La France insoumise : du parti au mouvement

©Ryad Hitouche

Un des faits les plus notables des dernières années est l’évolution accélérée des partis vers l’adoption de formes mouvementistes. Sous l’effet de la critique de la représentation et de l’entrée dans une société plus liquide, les entreprises politiques ont fini par intégrer de nouvelles formes d’engagement politique, pas nécessairement plus démocratiques. Les cas les plus notables en France sont En Marche ! et La France insoumise, en partie héritière du Parti de gauche. Analyse d’une mutation à partir du cas du mouvement fondé par Jean-Luc Mélenchon.


Dans La raison populiste, 2005, Ernesto Laclau expliquait déjà comment les effets du capitalisme globalisé produisaient des formes de dislocations internes des champs politiques, et ce qu’on peut appeler une liquéfaction des rapports sociaux – le caractère toujours plus friable des normes et des repères. Il prédisait, à cet égard, l’émergence accélérée de formes mouvementistes au détriment des formes partisanes traditionnelles. Les mouvements restent, au sens générique, des partis, mais ils rompent avec les formes institutionnalisées héritées de la généralisation du suffrage universel aux XIXème et XXème siècles. Plus encore, lorsqu’ils émergent dans la gauche traditionnelle, ils rompent avec la forme du parti de masse[1], modèle des mouvements ouvriers. En France, le PCF a longtemps constitué un idéal-type[2] du parti de masse, organisé de façon pyramidale et avec de multiples strates censées obéir au principe du centralisme démocratique : la section, la fédération, le conseil national et la direction nationale. À certains égards, le PS, dans la continuité de la SFIO, a maintenu ces formes, tout en s’organisant par courants. À côté de ce modèle, existaient des petits partis trotskystes fondés sur le principe de l’avant-garde éclairée. Ces partis étaient élitaires, sélectifs, et reposaient sur le rôle moteur d’une petite minorité dans les processus révolutionnaires. Le Parti de gauche, fondé en 2009 par Jean-Luc Mélenchon, à partir d’une scission du PS, est de ce point de vue plus proche de la tradition trotskyste et du modèle du parti de cadres[3].

Il y a plusieurs causes à l’émergence des mouvements et à l’affaissement des structures traditionnelles. Cela commence avec l’émergence de la mouvance altermondialiste des années 1990, comme ATTAC, qui a abouti aux comités du Non lors du référendum de 2005 sur le Traité constitutionnel européen. Ensuite, depuis les années 2000, on assiste au développement très rapide de l’usage politique d’internet et des réseaux sociaux. Le M5S italien est un des pionniers en la matière, puisqu’il est né dans le prolongement d’un blog associé à une plateforme qui s’appelait Meetup (lancée en 2005) sur laquelle les activistes pouvaient s’inscrire, voter et s’auto-organiser. En 2014, soit presque dix ans plus tard, Podemos, inspiré par la campagne de 2008 de Barack Obama qui avait contourné l’appareil démocrate avec MyBO et Partybuilder, lance sa plateforme et son site participatif, tout en conservant une forme partisane plus traditionnelle. En général, ces plateformes sont nées à partir d’un désir de démocratie directe et d’une désintermédiation permise par les technologies numériques. Finie la longue accumulation de capital politique interne pour pouvoir « approcher » les cercles dirigeants et le leader. Désormais, les réseaux sociaux permettent, ou feignent de permettre, un rapport direct au leadership. En retour, ce dernier peut observer directement l’état moral des troupes qui s’expriment sur internet, ce qui le rend moins dépendant des remontées du terrain. Les réseaux sociaux et leurs algorithmes favorisent ce double mouvement d’horizontalité et de verticalité, au détriment des structures pyramidales stratifiées.

L’apparition de nouveaux acteurs a été permise par la crise de la représentation et l’insatisfaction croissante à l’égard de l’offre politique existante. Depuis les années 1980 et l’installation progressive de l’hégémonie néolibérale, s’est développé un phénomène d’alternance sans alternative, où les différences politiques entre la gauche et la droite se sont progressivement effacées, pour finir par laisser place au cercle de la raison. À la raison politique s’est substituée la raison technocratique. Le caractère toujours plus limité des alternatives, couplé aux effets d’atomisation de la mondialisation, a affaibli la pertinence du clivage gauche-droite et a généré une accumulation de demandes frustrées dans la société. Cette accumulation a atteint un seuil critique et a ouvert une fenêtre d’opportunité pour que des outsiders exploitent et articulent ces demandes. Ces derniers, lorsqu’ils mettent sur pied des machines électorales, disposent au départ de peu de ressources financières et humaines. Dès lors, ils privilégient des formes où le pouvoir est plus concentré et où la structure est plus souple. En d’autres termes, il est plus simple de créer un mouvement qu’un parti qui dispose de structures complexes et développées, et de ramifications sur l’ensemble du territoire.

Le lancement de la France insoumise s’est effectué à partir de la combinaison de ces deux éléments : une concentration décisionnelle très poussée faite pour mener campagne ; une plateforme internet destinée à capter la demande d’horizontalité et à laisser faire la spontanéité par en bas. L’adhésion a disparu, au bénéfice de l’appui à la candidature de Jean-Luc Mélenchon. Le clic suffit pour participer et ne nécessite plus les procédures formelles du passé. Le niveau de contrôle des militants a été dans un premier temps très faible en raison de l’extension extrêmement rapide qu’a connue le mouvement dans le contexte de l’élection présidentielle. Cette extension revêt, à dessein, un caractère quasi incontrôlable. C’est ce qui s’est aussi passé au cours de la campagne de Bernie Sanders en 2016, où les organizers ont promu un modèle chaotique fondé sur l’énergie et l’autonomie des volontaires sur lesquels le contrôle est relâché. La concentration décisionnelle nécessaire à la campagne s’est traduite par l’absence de processus de légitimation démocratique, hors des consultations effectuées ponctuellement sur la plateforme. Jean-Luc Mélenchon a par ailleurs légitimé ce modèle en critiquant l’entre-soi créé par la démocratie interne, qui conduit les militants à se concentrer sur la vie interne du parti et à se regarder le nombril. Pour dépasser ce handicap, la France insoumise semble avoir privilégié une démocratie de l’action où le faible niveau de contrôle sur la base permet à chacun de se sentir libre de conduire ses propres actions. De ce point de vue, le mouvement embrasse les dynamiques postmodernes qui favorisent des formes individualistes d’engagement politique et un rejet toujours plus fort des cadres collectifs. C’est en particulier le cas des jeunes, qui ont constitué un des moteurs les plus puissants de la campagne de 2017.

Après l’élection : la maturation

La période post-élections présidentielle et législatives a conduit à une forme de rétractation progressive du mouvement, comme l’indique le nombre décroissant de votants sur la plateforme du site. Cette rétractation est à la fois le produit de la dépolitisation habituelle post-présidentielle et du modèle organisationnel de la France insoumise. En effet, lorsque l’enjeu politique disparaît, l’action immédiate a moins de sens et est moins valorisée qu’en période d’élection. La variété limitée du répertoire d’action de la France insoumise (malgré les nouvelles formes apparues après l’élection : votation citoyenne, collectes, caravanes rurales ou encore les processus participatifs comme les ateliers des lois) provoque une prise de distance logique de celles et ceux qui valorisent d’autres formes d’engagement. Ce n’est pas nécessairement un problème, car on peut tout à fait considérer qu’il n’y a pas besoin d’un mouvement de masse et qu’il suffit de mobiliser des troupes importantes lors des moments cruciaux, mais cette rétractation a rencontré d’autres transformations organisationnelles.

Le centre de gravité du mouvement a en effet basculé après les élections législatives. Le groupe parlementaire joue actuellement le rôle de direction politique du mouvement, sans que cela soit formellement acté. Il capte une partie des ressources humaines, et notamment des cadres politiques, pour les mettre au service de l’action parlementaire et des impératifs liés à l’actualité nationale. En entrant dans les institutions, la France insoumise a été partiellement extraite de son extra-institutionnalité. Concrètement, la vie du mouvement s’organise de façon croissante autour du groupe parlementaire où s’élabore la ligne politique et les compromis internes. Ces compromis dépendent des positions des différents députés et de leurs intérêts respectifs, et il est évident que le groupe de la France insoumise est hétérogène. L’apparition d’une structure intermédiaire entre le leader et la base a transformé le processus d’élaboration de la ligne politique au bénéfice des cadres et des élus, au détriment des éléments hors du groupe parlementaire. Les compromis internes au groupe ne sont pas toujours ceux qui correspondent à la pluralité du mouvement, notamment quand les zones d’élections des élus sont concentrées géographiquement.

Dans le même temps, l’équipe de direction a endossé un rôle avant tout technique, de telle sorte qu’elle est nommée « équipe opérationnelle ». C’est celle qui siège rue de Dunkerque, près de la gare du Nord, qui est pilotée par Manuel Bompard et dans une moindre mesure par Bastien Lachaud. Elle traduit notamment les orientations fournies par le groupe parlementaire et par Jean-Luc Mélenchon dans les campagnes et les actions des groupes d’action. Mais la technique revêt toujours un caractère plus ou moins politique, et n’est pas neutre puisque l’opération de traduction des orientations fournies est en elle-même une opération politique. De telle sorte qu’on peut considérer que la France insoumise est en partie bicéphale et que son modèle de direction n’est pas stabilisé et varie en fonction des impératifs de la conjoncture, selon que le mouvement ou le groupe soit plus ou moins exposé dans l’actualité.

Le modèle de la France insoumise est donc fondé sur une forme d’indétermination de la structure décisionnelle, qui repose en dernière instance, et quand la situation l’exige, sur le leader. Cependant, au quotidien, les multiples décisions prises engagent une variété d’acteurs sans que leur hiérarchie et leur zone de compétence soient clairement délimitées, hormis lorsque Jean-Luc Mélenchon mandate l’un ou plusieurs d’entre eux sur un sujet particulier. Pour analyser et comprendre le modèle de la France insoumise, cela vaut la peine de s’intéresser aux personnes qui jouent le rôle de nœud de réseau.

Un groupe parlementaire qui repose sur une nouvelle génération de cadres

Clémence Guetté, que nous avons eu l’occasion d’interroger, fait partie de cette jeune génération de cadres passée par le Parti de Gauche, mais qui était insatisfaite de la forme parti. À 27 ans, elle est actuellement secrétaire générale du groupe La France insoumise à l’Assemblée nationale, et joue de ce fait un rôle important à la fois au niveau de l’élaboration des compromis internes et de la coordination avec l’équipe opérationnelle. Après avoir effectué une licence de lettres à la faculté de Poitiers et un master de sociologie politique à Sciences Po Paris, elle s’est formée aux politiques environnementales en passant par Agro ParisTech.

Clémence Guetté, secrétaire générale du groupe parlementaire de la France insoumise.

Pendant la campagne, elle a été embauchée par le mouvement afin de travailler à plein temps sur le programme présidentiel, puis sur les législatives. Elle raconte : « Mon rôle de secrétaire générale n’était pas forcément anticipé, dans la mesure où il n’était pas certain que nous ayons un groupe. J’ai été choisie parce qu’il y avait besoin de quelqu’un qui était familier de la doctrine et qui garantirait qu’elle soit déclinée dans l’activité parlementaire. » En d’autres termes, c’est par elle que passe le maintien de la cohérence du programme, cohérence qui peut entrer en conflit avec l’hétérogénéité du groupe parlementaire. Si pour Clémence « chacun apporte sa nuance et son expérience », il est cependant « important d’avoir en tête les équilibres à construire ». Rompue à la sociologie des partis politiques, elle « assure le lien » entre les députés et « assiste Jean-Luc Mélenchon dans son rôle de président de groupe ». Vaste programme, pour un mouvement qui arrive en 2017 sans maîtriser les routines institutionnelles contrairement aux autres partis politiques présents à l’Assemblée nationale.

Arrivée sans connaître le fonctionnement de l’Assemblée, elle admet volontiers le poids de l’institution : « Il est réel, dans les pratiques, les vêtements, les corps. On nous le montre tous les jours. Il faut faire attention à la technocratisation, il faut garder en tête que nous sommes là pour un but bien précis. On essaie de montrer qu’on peut faire bien tout en remettant en cause les normes qu’on juge absurdes. » Les députés insoumis ont en effet déposé de nombreux amendements, et c’est à elle que revient la charge de les relire, ce qui est en rupture avec les usages à l’Assemblée : « Le travail de fond est la majorité de mon activité, en particulier la relecture de toutes les notes produites par les collaborateurs parlementaires, et tous les amendements, afin de rendre tout ça cohérent avec le programme. » Elle reconnait que « ce serait impossible avec un groupe plus nombreux. »

Cet investissement important dans le travail parlementaire peut presque sembler étonnant, quand on sait que le système institutionnel français est fondé sur le fait majoritaire et qu’il n’y a quasiment aucun amendement de l’opposition qui passe à l’Assemblée nationale, dont l’utilité réside plus dans le fait de fournir une tribune aux opposants. Il nécessite un investissement conséquent en ressources humaines et en attention accordée par les cadres politiques. Mais pour la jeune secrétaire générale, l’objectif est ailleurs : « En un an, on a réussi à montrer aux gens et aux services de l’Assemblée qu’on était extrêmement sérieux dans le travail. Nos députés ne portent pas de cravate, mais ils travaillent les projets de lois. »

Un mouvement autonome du groupe

C’est aussi par la secrétaire générale que passent de nombreuses informations pour que le lien se fasse avec le mouvement. De l’autre côté de la messagerie Telegram, plébiscitée par les cadres insoumis, se trouve Coline Maigre, en charge de la relation du mouvement avec les groupes d’appui, pour qui : « Le mouvement est autonome, il a sa vie propre. Il met ses capacités organisationnelles au service du groupe et les députés mettent leur tribune au service du mouvement ». À 26 ans, celle-ci est arrivée beaucoup plus fraichement que Clémence dans le militantisme. Originaire d’Auxerre, elle a suivi une licence de droit à Lyon. Elle confie ne pas avoir baigné dans la politique : « Mes parents n’ont jamais été militants, même si comme tout le monde, ils discutaient de politique à la maison. » Son engagement plus tardif à la France insoumise est en lien avec l’émergence de la forme mouvement : « En 2012, je me suis intéressée à Jean-Luc Mélenchon, mais je ne voulais pas entrer au Parti de Gauche. Je me méfiais des partis. C’est vraiment la modernité de la France insoumise, la forme mouvement-plateforme, l’activité sur les réseaux sociaux, la porosité de la structure, qui m’ont convaincue de m’engager. Tu milites sur le terrain, tu milites sur les réseaux sociaux, tu partages des vidéos, tu fais comme tu veux. » Elle a d’abord « filé des coups de main pendant la campagne, notamment aux législatives, sur l’organisation d’événements en région parisienne », avant d’hériter de la position de Mathilde Panot, appelée à son mandat de députée. C’est Manuel Bompard qui lui a proposé de prendre le relai de la députée d’Ivry-sur-Seine.

Ses journées ? « On envoie des mails aux référents de chaque groupe, on est à l’écoute des groupes d’appui, on s’occupe de la newsletter. On fait en sorte que les campagnes décidées aux conventions du mouvement soient menées sur tout le territoire. On organise les manifestations. » Avec elle, deux autres personnes sont là pour l’appuyer au quotidien, ce qui semble léger au regard du nombre d’inscrits sur la plateforme. Cette équipe est appuyée par une quinzaine de volontaires présents sur l’ensemble du territoire qui assurent les remontées du terrain à travers une réunion mensuelle et une boucle Telegram. Fini les centaines de cadres locaux censés mailler le territoire et l’organisation pléthorique au niveau national pour assurer le fonctionnement de l’organisation. Mais cette concentration décisionnelle et l’étendue de la tâche peut rendre sa réalisation compliquée, comme lorsque les cadres du mouvement ont été transférés à l’Assemblée nationale. Coline raconte : « Après les législatives, il ne restait plus beaucoup de personnes pour assurer le fonctionnement du siège. Beaucoup de membres de l’équipe opérationnelle précédente étaient partis travailler à l’Assemblée. »

Ce rapport direct de la structure nationale avec les groupes d’appui est revendiqué par le mouvement : « Cela évite la bureaucratisation et les chefferies locales. Cela favorise l’autonomie des groupes d’action qui agissent comme ils le veulent dans le cadre du programme l’Avenir en commun. » Or, certains militants ne l’entendent pas de cette façon. En effet, la France insoumise a aussi attiré de nombreux militants marqués par les structures partidaires qui comportent différents échelons. Il y a donc eu des tentatives pour créer des structures au niveau départemental après la campagne présidentielle. Pour Coline : « C’est compliqué de passer d’un parti à un mouvement pour certains militants. C’est souvent le produit d’une incompréhension et il y a parfois des vieux réflexes pour reproduire des formes passées. En expliquant bien l’intérêt de la forme mouvement, les gens s’y sont adaptés. Certains ne comprenaient pas que des insoumis ne voulaient pas de petits chefs, ce qui peut provoquer des conflits, mais ceux-ci se résolvent par la création d’un nouveau groupe d’action. »

Coline Maigre, coordinatrice des groupes d’action de la France insoumise.

Ces inerties culturelles concernent aussi les modes de légitimation de l’élite dirigeante. Si dans les vieux partis la légitimation passait par des procédures censées être démocratiques, mais toujours biaisées par l’appareil dirigeant, de telle sorte qu’elle n’est souvent qu’une illusion, la France insoumise assume son caractère non démocratique et tranche le débat : « si on applique au mouvement la “démocratie” telle que la pratiquait les vieux partis, on va se mettre à voter sur des virgules » explique Coline. En ce qui le concerne, à l’édition 2018 des « Amfis d’été », Jean-Luc Mélenchon déclarait : « La France insoumise n’est pas démocratique, elle est collective. » Cette verticalité assumée se conjugue à une autonomie importante à la base, et à un modèle de démocratie de l’action. Il est notable que ce modèle s’appuie sur une nouvelle génération de cadres plus sensibles aux nouvelles formes d’engagement et au refus de s’investir de façon trop contraignante dans une organisation.

Vers la désorganisation et le leader éclairé ?

À de nombreux égards, le système organisationnel de la France insoumise semble fondé sur une forme de chaos et de déséquilibre permanent où on recherche en vain le principe articulateur qui permet d’assurer le déploiement stratégique du mouvement. Cette désorganisation organisée reste en partie fonctionnelle. Pour certains observateurs, cela cache l’autoritarisme présumé de Jean-Luc Mélenchon qui est l’unique principe qui assure le leadership.

Mais cette hypothèse résiste en définitive assez peu à l’analyse. Dans ce panorama qui ressemble plus à un archipel de petites unités chacune détentrice d’un pouvoir limité et spécifique, l’hétérogénéité prévaut. Jean-Luc Mélenchon adopte en réalité en permanence des positions de compromis internes qui peuvent être librement interprétables par l’ensemble des acteurs, qu’il s’agisse des députés, des figures variées du mouvement ou des militants. Il élabore en continu des compromis a minima, et joue plus le rôle d’autorité morale que d’organisateur du quotidien. Ce modèle génère en réalité de la conflictualité. Il encourage la polarisation interne entre différentes factions qui cherchent à faire pencher le leader d’un côté ou de l’autre, afin qu’il construise des compromis qui leur soient plus favorables, ou qu’il choisisse une ligne ou une autre, ce qui n’est pas dans l’habitude d’un leadership à la culture mitterrandienne, où l’ambiguïté a un rôle primordial. Cependant, l’augmentation de la conflictualité interne rend toujours plus difficile l’élaboration de compromis, de telle sorte que les conflits s’aggravent tendanciellement et poussent les acteurs toujours plus loin, jusqu’à ce qu’il faille politiquement trancher une tête. Cette nécessité intervient d’autant plus que le cloisonnement du leader en région parisienne, dans l’action parlementaire (malgré la présence en circonscription à Marseille), rend plus ardue la perception des questions qui s’expriment au-delà de la petite couronne, et qui pourraient être démêlées de façon moins conflictuelle. Concrètement, cela se traduit par l’exclusion ou la marginalisation de figures qui ont dépassé un seuil critique dans le conflit.

À l’inverse, quand la ligne est plus affirmée et qu’elle est mise hors des débats quotidiens, qu’un horizon est fixé clairement, comme à l’occasion du soutien aux gilets jaunes, il semblerait que le niveau de conflictualité décroisse. C’est un paradoxe bien connu de la théorie populiste : la démocratie repose non pas sur l’association, mais sur la division. Là où il y a du politique, c’est qu’il y a du conflit. Les formes de démocratie non formelles présentes dans la France insoumise, notamment à travers les tentatives de peser n’ont de sens que par rapport à des adversaires internes. Elles génèrent donc en permanence du conflit, mais sans les institutions adaptées pour canaliser les antagonismes. Le mouvement se retrouve donc devant l’obligation de toujours avancer pour faire diminuer le niveau de conflictualité interne et éviter les phases de flottement propices à une remontée de la conflictualité.

Cette cartographie non exhaustive du mouvement laisse entrevoir une difficile transition et l’absence de stabilisation d’un modèle organisationnel clair. Cet état gazeux embrasse largement les caractéristiques principales du moment populiste et de la postmodernité politique : une désinstitutionalisation, une atomisation et une hétérogénéité croissante en recherche continue d’un principe d’articulation. Cette instabilité est à l’image de nos systèmes politiques, mais laisse entrevoir un certain nombre de défis quant à la préparation d’une prise du pouvoir. En effet, ce modèle semble particulièrement pertinent pour les phases de campagne électorale, qui reposent sur la rapidité décisionnelle et des capacités propulsives, mais a plus de difficultés à s’adapter aux phases de reflux de la participation politique, qui conduisent à une démobilisation interne et à des déséquilibres politiques. Dès lors, il est difficile pour ces organisations de s’atteler à des tâches aussi cruciales que la production et la formation de cadres ou la séduction d’acteurs habitués à des formes institutionnelles stables, comme dans la haute fonction publique ou les décideurs. La friabilité de l’ancrage social et territorial des militants rend le mouvement d’autant plus sensible à l’importante fluctuation de la mobilisation de son électorat, ce qui l’expose à des fragilités lors des élections intermédiaires. Le modèle de la France insoumise est donc fondamentalement tourné vers l’élection présidentielle.

[1] Le concept de parti de masse renvoie à la typologie de Maurice Duverger. Il désigne, comme son nom l’indique, des partis qui ont de nombreux adhérents et dont l’extension est un but en soi, car il favorise la diffusion des idées et des propositions du parti, ainsi que sa capacité à mailler le territoire.

[2] Le terme idéal-type renvoie au concept de Max Weber. Il sert à désigner un modèle abstrait auquel la réalité ne correspond que partiellement.

[3] Toujours selon la typologie de Maurice Duverger, le parti de cadres renvoie aux partis qui reposent sur un nombre plus restreint d’adhérents, dont l’origine sociale est plus élitaire. Ils ne cherchent pas l’adhésion d’un grand nombre de sympathisants. Ce concept a d’abord servi à qualifier les partis de notables.

Chantal Mouffe : “S’il y a du politique, c’est qu’il y a du conflit”

The Belgian political theorist Chantal Mouffe, post-Marxist philosopher and currently teaching at University of Westminster, was in Paris. She talked about yellow vests’ movement and about the French political life including populism. 19th January 2019, Paris.
La politologue belge Chantal Mouffe, philosophe post-marxiste et professeure a l’Universite de Westminster, etait a Paris. Elle s’exprima sur le mouvement des gilets jaunes et a propos de la vie politique francaise et notamment sur le populisme. 19 janvier 2019, Paris.

Il y a quelques mois était publié Pour un populisme de gauche, le dernier ouvrage de Chantal Mouffe paru chez Albin Michel. Désormais, c’est Hégémonie et stratégie socialiste, un des ouvrages majeurs de la philosophe belge et d’Ernesto Laclau, qui est republié chez Fayard en version poche, signe de l’intérêt grandissant pour les travaux des deux auteurs post-marxistes. L’Europe vit en effet un « moment populiste » qui se manifeste par des bouleversements politiques rapides dans de nombreux pays. À l’heure des gilets jaunes, nous avons pu nous entretenir longuement avec la philosophe sur l’ensemble de son œuvre théorique, et sur son utilité pour analyser et pour agir dans la période politique actuelle.


LVSL – Ce mois de janvier vient de paraître la version de poche de l’ouvrage que vous avez coécrit avec Ernesto Laclau Hégémonie et stratégie socialiste, initialement publié en 1985. Dans cet essai vous portez l’ambition de renouveler les schémas de pensée d’une gauche sclérosée tant du côté de la famille communiste que du côté de la famille social-démocrate. Quels étaient les fondements du projet initial ?

Chantal Mouffe – Notre projet était à la fois théorique et politique. Il s’agissait d’une réflexion théorique à partir d’un problème politique. J’utilise cette démarche dans tous mes livres. Je m’intéresse à la théorie dans la mesure où elle permet d’éclairer l’action, de la comprendre et de conduire à une intervention. Dans le cas d’Hégémonie et stratégie socialiste : Vers une radicalisation de la démocratie nous partions d’un questionnement politique. Le constat qui nous préoccupait était le suivant : tant la gauche marxiste – qui était encore forte à cette époque-là – que la gauche sociale-démocrate étaient dans l’incapacité de penser la nature des demandes qui émanaient des nouveaux mouvements sociaux, à savoir le féminisme, l’antiracisme ou encore les luttes pour l’écologie, et de saisir l’importance d’articuler ces demandes avec celles de la classe ouvrière. Cette gauche demeurait très ancrée dans l’idée que le socialisme concernait avant tout les demandes de la classe ouvrière.

Nous avons essayé de comprendre ce qui se passait, d’où provenait ce blocage, cet obstacle épistémologique – pour reprendre une expression de Louis Althusser – dans cette théorie qui ne nous permettait pas d’appréhender l’importance de ces luttes. Il nous fallait en fait poser la question de l’hégémonie, entendue comme la nécessité pour la classe ouvrière de s’ouvrir à d’autres demandes. Notre réflexion était bien sûr très influencée par Gramsci. D’ailleurs, le premier livre que j’ai publié est intitulé Gramsci and Marxist Theory (1979).

Pourtant, bien que Gramsci fut celui qui soit allé le plus loin dans la pensée marxiste, nous ne trouvions pas chez lui les éléments théoriques qui nous permettaient de poser la question de l’hégémonie au-delà d’une union de groupes sociaux autour de la classe ouvrière. Pour le penseur sarde, il s’agissait d’articuler la lutte de la classe ouvrière du Nord avec la lutte de la paysannerie du Sud de l’Italie. Nous pensions que la perspective de l’hégémonie chez Gramsci constituait un point de départ, mais qu’il fallait pousser plus loin encore.

Le livre comporte trois parties. Il est intéressant de souligner que dans sa publication allemande, il avait pour titre Hégémonie et stratégie socialiste : pour une déconstruction du marxisme. La première partie est effectivement une déconstruction de la pensée marxiste à partir du concept d’hégémonie. Nous avons cherché à établir une généalogie pour déterminer les points d’achoppement et nous sommes arrivés à la conclusion que ce qui empêchait le marxisme de comprendre les nouveaux mouvements sociaux, c’était l’essentialisme de classe, comme nous l’avons formulé. Le marxisme concevait la subjectivité politique comme la stricte expression des positions de classe. Le féminisme, l’écologie, l’antiracisme n’étant pas des antagonismes directement exprimables en termes de classe, leur importance était négligée.

À partir de ce diagnostic, nous avons développé une approche théorique à même de dépasser cet obstacle épistémologique, par une approche anti-essentialiste qui permette d’articuler une perspective non rationaliste. Dans la partie théorique du livre, la seconde, nous avons associé la pensée de Gramsci à plusieurs éléments du courant post-structuraliste de Derrida, Lacan et Foucault. Cette articulation nous a amenés à développer une théorie du politique structurée autour de deux concepts principaux : le concept d’hégémonie et le concept d’antagonisme. Cette partie théorique visait donc à développer notre pensée anti-essentialiste.

Dans la dernière partie de l’ouvrage, nous avons tiré les conséquences de cette analyse anti-essentialiste dans le champ de la politique. Nous avons proposé de redéfinir le socialisme en termes de radicalisation de la démocratie. Cette redéfinition est primordiale pour nous, parce que l’articulation des intérêts de la classe ouvrière et des demandes qui correspondent à d’autres antagonismes conduit à poser la question de l’hégémonie dans un sens bien plus large. Le socialisme entendu comme la défense des intérêts de la classe ouvrière devient dès lors une partie d’un projet plus vaste qui englobe d’autres demandes. Voilà ce qui est à l’origine de notre questionnement, et qui nous a amenés, depuis une question politique, à élaborer toute une réflexion théorique.

LVSL – Cet essai s’inscrit dans le courant que vous avez mentionné et qu’on peut qualifier de post-marxisme. Quelle est votre conception de ce courant ?

CM – En réalité, nous ne sommes pas les initiateurs de cette expression. Avant d’écrire Hégémonie et stratégie socialiste, nous avions publié une série d’articles qui posaient déjà certaines de ces questions. L’un d’eux, publié dans Marxism Today, avait bénéficié d’un certain écho par les débats qu’il avait suscité au sein de la gauche britannique. Les opposants l’avaient qualifié de « post-marxiste » afin de le critiquer. Cette catégorisation ne nous a pas dérangés, et nous avons repris cette formule dans la préface du livre en insistant à la fois sur post et sur marxisme. Il ne s’agit pas d’un post-marxisme qui rejette le marxisme mais plutôt d’une pensée qui part du marxisme et s’en nourrit, mais pour aller plus loin.

Le terme post-marxisme ne dit pas grand-chose. Il ne définit pas clairement ce que sont nos thèses. C’est plutôt un terme descriptif. D’autres courants sont considérés comme post-marxistes, comme par exemple les études postcoloniales, certaines parties des études dites « décoloniales » ou encore les subaltern studies pour ne citer qu’elles. Il peut être intéressant de différencier le courant post-marxiste du courant néo-marxiste. Car il y a toute une série d’auteurs influents qui reconnaissent l’importance d’adapter les catégories marxistes à la situation actuelle tout en maintenant une certaine orthodoxie. Ce sont des néo-marxistes.

Cette question de l’orthodoxie ne m’intéresse pas. Je n’ai aucun attachement sentimental à me dire marxiste. Le marxisme a été important dans ma formation, surtout avec Gramsci, mais d’autres auteurs sont tout aussi importants, comme Freud, Weber ou encore Wittgenstein. Je défends une certaine dose d’éclectisme et je me méfie de toute forme d’orthodoxie.

Notre approche est souvent présentée comme une théorie du discours ou comme École d’Essex car Ernesto Laclau, lorsqu’il était professeur à l’université d’Essex, a développé un programme de doctorat intitulé « Idéologie et analyse du discours ». De nombreux étudiants et doctorants du monde entier sont venus travailler avec lui et ont utilisé par la suite cette approche pour étudier une grande diversité de phénomènes. De ce programme est née une école, mais ce n’est pas une école post-marxiste. Cette période a été très importante dans la diffusion internationale de nos idées et de notre approche discursive. Cette dernière est au cœur de notre réflexion dans Hégémonie et stratégie socialiste.

“S’il y a du politique c’est qu’il y a du conflit”

Pour compléter, je voudrais rapidement indiquer quels sont les points principaux de cette approche de la théorie du discours. Tout d’abord, elle s’inscrit dans une conception dissociative du politique. C’est une conception qui s’oppose au postulat dominant dans la théorie politique libérale – entendue ici au sens du libéralisme philosophique et non du libéralisme politique ou économique – qui est en général porteuse d’une conception associative du politique. Pour celle-ci, le politique est le domaine de l’agir en commun, de la liberté et de la recherche du consensus.

À côté de cela, existe une théorie dissociative du politique. On la trouve dans les écrits de Thucydide, de Machiavel et de Hobbes et plus tard chez Max Weber, Carl Schmitt ou Claude Lefort. Nous nous inscrivons dans cette conception dissociative du politique où politique et conflit sont inséparables : s’il y a du politique c’est qu’il y a du conflit. D’un point de vue plus philosophique, et c’est un point sur lequel nous insistons beaucoup, il y a une négativité radicale que nous différencions de la négativité dialectique. Cette dernière, qui peut être dépassée dialectiquement, est présente chez Marx ou chez Hegel. À l’inverse, la négativité radicale ne peut pas être dépassée : la société est irrémédiablement divisée.

Le second point important réside dans la conception anti-essentialiste selon laquelle toute objectivité est construite de manière discursive. L’espace social est de nature discursive et il est le produit de pratiques signifiantes. Ici, nous contestons l’idée de l’immédiateté, l’idée que le monde social nous est donné, ce que Derrida appelle la métaphysique de la présence. Le monde social est toujours construit par des pratiques signifiantes. En ce qui concerne les identités, comme Freud nous l’a appris, elles sont toujours le résultat de processus d’identification. Dans le domaine politique, les identités sont toujours des identités collectives et le résultat d’un processus d’identification qui comporte des éléments affectifs.

On appelle aussi cette conception post-fondationnaliste dans la mesure où elle affirme qu’il n’y a pas de fondement ultime. Ce n’est pas une position anti-fondationnaliste selon laquelle tout se vaut et tout est possible. Pour nous, il y a des fondements, mais ceux-ci sont toujours contingents. Toute politique vise à établir un ordre qui est de nature hégémonique car il n’est jamais assis sur un fondement définitif. C’est un ordre précaire, contingent et en cela il est post-fondationnaliste.

On accuse cette conception discursive d’être une conception idéaliste. Depuis Hégémonie et stratégie socialiste, nous avons écrit bon nombre d’articles pour expliquer que ce n’était absolument pas le cas. Ce qu’on appelle « pratiques discursives » sont des pratiques signifiantes dans lesquelles signification et action, éléments linguistiques et éléments affectifs, ne peuvent pas être séparés. Lorsqu’on parle de discours c’est au fond la même chose que ce que Wittgenstein appelle des jeux de langage, à condition bien sûr de comprendre que par jeux de langage Wittgenstein ne se réfère pas simplement à des jeux linguistiques. Pour Wittgenstein, les jeux de langage sont aussi des pratiques matérielles. C’est donc une position matérialiste et non idéaliste. J’insiste sur ce fait important car bon nombre de personnes ne semblent pas être capables de le comprendre.

LVSL – Justement, à propos de cette conception anti-essentialiste, vous critiquez l’essentialisme de classe qui conduit à remettre en question l’existence prédéterminée d’intérêts objectifs et d’identités de classes. Intérêts objectifs et identités de classes qui découleraient mécaniquement de la place qu’occupent les individus dans le processus de production. Entendez-vous ici que la lutte des classes, qui a été longtemps au centre de la vision du monde et de l’action politique à gauche au XXème siècle, est une formulation qui est dépassée ?

CM – Il y a eu beaucoup de malentendus par rapport à ce que nous disions de la lutte des classes. Il est évident que la perspective théorique que je viens de développer rompt avec l’ontologie marxiste d’une loi de l’Histoire, avec la représentation de la société comme une structure intelligible qui pourrait être maîtrisée à partir de certaines positions de classe et reconstituée en un ordre rationnel par un acte fondateur. Cette perspective met en question toute l’ontologie marxiste. Elle implique la nécessité d’abandonner le rationalisme marxiste qui présente l’histoire et la société comme des totalités intelligibles qui sont établies par des lois conceptuellement explicables et une nécessité historique dont le moteur est la lutte des classes.

L’une des erreurs, à notre avis, de la perspective marxiste, est de tout réduire à la seule contradiction capital-travail et de postuler l’existence d’une classe ouvrière dotée d’intérêts objectifs adossés à la position qu’elle occupe dans les rapports de production, qui devraient la conduire à établir le socialisme. Dans cette optique, si les ouvriers empiriques ne partagent pas ces intérêts-là, ils seront taxés d’être sous l’emprise d’une fausse conscience. C’est ce que nous remettons en question.

“L’idée que la lutte des classes est le moteur de l’histoire doit être abandonnée.”

Dans notre perspective, et c’est ici que l’anti-essentialisme joue un rôle important, il n’y a pas d’intérêts objectifs mais seulement des intérêts construits discursivement. La classe ouvrière n’a pas de rôle ontologique privilégié, ce qui ne veut pas dire que dans certains cas la classe ouvrière ne puisse pas jouer le rôle principal. Cependant, cette primauté est toujours le résultat de circonstances et de la façon dont les luttes sont construites. Ce n’est donc pas un privilège ontologique. Les intérêts sont toujours des produits historiques, précaires et susceptibles d’être transformés. L’idée que la lutte des classes est le moteur de l’histoire doit être abandonnée.

Ce que nous contestons c’est donc l’idée que la lutte des classes serait une nécessité objective. Par contre nous ne contestons pas l’existence de luttes de classe à condition d’entendre ce terme de classe au sens wébérien ou bourdieusien. Certaines luttes peuvent être appelées luttes de classe dans la mesure où elles sont menées par des agents sociaux à partir de leur position dans les rapports de production.

Deux choses sont importantes pour comprendre notre position sur ce sujet. Tout d’abord, ces luttes menées par des agents sociaux à partir de leurs positions dans des rapports de production ne sont pas nécessairement anticapitalistes. La plupart des luttes menées par les ouvriers sont des luttes réformistes. D’autre part, il faut reconnaître qu’il peut y avoir des luttes anticapitalistes qui ne sont pas menées par des agents sociaux qu’on va appeler « classes ». Aujourd’hui, dans la mesure où le néolibéralisme pénètre de plus en plus et crée des formes de domination dans une pluralité de rapports sociaux, des agents sociaux vont se rebeller contre le capitalisme et mener des luttes anticapitalistes. Sauf qu’ils n’agissent pas en tant que classe. Des luttes féministes peuvent être des luttes anticapitalistes mais elles ne sont pas menées en tant qu’acteur de classe. De même, beaucoup de luttes écologiques peuvent mettre en question le capitalisme, mais pas au nom de positions de classe.

Nous n’avons jamais soutenu l’idée, comme certains nous en ont accusé, que les luttes de classe ne sont plus importantes et que ce sont les luttes sociétales, ou post-matérialistes, qui sont les seules à compter. Nous disons qu’il y a d’autres antagonismes que l’antagonisme économique et que les luttes qui leur sont liées sont importantes pour un projet de radicalisation de la démocratie.

LVSL – Dans Hégémonie et stratégie socialiste vous faites un plaidoyer en faveur d’une forme de réorganisation du projet socialiste en termes de radicalisation de la démocratie. Pouvez-vous revenir sur ce concept central dans vos réflexions, encore très présent aujourd’hui ?

CM – La thèse que nous défendons dans Hégémonie et stratégie socialiste est qu’un projet vraiment émancipateur doit être envisagé comme un projet de radicalisation de la démocratie. Nombreux sont ceux qui ont lu Hégémonie et qui n’ont pas compris ce que nous voulons dire lorsque nous parlons de créer une démocratie radicale et plurielle. Cela ne signifie pas que nous voulons rompre complètement avec la démocratie pluraliste pour établir un régime totalement nouveau. L’idée de radicalisation de la démocratie suppose une lutte immanente à l’intérieur de la démocratie libérale pluraliste. Je préfère utiliser le terme pluraliste que libéral car pour beaucoup de gens démocratie libérale renvoie nécessairement à l’articulation entre un régime politique et le capitalisme. En français et en anglais, on ne peut pas distinguer les différents sens du libéralisme. Les Italiens font eux la distinction entre liberismo et liberalismo.

Par démocratie libérale j’entends une forme de régime au sens d’une politeia, non au sens qu’on lui attribue dans les sciences politiques. C’est-à-dire une forme de vie et d’organisation de la société à partir de certaines valeurs éthico-politiques. En Occident, nous pensons la démocratie comme l’articulation entre deux traditions, la tradition libérale et la tradition démocratique. La tradition libérale est celle de l’État de droit, de la séparation des pouvoirs et de la liberté individuelle. La tradition démocratique a à voir avec l’égalité et la souveraineté populaire. L’idée de pluralisme vient de la tradition libérale et non de la tradition démocratique. C’est pourquoi je crois que cette articulation entre les valeurs de liberté et d’égalité est très importante. J’insiste toujours sur ce que j’appelle les valeurs « éthico-politiques de la démocratie pluraliste », soit la liberté et l’égalité pour tous.

Ainsi, quand nous parlons de radicalisation de la démocratie, nous affirmons qu’il est nécessaire d’étendre ces valeurs à davantage de rapports sociaux. L’application de ces valeurs a commencé dans la société civile avec la citoyenneté. Puis, grâce aux luttes socialistes, ces principes de liberté et d’égalité se sont étendus dans les rapports économiques. Actuellement, les nouvelles luttes visent à étendre ces principes de liberté et d’égalité encore plus loin, comme dans les rapports de genre par exemple.

Mais pour radicaliser la démocratie il est impératif d’être d’ores et déjà dans un régime démocratique. En ce sens, il est impossible de radicaliser la démocratie dans une dictature. C’est pour cette raison que je parle de lutte immanente. Il faut partir de notre société telle qu’elle existe et défendre ces valeurs éthico-politiques à l’intérieur de son cadre. Des critiques, marxistes en général, dénoncent ces valeurs comme étant un leurre. Il est vrai que ces valeurs sont très peu mises en pratique. À partir de là, il y a deux attitudes possibles : rompre avec la démocratie pluraliste et créer quelque chose de nouveau, une véritable démocratie, ou forcer nos sociétés à mettre en pratique les valeurs qu’elles profèrent car ce sont des valeurs qui méritent qu’on les défende.

Je pense qu’il ne faut pas chercher à rompre avec la démocratie pluraliste pour créer une société complètement nouvelle. Toute lutte est toujours une lutte de désarticulation et de ré-articulation de ce qui existe. Il ne s’agit pas d’opérer une rupture radicale. C’est pourquoi la radicalisation de la démocratie consiste à partir des valeurs qui constituent l’imaginaire social de la société. C’est là l’idée que nous développions déjà dans Hégémonie et stratégie socialiste et que je définis comme réformisme radical dans Pour un populisme de gauche (2018). J’y distingue trois positions dans ce qu’on appelle la gauche : la conception léniniste de rupture selon laquelle on va rompre avec l’ordre existant pour créer quelque chose de complètement nouveau ; l’option réformiste, pour laquelle il suffit d’effectuer quelques transformations mais sans mettre en cause l’ordre hégémonique existant ; et la proposition de radicalisation de la démocratie, qui renvoie au réformisme radical et qui consiste à créer une nouvelle hégémonie dans le cadre de la démocratie pluraliste. Dans cette dernière proposition, on cherche à radicaliser des valeurs déjà inscrites à l’intérieur d’une société donnée.

LVSL – Vos travaux engagés à la suite d’Hégémonie et stratégie socialiste approfondissent d’un point de vue théorique le projet de « démocratie radicale et plurielle » esquissé avec Ernesto Laclau. Votre théorie de la démocratie est fondée sur une critique de la démocratie libérale, dont vous ne rejetez pas le cadre pour autant, et s’oppose également au modèle de démocratie dit délibératif. Quelles critiques adressez-vous à ces deux modèles dominants ?

CM – Après avoir écrit Hégémonie et stratégie socialiste, je me suis posé la question suivante : comment devons-nous concevoir la démocratie pour qu’on puisse la radicaliser ? Ce questionnement doit aussi être resitué dans son contexte politique : après la chute du modèle soviétique, beaucoup de marxistes et un grand nombre d’intellectuels de gauche en France se sont convertis au libéralisme. Ce vent libéral me semblait paradoxal, car si je considère qu’il n’y a pas de théorie du politique dans le marxisme, je souhaitais montrer que le libéralisme n’en contient pas lui non plus.

Cela m’a conduit à m’intéresser à la philosophie politique libérale. J’ai commencé à lire John Rawls et Jürgen Habermas pour guider ma réflexion. Le modèle de démocratie qu’ils développent peut-il nous servir à penser les conditions d’une démocratie à même d’être radicalisée ? Je suis arrivée à la conclusion que les modèles issus de la philosophie politique libérale n’étaient pas satisfaisants car ils n’accordaient aucune place à l’antagonisme et à l’hégémonie. J’ai écrit deux livres sur cette question-là, dont The Return of the Political (ce livre a été partiellement traduit en français sous le titre Le politique et ses enjeux : pour une démocratie plurielle (1994) par La Découverte et la revue du MAUSS) et ensuite The Democratic Paradox (2000), traduit en français en 2016 aux éditions des Beaux-Arts de Paris.

LVSL Carl Schmitt vous a fourni un appui supplémentaire pour réintroduire la dimension irréductiblement conflictuelle du politique. Néanmoins, pour le philosophe allemand, l’antagonisme ami/ennemi conduit inévitablement les démocraties libérales fondées sur le pluralisme à une forme d’autodestruction. En quoi le modèle agonistique que vous développez dans vos travaux permet-il de résoudre cette contradiction ?

CM – Cette dimension conflictuelle du politique est déjà présente dans Hégémonie et stratégie socialiste. Nous avons souvent été accusés de suivre la pensée de Schmitt, alors même que nous ne le connaissions pas au moment de l’écriture du livre ! Un ami me l’a fait découvrir au moment de la publication de notre ouvrage.

Je travaillais à l’élaboration d’une critique du libéralisme lorsque j’ai découvert celle proposée par Schmitt. Il écrivait dans les années 1920 que le libéralisme nie le politique, car le libéralisme prétend penser le politique uniquement à partir d’un modèle économique ou d’un modèle moral ou éthique. Cette idée correspondait exactement à ce que je percevais dans la théorie libérale de la démocratie avec d’un côté le modèle agrégatif, qui correspond à une façon de penser le politique à partir de l’économie ; et d’un autre côté la démocratie délibérative qui se pensait quant à elle sur le mode de l’éthique ou de la moralité. Ce que Schmitt expliquait à l’époque était tout à fait pertinent pour appréhender la pensée libérale actuelle. Je dois dire que Schmitt a représenté pour moi un véritable défi… J’étais d’accord avec son idée que le politique repose sur le rapport ami/ennemi – ce que de notre côté nous appelons l’antagonisme, mais Schmitt en conclut que la démocratie pluraliste ne peut être un régime viable parce que le libéralisme nie la démocratie, et la démocratie nie le libéralisme.

Mon projet consistait au contraire à repenser la démocratie pluraliste. Je ne voulais en aucun cas rejeter la démocratie libérale. D’ailleurs, d’une façon paradoxale, je suis devenue beaucoup plus libérale en lisant Schmitt que je ne l’étais auparavant. Je me suis rendu compte que le problème de Schmitt, et c’est la raison pour laquelle il ne s’est pas opposé au nazisme, était son antilibéralisme résolu. J’ai découvert les dangers de l’antilibéralisme, et l’importance de la dimension libérale pluraliste. Quand je parle du libéralisme, je parle du pluralisme.

Mon objectif était de penser la démocratie libérale d’une façon véritablement politique, c’est-à-dire qui fasse place à l’antagonisme, ce que Schmitt pensait impossible. Le développement du modèle agonistique a été ma réponse au défi de Schmitt. J’ai compris qu’il pensait l’antagonisme sur le seul modèle de l’opposition ami/ennemi. Dans ce cas il avait raison de dire qu’une démocratie pluraliste était non viable car penser l’antagonisme de cette manière empêche toute légitimation dans le cadre d’une association politique et conduit donc nécessairement à la guerre civile.

Cependant, il existe une autre façon de mettre en scène l’antagonisme, non pas dans sa forme ami/ennemi, où l’ennemi est perçu comme celui qu’il convient d’éliminer, mais à la manière agonistique, en termes d’adversaires qui savent pertinemment qu’ils ne peuvent s’accorder parce que leurs positions sont antagoniques, mais qui se reconnaissent le droit de défendre leur point de vue et vont faire en sorte de s’affronter à l’intérieur du cadre d’institutions communes. L’enjeu d’une démocratie pluraliste, c’est alors d’établir les institutions qui permettent que le conflit se déroule sans déboucher sur la guerre civile. Dès lors, il est tout à fait possible de penser ensemble antagonisme et pluralisme, ce que Carl Schmitt tout comme Jürgen Habermas d’ailleurs considèrent comme impossible. Schmitt rejette le pluralisme pour défendre l’antagonisme. Habermas, au contraire, nie l’antagonisme pour sauver la démocratie. J’ai essayé de faire tenir ensemble antagonisme et pluralisme et je crois que le modèle agonistique permet cette compatibilité. C’est pour construire cette réflexion que Schmitt a été important pour moi. Un des premiers articles que j’ai publié en français dans la Revue française de science politique s’intitulait « Penser la démocratie moderne avec et contre Carl Schmitt ». La pensée de Carl Schmitt m’a beaucoup stimulée dans mon questionnement et j’ai élaboré le modèle agonistique avec lui et contre lui.

LVSL – Comme vous le reconnaissez vous-même dans votre dernier ouvrage, Pour un populisme de gauche, votre perspective théorique ne peut être dissociée de la conjoncture spécifique dans laquelle elle prend forme. L’écriture de Hégémonie et stratégie socialiste s’inscrivait dans un contexte politique bien identifié : les prémices d’un long déclin de l’hégémonie social-démocrate d’après-guerre, et l’hermétisme des gauches marxistes aux demandes émergentes des nouveaux mouvements sociaux. Quelles sont les conjonctures qui ont présidé à l’élaboration de vos ouvrages plus récents, tels que L’Illusion du consensus, Agonistique ou Pour un populisme de gauche ?

CM – Dans Le Paradoxe démocratique, j’ai consacré ma réflexion à l’élaboration de ce modèle agonistique avant de revenir à l’étude de conjonctures particulières. Dans L’Illusion du consensus (On the Political publié en 2005 et traduit en 2016), je traite de la conjoncture blairiste qui a vu naître la troisième voie, sous la forme d’une discussion des théories de Anthony Giddens. Je dois rappeler ici que nous avions écrit Hégémonie et stratégie socialiste dans un moment de transition entre l’hégémonie social-démocrate et l’hégémonie néolibérale. C’est avec Thatcher que s’établit l’hégémonie néolibérale, puis elle se consolide avec Tony Blair lorsqu’il arrive au pouvoir en 1997. Au lieu de remettre en question l’hégémonie thatchérienne, Blair accepte l’idée qu’il n’y a pas d’alternative et que la seule marge de manœuvre consiste à gérer la globalisation néolibérale de manière un peu plus humaine. C’est dans cette période qu’est théorisée la troisième voie, qui va devenir par la suite un modèle pour le reste de la social-démocratie européenne.

La plupart des analyses développées dans L’Illusion du consensus construisent une critique de cette troisième voie qui considère que l’antagonisme a disparu, que le modèle adversarial de la politique est dépassé et que nous sommes entrés, selon Beck et Giddens, dans une nouvelle forme de modernité réflexive. J’ai théorisé cette idée sous le nom de post-politique : ce moment où l’on en vient à penser qu’il n’y a plus de différences fondamentales entre la droite et la gauche et que les frontières politiques ne font plus sens. Tony Blair disait alors : « On appartient tous à la classe moyenne, on peut tous se mettre d’accord », et cette idée était présentée comme un grand progrès pour la démocratie devenue soi-disant plus mûre.

Pour moi, cette négation de l’antagonisme n’était en rien un progrès pour la démocratie, bien au contraire, elle représentait en fait un danger en ce qu’elle posait les bases propices au développement d’un populisme de droite. Je me suis très tôt intéressée au populisme de droite, surtout dans le cas que je connaissais le mieux, sur lequel j’avais écrit, celui de l’Autriche. À cette époque, Jörg Haider avait pris le contrôle du FPÖ (Parti de la liberté d’Autriche) et puis en 2000 il arrivait au pouvoir en coalition avec les conservateurs. Sa grande force a consisté à se présenter comme celui qui allait redonner une voix aux Autrichiens, alors que l’Autriche vivait depuis longtemps dans un système de grande coalition qui diluait les différences fondamentales entre centre-gauche et centre-droit. La troisième voie qui nous était présentée comme le futur de la social-démocratie ouvrait en réalité la voie à de nouvelles forces réactionnaires. Le développement de cette logique post-politique un peu partout en Europe a favorisé l’essor du populisme de droite. C’est l’idée que je défends déjà dans L’Illusion du consensus.

La publication d’Agonistique en 2013 intervient dans une autre conjoncture, qui correspond principalement à la séquence des mouvements des places. À cette période ont surgi les Indignés, Occupy Wall Street, etc. Dans Agonistique, je développe deux types de réflexions. La première porte sur le modèle multipolaire et esquisse une critique du cosmopolitisme. Dans le cadre de mon activité d’enseignement dans un département de politique et de relations internationales, j’ai rencontré des doctorants intéressés par ce sujet, ce qui m’a amenée à me poser la question de la pertinence de mon modèle agonistique appliqué aux relations internationales.

L’autre partie du livre porte sur le mouvement des places et en dresse une perspective critique. Ces mouvements étaient purement horizontaux et rejetaient toute forme d’articulation politique, ce qui me semblait problématique. Au moment où j’écris le livre, Podemos n’est pas encore né – Podemos est fondé en 2014, le livre publié en 2013. Le terme populisme de gauche apparaît cependant pour la première fois dans la conclusion d’Agonistique, mais c’est un populisme de gauche qui, d’une certaine façon, n’existait pas encore.

Enfin, une partie importante du livre analyse la position défendue par Antonio Negri et les opéraïstes comme Paolo Virno. J’y critique ce que j’appelle la politique de la désertion, selon leur propre terme. Pour eux, il est vain de s’engager dans les institutions ; seule fonctionne la création d’un monde à part, différent et en dehors des institutions existantes. C’est le moment zapatiste de l’insurrection au Chiapas, où une grande partie de la gauche s’enthousiasme pour ce type de mouvement. Je considère pour ma part que le modèle horizontal ne permet pas de véritables transformations politiques. Dans Agonistique, je me posais la question des limites de la stratégie horizontaliste et de la nécessité de penser une autre politique qui permette d’articuler l’horizontal avec le vertical. C’est à ce moment que je commence à jeter les bases d’une conception que je développerai par la suite dans Pour un populisme de gauche.

LVSL – Dans l’introduction de ce dernier ouvrage, Pour un populisme de gauche, il est spécifié qu’il ne vise pas à alimenter les débats académiques autour de la définition du populisme, mais à intervenir explicitement dans le débat politique en faveur d’une stratégie populiste de gauche. À qui s’adresse le propos développé dans cet ouvrage ? Faut-il y voir un programme fourni clé en main aux gauches européennes ?

CM – La différence entre la conjoncture analysée dans Agonistique, et celle qui préside à l’écriture de Pour un populisme de gauche, c’est le fait que nous sommes aujourd’hui réellement dans un moment populiste. Aujourd’hui, les résistances à la post-politique se manifestent à travers des populismes de droite et des populismes de gauche, et nous assistons à une véritable crise de l’hégémonie néolibérale. Cette crise offre une grande possibilité d’intervention pour établir une autre hégémonie.

Ce livre est une intervention politique provoquée par l’urgence de saisir la crise actuelle et le moment populiste, dans le but de donner une issue progressiste à cette crise de l’hégémonie néolibérale. Je crois que la droite a compris que nous sommes dans un moment à saisir. Du côté de la gauche, il n’est pas permis de perdre cette occasion. Je me rends compte que nous sommes entrés dans un moment charnière, assez semblable à celui où, en Grande-Bretagne, face à la crise de l’hégémonie social-démocrate, Thatcher est intervenue en établissant une frontière qui a ouvert la voie à l’hégémonie néolibérale. Aujourd’hui, la configuration est de nouveau ouverte.

« Le populisme de gauche, c’est une stratégie de construction d’une frontière politique, la création d’une volonté collective pour rompre avec l’hégémonie néolibérale et créer les conditions pour une nouvelle hégémonie qui va permettre une radicalisation de la démocratie. »

On peut faire une analogie historique et comparer la situation actuelle avec la situation que Karl Polanyi analyse dans son livre La Grande Transformation. Il étudie la conjoncture des années 1930 et développe l’idée du double mouvement. Polanyi montre en quoi les bouleversements politiques des années 30 ont été une réaction contre la première globalisation, la première grande vague de marchandisation de la société. Il affirme que la société a voulu se protéger contre cette avancée et que les résistances ont pu prendre des formes régressives ou progressistes, ce qui résonne tout à fait dans la situation actuelle. Polanyi démontre comment le fascisme et le nazisme constituent des formes de résistances à la première globalisation, des résistances qu’il qualifie de régressives dans un sens autoritaire.

Mais ces résistances ont aussi pris une forme progressiste comme dans le cas du New Deal aux États-Unis. Le New Deal a été une réponse à la crise : Roosevelt s’est appuyé sur la situation de crise pour établir plus de redistribution et approfondir les droits. Nous sommes aujourd’hui dans une situation semblable, marquée par les résistances à la globalisation néolibérale. Il est urgent pour la gauche de bien comprendre la conjoncture afin de ne pas laisser libre cours à une ré-articulation par le populisme de droite qui souhaite construire une société nationaliste autoritaire. C’est pourquoi, et j’insiste là-dessus, mon livre est une intervention politique. Mon analyse est fondée sur le constat que nous traversons un moment populiste, caractérisé par un ensemble de résistances à la post-démocratie ; conséquence du néolibéralisme.

Je distingue deux aspects dans la post-démocratie. Le premier, l’aspect politique, réside dans la post-politique décrite précédemment. À cette post-politique répondent des résistances qui consistent en tout premier lieu à réclamer une voix : les Indignés espagnols disaient « On a un vote, mais on n’a pas de voix ». Le second aspect de la post-démocratie est économique, il concerne l’oligarchisation de la société et la croissance des inégalités, qui se voient aussi opposer des résistances. Toutes ces résistances se légitiment au nom des valeurs de la souveraineté populaire et de l’égalité qui sont au cœur des revendications du moment populiste. L’issue de ce moment populiste dépendra de la manière dont ces revendications sont articulées. La défense du statu quo ne permet pas de sortir de la crise et ma thèse principale consiste à défendre l’urgence de tracer une frontière politique de manière populiste, entre ceux d’en bas et ceux d’en haut. La droite le fait déjà et il est nécessaire que la gauche intervienne sur ce terrain. Il n’est plus possible de penser qu’on va créer une volonté collective uniquement sur la base d’une frontière d’inspiration marxiste entre le capital et le travail. Les demandes démocratiques importantes doivent être articulées dans la construction d’une volonté collective qu’on peut appeler un peuple, un nous. Et la construction de cette volonté collective ne peut s’opérer qu’à travers la distinction entre le nous, le peuple, et le eux, l’establishment ou l’oligarchie. C’est ce que j’appelle, en suivant l’analyse d’Ernesto Laclau dans La Raison populiste, une stratégie populiste.

Le populisme de gauche, c’est une stratégie de construction d’une frontière politique, la création d’une volonté collective pour rompre avec l’hégémonie néolibérale et créer les conditions pour une nouvelle hégémonie qui va permettre une radicalisation de la démocratie. Avec le populisme il ne s’agit pas d’un régime ou d’une idéologie, il ne possède pas de contenu programmatique spécifique. L’objectif n’est pas d’établir un régime populiste, mais d’opérer une rupture pour créer les conditions de récupération et de radicalisation de la démocratie. La forme de cette rupture va être très différente selon les pays et selon les forces en présence. Imaginons par exemple que Jeremy Corbyn arrive au pouvoir en Grande-Bretagne, Jean-Luc Mélenchon en France et Podemos en Espagne, il est évident qu’ils ne vont pas créer la même chose.

LVSL – Il y a souvent des interrogations autour de ce que vous entendez par peuple. Pour certains observateurs, le peuple du populisme renvoie à un déjà-là sociologiquement cohérent et à une réalité empirique. À quoi renvoie pour vous le peuple du populisme de gauche ?

CM – Il y a ici aussi un malentendu dont je me demande s’il relève de l’ignorance ou de la mauvaise foi. Quand je parle de peuple, je ne fais pas référence à une catégorie sociologique ou à un référent empirique. Le peuple au sens politique, c’est toujours une construction qui résulte de pratiques discursives, qui comportent des éléments linguistiques, mais aussi des éléments matériels et des éléments affectifs. Le peuple se construit dans la lutte. Le peuple du populisme de gauche est le produit de l’établissement d’une chaîne d’équivalences, – un concept que nous développons dans Hégémonie et stratégie socialiste – entre une série de demandes démocratiques. Le moment populiste actuel comporte toute une série de résistances qui peuvent d’une certaine façon toutes être déclarées démocratiques, parce que ce sont des résistances contre la post-démocratie. Elles expriment des demandes qui sont très hétérogènes car ce sont des résistances contre différentes formes de subordination. On peut bien sûr effectuer une série de distinctions : certains parleront de formes d’exploitation, d’autres d’oppression, d’autres de discrimination, selon les types de rapports sociaux.

C’est ici que j’ai un désaccord avec la théorie de la multitude de Hardt et Negri : à leurs yeux, la multitude est d’une certaine façon donnée, elle n’a pas à être construite. Contrairement à ce qu’ils affirment, toutes ces luttes ne convergent pas, et très souvent elles vont à l’encontre les unes des autres : c’est pourquoi il faut les articuler dans une chaîne d’équivalences.

Dans la chaîne d’équivalences, l’articulation est capitale. C’est ce qui détermine le caractère émancipateur ou progressiste d’une lutte, qui n’est pas donné à l’avance. Il n’y a pas de demande qui soit intrinsèquement, nécessairement, émancipatrice. On le voit aujourd’hui avec la question écologique : il y a une forme d’écologie autoritaire et régressive.

C’est un point qui me semble capital pour comprendre le mouvement des gilets jaunes : si on articule, par exemple, leurs demandes avec celles des ouvriers, des immigrés, des féministes, alors on donne à leur lutte un caractère progressiste. Mais si on les articule d’une autre manière, on leur donne un caractère nationaliste et xénophobe. La lutte entre populisme de gauche et populisme de droite se situe justement au niveau du type de chaîne d’équivalences que l’on construit, parce que celle-ci est déterminante dans la construction d’un peuple. L’objet de la lutte hégémonique est de donner des formes d’expression pour articuler les différentes demandes démocratiques.

Il faut s’interroger sur les raisons pour lesquelles les gens luttent. Ce n’est pas une chose évidente. Ce n’est pas parce que l’on se trouve dans une situation de subordination que l’on va automatiquement lutter. Ce qui permet la lutte, c’est cet imaginaire démocratique, ce que Tocqueville nomme « la passion de l’égalité ». Cet imaginaire fait partie du sens commun de nos sociétés démocratiques. Et pour moi, l’élément commun dans toutes ces luttes, c’est justement ce désir, cette demande de démocratie. Ces demandes de démocratie peuvent être articulées de façon régressive, autoritaire ; c’est ce que fait le mouvement de Marine Le Pen, qui articule les demandes démocratiques d’une partie de la population à une rhétorique anti-immigrés. Marine Le Pen construit un peuple, mais de manière xénophobe, nationaliste.

LVSL – On reproche souvent au populisme de gauche de vouloir tendre vers une forme d’homogénéisation du peuple, de nier la pluralité en son sein, voire de gommer la spécificité des différentes demandes qui émanent de celui-ci, au profit d’un seul et unique langage. Que répondez-vous à ces critiques ?

CM – C’est une critique que l’on me fait très souvent. Elle vient du fait que l’on ne comprend pas ce que signifie la chaîne d’équivalences. Ce qui est en jeu c’est l’articulation de différentes demandes : il ne s’agit pas du tout de créer un peuple homogène. Nous avons bien précisé, dans Hégémonie et stratégie socialiste, qu’un rapport d’équivalence n’était pas une relation dans laquelle toutes les différences sombrent dans l’identité mais où toutes les différences demeurent au contraire actives. Si ces différences étaient éliminées il ne s’agirait plus d’une équivalence mais d’une simple identité. Ce n’est pas pour autant que les différences démocratiques s’opposent à des forces et à des discours qui les nient qu’elles peuvent être substituées les unes aux autres… C’est pour cette raison que la création d’une volonté collective à travers une chaîne d’équivalences requiert la désignation d’un adversaire.

Mais il ne s’agit pas d’imposer un discours homogène. Récemment, Étienne Balibar a affirmé que la chaîne d’équivalences visait à imposer un langage unique. Il fait preuve de mauvaise foi car il sait très bien que ce n’est pas le cas vu qu’il a écrit le prologue à la première publication en français d’Hégémonie et stratégie socialiste.

LVSL – Si on admet cette irréductible hétérogénéité des demandes qui sont articulées dans une relation d’équivalence, comment et par quel mécanisme s’opère dès lors l’unification de la volonté collective ? Le rôle du leader est-il fondamental ?

CM – On prétend que nous avons affirmé que le leader était absolument nécessaire à la création d’une stratégie populiste. Nous n’avons jamais dit cela. En revanche, il est nécessaire qu’il y ait un principe articulateur. Une chaîne d’équivalences doit, à un moment donné, pouvoir se représenter, symboliser son unité. Comme l’unité de la chaîne n’est pas donnée, elle ne peut qu’être symbolisée. Ce symbole est souvent représenté par un leader, mais pas nécessairement. Il peut aussi être matérialisé par une lutte qui, à un moment donné, devient le symbole des autres luttes. Ernesto Laclau donnait souvent comme exemple le cas de Solidarność : la lutte des chantiers navals de Gdansk était devenue le symbole de toutes les luttes antitotalitaires en Pologne.

D’un autre côté, il faut reconnaître que la présence d’un leader constitue un grand avantage. On entre ici dans le terrain de l’importance des affects : ce qui est en question, c’est la création d’un nous, et cela implique une dimension affective. Un nous, c’est la cristallisation d’affects communs. Le leader peut devenir le symbole de ces affects communs. Dans tous les cas, il faut un symbole d’unité de la chaîne d’équivalences.

On associe souvent le leader à l’autoritarisme. C’est une erreur. Prenons le cas de Jeremy Corbyn. Tout le monde en Grande-Bretagne reconnaît que le rôle de Jeremy Corbyn a été fondamental, en tant que symbole de la re-signification du Labour comme création d’un vaste mouvement populaire à partir d’une stratégie populiste de gauche. De la même manière qu’à Barcelone la figure d’Ada Colau a été très importante pour cristalliser Barcelona En Comu comme mouvement politique. Ada Colau et Jeremy Corbyn n’ont rien de leaders autoritaires ! À Barcelone, c’est un mouvement qui dans une première phase s’est organisé à partir de luttes horizontales – ce qui est contradictoire avec l’idée d’une structuration verticale du mouvement par un leader autoritaire.

LVSL – Vous parlez d’affects, notamment pour évoquer le leader et l’investissement affectif dont il fait l’objet. Ces derniers sont au centre de votre théorie, au point que l’on vous reproche parfois de verser dans l’antirationalisme et dans des positions anti-Lumières. Que dit le populisme de gauche sur la raison en politique ?

CM – Il n’y a pas de nous sans une cristallisation d’affects communs. Il est d’abord nécessaire de reconnaître l’importance de la dimension affective de ce processus. Je suis absolument persuadée qu’un des grands problèmes de la pensée de gauche vient précisément de son incapacité à reconnaître l’importance des affects en politique. Cela est lié à son rationalisme, la pensée de gauche étant extraordinairement rationaliste.

Gilles Deleuze écrivait : « Il y a des images de la pensée qui nous empêchent de penser ». Je voudrais paraphraser en disant : « Il y a des images de la politique qui nous empêchent de penser politiquement ». Une des grandes images de la politique qui nous empêche de penser politiquement, c’est justement l’idée qui domine à gauche : la politique doit uniquement avoir affaire avec des arguments. L’appel aux affects serait le monopole de la droite, alors que la gauche donnerait des arguments, des faits, des statistiques.

Cela constitue un obstacle très fort en politique – et qui a partie liée avec le rejet de la psychanalyse par une partie de la gauche. Ma réflexion sur les affects est profondément influencée par Freud, qui insiste sur le fait que le lien social est un lien libidinal. Nous insistons beaucoup sur l’idée selon laquelle les identités politiques se font toujours sous la forme d’identifications, cela implique nécessairement une dimension affective.

Cela ne veut pas dire qu’il faut privilégier les affects au détriment de la raison. Les idées n’ont de force que lorsqu’elles rencontrent des affects. Il s’agit de ne pas opposer raison et affects. Les pratiques signifiantes de l’articulation passent bien sûr par la raison, mais aussi par les affects – les idées, si elles ne rencontrent pas les affects, n’ont aucun effet.

On ne peut pas comprendre l’opération hégémonique sans comprendre qu’elle comporte toujours une dimension affective. Pour que l’hégémonie advienne, il faut que les agents sociaux soient inscrits dans des pratiques signifiantes, qui sont toujours à la fois discursives et affectives. Si l’on vise à transformer la subjectivité, à créer de nouvelles formes de subjectivité, il est évident qu’on ne peut pas le faire uniquement à travers des arguments rationnels.

“Pour moi, cela explique en grande partie pourquoi ce qu’on peut appeler l’extrême-gauche est toujours marginale : ces gens-là ne parlent pas aux gens tels qu’ils sont, avec leurs problèmes, ils prétendent leur apporter la vérité sur leur situation et leur dire ce qu’ils devraient penser et ce qu’ils devraient être.”

Il faut toujours parler aux gens à partir d’où ils sont, pas leur dire ce qu’ils devraient faire ou penser. Il faut leur parler à partir de leurs problèmes quotidiens, de ce qu’ils ressentent, etc. J’ai connu il y a quelques années un théoricien marxiste américain, emblématique de la conception rationaliste du politique. Il était convaincu que le problème de la classe ouvrière aux États-Unis, c’était que les ouvriers ne connaissaient pas la théorie marxiste de la valeur. S’ils la connaissaient, pensait-il, ils comprendraient qu’ils sont exploités et ils deviendraient socialistes. C’est la raison pour laquelle il organisait un peu partout des groupes d’étude pour lire Marx et enseigner la théorie marxiste de la valeur.

Pour moi, cela explique en grande partie pourquoi ce qu’on peut appeler l’extrême-gauche est toujours marginale : ces gens-là ne parlent pas aux gens tels qu’ils sont, avec leurs problèmes, ils prétendent leur apporter la vérité sur leur situation et leur dire ce qu’ils devraient penser et ce qu’ils devraient être. La gauche en général tombe dans le même travers rationaliste, et c’est lié à son manque de compréhension de l’importance des affects dans la construction des identités politiques.

Spinoza écrivait qu’un affect ne peut être déplacé que par un affect plus fort. Si on veut changer les formes de subjectivité et le type d’affect des gens, il faut les inscrire dans les pratiques discursives/affectives qui vont permettre la construction d’affects plus forts. Cela implique de ne pas en rester au seul stade du raisonnement.

LVSL – En parlant d’affects et d’investissement affectif, on assiste à l’émergence d’affects très forts qui remettent en cause la représentation. Cette remise en cause de la représentation est l’un des moteurs des mouvements populistes. Nous voudrions revenir sur votre analyse de la représentation en politique, que l’on oppose souvent à l’incarnation. Êtes-vous en faveur d’une forme de démocratie directe ?

CM – Je pense qu’il ne peut pas y avoir de démocratie sans représentation. Je vois cela dans une perspective anti-essentialiste, en vertu de laquelle les identités ne sont jamais données, mais toujours construites. Ce procès de construction discursive est un processus de représentation. Je m’appuie sur les réflexions de Derrida, et sa critique de la métaphysique de la présence, qui estime qu’il n’y a pas de présentation originelle. Tout est représentation parce que tout est construction discursive. C’est un point philosophique général qui implique que parler de démocratie sans représentation, c’est absolument impossible.

Dans la perspective anti-essentialiste, le représentant et le représenté sont co-constitutifs, c’est-à-dire que la construction discursive construit à la fois le représentant et le représenté. Il ne peut pas y avoir de démocratie sans représentation. Même la démocratie directe est une démocratie qui possède des formes de représentation.

Un autre point me semble important à souligner : il ne peut y avoir de démocratie que représentative, parce qu’une démocratie pluraliste a besoin de mettre en scène la division de la société. Ma conception de la représentation en politique se fonde à la fois sur la perspective anti-essentialiste, mais aussi sur la perspective à laquelle je faisais référence au début : une conception dissociative du politique. La société est divisée, il est donc nécessaire de mettre en scène cette division, et cette mise en scène de la division s’effectue à travers la représentation.

C’est pour cela que je crois que les partis sont importants dans une démocratie. Il est nécessaire de mettre en scène cette division de la société, à plus forte raison si l’on prône une démocratie agonistique. Aujourd’hui, la crise de la démocratie représentative est réelle. Mais elle vient du fait que les formes de démocratie représentative qui existent ne sont pas suffisamment agonistiques.

Je ne suis pas hostile à certaines formes de démocratie directe, mais penser qu’on puisse remplacer la démocratie représentative par une démocratie directe est quelque chose de dangereux pour le pluralisme. La démocratie directe suppose en général l’existence d’un peuple uni, homogène, qui puisse s’exprimer d’une seule voix. Cela est incompatible avec l’idée que la société est divisée et que la politique est toujours nécessairement partisane. La démocratie directe présuppose que tout le monde pourrait tomber d’accord. C’est ce qu’on a parfois entendu, avec le mouvement des Indignados ou Occupy Wall Street : ils refusaient souvent de passer par le vote, au nom de l’idée selon laquelle « Si on vote, cela va nous diviser. »

LVSL – Quelle est votre position sur la démocratie directe et l’usage du référendum ou du tirage au sort ? Est-ce un moyen de radicaliser la démocratie ?

CM – Quand je parle de radicalisation de la démocratie, cela passe nécessairement par la représentation mais il peut y avoir diverses formes représentatives. L’idéal serait de combiner différentes sortes de représentation, au gré des rapports sociaux, des différentes conjonctures. Je ne suis pas hostile à certaines formes de démocratie directe et je suis même favorable au fait d’utiliser le tirage au sort dans certains cas.

Je défends l’idée d’une multiplicité des modes d’exercice de la démocratie : la démocratie participative est indiquée dans certaines circonstances, la démocratie directe dans d’autres, le référendum dans d’autres encore… J’insiste sur ce point : ce sont toutes des formes représentatives ; ce n’est pas la démocratie représentative telle qu’on l’entend actuellement, mais ce sont des formes de représentation qui sont différentes de ce qu’est le système parlementaire. En général, quand on parle de démocratie représentative, on pense au système parlementaire. On croit que les autres formes ne sont pas représentatives ; mon argument, c’est qu’elles sont toutes représentatives, mais de manière différente et qu’en réalité, il y a tout à gagner à combiner différentes formes de représentativité. C’est la raison pour laquelle je suis favorable à un pluralisme des formes de représentation.

LVSL – À propos des débats qui traversent le populisme, il y a certains tenants d’une stratégie populiste qui estiment que celle-ci, en vertu de sa vocation transversale, doit s’émanciper du clivage gauche/droite, et donc laisser de côté l’identification à la gauche, vue comme symboliquement discréditée. Vous plaidez, au contraire, pour une re-signification positive du terme gauche, et présentez votre stratégie comme un populisme explicitement de gauche. Les métaphores gauche et droite font-elles toujours sens dans les sociétés européennes, aujourd’hui ?

CM – Pour moi, évidemment, gauche et droite sont des métaphores. L’avantage que je leur trouve, c’est qu’elles permettent de mettre en scène la division de la société. C’est la façon que nous avons de présenter cette division en Europe – je suis tout à fait d’accord pour dire qu’il ne faut pas essentialiser les catégories de droite et de gauche, et que cette métaphore n’est pas forcément pertinente dans un contexte extra-européen, par exemple.

Il ne faut ni essentialiser ces catégories, ni penser que droite et gauche font références à des groupes sociologiques qui auraient leurs intérêts objectifs propres.

Ce sont des catégories qu’il faut envisager d’un point de vue axiologique. Si l’on pense que les valeurs de la gauche sont des valeurs de justice sociale, de souveraineté populaire et d’égalité, à mon avis, ce sont encore des valeurs qui valent la peine qu’on les défende.

Norberto Bobbio défend un argument intéressant dans son petit livre Droite et Gauche : selon lui, ce clivage est structuré par un positionnement sur les inégalités. La gauche défend l’égalité, et la droite justifie, défend les inégalités. Cela permet d’établir une frontière entre populisme de gauche et populisme de droite.

LVSL – Quel clivage faut-il défendre ? Droite contre gauche, peuple contre oligarchie ? Peuple de gauche contre droite oligarchique ?

CM – Il faut d’abord définir une frontière populiste : « ceux d’en-bas » contre « ceux d’en-haut », « le peuple » contre « l’oligarchie ». Mais on peut construire cette frontière de manière très différente : « ceux d’en bas », les immigrés en font-ils partie ou pas ? Ceux d’en haut, qui sont-ils ? Sont-ce les oligarques, l’establishment, une série de bureaucrates ? Tout cela peut être construit différemment ; c’est la raison pour laquelle il y a diverses formes de populismes : des populismes progressistes, des populismes autoritaires… Si on parle d’oligarchie c’est déjà du populisme de gauche quant à l’adversaire que l’on désigne.

Pour moi ce qui est en jeu c’est la manière dont s’effectue la construction du peuple et la construction de son adversaire. Selon la manière dont elle se déroule, on aboutit à une solution autoritaire qui restreint la démocratie ou à une forme égalitaire qui vise la radicalisation de la démocratie : populisme de droite ou populisme de gauche. Je considère qu’il est important de pouvoir distinguer les différentes formes de populisme, quelle que soit l’appellation que l’on donne au clivage (« gauche-droite », « démocratique-autoritaire », « progressiste-conservateur » etc.).

Je souhaite insister sur un point : lorsque je parle de populisme de gauche, ce n’est absolument pas parce que cela me tranquilliserait moralement. Je ne dirais même pas qu’il y a un bon et un mauvais populisme : je suis opposée à l’utilisation des catégories morales en politique… ce qui ne veut pas dire qu’il n’y a pas de valeurs éthico-politiques, c’est-à-dire propres au politique. Mon attachement à l’idée du populisme de gauche vient du fait que cela permet de défendre une conception partisane du politique.

LVSL – On assiste aujourd’hui à la multiplication de phénomènes qui se caractérisent par leur transversalité, en particulier en France avec le mouvement des gilets jaunes qui, depuis de nombreuses semaines, secoue le système institutionnel français. D’abord qualifié de « jacquerie » voire de « mouvement poujadiste », la transversalité du mouvement a dérouté l’ensemble des observateurs qui ont dû reconnaître qu’on était face à quelque chose de neuf, qui n’avait jamais eu lieu auparavant. Quel est votre point de vue sur le mouvement ?

CM – Avec les gilets jaunes, on se trouve face à ce que j’appelle une « situation populiste ». Je veux expliquer la différence que je fais entre situation populiste et moment populiste. Lorsque je parle de moment populiste, je me réfère à la situation actuelle en Europe occidentale. Mais ce moment populiste est composé de situations populistes, plus localisées et conjoncturelles.

Les demandes des gilets jaunes sont définitivement des demandes qui ont à voir avec des résistances contre ce que j’appelle la post-démocratie, dans ses deux volets : la post-politique et l’oligarchie. Ils veulent avoir une voix, ils veulent qu’on les entende, et mettent en cause, pour cette raison, la post-politique ; d’autre part un certain nombre de leurs revendications renvoient à une critique des inégalités et à des demandes d’égalité.

Je ne dirais pas cependant que les gilets jaunes constituent un mouvement populiste. Dans un mouvement populiste, il y a deux dimensions, horizontale et verticale. Ce que l’on voit avec les gilets jaunes, c’est cet aspect horizontal d’extension de la logique de l’équivalence. Cela correspond tout à fait à ce que nous avons étudié avec Ernesto Laclau : la manière dont un mouvement se constitue à partir d’une série de demandes qui, tout à coup, se reconnaissent les unes et les autres comme ayant un adversaire commun. Mais il n’y a pas chaîne d’équivalences pour autant. Pour qu’il y ait une chaîne d’équivalences, il faut qu’il y ait un principe articulateur, une dimension verticale. Or elle n’existe pas chez les gilets jaunes.

C’est ce qu’on pourrait appeler un mouvement « proto-populiste ». Un mouvement populiste nécessite un principe d’articulation, qui est symbolisé ou bien par un leader, ou bien par une lutte, mais on ne trouve pas cela dans le mouvement des gilets jaunes.

Il y a une extension de la logique d’équivalence, mais il n’y a pas de chaîne d’équivalences qui donnerait un caractère politique, soit une forme de populisme de droite, soit une forme de populisme de gauche. Pour l’instant, on ne sait pas du tout dans quel sens ça peut aller.

LVSL – Peut-on comparer ce mouvement au M5S italien ?

CM – Beppe Grillo constituait un principe articulateur. Je ne crois pas que l’on puisse dire que le gilet jaune joue le rôle de Beppe Grillo, dans la mesure où il ne donne pas au mouvement une dimension de verticalité. C’est ce qui manque, à mon avis.

LVSL – N’est-il pas semblable, en cela, aux Indignés ?

CM – C’est là où je voulais en venir, ça me fait penser aux Indignés. Justement, on trouve dans le mouvement des gilets jaunes les mêmes problèmes que dans le mouvement des Indignés et cela peut déboucher sur la même chose : un essoufflement progressif et ensuite une solution électorale qui porte à nouveau le parti dominant au pouvoir.

Je crois que si les gilets jaunes ne parviennent pas à établir un ancrage institutionnel, ils vont finir comme Occupy Wall Street et les Indignés. Il y a toujours quelque chose qui m’étonne, c’est que tout le monde soit convaincu que le Front national, enfin, pardon, le Rassemblement national sera le grand bénéficiaire des gilets jaunes, alors que leurs revendications ne sont en général pas des revendications du parti de Marine Le Pen. En fait, une grande partie de leurs revendications se trouve dans le programme de l’Avenir en commun. Mais ils ne se reconnaissent pas dans la France insoumise. C’est certainement un mouvement politique, mais qui prend une forme antipolitique de rejet de toutes les organisations politiques.

Il ne faut pourtant pas écarter la possibilité que ce mouvement évolue dans une direction populiste de droite, ou populiste de gauche. Cela va dépendre de la façon dont les différentes demandes vont être articulées. Pour que cela évolue dans une direction populiste de gauche il serait nécessaire qu’il y ait une articulation entre les gilets jaunes et d’autres luttes démocratiques dans un projet de radicalisation de la démocratie. Comme le dit François Ruffin, il faudrait l’articulation entre le peuple des gilets jaunes et celui de Nuit debout. Ce qui est en jeu dans la construction d’un mouvement populiste de gauche c’est une extension de la chaîne d’équivalences à d’autres demandes démocratiques. On a vu des signaux qui vont dans ce sens avec la participation du Comité Adama, ainsi que de certains groupes écologistes aux actions des gilets jaunes. Mais les obstacles sont nombreux et la situation actuelle ne permet pas de faire des prédictions quant à l’issue de ce mouvement…

Entretien réalisé par Lenny Benbara pour LVSL. Retranscription : Hélène Pinet, Marie-France Arnal, Vincent Dain et Vincent Ortiz.

Le populisme et le grand complot rouge-brun

©Olivier Ortelpa

Depuis maintenant le début de l’été, une offensive idéologique est en cours pour diaboliser ce qu’on qualifie généralement de « populisme de gauche ». Accusée de brouiller les frontières idéologiques avec l’extrême-droite, voire de conduire à une dérive autoritaire ou analogue au césarisme, l’hypothèse populiste serait un danger mortel pour la démocratie[1]. Pire encore, pour ceux qui s’identifient à gauche, le populisme consisterait à abandonner le « sociétal » au profit du « social ». En faisant primer la question sociale et en hiérarchisant les « luttes », il faudrait alors s’adresser en priorité à l’électorat populaire du Front national et ranger au placard féminisme, droits LGBT, écologie, lutte contre le racisme, etc. Ce débat est en réalité à côté de la plaque. Explications.

La France tributaire du vieux débat entre la gauche jacobino-marxiste et la deuxième gauche.

La France n’a toujours pas digéré l’innovation intellectuelle de l’école populiste, sur laquelle on reviendra plus loin. Il est d’abord nécessaire d’aborder le contexte idéologique actuel. On oppose régulièrement la gauche jacobino-marxiste à la deuxième gauche, issue de la critique artiste de Mai 68 et de l’émergence des nouveaux mouvements sociaux comme le féminisme, les droits LGBT pour ne citer qu’eux. La première accuse la seconde d’avoir été digérée par le néolibéralisme, qui a incorporé une partie des nouvelles demandes d’égalité et de démocratie. Ce processus culminerait avec la note de 2011 de Terra Nova qui faisait d’un conglomérat de minorités la base de la nouvelle majorité électorale de la gauche dite « libérale-libertaire » et individualiste. La seconde critique la première pour sa vision dépassée de l’État et des organisations, son patriotisme, mais aussi pour son retard et sa négation des revendications égalitaires des minorités. Bref, le terme utilisé est « rouge-brun » pour qualifier une alliance de positions sociales progressistes et de dispositions plus ou moins réactionnaires sur le plan des valeurs. Ce débat faisait déjà rage avant l’élection présidentielle de 2017, mais il a pris une nouvelle forme avec l’émergence du populisme comme thématique du débat intellectuel. Ce serait, pour donner des exemples, une opposition de type : Jean-Pierre Chevènement contre Clémentine Autain ; Christophe Guilly contre Éric Fassin, etc.

Nous vivons cependant un paradoxe intellectuel particulièrement cocasse. En effet, à l’occasion de la mise en œuvre d’une stratégie que l’on pourrait qualifier de populiste de la part de la France insoumise, une grande partie de la tradition de la gauche jacobine et marxiste s’est ralliée à une stratégie largement influencée par… la deuxième gauche. Ce paradoxe est doublé du fait que la deuxième gauche s’est fortement méfiée d’une telle stratégie et a maintenu ses distances théoriques et pratiques malgré sa participation à la campagne de la France insoumise pour certaines de ses composantes comme Ensemble.

L’origine théorique du populisme de Chantal Mouffe et d’Ernesto Laclau.

Les travaux de Chantal Mouffe et d’Ernesto Laclau s’inscrivent dans la tradition postmoderne qui a fortement critiqué le marxisme orthodoxe et son incapacité à incorporer les demandes des nouveaux mouvements sociaux : féminisme, antiracisme, droits LGBT, etc. En faisant de l’appartenance de classe le fondement d’un sujet révolutionnaire privilégié, l’essentialisme marxiste issu de la tradition intellectuelle de la seconde internationale ou du stalinisme était incapable de penser l’articulation entre les différentes luttes “sociales” et “sociétales”. Dans la lignée de François Furet et de la critique anti-totalitaire, Mouffe et Laclau critiquent la gauche jacobine et léniniste qui postule une volonté unifiée d’un sujet révolutionnaire qui préexisterait à toute opération politique et discursive. C’est en particulier le cas dans Hégémonie et stratégie socialiste publié en 1985, ouvrage au sein duquel les auteurs s’emploient à déconstruire les présupposés essentialistes au profit d’une vision contingente et discursive de la politique : un sujet politique se construit par l’articulation de demandes sociales hétérogènes. Il ne préexiste pas à l’action politique.

Comment la gauche jacobino-marxiste a-t-elle pu se rallier à une stratégie aussi éloignée de ses propres présupposés théoriques rationalistes ? Nous avons notre propre idée à ce sujet. Ernesto Laclau et Chantal Mouffe ont insisté sur la puissance des « signifiants vides »[2] et des « signifiants flottants »[3] – comme les signifiants patriotiques – et sur le rôle clé du leader comme modalité d’unification esthétique et symbolique pour agglomérer et articuler des demandes très différentes et potentiellement en tension : féminisme, écologie, justice sociale, souveraineté, démocratie, antiracisme, etc. L’opposition entre ceux d’en bas et ceux d’en haut, l’utilisation du terme « peuple », la question de la démocratie et de la reconquête de la souveraineté, portées par un leader charismatique, sont des points communs avec la tradition jacobine telle qu’elle nous a été léguée par la Révolution française. Ce ralliement est donc en quelque sorte opportuniste et conduit à une forme de syncrétisme qui n’est pas nécessairement cohérent. Beaucoup de ceux qui prônent une stratégie dite « populiste » ne se sont pas pour autant approprié ses présupposés théoriques.

Dans La raison populiste, publié en 2005, Ernesto Laclau propose une analyse du populisme qui renvoie à des logiques présentes dans des phénomènes tels que le jacobinisme français. Il analyse le péronisme, qui est une construction politique au sein de laquelle la logique populiste atteint son paroxysme. Ce phénomène argentin a de nombreux points communs avec le jacobinisme. Ce type de moment politique fait primer la logique de « l’équivalence »[4] sur la logique de la « différence »[5]. En d’autres termes, ce sont des moments politiques où de nombreuses demandes sociales hétérogènes acquièrent une unité sous un certain rapport. Cette unité n’est jamais complète et achevée. Les demandes peuvent cependant entrer en tension et la chaîne d’équivalence peut se rompre. Par exemple, pendant la Révolution française, les tensions entre les demandes de la bourgeoisie et celles des sans culottes étaient un des éléments de potentielle déstructuration du sujet révolutionnaire. De la même façon, le péronisme a été travaillé par la tension entre le capital et le travail, entre sa dimension révolutionnaire et sa dimension conservatrice. L’unité n’est donc jamais donnée, elle est toujours précaire, car les demandes sont à la fois partiellement compatibles et partiellement incompatibles. Et c’est là où intervient le travail d’unification politique et esthétique qui permet ex post la compatibilité et l’articulation entre les demandes.

La méfiance de la deuxième gauche.

À l’inverse, on peut se demander pourquoi ce qu’on peut vaguement qualifier de deuxième gauche ou de gauche mouvementiste, est rétive à une option théorique qui rejoint fortement un de ses leitmotivs : intégrer et penser les nouveaux mouvements sociaux dans une perspective contre-hégémonique. Une série de points nodaux bloquent jusqu’ici l’appropriation de la théorie populiste par cette tradition. Il y a tout d’abord le rapport à la patrie comme élément à resignifier de façon ouverte et inclusive. La tradition de la deuxième gauche est particulièrement méfiante à l’égard du patriotisme, qui est perçu comme intrinsèquement exclusif et aboutissant inéluctablement à un repli sur soi et à des positions anti-immigration. Ensuite, il y a évidemment la place centrale du leader qui est la clef de voûte de l’unification symbolique et identificatoire d’un sujet politique. Enfin, il y a la dimension de reconquête de la souveraineté intrinsèque à toute stratégie populiste. En effet, la question démocratique est la demande la plus forte qui s’exprime dans les moments populistes. Cette reconquête de la démocratie, lorsqu’elle opère dans des États-nation européens, se traduit souvent par des positions eurosceptiques étrangères aux positions de la deuxième gauche. En France, c’est particulièrement le cas puisqu’on sait le rôle qu’a eu la deuxième gauche dans la substitution de l’utopie socialiste par l’utopie européenne.

En conséquence, bien que de nombreux présupposés théoriques du populisme soient proches de ceux de la deuxième gauche, la manifestation concrète du moment populiste se fait à contre-courant de l’imaginaire de celle-ci. En découle une suspicion sur la capacité d’une stratégie populiste qualifiée « de gauche » à articuler les demandes des minorités. Cet arc qui doute va d’une partie du NPA à Benoît Hamon, en passant par Ensemble. Cette suspicion est renforcée par l’appropriation par la première gauche d’une partie de l’option théorique populiste. En d’autres termes : « tout ce que touche l’adversaire est suspect ».

Disons le d’emblée, tous ceux qui rejouent le vieux match de la première et de la deuxième gauche, du marxisme et du postmodernisme, mènent un combat d’arrière-garde. Aucune de ces deux options théoriques n’est aujourd’hui capable de construire une volonté collective suffisamment forte pour se traduire en majorité populaire et en victoire électorale.

L’enjeu est au contraire de définir de nouvelles identités politiques débarrassées des pollutions théoriques et des héritages liés aux diverses positions instituées dans le champ politique depuis trente ans. Il est en réalité possible de rendre compatibles la restauration de la verticalité et du rôle protecteur de l’État tout en développant les espaces d’horizontalité ; de redonner son caractère central à la question sociale – qui ne concerne pas que les “ouvriers blancs” ! – tout en défendant les droits LGBT, le féminisme et l’antiracisme dans un même mouvement ; d’assumer la demande de souveraineté et de protection tout en faisant de l’écologie un élément fondamental du projet de pays que l’on propose.

Les conditions de cette compatibilité.

Comme nous l’avons expliqué, cette compatibilité n’est pas donnée ex ante. Il ne suffit pas de clamer « convergence des luttes » pour que celles-ci convergent. Il ne suffit pas de dire que les droits LGBT et le féminisme vont avec la question sociale pour que ce soit le cas. Ces demandes sont toutes des terrains de lutte hégémonique. La question LGBT peut tout à fait être resignifiée de façon réactionnaire. Les exemples ne manquent pas : Geert Wilders aux Pays-Bas n’hésite pas à s’approprier la défense des droits LGBT en expliquant que les musulmans constituent une menace existentielle contre eux ; l’AfD met en avant l’homosexualité d’Alice Weidel, leader du parti, pour l’opposer à la menace de « l’invasion migratoire », etc. Ce que nous disons par là, c’est que même les demandes les plus intrinsèquement progressistes dans notre imaginaire peuvent faire l’objet d’un travail hégémonique d’incorporation partielle par l’adversaire, de telle sorte qu’il puisse lui donner ex post un contenu réactionnaire. C’est donc le cas de toutes les demandes : la question sociale, la démocratie, le féminisme, l’écologie, la sécurité, l’antiracisme, etc. Elles peuvent toutes faire l’objet d’un travail d’appropriation et de resignification réactionnaire. Un projet contre-hégémonique à l’ordre néolibéral doit donc proposer non pas un ensemble de combats sectoriels et parcellisés, mais une modalité concrète d’articulation entre eux. Car la compatibilité n’est jamais que le résultat d’un travail esthétique, politique et discursif[6] d’articulation de ces différentes demandes.

Nous y voici. Comment articuler la souveraineté avec la question sociale, l’écologie, les droits LGBT et le féminisme ? Comment faire en sorte que des demandes différentes deviennent, sous un certain rapport face à l’ordre néolibéral, équivalentes. L’appareil théorique constructiviste de l’école populiste nous y aide, même s’il n’y a jamais de réponse définitive à ce problème et qu’il se pose toujours différemment en fonction de la conjoncture et de l’état de la lutte hégémonique.

Le piège est souvent de poser la question sous la forme suivante : faut-il hiérarchiser les “luttes” ou faut-il toutes les mener en même temps ? Ce dilemme, sur le plan purement stratégique, n’a aucun sens. Hiérarchiser revient à donner plus ou moins de légitimité à celles-ci. La tentation de vouloir imposer un thème particulier comme « hiérarchiquement prioritaire » est récurrente, mais constitue une erreur si l’on souhaite construire un sujet majoritaire et pluriel. En opposition à cette logique qui prend le risque de masquer ou de reléguer certaines questions, s’est développé un discours selon lequel il faut mener les luttes toutes en même temps, sans se poser la question de leur articulation.

L’articulation exige autre chose qu’une addition ou qu’une hiérarchisation des demandes. L’articulation est un exercice qui consiste à saisir ce qui, dans chaque demande, peut être relié aux autres demandes en réduisant au maximum les frictions. Étant donné le caractère hétérogène des demandes, leurs différences qualitatives peuvent conduire à des tensions entre elles. La question est dès lors : comment traiter chaque demande et les relier de telle sorte que leurs différences qualitatives s’aplatissent et permettent leur équivalence ? Comment éviter que l’hétérogénéité ne prenne le pas, ne fasse exploser la chaine d’équivalence et les parcellise ? Cela implique une certaine forme d’agencement du discours et des demandes. On ne peut traduire politiquement l’intégralité de chaque demande sociale, quelle qu’elle soit, sans quoi elles ne seraient pas hétérogènes et différentes. Concilier cette hétérogénéité est l’art difficile de la politique et de la création d’une volonté collective. L’articulation s’oppose ainsi à la fois à la hiérarchisation et à l’addition. Ajoutons à cela qu’une volonté collective, lorsqu’elle se constitue, devient davantage que la somme des parties qui la compose. Le sujet populiste s’autonomise ainsi partiellement de ses parties.

La construction d’une volonté collective majoritaire.

Il y a au moins trois éléments qui permettent de lier des demandes entre elles. Tout d’abord, la question démocratique, qui est transversale à l’ensemble des demandes et qui permet donc d’opérer un travail de captation partielle de chacune de celles-ci. Proposer un projet de pays, patriotique, populaire, pluraliste et inclusif est fondamental pour faire converger vers le même horizon transcendant et positif l’ensemble de ces aspirations.  Ensuite, il y a la désignation de l’adversaire commun et de son monde : l’oligarchie, les élites, le vieux monde, etc. L’adversaire commun joue le fameux rôle de l’extérieur constitutif, qui permet, par son altérité, d’unifier un corps hétérogène. Mais surtout, le chaînon qui est capable d’universaliser ces différentes demandes, de les faire passer d’un statut d’aspiration particulière à celui d’enjeu universel, est la présence d’un leader qui les cristallise à la fois sur le plan politique et sur le plan esthétique.

Ces éléments ne sauraient constituer une recette, mais une hypothèse. C’est en tout cas celle d’une stratégie qui consisterait à radicaliser la démocratie afin d’offrir une contre-hégémonie à un pays qui a trop longtemps souffert d’un ordre injuste qui nous plonge tous vers l’anomie. Elle nous semble beaucoup plus séduisante que l’éternelle opposition entre les qualifiés « gauchistes » et autres « rouges-bruns », qui mourra avec la vieille gauche.

Adhérer à cette perspective implique de poser plus de questions que de réponses sur la marche à suivre. Ces dernières ne sont jamais que contingentes, contextuelles et limitées. Ce travail de réflexion stratégique et intellectuelle nous semble être un préalable à toute conquête du pouvoir.

[1] C’est tout le contraire puisque la logique populiste s’exprime lorsque les demandes démocratiques sont frustrées par des institutions ou un système qui tend à devenir oligarchique. Ernesto Laclau considère que c’est « l’activité politique par excellence ».

[2] Opérateur symbolique qui permet la construction d’une identité populaire dès lors que la frontière politique antagonique est établie. C’est, par excellence, le cas du leader pour Ernesto Laclau.

[3] Signifiant dont la signification est en suspens.

[4] Logique qui ne s’exprime que lorsque le champ social est divisé en deux camps

[5] Logique qui ne nécessite pas de frontière politique antagonique, et qui permet dès lors la gestion des demandes frustrées par une logique d’administration du particulier.

[6] Le discursif ne renvoie pas à la simple rhétorique ! C’est l’ensemble des pratiques qui ont un effet symbolique, cela concerne donc des champs beaucoup plus larges que la rhétorique, même si le terme peut porter à confusion.

Fabio De Masi (Aufstehen) : “Nous défendons le droit d’asile et nous voulons arrêter les guerres”

Fabio de Masi, DIE LINKE, Bundestagsabgeordneter, Abgeordneter, Mitglied Deutscher Bundestag, MdB, Rede, 2. Sitzung, TOP 7, Thema: Irland: Vorzeitige Kreditrückzahlungen. Rednerpult. Ordnungsnummer: 3968015 Name: de Masi, Fabio Ereignis: Plenarsitzung, Redner Gebäude / Gebäudeteil : Reichstagsgebäude, Plenarsaal Nutzungsbedingungen: http://www.bundestag.de/bildnutz Es werden nur einfache Nutzungsrechte eingeräumt, die ein Recht zur Weitergabe der Nutzungsrechte an Dritte ausschließen.

Fabio De Masi est député au Bundestag et membre du mouvement Aufstehen dont il est co-fondateur avec Sahra Wagenknecht. Ce mouvement a fait parler de lui suite à la crise qu’il a ouvert dans Die Linke et à cause de ses positions sur l’immigration. Cet entretien est l’occasion d’expliciter la stratégie d’Aufstehen et de mieux connaître sa position sur la question de l’immigration.

LVSL – Vous avez été député au Parlement européen, vous êtes politiquement proche de Sahra Wagenknecht et vous avez participé au lancement d’Aufstehen au mois d’août dernier, qui a beaucoup fait parler de lui. Qu’est-ce qui vous a amené à adopter cette stratégie ?

Fabio De Masi – L’austérité a détruit la social-démocratie. L’aggravation des inégalités sociales, la dégradation de la situation de la classe moyenne et la crise des réfugiés causée par l’escalade internationale des conflits armés a renforcé l’extrême-droite. Si vous regardez les sondages d’opinion, des revendications de gauche comme taxer les riches, réguler le marché du travail ou le mettre en place le désarment sont majoritaires. Pourtant, celle-ci n’a pas de majorité mathématique et encore moins de majorité politique au Bundestag, et l’Union européenne se désintègre. Die Linke en Allemagne ne bénéficie pas de la décrépitude du SPD, et les Verts se font de plus en plus à l’idée de coalitions avec la CDU. Pourtant, Sanders ou Corbyn ont montré que l’on peut dynamiser et renforcer le pouvoir du peuple en se concentrant clairement sur des revendications populaires. Nous voulons réduire cet écart en Allemagne, remettre les partis de gauche sur de bons rails et convaincre ceux qui ne se sentent plus représentés par les partis traditionnels.

LVSL – Vous défendez une filiation stratégique avec la France insoumise et Podemos. Sur quels terrains vous sentez-vous proches de ces partis politiques ?

Fabio De Masi – Nous devons amener les gens dans la rue et nous concentrer sur les revendications populaires au lieu de chercher à lisser nos différences avec les partis traditionnels et de tomber dans le piège de simplement réagir aux démagogues d’extrême droite.

LVSL – Votre point de vue sur l’immigration a provoqué une controverse dans les partis de gauche européens, bien que personne ne semblait véritablement le connaître. Que pensez-vous de l’immigration économique et du droit d’asile ? Êtes-vous pour la fermeture des frontières ?

Fabio De Masi – C’est une caricature. Nous défendons le droit d’asile et nous voulons arrêter les guerres ainsi que les exportations d’armes. Nous voulons créer des voies sures pour les gens dans le besoin. C’est une obligation morale. Cependant, la majorité des 60 millions de réfugiés dans le monde n’arrive même pas en Europe, et pour eux il est bien plus humain de les aider là où ils vivent, là où ils ont leurs relations sociales. Nous avons besoin d’une politique migratoire pour le grand nombre, pas pour le petit nombre. La gauche devrait se démarquer des demandes des grandes entreprises en Allemagne. Ils favorisent la fuite des cerveaux des pays en développement et se moquent de ces migrants qui vivent dans des ghettos sans perspective économique en Allemagne. Si on ne se démarque pas des grandes entreprises, c’est un cadeau fait à l’extrême droite. Sahra Wagenknecht et moi-même avons attaqué Angela Merkel pour ne pas avoir investi dans des infrastructures qui favoriserait l’intégration des immigrés et pour s’être servie d’eux pour créer des failles dans la législation sur le salaire minimum. Nous avons demandé un impôt sur la fortune pour financer ces investissements.

Certains à la gauche radicale se sont toutefois ralliés derrière le slogan de « Frontières ouvertes pour tous », ce qui est une fausse discussion. Certains ont même été plus loin en suggérant que nous à gauche serions dans le même camp qu’Angela Merkel qui a passé un sale accord avec la Turquie, détruit l’Europe avec l’austérité, et livré des armes à l’Arabie Saoudite ! Ni Sanders, ni Alexandra Ocasio-Cortez ni Jeremy Corbyn ne soutiennent des slogans comme « Frontières ouvertes pour tous ». Nous recommandons plutôt à la gauche de se concentrer sur ses combats tels que la lutte contre les inégalités sociales et la guerre, ou l’extension du droit d’asile. On ne peut pas traiter les causes à la racine de l’émigration comme les inégalités mondiales et la guerre simplement en suggérant que tout va bien si tout le monde vient en Allemagne. La vérité, c’est que des gens meurent de faim au Yemen sans même une chance de s’échapper. Le principe des « frontières ouvertes à tous » confond aussi l’asile avec l’immigration pour le travail et ne ferait pas de différence entre les réfugiés et la régulation de l’immigration économique. Cela saperait même notre programme électoral, car nous souhaitons donner accès à l’État providence et à la citoyenneté européenne après cinq ans – indépendamment du statut de réfugié. Toutefois, si chaque personne sur la planète pouvait revendiquer ces droits, les autres États membres de l’Union européenne fermeraient leurs frontières.

LVSL – L’AfD semble être le premier parti dans l’Est de l’Allemagne, qui est bien plus pauvre que la partie Ouest du pays. Comment expliquez-vous ce succès ?

Fabio De Masi – L’AfD a bénéficié d’un sentiment d’aliénation à l’Est qui n’a pas été adéquatement traité par Die Linke, qui s’est trop concentré sur des politiques identitaires et sur les thèmes des élites urbaines.

LVSL – Dans ce contexte, vous avez bénéficié d’un soutien discret de Jean-Luc Mélenchon et de Pablo Iglesias. Quelles sont vos relations avec les leaders de ces partis ? Aimeriez-vous travailler avec la coalition « Maintenant le Peuple » ?

Fabio De Masi – Nous avons de très bonnes relations mais nous n’en sommes pas membre.


LVSL – À l’approche des élections européennes, nous pouvons légitimement nous demander si votre mouvement prévoit de présenter une liste. Pourriez-vous nous en dire plus ?

Fabio De Masi – Nous voulons convaincre Die Linke de s’ouvrir à notre mouvement. Aufstehen a plus de 160 000 membres et est bien plus étendu que Die Linke. Nous nous soucions de ces gens et nous voulons combattre à leurs côtés. C’est cela qui nous intéresse – pas des préoccupations électorales de court terme.

LVSL – Dans les pays du Nord de l’Europe, les partis écologistes sont en pleine émergence, au détriment des partis sociaux-démocrates. Comment l’expliquez-vous ? Quelle importance donnez-vous aux problématiques environnementales dans votre projet ?

Fabio De Masi – Elles sont très importantes. Mais il est impossible d’empêcher la catastrophe écologique sans changer notre système économique. Or la direction actuelle des Verts a une relation confortable avec la CDU et les grandes entreprises. Ceci dit, nous sommes fiers de travailler avec l’ancien président des Verts, Ludger Volmer, qui est l’un des co-fondateurs d’Aufstehen.

Affaire Mélenchon : Thermidor en octobre ?

https://www.youtube.com/watch?v=ISQlI4J5qHY
Conférence de presse de Jean-Luc Mélenchon / Capture YouTube

Flotterait-il comme un air de 9 thermidor en ce mois d’automne ? Point de guillotine, nulle odeur de poudre, mais une semaine rythmée par les descentes de police et une tentative d’exécution en place publique sous le feu des médias. Les gardiens de la morale et les thuriféraires de la transparence se déchaînent et se ravissent de la possibilité de tenir le destin d’un homme politique entre leurs mains. Par Antoine Cargoet et Lenny Benbara.


L’inquisition judiciaire gardienne de l’ordre moral

Les quinze perquisitions et les auditions des proches du leader de La France Insoumise (LFI) laissent derrière elles un homme affaibli. La communication du leader le jour des perquisitions a en effet été très mal perçue par l’ensemble des Français selon les divers sondages parus ces jours-ci. Dans les salles de rédaction, on piaffe et on s’indigne. Éditorialistes et “journalistes d’investigation” s’improvisent inquisiteurs, épluchent les lignes de comptes avec zèle et traînent leurs mines graves de plateaux en matinales pour témoigner leur consternation.

Depuis trois décennies en effet, les grands systèmes de pensée sont affaiblis et les promesses ont toutes été trahies. En parallèle, les “affaires” sont survenues sur la scène médiatique au point de la saturer complètement. Ces deux dynamiques ont opéré un basculement dans l’opinion publique. Si la droite et la gauche sont identiques, n’est-ce pas la moralité personnelle qui devient le point de partage entre un bon et un mauvais politicien ? L’affaire Mélenchon n’est tout compte fait que l’aboutissement d’une injonction à la transparence. La dépolitisation de la société produit une réduction du politique à la sacro-sainte morale. Peu importe, d’ailleurs, que cette injonction à la moralité se fasse au prix de l’ostensible violation du secret de l’instruction. Qui se soucie du contenu des programmes ? Les montants de facturation de telle ou telle prestation de campagne sont plus intéressants. Les idées ne comptent plus, seul importe d’être bon gestionnaire.

Il est vrai que l’affaire Cahuzac avait remué l’opinion. À la suite des révélations de Médiapart et des aveux du ministre, François Hollande, cédant à la petite politique des effets d’annonce, avait promulgué en 2013 les lois relatives à la transparence de la vie publique, créé la haute autorité pour la transparence et le désormais fameux parquet national financier. Fini les conflits d’intérêt, terminé les trahisons ! La politique allait finalement être moralisée.

Lorsque Nicolas Sarkozy a été visé, on a souri ; lorsque la campagne de François Fillon a été torpillée par les affaires, on s’est tu. Les responsables politiques répétaient chaque fois comme un mantra que la justice était indépendante et qu’il fallait la laisser faire son travail. Quand une centaine de policiers a perquisitionné tous les principaux cadres de la France Insoumise, le Président de la République a laconiquement répété les mêmes poncifs. La judiciarisation de la vie politique, pourtant, est engagée. Sous prétexte de transparence, l’exécutif instrumentalise le pouvoir judiciaire et attaque frontalement l’une des principales forces d’opposition. La perquisition serait-elle devenue la continuation de la politique par d’autres moyens ? Les procédés, en effet, rappellent davantage les destitutions factieuses des dirigeants progressistes sud-américains que ce à quoi est habituée une démocratie mûre comme la France.

“Attaquer les différentes oppositions, c’est attaquer les organisations dont le rôle est de prendre en charge les demandes de la société. Détruire cette courroie de transmission, c’est empêcher l’ensemble des demandes frustrées au sein de la société de s’exprimer par un canal institutionnel.”

Nul besoin d’être complotiste pour expliquer ce qui se trame. Les connivences sociologiques entre les magistrats et l’exécutif suffisent. Reste néanmoins que la décision politique a partie liée avec la procédure judiciaire et que la cabale médiatique se nourrit des “fuites” opportunes des éléments du dossier. Tout ceci s’inscrit dans la lourde séquence politique des élections européennes et fait suite au considérable affaiblissement de l’exécutif suite à l’affaire Benalla. Il faut bien reconnaître une certaine virtuosité tactique à un Emmanuel Macron capable de dynamiter toutes les forces d’opposition en quelques mois. La virtuosité, cependant, n’exclut pas l’inconséquence. Répondant à des intérêts conjoncturels, le Président de la République fragilise toute la vie démocratique du pays et risque de ne laisser qu’un tas de cendres.

Attaquer les différentes oppositions, c’est attaquer les organisations dont le rôle est de prendre en charge les demandes de la société. Détruire cette courroie de transmission, c’est empêcher l’ensemble des demandes frustrées au sein de la société de s’exprimer par un canal institutionnel. Cependant, casser le thermomètre ne fait pas tomber la fièvre. Le risque, ici, est précisément inverse. Car ce sont bien les oppositions qui canalisent le mécontentement et qui empêchent que celui-ci s’exprime hors de la logique démocratique. Le pouvoir exécutif, la justice et la Presse, chacun de leur côté, se livrent à un jeu dangereux qui risque de favoriser l’anomie et de miner la démocratie. Cette fuite en avant du bloc social élitaire qui cherche à se maintenir au pouvoir coûte que coûte fait peser un danger mortel sur le pluralisme, et donc sur la pérennité du système démocratique.

Peut-être les docteurs ès machiavélisme qui peuplent les cabinets des palais de la République devraient-ils juger de leurs actions à l’aune de ce qui est en train de se passer au Brésil. Dilma Rousseff a été destituée, Lula a été envoyé en prison par la clique des thermidoriens locaux et, dans une semaine, le candidat d’extrême-droite Jair Bolsonaro gagnera les élections haut la main. Lorsque l’on s’acharne à porter des coups à la colonne vertébrale des démocraties, il ne faut pas s’étonner que celles-ci s’affaissent pour céder la place aux dictatures. Peut-être faudrait-il se demander si les mêmes logiques ne peuvent pas, un jour, produire les mêmes effets en France. Quoi que l’on pense de la France Insoumise et de son programme, la tentative de dynamitage de cette opposition n’est une bonne nouvelle pour aucun républicain.

La gauche n’existe pas

Alors que se multiplient depuis des mois les éternelles injonctions au « rassemblement de la gauche », érigé en horizon indépassable pour mieux évacuer le débat de fond, la crise actuelle montre la complète décomposition de ce terme, qui ne renvoie même plus à un quelconque espace de solidarité politique. Tous, à gauche, dénoncent un comportement inqualifiable à l’égard des journalistes, dont l’indépendance serait menacée par Jean-Luc Mélenchon. On s’étonnerait presque que le Parti Socialiste soit plus virulent que Les Républicains. Mais on se souvient ensuite que le premier parti fait désormais largement corps avec le bloc social élitaire, et que le second, même s’il est au service de l’oligarchie, a néanmoins subi le rouleau compresseur de l’affaire Fillon. Affaire Fillon dont la procédure est désormais à l’arrêt, puisqu’elle n’est politiquement plus opportune.

Cette crise aura au moins donc eu une vertu : elle démontre que la gauche n’existe pas, qu’elle n’est qu’un panier de crabes prêts à s’entre-tuer à la moindre opportunité de placer un coup de couteau entre les côtes, si celui-ci permet de piquer 0,5% au concurrent. Elle est cet espace d’injonctions et d’assassinats politiques qui se regarde le nombril et dégoûte toujours plus les Français de la politique. Sa suffisance n’a pourtant pas de limites, alors qu’elle ne représente plus que 25% du corps électoral, et que le spectre du destin de la gauche italienne ou polonaise pèse sur elle. Sortie de l’Histoire, elle se contente des chicaneries.

Il ne nous appartient pas ici d’entrer dans le détail d’une procédure en cours. Faisons simplement le constat suivant : la moralité personnelle est devenue le critère du juste en politique, et, partant, une arme comme une autre contre ses adversaires. Comme si la gestion des comptes, le niveau de salaire ou la fortune personnelle d’un individu, ou encore le nombre de mandats exercés déterminaient si oui ou non il était possible de faire confiance à un homme politique. Ce sont là des critères à prendre en compte, mais tous s’effacent devant une règle qui plonge ses racines dans les profondeurs de notre histoire républicaine : la détermination à servir l’intérêt général est l’unique critère de la vertu d’un homme.

Irresponsabilité de la meute

Au club des inquisiteurs, les journalistes occupent le premier rang. Les thuriféraires du quatrième pouvoir, les garants de la démocratie, les gardiens de la liberté d’expression et combattants infatigables de la Vérité s’en donnent à cœur joie. Les révélations vont se poursuivre, le feuilleton ne fait que commencer.

Il commence tout juste, mais il commence fort. Médiapart a frappé un grand coup ce vendredi en commettant un article qui brise du même coup le secret de l’instruction et les règles élémentaires de la déontologie journalistique. Se répandant en “révélations” sur la nature des relations entre Jean-Luc Mélenchon et Sophia Chikirou, les auteurs notent : “Celle-ci pourrait relever de la seule vie privée des deux intéressés mais prend désormais, à la lueur des investigations judiciaires, une dimension d’intérêt général.” Comment douter que la démocratie sorte renforcée de la publication d’un tel papier ? On pourrait d’ailleurs demander à Médiapart pourquoi avoir attendu aussi longtemps pour se faire l’écho d’une rumeur persistante alors que l’affaire des comptes de campagne était ouverte depuis longtemps. L’investigation judiciaire n’a pour l’instant apporté aucun élément nouveau au dossier. Ou alors la temporalité politique était-elle opportune…

Mais le cœur du sujet n’est pas là. La séparation entre la vie privée et la vie publique s’efface sous les injonctions du tout-transparence. Dans sa quête de la Vérité, le journaliste d’investigation ne peut pas s’encombrer des précautions élémentaires liées au respect des personnes. A vouloir dissoudre la frontière public/privé, à brouiller la séparation entre l’individu et le citoyen on en arrive à ne plus savoir définir ce qui fait l’essence de la sphère publique, c’est-à-dire de la res publica elle-même.

Tous les coups sont permis. Les quelques journalistes qui se livrent à ce genre de besognes semblent animés par un sentiment de toute-puissance. L’ubris qui gagne les cellules d’investigation accouche de cet exercice puéril qui consiste à briser les idoles, à couper les têtes qui dépassent, à désacraliser ce qui ne l’a pas encore été. Cela vaut tout autant pour les révélations actuelles que pour les autres affaires du même type. Serait-ce cette “irresponsabilité de l’intelligence” que redoutait le De Gaulle dépeint par Malraux dans Les chênes qu’on abat ? On s’attaque à l’honneur d’un homme sous le feu des projecteurs et les gloussements satisfaits d’un Yann Barthès plus transgressif que jamais. La transgression est érigée en norme. Le subversivisme, déjà décrit par Gramsci, est à la mode.

Surtout, on en oublie la dimension humaine. Qu’est-ce qui justifie un tel acharnement contre un homme blessé dans son honneur ? Comme on avait “jeté un homme aux chiens” avec l’affaire Bérégovoy, comme on avait lynché avant lui Salengro, la meute s’est aujourd’hui trouvé une nouvelle proie.

En ce mois d’octobre, le goût de la vérité a comme une odeur de sang. Si le coup politique en train de se jouer a des allures de 9 thermidor, on n’y trouve pas la plus petite once de grandeur. La tentative d’exécution en place publique a bien lieu, mais la bassesse des attaques n’est pas à la hauteur de la gravité des conséquences. On n’assassine plus les opposants, on les salit, leur reniant, ainsi, le droit de s’effacer derrière le tragique de l’histoire ; leur imposant, ainsi, de subir le lent supplice du spectacle médiatique.

PMA, filiation : “Il s’agit moins de créer de nouvelles situations que de protéger des situations déjà existantes” – Entretien avec Thomas Linard

@Hugo Roels

Nous publions ici un entretien avec Thomas Linard, auteur de Filiation dès la naissance (Ufal, 2014), ancien porte-parole de l’Inter-LGBT aux questions familiales, compagnon de route de la France Insoumise, animateur du blog Suppositio Partus et auteur de plus de 40 000 contributions sur Wikipédia. Il revient sur son parcours, l’actualité de la loi Schiappa et les enjeux de la filiation.


LVSL – Pouvez-vous expliquer comment vous êtes devenu un des spécialistes francophones des questions de filiation ?

Thomas Linard – Ma culture politique, c’est celle que l’on peut voir dans le film 120 battements par minute, où l’on développe une expertise militante afin d’être armé face à tout ce qui peut représenter l’autorité, la légitimité.

Je me suis tenu très longtemps éloigné de la politique. Mais, en 2012, j’écoute une entrevue de Jean-Luc Mélenchon sur internet et je me dis : “c’est ça”. J’adhère au Parti de Gauche et je rejoins la commission LGBTI du PG, et du Front de Gauche à l’époque, car je suis gay. Je commence par donner un coup de main à l’organisation de la Marche des Fiertés et je me retrouve très rapidement représentant à l’Inter-LGBT. On était en pleine période de lutte pour le mariage égalitaire.

https://www.ufal.org/wp-content/uploads/2014/09/filiation-des-la-naissance_A4.pdf
©UFAL

Pour des raisons personnelles, la question de l’homoparentalité m’intéressait. Quand le député Carvalho du PCF dit “avec le PACS, ces gens sont protégés, un mariage, c’est entre un homme et une femme”, nous nous sommes dit que ce n’était pas ce que nous avions collectivement porté avec le programme l’Humain d’abord. Donc avec Jean-Charles Lallemand et Pascale Le Néouannic nous demandons à rencontrer le groupe Front de Gauche à l’Assemblée nationale. Et nous ne sommes pas venus les mains vides, nous avions préparé des amendements. Un de ces amendements est devenu l’article 15 de la loi sur le mariage pour tous, grâce à Marie-George Buffet, et ça a été un déclencheur pour moi. J’ai creusé le sujet jusqu’à avoir la matière du livre que j’ai publié à l’UFAL, paru en juin 2014. Je n’ai donc jamais fait d’études de droit et j’ai tout appris en lisant, et surtout en écrivant.

LVSL – Le débat autour de la loi renforçant la lutte contre les violences sexuelles et sexistes, appelée loi Schiappa, a été polarisé par la question de la majorité sexuelle. Comment analysez-vous cela ?

Thomas Linard – Pour ma part, je suis pour une morale consensualiste et non substantialiste : à partir du moment où des personnes aptes à consentir, consentent, alors ça me va, peu importe ce qu’elles font. La question, c’est qui est apte à consentir ? On exclut bien entendu les enfants. À partir de quand devient-on apte à consentir ? C’est ce qui doit être l’objet du débat politique.

Entre 1974 et 1982, la majorité sexuelle est de 15 ans pour les hétérosexuels et de 18 pour les homosexuels. Il y avait deux possibilités pour obtenir l’égalité, soit la majorité sexuelle pour tous à 15 ans, soit à 18 ans. Dans le contexte des années 70, c’est bien sûr l’option de l’abaissement qui a été retenue. Cette question de l’âge de la majorité sexuelle est constitutive du mouvement homosexuel moderne. C’est un des enjeux des premières marches en 1977.

” Il faut avoir conscience qu’à 16 ans, si vous allez passer la nuit chez votre amant de 18 ans, ça peut relever du détournement de mineur.”

La réalité d’une majorité sexuelle distincte de la majorité civile est discutable. La logique sous-jacente, c’est que mineurs et majeurs ne doivent pas se rencontrer sexuellement, et qu’il y a une exception, une tolérance encadrée pour les rencontres entre majeurs et mineurs de 15, 16 et 17 ans. Il faut avoir conscience qu’à 16 ans, si vous allez passer la nuit chez votre amant de 18 ans, ça peut relever du détournement de mineur.

Un viol est une relation obtenue par violence, surprise, menace ou contrainte. La jurisprudence, malheureusement pas toujours suivie, avait élaboré qu’une grande différence d’âge relevait de la surprise. Ce que fait la loi Schiappa, c’est faire entrer cette jurisprudence dans la loi. Et si le viol n’est pas reconnu, ce sera une atteinte sexuelle sur mineur.

LVSL – Alors comment explique-t-on la déception de certaines associations ?

Thomas Linard – Les associations s’attendaient à beaucoup plus que le renforcement de la condamnation d’abus sexuels sur les mineurs de 15 ans et le passage de la prescription à 30 ans pour les crimes de nature sexuelle sur les mineurs.

Le Planning familial demandait par exemple l’inversion de la charge de la preuve, lorsqu’au moment des faits la victime est mineure. Ce serait alors à l’accusé de prouver qu’il est innocent. Cela me semble bien plus pertinent que les propositions de certaines associations sur une majorité sexuelle à 18 ans. Cela créerait des situations dangereuses pour les mineurs qui opteraient davantage pour des relations cachées.

LVSL – Comment expliquer l’hostilité envers cette loi ?

Thomas Linard – Il y a un courant qui a tente d’imposer ses thèmes dans le débat public. Il s’agit de la droite légitimiste, qui fonde son hostilité à la République sur une certaine vision du catholicisme.

Pour comprendre les racines et l’ampleur de ce combat, il faut regarder l’état civil des personnes. Il y a deux manières de l’envisager : sous le prisme du corps ou bien sous celui de la décision. Exemple : l’annulation du mariage pour cause d’impuissance. Elle pouvait se faire sous l’Ancien Régime, avec deux types de preuve, la visite, où l’on mesurait les organes du mari et de la femme pour vérifier qu’ils étaient fonctionnels, ou bien la preuve du congrès, qui a heureusement durée moins d’un siècle, où l’on réunissait le couple pour qu’un rapport sexuel ait lieu devant toute une assemblée.

“C’est un domaine assez unique où les conservateurs renvoient à la matière et au corps, tandis que les progressistes se fondent sur la décision”

En 1903, un arrêt de la Cour de cassation, à propos d’une femme qui n’avait pas de vagin, modifie les choses. Elle établit que, pour prévenir le scandale de la preuve, c’est-à-dire pour éviter que la justice ne doive mesurer les organes génitaux des gens, seule l’apparence suffit pour un mariage. Le mariage devient donc l’union de deux personnes, l’une ayant l’apparence d’un homme et l’autre d’une femme. Des commentateurs vont appeler cela la spiritualisation du mariage. Et un commentateur hostile va dire que “C’est bien à la validité du mariage entre personnes de sexe identique que conduirait cette trop belle idée que le mariage est l’union des âmes”.

C’est un domaine assez unique où les conservateurs renvoient à la matière et au corps, tandis que les progressistes se fondent sur la décision et l’âme. Savoir si le mariage doit se fonder sur la nature du corps ou la décision des esprits, c’est un point de tension entre progressistes et conservateurs et l’histoire n’est pas linéaire : en 1957 un jugement a accordé à nouveau l’annulation du mariage en absence de relation sexuelle normale, c’est-à-dire un pénis pénétrant un vagin.

LVSL – La question de l’état civil est donc un enjeu politique fort ?

Thomas Linard – Il suffit de regarder l’histoire du changement de prénom, c’est la Convention montagnarde qui autorise le libre changement de nom et de prénom par simple déclaration devant un officier d’état civil. Cela a été terminé à peine trois semaines après la chute de Robespierre : les changements de noms et de prénoms ont été annulés ! Puis, ce sera en partie rétabli par Napoléon, il était possible de changer, mais seulement sous contrôle de l’État, qui serait seul capable de juger des cas légitimes et des cas relevant des caprices du peuple. Il est bien connu que le peuple fait des caprices.

“Les personnes demandant à faire changer leur prénom témoignent d’une volonté de faire primer le choix sur l’hérédité.”

Finalement, en 2016, il y a eu la loi pour une justice du XXIe siècle, un nom très ronflant pour un assemblage de petites choses. Cela permet le changement de prénom en mairie. Dans 97 % des cas, les jugements des tribunaux étaient en faveur des changements de prénom. Il faut avoir à l’esprit que les législateurs, dans le contexte de 2016, ne se pensaient pas héritiers des révolutionnaires, partisans du choix, contre la réaction, qui défend l’assignation. Cette décision participait du grand mouvement de l’État se déchargeant sur les collectivités locales sans leur allouer de moyens supplémentaires afin de plaire à la Commission européenne. Il n’en reste pas moins que les personnes demandant à faire changer leur prénom témoignent d’une volonté de faire primer le choix sur l’hérédité.

Si on analyse les questions LGBTI actuelles, on est dans ce combat entre hérédité — le corps — et la volonté, qui peut faire l’objet d’une déclaration enregistrable à l’état civil.

LVSL – Ce combat entre hérédité et décision est donc au centre des questions de filiation ?

https://fr.wikipedia.org/wiki/Charles_Loyseau#/media/File:Charlesloyseau.tiff
Le juriste Charles Loyseau ©Jaspar Isaac (Creative Commons) — Château de Versailles

Thomas Linard – J’ai ma théorie sur pourquoi les plus religieux insistent sur le corps et les autres la volonté : c’est un conflit de classe. Le juriste Charles Loyseau a écrit un livre très important en 1610, le Traité des ordres et simples dignitez. C’est un bourgeois qui argumente pour sa classe. Il justifie la division de la société en ordres : les nobles transmettent un corps noble à leurs enfants, mais, l’âme venant de Dieu, un roturier peut aussi recevoir une âme noble. Les bourgeois peuvent donc prétendre à des offices.

C’est très important pour une société féodale divisée en ordres d’insister sur l’hérédité et le corps, la volonté et le choix personnel n’étant pas héréditaire. La droite légitimiste constitue donc un authentique courant d’Ancien Régime, dont La Manif Pour Tous a été la partie la plus visible.

LVSL – Comment avez-vous contribué à traduire politiquement votre position dans ce combat ?

Thomas Linard – Dans l’Avenir en commun, nous avons résumé en un bout de phrase toute cette pensée : “Établir la filiation par reconnaissance comme principe par défaut”. Et nous avons complété par le livret et les réponses aux associations. Il y a peu de réflexions sur la question de la filiation dans la gauche comme dans les mouvements LGBTI. Actuellement, pour une PMA en France, il faut être une femme en couple avec un homme et la filiation sera établie comme pour tous les autres couples. Si l’homme est stérile, on évite ainsi à la femme d’avoir à une relation sexuelle non consentie avec un autre homme et on prévient les IST.

“Il existe une disposition dans le mariage qui fait que l’on peut adopter l’enfant de son conjoint. La seule manière pour les couples non hétéros de bénéficier de cela, c’est donc le mariage. Ce traitement inégalitaire n’est pas acceptable en République.”

En l’état actuel, depuis 12 ans, toutes les femmes établissent la filiation de la même façon : le simple fait d’accoucher te rend mère. C’est récent, par exemple mes parents n’étaient pas mariés et ma mère a dû me reconnaître, car la filiation automatique, c’était seulement pour les femmes mariées. Pour un homme, on est soit le mari de la femme qui a accouché et on est le père, par présomption de paternité, soit on n’est pas marié avec cette femme et on doit faire une reconnaissance. Selon les chiffres de l’INSEE en 2016, 60 % des enfants naissent hors mariage, cette reconnaissance de paternité est donc très courante. À tel point que beaucoup d’hommes ne se rendent pas compte qu’ils font cette démarche de reconnaissance.

Maintenant, si ce sont deux femmes qui ont fait une PMA, avec une insémination hors de France, ou artisanale, seule la parturiente sera reconnue comme mère. Donc, l’autre mère n’est rien pour la loi. Pour un mariage égalitaire, il y a une solution : il existe une disposition dans le mariage qui fait que l’on peut adopter l’enfant de son conjoint. La seule manière pour les couples non hétéros de bénéficier de cela, c’est donc le mariage. Ce traitement inégalitaire n’est pas acceptable en République.

LVSL – Modifier les règles de la filiation, ne serait-ce pas ouvrir la porte à la GPA ?

Thomas Linard – Non. La GPA est interdite en France, mais se fait à l’étranger et il faut clarifier cette situation. Déjà, il faut comprendre que les enjeux de filiation ne se limitent pas aux questions LGBTI. En France 80 % des GPA sont faites par des parents d’intention de sexe différent. Il y a donc très souvent lors d’une GPA une mère qui n’a pas accouché.

La France a été condamnée par la CEDH, et depuis on transcrit la filiation du père et pas celle de la mère d’intention, car la justice considère qu’il est contraire au droit français que la femme qui n’a pas accouché devienne mère sans jugement d’adoption. Mais on autorise la mère à adopter l’enfant de son conjoint si elle est mariée.

“L’idée, c’est de pouvoir devenir parent par déclaration. Donc, le changement de filiation pour la PMA aura des conséquences sur la transcription de l’acte de naissance des enfants nés par GPA à l’étranger.”

Nous le disions avant, la filiation homoparentale existe, mais il faudrait déjudiciariser le processus, en passant par un officier d’état civil pour faire une déclaration qui ne soit pas liée au mariage. Donc on dirait qu’une femme qui n’a ni accouché, ni adopté, peut être mère. C’est une révolution pour le droit. Si on le fait pour la PMA avec un couple de femmes en les disant toutes les deux mères, alors ça ouvre la possibilité de transcrire intégralement l’état civil d’un enfant né par GPA.

L’idée, c’est de pouvoir devenir parent par déclaration. Donc, le changement de filiation pour la PMA aura des conséquences sur la transcription de l’acte de naissance des enfants nés par GPA à l’étranger, car ça change la définition de ce qu’est une mère. La volonté prévaudrait sur le corps.

LVSL – Quels seraient les contours d’une telle réforme ?

Thomas Linard – La proposition de la France Insoumise devrait intervenir en septembre dans le cadre de l’Assemblée nationale. D’ici là, je souhaite la nourrir. Notre proposition principale : supprimer la présomption de la paternité, tous les hommes établiraient leur paternité par reconnaissance. Je suis pour la reconnaissance pour tout le monde, notamment les hommes. Il est très important que la présomption de paternité soit abrogée, car cela ôte tout droit spécifique au mariage, sans bouleverser la société étant donné le nombre d’enfants qui naissent hors mariage. Pour prendre en compte toutes les familles modernes, il faut fonctionner par reconnaissance pour les femmes aussi.

“Si vous voulez connaître comment vous êtes arrivé au monde et par qui, il faut le permettre”

Je n’ai pas de problème avec l’accès aux origines, en tant qu’origines biologiques, du moment que la filiation se fait par volonté. Si vous voulez connaître comment vous êtes arrivé au monde et par qui, il faut le permettre. De toute façon, l’anonymat tombe partout. Il ne faut pas avoir peur de l’accès aux origines et si ça peut apporter une tranquillité biographique aux personnes concernées, alors tant mieux.

“Il n’y a toujours que deux géniteurs, mais il peut y avoir quatre parents. Il s’agit moins de créer de nouvelles situations que de protéger des situations déjà existantes.”

Si la filiation se fait sur la volonté, ça peut être la volonté d’une, ou deux, mais aussi trois personnes par exemple. Il arrive qu’un tiers soit aussi important que les deux géniteurs, et, s’il le souhaite et si les deux parents le veulent, il peut lui aussi reconnaître l’enfant. Il n’y a toujours que deux géniteurs, mais il peut y avoir quatre parents. Il s’agit moins de créer de nouvelles situations que de protéger des situations déjà existantes. Et on peut s’inspirer d’une disposition de la loi belge, en l’adaptant, où deux parents légaux initiaux accepteraient un Xème parent. Cela permettrait également d’éviter qu’un violeur puisse devenir parent d’un enfant, si jamais la personne violée le refuse ; ce qui n’est pas le cas en droit français aujourd’hui.

LVSL – Quelles sont les prochaines étapes de vos combats sur la filiation ?

Thomas Linard – Il se murmure que le gouvernement voudrait faire une PMA sans réforme de la filiation. Ce n’est vraiment pas à la hauteur. Si LREM veut le faire dans le cadre de la loi bioéthique, ils ne pourront pas faire grand-chose. En fait, il faut sortir du cadre de la loi bioéthique et faire PMA + filiation. La proposition de loi de la France Insoumise sur ces questions devra constituer un contre-projet de société permettant d’irriguer les luttes.

L’Europe mère des discordes

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De gauche à droite Julien Bayou, Coralie Delaume, Maximilien Dardel, Raoul Hedebouw et Manuel Bompard.

Vous avez manqué notre Université d’été ? Retrouvez notre débat sur l’Europe, mère des discordes. Pour parler du positionnement des forces progressistes sur la question européenne, nous recevions Julien Bayou (EELV), Coralie Delaume (essayiste), Raoul Hedebouw (PTB) et Manuel Bompard (France insoumise).

Crédits photos : ©Ulysse Guttmann-Faure

Le populisme est-il devenu une norme en Europe ?

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De gauche à droite Jorge Lago, Boris Vallaud, Antoine Cargoet, Elsa Faucillon et Samuele Mazzolini.

Vous avez manqué notre Université d’été ? Retrouvez notre débat sur le populisme comme phénomène majeur en Europe. Nous recevions pour l’occasion Boris Vallaud (PS), Elsa Faucillon (PCF), Jorge Lago (Podemos) et Samuele Mazzolini (Senso Comune).

 

https://www.youtube.com/watch?v=Dso1Bfh36C4

Crédits photos : ©Ulysse Guttmann-Faure

La politisation de la jeunesse à la suite du mouvement social

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De gauche à droite Roxane Lundy, Vincent Dain et Taha Bouhafs

Vous avez manqué notre Université d’été ? Retrouvez notre débat sur la politisation de la jeunesse à la suite du mouvement social avec comme invités Roxane Lundy (jeunes génération.s), Vincent Dain (LVSL) et Taha Bouhafs (Jeunes insoumis).

Crédits photos : Ulysse Guttmann-Faure pour LVSL.

En Allemagne, la recomposition politique avance à grands pas

Merkel en fin de course?

Au cœur d’une Europe en plein bouleversement, où chaque élection confirme une recomposition politique rapide et radicale avant tout motivée par le dégagisme d’élites honnies, l’Allemagne semblait longtemps faire figure d’exception. Pourtant, seulement trois mois après la difficile formation d’un quatrième gouvernement dirigé par Angela Merkel celui-ci semble déjà se fracturer sur la question migratoire. En parallèle, l’extrême-droite continue de progresser et inspire toujours davantage les partis de droite classique à la recherche d’un nouveau souffle. En face, le SPD continue de perdre son statut de grand parti de la gauche allemande, les écologistes semblent maintenir leur puissance électorale, et Sarah Wagenknecht cherche à briser le plafond de verre atteint par Die Linke. Une recomposition majeure de la scène politique allemande prend donc forme, à la fois similaire à d’autres en Europe et unique en son genre.


 

La fin d’une époque

Si la reconduction d’Angela Merkel pour quatre nouvelles années à la chancellerie allemande lors des élections législatives de septembre dernier n’a surpris personne, en déduire une inertie politique totale outre-Rhin serait une grave erreur. Certes, la Chancelière dispose toujours d’un certain talent politique et d’une image plutôt bonne, et peut toujours égaliser le record de longévité au pouvoir – seize ans, de 1982 à 1998 – de son mentor politique Helmut Kohl. Pourtant, si l’Union chrétienne-démocrate qu’elle dirige a réuni un tiers des voix l’an dernier, dominant largement le reste du spectre politique, la continuité et la stabilité proposées semblent séduire de moins en moins. L’électorat de la CDU-CSU est vieillissant et avant tout composé de retraités aisés ou d’indépendants souhaitant prolonger un contexte économique qui leur est favorable. Pour le reste de la population, ce projet politique séduit peu, après plus de douze ans d’exercice du pouvoir par Angela Merkel. D’autant qu’il y a de nombreux problèmes qu’ils n’estiment pas traités correctement par le pouvoir actuel, en particulier la question migratoire et les inégalités grandissantes.

“L’électorat de la CDU-CSU est vieillissant et avant tout composé de retraités aisés ou d’indépendants souhaitant prolonger un contexte économique qui leur est favorable.”

La difficile formation d’un nouveau gouvernement en témoigne : six mois, alimentés de nombreuses péripéties, ont été nécessaires pour y parvenir. En effet, les chrétiens-démocrates ont d’abord tenté de mettre en place une “coalition Jamaïque” avec les libéraux du FDP et les écologistes de Die Grünen, en réponse à la volonté du SPD de retourner dans l’opposition pour mieux se relancer par la suite. Après moultes discussions, le dirigeant du FDP Christian Lindner a fini par annoncer son refus de participer à un tel attelage politique, jugeant l’accord préliminaire de gouvernement trop imparfait à son goût. Afin d’éviter de nouvelles élections qui auraient sans doute vu leur base électorale se réduire davantage et usant de la peur d’une nouvelle progression de l’extrême-droite, le leader du SPD Martin Schulz se montra alors prêt à renouveler la “Groẞe Koalition” avec la CDU-CSU en échange de concessions minimes. Au terme d’un succinct mouvement de contestation intitulé “NoGroKo” mené notamment par la faction jeune du parti et d’un scrutin interne, le SPD a approuvé cette option, débouchant sur la création du gouvernement actuel, en mars 2018. Depuis, l’Allemagne se contente de mener la même politique ordolibérale que précédemment, quoi qu’en dise le SPD, qui promettait un tournant en obtenant le ministère des finances jusqu’alors tenu par Wolfgang Schaüble.

D’ores-et-déjà, le gouvernement Merkel IV se fissure, à mesure que certains appétits politiques progressent, en particulier celui de Horst Seehofer, ministre de l’intérieur et leader de la CSU bavaroise (parti frère de la CDU au sein de “Die Union”, présent uniquement en Bavière et historiquement plus conservateur que cette dernière). Jouant sur la vague d’opposition à l’arrivée de migrants en Allemagne et en vue des élections bavaroises d’octobre, ce dernier a encore réclamé de nouvelles mesures pour expulser davantage à l’occasion d’une rencontre avec le très droitier chancelier autrichien Sebastian Kurz. Si cette insistance sur la question migratoire dure depuis 2015, elle a cette fois-ci franchi une nouvelle étape, avec la menace d’une rupture de l’alliance entre la CSU et la CDU, ce qui priverait Angela Merkel de majorité au Bundestag. Une nouvelle coalition sans la CSU et avec les Verts – qui soutiennent la politique d’accueil des migrants – et le SPD semble être en discussion pour permettre d’évacuer l’encombrant ministre de l’Intérieur, mais la séparation CSU-CDU n’en représenterait pas moins un coup de tonnerre politique. Au-delà des manoeuvres de Seehofer, il faut également s’attendre à de plus en plus de soubresauts internes chez les chrétiens-démocrates de la part d’une génération de “jeunes loups” impatients d’exercer le pouvoir maintenant qu’Angela Merkel est sur une pente déclinante.

Une fin de règne se prépare donc, nonobstant les ridicules présentations téléologiques qui qualifiaient encore récemment Angela Merkel de “femme la plus puissante du monde” ou de “leader du monde libre”. Surtout, ce sont plus largement les fondements de la politique allemande d’après-guerre qui s’effondrent les uns après les autres : le compromis économique social-démocrate a été démantelé par les réformes libérales du chancelier Gerhard Schröder (SPD) ; le bipartisme traditionnel, avec le FDP en force d’appoint, disparaît à mesure que la CDU-CSU et le SPD cèdent du terrain face aux autres partis; l’extrême-droite est entrée en force au Bundestag l’an dernier, et voilà maintenant que l’alliance CDU-CSU, aussi vieille que la République fédérale, est remise en cause. Loin de ne constituer qu’un épisode politique mineur, la déclaration de Seehofer est donc l’expression d’une crise politique beaucoup plus large, et de changements majeurs à venir.

A droite toute !

Rencontre entre Horst Seehofer (CSU) et Sebastian Kurz (ÖVP).

C’est avant tout à droite que la recomposition politique allemande a débuté, avec pour déclencheurs la crise de l’euro du début des années 2010 puis la crise migratoire qui dure depuis 2015. En effet, ces évènements majeurs, desquels la politique voulue par Berlin est directement responsable, ont conduit à une mutation profonde, et à un essor, des partis de droite, comme cela est visible ailleurs en Europe. Suite à la multiplication des difficultés financières des pays du sud de l’Europe, toujours plus dépendants industriellement de l’Allemagne, l’AfD (Alternative für Deutschland, extrême-droite) voit le jour en 2013 comme parti anti-euro, accusant les pays du sud de vivre à crédit sur le dos des contribuables allemands, premiers contributeurs aux plans “d’aide” austéritaires. Par la suite, alors que l’Allemagne accueillait plus d’un million de réfugiés en 2015 afin d’endiguer son déclin démographique, le parti s’est concentré sur l’opposition à l’immigration, les questions sécuritaires et a critiqué de plus en plus violemment l’islam, donnant naissance à la première formation politique d’extrême-droite allemande depuis la Seconde Guerre Mondiale. Désormais au coude-à-coude avec le SPD pour la seconde place dans les sondages, l’AfD est donc le produit direct de l’Europe ordolibérale d’Angela Merkel qui a désindustrialisé les pays d’Europe du Sud et rendu toute gestion humaine de l’immigration impossible pour ces pays paupérisés, conduisant à une catastrophe humanitaire.

Le succès fulgurant de l’AfD a rapidement inspiré le FDP, absent du Bundestag entre 2013 et 2017, qui a vu son électorat siphonné par les chrétiens-démocrates après avoir gouverné avec eux lors du second mandat Merkel (2009-2013). Afin de séduire des électeurs partis pour la CDU-CSU, Christian Lindner a décidé d’adopter la rhétorique d’intransigeance budgétaire et de refus d’aide financière aux pays d’Europe du Sud abandonnée peu à peu par l’AfD. Cette stratégie, couplée à une opposition grandissante à l’immigration et à une campagne de communication focalisée sur la personnalité de Lindner, a permis au parti de réaliser un score relativement élevé l’an dernier, 10,7%. Le refus de participer à une nouvelle coalition avec les chrétiens-démocrates et les écologistes s’explique donc par la volonté de s’opposer depuis la droite à la CDU-CSU, en continuant à siphonner le réservoir électoral traditionnel d’Angela Merkel.

Désormais, ces deux crises atteignent le coeur de la droite allemande traditionnelle, à savoir la CDU-CSU. Malgré le soutien du SPD au projet de réforme de la zone euro d’Emmanuel Macron – qui visait la création d’un ministère des finances de la zone euro et des nouveaux instruments de contrôle des budgets nationaux pour mieux resserrer le contrôle de l’UE sur les états-membres de l’union monétaire – Merkel s’y est opposée vigoureusement, afin de ne pas céder davantage de terrain politique au FDP. La courte phase d’accueil massif de réfugiés en 2015 a quant à elle vite été remplacée par une politique de lutte contre l’immigration, notamment sur volonté de la CSU. Il faut dire que le climat politico-médiatique est devenu brûlant sur cette question à mesure que la surenchère sécuritaire se déployait et que des évènements particuliers venaient renforcer l’assimilation des réfugiés à un vaste groupe de terroristes et de criminels. Dernier exemple en date: l’assassinat et le viol d’une adolescente par un demandeur d’asile irakien, débouté en 2015 et demeuré dans le pays illégalement depuis.

“Il est fort probable que cette logique bénéficie avant tout au plus radical, à savoir l’AfD, les électeurs préférant l’original à la copie.”

La concurrence politique à droite sur les sujets sécuritaires, identitaires et sur l’euro est donc devenue de plus en plus forte ces dernières années, chaque parti adoptant des positions et des déclarations toujours plus radicales pour se différencier des autres ou dans l’espoir de ne pas céder de terrain. Il est fort probable que cette logique bénéficie avant tout au plus radical, à savoir l’AfD, les électeurs préférant l’original à la copie. A noter également que la candidate de l’AfD pour la chancellerie en 2017, Frauke Petry, a quitté le parti peu après les élections pour créer son propre parti de droite conservatrice avec l’aide de quelques anciens cadres de l’AfD : le parti bleu (Die Blaue Partei). Cette scission se fonde sans doute sur une ambition personnelle, comparable à celle de Florian Philippot en France, bien que des divergences programmatiques entre les “bleus” et les “patriotes” existent. L’émiettement des voix de droite en Allemagne pourrait toutefois se résoudre par une alliance entre droite “traditionnelle” et “extrême”, comme cela a été le cas durant la campagne des élections italiennes – entre la Lega de Matteo Salvini et Forza Italia de Silvio Berlusconi – ou en Autriche, où Sebastian Kurz – ÖVP, droite “traditionnelle” – gouverne avec le FPÖ. Ce type d’alliance a beau être de plus en plus répandu, une longue période de “normalisation” de l’extrême-droite la précède souvent – comme en Autriche où l’ÖVP et le FPÖ ont déjà gouverné ensemble entre 1999 et 2005-, alors que la droite radicale demeure un phénomène récent en Allemagne. Dans l’avenir proche, il est en tout cas certain que la politique d’immigration et européenne de l’Allemagne continuera de se durcir.

 

La “gauche” également en pleine restructuration

Sarah Wagenknecht et Dietmar Bartsch, les “spitzkandidaten” de Die Linke en 2017.

Les forces politiques communément qualifiés “de gauche” connaissent elles aussi de nombreux bouleversements. En premier lieu, le SPD, parti social-démocrate historique qui œuvra pendant des décennies pour plus de justice sociale et pour une cogestion des grandes entreprises entre syndicats et patronat, semble désormais sur la même pente déclinante que les autres partis socio-démocrates européens, sanctionnés pour leur politique néolibérale. A cet égard, l’éphémère leadership de Martin Schulz, précédemment président du Parlement Européen, mérite l’attention : élu par plébiscite – 100% des voix – lors d’un congrès du parti en mars 2017 et profitant d’un engouement médiatique pour sa candidature, il s’élève dans les sondages, avant de retomber tout aussi rapidement et d’encaisser plusieurs défaites dans des Länder où le SPD est historiquement fort. Martin Schulz mène le parti à son plus faible score fédéral depuis 1945, 20,5%, et finit par être contraint de quitter la présidence du parti après avoir accepté de former une nouvelle grande coalition avec Angela Merkel, contrairement à sa promesse durant les élections. L’usure aussi rapide d’une figure politique majeure du SPD démontre que l’insatisfaction des militants vis-à-vis des orientations suivies par le parti est grandissante, alimentant à plein le dégagisme. L’ambiance actuelle au SPD est moribonde, l’énergie militante absente, et la nouvelle présidente du parti, Andrea Nahles, ministre du travail de 2013 à 2017 et soutien de la “GroKo”, semble ne disposer ni du charisme ni de la volonté de rupture avec le centrisme merkelien que réclament les électeurs.

A en juger par les sondages, les premiers bénéficiaires du vote sanction contre le SPD semblent être les Verts, qui ont récemment progressé de plusieurs points, alors que Die Linke est stable. Pourtant, ces variations statistiques légères ne signifient rien en l’absence d’élection et les Verts pourraient tout à fait connaître le même sort que le SPD s’ils venaient à rejoindre la CDU et le SPD au gouvernement. D’après le doctorant en sciences politiques Alan Confesson, l’électorat de Die Grünen est “volatile, peu politisé, majoritairement ancré à gauche et plutôt jeune”, autant d’éléments qui pourraient être défavorables au parti dans un contexte de repolitisation et de radicalisation. Les seuls orientations politiques claires de Die Grünen et de ses militants sont l’écologie et l’accueil de réfugiés, les contorsions idéologiques étant très nombreuses sur les autres thèmes, en particulier la répartition des richesses. Avec l’effondrement du SPD et la perspective de remplacer la CSU au sein du gouvernement Merkel, nul doute que les électeurs allemands auront bientôt un avis bien plus arrêté sur la politique proposée par les Verts.

Enfin, Die Linke, issue de la fusion du successeur de l’ancien parti unique de RDA (PDS) et de dissidents du SPD sous Gerhard Schröder (WASG), va également au devant de changements majeurs. Alors que les dernières élections du Bundestag ont montré la stagnation du parti autour de 10% des voix, la sociologie et la distribution géographique du vote Die Linke se transforme. Le parti de gauche radicale réalise toujours ses meilleurs scores dans l’ex-RDA mais son électorat populaire est de plus en plus disputé par l’AfD, désormais deuxième force politique à l’Est. Au contraire, Die Linke a sensiblement progressé dans plusieurs grandes métropoles de l’ouest en septembre dernier en séduisant d’anciens électeurs du SPD ou de Die Grünen. Le parti peut donc espérer progresser davantage auprès des électeurs de sensibilité de gauche et obtenir un pouvoir plus important dans un certain nombre de municipalités à l’avenir. Même si le caractère proportionnel de la politique allemande force à l’organisation de coalitions, Die Linke pourrait donc être en mesure d’imposer un certains de ses choix au SPD et aux Verts si ces derniers s’affaiblissent.

“Depuis les élections de septembre, Wagenknecht n’a eu de cesse de critiquer le manque d’attractivité des partis politiques traditionnels, la stagnation électorale de Die Linke et de mettre en avant la nécessité d’adopter un discours ouvertement populiste pour construire un nouveau clivage à même d’attirer des électeurs ne s’associant pas nécessairement à “la gauche”.”

En attendant, la progression du vote AfD dans l’électorat populaire menace de transformer l’image de Die Linke en parti des classes moyennes éduquées, urbaines et jeunes, un bloc électoral important mais évidemment insuffisant. Inspiré par les expériences populistes de la France Insoumise et de Podemos, Sarah Wagenknecht, idéologiquement et personnellement proche de Jean-Luc Mélenchon – tout comme son compagnon et ancien dirigeant de Die Linke Oskar Lafontaine -, prévoit de lancer un mouvement politique similaire au mois de septembre. L’ancienne co-candidate à la chancellerie – partageant la fonction avec le peu charismatique Dietmar Bartsch (ex-WASG) afin d’assurer un équilibre en les différentes tendances du parti – prévoit ce geste depuis un certain temps déjà. Depuis les élections de septembre, Wagenknecht n’a eu de cesse de critiquer le manque d’attractivité des partis politiques traditionnels, la stagnation électorale de Die Linke et de mettre en avant la nécessité d’adopter un discours ouvertement populiste pour construire une nouveau clivage à même d’attirer des électeurs ne s’associant pas nécessairement à “la gauche”. Après la publication d’un rapport détaillé sur la stratégie de la FI par la Fondation Rosa Luxembourg, le think-tank du parti, et le récent congrès de Die Linke à Leipzig marqué par des luttes de pouvoir internes, la rupture semble consommée entre quelques grandes figures du parti et Sarah Wagenknecht. L’ancienne économiste est en particulier critiquée pour son opposition à l’ouverture totale des frontières soutenue par le parti, mais c’est surtout sa volonté de dynamiter les murs du parti et de d’adopter un discours plus populiste qui semble déranger. La question européenne est également une ligne de fracture importante, Die Linke comptant à la fois des soutiens de la stratégie plan A/plan B et des européistes critiques proches de Diem25 mais rejetant catégoriquement toute idée de sortie de l’UE. Si les contours exacts du mouvement populiste de gauche de Sarah Wagenknecht ne seront pas connus avant la fin de l’été, on peut s’attendre à l’émergence d’une nouvelle force politique similaire à la France Insoumise et ayant au moins le mérite de s’attaquer aux défis stratégiques majeurs du parti.

Avec la fragilisation de la coalition gouvernementale, l’épuisement politique du SPD et d’Angela Merkel, la radicalisation des partis de droite sur les questions migratoires et européennes et l’émergence à venir d’un mouvement de gauche populiste, la politique allemande est à son tour atteinte par les recompositions visibles ailleurs en Europe. Un tournant politique majeur, comparable à l’arrivée d’un nouveau président à l’Elysée, est cependant peu probable dans une démocratie parlementaire proportionnelle où les coalitions sont indispensables. Par ailleurs, la structure démographique de l’Allemagne, plus âgée que les pays voisins, et les bons indicateurs macroéconomiques – avec toutes les limitations que chacun connaît – laissent à penser que la transition vers un nouvel équilibre politique devrait prendre un certain temps. Néanmoins, l’après-Merkel se prépare dès aujourd’hui et la demande d’alternative aux grandes coalitions successives devrait continuer à progresser. Comme dans bon nombre d’Etats européens, l’extrême-droite capte pour l’instant l’essentiel de cette demande de rupture, rendant un travail de repolitisation considérable plus que jamais nécessaire pour la gauche radicale.

 

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