au contraire uniquement une désobéissance aux traités européens qui est désormais envisagée. Du côté du Rassemblement National, les élections européennes de 2019 ont également montré une large inflexion du discours sur cette thématique, la sortie de l’euro n’étant même plus jugée prioritaire par la présidence du RN.

Faire face à des positions contradictoires sur l’Union européenne

Concernant l’enjeu européen, les mouvements politiques sont en effet pris entre deux feux largement contradictoires assez bien résumés par les données issues de l’Eurobaromètre[1]. Lors de l’étude menée cette année, 56% des Français déclaraient plutôt ne pas avoir confiance dans l’Union européenne quand 33% affirmaient avoir plutôt confiance dans cette institution. Néanmoins lorsqu’on demandait aux mêmes individus si la France ferait mieux face au futur si elle était hors de l’Union européenne, seules 32% des personnes interrogés étaient d’accord avec cette affirmation alors que 56% ne l’étaient pas.

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Hémicycle du Parlement européen de Strasbourg ©Diliff via Wikimedia

Ces données expliquent largement l’atermoiement quasi général des formations politiques sur la dimension européenne. La première question indique ainsi que le « marché » des positions pleinement europhiles est extrêmement limité et qu’il ne dépasse globalement pas la base de soutiens à Emmanuel Macron. Il faut d’ailleurs remarquer qu’en 2017, François Fillon, candidat pour un courant de droite historiquement pro-européen, et qui, dans les faits ne proposait aucune modification de la dynamique libérale actuelle de l’Union, avait fait disparaître l’enjeu européen de sa communication. Même sa profession de foi indiquait vouloir « Bâtir une nouvelle Europe, respectueuse des nations, recentrée sur ses principales priorités ».

La seconde question, quant à elle, montre que pour une majorité des Français, il est néanmoins difficile de franchir le pas et de prendre en considération une sortie de l’Union Européenne. Les incertitudes sur un possible retour au franc et le mélodrame du Brexit contribuent sans doute largement à cette incapacité d’envisager une alternative claire à l’heure actuelle. La base des citoyens pleinement eurosceptiques semble ainsi à l’heure actuelle aussi peu large que celle des citoyens pleinement europhiles. Cela explique largement la modification stratégique au sein de la FI et du RN depuis 2017.

Un choix stratégique majeur pour la gauche radicale

Cependant, si la dynamique programmatique du Rassemblement National et de la France Insoumise sur la question européenne fait apparaître quelques convergences, les deux mouvements sont dans des situations bien différentes. Le Rassemblement National ayant réussi à fédérer autour de lui une grande partie de l’électorat pleinement eurosceptique, il peut tenter une ouverture à un électorat de droite plus modéré sur cette question mais faisant face à la décomposition des Républicains, tout en espérant être suffisamment identifié à une position eurosceptique par la base de son électorat.

La gauche radicale dans son incarnation actuelle par la France Insoumise se trouve quant à elle dans une position stratégique complètement différente et est confrontée à deux positions irréconciliables. La première solution est d’adopter une position pleinement eurosceptique, qui, tirant le bilan de la construction européenne et des implications de la constitutionnalisation de politiques économiques libérales, assume pleinement la possibilité d’une sortie de l’euro et de l’Union Européenne. La seconde solution, celle qui semble davantage suivie ces derniers mois, est de concilier un discours fondamentalement eurosceptique à certains vœux pieux concernant la réorientation souhaitée des institutions et des traités européens.

Ce choix est fondamental dans la mesure où il détermine en grande partie la stratégie globale du mouvement, un choix de la transversalité dans le premier cas, contre un choix d’union de de la gauche dans le second.

Trancher la question plutôt que l’éviter

Pour ne pas choisir un électorat plutôt qu’un autre, la France Insoumise a jusqu’à présent cherché à ne pas trancher sur le moyen terme la question européenne. Lors de la campagne de 2017, l’enjeu européen se caractérisait avant tout par sa faible prise en compte dans la communication de Jean-Luc Mélenchon. De même, l’explication de la stratégie réelle voulue par le mouvement lors des élections européennes est demeurée  extrêmement précaire.

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Benoît Hamon en meeting © Marion Germa via Wikimedia

Si vouloir ménager les deux électorats en ne choisissant pas fermement une des deux positions et en ne communiquant pas sur cette dernière peut s’entendre d’un point de vue relativement abstrait, les conséquences peuvent néanmoins être extrêmement néfastes. Ne pas adopter de position claire porte en effet le risque de se couper des deux électorats plutôt que de les faire converger. Par ailleurs, même lorsqu’une position n’est pas pleinement assumée, elle prête néanmoins largement le flan à la critique. Rappelons ainsi, que lors de la campagne de 2017, Benoît Hamon, alors candidat du Parti Socialiste et de ses alliés, avait fait de la question européenne la pomme de discorde entre lui et Jean-Luc Mélenchon, mettant un terme à tout espoir d’alliance avec la France Insoumise.

La question européenne nécessite donc d’être clairement débattue et tranchée pour le moyen terme car, même si elle n’est pas à la base de la rhétorique de la gauche radicale, de la position sur cette question découle l’ensemble de la stratégie électorale. Quand la stratégie envisageant sérieusement une sortie de l’Union Européenne doit clairement déboucher sur une transversalité par rapport à l’habituel clivage gauche/droite et permet de toucher des catégories populaires intéressées par le vote Rassemblement national, voire abstentionnistes, refuser cette sortie permet de son côté de toucher des classes moyennes se situant traditionnellement davantage dans la rhétorique et le positionnement idéologique de la gauche plurielle.

Deux positions conciliables sur le moyen terme

Le problème majeur posé par ce choix stratégique est qu’il semble néanmoins difficile de se priver d’un de ces deux électorats pour une formation politique anti-libérale ambitionnant de prendre le pouvoir. C’est pourquoi contrairement à la stratégie suivie jusqu’ici, se contentant largement d’ignorer le problème plutôt que de le régler, tout l’enjeu est de pouvoir décider de la stratégie adoptée sur cette question, en amont des échéances électorales, dans les fameux « temps froids » de la politique[2].

Si dans un premier temps le choix de l’une ou de l’autre des stratégies empêche théoriquement de parler aux deux électorats, le travail de fond pouvant être mené sur la question européenne peut, sur le moyen terme, arriver à réconcilier ces électorats, l’aspect profondément libéral de la construction européenne pouvant à la foi entraîner un rejet des classes populaires sur les questions économiques et sociales et un rejet des classes moyennes sur la question environnementale. Ou, pour le dire autrement et d’une manière schématique, le besoin de protections sur le plan économique et social peut très bien converger avec un impératif de protection de l’environnement, si tant-est que l’articulation de ces dimensions soit suffisamment expliquée. Dégager ces convergences d’intérêts oblige en effet à un travail préalable de construction de l’opinion publique nécessitant lui-même une déconstruction des arguments abondamment présentés dans les médias dominants. Cela ne peut être réalisé que dans le temps court de la période électorale. Au contraire, c’est un axe majeur et impératif à traiter de la part des acteurs de la gauche radicale, pour lequel la réflexion et l’action autour de cette question doivent être envisagées durant les périodes de plus faible intensité politique.

[1]Avec toutes les réserves que peuvent susciter ce genre d’enquêtes quantitatives.

[2]https://lvsl.fr/pour-un-patriotisme-vert/

Comment la France insoumise est devenue un parti de gauche contestataire

©Blandine Le Cain

Après une campagne présidentielle en 2017 quasiment parfaite, les déconvenues se sont multipliées pour la France insoumise. Bien qu’une part de celles-ci puisse être imputée à des facteurs extérieurs, la réalité est que les erreurs stratégiques ont été nombreuses et qu’elles sont bien au cœur de la débâcle qui a conduit le mouvement à passer de 19,6% des voix aux présidentielles à 6,3% aux européennes. En cause, une vision de la politique qui relève de la guerre de mouvement permanente et d’une agressivité excessive dans le discours, notamment pendant les périodes qui se prêtaient à un récit plus consensuel et moins clivant. Analyse.


Au cours de l’année 2017, marquée par la mise en œuvre de la recomposition politique à laquelle nous continuons d’assister, nous avons identifié deux enjeux majeurs auxquels la France insoumise allait faire face si elle voulait élargir son électorat vers l’électorat macronien flottant et dégagiste et vers les classes populaires qui sont tentées par le vote Rassemblement national. Le premier passe par la construction d’une crédibilité afin qu’une candidature telle que celle de Jean-Luc Mélenchon ne soit pas perçue comme un « saut dans l’inconnu ». Car en effet, personne ne souhaite jouer son avenir sur un coup de poker. Dans une configuration où le néolibéralisme génère de nombreuses incertitudes et une forte anxiété, les populations ont besoin de certitudes et non d’aventurisme. Le deuxième enjeu consiste en la production d’un discours de protection patriotique face aux menaces de la mondialisation. La construction de ce discours patriotique doit être fondée sur un mode inclusif, et non sur celui de l’exclusion, c’est-à-dire à partir d’une conception civique et politique de la nation plutôt qu’à partir d’une conception ethnique et culturelle. Ce patriotisme est ainsi un levier fondamental pour recréer du lien et rompre le cercle infernal de l’atomisation et de l’individualisme. Très clairement, l’électorat du Rassemblement national émet une forte demande de protection qu’il est possible de capter pour lui donner un sens différent, c’est-à-dire en désignant les élites qui ont failli comme responsables des menaces qui pèsent sur la pérennité de la société plutôt qu’en désignant les plus faibles comme boucs-émissaires comme le fait le RN.

En d’autres termes, l’enjeu était de fournir une promesse d’ordre face à la pagaille néolibérale et non un simple discours de contestation et d’opposition au système. Personne n’a, du reste, besoin d’être convaincu que Jean-Luc Mélenchon est un opposant au système en place. Ce n’est donc pas sur cet aspect-là que les marges de progrès existaient. De notre point de vue, ce travail était en cours dans la France insoumise, mais il a été interrompu après la rentrée politique de septembre 2017.

Là où tout commence

Si l’on repart des suites de l’élection présidentielle, il est possible d’identifier une série d’hésitations quant à la stratégie à adopter. En manque de réponse, le mouvement est revenu à sa culture originelle qui est celle de la gauche radicale, ce qui s’est traduit par une série d’erreurs stratégiques sur lesquelles il faut revenir. Parmi celles-ci, la principale a été de vouloir mener une guerre de mouvement alors qu’il fallait mener une guerre de position. Dit autrement, la France insoumise a activé un discours adapté aux périodes chaudes au moment où il était nécessaire de développer une stratégie propre aux périodes froides où les rapports de force sont moins fluides. L’excès d’agressivité, en particulier, a laissé la formation politique désarmée et inaudible au moment de la mobilisation des gilets jaunes au cours de laquelle il fallait à la fois mobiliser un discours destituant et se présenter comme une option de recours. On nous répondra que la France insoumise n’a pas manqué de soutenir les gilets jaunes et de s’opposer au gouvernement. Sauf qu’un discours efficace ne peut pas être monotone. Plus personne n’écoute une force dont le discours n’est plus capable de produire des variations dans sa partition depuis des mois. Ce discours se mue inéluctablement en bruit de fond que tout le monde ignore ostensiblement. Pour illustrer cet argument, revenons sur les moments-clés qui ont ponctué la sortie de la présidentielle et qui démontrent que les choses ont été faites à contretemps.

Il y a d’abord eu les élections législatives qui ont été la première occurrence du retour d’une rhétorique agressive incarnée par l’attaque dirigée contre l’ancien premier ministre Bernard Cazeneuve. Ce dernier, seul membre du gouvernement relativement populaire, avait été qualifié d’« assassin de Rémy Fraisse » alors que la France insoumise allait avoir besoin des reports de voix de l’électorat socialiste aux élections de juin. À cela, il faut ajouter la ligne de campagne : l’ex-candidat Jean-Luc Mélenchon appelait vainement les électeurs à voter pour son mouvement afin qu’il devienne Premier ministre et qu’il mette en place une VIème République. Aux yeux des gens, la partie se joue lors de l’élection présidentielle qui est le rendez-vous politique majeur : on ne refait pas le match un mois plus tard en plein processus de dépolitisation et de reflux de la participation. Une alternative simple existait pourtant : appeler à voter pour la FI afin de donner de la force au projet de pays incarné par cette force politique. En somme, l’argument est de poser la première pierre d’une société qui doit advenir un jour ou l’autre. C’est par ailleurs exactement le discours qui aurait dû être mobilisé au soir du premier tour, plutôt que de livrer une image de défaite et d’aigreur.

Malgré cette mauvaise campagne, l’obtention d’un groupe parlementaire a permis au mouvement de retrouver une dynamique positive.

L’arrivée de ce nouveau groupe parlementaire a conduit à médiatiser l’action de députés fraîchement élus. Un de leurs premiers gestes a cependant été le retrait de la cravate qui est typique d’une attitude qui consiste à flatter sa propre sociologie et le cœur de son électorat : ici le segment urbain et diplômé de l’électorat insoumis. Cette transgression vestimentaire renvoie à l’imaginaire du désordre et de la contestation. Les classes populaires, de leur côté, cherchent à être représentées correctement. Il est possible de juger cela archaïque, mais c’est une donnée politique à partir de laquelle il faut composer.

La ligne qui a été choisie pour la rentrée 2017 se situe dans la suite logique de ces premiers symboles puisque le groupe parlementaire insoumis s’est mis à dénoncer le projet d’ordonnances sur le droit du travail comme étant un « coup d’État social ». Ce choix sémantique traduit une stratégie de polarisation complètement excessive au moment où, qu’on le veuille ou non, les Français attendaient de voir avant de fixer leur jugement sur l’action d’Emmanuel Macron. On entre ici pleinement dans le vocabulaire de la contestation alors que la période était celle du refroidissement politique et de l’attentisme. De façon convergente avec cette ligne, la FI a alors appelé à ce que la population sorte avec des casseroles, pratique typique de la Tunisie et de l’Amérique latine, et à ce qu’un million de personnes descendent sur les Champs-Élysées. L’absurdité de cet appel dénote une croyance selon laquelle il est possible d’appuyer sur un bouton pour provoquer une crise de régime.

Pourtant, ce discours n’était pas encore univoque comme l’illustre le premier passage de Jean-Luc Mélenchon à l’Émission politique face au Premier ministre Édouard Philippe le 28 septembre 2017. Les observateurs avaient alors été positivement étonnés de la cordialité du discours et du respect entre les deux hommes.

La stratégie contestataire

C’est dans la même Émission politique que le sort a pourtant été scellé le 30 novembre 2017. On se souviendra ainsi de l’échange extrêmement dur avec Laurence Debray, en complète contradiction avec l’image de recours au-dessus des partis qu’aurait dû chérir et préserver Jean-Luc Mélenchon. Image et attitude qu’il s’emploie deux ans plus tard à construire lors de son voyage en Amérique latine. Cette émission a marqué un choix très clair : il faut s’opposer, s’opposer et s’opposer.

C’est qu’à l’époque des premiers signes de mobilisation avaient lieu autour des étudiants et des cheminots. Le choix contestataire a donc impliqué une participation pro-active à la mobilisation. Pourtant, celle-ci marquait déjà la faiblesse des syndicats et était perdante d’avance en raison de son impopularité et de son incapacité à provoquer un débordement sociologique ou à renouveler ses formes. Comme toutes les mobilisations traditionnellement de gauche, c’est-à-dire composées de fonctionnaires, d’étudiants et de diplômés précarisés, son échec était prévisible, notamment lorsque son déclenchement intervient moins d’un an après l’élection du président de la République. De ce point de vue, le mouvement de l’hiver 1995 fait figure d’exception et la société a beaucoup changé depuis. Une attitude plus prudente aurait consisté à soutenir la mobilisation, mais en jouant le rôle de courroie institutionnelle et de porte-voix dans l’Assemblée plutôt qu’en voulant se substituer aux syndicats. Le résultat est que la déroute du mouvement est devenue celle de la France insoumise, qui a donc repris le porte-étendard du camp de la défaite.

À la suite de cette mobilisation a eu lieu le processus d’élaboration de la liste du mouvement aux européennes. Ce processus, vanté pour son originalité, a provoqué un changement de culture au sein de la FI. C’est durant cette période que cette force est devenue introvertie alors qu’elle était jusqu’alors extravertie. Les cadres se sont de fait focalisés sur les enjeux internes et ont cherché à mobiliser des ressources pour avancer leurs pions respectifs et tenter d’influencer la ligne. C’est en raison de ce processus interminable que les divergences internes se sont exacerbées et que les conflits et les départs ont été médiatisés. Quitte à ne pas être un mouvement démocratique, ce qui est revendiqué par la France insoumise et qui n’est pas un drame pour un parti ou mouvement politique, il aurait été peut-être plus prudent de régler la question en quelques jours et d’assumer l’imposition d’une liste avec autorité sans mettre en scène les divergences.

C’était sans compter sur les perquisitions au siège et chez plusieurs élus et cadres du mouvement. Cette scandaleuse opération de police politique a fait très mal à la France insoumise, notamment parce que les scènes ont montré aux Français un visage agressif, voire inquiétant, de cette force. C’est une donnée exogène, parmi d’autres, et il faut admettre que c’est une part de l’explication de la désaffection électorale à l’égard du mouvement qu’il ne faut pas négliger.

En parallèle de ce processus de sélection des candidats, une ligne illisible a été choisie pour les élections européennes. D’une part, le mouvement revendiquait le fait d’en faire un référendum anti-Macron alors que la FI n’était plus la première force d’opposition depuis de nombreux mois. In fine, l’idée d’un référendum ne pouvait faire que les choux gras du RN. D’autre part, un des présupposés de la campagne était que seul l’électorat urbain et diplômé votait aux européennes. Par conséquent, le mouvement a cru qu’il fallait « aller chercher les bobos » et venir chasser sur les terres du PS, du PCF, de Génération.s et d’EELV pour gagner des parts de marchés plutôt que de cultiver son originalité. Pour quiconque a regardé les débats des européennes à la télévision, il était clairement difficile de distinguer les lignes développées par ces différentes forces politiques qui se sont inscrites à gauche.

Les résultats des élections, au soir du 26 mai, ont fait la démonstration inverse : les forces qui ont gagné sont celles qui avaient un message clairement identifiable. Emmanuel Macron, malgré le manque flagrant de charisme de la tête de liste LREM Nathalie Loiseau, a ramassé la mise grâce à l’image de parti de l’ordre qu’il s’est taillée dans la répression violente des gilets jaunes. EELV a essentiellement capitalisé sur une marque simple et mise à l’agenda par le mouvement climat : l’écologie. Le RN, de son côté, a prospéré sur son message de protection et sur la peur de voir LREM arriver en première position à ces élections, dans le droit fil de la logique du référendum anti-Macron. Qu’a fait la France insoumise ? Elle a proposé une « voie de l’insoumission ». Comprenne qui pourra. Ces élections étaient pourtant l’occasion d’affirmer un message de protection et de défense des intérêts de la France en Europe, au moment où des instruments essentiels de notre souveraineté sont bradés. Alors que le Rassemblement national était dans les cordes, l’occasion a été manquée de récupérer une partie de ses électeurs qui désirent avant tout le retour d’un État qui protège. On pourrait évidemment y ajouter des méthodes de campagne qui posent question, notamment en ce qui concerne les dépenses massives dans des holovans (des vans avec des interventions des candidats par hologramme) qui ne représentaient plus une innovation et qui ont fait un flop, ou encore de nombreux meetings partout sur le territoire qui ont absorbé beaucoup d’énergie et de moyens pour une campagne qui se fait en réalité essentiellement sur le terrain des médias et des réseaux sociaux.

Le retour de la gauche d’opposition

Le bilan de ces événements est la réinscription de la FI dans l’espace de la gauche contestataire, magnifiquement symbolisée par la formule de la fédération populaire, qui sonne à peu près comme un Front de Gauche 2.0. De fait, le populisme a été beaucoup trop compris comme un discours d’opposition et d’antagonisme agressif, alors que ce n’est pas le cas comme l’illustre avec succès l’expérience d’Íñigo Errejón en Espagne, très proche des idées du philosophe Ernesto Laclau. Lorsqu’on parle de populisme, on parle de recherche de transversalité à partir d’une opposition à un adversaire commun. Cependant, il n’y a aucune raison que l’opposition à Macron se mue en résistancialisme et en obsession contestataire.

Dans la période post-présidentielle, des tâches fondamentales auraient pourtant pu être accomplies afin de mener une guerre de position et d’acquérir une culture institutionnelle indispensable à la conquête de l’État et à l’exercice du pouvoir. Un des défauts des mouvements, qui sont très efficaces pour gagner des élections et pour se mouvoir au sein des périodes électoralement chaudes, est précisément le défaut d’institutionnalisation. Par conséquent, sans pour autant redevenir un parti, des formes organisationnelles parallèles auraient pu être pensées pour les temps froids afin de se déployer dans la guerre de position.

C’est une des conditions importantes pour mener un travail de légitimation qui est impératif pour toute force de changement radical. Ce travail ne peut pas se réduire au programme, il passe aussi par un ensemble de codes et une culture à s’approprier. Conquérir l’État, c’est activer des réseaux et séduire des décideurs dont les logiques sont spécifiques. L’ouvrage de Marc Endeweld sur les réseaux de Macron, publié en 2019, illustre avec brio l’existence d’un État profond qui ne peut pas être délogé par les élections. Il faut donc être prêt à jouer à l’intérieur de ses interstices et de ses contradictions. Cependant, c’est un travail de longue haleine qui se prépare bien en amont, comme par exemple par la création d’un think tank, l’Intérêt général, intervenue seulement deux ans après l’élection présidentielle du côté de la France insoumise.

De façon convergente avec cet effort à caractère institutionnel, Jean-Luc Mélenchon aurait dû prendre de la hauteur beaucoup plus tôt afin de se positionner en recours. Après 2017 et son catastrophique second tour, Marine Le Pen s’est effacée pendant presque deux ans. Cela ne l’a pas empêchée de revenir en temps voulu. De ce point de vue, le volontarisme et la guerre de mouvement se sont retournés contre la France insoumise.

En réalité, si les gilets jaunes ont émergé, c’est parce qu’il n’y a plus d’opposition en France capable de canaliser le mécontentement. Si le RN s’est légèrement remis sur pied, il semble heureusement condamné à la simple gestion d’une rente électorale. De fait, les gens ont recours à la voie extra-institutionnelle pour se faire entendre quand tous les mécanismes de canalisation de la colère à l’intérieur des institutions, politiques et syndicales, ont été sabotés. De ce point de vue, le pouvoir exacerbe les tensions lorsqu’il mène des opérations de police politique et de sabotage des forces qui lui sont opposées.

Par ailleurs, les gilets jaunes fournissent une seconde leçon stratégique : on ne déclenche pas des guerres de mouvement en appuyant sur un bouton. Il faut accepter qu’on ne choisit pas le terrain sur lequel la bataille politique a lieu. C’est pourquoi il faut s’adapter aux différents types de périodes. Quand la société est très polarisée, il est pertinent d’activer une dose supérieure de conflit dans son discours, tout en jouant la carte du recours aux insuffisances du pouvoir. Quand la conjoncture politique s’apaise, même transitoirement, il faut faire redescendre le niveau de conflictualité.

Dans le cas contraire, le risque est d’être à contretemps et de rester très éloigné du sens commun. On pourrait faire le parallèle avec la question de l’union de la gauche. Il est paradoxal de voir que c’est juste après la présidentielle que la FI aurait pu réaliser un accord à son avantage qui lui assurait une domination durable sur les autres forces, et que c’est au moment où elle était déjà en dégringolade dans les sondages qu’elle s’est mise à considérer que Macron était le champion de la droite et qu’il fallait donc devenir hégémonique à gauche, objectif qui est d’ores et déjà hors de portée par ailleurs.

Et maintenant ?

À la veille des élections municipales, la France insoumise est dans une position très affaiblie. Son capital politique a été dilapidé, c’est pourquoi il lui est beaucoup plus compliqué qu’auparavant de mener une guerre de position. Ce sera vraisemblablement le cas jusqu’à la prochaine élection présidentielle. Des efforts de reconstruction et d’institutionnalisation ont été amorcés par la nouvelle direction, incarnée par Adrien Quatennens qui semble vouloir clore la page des deux dernières années et renouer avec l’aspiration de l’élection présidentielle. À l’évidence, la tâche n’est pas simple dans un contexte dégradé. De ce point de vue, il semble d’ores et déjà acté qu’il faudra un nouvel outil et une nouvelle option transversale, non définie à partir du clivage gauche-droite, pour affronter l’échéance de 2022. Cependant, il paraît peu probable que le coup réalisé en 2017 avec la France insoumise puisse être réédité sans changements très importants.

À ce titre, il est possible d’identifier une série de conditions pour propulser une option potentiellement victorieuse. Premièrement, celle-ci doit construire une opposition entre la majorité de la société et la petite minorité privilégiée qui s’est accaparée l’État, les médias, l’économie, etc. C’est ce type de clivage qui peut être majoritaire dans la société et entrer en résonance avec l’état moral du pays. De plus, imposer ce type de clivage permet d’effacer celui que l’extrême droite cherche à mettre en avant pour conditionner l’agenda et réordonner le champ politique, c’est-à-dire celui entre nationaux et immigrés non-assimilés.

Deuxièmement, cette option électorale doit se situer, sur le plan de sa rhétorique et de son identité, en dehors du clivage gauche-droite si elle souhaite élargir vers des électorats qui lui sont accessibles et qui lui font défaut : la fraction dégagiste des électeurs macronistes de 2017, les abstentionnistes, les classes populaires captives du RN et les jeunes qui ont été un des points forts de la FI au cours de la dernière élection présidentielle. C’est ici que le patriotisme progressiste, inscrit dans le droit fil de la Révolution française, entre dans la danse. La transversalité de la référence à la patrie et à la nation civique permet de déborder l’imaginaire restreint de la gauche traditionnelle.

Troisièmement, cette force doit générer des certitudes et faire la démonstration de sa crédibilité. De ce point de vue, le discours sur la convocation d’une constituante au lendemain d’une élection semble contre-productif. Il n’est pas possible de déclarer « donnez-moi le pouvoir pour que le lendemain je l’abandonne. » Les électeurs élisent des représentants pour qu’ils assument le pouvoir et leurs responsabilités. La référence à l’Amérique latine trouve ici une de ses limites. À l’inverse, le système de shadow cabinet du Labour au Royaume-Uni est une référence intéressante.

Quatrièmement, il faudrait que cette option apparaisse comme neuve et innovante, non nostalgique des formes du passé. La France est en particulier très en retard en matière d’usage politique de l’environnement numérique. Alors qu’il y a beaucoup de place pour innover, peu de forces politiques semblent avoir pris cette voie. La France insoumise reste, à cet égard, la formation la plus en avance sur ses concurrents, exception faite d’Emmanuel Macron sur certains segments. Comme l’illustrent les champs politiques italien et étasunien, beaucoup de choses sont à faire en la matière. Enfin, il n’y a pas de discours victorieux contre Emmanuel Macron sans suivre une ligne de crête qui allie un message d’ordre et de protection d’une part, de la nouveauté, de la hype et de la disruption d’autre part. D’une certaine façon, il est nécessaire de définir un alliage complexe entre les aspirations progressistes et les aspirations défensives de conservation de l’existant.

Est-ce que la France insoumise est encore capable de se transformer en parti de gouvernement et de changement radical ? Il y a de nombreuses raisons d’en douter. Son avantage, pour l’heure, est que ses concurrents semblent encore moins en situation d’exploiter la nouvelle donne politique créée par le macronisme, qui a pour le moment annihilé toute forme d’alternative à l’intérieur du bloc oligarchique. 2022 est encore loin et ce quinquennat ne manque pas de surprises comme le démontrent l’affaire Benalla et le mouvement des gilets jaunes. Le champ politique français semble plus que jamais marqué par le sceau de l’incertitude radicale et par l’impossibilité d’établir des anticipations linéaires. À n’en pas douter, les rapports de force vont encore sensiblement évoluer et se déplacer. Rien n’est donc acté.

Le populisme en 10 questions

©nrkbeta

Le populisme n’a jamais fait couler autant d’encre. Il sature depuis plusieurs années le débat public, employé à tort et à travers, souvent comme synonyme de démagogie ou d’extrémisme, afin de stigmatiser toute voix discordante à l’égard du consensus néolibéral. S’il a longtemps été associé aux droites nationalistes, à gauche certains ambitionnent aujourd’hui de retourner le stigmate en s’appropriant plus ou moins explicitement les thèses populistes d’Ernesto Laclau et de Chantal Mouffe. On en retrouve certains accents en 2017 dans la campagne du travailliste britannique Jeremy Corbyn et son « For the many, not the few », ou plus récemment dans l’ascension de la socialiste états-unienne Alexandria Ocasio-Cortez, dont la croisade contre l’establishment s’appuie sur des ressorts résolument populistes : « We’ve got people, they’ve got money ». Podemos en Espagne et La France insoumise sont les deux expériences partisanes qui se revendiquent le plus de ces théories encore largement méconnues. En France, la confusion règne : parfois associé abusivement à un souverainisme hermétique aux luttes des minorités, ou réduit à l’abandon de l’étiquette gauche, ses soubassements théoriques et l’amplitude de ses implications stratégiques demeurent souvent ignorés. Deux rédacteurs du Vent Se Lève, doctorants en science politique, abordent en dix questions les enjeux que soulève le populisme, dans l’espoir de dissiper certains malentendus et de contribuer aux débats qui agitent – ou fracturent – les gauches. Par Laura Chazel et Vincent Dain. 


1) Le populisme, c’est quoi ?

Laura Chazel : Le populisme pourrait être défini a minima comme un discours englobant une vision du monde opposant le « peuple » au « pouvoir » et une conception rousseauiste de la démocratie qui associe la politique à « l’expression de la volonté générale »[1]. Néanmoins, c’est un terme polysémique à utiliser avec précaution car il renvoie à de nombreuses réalités. Sa définition est l’objet de luttes de pouvoir dans les champs académique, politique et médiatique.

Dans le langage ordinaire, le terme de populisme est avant tout utilisé pour décrédibiliser tout mouvement politique s’opposant à l’establishment. C’est une arme discursive redoutable car dans l’imaginaire collectif le populisme est associé à la démagogie, à l’irrationalité des masses, aux colères « négatives », à un danger pour nos démocraties. On retrouve cette même vision péjorative dans le monde académique où le populisme se présente comme l’un des concepts les plus contestés et débattus.

Deux grandes écoles s’opposent aujourd’hui : l’approche idéationnelle (représentée par le politiste néerlandais Cas Mudde, largement hégémonique dans la science politique occidentale) et l’approche discursive (représentée par Ernesto Laclau et Chantal Mouffe). Derrière chaque définition du populisme se trouve une vision du politique et une défense de ce que la démocratie devrait être. Le politiste Federico Tarragoni explique ainsi que la « populologie » se serait transformée en une « ingénierie démocratique » évaluant les « menaces/risques démocratiques » posés par le populisme.

Dans le langage ordinaire, le terme de « populisme » est avant tout utilisé pour décrédibiliser tout mouvement politique s’opposant à l’establishment (…) Dans l’imaginaire collectif, il est associé à la démagogie, à l’irrationalité des masses, aux colères « négatives », à un danger pour nos démocraties.

Dans l’approche muddienne, hégémonique en Europe, le populisme se présente avant tout comme une « menace » pour nos démocraties libérales. Il est par essence « l’autre » du libéralisme et de la démocratie. Au contraire, l’approche laclauienne défend la possibilité de l’existence d’un populisme progressiste. Laclau et Mouffe s’inscrivent dans une « vision dissociative » du politique : le champ politique est défini « comme l’espace du conflit et de l’antagonisme »[2]. En construisant un antagonisme entre le « peuple » et le « pouvoir », le populisme conflictualiserait le champ politique et permettrait ainsi – lorsqu’il adopte une forme progressiste et construit un peuple inclusif – de revitaliser la démocratie.

Les politistes dans la lignée de Cas Mudde s’inscrivent dans une approche libérale opposant les passions et la raison et voient dans le populisme l’expression de pulsions négatives. Au contraire, Laclau et Mouffe considèrent que la politique est avant tout une lutte pour l’attribution de sens, et qu’à ce titre les affects peuvent jouer un rôle positif dans la construction des identités collectives.

Il faut préciser qu’en Europe, la confusion autour du terme de populisme est liée au fait que, depuis les années 1980, le populisme était avant tout associé aux partis d’extrême droite[3], ce qui explique en partie la connotation péjorative donnée à ce concept. Récemment, l’apparition de mouvements populistes de gauche en Europe – Podemos ; LFI – qui se réclament en partie des théories de Laclau et Mouffe, participe à la re-signification de ce terme.

2) Comment définir le populisme selon Ernesto Laclau et Chantal Mouffe ?

Vincent Dain : Il faut d’abord préciser que pour Laclau et Mouffe, le populisme n’est pas une idéologie. C’est une méthode de construction des identités politiques à laquelle peuvent se greffer des contenus idéologiques extrêmement divers. Pour donner une définition synthétique, le populisme est un discours qui établit une dichotomie de la société en traçant une frontière antagonique qui oppose « ceux d’en bas » à « ceux d’en haut ».

C’est la construction d’un sujet politique, le « peuple », par l’articulation d’une série de demandes hétérogènes qui ont en commun – qui ont d’équivalent – leur opposition au pouvoir institué. Le populisme consiste donc à créer une chaîne d’équivalence entre une pluralité de demandes, potentiellement en tension, qui se cristallisent et trouvent leur unité autour d’un « signifiant vide » (un leader, un slogan, un symbole, une idée, etc.) : la « justice sociale » dans le cas du péronisme argentin, la « démocratie réelle » des Indignés espagnols, le gilet jaune en France.

3) Le populisme, est-ce la contestation de l’ordre établi ?

Laura Chazel : Si l’on s’en tient à une lecture « brute » de la théorie d’Ernesto Laclau, oui. Cependant, nombre de ses disciples s’éloignent de cette vision romantique du populisme comme simple opération plébéienne contre le pouvoir. Dans La raison populiste, Laclau distingue deux méthodes de construction du politique : le populisme (« l’activité politique par excellence ») et l’institutionnalisme (« la mort du politique »). En construisant une chaîne d’équivalence contre le pouvoir, le populisme obéit à la « logique de l’équivalence ». À l’inverse, l’institutionnalisme obéit à la « logique de la différence ». L’ordre institutionnel prétend pouvoir absorber chaque demande émanant de la société civile de manière individuelle (différentielle). Le populisme consisterait à transformer la logique de la différence en logique de l’équivalence.

Le populisme ne se réduit donc pas à une logique de contestation, il passe aussi par un récit politique à même de laisser entrevoir la possibilité d’un ordre alternatif.

Dans la théorie de Laclau (2005), ces deux logiques, bien qu’elles aient « besoin l’une de l’autre », sont antagoniques. Au niveau analytique, cette opposition entre « populisme » (rupture avec l’ordre) et « institutionnalisme » (reproduction de l’ordre) présente des limites reconnues par Laclau (2009) lui-même lorsqu’il explique qu’un « populisme pur » ne peut exister et deviendrait « synonyme de chaos social » [4], et lorsqu’il reconnaît (2005) que « limiter » le populisme à une opération de rupture ne permet pas de penser les phénomènes populistes « dans l’horizon de l’Europe occidentale ». Le populisme devient alors une affaire de degrés.

Pour des auteurs comme Gerardo Aboy ou Julián Melo, le populisme doit être compris comme une double opération : (1) de rupture avec l’ordre institué, (2) de proposition d’un nouvel ordre alternatif. Ces lectures plus hétérodoxes de Laclau insistent avant tout sur le « double visage du populisme ». C’est par exemple le cas d’Íñigo Errejón qui insiste sur la nécessité de construire un mouvement politique capable de « remettre de l’ordre » tout en présentant les partis de l’establishment comme producteurs de désordre. Le populisme ne se réduit donc pas à une logique de contestation, il passe aussi par un récit politique à même de laisser entrevoir la possibilité d’un ordre alternatif.

4) Le populisme, est-ce une rupture avec le marxisme ?

Vincent Dain : Ernesto Laclau et Chantal Mouffe reprochent au marxisme orthodoxe son « essentialisme de classe », autrement dit l’idée selon laquelle l’identité politique d’un acteur découlerait mécaniquement de la place qu’il occupe dans les rapports de production. Ils dressent une critique constructiviste du déterminisme marxiste qui postule l’existence d’une subjectivité propre à un groupe social en fonction de sa position objective. Pour Laclau et Mouffe, l’identité politique est contingente, elle n’est pas le reflet de cette position objective mais le résultat précaire du sens qui lui est attribué à un moment donné.

Ils ne sont pas davantage convaincus par la distinction classe en soi/classe pour soi et l’idée selon laquelle les ouvriers seraient objectivement liés par des intérêts communs sans en avoir nécessairement conscience. D’une manière générale, les populistes voient dans cette approche une impasse stratégique. Schématiquement, elle conduirait les gauches à se poser en avant-garde éclairée et condescendante chargée de dévoiler la vérité révolutionnaire aux masses prolétaires aliénées. Dans une vidéo populaire, Pablo Iglesias raille ainsi ses étudiants marxistes déstabilisés par la présence de « gens normaux » au sein du mouvement des Indignés et incapables de s’adresser à eux en des termes intelligibles au-delà de l’entre-soi militant.

Cette critique pourrait aussi s’appliquer aux militants de gauche fustigeant les électeurs populaires qui voteraient « contre leurs intérêts » en accordant leurs suffrages au Rassemblement national, comme s’il y avait un bug dans la matrice. Dans le populisme de gauche, il y a l’idée de se détacher d’une vision idéalisée du prolétariat et de ne pas plaquer sur les catégories sociales des subjectivités fantasmées. Il faut au contraire s’appuyer sur le sens commun de l’époque, prendre en compte les subjectivités telles qu’elles existent pour les orienter dans un sens progressiste.

Dans le populisme de gauche, il y a l’idée de se détacher d’une vision idéalisée du prolétariat et de ne pas plaquer sur les catégories sociales des subjectivités fantasmées. 

Laura Chazel : Dans le cas d’Ernesto Laclau, c’est d’abord l’étude des mouvements nationaux-populaires latino-américains du XXe siècle qui l’amène à se distancer du marxisme orthodoxe. Dès le milieu des années 1970, Laclau réfléchit à la tension existante entre le déterminisme/la nécessité d’un côté – dominants dans l’idéologie marxiste – et l’idée de contingence de l’autre. En observant les classes populaires massivement soutenir Perón en Argentine, Laclau s’éloigne progressivement du matérialisme marxiste et de l’idée selon laquelle il existerait des intérêts de classe « objectifs » qui mécaniquement mèneraient la classe ouvrière vers la révolution prolétarienne.

En effet, comme le montrent Murmis et Portantiero (1971), la lutte des classes « prend une autre forme » en Argentine où le prolétariat ne se présente pas comme le principal sujet politique du changement. Le péronisme est d’abord caractérisé par son poly-classisme, mais l’alliance entre la bourgeoisie et les classes populaires contre l’oligarchie doit être comprise dans le contexte d’une « économie dépendante » dans laquelle cette alliance permet de s’opposer au « schéma Nord/Sud ». Le cheminement intellectuel de Laclau trouve son aboutissement en 1985 dans son ouvrage Hégémonie et stratégie socialiste, co-écrit avec Chantal Mouffe. Cet ouvrage est considéré comme un texte fondateur du post-marxisme. Les deux auteurs y constatent la « crise du marxisme » et l’imperméabilité des gauches marxistes aux demandes post-matérialistes issues des mouvements féministes, antiracistes ou écologistes.

 

5) Le populisme suppose-t-il de reléguer au second plan les luttes féministes, LGBTQI, antiracistes ?

Vincent Dain : Non, c’est une confusion, d’autant plus ironique lorsqu’on a en tête l’ambition originelle de Laclau et Mouffe qui entendaient précisément renouveler le projet socialiste en incorporant les demandes issues de ces luttes. Cette confusion est sans doute entretenue en France par le fait que certains parmi ceux qui ont brandi le populisme en étendard sont davantage portés sur les questions de souveraineté et moins sensibles aux enjeux du féminisme, aux luttes LGBTQI. Lorsque Andrea Kotarac quitte la France insoumise pour soutenir le Rassemblement national, il le fait au nom de la stratégie populiste selon lui abandonnée au profit de concessions à des revendications communautaristes. Cette démarche nocive n’aide probablement pas à y voir plus clair.

Plus fondamentalement, on retrouve l’idée que la priorité pour la gauche doit être de reconquérir les classes populaires tombées dans l’escarcelle du Rassemblement national. Une priorité qui supposerait selon certains de hiérarchiser les combats au profit des questions sociales et au détriment des questions dites « sociétales ». Une fraction des gauches reproche notamment aux socialistes d’avoir théorisé et mis en pratique l’abandon des milieux populaires. Le rapport produit par le think tank Terra Nova en 2011 actait en effet le basculement à droite de la classe ouvrière et privilégiait la formation d’un nouveau bloc électoral composé principalement des jeunes, des minorités, des classes moyennes, auxquels il s’agissait de s’adresser par le biais d’un discours axé sur les « valeurs ».

Il n’y a pas d’incompatibilité a priori entre la défense de la souveraineté populaire et les luttes des groupes minorisés pour leur émancipation. Bien au contraire, elles doivent être conjuguées, et si l’on suit Mouffe et Laclau, l’hypothèse populiste peut être un instrument d’articulation de ces différentes demandes démocratiques.

Dans un débat avec François Ruffin aux Amfis d’été de la France insoumise en 2017, Chantal Mouffe mettait en garde contre la tentation de « faire l’inverse de Terra Nova » en s’adressant exclusivement aux « perdants de la mondialisation » sans prendre en considération la diversité des luttes pour la reconnaissance et l’émancipation. François Ruffin, dont la stratégie s’oriente probablement davantage vers les milieux populaires dans la pratique, ne dit toutefois pas autre chose lorsqu’il plaide pour une alliance des « deux cœurs de la gauche : les classes populaires et la classe intermédiaire ».

De fait, si la France insoumise espère reconduire ou amplifier son score de 2017, la clé réside sans doute davantage dans un alliage entre l’électorat standard de la gauche radicale, les anciens électeurs socialistes désenchantés (ces fameux électeurs qui ont hésité entre Macron et Mélenchon en 2017) et une fraction des milieux populaires réfugiés dans l’abstention ou le vote RN. Ce qui suppose de prendre en charge une pluralité de demandes et d’aspirations, sans nécessairement chercher à s’adresser à un groupe social en particulier.

En somme, il n’y a pas d’incompatibilité a priori entre la défense de la souveraineté populaire et les luttes des groupes minoritaires pour leur émancipation. Bien au contraire, elles doivent être conjuguées, et si l’on suit Mouffe et Laclau, l’hypothèse populiste peut être un instrument d’articulation de ces différentes demandes démocratiques. La campagne de 2017 de Jean-Luc Mélenchon allait d’ailleurs plutôt dans ce sens.

En Espagne, la figure la plus proche des thèses de Laclau et Mouffe, Íñigo Errejón, associe récit patriotique et prise en charge d’un discours résolument féministe et LGBTQI. Dans un autre registre, on pourrait citer le discours aux accents populistes d’Alexandria Ocasio-Cortez qui a pris à contrepied l’establishment démocrate à New-York avant de conquérir le devant de la scène politique états-unienne. Ocasio-Cortez, qui a déployé une spectaculaire campagne de mobilisation sur le terrain et s’évertue à construire un leadership fondé sur l’authenticité et la proximité (« primus inter pares » selon la formule employée par Laclau), incarne très clairement les aspirations des minorités à l’égalité.

 

6) Comment Podemos et La France insoumise se sont-ils emparés du populisme ?

Laura Chazel : Il faut d’abord préciser que la mobilisation de la théorie du populisme d’Ernesto Laclau peut tout autant relever d’une appropriation idéologique que d’un simple usage stratégique. Il est vrai que leur théorie du populisme a permis à la gauche radicale, orpheline d’une idéologie, de repenser la réintroduction du conflit à partir de l’antagonisme opposant « le peuple » à « l’oligarchie » tout en restant dans le cadre de la démocratie libérale.

Mais la mobilisation de cette « référence théorique » peut également être analysée comme une stratégie partisane classique de légitimation par la mobilisation d’une autorité intellectuelle. Stratégie explicitée par Jean-Luc Mélenchon lui-même lorsqu’il explique, par exemple, que « la référence à Laclau satisfaisait le snobisme médiatique et permettait de valider l’existence d’un populisme de gauche sans avoir besoin de l’assumer nous-même ».

À Podemos, on observe une théorisation beaucoup plus poussée de la théorie populiste qu’au sein de LFI. Du côté d’Íñigo Errejón, c’est une réelle appropriation idéologique car le populisme est utilisé comme un outil qui permet de repenser la construction de nouvelles identités politiques. À partir de 2016, Pablo Iglesias, qui vient d’un marxisme beaucoup plus traditionnel qu’Errejón , se détache de « l’hypothèse populiste » en partie car la dimension constructiviste de la théorie laclauienne entre en contradiction directe avec son approche matérialiste. C’est ainsi que l’on comprend pourquoi le populisme est devenu l’un des principaux facteurs expliquant la multiplication de factions au sein du parti.

Jean-Luc Mélenchon est bien entendu influencé par les expériences nationales-populaires latinoaméricaines, et il dialogue régulièrement avec Chantal Mouffe. Cela dit, sa doctrine demeure très imprégnée du matérialisme historique, une tradition dont il est originaire.

Vincent Dain : L’adhésion au populisme et surtout à la vision du politique qui lui est associée est en effet plus flagrante à Podemos – a fortiori chez les proches d’Errejón – qu’à la France insoumise. Sans doute car les initiateurs de Podemos sont enseignants en science politique et se sont davantage confrontés à la foisonnante littérature laclauienne. Par ailleurs, le mouvement des Indignés et ses prolongements ont contribué à forger dans une partie de la société espagnole et des sphères militantes de nouveaux cadres de perception du type « ceux d’en bas contre ceux d’en haut ».

A la France insoumise, l’appropriation est plus circonstanciée. Jean-Luc Mélenchon est bien entendu influencé par les expériences nationales-populaires latino américaines et il dialogue régulièrement avec Chantal Mouffe. Cela dit, sa doctrine demeure très imprégnée du matérialisme historique, une tradition dont il est originaire. Si la référence au peuple était présente en 2012, la campagne de 2017 marque tout de même un tournant. Quand Jean-Luc Mélenchon présente sa candidature à la présidentielle, il oppose « le peuple » à une « caste de privilégiés ». C’est du Pablo Iglesias dans le texte. L’inspiration de Podemos est très nette. Sophia Chikirou, conseillère en communication de LFI, a d’ailleurs observé les campagnes de Podemos et de Bernie Sanders avant de diriger la communication de Mélenchon en 2017.

La stratégie populiste est alors un outil pour se démarquer des primaires du PS et solder l’échec du Front de gauche avec les communistes. On parle alors de « fédérer le peuple » plutôt que d’unir les gauches. Deux ans plus tard, à l’issue des élections européennes, le populisme de gauche est ouvertement contesté au sein de la FI. Il a cependant déjà perdu de sa centralité après la campagne de 2017, cédant le pas à des oscillations stratégiques peu lisibles.

 

7) Un discours populiste est-il forcément patriote ?

Laura Chazel : D’un point de vue analytique, il est important de garder une définition minimale du populisme. De la même manière qu’il existe des mouvements populistes sans leaders – les gilets jaunes – il peut exister des discours populistes ne mobilisant pas de rhétorique national-populaire. C’est par exemple le cas du mouvement du 15-M (« ceux du bas » contre « ceux du haut ») ou du mouvement Occupy Wall Street (les « 99% » contre les « 1% »). Mais il est vrai que lorsque le discours populiste s’institutionnalise dans un parti politique, il est le plus souvent adossé à un discours national-populaire qui construit la notion de « peuple » en lien avec la notion de « patrie ».

Les exemples des populismes progressistes latino-américains des années 1990-2000 sont les plus parlants. Il faut cependant préciser que leur discours patriote est construit dans l’opposition à l’impérialisme américain. Il est donc difficile d’imaginer une importation « pure » de ce modèle. À ses débuts, Podemos a d’abord mobilisé une rhétorique anti-impérialiste opposant les peuples d’Europe du Sud à l’Allemagne et à la Troïka mais ce récit, calqué sur le discours national-populaire latino-américain, a trouvé ses limites en Espagne où l’euroscepticisme reste faible.

Cela pose la question plus générale de l’importation directe et pure de la théorie populiste d’Ernesto Laclau qui est d’abord pensée dans un contexte latino-américain, et qui peine parfois à trouver un écho dans des sociétés européennes beaucoup plus institutionnalisées.

Lorsque le discours populiste s’institutionnalise dans un parti politique, il est le plus souvent adossé à un discours national-populaire qui construit la notion de « peuple » en lien avec la notion de « patrie ».

Vincent Dain : La réappropriation de la patrie est un trait caractéristique des populismes de gauche réellement existants. En Europe, Podemos et LFI ont mis en valeur une conception civico-politique de la patrie qui les distingue en ce sens des nationalismes ethnoculturels. On pourrait qualifier le patriotisme de Podemos d’inclusif ou de « constructif » : il est adossé à la défense des services publics, des droits sociaux, prend la forme d’une « communauté qui se protège » de l’offensive oligarchique.

La patrie constitue alors un élément clé de l’opposition « nous » / « eux ». Le « nous », ce sont « les gens », ni plus ni moins, tandis que le « eux » est constitué de la « caste » qui brade le pays, des « Españoles de pulsera » qui portent au poignet un bracelet aux couleurs de l’Espagne mais cachent leur argent sur un compte en Suisse. On retrouve une partie de ces éléments dans le discours patriotique de Jean-Luc Mélenchon, bien que celui-ci s’inscrive dans une tradition plus ancienne, identifiant la patrie à la République, à l’héritage de la Révolution française.

Mais effectivement, il n’y a pas un lien de nécessité. Ce qui prime, c’est avant tout l’idée de construire une volonté collective, une communauté, un « nous ». Il est vrai que dans un contexte d’offensive néolibérale où l’État-nation est souvent identifié comme le périmètre de protection par excellence vis à vis des dérives de la mondialisation, la référence à la patrie est la plupart du temps privilégiée. Mais il n’est pas impossible a priori d’imaginer que des acteurs politiques s’emparent d’un discours populiste à d’autres échelles d’action, municipale, européenne.

 

8) Le populisme suppose-t-il l’abandon du clivage gauche-droite ?

Laura Chazel : Le rapport au qualificatif « de gauche » fait débat parmi les théoriciens du populisme. Certains, comme Íñigo Errejón, considèrent qu’il ne fait pas sens d’un point de vue analytique et qu’il contrevient à l’ambition fondamentalement transversale du populisme. Chantal Mouffe, lorsqu’elle écrit Pour un populisme de gauche, et se positionne dès lors dans le champ politique, invite quant à elle à resignifier le terme « gauche » afin de mettre l’accent sur les valeurs qu’il charrie – égalité, justice sociale – et se démarquer nettement du populisme « de droite ».

Vincent Dain : C’est aussi une affaire de contextes. De même que les identités politiques ne sont pas figées, les coordonnées du jeu politique ne sont pas fixées une fois pour toutes. Il est important de comprendre qu’avant même d’être une stratégie discursive, le populisme est un « moment ».

Les théoriciens et praticiens du populisme considèrent que la crise de 2008 a ouvert la voie à un « moment populiste » où l’hégémonie néolibérale vacille et l’adhésion au consensus se fait de plus en plus chancelante à mesure que s’accumulent des demandes insatisfaites dans la société. Dans cette conjoncture, les mécontentements, les résistances et les contestations ne trouvent plus à s’exprimer par le biais des canaux institués de la représentation (partis politiques, syndicats) qui sont bien souvent décrédibilisés au même titre que le pouvoir en place. Alors que les loyautés partisanes s’affaissent, le terrain devient propice à la construction de nouvelles logiques d’identification politique en dehors des lignes de clivage traditionnelles. De nouveaux « sujets politiques » peuvent ainsi voir le jour à travers l’articulation des demandes insatisfaites, dans un sens réactionnaire – le Rassemblement national à l’ère Philippot – progressiste – La France insoumise et Podemos – ou par un attelage plus difficilement qualifiable – le Mouvement cinq étoiles italien.

Plutôt que de s’adresser au traditionnel « peuple de gauche », les populistes considèrent qu’il est possible d’agréger des fragments d’électorat en dehors des identifications habituelles à travers un discours plus transversal et le tracé d’une nouvelle frontière peuple/oligarchie.

Les acteurs du populisme « de gauche » s’efforcent de prendre leurs distances avec le clivage gauche-droite car ils estiment que celui-ci n’est plus opérant aux yeux d’une majorité de citoyens déboussolés. Ils font donc un pari sur le niveau de décomposition des allégeances traditionnelles : plutôt que de s’adresser au traditionnel « peuple de gauche », ils considèrent qu’il est possible d’agréger des fragments d’électorat en dehors des identifications habituelles à travers un discours plus transversal, désencombré des marqueurs identitaires de la gauche radicale (le drapeau rouge, l’Internationale, etc.), et par le tracé d’une nouvelle frontière peuple/oligarchie.

Cela reste un pari dont l’issue dépend du degré de résilience de ces allégeances traditionnelles, comme l’explique fort justement Arthur Borriello dans Mediapart. Difficile de balayer totalement un clivage gauche-droite qui a structuré la vie politique des décennies durant en Europe occidentale. En Espagne, Podemos se trouve pris au jeu d’un système parlementaire qui oblige à nouer des alliances, et l’allié privilégié se situe à la gauche de l’échiquier politique, le PSOE. Par ailleurs, Pablo Iglesias est aujourd’hui embarrassé par une forte relatéralisation gauche-droite du système partisan, accélérée par l’émergence d’une force d’extrême-droite.

En France, l’hypothèse populiste a incontestablement contribué au succès de la campagne présidentielle de Jean-Luc Mélenchon en 2017, par la capacité à conjuguer contestation plébéienne de l’oligarchie et projection d’un horizon alternatif autour de l’humanisme et de l’écologie, par le souci de s’adresser transversalement à la société. Elle a sans doute joué dans la percée de la candidature Mélenchon parmi les plus jeunes électeurs et les chômeurs, et permis de très bons reports aux législatives au cours des seconds tours. Dans le même temps, ce sont les électeurs « de gauche » qui ont fourni les gros bataillons de l’électorat du candidat insoumis, avant de se disperser entre l’abstention et une pluralité d’options à gauche en 2019.

 

9) Peut-on parler d’un moment populiste aujourd’hui en France ?

Vincent Dain : La séquence ouverte par la mobilisation des gilets jaunes réunit certaines caractéristiques majeures du « moment populiste ». Elle correspond à une agrégation des colères d’une « France d’en bas » – les catégories populaires y sont surreprésentées – cristallisées autour d’un signifiant vide, le gilet jaune, qui peut symboliser le fait que les invisibilisés entrent dans la lumière pour faire valoir leurs droits. L’ensemble des demandes pour le moins hétérogènes portées par les gilets jaunes sont condensées en une revendication particulière, le RIC, qui prend une dimension universelle.

Par ailleurs, il s’agit d’un mouvement qui émerge à distance des organisations syndicales et des partis politiques, qui font parfois l’objet d’un vif rejet. Les premiers résultats des enquêtes sociologiques en cours démontrent qu’une majorité d’entre eux ne s’identifient pas sur l’axe gauche-droite. A l’heure actuelle, les canaux institués de la contestation se sont montrés incapables de récupérer le mouvement, tandis que le pouvoir en place peine à intégrer les demandes qui en sont issues. Emmanuel Macron, qui entendait construire l’image d’un Président moderne à l’écoute de la société civile, incarne désormais l’oligarchie personnifiée.

Ceci dit, les gilets jaunes demeurent un mouvement sans leader, qui répugne à intégrer l’arène politico-électorale en dépit de certaines initiatives résiduelles. À court terme, comme en attestent les résultats des élections européennes, le mouvement n’a pas bouleversé le système politique, même s’il a contribué à accentuer l’identification de LREM à un « parti de l’ordre » et accéléré à ce titre le siphonnage d’une bonne partie de l’électorat des Républicains. Mais les équilibres politiques ne sont pas stabilisés, le recomposition amorcée en 2017 est toujours en cours et des chamboulements majeurs ne sont pas à exclure dans les années à venir.

Le mouvement des gilets jaunes correspond à une agrégation des colères d’une « France d’en bas » cristallisées autour d’un signifiant vide, le gilet jaune, qui peut symboliser le fait que les invisibilisés entrent dans la lumière pour faire valoir leurs droits.

Laura Chazel : Laclau distingue trois situations : (1) un ordre institutionnel stabilisé dans lequel la construction d’une « chaîne d’équivalence » est limitée ; (2) un ordre institutionnel « moins bien structuré » dans lequel le discours populiste doit porter deux masques: « insider » et « outsider » du système institutionnel ; (3) une crise organique qui permet au populisme de « reconstruire la nation autour d’un nouveau noyau populaire ».

Si l’on suit cette typologie, le contexte politique français semble aujourd’hui correspondre à la seconde situation. Le mouvement des gilets jaunes, l’effondrement des partis politiques traditionnels (PS, LR), l’effacement partiel du clivage gauche-droite sont autant d’éléments qui valident cette hypothèse.

Nous sommes donc bien dans un « moment populiste » car nous pouvons observer une colère populaire autour de demandes insatisfaites que le système institutionnel n’est pas capable d’absorber. Le phénomène Macron montre dans le même temps que l’ordre institutionnel est capable de s’auto-structurer et de s’auto-régénérer en adoptant des traits « populistes » – ici, la transversalité et le bouleversement des coordonnées politiques traditionnelles. Dans un tel contexte, les mouvements populistes devraient donc, si l’on suit la théorie de Laclau, se présenter dans le même temps comme des « éléments intégrés » et des « éléments extérieurs » au système.

 

10) Peut-on dire que Macron est populiste ?

Laura Chazel : La stratégie de Macron peut davantage être qualifiée de « transversale ». Elle est difficilement qualifiable de « populiste » car l’opposition entre progressistes et conservateurs qu’il dessine ne s’oppose pas au pouvoir en tant que tel. Dans la théorie de Laclau (1977), des leaders, comme Perón, Mao, Hitler, peuvent être populistes dès lors qu’ils interpellent le peuple « sous la forme de l’antagonisme » et « pas seulement de la différence ». Dans le cas de LREM, Macron dessine un nouvel horizon avec l’idée d’une France « modernisée » et participe ainsi à la construction de nouvelles identités politiques, mais il répond de manière institutionnelle, différentielle, aux demandes émanant de la société civile. La « logique de l’équivalence » est cependant présente contre une série de menaces – les populistes, les antieuropéens, les gilets jaunes violents -, auxquelles il oppose un « art d’être Français » et « une Europe qui protège ».

La stratégie de Macron peut davantage être qualifiée de « transversale ». Elle est difficilement qualifiable de « populiste » car l’opposition entre progressistes et conservateurs qu’il dessine ne s’oppose pas au pouvoir en tant que tel.

Vincent Dain : Certains auteurs, comme Jorge Moruno, parlent de populisme néolibéral ou de populisme technocratique. Dans la campagne de 2017, Macron a pu intégrer certains aspects du discours populiste en opposant la société civile, avec son dynamisme et son désir de modernisation, au « vieux monde » des partis sclérosés au pouvoir. Mais le macronisme est avant tout une entreprise politique méticuleusement conçue dans l’objectif d’impulser une recomposition au centre de l’échiquier politique, en ralliant les franges libérales du PS et de LR, invitées ou contraintes de renoncer à leurs querelles artificielles pour rejoindre un projet fondamentalement néolibéral.

Lorsque Macron s’émancipe du clivage gauche-droite, ce n’est pas tant pour dénoncer la collusion idéologique des partis de gauche et de droite que pour souligner qu’il y a du bon des deux côtés, à gauche et à droite, que les digues qui séparent droite libérale et sociaux-libéraux ne font plus sens et qu’il est préférable de réunir les « bonnes volontés » pour faire « avancer » le pays. Il n’est pas dit qu’Emmanuel Macron parvienne à conserver in fine cette centralité, au regard des politiques menées – réforme du marché du travail, suppression de l’ISF, privatisations, loi asile et immigration, etc. –  et du déplacement de son socle électoral vers la droite.

Une approche gramscienne serait peut-être plus intéressante pour interpréter la manière dont une fraction des classes dominantes a décidé de faire sécession vis à vis des appareils traditionnels, par l’élaboration d’un nouveau récit politique mobilisateur censé remédier à la crise de l’hégémonie néolibérale.

 

[1] Voir : Laclau, E. (2005). On Populist Reason. London: Verso ; C. Mudde (2004). The Populist Zeitgeist. Government and Opposition. 39(4), 541–563.

[2]Mouffe, C. (2018). Pour un populisme de gauche. Paris : Albin Michel. p. 123.

[3]Voir Moffitt, B. (2018). The Populism/Anti-Populism Divide in Western Europe. Democratic Theory, 5(2), 1–16.

[4]Laclau (2005) aborde brièvement cette question lorsqu’il explique que le populisme « subverti[t] l’état des choses existant » tout en proposant un « point de départ d’une reconstruction d’un ordre nouveau ».

Entretien avec Ugo Bernalicis : “Le capitalisme est un vaste délit d’initié”

Ugo Bernalicis ©Léo Balg

Ugo Bernalicis et Jacques Maire ont été chargés d’évaluer la lutte contre la délinquance financière. Dans un rapport de plus de 200 pages, ils ont formulé 25 propositions pour lutter contre cette forme de délinquance en constante augmentation qui puise notamment sa force dans l’inadéquation des moyens mis en place par l’Etat et dans la réalité complexe de ce phénomène. Ugo Bernalicis nous a présenté son analyse de la situation. Entretien réalisé par Marion Beauvalet, retranscrit par Hélène Pinet. 


 

LVSL – Pourriez-vous au préalable définir ce qu’est la « délinquance financière » ?

Ugo Bernalicis – Dans le pénal, on distingue théoriquement les délinquants des criminels, (comme par exemple le niveau de peine dans l’échelle des peines). Nous devrions donc davantage parler d’infractions financières, une infraction étant le terme générique quand la loi est enfreinte, tant au niveau des petites ou des grandes infractions. La définition la plus stable est page 48 du rapport : à cette page figurent les noms des escroqueries économiques et financières, par index. Lorsqu’un article du code pénal crée une infraction, vous avez, en face, un index, qui est un suivi statistique sur le nombre de plaintes, de procédures, etc.

Dans cette liste, vous avez deux sous-parties : les escroqueries et infractions assimilées et les « infractions économiques et financières. Cela va du faux en écriture publique et authentique à la fraude fiscale. Après, il y a les autres délits économiques et financiers. On ne sait pas à quoi ils correspondent. On retrouve également le travail clandestin, les escroqueries, abus de confiance, les achats et ventes sans facture… Il y a en plus un aspect particulier : le blanchiment est inclus dans l’index pour les services de police. Or, il n’est pas nécessairement traité par les services financiers, parce que le blanchiment est souvent lié à des affaires de stupéfiant. On se focalise donc davantage sur l’affaire de stup que sur l’affaire financière.

C’est à peu près tout. On a, de fait, essayé de se concentrer sur cette liste pour ce qui est du Ministère de l’Intérieur, parce qu’elle comprend les infractions financières.

Le terme générique d’infraction permet d’englober cela mais aussi ce qui n’est pas dans le Code Pénal, c’est-à-dire des infractions avec des amendes administratives. C’est tout ce qui va être fait, notamment, par la DGCCRF (la Direction générale de la Concurrence, de la Consommation et de la Répression des fraudes). C’est en recoupant ce que font le Ministère de l’Intérieur et le Ministère des Finances, qu’on obtient le spectre complet des infractions financières.

La difficulté, dans le rapport, c’est qu’on n’a pas de tableau compilé de toutes les infractions financières, on n’a pas de suivi global de toutes les infractions financières, que ce soit des douanes ou de la police. Cela nous permettrait d’avoir une idée de l’argent qui transite en dehors des circuits légaux. Il y a de fait des préconisations sur la gouvernance de cette lutte contre la délinquance financière, qui proposent 3 choses à mettre en œuvre dans le cadre d’une politique interministérielle de lutte contre la délinquance économique et financière. La première sous-partie, c’est un dispositif partagé de mesure et de suivi statistique.

Ce n’est pas avec 2 députés en 6 mois et 3 administrateurs qui les accompagnent qu’on peut mettre sur pied un suivi statistique détaillé, un croisement du fichier du Ministère de l’Intérieur avec celui du Ministère des Finances, et en plus, celui de la Justice. Le Ministère de la Justice n’a pas le même découpage que le Ministère de l’Intérieur. Il y a des choses qui sont considérées comme étant des infractions économiques et financières par le Ministère de l’Intérieur, qui sont mises dans d’autres sous-ensembles par le Ministère de la Justice. Donc, nous n’avons pas de suivi du début à la fin du sort qui est réservé à la délinquance financière et aux délinquants.

LVSL : Qu’est-ce qui a motivé la production de ce rapport d’information ?

Ugo Bernalicis : Il y a plusieurs éléments. Je vais d’abord vous expliquer comment fonctionne le Comité d’Évaluation et de Contrôle des Politiques Publiques. Les règles de fonctionnement de l’Assemblée ne permettent pas la production régulière de tels rapports.

“Au regard du séquençage politique, nous nous sommes dit qu’il était intéressant de travailler sur cette thématique-là, qui a été une thématique majeure pendant la campagne des européennes pour nous”

Le Comité d’Évaluation et de Contrôle des Politiques Publiques a été mis en place après la révision constitutionnelle de 2008. Elle confère aux assemblées un rôle d’évaluation des politiques publiques. Il y avait déjà un rôle – historique – de contrôle, à quoi l’évaluation a été ajoutée, conséquence du new public management d’inspiration américaine, l’évaluation et la mesure des performances sur le modèle du privé.

De cela est né le Comité d’Évaluation et de Contrôle où sont représentés tous les groupes politiques, selon leur poids dans l’Assemblée. Il y a 32 membres au sein de l’organisme de contrôle, dont un seul issu de la France Insoumise : moi. Ce Comité d’Évaluation et de Contrôle propose, sur la durée de la mandature, que chaque groupe politique puisse faire une demande d’évaluation. Nous avions un droit de tirage sur toute la mandature.

Au regard du séquençage politique, nous nous sommes dit qu’il était intéressant de travailler sur cette thématique-là, qui a été une thématique majeure pendant la campagne des européennes pour nous. Nous nous sommes également dit qu’il s’agissait d’un sujet majeur en France et en Europe.

L’objectif de ce rapport, est également de demander où il fallait augmenter les moyens, à quelle hauteur ou encore si des moyens existent déjà pour faire cela. Comment mènera-t-on cette lutte quand nous exercerons le pouvoir ?

“Selon les enquêtes de l’INSEE, 1 foyer sur 10 dit avoir été victime d’une escroquerie en ligne”

Le sujet n’est pas anodin – et vous avez bien fait de me poser la question sur le périmètre des infractions financières –, ce n’est pas un rapport sur l’évasion fiscale. L’évasion fiscale est une infraction financière importante. Elle n’est pas la seule.

Ugo Bernalicis ©Léo Balg

L’objectif, partagé avec le co-rapporteur, était d’essayer d’avoir déjà des premiers éléments sur la délinquance financière du quotidien ou en tout cas de basse intensité. Elle concerne des millions de personnes. Selon les enquêtes de l’INSEE, 1 foyer sur 10 dit avoir été victime d’une escroquerie en ligne. Cela concerne des millions de personnes qui vont déposer plainte – très peu, d’ailleurs – au commissariat, qui ne reverront jamais la couleur de leur argent. Pour l’essentiel, il n’y a même pas d’enquête sur le sujet.

On a donc voulu à la fois regarder ce qui se passait sur le haut du spectre, qui attire de plus en plus – et tant mieux – l’attention médiatique : l’évasion fiscale, avec les milliards à la clef ; mais aussi ce qui est sous le radar : les escroqueries de masse.

LVSL : Aujourd’hui, quels sont concrètement les moyens pour lutter contre la délinquance financière, et comment fait-on pour quantifier, déterminer, ce qui échappe à l’impôt, et contourne l’Etat ?

Ugo Bernalicis : Pour le haut du spectre, qui intéresse souvent en premier, et sans doute à juste titre, on ne pourra montrer l’exemple que si, tout en haut de la pyramide des délinquants, on agit fortement et fermement.

Cela s’intitule « Organisation complexe des services enquêteurs » dans le rapport. Pour résumer, cela se passe dans deux Ministères, pour la détection des infractions : le Ministère de l’Intérieur, et le Ministère de l’Économie et des Finances. Ensuite, sur l’aspect répressif et pénal, c’est le Ministère de la Justice.

Concernant la détection des infractions, on a, au sein du Ministère de l’Intérieur, trois endroits qui prennent en charge le haut du spectre de la délinquance financière, la DCPJ (Direction Centrale de la Police Judiciaire), avec les deux offices centraux : l’OCLCIFF (l’Office central de lutte contre la corruption et les infractions financières et fiscales, ceux qui ont fait la perquisition à la France Insoumise), et l’OCGRDF (Office central pour la répression de la grande délinquance financière).

L’OCLCIFF s’occupe davantage de l’infraction économique et financière. L’OCGRDF traite plutôt les questions de blanchiment et des escroqueries massives. On y trouve le blanchiment, l’escroquerie massive transnationale et les fraudes et les biens mal-acquis.

Du côté de l’OCLCIFF, on va avoir à la fois la BNRDF qui s’occupe de la fraude fiscale aggravée et du blanchiment de fraude fiscale, donc plutôt les personnes comme Balkany – concrètement, c’est eux qui ont mené l’enquête . La BNLCF s’occupe du reste : atteinte à la probité, corruption d’agent public étranger, droit pénal des affaires, financement de la vie politique…

En France, 90 personnes travaillent sur les plus gros délinquants financiers au niveau de l’OCLCIFF, dont 43 uniquement sur l’évasion et la fraude fiscale. 43 personnes pour aller chercher entre 80 et 100 milliards : cela nous explique peut-être pourquoi il y a toujours une telle fraude fiscale ! Ils récupèrent les enquêtes de ce qui a été détecté du côté de Bercy. C’est-à-dire que, du côté du contrôle fiscal ils détectent quelque chose, et pour faire l’enquête derrière, ils passent le relais à la BNRDF, parce qu’on rentre dans le champ pénal.

Depuis la fin de l’année 2018, avec la dernière loi sur la fraude fiscale, une police fiscale a été créée à Bercy. Ils ont exactement la même mission qu’à la BNRDF.

Ensuite, dans les services au sein du Ministère de l’Intérieur, la Préfecture de Police de Paris constitue ce qu’on appelle communément « l’Etat dans l’Etat », et les services de police de Paris ont aussi une Direction Régionale de la Police Judiciaire, qui est en concurrence directe avec la PJ Nationale, avec une sous-direction des affaires économiques et financières.

Il y a des affaires sensibles au niveau du haut du spectre qui sont traitées par la Préfecture de Police de Paris et non pas par les offices centraux. Ce sont des règles d’attribution internes qui se valent plus ou moins. Il ne faut pas oublier que dans le cadre des affaires pénales, c’est le Parquet ou le Juge d’Instruction qui désignent le service enquêteur.

Ils peuvent soit saisir la Préfecture de Police, le service d’enquêtes, soit saisir les offices centraux, soit saisir la DGGN (Direction Générale de la Gendarmerie Nationale) qui a aussi des cellules nationales d’enquêtes, sur des infractions financières, escroqueries en bandes-organisées, atteinte à la probité, blanchiment aggravé, faux et usage de faux. Eux ont plutôt une compétence, en théorie, territoriale, sur la délinquance des campagnes, mais il peut y avoir certains sujets où c’est la Gendarmerie qui va chapeauter, mettre en place une cellule d’enquête spécifique pour une enquête en particulier.

Du côté de Bercy, on a donc la nouvelle police fiscale, et le SNDJ (le Service National des Douanes Judiciaires). Dans le code des douanes, à partir d’un certain niveau d’infraction, on sort du champ administratif pour entrer dans le champ pénal. Des douaniers ont été formés aux compétences judiciaires (comment faire une perquisition, un procès-verbal, donc, respecter le code des procédures pénales). Ils sont devenus policiers, mais qui sont au sein de Bercy. Ensuite, cela arrive au tribunal. Eux, sont 272 au niveau national.

Ils ne sont pas assez nombreux, mais sans doute mieux armés que leurs collègues au sein du Ministère de l’Intérieur, parce qu’il y a un circuit court entre le renseignement administratif, et ce qui est ensuite judiciarisé. On ne voit là que la partie des gens qui travaillent à judiciariser le dossier. Le reste des douanes fait remonter les informations qui font partie de la détection plus globale. Ça, c’est pour le haut du spectre.

Il faut ajouter le service de renseignement TRACFIN rattaché à Bercy et qui semble le service le plus armé dans cette lutte contre la délinquance financière. Elle est tout de même à relativiser quand on voit le nombre gigantesque de signalements automatisés ou non qu’ils ont à traiter. C’est le service qui a été le plus renforcé en effectifs sur les dernières années, notamment dans le cadre de la lutte contre les actes terroristes pour déceler les circuits de financement.

Du côté de la magistrature, il y a le Parquet National Financier. Il y a encore quelques parquets spécialisées au niveau de certains tribunaux en matière économique et financière (Nanterre et Bastia). Ce sont les deux seuls tribunaux à avoir une spécialité économique et financière ce qui était avant le cas de 100 % des tribunaux. Dans chaque département, il y avait des magistrats spécialisés économiques et financiers. Depuis un certain nombre de réformes, où les spécialisations ont été retirées, pour la mutualisation par la polyvalence y compris chez les magistrats, les JIRS (Juridictions Inter Régionales Spécialisées) ont été créées.

Il y en a 8 en France. Celle du Nord s’étend de la Normandie jusqu’à Troyes, une étendue géographique conséquente. Personne ne s’ennuie dans ces services ! Une enquête peut prendre jusqu’à 15 ans. Un magistrat lillois nous expliquait qu’il avait un dossier que tous ses prédécesseurs n’avaient pas voulu traiter. Cela faisait 25 ans qu’il était dans un tiroir.

Ensuite, on a des autorités bâtardes :  des autorités indépendantes de supervision et prudentielles. Il y a l’ACPR (Agence de Contrôle Prudentielle et de Régulation), qui contrôle l’activité des banques et des assurances, dans leur activité traditionnelle bancaire.

C’est finalement un assez petit service, comparé à la masse de capitaux des banques. Ils ont été dans l’actualité récente avec l’affaire Dansk Bank (une banque estonienne rachetée par le Danemark, la banque des escrocs, qui servait au blanchiment). En théorie, les directives anti-blanchiment successives obligent les banques à agglomérer les capitaux et quand ils ont des filiales, ou quand les autres banques rachètent des filiales, à faire apparaître dans leurs bilans ce qu’ils ont mis en œuvre pour lutter contre la corruption, pour contrôler qui est la clientèle, etc…

Un dispositif anti-blanchiment et anti-corruption. Et ils ne l’ont pas fait ! Il y a eu une enquête de toutes les autorités de contrôle des banques et un rapport a démontré que la banque danoise avait contrevenu à toutes ses obligations en matière de lutte contre la corruption et le blanchiment. Le rapport a été mis sous le tapis, et ça continue. Ils ont fait jurer sur l’honneur la banque en question qu’ils allaient tout remettre en ordre.

“Le capitalisme est un vaste délit d’initié”

L’AMF (Autorité des Marchés Financiers), est quant à elle dédiée à l’activité boursière. Elle a pu mettre des amendes conséquentes (pour un total de 43 millions d’euros en 2017). Les sommes sont payées de suite parce que ça veut dire que pour 43 millions d’euros, le bénéfice ou la fraude est de plusieurs dizaines de millions.

Il s’agit d’un tout petit service de 470 personnes à mettre en face des milliers de personnes travaillant sur les marchés financiers. Un de ses membres expliquait faire des contrôles par échantillons : il y a trop de transactions effectuées pour pouvoir toutes les vérifier. De plus, le trading à haute fréquence est un outil de délinquance légalisé, le délit d’initié permanent. Le capitalisme est un vaste délit d’initié, mais si on veut lutter contre cette délinquance et cette fraude-là, il faut interdire le trading à haute fréquence.

On a, dans la galaxie du haut du spectre, des créations comme l’Agence Française Anti-Corruption, dans la foulée de la création du PNF, depuis l’affaire Cahuzac. En théorie, c’est l’Agence Française Anti-Corruption qui a pour mission de contrôler 100% des associations reconnues d’utilité publique, des EPCI, des administrations d’Etat, et des collectivités. C’est-à-dire qu’ils testent des dispositifs de fraude ou de corruption, ils font les contrôles sur place, comme dans une enquête, une inspection ou un contrôle du fisc. En théorie, l’AFA fait aussi de la prévention pour toute personne physique ou morale.

Ils font alors des préconisations pour améliorer la robustesse du système dans le cadre de la lutte contre la corruption, et éviter que des délits puissent être commis en interne dans l’entreprise. Ils ont ensuite une mission d’exécution d’une partie des peines, parce que quand il y a un jugement sur de la corruption, du blanchiment, au sein d’une administration ou d’une entreprise, le jugement peut comprendre une obligation de se mettre en conformité avec les directives anti-blanchiment évoquées précédemment, c’est à dire avoir un véritable département « conformité ».

Ugo Bernalicis ©Léo Balg

C’est l’Agence Française Anti-Corruption qui est chargée de vérifier la mise en œuvre de ces dispositifs prudentiels en interne de l’entreprise ou de l’administration qui aura été condamnée.

Concernant le haut du spectre, l’essentiel des moyens de détection des infractions et de lutte contre la délinquance financière est à l’intérieur des entreprises. Cela pose un problème majeur aux autorités d’analyse : on se repose sur les entreprises elles-mêmes, notamment sur les banques et les assurances elles-mêmes, pour faire du contrôle et nous faire remonter, à nous l’Etat, les problèmes ou les infractions… Dans le cas de BNP Paribas, c’est 660 millions d’euros qui sont utilisés par le département « conformité ».

Bien sûr, il n’y a pas que la détection de la fraude, la corruption ou la non-conformité, il y a aussi un processus certifié en interne, pour labelliser leurs bureaux. Ils ont 15 ou 20 fois plus de moyens de contrôle que l’organisme qui est chargé de les contrôler. Ils ont des obligations d’avoir des contrôles mais en interne. Ne pas mettre ces moyens en interne, c’est une infraction en soi. Et c’est ça, notamment, que va contrôler l’ACPR, et ils ont pu mettre des amendes à des banques, par exemple, parce qu’ils n’avaient pas mis suffisamment de moyens en interne.

Mais on pourrait se dire aussi que ces 660 millions d’euros soient taxés par l’Etat ou donnés à l’ACPR qui fasse exactement le même contrôle mais sous l’autorité de l’Etat. Quand on dit ça, on passe pour des bolcheviks !

On oblige quand même à séparer les départements « conformité » de la partie opérationnelle de la banque. Cela paraît tellement évident, même si on ne le fait même pas pour l’Etat en interne… A la fin, il n’y a qu’un seul P.D.-G., donc c’est l’information, la capacité de trancher appartient à une seule autorité hiérarchique. Là est la limite du système.

Et pour ce qui est du bas de spectre de la délinquance, vous avez les Directions Régionales de la Police Judiciaire, et le petit judiciaire qui est fait dans les Directions Départementales de Sécurité Publique ou à la Gendarmerie. Il y a très peu d’enquêteurs spécialisés sur la matière économique et financière. Localement, à Lille, il y a la DDSP du Nord (la plus grosse DDSP de France après celles de la région parisienne).

Si demain, vous vous faites voler 150 euros sur internet, vous déposez plainte à l’hôtel de police à Lille. Ils ont 16 enquêteurs plus spécialisés sur l’économique et financier (pour 9 000 plaintes par an !). Dans les tableaux de statistiques du Ministère de l’Intérieur, le taux d’élucidations est extrêmement faible, le taux de classement sans suite extrêmement élevé pour les escroqueries du bas du spectre.

Pour les cartes bleues, aujourd’hui il y a une plate-forme en ligne pour signaler une fraude à la carte bleue. C’est un dépôt de plainte uniquement en ligne qui concentre les données de manière croisée avec les banques. Et ça permet, même si c’est plein de petites infractions, de les recouper et d’aller démanteler un réseau. De fait, plein de petites infractions feront une grosse affaire, qui ensuite sera poursuivie. Et pour l’escroquerie du quotidien, même en ligne, on n’a pas cet équivalent, et c’est une des préconisations de notre rapport. Cela devait être mis en place, ce n’est toujours pas fait.

 LVSL – Comment travailler sur l’évaluation de la délinquance financière avec un élu issu de La République En Marche, quand on est un député Insoumis ? Le groupe de la France Insoumise a en effet publié une contribution au rapport d’information. Quels sont donc les éléments que vous avez dû laisser de côté ?

Ugo Bernalicis – C’est une forme d’aléa… Le rapport a été demandé par la France Insoumise. Je savais que j’allais être co-rapporteur pour le groupe, mais je ne savais pas avec qui j’allais devoir travailler. LREM a désigné Jacques Maire. Je ne suis pas mécontent d’avoir fait ce rapport avec Jacques Maire, non pas parce que c’est le fils d’Edmond Maire, ce qui fait du coup qu’il a une petite fibre syndicale. Il est énarque et a entre autres travaillé dans le privé chez AXA là où se passe une partie de la délinquance financière (AXA est un des opérateurs qui a été dans les paradis fiscaux). Nous étions tous deux intéressés par la dimension internationale du sujet.

Il a joué le jeu de tout ce pour quoi il était d’accord, et étrangement, il l’a fait avec une certaine forme de liberté (c’est-à-dire que je n’ai pas eu la voix du groupe LREM à mes côtés). Évidemment, cela a ses limites, puisqu’il demeure un élu LREM, avec ses convictions. Notamment, le fait de dire sans prendre de pincettes qu’on est en-dessous de tout au niveau des moyens, et qu’il faut augmenter drastiquement les moyens, c’est à dire embaucher des fonctionnaires. Ce n’est pas évident à faire dire cela à quelqu’un de LREM ! Et pourtant il l’a fait et continue de le faire.

Un deuxième point à traiter était celui des lanceurs d’alertes. Il ne faut pas oublier que les dispositions mises en place pour les lanceurs d’alertes suite à l’affaire Cahuzac, prévoyaient, par exemple, qu’il puisse y avoir un secours financier. Cette disposition a été censurée par le Conseil Constitutionnel qui validait certes le secours financier, mais sans accepter que ce rôle de la gestion de ce secours ne revienne au Défenseur des droits. Dont acte, la disposition a été censurée, mais personne n’a comblé le vide juridique pour permettre le versement de cette aide.

On souhaitait qu’il puisse y avoir une garantie pour le lanceur d’alerte d’avoir accès à un emploi public favorisé. Dans la plupart des cas, les lanceurs d’alerte ne retrouvent pas de travail dans leur secteur d’activité, voire dans les secteurs d’activité annexes. Il faut faire en sorte que ces gens, qui ont rendu service à l’intérêt général, puissent travailler. Il pourrait de plus être utile à l’intérieur de l’appareil d’Etat pour, justement, aider d’autres alertes à être lancées, ou avancer sur des secteurs sur lesquels ont n’est pas bon en termes de contrôle au sein de l’appareil d’Etat.

On a également parlé de la discussion qu’il y a eu au niveau européen sur le thème « faut-il parler ou pas à sa hiérarchie ? ». En effet, aujourd’hui, pour avoir le statut de lanceur d’alerte par le droit français, il faut d’abord avoir averti sa hiérarchie, et que la hiérarchie n’ait rien fait, pour ensuite lancer l’alerte à l’extérieur. C’est rarement ce qui se passe. Souvent, quand on lance l’alerte, on le fait sans prévenir la hiérarchie, parce que la hiérarchie participe souvent de l’infraction. Donc, les gens ne réclament pas le statut de lanceur d’alerte avant de lancer leur alerte.

“Quand vous mettez un salaire de 1 à 20 dans les entreprises, quand vous mettez le taux d’imposition à 90% au maximum, quand vous mettez l’impôt universel, la capacité à se dire « Je vais frauder », ou « Il y a un intérêt à frauder » diminue”

Quand vous mettez un salaire de 1 à 20 dans les entreprises, quand vous mettez le taux d’imposition à 90% au maximum, quand vous mettez l’impôt universel, la capacité à se dire « Je vais frauder », ou « Il y a un intérêt à frauder » diminue…

L’interdiction du trading à haute fréquence, on ne l’a pas développée, mais ça fait partie des mesures qui sont dans L’Avenir en commun de manière classique et basique. On avait listé les points du programme, parce que c’est ça, l’objectif. Ce rapport était un parti pris, vraiment. Je me suis dit, dans le cadre des lois actuels, celles des libéraux, quels moyens concrets met-on en oeuvre pour attraper les délinquants économiques et financiers ? Sans même parler de considérer comme délinquant des gens qui aujourd’hui ne le sont pas. D’où le fait que le débat entre optimisation/évasion/fraude fiscale est été évacué.

Conséquence : il n’y a pas de proposition politique qui peut paraître farfelue, pour un libéral, dans le rapport. C’est donc un outil politique concret irréfutable pour pointer du doigt les responsabilités politiques des gouvernants qui n’agissent pas ou peu.

LVSL : Quelles sont, selon vous, les propositions les plus importantes du rapport ?

Ugo Bernalicis : La proposition n°3 peut paraître un peu technocratique, hors-sol et pas directement opératoire, mais elle est selon moi indispensable. Il s’agit de mettre en œuvre une politique interministérielle de lutte contre la délinquance économique et financière. Quand je réponds à cette question c’est toujours l’horizon de la prise et de l’exercice du pouvoir qui m’importe.

Pour l’instant, le Ministre de l’Economie et des Finances, Monsieur Darmanin, ainsi que la ministre de la Justice, Nicole Belloubet, ont donné suite à ce rapport en nous recevant, avec Jacques Maire, pour voir comment on pouvait mettre en œuvre les propositions. A ce jour aucune nouvelles de Christophe Castaner, ministre de l’Intérieur… No comment.

“Il n’y a pas de proposition politique qui peut paraître farfelue, pour un libéral, dans le corps du rapport”

Je vous explique un peu le sous-jacent, pour bien comprendre cette proposition de l’inter-ministérialité. Le dispositif de mesures partagées, vous l’avez compris parce que sinon on est dans le brouillard ; les documents de politique transversale, pour dire que quand on est sur la loi de finances, on discute par missions, puis par programmes. Et comme c’est inter-ministériel par nature, si on ne met pas un document de politique transversale, nous, législateurs à l’Assemblée, quand on vote les crédits et les moyens, on n’a pas d’outils pour suivre les moyens. Troisièmement, on crée une délégation inter-ministérielle.

Ugo Bernalicis ©Léo Balg

Sur la police fiscale – j’y reviens, parce que ça va vous faire une démonstration de pourquoi cette question d’inter-ministériel est aussi importante que ça – aujourd’hui, à l’OCLCIFF, il y a la BNRDF (Brigade Nationale de Répression de la Délinquance Financière). C’est eux qui reçoivent les dossiers envoyés par la Direction Générale des Finances Publiques, ils ont des éléments et ils font leur enquête.

Au sein de la BNRDF, il y a depuis bientôt une dizaine d’années, une création qui sont les Officiers Fiscaux Judiciaires  . C’est comme les douanes judiciaires : ce sont des inspecteurs des finances qui font du contrôle fiscal, donc ceux qui détectent les infractions du côté de Bercy, à qui on a appris à devenir policiers, à faire des procès-verbaux, des perquisitions, à utiliser des techniques d’enquête, bref, à respecter le code de procédure pénale. Ils sont donc détachés au sein de l’OCLCIFF.

Vous avez des inspecteurs des finances qui ont appris à être policiers et travaillent avec des policiers classiques qui, eux, ont appris le domaine financier, pour lutter contre cette délinquance-là. Ils sont 21 inspecteurs des finances, à l’heure actuelle, au sein de la BNRDF, à avoir cette qualification-là.

Cela ne fonctionne pas trop mal, parce que le contrôle fiscal, c’est d’abord leur cœur de métier, ce sont avant tout des contrôleurs fiscaux. Ils sont donc beaucoup plus pointus, plus précis quand ils font une perquisition, pour ne pas prendre tous les documents qui passent par là mais bien ceux dont on a besoin, pour ne pas éplucher tous les comptes mais éplucher au bon endroit, pour gagner du temps, être plus efficaces, et savoir où chercher l’information.

Pendant le débat sur la loi sur la fraude fiscale, deux options s’offraient pour augmenter les moyens. Former davantage d’inspecteurs des finances au métier de policier, et les transfèrer dans l’OCLCIFF ou faire ce qui a été choisi par la majorité, créer une police fiscale. C’est à dire qu’on prend des inspecteurs des finances, on leur donne la capacité de devenir policiers, c’est à dire qu’on leur apprend à respecter le code des procédures pénales, mais on les laisse à Bercy.

J’ai beaucoup critiqué cette disposition, expliquant qu’on était en train de créer un service concurrent. Je comprends que Monsieur Darmanin soit volontaire sur le sujet. Mais on peut quand même se poser des questions sur le fait que, quand en interne, le contrôle fiscal transmettra l’information à leurs collègues, qui seront Officiers Fiscaux Judiciaires de la future police fiscale (puisqu’ils sont encore en formation, ils pourront faire leurs premières enquêtes d’ici quelques mois), ils sont dans le giron de Bercy, donc du Ministre.

Au moins, quand ça passait à l’Intérieur, ça donnait une petite garantie, et puis surtout, les policiers du côté de Bercy n’auront pas à leur disposition ce qu’il y a dans la maison Police au sens plus global.

Dans la maison Police, quand vous êtes dans la Direction Centrale de la Police Judiciaire, vous avez sous le coude les services-support, le SIAT, qui pose les balises pour vous, qui pose les micros, tout ce qui est autour et vous permet d’être efficace dans votre enquête et d’utiliser tous les moyens d’enquête possibles et imaginables qu’on utilise d’habitude pour celui qu’on croit être un terroriste, sans aucun scrupule, sans aucun état d’âme, et qu’on fait avec plus d’états d’âme et de scrupules quand il s’agit du domaine économique et financier…

En plus, ils n’auront pas tous les outils à leur disposition pour le faire, et finalement, quand ils trouveront des infractions connexes, ces Officiers Fiscaux Judiciaires s’arrêteront là et n’iront pas creuser plus loin.

Le PNF, pour la fraude fiscale aggravée a la compétence exclusive, donc c’est forcément au PNF. Le PNF aujourd’hui, travaille exclusivement sur ces dossiers-là avec l’OCLCIFF et la BNRDF. Demain, il pourra faire appel soit à la police fiscale de Bercy, soit continuer de faire appel à l’OCLCIFF.

Donc, ce sera au Parquet de voir, s’il y a une infraction connexe à un moment donné, de co-saisir l’OCLCIFF. La charge de travail poussant les uns et des autres à boucler rapidement des enquêtes, fera que, s’il y a des infractions connexes, on n’ira pas chercher. On fera au plus efficace, et on tapera au portefeuille, on fera une CJIP, etc.

Les syndicats avec lesquels on a bien travaillé sur les domaines fiscaux, comme Solidaires Finances Publiques sont favorables à la création de la police fiscale au sein de Bercy, et n’est pas d’accord avec moi sur ce point-là, alors même qu’on a une vue assez similaire sur le sujet, au global.

A Bercy on estime par ailleurs qu’il y avait très peu de fuites dans la presse dans les enquêtes fiscales, alors qu’il y a souvent côté Intérieur. On a préféré avoir une police fiscale, où au moins on sait que ce sera fait, c’est leur cœur de métier, ils ont le contrôle fiscal, il y a une synergie chez les agents, une émulation, donc on sait qu’ils iront chercher le pognon. Et que ce sera fait efficacement.

Mais je me dis que, pour moi qui ne suis ni Ministre de l’Intérieur, ni Ministre de l’Economie et des Finances, c’est quand même dommage d’avoir deux services pour faire la même chose. Donc, l’idée d’avoir une délégation inter-ministérielle qui mette tout le monde d’accord me paraît essentiel ! Sinon, on sera toujours dans ce rapport de forces entre ministères, qui va nuire à l’efficacité du dispositif au global. Ce n’est pas vrai qu’à Bercy, ils auront tous les éléments pour mener les enquêtes jusqu’au bout, parce qu’il y a des trucs qu’ils ont dans la police qu’ils ne vont pas mettre sur pied à Bercy.

Donc la question inter-ministérielle, que ce soit pour le suivi statistique, que ce soit pour les parlementaires et donc pour les citoyens par extension, puisque ces documents-là sont publics, suivre les moyens qu’on y met en œuvre, et, d’un point de vue opérationnel, c’est un truc qui est extrêmement important.

La proposition n°16 traite de l’augmentation des effectifs de police spécialisés. Il s’agit de services au sens large, pas uniquement de la police nationale. Cela comprend par exemple également la police administrative, la police au sens générique du terme. En troisième position, j’aimerais mettre la TVA.

La question du paiement scindé pour éviter les fraudes à la TVA et pas uniquement la fraude carrousel. L’estimation de la fraude à la TVA s’élève à 20 milliards d’euros. Cette somme est élevée et ce n’est pas une estimation contestée puisqu’elle émane de l’OCDE. En interne, la DGFIP chiffre la fraude à 7,5 milliards d’euros (estimation basse). On est donc entre 8 et 20 milliards, mais si ne récupérait que 2 milliards, cela serait déjà bien.

Qu’est-ce que le paiement scindé ? Il est déjà en vigueur en Bulgarie, en Roumanie et en Pologne (depuis 2018 pour les deux derniers). Pour la Bulgarie, cela servait de garanti concernant leur système fiscal lors de leur entrée dans l’Union Européenne en 2007. Concrètement, le paiement scindé correspond au moment où on paye avec la carte bleue. Deux circuits coexistent : le hors-taxe est versé sur le compte de l’entreprise et la partie TVA est versée directement à l’administration fiscale par le biais du circuit bancaire. Il n’y a plus de paiement TTC à l’entreprise qui doit ensuite restituer la TVA au fisc.

Avec le paiement scindé, il n’y a plus possibilité de frauder. Elle pourrait uniquement avoir lieu avec le paiement en liquide mais pour contrôler ça, il faut mettre en place des contrôles sur place et relever la comptabilité de caisse. Aujourd’hui, une entreprise doit avoir un logiciel qui applique des normes reconnues par l’Etat pour la comptabilité.

De même, la caisse enregistreuse doit respecter des normes en vigueur. Si on n’a pas la bonne caisse enregistreuse, c’est une infraction. Pour le vérifier, il faut aller sur place. M. Darmanin a été sensible à mon argument proposant (je ne dis pas que ça va être le cas) le fait que les gens qui effectuent le contrôle de la TVA puissent se concentrer exclusivement au contrôle sur place sur ce qui restera de la délinquance.

Ugo Bernalicis ©Léo Balg

C’est une proposition très intéressante. C’est au niveau du terminal bancaire et du circuit informatique qu’il faut avancer. Cela correspond également à une simplification des démarches des entreprises. J’ai bon espoir que cela avance sur ce sujet. Dans certains pays comme par exemple l’Italie, le paiement scindé a été mis en place uniquement dans le cadre des marchés publics. Lorsqu’une entreprise répond à un appel d’offre d’un marché public, elle doit verser la TVA directement à l’administration fiscale. Ce sujet de TVA est bien. Il est technique, sans enjeu de brouille politique majeur et il permet de récupérer quelques milliards d’euros facilement.

Autre proposition importante. Je pensais également à l’assujettissement des plateformes de crypto-monnaie aux dispositifs de lutte contre le blanchiment conformément aux préconisations du GAFI. On assiste à une montée en puissance des crypto-monnaies. Nous avons voté contre la loi PACTE. Dedans, il a été autorisé le fait qu’on puisse créer des actifs dématérialisés, des levées de fonds pour créer une crypto-monnaie – sous le sigle ICO.

L’idée est la suivante : la crypto-monnaie est une monnaie parfaite dans la définition de la monnaie. La blockchain permet en effet de respecter la théorie de la monnaie sans en supporter les coûts, notamment d’émission. Demain -et c’est ce qui se développe- des supermarchés accepteront qu’on paye en bitcoin. C’est donc une monnaie parallèle qui apparaît.

C’est intéressant pour les délinquants : on peut acheter des crypto-actifs avec l’argent dans un paradis fiscal et les ressortir en euros voire acheter directement avec dans des entreprises qui acceptent ce mode de paiement. Les banques de crypto-monnaies ne sont pas assujettis aux mêmes règles qu’une banque normale. Une banque normale doit connaître son client, transmettre des informations à TRACFIN. Avec internet, comme on perd à un moment la traçabilité, c’est l’autoroute du blanchiment !

“Des moyens sont mis pour lutter contre la criminalité organisée, mais quand il s’agit du haut du panier, c’est considéré comme trop compliqué”

J’aimerais revenir sur la question de la détection. On utilise peu, voire pas les techniques d’infiltration. Dans les enquêtes de stup, on a des agents infiltrés qui se font passer pour des vendeurs et qui vont démanteler des réseaux, du moins mieux connaître la délinquance en question. On ne retrouve pas du tout ça dans le domaine économique et financier. Nous avons fait une proposition qui vise à élargir les enquêtes sous pseudonymes (quand des policiers se font passer pour quelqu’un d’autre sur les réseaux sociaux).

Concernant les infiltrations, Maxime Renahy a sorti un ouvrage : il était informateur de la DGSE pour Jersey, dans un cabinet qui crée des sociétés écrans pour les multinationales. On ne peut pas rêver mieux pour avoir les informations. Seulement son interlocuteur était la DGSE donc le Ministère de la Défense et pas Bercy. Il n’y a pas la culture de l’infiltrations, des indics. La loi sur la fraude fiscale a prévu des « aviseurs fiscaux » en matière de fiscalité. Il y en a moins de 10. Des moyens sont mis pour lutter contre la criminalité organisée, mais quand il s’agit du haut du panier, c’est considéré comme trop compliqué.

LVSL : Le rapport d’information explique que la prévention contre la fraude est notamment déléguée à des acteurs privés du fait de « considérations budgétaires » (à l’échelle du G7 ou de l’Union Européenne). Éminemment internationale, la question de la délinquance financière est en proie à des contraintes définies par des acteurs supranationaux. Comment articuler les deux échelles et coordonner des acteurs qui peuvent attribuer au problème de la délinquance financière des définitions variables ?

Ugo Bernalicis : Le fait que cela repose sur de l’auto-détection et des acteurs privés est une difficulté majeure. On ne dit pas qu’il ne faut pas de département conformité dans les entreprises mais ce n’est pas un sujet budgétaire. C’est ainsi que l’affichent les libéraux. Ils expliquent que cela coûte de l’argent mais c’est hypocrite !

Quand cela repose sur des entreprises qui vendent des services dont on ne peut pas se passer, on paye quand même en dernier recours. Tout le monde paye des frais bancaires. Quitte à les payer, il faudrait que cela passe par l’impôt et que le système de contrôle soit déconnecté du privé. Nous en avons parlé avec Jacques Maire et nous sommes en désaccord : la divergence est éminemment idéologique. Il pense que le secteur privé doit être libéré des contraintes, ce n’est ni plus ni moins que le libéralisme classique du bon vieux Smith.

“Si on ne remet pas en cause le paradigme capitaliste dans lequel on se trouve on sera toujours coincé dans les mêmes difficultés”

L’exemple des banques en ligne est à cet égard intéressant : nous proposons tous les deux une identité numérique sécurisée par l’Etat. Il est très facile d’usurper l’identité de quelqu’un. Comment ? On met une annonce sur Le Bon Coin disant qu’un logement est à louer. Des particuliers répondent à l’annonce. La personne vous demande de constituer un dossier avec la pièce d’identité, la fiche de paye et l’avis d’imposition.

Ce sont les documents dont on a besoin pour ouvrir un compte en ligne. Ce sont également les documents dont on a besoin pour faire un prêt en ligne. L’argent sera versé ensuite sur un autre compte avec une carte bleue prépayée comme le service N26. Cela paraît facile et c’est facile. Il n’y a plus de contrôle physique avec internet. Les banques en ligne ne cherchent pas à sécuriser davantage les systèmes car même si certains fraudent, cela ramène énormément d’argent par rapport aux pertes de la faiblesse des contrôles.

On aperçoit bien la tension entre le fait de laisser les acteurs privés se réguler eux-mêmes et le fait de mettre en place des dispositifs étatiques qui viennent certifier, contrôler ou encadrer. Cette identité numérique demanderait aux banques en ligne à s’accorder un surcoût par rapport à ce qu’elles génèrent. C’est là où l’idéologie des libéraux l’emporte sur le pragmatisme de la lutte contre la délinquance financière. C’est ainsi que le système tient. Si on ne remet pas en cause le paradigme capitaliste dans lequel on se trouve on sera toujours coincé dans les mêmes difficultés.

LVSL : Les fraudes fiscales et sociales sont définies comme les principales atteintes aux finances publiques. La construction européenne a entraîné un appel d’air en 1993 qui fait que certains types de fraude comme le carrousel ont été rendus plus faciles pour les entreprises. Existe-t-il des dispositifs à l’échelle européenne pour lutter contre ces stratégies de contournement ?

Ugo Bernalicis : Il s’agit du GAFI mais c’est à l’échelle mondiale. Les Etats européens en sont moteurs et c’est d’ailleurs la France qui en était à l’origine. Seulement, cela demeure crépusculaire. Chaque pays contrôle son plan d’action à tour de rôle : cette année c’est la France qui est évaluée par ses pairs. Ils vérifient que les recommandations précédentes ont été suivies de faits.

Il n’y a pas de mécanisme coercitif, seulement un mauvais classement. Les outils de coopération sont assez faibles. Les conventions fiscales bilatérales prévoient les contournements. Si on estime que l’harmonisation fiscale contrevient à la logique de la concurrence, cela pose problème : si on ne met pas au pas le Luxembourg et les Pays-Bas par exemple, cela ne fonctionne pas. Il y a également un problème de légitimité de l’existence du GAFI. De manière opérationnelle, la coopération judiciaire et policière est faible et limitée. Si vous ouvrez un compte en ligne en Allemagne, la France va faire une réquisition aux autorités allemandes.

Comme les Allemands n’ont pas de fichier centralisé comme le FICOBA en France, le temps que les autorités regardent dans chacune des banques, plusieurs mois se sont écoulés. Dans les conventions passées, les pays ne sont pas obligés de donner les informations. Israël ne donne les informations qu’une fois sur deux, or ils ont une filière de délinquance financière très active comme la fraude au président ou les faux virements : quelqu’un se fait passer pour quelqu’un connu par le président d’un grand groupe et demande de faire des virements. Un homme s’était fait passer pour Jean-Yves le Drian et avait demandé un virement de trois millions afin de libérer des otages. Nombre de patrons du CAC40 se sont fait avoir. Le contournement est permis par l’absence de sévérité des outils de détection.

Le fichier des coordonnées bancaires est un fichier constitué à partir des données des banques avec les noms et numéros de compte. Cela permet à la France d’avancer plus vite. Il n’y a pas cela en Allemagne. Quand on cherche un compte, il faut interroger toutes les banques, unes à unes. Il faudrait que les autres pays d’Europe se dotent des mêmes dispositifs et qu’on suspende les transactions financières tant que ce n’est pas le cas. Personne ne fera ça évidemment, mais le plus vite serait le mieux.

 LVSL : Quand le Peuple est devenu souverain, le collecteur de l’impôt est devenu agent public. Trois axes peuvent être distingués : l’importance du privé dans le processus de collecte ou de surveillance de l’impôt, le fait que des entités supranationales puissent imposer des normes sur l’imposition (réduction donc de notre souveraineté nationale), enfin que la fraude à l’impôt doit revêtir un caractère d’atteinte à la souveraineté nationale (par exemple Simon Bolivar qui considérait les fraudeurs comme des traitres à la patrie). Comment tenir cette notion de souveraineté avec des contraintes inhérentes au système libéral ?

Ugo Bernalicis : Il s’agit là d’une contradiction majeure du système. La TVA par exemple c’est une collecte par le privé avec 20 milliards de fraude. Il y a cependant quelques parades comme le paiement scindé. Le meilleur moyen serait de transférer une partie des taxes sur l’impôt sur le revenu. En France et en Europe, il y a un mouvement général de diminution de l’impôt sur le revenu et d’une augmentation des taxes. Il faut donner davantage de visibilité en diminuant les taxes et en augmentant les impôts. C’est possible dans le cadre du système actuel. Les acteurs supranationaux n’imposent pas de règles.

“On peut rééquilibrer la compétitivité en faisant le choix de politiques protectionnistes : il ne s’agit pas purement de questions de fiscalité, également de questions écologiques et sociales”

Ugo Bernalicis ©Léo Balg

Ce sont des incitations fortes qui se font par le dumping fiscal. Dans l’Avenir En Commun, on proposait de baisser l’impôt sur les sociétés de 33 à 25. Il ne s’agissait pas tant de s’aligner sur les autres. La norme de la petite entreprise est de 33%. Comme on prévoit d’augmenter le SMIC, pour les petites boites il faut un mécanisme de compensation a minima, par contre ceux qui sont à 8 (les grandes entreprises) et 16% (les entreprises de taille intermédiaire), ils augmentent et on met fin aux niches.

La République En Marche a également prévu de passer l’impôt sur les sociétés à 25% d’ici 2022. Sauf qu’ils ne touchent pas aux tranches basses. Ils le font en comparant avec les Etats voisins : « si on ne veut pas que nos entreprises partent ailleurs en Europe, il faut qu’on s’aligne sur la fiscalité des autres ». Voilà comment on nivelle tout par le bas. Cela se raccroche aux débats concernant l’harmonisation sociale et l’harmonisation fiscale. C’est donc la taxe qui est privilégiée mais qui est payée par les gens, d’où l’effet de vase communiquant : aujourd’hui la première recette de l’Etat c’est la TVA. C’est un problème car il s’agit de l’impôt le plus injuste.

On peut rééquilibrer la compétitivité en faisant le choix de politiques protectionnistes : il ne s’agit pas purement de questions de fiscalité, mais également de questions écologiques et sociales.

LVSL : Dans un autre volet du rapport d’information est évoquée la question de la formation et des vocations des officiers, gradés et gardiens. Le new public management a fait que le managérial a pris le pas sur le procédural, ce qui a une incidence très concrète sur la police financière. Au regard de l’injonction à avoir un turn over toujours plus important dans les services et une plus grande flexibilité au sein des carrières publiques, comment sortir de cette impasse qui touche aujourd’hui la fonction publique ?

Ugo Bernalicis : Il faut faire tout le contraire et redonner de la stabilité aux fonctionnaires. Dans un premier temps, en étant cynique, la réforme de la fonction publique pourrait avoir un effet bénéfique en permettant le recrutement de contractuels hors des circuits RH actuels. En effet peu de gens sont intéressés par les domaines économiques et financiers au sein de la police. Il y a un problème de recrutement, au-delà même du turn over. Dans l’OCLCIFF, ils étaient 70 avant septembre 2018. Mi-octobre, son responsable nous annonçait qu’il avait 20 personnes de plus.

Ils ont contourné leurs propres règles en recrutant des policiers novices dans un service d’élite. Ils n’avaient même pas une personne pour chaque poste. De manière pragmatique, le recours aux contractuels pourra permettre d’embaucher des personnes intéressées. Dans les faits, il y a un souci : dans toutes les administrations, la norme cardinale d’une belle carrière est la mobilité. Si on veut avancer dans sa carrière, il faut bouger. Cependant, dans ce genre d’offices, il faut de la stabilité. Il faut avoir trois à quatre années d’ancienneté pour commencer à être efficace. C’est cependant le moment où on commence à partir. On est donc moins efficace et moins productif.

Il y a également le fait que cela n’intéresse pas car les enquêtes sont décourageantes. Elles sont trop longues. Les policiers ne rentrent pas dans la police pour aller chercher les délinquants en col blanc. La solution est celle du recrutement fléché. Il s’agirait de dire que les candidats savent qu’ils vont entrer dans un service spécialisé.

C’est selon moi la solution la plus intéressante tout en mettant en place une formation interne et continue. Il serait également possible de mettre des augmentations en place si la personne ne part pas de son poste pour valoriser la stabilité. Oui, il y a des administrations où il faut un turn over. Il est important que les comptables publics bougent car des phénomènes de corruption peuvent effectivement se mettre en place.

Mais la mobilité n’est pas nécessaire partout. Si on veut des gens qualifiés, on s’est dit que dans le cas de l’OCLCIFF, la manière de recruter n’était pas la bonne. Quand les postes ont été ouverts en septembre pour recruter des officiers fiscaux-judiciaires (donc de proposer à des inspecteurs des finances de devenir policiers), il y avait plus de candidats que de postes ouverts.

Cela s’explique par le fait que les postes étaient dans le prolongement de leur activité professionnelle : d’abord ils chassent les délinquants fiscaux avec leur compétence administrative, pour se dire ensuite qu’ils aimeraient mettre le délinquant en prison eux-même. C’est un modèle où on part des compétences déjà acquises pour aller vers la qualification judiciaire qui vient compléter cela. On pourrait imaginer choisir des personnes qui travaillent à l’URSAFF pour les former au Code de procédure pénale et quand il y aura une infraction, le parquet pourra les solliciter.

J’entends l’argument de Gérald Darmanin qui explique que le Ministère de l’Intérieur a d’autres priorités, donc que la lutte contre la délinquance financière demeurera le parent pauvre. Cela ne serait pas le cas si j’étais ministre de l’Intérieur par parenthèse. Dans l’Avenir En Commun, nous proposons que des personnes aux qualifications judiciaires, les OPJ, puissent être détachées auprès des magistrats. Qui conduit l’enquête ? C’est le magistrat, pas le policier qui est sous contrôle de l’instruction. Cela éviterait les remontées d’informations au sein de l’Intérieur plus vite qu’au sein de la Justice et donc leur politisation. On aurait des groupes d’enquête dont on verrait les avancées. Encore une fois, plusieurs cases sont à cocher : la stabilité, le fait qu’on ait des services robustes et des sanctions au rendez-vous. C’est ce qui fait qu’on a un engouement pour le métier.

Une des autres possibilités serait de passer la formation du policier de un à deux ans. Cela permettrait une pré-affectation après la première année, le choix d’un service et une spécialisation avec des stages. Cela permet de créer des parcours. Je suis favorable à des académies de police avec des échelons à gravir. Sur une carrière militaire, on ne peut pas devenir directement général. Cela permet de connaître les techniques et également d’avoir du respect de ses subordonnés. Le new management public fait du mal à ces secteurs où on a besoin de spécialistes, il faut donc le proscrire en général et aussi en particulier.