1830 : Les trois glorieuses ou la révolution volée

Scène sur les quais de Paris, 1833
Scène sur les quais de Paris, Philippe-Auguste Jeanron, (1833).

À la mi-mai 2020 de nombreux aides-soignants ou infirmiers ont eu l’occasion de recevoir une « médaille de l’engagement ». Cette médaille se voulait pour le gouvernement une marque de reconnaissance de la nation envers le dur travail du monde soignant durant le confinement. Pourtant, de nombreux soignants ont moqué cette mesure cosmétique en jetant leurs médailles en réaction à ce qu’ils voient comme un simple substitut à une véritable réforme du mode de gestion néolibéral des hôpitaux publics. Outre le monde médical, Macron avait aussi salué avec emphase les travailleurs de « première ligne » durant le confinement qui faisaient tenir l’économie en annonçant que plus rien ne serait comme avant. Pourtant les prévisions orageuses à venir sur le marché du travail avec les multiples plans de licenciement ne semblent pas faire varier la politique du gouvernement. Cette atmosphère actuelle pourrait bien nous ramener plus loin dans l’Histoire de France. À l’été 1830, 15 ans après la Restauration monarchique des Bourbons, le peuple de Paris à l’initiative d’étudiants républicains et d’ouvriers se soulève contre Charles X.


Cette Révolution victorieuse qu’on appelle aujourd’hui les trois glorieuses fait suite à une crise institutionnelle et politique qui accroit la défiance des Parisiens sur un retour au monde d’avant 1789. Bien que cette révolution soit victorieuse, en coulisses, les députés de l’opposition libérale parviennent à maintenir un régime monarchique avec une nouvelle dynastie qui se veut plus libérale que celle des Bourbons avec la venue du Duc d’Orléans sur le trône qui devient Louis Philippe 1er, Roi des français.

Bien que devant sa couronne au peuple qu’il qualifie d’héroïque, Louis-Philippe et sa majorité bourgeoise se préservent de trop bouger les institutions politiques et sociales. Ils écartent alors rapidement les idées républicaines et se refusent à céder aux revendications sociales des ouvriers. Louis-Philippe tient pourtant à féliciter les combattants des barricades en leur distribuant à chacun une « médaille de juillet ». Cette médaille est alors moquée ironiquement voire refusée par certains combattants à l’image de militants républicains conscients de la dupe qui s’opère. Car durant les trois glorieuses, les républicains et les ouvriers se sont bel et bien fait dupés par les bourgeois libéraux qui parviennent à imposer leur ordre.

La chute de l’Empire et le retour du Roi

Adolphe Thiers © Eugène Disrédi

En 1821, Adolphe Thiers jeune avocat, âgé de 24 ans, originaire du sud de la France, qui inspirera à l’écrivain Honoré Balzac le célèbre personnage de Rastignac, arrive à Paris dans le but d’assouvir ses ambitions de gloire littéraire, de fortune et d’ascension politique. Si il est un grand admirateur de Napoléon pour son oeuvre politique et militaire, il a bien compris que dans ces temps de paix, pour acquérir de la célébrité, la plume a remplacé le sabre.

Il écrit alors Une Histoire de la Révolution Française de 1823 à 1827 qui paraît progressivement en 10 volumes. Ce livre connaît un grand succès et plusieurs rééditions avec des ventes atteignant des dizaines de milliers d’exemplaires. Dans son livre, le jeune Thiers salue l’esprit de 1789 en s’opposant aux Aristocrates, représentants de l’ancien monde religieux et ses privilèges. Il critique aussi fortement la République jacobine et Robespierre qu’il qualifie comme un des « êtres les plus odieux qui ait jamais gouverné des hommes ». En plus de cette activité d’historien qui lui permet  de faire fortune, le jeune Thiers se lie rapidement à l’opposition libérale en rejoignant le journal Le Constitutionnel.  Ce grand titre de presse dont le siège est à Paris a décidé de prendre le parti des libéraux contre les Ultras au cours des joutes politiques qui animent la Restauration.

Car si en 1815, après la défaite définitive de Napoléon 1er à Waterloo, les Bourbons sont rétablis, les évolutions politiques et sociales de la Révolution française et de l’Empire ne peuvent être occultées par le nouveau régime. Une Charte est alors promulguée à l’initiative de l’Angleterre, et du frère de Louis XVI, le nouveau Roi de France, Louis XVIII dans le but d’établir un compromis institutionnel, politique et social entre l’aristocratie et la grande bourgeoisie. Cela aboutit dans les faits à un semblant de monarchie constitutionnelle proche du modèle anglais avec une chambre des pairs (noblesse héréditaire nommée par le Roi) et une chambre des députés élue au suffrage censitaire par les électeurs les plus fortunés. Pour un pays d’environ 30 millions d’habitants durant la Restauration, seulement 100 000 français peuvent voter et 15 000 être éligibles.

Malgré des débuts houleux, ce système politique fonctionne plutôt bien durant les premières années du règne de Louis XVIII  (1814-1815; 1815-1824). Bien que non obligé par la Charte, le Roi se prête au jeu du parlementarisme en nommant des ministères issus de la majorité parlementaire. Les ministères Richelieu (1815-1818) et Decazes (1819-1920) soutenus par des royalistes modérés et des libéraux doctrinaires comme François Guizot, futur homme fort de la Monarchie de Juillet symbolisent la réussite d’une Monarchie tempérée qui parvient à maintenir une concorde sociale en obtenant le soutien de la bourgeoisie.

Louis XVIII en costume de sacre
Louis XVIII en costume de sacre

Libéraux vs Ultras : l’opposition systémique des années 1820

Pourtant différents évènements vont venir mettre fin à ce consensus. Le Duc de Berry, neveu du Roi et fils du Comte d’Artois (futur Charles X) est assassiné en février 1820 par un ouvrier bonapartiste. Cet évènement au retentissement politique énorme clôt l’épisode de la Monarchie modérée avec l’avènement durant la décennie 1820 de l’opposition entre les Libéraux et les Ultras. Ces derniers parviennent à travers le Comte d’Artois, futur Charles X à influencer Louis XVIII dans sa politique intérieure notamment en restreignant la liberté de la presse pour museler l’opposition libérale.

Le terme d’Ultras ou d’Ultras-royalistes désigne cette frange d’anciens nobles émigrés constituée d’aristocrates parisiens occupant les beaux hôtels particuliers du Faubourg Saint-Germain à Paris ou de ces hobereaux de province nostalgiques de la société d’Ancien-Régime d’avant 1789 fondée sur la terre et sur la religion catholique. Ils sont en outre influencés par des auteurs contre-révolutionnaires à l’image de Joseph de Maistre, pour qui le pouvoir résulte dans la « providence divine » et non dans la souveraineté du peuple. Louis de Bonald, grand pourfendeur du Contrat social de Rousseau qui prône un retour à une société traditionnelle basée sur les ordres inspire aussi grandement le parti Ultra. Ce parti méprise de fait la monarchie modérée de Louis XVIII et soutient le Comte d’Artois, chef du parti des Ultras qui accède au trône en 1824 sous le nom de Charles X.

Face aux Ultras, s’opposent les libéraux. Ils résultent à la chambre des députés d’une opposition plurielle entre Républicains ayant pour modèle la République américaine de George Washington comme le général Lafayette ou le député Jacques Manuel, d’anciens bonapartistes comme le Général Foy, et enfin des partisans d’une véritable monarchie libérale qui pourrait être placée sous l’égide de la branche cadette des Bourbons, les Orléans, plus sensible à la Révolution française et au libéralisme politique à l’image du Duc d’Orléans. Le Duc d’Orléans, quand à lui, dispose depuis la Restauration d’une grande fortune. Il est propriétaire de plusieurs grands domaines, en particulier du Palais-Royal à Paris, bâtiment dont les galeries marchandes ponctuées de cafés et de librairies sont des hauts lieux de sociabilités politiques de l’opposition sous la Restauration. Si le Duc d’Orléans se fait discret sur ses ambitions politiques, il manigance en secret des réseaux de soutien et reçoit chez lui de nombreux opposants à Charles X. Il déclare dès 1815 “Je ne ferai rien pour memparer de la couronne, mais si elle tombe, je la ramasserai.” (Bertrand JC, 2015, p.385). Pour les partisans d’une véritable monarchie constitutionnelle comme François Guizot ou le banquier Jacques Laffitte, ce régime permettrait d’en finir avec le spectre de l’ancien régime toujours agité par la menace des Bourbons surtout à partir de Charles X mais aussi de se protéger contre les excès de la République jacobine de 1793 avec son cortège de lois sociales que les libéraux abhorrent.

Jacques Laffitte
Jacques Laffitte

De fait si les libéraux condamnent la Révolution égalitariste sans-culotte, ils restent néanmoins attachés aux principes de 1789 et au Code Civil de Napoléon. Ils se font partisans d’un libéralisme politique (liberté religieuse, liberté de presse, monarchie constitutionnelle) mais aussi d’un libéralisme économique. Ils affichent aussi un grand anticléricalisme voltairien. On retrouve parmi les grands noms de cette opposition bourgeoise des notables qui ont bénéficié des formes modernes d’enrichissement : négoce, industrie ou banque. À titre d’exemple on peut noter le nom de grands banquiers comme Casimir Perier aussi actionnaire de la Compagnie des Mines d’Anzin ou Jacques Laffitte, fils d’un modeste charpentier du sud, qui possède dans les années 1820, une grande fortune d’environ 20-25 millions de francs.

Outre leur opposition à la chambre des députés, cette « aristocratie de comptoir » comme le nommera plus tard le journaliste Armand Carrel, fait un véritable travail de militantisme politique à travers des journaux d’opposition dont elle est actionnaire. Le Journal du Commerce ou Le Courrier Français sont ainsi tenus par des membres de l’opposition. D’autres journaux d’oppositions systémiques comme Le Journal des débats et Le Constitutionnel, dans lequel Adolphe Thiers se fait remarquer dans les années 1820, connaîtront de grands tirages à une époque où un exemplaire, du fait d’un coût trop élevé, peut être lu à voix haute dans un café ou échangé entre plusieurs dizaines d’individus.

Et le peuple dans tout ça ?

Pour l’opposition bourgeoise, la participation politique reste avant tout conditionnée par la richesse économique. Un des rares points d’achoppement entre les Libéraux et les Ultras, comme le fait remarquer l’historien Jean Bruhat, est la mise à l’écart des masses populaires qui ont connu un éveil politique durant la Révolution française à la campagne comme à la ville. Ces masses  populaires n’ont plus réellement voix au chapitre en France depuis les dernières insurrections sans-culottes à Paris lors du printemps 1795 contre la convention thermidorienne et la vie chère. Elles n’ont ensuite pu s’exprimer sous l’Empire qui a substitué l’engagement politique à l’engagement militaire (Noiriel, 2018) dans un contexte de guerre européenne. Enfin, Napoléon Bonaparte dans un contexte de régulation et de centralisation du pouvoir impose un contrôle strict de surveillance sociale avec la création du livret ouvrier (1803) qui vise à « domestiquer le nomadisme des ouvriers » (Woronoff, 1994). Outre ce contrôle social, les ouvriers ont interdiction de se regrouper en coalition depuis la Loi Le Chapelier (1791) qui n’a jamais été remise en cause par les régimes successifs.

Si la France de la Restauration diffère d’un Royaume-Uni déjà fortement industrialisé, en étant avant tout un pays rural fondé sur la petite propriété paysanne, le pays compte tout de même un certain nombre d’ouvriers partagés entre des activités traditionnelles et des activités industrielles nouvelles dans quelques foyers urbains comme Lyon, Lille, Rouen mais surtout Paris.

Une enquête préfectorale de 1823 établit ainsi à 244 000 (sur 730 000 à 750 000 habitants) le nombre d’ouvriers parisiens. Ce grand nombre d’ouvriers provient tout d’abord du secteur du bâtiment qui embauche chaque jour place de grève (Place de l’Hôtel de ville). On compte aussi des métiers artisanaux à l’image d’ateliers de chaudronnerie, d’orfèvrerie, d’ébénisterie, de chapellerie ou encore des métiers liés à industrie du luxe qui alimente ce qu’on appelle les « articles de Paris ». La ville de Paris voit aussi durant la Restauration l’apparition de fabriques issues de l’industrie nouvelle (produits chimiques, fonderie de métaux) au sud et à l’est du quartier de la Cité pouvant employer des centaines d’ouvriers.

Si des opérations de spéculation ont déjà pu avoir lieu durant la Restauration à l’image de celle du quartier de l’Europe, L’Haussmannisation qui a pour objectif de faire de Paris une ville segmentée socialement en renvoyant les prolétaires hors du centre urbain n’a pas encore débutée. De fait de nombreux immeubles de la capitale peuvent accueillir à la fois des ouvriers, des employés ou des bourgeois tandis que les quartiers du Centre-Ville comme l’île de la Cité ou celui de l’Hôtel de Ville sont surpeuplés. Cette visibilité des ouvriers dans le centre de Paris peut effrayer la bourgeoisie dont la peur est par ailleurs accentuée par la presse, productrice de l’opinion publique, à l’image du journal La gazette des tribunaux qui paraît  en 1825. Ce journal vendu à 12 000 exemplaires narre de nombreux faits quotidiens d’insécurité à Paris. Le crime semble désormais « émaner de la totalité des masses populaires » et les classes laborieuses deviennent irrémédiablement associées à des « classes dangereuses » (Chevalier, 1966). Adolphe Thiers, figure montante de l’opposition libérale dans les années 1820 se désole ainsi que l’autorité patronale « perd de jour en jour de sa force morale et de son influence sur le peuple » et que la classe ouvrière soit « travaillée et excitée au désordre ».

Si la classe laborieuse en France n’a pas encore une véritable conscience de soi comme cela sera progressivement le cas dans les décennies qui vont suivre, on peut déjà en observer plusieurs prodromes. À Paris, il existe en 1825, 180 sociétés de secours mutuel rassemblant 17 000 adhérents soit 10% de la population ouvrière masculine (Guicheteau, 2014). Enfin des expériences de grèves ont déjà eu lieu en France sous la Restauration comme dans la ville de Houlme en août 1825 lorsque 800 ouvriers d’une filature cessent le travail pour s’opposer à leur patron sur un allongement du temps de travail tout en désirant une augmentation de salaire avant de faire face à la répression.

En ce qui concerne la politisation des ouvriers, le socialisme utopique n’en est encore qu’à ces débuts à l’image d’un Charles Fourier qui rédige ses oeuvres dans les années 1820 et qui rencontrent très peu d’échos dans les catégories populaires. Les écrits de Saint-Simon sont quant à eux plus lus par la bourgeoisie qui rêve d’une aristocratie industrielle travaillant main dans la main avec les ouvriers.

Louis Robin Morhéry
Louis Robin Morhéry

Néanmoins comme l’a montré l’historienne Jeanne Gilmore dans son livre la République clandestine 1818-1848 certains ouvriers sont souvent liés à des étudiants de sensibilité républicaine et égalitariste. Ces deux groupes se rencontrent dans les quartiers étudiants comme le quartier latin ou dans des cafés. Par ailleurs des étudiants en médecine comme les jeunes républicains François Raspail ou Robin Morhéry pratiquent des soins gratuits dans les quartiers pauvres des Faubourgs, ce qui leur permet de rencontrer de nombreux ouvriers.

Ces étudiants et ouvriers bien qu’ayant des divergences politiques et sociales, affichent une sympathie pour l’opposition libérale à cause de son combat anticlérical et sa lutte en faveur de la liberté de la presse. Ainsi lors d’enterrements de personnalités d’oppositions ( Ex: Général Foy, Jacques Manuel) on retrouve dans les cortèges des notables libéraux mais aussi de nombreux étudiants et des ouvriers (Fureix, 2002). Enfin la police a parfois eu à faire à des manifestations violentes d’étudiants et d’ouvriers en réaction aux évènements qui touchent la chambre des députés. En 1820 lors des débats sur le scrutin (loi du double vote), un étudiant est tué par un soldat devant les Tuileries. En 1827 au quartier latin après la victoire des libéraux aux élections, des barricades sont érigées. Les affrontements voient 21 morts du côté insurgé dont une majorité issue du monde ouvrier. Ce type de manifestations peut de fait apparaître comme une répétition de ce qui va se passer lors des 3 glorieuses.

Du sacre de Reims aux trois glorieuses : la menace contre-révolutionnaire 

Louis XVIII meurt en septembre 1824. Sa mort donne naturellement lieu au règne de Charles X, chef du parti des Ultra. Son règne matérialise alors la crainte pour de nombreux libéraux d’un renoncement à la Charte et d’une pratique anti-constitutionnelle du pouvoir. Ces soupçons sont corroborés par plusieurs mesures politiques. Tout d’abord, la loi punissant le sacrilège de mort en 1825 et le retour des congrégations jésuites stimulent le sentiment anticlérical en France. De plus, la tentative de rétablir le droit d’aînesse en 1826, la loi du milliard qui indemnise les émigrés ayant perdus leurs bien durant la Révolution française et la suppression de la garde nationale font perdre définitivement au régime le soutien de la bourgeoisie. Face à cette politique réactionnaire, l’opposition libérale se renforce aux élections législatives de 1827. Après avoir tenté d’apaiser la situation en 1828, en jouant le jeu du parlementarisme, Charles X décide de rompre avec cette pratique parlementaire qu’il voit comme un prélude à une nouvelle révolution. Ainsi durant l’été 1829, il nomme comme président du conseil son ami Jules de Polignac, émigré de la première heure en 1789 et fils de l’amie intime de Marie-Antoinette ce qui provoque une vive émotion chez le peuple de Paris. Polignac est en effet considéré par l’opinion public comme le symbole de l’ancien monde bigot.

Charles X
Charles X © Horace Vernet

Charles X veut s’en tenir à une lecture stricte de la Charte de 1814 dans laquelle il peut renvoyer et nommer lui même ses ministres sans responsabilité face aux députés. Cela aboutit à une querelle institutionnelle et politique  entre la chambre libérale et le Roi durant le printemps 1830. Charles X décide de dissoudre la Chambre en espérant obtenir une majorité parlementaire mais le bloc libéral est vainqueur. Il décide alors avec ses ministres de faire un coup de force en publiant plusieurs ordonnances le 25 juillet : suspension de la liberté de la presse, nouvelle dissolution de la chambre. Enfin, le Roi supprime la patente du calcul du cens électoral ce qui est en défaveur de la bourgeoisie industrielle et commerçante d’opinion libérale et il réduit la chambre de 453 députés à 258.

Les trois glorieuses (27, 28 et 29 juillet)

Ces ordonnances du 25 juillet donnent de fait lieu à une confrontation entre la Couronne des Bourbons et ses opposants qui sont eux aussi préparés à résister à l’épreuve de force depuis des mois. Le banquier Lafitte, partisan de la solution orléaniste patronne avec Talleyrand à partir de janvier 1830 un quotidien Le National dirigé entre autres par Adolphe Thiers et qui s’oppose avec virulence à la politique ultra de Charles X. Au même moment, face à la crainte d’un coup de force de Charles X, se crée l’Association de janvier qui réunit des étudiants républicains comme Robin Morhéry et des ouvriers. Cette association s’organise militairement dans Paris avec une municipalité clandestine dans chaque arrondissement prête à passer à l’acte en cas de coup de force du Roi.

Combat devant l'Hotel de Ville
Combat devant l’Hôtel de Ville de Paris © Jean Victor Schnetz

Ainsi lorsque le 26 juillet, Le Moniteur, journal officiel du pouvoir publie les ordonnances, l’opposition libérale à la chambre est prise de court. Seulement 50 députés dont Laffitte et Périer sont encore à Paris du fait que la réunion des chambres est seulement prévue pour le 3 août. Différents journaux d’opposition se réunissent  et décident de publier une protestation pour le lendemain, ce qui provoquera la saisie des presses par le Préfet de Police. Pendant que les députés libéraux improvisent des réunions interminables sur la stratégie à entreprendre, espérant un retrait des ordonnances, l’Association de janvier lance une action révolutionnaire avec l’aide des ouvriers parisiens. Le 27 juillet, différentes barricades dans Paris sont construites tandis que des échauffourées ont lieu entre les ouvriers typographes mis au chômage par la censure et la garde royale devant le Palais-Royal. Le 28 juillet la situation dégénère. Paris est mis en état de siège. Le Maréchal Marmont envoyé la veille par Charles X cloitré à Saint-Cloud, pour rétablir l’ordre dans la capitale est dépassé par les évènements. Avec des troupes mal organisées et en manque de moyen matériel, les heurts deviennent de plus en plus incontrôlables tandis que les révolutionnaires gagnent le concours d’ancien officiers bonapartistes. L’Hôtel de Ville est alors pris par les insurgés qui hissent le drapeau tricolore symbole de la Révolution de 1789. Enfin le 29 juillet, le Maréchal Marmont abandonne la ville et le Louvre et les Tuileries, emblème du pouvoir royal sont pris par les insurgés.

Lien
La liberté guidant le peuple d’Eugène Delacroix

L’hésitation de 1830

«  Voici donc la bourgeoisie à l’œuvre et commençant, le jour même du triomphe populaire, son travail de réaction » écrit le romancier Alexandre Dumas, pour désigner l’atmosphère qui suit les trois glorieuses dont il est lui même participant. Tout d’abord, dans la ville de Paris, comme le montre l’historienne Mathilde Larrère, les notables bourgeois prennent le relais des combattants insurgés en recréant de façon autonome des légions de garde nationale dans chaque arrondissement. Ces actions ont pour but de rétablir l’ordre bourgeois et régulariser la victoire d’un peuple armé qui bien que vainqueur des Bourbons inquiète par sa force (Larrère, 2016). Le gouvernement provisoire place ensuite la garde nationale sous l’égide du Général La Fayette qui bien que se déclarant républicain est plus sceptique dans l’instant et prêt à se rallier à la solution orléaniste.

Duc d'Orléans
Arrivée du Duc d’Orleans à Paris le 29 juillet 1830

Ensuite, sur le plan politique, la victoire des étudiants républicains et des ouvriers dans les rues de Paris fait craindre le retour de la République jacobine et de la Terreur pour les bourgeois libéraux qui sont restés souvent attentistes durant la révolution. Mais une fois que l’insurrection a vraiment triomphé et que Charles X est en position d’infériorité, l’opposition libérale s’organise. Elle est réunie à Paris dans l’Hôtel particulier du banquier Jacques Laffitte et désire désormais voir triompher la solution orléaniste pour éviter la République. Les députés désignent ainsi une commission municipale qui s’apparente à un gouvernement provisoire. Cette commission qui siège à l’Hôtel de Ville dès le 29 juillet et dont sont membres les libéraux Guizot et Périer a pour but de prendre d’avance les Républicains. Ensuite après des contacts établis par l’intermédiaire de Thiers et de Talleyrand avec le Duc d’Orléans, qui se montre avenant, les députés libéraux le nomment Lieutenant général du Royaume. Cette décision est appuyée par l’affiche de Thiers collée partout dans les rues de Paris :  « Charles X ne peut plus rentrer dans Paris : il a fait couler le sang du peuple. La République nous exposerait à d’affreuses divisions : elle nous brouillerait avec l’Europe. Le duc d’Orléans est un prince dévoué à la cause de la Révolution Le duc d’Orléans ne s’est jamais battu contre nous. »

Le 31 juillet, La Fayette, commandant de la garde nationale trahit son discours républicain, en accueillant à l’Hôtel de ville le Duc d’Orléans. Il donne devant la foule réunie une accolade amicale qui légitime le Duc d’Orléans dans son pouvoir auprès du peuple parisien.

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Louis-Philippe, Roi des Français © François Gérard

Après le départ définitif de Charles X pour l’Angleterre, le terrain est enfin libre pour la chambre des députés qui révise la Charte malgré une opposition républicaine qui par une adresse à la chambre se lamente de ne pas voir la création d’une nouvelle assemblée constituante. Le 9 août le Duc d’Orléans prête serment devant la chambre des députés et la chambre des Pairs.  Il devient Louis-Philippe 1er, Roi des Français tandis que le drapeau tricolore remplace le drapeau blanc. Le 11 août, Louis-Philippe forme enfin son premier cabinet avec comme Président du conseil, le banquier Laffitte…

La Réaction orléaniste : la célébration puis la répression

Dans le journal lOrganisateur le Saint-Simonien Prosper Enfantin écrit le 15 août 1830 : « Qui a vaincu lors de ces trois journées de juillet? Les prolétaires, cest-à-dire le peuple. » tout en déplorant que  « La révolte sainte qui vient de sopérer ne mérite pas le nom de révolution ; rien de fondamental nest changé dans lorganisation sociale actuelle ; quelques noms, des couleurs, le blason national, des titres ; quelques modifications législatives […] telles sont les conquêtes de ces jours de deuil et de gloire. »

Outre plusieurs milliers de blessés, 1900 manifestants perdirent la vie durant les trois glorieuses dont la plupart étaient issus du monde ouvrier et artisanal (Noiriel, 2018). Ainsi en août la presse et le parti orléaniste célèbrent le peuple héroïque de Paris. Le National écrit « Le peuple a été puissant et sublime, cest lui qui a vaincu » tandis qu’un ministre de Louis-Philippe Charles Dupin écrit « Lorsquil arrive comme aujourdhui quune dynastie est fondée par suite de lhéroïsme des ouvriers, la dynastie doit fonder quelque chose pour la prospérité de ces ouvriers héroïques ». Les ouvriers parisiens attendent avec espoir dans les semaines qui suivent les trois glorieuses des mesures d’amélioration de leurs conditions de vie, qui plus est dans un contexte de crise économique. De nombreux groupements d’ouvriers et cortèges manifestent à l’image de 4000 serruriers parisiens qui viennent en août demander à la préfecture une réduction du temps de travail. On constate aussi des manifestations contre le machinisme. Enfin avec le retour de la liberté de la presse, plusieurs journaux ouvriers naissent dans la capitale dès septembre 1830 à l’image des journaux Le Peuple ou Lartisan, ce qui traduit la volonté de la classe ouvrière d’exprimer une parole et la revendication de droits sociaux dans le nouveau paysage politique.

Pourtant face à ce mouvement ouvrier qui suit les trois glorieuses, le pouvoir se contente de simples mesures cosmétiques en distribuant aux combattants des trois glorieuses les « médailles de juillet ». Sur le plan économique, il ne s’agit en aucun cas de dévier du libéralisme. Le nouveau préfet de la police de Paris, Girod de l’Ain, déclare le 25 août «  Aucune demande à nous adressée pour que nous intervenions entre le maître et louvrier au sujet de la fixation du salaire ou de la durée du travail journalier ou du choix des ouvriers ne sera admise comme étant formée en opposition aux lois qui ont consacré le principe de la liberté et de lindustrie. ». Le nouveau pouvoir après un discours d’ouverture tient ensuite à écarter les ouvriers de la vie publique en les excluant de la garde nationale dès mars 1831 qui devient une milice bourgeoise. Enfin le suffrage censitaire est toujours maintenu, fondé cette fois sur l’impôt non de 300 mais de 200 francs, ce qui augmente le nombre d’électeurs de seulement 90 000 citoyens.

Casimir Perier
Casimir Perier

En mars 1831, le banquier Casimir Perier devient président du conseil et fait régner l’ordre bourgeois en France. Il fait réprimer à Lyon l’insurrection des Canuts au nom de la liberté du commerce et des négociants. La répression fait 200 morts. Néanmoins Casimir Périer meurt quelques mois plus tard durant l’épidémie de Choléra qui frappe la France en 1832. L’épidémie qui fait environ 20 000 victimes rien qu’à Paris, dévoile la fracture sociale entre la bourgeoisie libérale et les ouvriers. Si les plus aisés ont quitté la capitale pour se réfugier à la campagne, les quartiers populaires comme l’île de la Cité insalubres avec de nombreuses rues étroites subissent une véritable hécatombe.

Après la mort de Casimir Périer, Adolphe Thiers qui dans les années 1820 s’était fait en tant que journaliste, le chantre des libertés publiques devient ministre de l’intérieur. Il mène alors une véritable politique de répression contre les journaux Républicains en intentant plus de 300 procès contre la presse et les sociétés républicaines (Gilmore, 1997). Stendhal, dans son roman Lucien Leuwen dont l’action se focalise sur les années 1830, écrit ce qui pourrait symboliser les premières années du règne de Louis-Philippe : « Depuis la révolution de juillet, la banque est à la tête de l’État – et la banque est la noblesse de la classe bourgeoise  (…) car le roi n’aime que l’argent ; il a besoin de beaucoup de soldats pour contenir les ouvriers et les républicains. »

Références :
CLÉMENT Jean Paul. Charles X. Le dernier Bourbon. Éditions  Perrin. 2015
GILMORE Jeanne. La République clandestine, 1818-1848. Éditions Aubier. 1997
GUICHETEAUX Samuel. Les ouvriers en France. 1700-1835. Éditions Armand Colin. 2014
LARRÈRE Mathilde. L’urne et le fusil: la Garde nationale de Paris de 1830 à 1848. PUF. 2016
NOIRIEL Gérard. Une histoire populaire de la France. Agone. 2018
WILLARD CLAUDE. La France ouvrière – Tome 1 – Des origines à 1920. Éditions de l’atelier. 1994

Pour aller plus loin :
PINKNEY David. La Révolution de 1830. PUF. 1988
BORY Jean-Louis. La Révolution de Juillet. Gallimard. 1972

Collages féministes : se réapproprier l’espace public

https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Tu_n_es_pas_seule.jpg
La pratique du collage est utilisée pour dénoncer les féminicides. ©GrandEscogriffe

D’où vient l’idée audacieuse de concilier féminisme et réappropriation de l’espace public ? Nous vous proposons d’en savoir davantage sur l’histoire de ces femmes qui couvrent nos murs pour donner la parole à celles qui n’en ont plus et pour apostropher les passants des grandes villes. Qui sont les Colleuses ? Le collage a-t-il toujours été l’arme de cette partie de la société, invisible et inaudible ? 


Dans les placards de l’histoire

Dans un article de France Culture, l’historienne spécialiste de l’histoire des femmes, Christine Bard, remonte le temps jusqu’à l’Ancien Régime. À cette période, les femmes ne sont pas nombreuses à placarder nos faubourgs pour se plaindre du supplice de la nage et autres infamies perpétrées par la gent masculine. Durant l’Ancien Régime, les placards, terme original pour les collages, étaient utilisés pour publiciser les avis officiels. Ils pouvaient aussi être utilisés par les opposants au pouvoir.

Il faut attendre la Révolution française pour découvrir un placard signé d’une main féminine. Olympes de Gouges est la première femme à les utiliser pour se présenter comme « défenseur officieux de Louis Capet » lors du procès de Louis XIV en 1792. En voici un extrait : « Je m’offre après le courageux Malesherbes pour être défenseur de Louis. Laissons à part mon sexe, l’héroïsme et la générosité sont aussi le partage des femmes, et la Révolution en offre plus d’un exemple. Mais je suis franche et loyale républicaine, sans tache et sans reproche. Je crois Louis fautif, comme roi ; mais dépouillé de ce titre, proscrit, il cesse d’être coupable aux yeux de la République. »

Finalement, en France, les affiches restent plutôt rares jusqu’à la Commune de Paris où est à l’œuvre l’Union des femmes pour la défense de Paris. Les quelques affiches de la période sont composées de textes denses contrairement à leur pendants modernes qui favorisent des mots percutants et des images vives.

Affiches féministes, so british

Cependant, il suffit de traverser la Manche pour trouver les premières affiches féministes dès la fin du XIXème siècle, en Angleterre. Ces affiches s’inscrivent notamment dans le mouvement d’émancipation vestimentaire lancé à cette époque. L’Aglaia, le journal du “syndicat pour la robe artistique et saine”, arbore alors des illustrations où l’on peut voir des femmes vêtues de robes sans corset.  D’autres mouvements semblables vont voir le jour ailleurs en Europe « pour le port d’une robe différente ». C’est le cas notamment en Allemagne et en Autriche [1].

L’Angleterre ce n’est tout de même pas si loin ! Pourquoi une telle inertie dans l’Hexagone ? La fabrication de telles affiches nécessite des moyens financiers et matériels auxquels seuls les mouvements féministes modérés peuvent prétendre.

Ce sont les suffragettes européennes qui vont être à l’origine d’une deuxième vague dans les collages féministes.

Ce sont les suffragettes européennes qui vont être à l’origine d’une deuxième vague dans les collages féministes. Là encore, nos homologues britanniques se placent en championnes d’après l’historienne. Elles sont à l’origine d’un grand nombre de nouveautés dans le domaine. Cela tient notamment au fait que les suffragettes anglaises disposent de leurs propres ressources qu’elles puisent dans les écoles des Beaux-Arts par exemple. Elles mettent en place un code couleur (vert violet et blanc) et étalent fièrement leurs bannières dans les manifestations, tandis qu’en France, ces mêmes manifestations restent occasionnelles et plutôt modestes.

Genèse des affiches féministes en France

Mais en Europe, l’année 1914, qui marque l’entrée dans la Première guerre mondiale, est un nouveau ralentissement des activités féministes. En France notamment, l’heure est à l’union sacrée. Les thématiques féministes sont passées sous silence, tandis qu’on emprunte plus volontiers le ton de la glorification de la société française et du patriotisme.

Il faut attendre les années 1930 pour que soit durablement perturbée la chape française. Entre 1934 et 1936, les manifestations des suffragettes se multiplient et font parler d’elles. On peut par exemple mentionner l’affiche marquante de la journaliste suffragiste Louise Weiss : “La Française doit voter”. Des lettres rouges sur fond blanc, un beau contraste pour un message succinct, simple et sans équivoque.

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© Ville de Paris / Bibliothèque Marguerite Durand

Plus tard, la Seconde guerre mondiale fera une nouvelle fois taire les courants féministes, quels qu’ils soient, en France occupée et ailleurs. Ce constat fait, une petite précision s’impose. Que dire de l’affiche « We can do it », signée J. Howard Miller, une affiche encore aujourd’hui utilisée par de nombreux mouvements féministes ? Un rappel sur son histoire s’impose, par l’historienne Christine Bard : « Cette affiche, qui connaît actuellement une deuxième vie extraordinaire, sous le signe du féminisme, n’était pas féministe. Elle exaltait l’effort de guerre féminin. La propagande de guerre est trompeuse car elle valorise la force, le courage, la virilité des femmes… dans la mesure où leur contribution est jugée nécessaire, le temps de remporter la victoire ; ensuite, tout doit rentrer dans l’ordre. »

De retour dans la France des années cinquante, c’est l’année 1956 qui marque le début de la Maternité heureuse, devenant en 1960 le Planning familial. Cette création est un moment charnière. Cette association bien structurée se dote des moyens nécessaires pour produire une myriade d’affiches sur les thèmes de l’accès à la contraception et à l’avortement.

La fin des années soixante, c’est aussi l’avènement du Mouvement de libération des femmes (MLF). Ce dernier s’accompagne de l’éclosion d’une multitude de groupes de militantes. Celles-ci, même lorsqu’elles manquent de moyens, s’adonnent à des créations multiples. « Les femmes artistes sont à cette époque de plus en plus nombreuses. Une affiche célèbre est réalisée par exemple par Claire Bretécher. Le graffiti a aussi beaucoup de succès. Il est bien dans l’esprit libertaire du féminisme radical. D’innombrables événements culturels féministes sont annoncés par voie d’affiche : concerts, lectures, théâtre, fêtes… Et bien sûr, les manifestations, en particulier celle du 8 mars. On trouve aussi des revendications féministes ailleurs qu’au MLF, dans les syndicats surtout (CGT, CFDT…) : le monde du travail est un autre champ de luttes pour les femmes, ce dont témoignent des affiches », explique Christine Bard pour France Culture.

Les collages contre les féminicides

Fortes de cet héritage, nous voici en août 2019. Marguerite Stern, ancienne FEMEN lance le mouvement des collages contre les féminicides à Marseille. Progressivement, les collectifs florissent dans chaque grande ville, comme Paris où Marguerite Stern va diriger les opérations durant quelques mois. Sur la base de formations en présentiel et de groupes de discussions sur les réseaux sociaux, les Colleuses s’organisent pour repeindre les murs à leurs couleurs.

À l’aune de la mondialisation du militantisme et des actions d’envergure internationale, on peut se demander : pourquoi les villes et pourquoi la nuit ?

“Nos sangs sur vos murs. Le machisme tue. L’amour ce n’est pas la mort. L’amour ne fait pas de bleus.” En face des pubs McDonalds ou des affiches de luxe, ça déroute autant que ça dérange.

Pour Camille Lextray, membre de l’initiative volontaire CollagesParis interrogée par France Inter, l’objectif est double. Il s’agit à la fois d’interpeller sans risquer de choquer de potentielles victimes ou leurs proches mais aussi de « faire de la pédagogie dans l’espace public », sur les « violences sexuelles, intrafamiliales, sexistes ». Un rapide retour sur le rapport des femmes à l’espace public s’impose, au sujet duquel Melissa Peifer, anciennement étudiante en histoire contemporaine, propose un éclairage dans son article : “Afficher les revendications féministes sur les murs des villes“.

Alors qu’Inès, une jeune colleuse à Paris déclare pour France Inter que sortir la nuit à plusieurs lui donne le “sentiment libérateur de se réapproprier l’espace”, il faut s’interroger : pourquoi cette rue n’est-elle pas autant la nôtre que celle des hommes ?

Dès l’âge antique, une iniquité est instaurée entre l’occupation de la rue par les hommes et par les femmes. Dans la Grèce antique, les hommes occupent l’agora. Celle-ci renvoie d’abord à la réunion de l’ensemble du peuple ou du Conseil d’une cité pour l’exercice de leurs droits politiques. Elle renvoie plus tard à la place publique qui porte le même nom [2]. Les femmes, quant à elles, sont cantonnées à l’oikos, en d’autres termes, l’espace purement privé, le cadre domestique. Plus tard au XVIIIème siècle, Rousseau, dans son Contrat social, exclut les femmes qu’il considère strictement comme des mères et non comme des citoyennes.

Les manuels du XIXème destinés à l’éducation des jeunes filles représentent la ville comme un espace d’insécurité où la prudence et la discrétion sont de mise.

Plus tard, Melissa Peifer nous rapporte que les manuels du XIXème destinés à l’éducation des jeunes filles représentent la ville comme un espace d’insécurité où la prudence, la discrétion et la compagnie d’un homme sont de mise.

N’en déplaise à certains, les choses sont loin d’avoir évolué depuis. Dans les années 2000, des auteurs comme Guy di Méo ou Jacqueline Coutras dénoncent « des mécanismes toujours à l’œuvre qui font des villes […] des espaces profondément inégalitaires » et pointent « les politiques publiques […] pour leur tendance à privilégier les besoins des hommes face à ceux des femmes » [3]. En 2018, l’Observatoire national de la délinquance et des réponses pénales (ONDRP) estime qu’un quart des femmes interrogées ont au moins une fois renoncé à quitter leur demeure seules, car elles avaient peur.

Ces collages tentent de s’opposer à l’invisibilisation des femmes dans l’espace public. En 2014, une enquête de l’ONG Soroptimist estime que seules 2% des rues françaises sont nommées d’après des femmes. Chaque jour, ces rues que nous traversons, avec plus ou moins d’assurance, nous offrent le récit d’une histoire profondément « androcentrique »[4]. Ainsi d’une part, le collage permettrait de se réapproprier un espace dont on nous a depuis bien longtemps privé.

Les Colleuses ramènent ces « histoires de couple », ces « histoires d’alcool » et ces « drames familiaux » sur la place publique, tentant alors d’en faire une problématique sociale.

D’autre part, les collages permettent de dénoncer les violences perpétrées dans le cadre domestique sur la place publique. En d’autres termes, en exposant à la cité ces « histoires de couple », il s’agirait d’imposer ce phénomène comme une problématique sociale et non pas juste un problème domestique pour lequel l’État n’aurait pas grand-chose à faire. De la même façon que certains interrogent la sécuritisation de nombre d’enjeux sur la scène internationale [5], les Colleuses ramènent ces « histoires de couple », ces « histoires d’alcool » et ces « drames familiaux » sur la place publique, tentant alors d’en faire une problématique sociale face à laquelle les acteurs publics ne peuvent plus se contenter de fermer les yeux. Certains et certaines dénoncent l’aspect dérisoire, presque dérangeant, de ces bouts de papiers. Pourtant, on s’accordera avec Melissa Peifer pour dire que ces lettres noires sur papier blanc A4 ont au moins le mérite d’ouvrir, si ce n’est de forcer, le débat sur une question qu’on rangerait bien sous le tapis. Ensembles, ces lettres noires vous toisent et vous interrogent : combien de Raymonde, combien de Laeticia, combien de nouveaux noms sur vos murs faudra-t-il pour que nous en valions la peine ?


 

[1] https://www.franceculture.fr/oeuvre/lart-du-feminisme-les-images-qui-ont-faconne-le-combat-pour-legalite-1857-2017
[2] Gustave Glotz 1970, p. 30.
[3] Di Méo Guy, « Les femmes et la ville. Pour une géographie sociale du genre », Annales de géographie, 2012/2 (n° 684), p. 107-127. DOI : 10.3917/ag.684.0107. URL : https://www.cairn-int.info/revue-annales-de-geographie-2012-2-page-107.htm
[4] Bourdieu Pierre, la Domination masculine, 1998, Éditions du Seuil, collection Liber
[5] Holbraard Martin et Morten Axel Pedersen, 2012, « Revolutionary Securitization: An Anthropological Extension of Securitization Theory », International Theory, vol. 4, no 2 : 165-197.

« En Nouvelle-Calédonie, rien ne semble pouvoir résister à cette aspiration à davantage de justice » – Entretien avec Alban Bensa

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Centre culturel Tjibaou, Nouméa. © JOOZLy

Le dimanche 4 octobre prochain aura lieu le deuxième référendum d’autodétermination en Nouvelle-Calédonie. Pour rappel, le premier s’était soldé par la victoire du « non » à l’indépendance à 56,7% des voix contre 43,3% pour le « oui ». Cette série de consultations des habitants du Caillou intervient après un long processus de pacification commencé il y a 30 ans, au moment des « événements » de la grotte d’Ouvéa. En effet, en 1988, entre les deux tours des élections présidentielles, des indépendantistes du FLNKS[1] prennent des gendarmes en otage. La prise d’otages se terminera dans un bain de sang lors de l’assaut ordonné par le Premier ministre de l’époque, Jacques Chirac, qui considérait le FLNKS comme un groupe terroriste[2]. Avant cette consultation déterminante pour l’avenir de l’archipel et de ses relations avec la France, nous nous sommes entretenus avec Alban Bensa, anthropologue spécialiste de la Nouvelle-Calédonie et du peuple kanak, très favorable à l’indépendance, afin de revenir sur l’histoire de ce territoire ultramarin plus que jamais à la croisée des chemins. Entretien réalisé par Lauric Sophie.


LVSL – Pouvez-vous nous relater brièvement l’histoire de la Nouvelle-Calédonie, de la colonisation par l’Empire en 1853 jusqu’aux pudiquement nommés « événements » des années 80 ?

Alban Bensa – En 1853, l’État impérial français prit unilatéralement possession de la Nouvelle-Calédonie (la Grande Terre et les îles Loyauté), ensemble insulaire découvert et peuplé par des populations mélanésiennes il y a environ 3500 ans. En 1774, elles avaient accueilli le capitaine écossais James Cook, faisant ainsi entrer la, somme toute, brève histoire de l’expansion européenne dans celle, millénaire, de l’archipel. Lorsque la France s’empara de toutes les terres, elle repoussa les autochtones, les confinant dans des réserves jusqu’en 1946. La colonisation, à travers l’installation d’un bagne en 1864, le développement de l’élevage extensif et l’exploitation du nickel à partir de 1880, porta des préjudices irréparables aux indigènes dénommés Kanaks par l’occupant. Les cultures vivrières, les déplacements côtiers, la mobilité et la démographie des groupes, ainsi que leur liberté politique et religieuse subirent les coups d’un ordre militaire, administratif et missionnaire implacable. La France fit venir en Nouvelle-Calédonie des Asiatiques, des Océaniens et des Kabyles d’Algérie pour travailler sous contrat dans les mines et sur les propriétés des Européens. Cela contribua peu à peu à minoriser les autochtones.

Toutefois, l’accès des Kanaks à la citoyenneté française dans la seconde moitié du XXe siècle inaugura les prémices d’un apurement possible de cette dette. L’entrée des partis politiques autonomistes puis indépendantistes dans l’Assemblée Territoriale[3] fit entendre une autre voix qui vint s’opposer à celles des colons et de l’État français. La reconnaissance du fait kanak ne fut cependant véritablement acquise qu’après une période de lutte sur le terrain, appelée localement « les événements », qui aboutit en 1988 à la concession d’espaces de pouvoir aux colonisés, en particulier dans deux des trois Provinces de Nouvelle-Calédonie où ils prirent enfin leur destin en main.

LVSL – Pouvez-vous expliciter le processus dit de décolonisation en cours en Nouvelle-Calédonie depuis les accords de Matignon ?

A.B. – Les accords de Matignon et d’Oudinot de 1988 ont inauguré une politique de « rééquilibrage » visant à compenser les injustices profondes qui stigmatisaient la condition kanake dans de nombreux domaines tels que le foncier, la formation, l’emploi, la représentation politique, la reconnaissance culturelle, etc. Afin de conjurer le constat du Premier ministre d’alors, Laurent Fabius – selon lequel « la France a fait trop peu et trop tard » –, il s’est agi de moderniser enfin la Nouvelle-Calédonie non urbaine en la dotant d’institutions décolonisées et même décolonisatrices.

« Pour atteindre cet idéal, il faudrait que l’État français renonce à ses prérogatives dominantes, qu’il imagine un fédéralisme calédonien au sein duquel cohabiteraient des expériences privilégiant le contrat et les apports mutuels des deux grandes civilisations, mélanésienne et française, au pays en construction. »

En 1998, l’accord de Nouméa a accéléré le pas dans cette direction, avec en préambule la reconnaissance des torts de la France dans l’histoire de la Nouvelle-Calédonie. Ainsi, la mise en place d’un transfert irréversible de compétences de l’Hexagone vers la Nouvelle-Calédonie, la réduction du corps électoral en vue de référendums d’autodétermination à mettre en œuvre après vingt années et la confirmation d’une politique identitaire ambitieuse plaçant la culture kanake au cœur de l’avenir calédonien ont marqué une période d’émancipation particulièrement intéressante. Toute la question actuelle reste de savoir si l’essai va être transformé.

Pour cela, il faudra innover politiquement, c’est-à-dire sortir du tout ou rien des anciennes décolonisations – soit un maintien de la tutelle française pleine et entière, soit une indépendance sèche qui couperait tout lien avec la métropole. Il faudrait plutôt envisager une indépendance en partenariat avec la France, la possibilité d’une double nationalité calédonienne et française, une souveraineté intelligente en somme qui maintiendrait sans exclusivité les apports des Calédoniens et des Français à un pays aux institutions originales. Pour atteindre cet idéal, il faudrait que l’Hexagone renonce à ses prérogatives dominantes, qu’il imagine un fédéralisme calédonien au sein duquel cohabiteraient des expériences privilégiant le contrat et les apports mutuels des deux grandes civilisations, mélanésienne et française, au pays en construction. La recherche d’un tel dispositif se trouve au cœur de la réflexion politique kanake actuelle. Il n’est pas certain que la France fasse en ce moment le même effort. C’est pourtant, à mes yeux, la seule voie pour sortir de la colonisation par le haut. [NDLR : ces propos n’engagent qu’Alban Bensa].

LVSL – Vous qui avez côtoyé des leaders kanaks, comment s’est créée la conscientisation politique de ce peuple ? Autour de quelles figures ?

A.B. – La prise de conscience de la nécessité de renverser la table s’est opérée dans la génération kanake de l’après-guerre, d’abord par lassitude. Lassitude d’être déconsidérée partout et à toute occasion, lassitude à la fin des années 1970 d’être mise en minorité sur sa propre terre par des métropolitains ne cherchant que le soleil et l’argent au mépris des populations locales, lassitude d’appartenir à la catégorie toute métropolitaine de « l’Outre-mer ». [NDLR : ces propos n’engagent qu’Alban Bensa].

« Quels que soient les résultats des référendums, rien ne semble pouvoir résister à cette aspiration à davantage de justice. »

Le hiatus était grand entre ce sentiment d’être considérés comme des citoyens de seconde zone et celui, au quotidien, d’être les représentants d’une haute civilisation mélanésienne, riche de langues, de valeurs et de savoirs foulés aux pieds par les Européens fraîchement arrivés. Ces derniers apparaissaient de plus en plus aux Kanaks comme des gens ayant peu de foi en l’humain et en ses capacités d’amélioration par le respect mutuel. C’est ainsi que des hommes comme Jean-Marie Tjibaou, Yeiwéné Yeiwéné, Pierre Declercq, Eloi Machoro, Jean-Pierre Haïfa, Elie Poigoune, Louis-José Barbançon et des femmes comme Déwé Gorodey ou Marie-Adèle Jorédié (et bien d’autres) ont œuvré, au péril de leur vie, pour une élévation de tous les Calédoniens au-dessus des préjugés coloniaux et ont proposé un véritable vivre-ensemble.

LVSL – Avez-vous constaté du progrès dans les conditions de vie des Kanaks depuis les accords de Nouméa ? En outre, la question mémorielle est très importante sur le « Caillou », comme l’attestent les cérémonies de réconciliation ou encore la création d’une citoyenneté coutumière. Les relations entre populations se sont-elles apaisées depuis ? En somme, existe-il aujourd’hui un vivre-ensemble calédonien ?

A.B. – C’est évident. Seuls les imbéciles ou les gens de mauvaise foi peuvent aujourd’hui dire le contraire. L’ouverture de structures hospitalières, d’établissements scolaires, culturels et universitaires, et le soutien à la maîtrise d’une partie de l’industrie du nickel a permis aux Kanaks et à leurs alliés non-kanaks de relever la tête. Leur présence dans les médias, les administrations, les tribunaux, dans la littérature, la musique et les arts plastiques a modifié les conditions mêmes du débat sur l’avenir de la Nouvelle-Calédonie. Les Kanaks donnent désormais le ton et chacun a compris que rien ne pourra avancer sans eux dans ce pays. Il reste cependant beaucoup à faire. Le creusement des inégalités entre les Européens les mieux nantis et les Kanaks, l’insuffisance du développement économique local en particulier dans l’agriculture et la pêche, l’apparition de poches de misère urbaine aux abords de Nouméa et la sclérose de l’université pas assez ouverte aux Kanaks appellent des mesures d’envergure qui bousculeraient les hiérarchies en faisant plus de place à la jeunesse et à ses exigences de démocratie, toutes communautés confondues. Aujourd’hui, les progressistes du Caillou, conscients de cette nécessité absolue, combattent résolument les idées conservatistes qui profitent seulement à une poignée de Calédoniens. Quels que soient les résultats des référendums, rien ne semble pouvoir résister à cette aspiration à davantage de justice.

La politique mémorielle kanake menée par le Centre Culturel Tjibaou, le Sénat coutumier et les départements culturels des Provinces de Nouvelle-Calédonie a multiplié les espaces de rencontre et de débats entre toutes les composantes de la population. Ce travail de fond a permis aux jeunesses d’origine mélanésienne, indonésienne, polynésienne et européenne de l’archipel de développer une synergie créatrice qui s’efforce de dépasser les clivages. Ce mouvement rencontre certes des réticences mais si l’on en juge par les festivals de films et d’éditions, les expositions, les publications et les débats, il est certain qu’un rapprochement s’opère entre les uns et les autres, conduisant chacune et chacun à reconnaître, selon moi, l’évidence – la Nouvelle-Calédonie n’est pas tout à fait la France mais un pays pluriel en cours de formation.

LVSL – La situation institutionnelle de la Nouvelle-Calédonie fait qu’elle est relativement autonome. En effet, l’État y exerce uniquement ses compétences régaliennes comme le prévoit l’article 77 de la Constitution et toutes les autres compétences sont gérées localement, de manière définitive. En quoi cette situation n’est-elle pas satisfaisante pour les indépendantistes et en quoi l’est-elle pour les loyalistes ?

A.B. – Cette situation n’est pas satisfaisante pour les indépendantistes en ce qu’elle maintient la tutelle française dans des domaines essentiels. Actuellement, les habitants de la Nouvelle-Calédonie se trouvent privés d’un libre pouvoir d’intervention quant à leur destin. L’archipel ne peut en effet décider ni de coopérations bilatérales, ni d’une politique étrangère, ni d’une police, ni d’un appareil judiciaire, ni d’une identité culturelle qui lui soient propres. L’Hexagone, en plaçant la Nouvelle-Calédonie sous tutelle, y mène sa politique d’Outre-mer, celle qui n’est pas atteinte par le transfert de compétences. La marge de manœuvre concédée aux pouvoirs locaux est effective tant qu’elle n’empiète pas sur celle de l’État français. La pleine souveraineté de la Kanaky-Nouvelle-Calédonie, pensent les indépendantistes, permettrait au nouveau pays d’ouvrir avec la France ou tout autre pays des négociations et des accords d’État à État.

Sur le plan économique, il faut savoir que 86% des richesses en nickel sont gérées par la France – 4% seulement ayant été rétrocédés aux indépendantistes de la Province Nord. En outre, toutes les potentialités futures de la Nouvelle-Calédonie, comme les aires de pêche et les fonds sous-marins, restent encore aux mains de la France. En favorisant l’importation de denrées venues d’Europe, le peuplement par des expatriés, le maintien de fonctionnaires jouissant de nombreux avantages qu’ils n’auraient pas en métropole, la France ne permet pas aux domaines d’autonomie, certes concédés, de prendre toute leur mesure et leur efficacité.

« Tous les Kanaks ne se reconnaissent pas dans le mouvement indépendantiste, et tous les non-kanaks ne se placent pas sous la houlette des loyalistes. »

Les Loyalistes souhaitent pour leur part la perpétuation de ce type d’économie assistée et de cette administration encadrée parce qu’elle est la source principale de leurs activités et de leurs revenus. La loi Pons de défiscalisation des investissements immobiliers, les flux financiers privés, les versements de fonds d’État pour compenser les échecs, très fréquents, des politiques de développement engagés par la France, confortent leur pouvoir sur l’économie locale. Et sur le plan idéologique, le maintien de la Nouvelle-Calédonie « dans la France » évite aux responsables de ce front pro-français d’avoir à discuter avec les indépendantistes d’un autre modèle de société et de développement. Toutefois, tous les Kanaks ne se reconnaissent pas dans le mouvement indépendantiste, et tous les non-kanaks ne se placent pas sous la houlette des loyalistes.

[1] Front de Libération Nationale Kanak et Socialiste.

[2] Lors du débat d’entre-deux-tours entre François Mitterrand et Jacques Chirac, ce dernier affirme : « Il y a un petit groupe qui s’appelle le FLNKS et qui a dérivé vers le terrorisme ».

[3] Parlement local appelé Congrès.

Entretien avec David Dufresne : « Les vidéos des gilets jaunes prennent leur force sur grand écran »

© Pablo Porlan
© Pablo Porlan

À l’occasion de la sortie du film Un Pays qui se tient sage, Le Vent Se Lève a rencontré David Dufresne. Journaliste, écrivain et réalisateur, il met en lumière les actes de violence commis à l’encontre des manifestants depuis son Twitter, « Allô Place Beauvau ». Plus qu’une simple compilation, cette recension pointe du doigt les dérives du maintien de l’ordre. Son film permet aujourd’hui de questionner la violence physique légitime, en articulant des vidéos de manifestations et les perspectives d’universitaires comme de personnes mobilisées. À l’écran s’affiche une double violence : violence de la matraque, mais aussi violence des politiques libérales qui resserrent progressivement leur étau sur ceux venus protester dans la rue et remettre en cause la légitimité du pouvoir gouvernemental.


Le Vent Se Lève – En plus du film Un pays qui se tient sage, vous avez également écrit le roman Dernière sommation et recensé les violences et les mutilations perpétrées par les forces de l’ordre pendant les différents “Actes” des Gilets jaunes. Comment se complètent ces formes de création ou d’information ? Comment l’idée de faire un documentaire a-t-elle fini par s’imposer ?

David Dufresne – « Allô Place Beauvau », c’était avec d’autres, au fond. C’était une façon de provoquer le débat. Le roman, c’était une façon de raconter comment moi j’avais vécu tout ça intérieurement, dans ma chair, dans ma tête, dans mon cœur, dans mes tripes. Le film, lui, c’est une réflexion collective pour nourrir le débat. Donc il y a : provoquer le débat, le raconter et le nourrir.

© Pablo Porlan
© Pablo Porlan

Cependant, je ne l’ai pas envisagé comme un triptyque. C’est venu naturellement. Mais, après le roman, je me suis dit qu’après les mots, il y avait peut-être quelque chose à faire avec les images pour leur rendre leur caractère documentaire, historique. Pour ça, il fallait aller au cinéma, le montrer en grand écran.

LVSL – Vous faites le choix de vous appuyer sur des vidéos. Elles ont été filmées, pour la plupart, par des gilets jaunes pendant les manifestations. Pour le spectateur, cela implique une grande violence, à l’image de celle qui a pu être éprouvée pendant les “Actes”. Dans votre film c’est une accumulation, une surenchère qui met mal à l’aise et ne peut pas laisser indifférent. Ce choix a-t-il été évident quand vous avez pensé au film ?

D. D. – Pour être sincère, quand je faisais le montage, j’étais parfois sidéré, bouleversé. Je pensais l’être parce que derrière chaque image, je savais qui était la personne qui avait filmé, ce qui lui était arrivé ou encore dans quel état elle se trouve aujourd’hui. Certains s’en sont sortis mais pour d’autres, leur vie est brisée. Je plaquais donc sur ces images des émotions. Je n’avais jamais imaginé qu’en fait, même sans ces émotions, ces images allaient produire ce qu’elles ont produit. En d’autres termes, je ne m’attendais pas à ce que ce soit aussi viscéral pour certaines personnes.

“Je vois très bien que lorsque la lumière se rallume, on ne peut pas reparler tout de suite.”

Nous avons tout monté de la manière la plus sobre possible. Nous avons par exemple privilégié les plans-séquences. Nous n’avons absolument pas accéléré ou, au contraire, mis des ralentis, zoomé, ajouté de la musique… En ce sens, nous avons enlevé tous les artifices possibles pour que le rendu soit le plus en retenue possible.

Maintenant, ce sont des images de violences, de violences réelles. Donc effectivement, elles peuvent provoquer quelque chose de très fort. Dans les débats, il est vrai que je vois très bien que lorsque la lumière se rallume, on ne peut pas reparler tout de suite. Mais c’est aussi pour cela qu’on est allé au cinéma : c’est à la fois le lieu de l’émotion et du débat, de la réflexion. On va davantage au cinéma accompagné, plutôt que seul parce qu’on débat par la suite de ce qu’on a vu, on parle de ces images.

Ce qui est étonnant, c’est que ces images prennent, de mon point de vue, leur vraie force sur grand écran. Pour autant, elles n’ont pas du tout été filmées comme ça. En effet, tout d’un coup, et c’est la magie du cinéma, notre regard ne peut pas s’échapper, à moins de fermer les yeux ou de les baisser. Ce n’est pas comme les réseaux sociaux, Twitter ou Facebook où vous faites défiler, où vous pouvez effacer. Là, l’idée, c’est de regarder pour ne pas effacer.

© Pablo Porlan
© Pablo Porlan

LVSL – Pendant les gilets jaunes, les spectateurs ont été exposés à la violence qui était montrée dans les médias. Vous vous intéressez également à la répression plus qu’aux scènes sur les ronds-points. Pourtant, la violence que vous montrez n’est pas tout à fait celle qu’on a pu voir sur les chaînes d’information… 

D. D. –  Il faut tout d’abord préciser qu’il ne s’agit pas d’un film sur les gilets jaunes. Il y en a eu d’autres, certains sont en préparation. C’est un film sur la question de Max Weber : « L’État revendique à son propre compte le monopole de la violence physique légitime. »

Pendant le film, nous réfléchissons aux questions suivantes : qu’est-ce que la violence ? Qu’est-ce que la contrainte physique ? Quand est-elle légitime ? Qu’est-ce que la revendication ? Le monopole ? L’État ? Quel est le rôle et quelle est la place de la police ? Il se trouve que les gilets jaunes ont fait éclater cette question-là. C’est pour ça qu’il y a tant d’images de gilets jaunes. Mais il n’y a pas que ça pour autant.

“C’est un film sur la question de Max Weber : « L’État revendique à son propre compte le monopole de la violence physique légitime. »”

Donc effectivement, la fraternité des ronds-points n’est pas racontée dans le film parce que ce n’est pas le sujet du film. Dans Effacez l’historique (de Benoît Delépine et Gustave Kervern), il y a un moment où l’on voit ce genre de choses racontées. Dans ce dernier film, elle est abordée à deux reprises, on comprend qu’il a tenu un rond-point.

Dans mon roman, il y a la question des ronds-points, mais le film porte vraiment sur ces questions posées par Max Weber. Ceci dit, c’est vrai que je n’ai jamais vu d’images de bulldozers conduits par des forces de l’ordre pour démolir des cabanes sur les ronds-points alors que c’est aussi extrêmement violent. Ce n’est pas non plus un film sur la police dans les quartiers populaires même si le titre évoque directement Mantes-la-Jolie – cette séquence absolument sidérante qu’on ne peut pas laisser passer.

LVSL – Concernant les intervenants que vous avez choisis, comment les avez-vous sélectionnés ?

D. D. – Je trouve que le terme « sélectionner » est un peu fort. Il y a des gens que je connais depuis très longtemps, avec qui je suis ami et d’autres que j’ai presque rencontrés au moment du tournage. Mélanie par exemple, cette dame d’Amiens-Nord, je la rencontre sur le tournage. Taha Bouhafs, je le connais depuis deux ans par l’intermédiaire de son travail. L’idée, c’était de mettre ensemble des gens qui ont envie de parler, qui croient encore dans le dialogue. C’était le prérequis : ce que chacun a comme désir.

Moi je savais pour la plupart à peu près ce qu’ils pensaient. Pour autant, c’est une conversation, ce ne sont pas des gens qui répondent à un réalisateur, mais plutôt des personnes qui discutent entre elles. Je savais sur quelles lignes ils étaient. Je n’avais toutefois aucune idée de comment la rencontre se passerait. Certains se connaissaient, d’autres non. C’est par exemple le cas de Jobard et Damasio. Pourtant dans le film on a l’impression que cela fait des mois qu’ils discutent.

L’idée centrale était de parler et de s’écouter. Et pour moi, tout se résume dans cette belle phrase de Monique Chemillier-Gendreau qui termine le film : « La démocratie, c’est le dissensus. » Ces personnes acceptent de discuter de manière profonde, parfois même grave et radicale. Ils exposent leur point de vue, mais on n’est pas du tout dans le clash, dans la culture des journaux télévisés. C’est réellement une tentative de compréhension.

© Pablo Porlan
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LVSL – Pour finir, aviez-vous, à la genèse de ce film, une idée de l’institution policière que vous vouliez transmettre au spectateur ?

D. D. – La République seule ne suffit pas. La République c’est un idéal, mais ça peut être aussi la guerre d’Algérie ou encore la guerre faite aux pauvres. Je veux dire qu’avec la République, tout est possible, tout est faisable, dès qu’elle sert de prétexte aux dirigeants. Qu’est-ce que ça veut dire, aujourd’hui, “la police républicaine” ? Une police dite “républicaine” est-elle nécessairement une bonne police ? Je voulais vraiment réfléchir à la place, à la nature, à la légitimité, au rôle de cette dernière. Dans les débats il y a des gens qui veulent réformer, révolutionner, supprimer la police ou encore fraterniser.

L’idée du film, c’est davantage de nourrir le débat que de dire : “Voilà comment devrait fonctionner la police.” On ne doit pas laisser ces questions-là uniquement aux policiers ou aux politiques, puisque la police dit être au service de tous. En tout cas c’est ce qu’on lit dans la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen. On voit bien qu’on a une police de plus en plus en roue-libre, qui est aujourd’hui façonnée par un sentiment, voire une garantie, d’impunité. C’est à cela que le film permet de réfléchir.

 

Un pays qui se tient sage est produit par Le Bureau et co-produit par Jour2Fête.

« Nous risquons de subir une nouvelle vague de désindustrialisation » – Entretien avec Anaïs Voy-Gillis

Anaïs Voy-Gillis © Iannis G./REA

Alors que le gouvernement français vient de présenter définitivement « France Relance », son plan de relance dit de 100 milliards d’euros, son contenu déçoit et son ampleur n’apparaît pas à la hauteur des enjeux auxquels nous sommes confrontés. Ce plan, annoncé depuis de nombreux mois, intègre à la fois des crédits, garanties, dotations, en réalité pour beaucoup déjà alloués, et qui pour d’autres prendront de longs mois avant d’intervenir dans l’économie. Tandis que l’idée-même de planifier semblait jusqu’alors irrecevable pour le président et sa majorité, voici que le nouveau premier ministre Jean Castex annonce la résurrection d’un vieil outil de prospection et d’action publique de l’après-guerre, le Commissariat au Plan. François Bayrou vient d’être nommé à sa tête en tant que Haut-Commissaire. Cependant, cette annonce intervient sans réelles explications sur le contenu de la mission du Commissariat ni sur les moyens qui lui sont alloués. Dès lors, assistons-nous réellement au retour d’un État plus stratège ou bien à une simple annonce marketing d’un État sans solutions, et quel plan mettre en œuvre pour reconstruire industriellement et écologiquement notre pays ? Pour y apporter des éléments de réponses, nous avons interrogé Anaïs Voy-Gillis, docteure en géographie économique de l’Institut français de géopolitique et autrice d’une thèse sur la réindustrialisation française. Entretien réalisé par Nicolas Vrignaud et retranscrit par Manon Milcent.


LVSL – Dans votre récent entretien donné à Mediacités, vous parlez de l’arrivée en 2012 d’Arnaud Montebourg au ministère du Redressement productif comme le « vrai réveil » d’une conscience de l’utilité d’avoir une forte base industrielle en France. Arnaud Montebourg a alors lancé 34 plans industriels et des politiques de relocalisation dans certaines filières. Huit ans après, pour vous, ce réveil a-t-il véritablement provoqué un sursaut politique en France sur l’impératif de développement industriel ou bien le passage de ce ministre fut-il un épisode sans réelle continuité ?

Anaïs Voy-Gillis – Je dirais que la situation est nuancée. Il a été un des seuls défenseurs de l’industrie et un des rares politiques qui en a fait un élément central de son programme politique. Rares étaient les personnalités politiques que l’on entendait à ce moment-là sur la question et qui faisaient de l’industrie un élément central de leur projet politique et de leur vision de société, à part peut-être Jean-Pierre Chevènement il y a plus longtemps. Une fois qu’Arnaud Montebourg a quitté le gouvernement, et que le soufflé est retombé, plus personne n’avait envie de reproduire l’épisode de la photo avec une marinière. Pourtant, il y a quand même eu quelques mouvements entre Chevènement et Montebourg. La question de l’industrie est revenue progressivement sur le devant de la scène avec la crise financière de 2008 qui a été un premier électrochoc. Elle a questionné la dépendance de la France, la façon de recréer de la valeur en France, et le fait que le modèle d’une économie post-industrielle n’avait pas apporté la prospérité espérée. S’en sont suivis les États généraux sur l’industrie en 2009, puis le rapport Gallois qui a émis un cri d’alerte. Ce rapport a provoqué une première prise de conscience qui a abouti à la mise en place du CICE.

Après avoir remplacé Arnaud Montebourg, Emmanuel Macron a simplifié la stratégie des 34 plans. Cette stratégie est passée de 34 à 10 plans industriels et a été centrée sur l’industrie du futur. Ce n’était pas fondamentalement une mauvaise idée car 34 plans, cela représentait certes beaucoup de moyens, mais dilués dans différents plans donc avec un effet de levier relativement faible. Aujourd’hui, ce qui manque encore, c’est d’avoir une vision du rôle de l’industrie dans la société et une stratégie industrielle conséquente. Montebourg a toujours parlé du « Made in France ». Il s’associait beaucoup à l’image colbertiste, mais il n’a pas inséré l’industrie dans une forme de modernité. Emmanuel Macron lui, ne semblait pas du tout convaincu par l’industrie et son intérêt pour la société au début de son mandat. Cela s’est traduit par un discours centré sur la start-up nation. Or, cette vision exclut de fait une partie de la population, celle qui ne vit pas dans les métropoles, qui ne se reconnaît pas dans ce projet de société. Ce discours a en partie conduit à produire le mouvement des gilets jaunes. Ce mouvement a certainement été un électrochoc qui aura fait comprendre l’existence d’une détresse dans les territoires. L’industrie et le développement industriel sont l’un des seuls moyens d’y récréer de l’activité pérenne. L’industrie se développe principalement dans les espaces périurbains et ruraux pour des questions de place et de coûts, ainsi que tous les effets d’entraînement qui s’en suivent. Un emploi industriel engendre la création de trois ou quatre emplois indirects. Tout cela est facteur de dynamisme dans les territoires.

Agnès Pannier-Runacher, ministre déléguée chargée de l’Industrie, a été l’une des premières à s’engager fortement auprès de l’industrie avec une volonté réelle de voir le tissu industriel français renaître. Elle avait notamment engagé le programme « Territoire d’industrie », qui peut être critiqué sur certains points, mais qui a été un premier pas. Par la suite, il y a le sommet « Choose France » qui devait précéder l’annonce du pacte productif. L’exposition des produits fabriqués en France à l’Élysée en janvier 2020 est également un événement marquant car c’était symboliquement le moyen de remettre l’industrie au sein des lieux de pouvoir.

LVSL – Justement, la période de confinement liée à l’épidémie de Covid-19 a semblé remodeler le sens commun et renverser quelques idées dans la société sur la question industrielle…

A.V-G. – Oui, avec la Covid-19, nous sommes maintenant dans une situation presque inverse, avec un discours politique porté sur la nécessité, voire l’urgence de relocaliser. Nous avons compris en l’éprouvant que nous étions en situation de dépendance stratégique et technologique. En plus des médicaments et produits de santé, c’est aussi technologiquement, pour tous les services utilisés pendant le confinement, que la France et l’Europe ont été démunies. On a utilisé Zoom, Skype et d’autres services de visioconférence. Aucune de ces technologies n’est européenne. La situation de dépendance est énorme.

Le problème est qu’aujourd’hui, il est envisagé de faire passer par divers décrets une politique de relocalisation. La réalité est que nous sommes dans un moment où l’industrie est dans une situation très critique : nous risquons de subir une nouvelle vague de désindustrialisation qui mènerait à faire passer l’industrie sous la barre symbolique des 10% de points de PIB. C’est l’enjeu majeur avant de penser à relocaliser. La question des relocalisations est devenue un élément central du discours du gouvernement Castex, mais sans prendre en compte l’aspect Demande pour les produits Made in France. Les masques sont un bon exemple. On a reproduit en France sous la pression sociale, mais finalement, tout le monde rachète des masques jetables chinois car ils sont moins chers que les masques français à l’achat. La question est donc de savoir si l’on est culturellement prêts à consommer français et politiquement prêts à favoriser la production française. Il faut aussi vraiment miser sur l’avenir, sur les technologies de demain, etc. Faire revenir la production du paracétamol en France, c’est important, produire les biotechnologies de demain et conserver la production en France, cela reste l’enjeu essentiel.

« Nous peinons toujours à avoir une stratégie industrielle en France. Nous voulons de l’industrie, mais sans savoir pourquoi, ni même au service de quel projet de société. »

La question de la relocalisation peut également se poser à travers les politiques d’achat des entreprises et des acteurs publics. Chaque entreprise peut envisager de se réapprovisionner localement pour une partie de ses achats, ce qui serait bénéfique pour l’ensemble du tissu productif.

Malgré cela, nous peinons toujours à avoir une stratégie industrielle en France. Nous voulons de l’industrie, mais sans savoir pourquoi, ni même au service de quel projet de société, avec toutes les questions que cela peut sous-entendre. Nous ne pourrons pas être indépendants sur l’ensemble d’une chaîne de valeurs donc il faut à la fois réfléchir sur les points de la chaîne de valeurs où nous pouvons être compétitifs et ceux dans lesquels la situation de dépendance peut nous être préjudiciable. Pour cela, il faut raisonner sur la chaîne de valeurs de bout en bout en intégrant également d’autres éléments comme l’impact environnemental. Par exemple, si l’on prend la chaîne de valeurs pour produire une éolienne (de la production des matériaux solaires au recyclage en passant par son installation), on se rend compte que l’impact environnemental pour produire une énergie dite « verte » n’est pas neutre, loin de là. De la même manière, si je raisonne en termes de souveraineté et d’indépendance, quand je veux produire des batteries électriques, j’ai besoin de composants initiaux pour lesquels nous resterons en situation de dépendance, notamment à l’égard de la Chine. Nous savons pourtant que la Chine a une capacité de chantage à l’implantation de sites. Il nous faut donc avoir une réflexion globale sur les chaînes de valeurs en intégrant non seulement des questions de coûts mais également des questions d’impacts environnementaux ou encore de risques géopolitiques.

LVSL – Selon vous, peut-on faire un lien entre les dynamiques de désindustrialisation de notre pays et les politiques de décentralisation menées par des gouvernements autant de gauche que de droite, et ayant conduit à une concurrence exacerbée des territoires (entre métropoles, entre régions, etc.) et donc à des déséquilibres ?

A.V-G. – Je n’ai pas la réponse exacte à la question, parce que je l’ai peu étudiée. Néanmoins, il est certain que cela a pu induire des effets négatifs, des délocalisations infranationales, avec une situation dans laquelle les régions s’affrontent pour attirer de nouveaux projets d’implantation de sites en gonflant les montants d’aides publiques allouées. Cela peut créer des iniquités de plusieurs façons.

Premièrement, l’action publique vient parfois se substituer aux obligations des entreprises. On a vu cela avec le désamiantage de sites industriels par exemple. Certains groupes ont quitté le pays sans désamianter leurs sites. Or, aujourd’hui, il faut que les sites le soient pour trouver repreneur et c’est donc les pouvoirs publics qui prennent en charge ces opérations.

D’autre part, un comportement de « chasseur de prime » peut se développer. C’est peut-être moins courant en France, cela a été beaucoup le cas au Royaume-Uni dans les années 1990-2000. Au moment du tournant d’une économie de services et de désindustralisation, certains territoires, pour attirer les capitaux étrangers et les usines, ont donné beaucoup d’argent public à des industriels avec des promesses de création d’emplois en retour. Par exemple, LG a implanté une usine en 1996 à Newport et a bénéficié pour cela de nombreuses aides du Pays de Galles. Le montant estimé est d’environ 200 millions de livres. En contrepartie, l’entreprise a promis d’investir 1,7 milliards de livres sur le site et de créer 6 100 emplois directs et plusieurs milliers d’emplois indirects. En définitive, seulement une partie de l’usine a tourné et seulement 2 000 emplois ont été créés. L’usine a totalement fermé en 2006 (après une fermeture partielle en 2003) avec un transfert de l’ensemble de la production vers des sites polonais et chinois. LG a remboursé 30 millions des 90 millions de livres d’aides directes accordées par la Welsh Development Agency. D’autres territoires ont connu des situations similaires comme le Nord-Est de l’Angleterre avec Samsung et son usine de Stockton, où le groupe coréen prévoyait de créer 5 000 emplois directs et où 1 600 emplois ont été finalement créés avant que l’usine soit fermée en 2004 et que la production soit délocalisée en Slovaquie. Ces deux groupes ont été perçus comme des chasseurs de prime, ce qui a créé un fort ressentiment dans la population. Cela ne veut pas dire qu’il ne faut pas mettre d’argent public sur la table pour attirer des entreprises, mais il faut le faire avec prudence et privilégier toutes les aides ou aménagements qui pourront bénéficier à l’ensemble du territoire : infrastructures, formation, etc.

Cependant, je ne sais pas si la décentralisation est une cause directe de la désindustrialisation. C’est certainement plus complexe et cela exige d’étudier la manière dont un pays s’institue entre déconcentration et décentralisation et s’organise politiquement en fonction de ces critères. Le problème est qu’aujourd’hui, nous avons un État qui se veut très présent, mais un État qui ne se donne plus les moyens de son action publique – tout en ne donnant pas non plus les moyens aux régions d’avoir une action publique forte et un pouvoir économique suffisant. Cet entre-deux sclérose l’action. Il est vrai qu’avec le plan de relance, l’État semble vouloir se doter de nouveaux moyens, mais cela sera-t-il durable ? En outre, il ne faut pas oublier que ce sont les régions qui désormais pilotent le développement économique local, donc si l’État doit donner une impulsion et des moyens, c’est maintenant aux régions d’avoir un rôle opérationnel.

LVSL – Quand vous dites que l’on est dans un État relativement décentralisé, mais qui n’a plu les moyens de son action, est ce que vous attribuez cela au retrait des forces et des compétences humaines octroyées aux services déconcentrés, aux échelles territoriales, et qui autrefois, accompagnaient davantage la gouvernance des territoires ?

A.V-G. – Oui tout à fait, mais je pense aussi et je le répète, que ce manque de moyens mis sur la table vient du fait de l’absence de stratégie – ce qui fait que même s’il y a une présence de l’État, l’objectif reste flou donc l’action modique est parfois désordonnée. Il existe de nombreuses aides, mais souvent dans un système illisible et dilué. On pourrait comparer l’État a un noble désargenté qui n’a plus les moyens de ses ambitions. Cela crée un sentiment de frustration dans les territoires, avec des confusions autour du rôle de l’État et des collectivités territoriales qui embrouillent l’action publique, et peuvent créer des vides et de vrais sentiments d’abandon. Le sentiment d’abandon est sujet à débat, mais quelques entretiens dans certains territoires ruraux suffisent à comprendre d’où vient ce sentiment : fermeture des bureaux de Poste, fermeture de certaines classes, difficultés à trouver des professionnels de santé comme les médecins et les dentistes.

« La planification dépend de l’orientation stratégique et politique qu’on lui donne. »

LVSL – Comment le retour d’un État plus stratège, dont il est question aujourd’hui, permettrait-il d’arranger les iniquités territoriales et de résoudre ces déserts industriels et de service ? En somme, quel regard portez-vous sur le retour du Commissariat général au Plan qui vient d’être annoncé, et plus globalement sur le débat sur la planification en France ?

A.V-G. – Je suis peu convaincue par le retour du Commissariat général au Plan. On se croirait revenus à l’époque gaullo-pompidolienne que certains aimeraient faire revivre. Le Commissariat général au Plan peut avoir un intérêt s’il donne une stabilité et une continuité aux choix politiques afin de décorréler le temps de la politique publique du temps politique électoral. Cela peut donner une stabilité et une vision aux industriels, avec l’idée que chaque mandature ne va pas changer en profondeur la politique publique ou fiscale. Ce commissariat peut également avoir un rôle prospectif en identifiant les technologies de demain. En revanche, il doit être agile, pragmatique, voire opportuniste. Les changements se font sur un temps très rapide et il faut être capable de s’adapter à ces évolutions rapides.

Maintenant, je ne suis pas convaincue que cela soit le bon outil pour autant. J’ai peur qu’on veuille revivre une ère qui est aujourd’hui révolue, et que l’on ne se dote pas d’outils d’avenir, des outils de prospection. Nous sommes dans une nouvelle période, l’ère dans laquelle on se trouvait avant, celle de la surconsommation et de la croissance, est révolue.

Autrement dit, il a été un outil très efficace dans les années 50 à 70, sur des temps très longs avec des plans pensés sur la durée, à une époque où la mondialisation et le cadre européen n’étaient pas ce qu’ils sont, où les contraintes et le temps industriels n’étaient pas les mêmes. Cela peut fonctionner dans certains domaines, comme l’aéronautique, parce que le cycle d’investissement s’étale sur 30 ou 40 ans. Une entreprise peut revoir ses décisions quasi instantanément, alors que l’État prend une décision par an au moment de sa politique budgétaire. Le risque avec ce type d’outils, c’est de se mettre dans des temporalités longues, qui peuvent être nécessaires à certains égards, notamment sur des technologies d’avenir comme les nanotechnologies, les biotechnologies, pour lesquelles on a besoin de politique d’investissement sur des temps longs. Je ne pense pas que le Plan soit imaginé de cette façon et la planification dépend de l’orientation stratégique et politique qu’on lui donne. On peut également discuter du choix de nommer François Bayrou à la tête du Haut-Commissariat au Plan.

LVSL – Finalement, vous êtes critique sur le Plan car vous redoutez qu’il ne soit qu’une annonce sans réels changements profonds dans l’action publique, mais vous n’êtes pas nécessairement opposée à des formes de planification ?

A. V-G. – Ce qui me rend sceptique c’est le sentiment d’un « retour vers le passé » qui pourrait se faire au détriment des territoires. Attendons de voir ce que cela donne. Même si on a une stratégie sur le long terme, il faut être capable de se requestionner, de se réadapter au regard des évolutions des environnements, sinon on va dans le mur.

LVSL –  Vous avez émis la proposition de l’instauration d’un « fonds souverain dédié aux technologies stratégiques pour les développer ou empêcher qu’elles ne soient rachetées ». D’abord, comment cibler les secteurs dits stratégiques, quels types d’aides leur apporter et d’autre part, quels moyens solides mettre en œuvre pour empêcher leur rachat ? Ne serait-ce pas là encore un simple instrument qui souffrirait de l’absence d’une stratégie politique plus globale ?

A.V-G. – Encore une fois, la première question à se poser est quel est le projet de société, et quelle société nous voulons. De là découlent un certain nombre de priorités puis de politiques publiques. L’industrie doit être un pilier. Réindustrialiser, oui, mais pourquoi, comment et pour défendre quels intérêts ? Nous pouvons réindustrialiser avec des entreprises très polluantes ou bien nous pouvons faire le choix de réindustrialiser pour un objectif de transition énergétique, pour répondre aux nouveaux défis qui nous attendent et assurer notre indépendance à l’avenir. Nous avons donc besoin de cette vision stratégique, que sous-entend sur la question du fonds souverain.

Par technologie stratégie ou d’avenir, il faut entendre les technologies innovantes sur lesquelles la France a un avantage concurrentiel, les technologies qui nous permettent d’assurer notre indépendance, en particulier dans les domaines de la défense. Dans ce sens, on peut s’inspirer des travaux qui ont été réalisés autour du concept de base industrielle et technologique de défense (BITD). On a assisté à de nombreux rachats d’entreprises dont les technologies pouvaient être stratégiques et qui auraient pu être pertinentes à préserver. En outre, il faut également étendre notre réflexion aux risques qui peuvent être inhérents à la vente d’une entreprise qui réalise des composants.

La question de l’aspect stratégique doit donc se regarder au cas par cas, et non pas forcément secteur par secteur. Dans un secteur que l’on ne considère pas comme stratégique, il peut y avoir une pépite industrielle qui peut alimenter d’autres secteurs jugés stratégiques.

« Si nous ne sommes pas prêts à accepter le risque environnemental chez nous, est-ce que nous sommes prêts à nous passer de nombreux objets et produits de consommation courants ? »

LVSL – Ces technologies, pour être protégées, doivent bénéficier d’une certaine forme de protectionnisme. Sommes-nous enfin prêts à assumer ce tournant ? 

A.V-G. – Le problème est que le protectionnisme est aujourd’hui connoté de manière très péjorative et que fondamentalement je ne suis pas certaine que cela soit la solution. En la matière, il faut être pragmatique et non dogmatique. Il nous faut intégrer des enjeux géopolitiques dans nos réflexions, ainsi que des aspects environnementaux. Nous savons aujourd’hui que nous ne jouons pas à armes égales avec des industriels qui sont subventionnés par leur État, voire qui sont partiellement ou totalement détenus par un État. Nous sommes face à un défi environnemental où l’on impose des normes environnementales complexes à nos entreprises qui ont investi pour y répondre quand elles ont fait l’effort de rester en France ou en Europe. Elles se retrouvent confrontées à des entreprises venant d’États où les normes sont moins contraignantes. Nous sommes donc dans une situation un peu aberrante où nous souhaitons lutter contre le réchauffement climatique en France, tout en important des productions peu vertueuses sur le plan environnemental.

En outre, on ne peut pas continuer à délocaliser notre risque. Jusqu’où est-on prêt à accepter un risque industriel pour être plus vertueux environnementalement ? Peut-on vraiment se passer de tous les biens industriels aujourd’hui ? Est-ce que l’on est prêt à se passer de son smartphone, de son ordinateur, puisque chaque objet industriel a un impact environnemental ? Si nous ne sommes pas prêts à accepter le risque environnemental chez nous, est-ce que nous sommes prêts à nous passer de nombreux objets et produits de consommation courants ? Bien entendu, il faut également accompagner cela d’une réflexion sur la modernisation de nos sites de production, car notre parc productif est vieillissant et ne nous permet pas, dans de nombreux cas, de répondre aux nouvelles attentes des marchés et des consommateurs. Si des pays comme la Chine sont parfois peu scrupuleux sur le plan environnemental, ils ont souvent des sites bien plus modernes que la France.

LVSL – Dès lors, quels doivent être aujourd’hui les grands objectifs d’une politique industrielle conséquente et sérieuse pour l’avenir ?

A.V-G. – Premièrement, il faut moderniser l’appareil productif, beaucoup d’usines sont trop vieilles pour répondre aux nouveaux défis, à la fois de rapidité, de qualité, de personnalisation, de réduction d’utilisation de matières premières. Ensuite, il y a un objectif majeur de formation. À partir du moment où l’on va pousser les industriels à revoir leur modèle économique, notamment vers une économie de la fonctionnalité, il va potentiellement y avoir un impact sur l’emploi. Même si des outils de productions sont créées et que l’on dope le poids de l’industrie, cela ne veut pas dire qu’il y aura autant d’emplois industriels qu’auparavant. Les usines à 10 000 salariés ne renaîtront pas en France. Dès lors, la mutation de notre tissu productif oblige à former les salariés pour qu’ils puissent accompagner la modernisation des sites, acquérir de nouvelles compétences et rebondir dans le cas d’une faillite. Il faut également penser cette formation en lien avec des entreprises pour des besoins très spécifiques liés à certains secteurs. Dans ces cas-là, les formations devront être presque sur mesure car elles pourraient ne concerner que quelques salariés, mais elles sont vitales pour les entreprises qui peinent à recruter faute de compétences disponibles.

Enfin, il doit aussi y avoir une réflexion sur notre fiscalité. Aujourd’hui, on a un impôt qui est à la fois inefficace, mais qui est aussi vécu comme injuste. Plus personne ne veut payer d’impôts en France car personne ne le trouve juste. Cela est un vrai problème ! Quand on regarde les autres pays européens, nous avons des couvertures sociales certes très élevées, un modèle de société différent et très protecteur, mais à remettre à plat pour qu’il gagne en efficience et en justesse. Quand on regarde l’impôt sur les sociétés, les grands groupes bénéficient de mécanismes d’évitement fiscal, ce qui fait que les PME, qui font vivre les territoires, sont plus pénalisées. Il faut donc une réflexion autour d’une fiscalité plus vertueuse et plus juste avec pour but central de préserver le modèle social. Mais on doit donner plus de lisibilité, de transparence, de clarté, tout ce qui manque aujourd’hui. Il faut simplifier également car il existe de nombreux dispositifs qui ont un coût pour une efficacité discutable.

LVSL – La relocalisation industrielle est un enjeu politique mis en avant pour ses promesses incontestables en termes de créations d’emplois et ses enjeux de diminution de l’empreinte carbone de nos activités. Pourtant, il y a plus de trente ans désormais, les tenants des politiques de désindustrialisation ont, dans une certaine mesure, instrumentalisé l’écologie et la santé pour légitimer ce délitement. Alors, comment refonder aujourd’hui une aspiration populaire et transversale à davantage d’industries, et celles-ci impérativement « vertes » ? Quel nouveau récit enjoliveur promouvoir ?  

A.V-G. – Nous n’avons pas le choix, il nous faut reconstruire le rêve industriel. L’industrie est au service d’un projet de société et de transformation de la société, donc il faut recréer un imaginaire autour de l’industrie, que l’on n’a plus aujourd’hui, ce qui n’est pas forcément simple. Il y a des gens qui ont une culture industrielle, qui ont envie d’industrie, mais il existe toujours un clivage dans la société entre ceux qui veulent de l’industrie et ceux qui n’en voient pas la nécessité. Un certain nombre de paradoxes subsistent : une volonté d’avoir des produits français sans payer plus cher et une volonté de relocaliser sans accepter les risques inhérents.

En outre, il faut changer le discours autour de l’industrie. Si les représentations évoluent, l’industrie a été très longtemps perçue comme « sale », « has been » et peu rémunératrices. Quand on va visiter les usines Schmidt à Sélestat, ce n’est pas « sale », ce n’est pas « has been » et les ouvriers voient leur compétences reconnues, qualifiées. Dans ce type d’usines, il y a également de nombreux profils d’ingénieurs, notamment en informatique, en raison de l’automatisation de plus en plus poussée des lignes de production. L’automatisation des sites de production induit l’évolution de certains postes. Par exemple, dans certaines usines des opérateurs de ligne sont passés sur des postes de maintenance. Tout cela sous-entend un accompagnement des entreprises.

« L’industrie aura de nouveau sa place en France quand on ne considérera plus, à l’école, qu’un enfant a échoué parce qu’il fait un CAP ou un BEP de technicien. »

Il faut arrêter de penser que l’industrie, et de manière générale les métiers artisanaux sont des voies de garage. L’industrie aura de nouveau sa place en France quand on ne considérera plus, à l’école, qu’un enfant a échoué parce qu’il fait un CAP technicien ou un bac professionnel. Ce qui ne veut pas dire non plus qu’il faille sous-estimer la pénibilité de certains postes, notamment ceux en 3X8.

Il faut réenchanter ce rêve industriel et rompre avec la critique systématique. La France a des faiblesses, mais également des atouts qu’il convient de valoriser. Il faut être fiers des valeurs que l’on incarne et de la capacité que la France et l’Europe ont à incarner une troisième voie face à la Chine et aux États-Unis. La France a un modèle social reconnu et a également été à l’avant-garde dans plusieurs domaines industriels où nous avons produit de grandes innovations industrielles.

LVSL – Comment penser le développement industriel national au regard de l’échelle et des institutions européennes ? L’Union européenne est-elle une institution indépassable pour construire des projets industriels européens ambitieux ?

A.V-G. – Il faut penser la stratégie industrielle à plusieurs échelons et l’Union européenne peut être l’un d’entre eux. Il y a toujours des réglementations européennes un peu complexes. Mais l’Union européenne n’a pas toujours une action négative, même si dans son organisation actuelle elle est parfois nébuleuse. On pointe souvent du doigt les errements européens, mais on rappelle assez peu que l’Union européenne c’est également les États qui la composent. On met aussi assez rarement en avant les actions positives comme le travail effectué par la Commission européenne pour préserver l’industrie du cycle européen du dumping des entreprises chinoises.

La Commission européenne a également essayé d’être à l’avant-garde en ce qui concerne les contrôles des investissements étrangers ou encore sur la réciprocité d’accès aux marchés publics. À chaque fois, ce sont des États membres qui ont bloqué ces mesures pour des raisons différentes. La question est de savoir si au-delà de l’architecture, qui est certes critiquable, nous sommes capables ou non de raisonner à 27 pour avoir un projet industriel européen et de financer certains projets d’envergure à l’échelle européenne. Par ailleurs, il faut également questionner la position parfois peu solidaire de certains États comme les Pays-Bas et l’Allemagne qui se sont souvent opposés à certaines propositions de la Commission européenne qui auraient pu être bénéfiques à l’ensemble des industries européennes, mais moins aux industries allemandes et néerlandaises. Le modèle allemand est fondé sur les exportations, or des mesures de ce type auraient pu positionner l’Allemagne en défaut vis-à-vis de pays comme la Chine.

De surcroît, rien n’empêche des initiatives privées de s’entendre pour créer des groupes européens. Par ailleurs, les États peuvent travailler ensemble. L’Allemagne et la France l’ont fait pour « l’Airbus des batteries » afin d’implanter en France des usines capables de produire des batteries pour les véhicules électriques. Ensemble, les États européens peuvent construire une troisième voie européenne qui serait alternative à celle de la Chine et à celle des États-Unis. Néanmoins, les discussions sur le plan de relance européen ont montré qu’il était difficile d’adopter des positions communes.

LVSL – Admettons comme vous que l’échelle européenne soit une échelle d’action opportune. Pensez-vous que les mutations des positions politiques au sein de l’Union européenne puissent s’opérer suffisamment rapidement pour faire face à tous les grands défis sociaux et écologiques auxquels nous sommes confrontés ? 

A V-G – Il y a un sujet de refondation d’un certain nombre de traités européens et c’est un chantier complexe sur lequel il est presque impossible de s’entendre sur des changements d’ampleur. Il faut néanmoins conserver une forme d’optimisme car cette crise a montré qu’on était parfois capable d’aller vite. Donc restons optimiste, tout en conservant une grande lucidité sur notre situation.

Le confinement a exacerbé les inégalités entre étudiants

https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Manifestation_19_octobre_2010_Orl%C3%A9ans_-_UNEF.jpg
Manifestation de l’UNEF à Orléans le 19 octobre 2010 © DC

L’immolation d’Anas K. à Lyon en novembre 2019 a mis en lumière les vulnérabilités estudiantines. Précaires, anxieux, isolés, les conditions de vie sont préoccupantes pour une grande partie de cette population. Les inégalités entre les étudiants ont été exacerbées pendant le confinement. Une enquête nationale menée par le laboratoire IREDU a permis de dessiner les contours de leurs conditions de vie durant cette période. Les résultats montrent une double nécessité : la défamiliarisation des aides et la mise en place d’un salaire étudiant.


La mise en lumière des vulnérabilités étudiantes

Vendredi 8 novembre 2019, 59 rue de la Madeleine dans le 7ème arrondissement de Lyon. Anas K., un étudiant lyonnais de 22 ans s’immole devant le CROUS de Lyon. « Je vais commettre l’irréparable » avait-il écrit avant de s’asperger d’essence et de tenter de mettre fin à ses jours. Ce geste est profondément politique. Sa tentative de suicide a été précipitée, voire causée, par sa condition étudiante, d’une précarité qui lui apparaissait inextricable : « Cette année, faisant une troisième L2 (deuxième année de licence), je n’avais pas de bourses, et même quand j’en avais, 450 euros, est-ce suffisant pour vivre ? ». Dans sa lettre, Anas K. accuse les différents dirigeants français et l’Union européenne d’avoir « créé des incertitudes sur l’avenir de tout.es ». Son immolation a provoqué une vague d’indignation nationale et a mis en lumière les vulnérabilités étudiantes, entendues comme la « difficulté de s’inscrire dans la quête statutaire imposée par les normes sociales »[1]. Celles-ci sont causées par les inégalités sociales et économiques qui entravent et affectent les études et leur réussite. Ces inégalités peuvent conduire certains étudiants à abandonner leur projet d’études ou à faire des sacrifices pour le mener à terme. La condition étudiante est donc profondément inégalitaire, et cela à différents niveaux.

Tout d’abord, dans la perspective de Bourdieu, la cellule familiale joue un rôle primordial dans la reproduction sociale. Les différents types de capitaux transmis par les parents et l’entourage (social, économique et culturel) influencent grandement la poursuite d’études. Contrairement à une croyance répandue, l’accès à l’enseignement supérieur n’est pas garanti à quiconque s’en donnerait les moyens : si les éléments intra-individuels (la motivation, les notes, la détermination, l’ambition) jouent un rôle incontestable, l’environnement est un facteur décisif. Un étudiant sera plus à même de poursuivre des études s’il n’a pas à se soucier de ses conditions de vie. En l’espèce, Anas K. n’était pas en mesure de poursuivre de façon sereine ses études : n’ayant plus de ressources financières et de logement propre à Lyon, ses perspectives d’avenir étaient très incertaines. Cette incertitude était exacerbée par la précarité financière, qui a de nombreuses conséquences sur la vie étudiante : le renoncement aux soins, l’isolement social, un redoublement causé entre autres par le salariat étudiant.

L’immolation d’Anas K. a été le catalyseur des revendications pour améliorer les conditions de vie étudiante en France. Plusieurs mobilisations ont eu lieu dans les villes universitaires afin de réclamer une vie étudiante digne et notamment plus de ressources financières. En effet, les bourses versées par l’État, lorsqu’on en bénéficie (37% des étudiants sont concernés)[2], ne suffisent pas à couvrir l’ensemble des besoins. Dans un rapport remis par l’Inspection générale des affaires sociales (IGAS) en 2015, il est souligné que 19% des étudiants (1 sur 5 environ) vivent sous le seuil de pauvreté, qui est placé à 60% du revenu médian (987 euros par mois). Le budget moyen des étudiants est de 681 euros selon l’Observatoire de la vie étudiante (OVE). Ce faible budget et la hausse des dépenses contraintes – se loger coûte de plus en plus cher notamment en raison de la pénurie des logements CROUS – obligent 46% des étudiants à avoir une activité rémunérée. Le salariat étudiant diminue les chances de réussite car le temps consacré aux études s’amenuise à mesure que les heures de travail augmentent.

Contrairement à une croyance répandue, l’accès à l’enseignement supérieur n’est pas garanti à quiconque s’en donnerait les moyens.

Ainsi, les besoins étant très rarement couverts par les financements publics, les transferts familiaux sont primordiaux pour éviter de devoir mener une activité salariée. Par transferts, il est entendu une somme d’argent versée régulièrement par les parents, ou des dons en nature comme de la nourriture. Ces transferts familiaux sont quasiment absents dans les familles d’origine populaire, obligeant ainsi les étudiants concernés à trouver d’autres moyens pour subvenir à leurs besoins. Toujours selon l’OVE, seuls 43% des étudiants déclarent disposer d’assez d’argent pour subvenir à leurs besoins en comptant les transferts familiaux.

L’épidémie de la COVID-19 et le confinement ont bouleversé les conditions de vie étudiante. Tout d’abord, les universités ont dû s’adapter à la crise sanitaire et proposer un enseignement à distance, dont l’efficacité et l’équité sont discutables. Par ailleurs, le confinement a accentué les inégalités qui existaient entre étudiants. Les étudiants salariés ont pu perdre leur source de revenus car les « jobs étudiants » se trouvent dans des secteurs très touchés par la crise sanitaire, comme la restauration, la vente ou l’éducation. Peu d’étudiants ont bénéficié du chômage partiel en raison de la précarité de leur contrat : nombre d’entre eux enchaînent les CDD de courte durée ou encore les contrats de vacation.

Le confinement a donc provoqué une hausse de la précarité des étudiants, a fortiori pour ceux qui ne bénéficient pas de transferts familiaux. Après moultes protestations de représentants des étudiants et des universités pour défendre les « oubliés du confinement », des aides ont toutefois été mises en place par le gouvernement quelques semaines après le confinement. Problème, les conditions d’obtention de ces aides sont très strictes. Par exemple, l’aide exceptionnelle de 200 euros versée par le CROUS est conditionnée au fait d’avoir perdu un emploi, dans certaines circonstances, ou un stage rémunéré. L’aide exceptionnelle, également versée par le CROUS, est, pour sa part, conditionnée à de graves difficultés financières. Ces deux aides, bien qu’utiles pour les plus précaires, ne concernent pas assez d’étudiants, en particulier ceux des classes moyennes inférieures : beaucoup de familles issues de ce milieu gagnent « trop » pour que leur enfant touche une bourse, mais pas assez pour qu’il bénéficie de transferts familiaux suffisants. Ces transferts familiaux ont également pu être réduits lorsque les familles ont vu leurs revenus amputés en raison d’une perte d’emploi, d’un chômage partiel ou d’une hausse des dépenses, par exemple liée à la garde d’enfants. Et même si ces aides soutiennent les plus défavorisés, la somme de 200 euros n’est pas suffisante pour couvrir les dépenses contraintes, en particulier les frais de logement.  Outre l’aspect financier, le confinement a mis en lumière d’autres fragilités, notamment psychologiques, et des difficultés liées au bouleversement des conditions d’étude par le passage aux cours à distance.

L’impact du confinement sur les conditions de vie des jeunes

Un questionnaire réalisé par une équipe de chercheurs du laboratoire IREDU (Université de Bourgogne) a été diffusé à partir d’avril 2020 via les réseaux sociaux et institutionnels tels que les universités ou groupes de chercheurs. Cette enquête a été menée pour connaître les conséquences – financières, matérielles et psychologiques – de cette crise sanitaire sur les conditions de vie étudiante. Ces deux mois d’étude ont permis de toucher plusieurs milliers d’étudiants. Les résultats en exclusivité sont intéressants car l’enquête montre bien que le confinement a exacerbé certaines vulnérabilités étudiantes ; l’enquête pointe également du doigt les inégalités sociales puisque tous les étudiants ne sont pas confinés dans les mêmes conditions. Si 53% des étudiants interrogés ont quitté leur logement principal pour se rendre chez leurs parents, 40% des jeunes, notamment les étudiants étrangers et les plus précaires, ont dû rester dans leurs logements étudiants de taille réduite, accentuant ainsi leur isolement pendant le confinement. En l’espèce, ces étudiants déclarent n’avoir pas assez eu de temps ou d’argent pour changer de lieu de confinement. Ce sont aussi ces deux catégories qui déclarent avoir le plus de difficultés financières pendant la crise sanitaire. Cela n’est guère étonnant, puisque ce sont les plus à même d’avoir une activité salariée en parallèle de leurs études. Les difficultés financières liées au confinement ne se limitent d’ailleurs pas à ces deux catégories. Selon l’étude, 49% des boursiers et 35% des non-boursiers ont connu une précarité financière pendant le confinement. L’échantillon montre que 50% des étudiants interrogés ont eu des difficultés financières en raison de la perte, ou même de l’absence d’aide familiale, 36% à cause de la perte d’un emploi étudiant et enfin 5%  en raison de l’arrêt d’un stage rémunéré. Ce dernier point est non seulement conséquent pour la partie financière, mais aussi pour le cursus en lui-même dans la mesure où la validation de certains cursus est soumise à la validation d’un stage. L’absence de cette première expérience professionnelle peut également avoir des répercussions sur l’entrée de ces jeunes sur le marché du travail. Les primo-entrants avaient déjà, en temps normal, des difficultés à s’insérer durablement sur le marché du travail en raison de leur « inexpérience ». La crise économique qui s’annonce va aussi réduire significativement les offres d’emploi à destination des « juniors ».

Par ailleurs, selon la même enquête, 57% des étudiants déclarent être inquiets au regard d’une possible crise économique : les femmes, les étudiants en Master et les étudiants salariés sont significativement plus inquiets que les autres. Il faut noter que si le diplôme protège relativement de l’emploi, comme l’a souligné le sociologue Romain Delès, les comparaisons internationales montrent que la jeunesse française est parmi la plus pessimiste au monde quant à sa capacité d’obtenir un emploi à l’issue des études. Cette inquiétude renvoie aussi à la montée des incertitudes dans la société actuelle. Les étudiants se sentent concernés par les risques associés à la précarité et les nouvelles formes de pauvreté. Les étudiants en Master étaient relativement sereins avant la crise car le diplôme conditionnait leur futur proche et la fin temporaire des incertitudes mais la crise sanitaire a changé la donne. Enfin, en ce qui concerne les jobs d’été, 58% des étudiants interrogés sont inquiets. Cette incertitude touche davantage les boursiers, les femmes, les étudiants salariés et les étudiants en licence.

Les étudiants se sentent concernés par les risques associés à la précarité et les nouvelles formes de pauvreté.

Le confinement a également eu un effet non négligeable sur la santé des étudiants. Avant la crise sanitaire, leur santé était déjà préoccupante. L’enquête Conditions de vie de l’Observatoire de la vie étudiante (2016) montre qu’une majorité d’étudiants déclare connaître des états d’épuisement, des problèmes de sommeil ou des épisodes de déprime. Le renoncement aux soins est également inquiétant : 30% des étudiants interrogés déclarent en 2016 avoir déjà renoncé à aller voir un médecin. De ce fait, selon l’étude, ce confinement a exacerbé les fragilités psychologiques des étudiants, en particulier le stress et les troubles du sommeil. Le stress est notamment causé par le bouleversement des pratiques pédagogiques et par l’incertitude quant à l’année universitaire, et l’avenir professionnel mais aussi quant à l’avenir de leur famille (53% des étudiants sont concernés). 2020 est une année particulièrement anxiogène pour eux. Ainsi, 64% des étudiants déclarent être inquiets quant à la possibilité de réussir leurs examens, et 58% quant à la possibilité de les passer. Cela concerne surtout les étudiants en licence, les femmes et les boursiers. Enfin, 42% se préoccupent de la valeur de leur futur diplôme.

L’alimentation est aussi un sujet problématique : 22% des boursiers et 15% des non-boursiers déclarent devoir faire attention ou se restreindre. Cette restriction alimentaire s’explique en partie par la fermeture des restaurants universitaires qui permettaient aux étudiants les plus modestes de bénéficier, pour 3 euros 25, d’un repas complet (18% des étudiants interrogés). Ce changement est également dû au fait que les magasins proches du domicile des étudiants concernés, comme les petites supérettes de centre-ville, sont trop chers (57% des étudiants). La pénurie alimentaire en est aussi une cause : les étudiants ont dû se tourner vers des aliments ou des marques qu’ils n’achetaient pas à l’accoutumée.

Comme mentionné précédemment, l’augmentation du stress des étudiants est en partie causée par les changements de pratiques pédagogiques et à la mise en place de la « continuité pédagogique ». Ainsi, 53% des étudiants interrogés déclarent manquer d’informations sur le contenu des cours et 43% manquent de ressources complémentaires en raison de la fermeture des bibliothèques universitaires. De fait, des inégalités de réussite entre étudiants sont présentes : certains établissements ont des abonnements permettant aux étudiants de consulter des ressources en ligne alors que d’autres n’en ont pas. Des étudiants issus de familles favorisées peuvent également se permettre d’acheter des ouvrages dont ils ont besoin pour leur mémoire de recherche ou leurs cours. Pour faire face à ce problème, certains étudiants ont créé des groupes Facebook pour s’échanger des ouvrages. Leur succès montre à quel point l’absence d’alternatives aux bibliothèques proposées par les établissements d’enseignement supérieur pose un problème. Par ailleurs, des inégalités subsistent concernant l’accès à internet. Si 97% des étudiants interrogés ont accès à internet, 60% d’entre eux déclarent avoir de fréquents problèmes de connexion. Ces inégalités ont un impact sur le suivi des cours, notamment lorsque ceux-ci se font par visioconférence. Ces problèmes expliquent en partie pourquoi 35% des étudiants déclarent ne pas avoir de contenus pédagogiques principaux comme le support d’un cours magistral. Enfin, la charge mentale, comprise comme une charge cognitive invisible concernant les tâches domestiques ou la nécessité de s’occuper d’une autre personne (enfants, parents…), concerne une partie des étudiants : 26% d’entre eux déclarent avoir des charges domestiques qui les empêchent de travailler correctement.

Vers une défamiliarisation des aides à destination des étudiants ?

Les inégalités sociales entre étudiants, exacerbées lors du confinement, posent la question de l’aide sociale à destination de cette population particulièrement vulnérable. Les aides publiques sont liées aux revenus des parents ou tuteurs légaux, peu importe la relation que l’étudiant a avec ces derniers. Seules les APL font exception et nombreux sont les étudiants qui ne vivent que de ces aides puisque, dans certains cas, les parents payent le loyer de leur enfant. Au-delà de ces aides contingentées, comme les bourses sur critères sociaux, il y a un déséquilibre des transferts familiaux monétaires ou non monétaires (dons de nourriture, achat d’équipements…). Ces deux éléments participent à la précarité des étudiants et à la nécessité pour ces derniers d’avoir recours à une activité salariée. Pourtant, différentes études montrent que plus un étudiant travaille moins il a de chances de valider son année.

Pour y faire face, la minorité sociale, qui est établie à 25 ans – âge à partir duquel on peut bénéficier du RSA –, doit être remise en question. Il est également possible de mettre en place un revenu inconditionnel pour les étudiants. Face à un marché du travail de plus en plus fermé – les jeunes étant particulièrement touchés par le chômage –, les études supérieures deviennent un passage quasi-obligé ; il faut donc leur permettre de les réussir dans les meilleures conditions.

L’ère est à la responsabilisation des individus. Un jeune se doit désormais d’être employable, il doit se « prendre en main » : choisir un cursus avec un bon taux d’employabilité, acquérir un réseau, faire des stages etc. Or, cela est impossible pour un étudiant qui travaille 25 heures par semaine car il doit subvenir à ses besoins, voire se mettre en dispense d’assiduité, ne pouvant plus assister au cours. Si on veut tendre vers l’égalité des chances et de réussite, la possibilité d’un salaire étudiant doit être discutée. Les études sont perçues comme un investissement : les étudiants subissent le coût d’opportunité, le fait de ne pas travailler pour faire des études supérieures dans l’objectif de gagner plus en retour. Ce n’est pourtant pas le paradigme des pays scandinaves qui considèrent les études comme une expérience : le jeune voyage, se construit, devient adulte. Les étudiants bénéficient d’une allocation universelle afin qu’ils puissent profiter pleinement de leurs études et maximiser leurs possibilités. Ces pays nordiques voient les étudiants comme des producteurs de valeur, notamment lors des stages, souvent non rémunérés. En France, le débat est présent au sein de syndicats comme l’UNEF ou Solidaires, mais trouve peu d’écho chez les personnalités politiques. Jean-Luc Mélenchon avait cependant proposé la mise en place d’un salaire étudiant lors des présidentielles de 2017.

Une controverse subsiste : pour certains, un salaire étudiant conduirait à la déresponsabilisation des jeunes et, pour l’éviter, il serait préférable d’augmenter le plafond des prêts étudiants garantis par l’État (15 000 euros). Avec le salaire étudiant, les jeunes ne verraient pas la valeur de leurs études et se complairaient dans une sorte d’expérience transitionnelle vers l’âge adulte.

Plusieurs possibilités sont donc sur la table pour réduire les inégalités des chances et de réussite entre les étudiants. Il est inacceptable d’envisager qu’un jeune ne fasse pas d’études, ou les arrête, parce qu’il n’a pas assez pour subvenir à ses besoins, même en travaillant à côté de ses études.

[1] Becquet, V. (2012). Les « jeunes vulnérables » : essai de définition. Agora débats/jeunesses, 62(3), 51-64. doi:10.3917/agora.062.0051.

[2] Ministère de l’Enseignement Supérieur

La République jusqu’au bout : retour sur le culte de l’Être suprême

Fête de l’Être suprême vue du Champ de Mars, toile de Pierre-Antoine Demachy.

Nous fêtons les 233 ans de la prise de la Bastille et du début de la Révolution française. Pourtant, la signification concrète de la République n’est pas toujours évidente pour les Français. Une fête républicaine doit-elle se voir réduite à un défilé militaire ? À un discours hasardeux du président de la République ? Une telle interrogation renvoie à la mission confiée à la République par les Montagnards et en particulier par Robespierre : la faire exister partout, dans la loi, mais aussi dans les esprits. Cette mission s’est incarnée dans le fait d’honorer un culte de l’Être suprême, le 8 juin 1794. Cette idée rend aujourd’hui perplexe et renvoie très vite à la prétendue mégalomanie de Robespierre et à ses penchants autoritaires. Elle a pourtant donné lieu à des fêtes incontestablement populaires, et s’inscrivait dans la philosophie générale du projet révolutionnaire de la Première République.


On peut voir dans cette idée un héritage de la philosophie des Lumières. Elle repose sur la reconnaissance d’une loi naturelle considérée comme supérieure à celle des hommes. Ainsi, c’est sur la nature que reposent les valeurs universalistes de la République : la Liberté, l’Égalité et la Fraternité.

Non seulement ce culte a été reconnu par la Convention Nationale en 1794 (18 Floréal an II) dans un décret dont l’article 1er proclame que « Le peuple français reconnait l’existence de l’Être suprême et de l’immortalité de l’Âme » [1] mais il a aussi permis l’organisation d’une fête qui, bien que méconnue et aujourd’hui réduite à l’autoritarisme politique du régime de la Terreur, a connu à l’époque un succès très important.

Le 8 juin 1794 (20 prairial an II), des foules de citoyens français se rassemblèrent ainsi au jardin des Tuileries (alors nommé Jardin national) pour assister au discours de Robespierre et à la mise à feu de figures représentant les vices que sont l’athéisme, l’égoïsme ou encore l’ambition, avant de célébrer l’apparition de la « statue de la Sagesse ». Dans un deuxième temps, la foule se rendit au Champ de Mars (alors Champ de la Réunion) afin de contempler un arbre dominant une montagne artificielle conçue pour l’occasion [2]. Ailleurs en France, la fête de l’Être suprême rencontra également un succès important. Il convient de revenir sur ce culte, qui constitue un aspect trop vite oublié de la Révolution. Elle aurait vu naître la possibilité que la République soit non seulement proclamée, mais aussi célébrée.

Un paradoxe profond réside dans la République française : si la Révolution qui l’a fait naître s’est inscrite en opposition au clergé, […] elle a aussi vu apparaître un courant résolument opposé à l’athéisme.

Ainsi, selon Robespierre, « L’idée de l’Être suprême et de l’immortalité de l’âme est un rappel continuel à la justice ; elle est donc sociale et républicaine [3] ». On ne peut que penser, en lisant ce propos, qu’un paradoxe profond réside dans la République française. La Révolution qui l’a fait naître s’est inscrite en opposition au clergé et l’organisation religieuse dans son entièreté. Mais elle a aussi vu apparaître un courant résolument opposé à l’athéisme. Il fut incarné de manière forte par Maximilien Robespierre. Être républicain, c’est ainsi dans ce cas non seulement se révolter contre l’absolutisme, mais c’est aussi être capable de se penser dans un système de vertu et de morale plus vaste que sa propre individualité.

Il faut distinguer le républicanisme jacobin de Robespierre du républicanisme plébéien des dits « Enragés » tels que Jacques Roux [4], porté sur une vision davantage matérialiste du monde. D’autre part, le discours anti-théiste a aussi séduit durant la Révolution, incarné notamment par le célèbre marquis de Sade [5].

Aujourd’hui, on perçoit l’idée d’une fête de l’Être suprême au mieux comme une pure folie, au pire comme une extravagance résolument totalitaire. Pourtant, elle donne à réfléchir sur la nature du contrat républicain. La démocratie est le gouvernement du peuple, pour le peuple et par le peuple. Encore faut-il pouvoir définir ce qu’est ce peuple, s’il n’est pas la simple somme des individus. En effet, un peuple existe-t-il sans croyance ? La République peut-elle se construire sans une foi irréductible de ses citoyens en la vertu et la morale ? Dans une véritable République qui promeut Liberté, Égalité et Fraternité, la tâche semble complexe.

Le peuple n’existe pas en soi mais il lui est proposé de se construire autour d’un idéal politique. En cela, il devient un élément normatif. Il n’est plus, il doit être. Il doit s’articuler autour de ce qui l’unit. Dans une République, cela ne peut être ni l’ethnie, ni la simple appartenance écrite à la nation. Être Français, c’est être républicain. Chose bien plus aisée à proclamer qu’à réaliser…

Si la religion ne constitue évidemment pas un modèle pour la République, mettant en cause l’origine populaire de la souveraineté, elle réussit pourtant là où la République échoue : son appropriation au quotidien, par des rituels inconscients.

En cela, la religion a mieux réussi que la République à être vécue par les Français, à être sacralisée autour de rituels, de fêtes auxquelles le peuple est parvenu à s’identifier. Sur cet aspect, elle joue un rôle politique. Elle associe les membres d’une communauté autour d’une croyance mutuelle en Dieu et des valeurs que son existence invite à promouvoir. La religion ne constitue évidemment pas un modèle pour la République, mettant en cause l’origine populaire de la souveraineté. Elle réussit pourtant là où la République échoue : son appropriation au quotidien, par des rituels inconscients.

Aujourd’hui encore, le peuple semble ainsi bien davantage touché par les fêtes catholiques – quoique désormais catholiques zombies [6] – de Noël que par la fête nationale, laquelle se limite d’ailleurs à quelque défilé militaire qui ne rassemble pas de grandes foules de citoyens. Comme durant la Révolution, la République « flotte dans le vide » selon les termes de Marcel Gauchet [7]. La fête de l’Être suprême serait donc ce subtil mélange de rituels religieux et de République. Ce serait alors une bonne explication de son franc succès.

La République contre la religion ?

S’opposer à la religion revient à se retrouver face à un dilemme pour les Révolutionnaires. Est-il possible d’établir une société sans le catholicisme, religion d’État sous l’Ancien Régime ? Est-ce alors se résoudre à l’athéisme ? Le culte de l’Être suprême est donc l’exemple et l’incarnation logique d’une volonté républicaine de construire une nouvelle société. La République est donc non seulement un régime politique, mais c’est aussi une manière de percevoir la nation. On ne peut pas faire la Révolution sans vouloir promouvoir un nouveau modèle de société.

Ce nouveau modèle se devra donc de faire contrepoids face à la puissante Église, elle-même institution politique et sociale mais qui n’implique pas les vertus requises du citoyen républicain. Robespierre critique ainsi la religion catholique : « Combien le Dieu de la nature est différent du Dieu des prêtres ! […]. Les prêtres ont créé Dieu à leur image : ils l’ont fait jaloux, capricieux, avide, cruel et implacable […]. Le sceptre et l’encensoir ont conspiré pour déshonorer le ciel et pour usurper la terre [8] ». C’est donc justement du fait de sa croyance en Dieu que Robespierre dénonce l’Église.

La critique adressée par Robespierre n’est cependant pas aussi rugueuse que celle de Rousseau, dont il se revendique. Rousseau, de son côté, critique la religion catholique car elle est incapable de s’intégrer politiquement [9]. On retrouve donc chez Robespierre l’expression de l’utilité d’une organisation religieuse dans l’État, là où Rousseau s’en méfie.

« Le fondement unique de la société civile, c’est la morale […] l’immoralité est la base du despotisme, comme la vertu est l’essence de la République. » (Robespierre, Discours du 18 floréal an II)

Que reste-t-il donc s’il n’y a plus de catholicisme ? Peut-on former une société vertueuse sans croyance ? C’est la critique qu’adresse Robespierre à l’athéisme, vu comme tout autant incapable que la religion catholique d’établir le lien social. Selon lui, l’athéisme manque de compassion pour les citoyens pauvres. La religion reste un moyen pour le peuple de croire à une paix future, tandis que l’aristocrate à la vie paisible n’a pas besoin de la foi en un avenir meilleur [10]. Pour Robespierre, la croyance catholique en un Dieu se comprend donc d’autant plus. Si l’accaparement de cette foi par le clergé est condamné, la foi elle-même n’est pas en cause. D’autant qu’elle est la manifestation d’une orientation de l’homme vers la morale : « le fondement unique de la société civile, c’est la morale […] l’immoralité est la base du despotisme, comme la vertu est l’essence de la République [11] » (Discours du 18 floréal an II).

Ainsi, c’est l’immoralité des aristocrates et du clergé qui est à remettre en cause. Ce n’est pas la foi en un Dieu qui est la base de la morale, et donc de la vertu. La religion est à comprendre comme compassion envers le peuple, et comme outil de construction d’une société juste et vertueuse. Cette société, la République, doit donc être capable de mobiliser le peuple afin qu’il s’en imprègne.

La finalité révolutionnaire

La religion civile n’est pas, pour les jacobins qui la défendent, seulement bonne en théorie, mais elle est aussi un moyen d’instituer la République dans les esprits au-delà des lois. La Révolution est censée faire aboutir une nouvelle société plus vertueuse. La religion civile, ici le culte de l’Être suprême, peut être vue comme étant la clé pour parvenir à cette fin, la finalité révolutionnaire. Marcel Gauchet, dans son Robespierre, révèle que si Robespierre était plus idéaliste sur la question de la religion civile, c’est davantage Saint-Just qui ajouta à l’idéel un constat « sociologique ». La Révolution n’est pas finie, elle « a été décrétée, mais elle n’est pas fondée. Elle flotte dans le vide. Elle apparaît dépourvue de l’ancrage dans les conduites spontanées des citoyens sans lequel un régime aussi exigeant ne peut durablement vivre. Comment combler ce vide ? Comment rendre immédiate et familière l’identification du citoyen au bien de la patrie qui le détournera de l’égoïsme et instaurera le règne de la vertu ? [12] ».

La fête de l’Être suprême peut s’interpréter comme la nécessité et la volonté d’une fin révolutionnaire, qu’elle soit temporelle ou idéelle.

Ce n’est pas par hasard que la vision familière du culte de l’Être suprême se résume souvent à sa fête. La fête de l’Être suprême connut un succès surprenant. Cette réussite s’explique-t-elle par le désir du peuple français d’en terminer avec la Terreur ? Ou s’agit-il de la révélation que la religion civile est effectivement le moyen par lequel le peuple citoyen se saisit de ce qui le fait peuple, la République ? Ces deux arguments semblent contradictoires mais peuvent se révéler complémentaires. La fête de l’Être suprême peut s’interpréter comme la nécessité et la volonté d’une fin révolutionnaire, temporelle ou idéelle. Quoi de mieux qu’une fête pour consacrer pleinement l’esprit de la République ?

L’État français, aussi laïc soit-il aujourd’hui, est-il parvenu à faire table rase des rituels et des fêtes religieuses ? L’apparition de la statue de la sagesse au milieu des cendres des figures de l’athéisme [13] n’est-elle pas rien d’autre que des cadeaux républicains sous le sapin de la nation ?

La religion civile : du Rousseau dans le texte

L’idée d’une religion civile ne provient évidemment pas de Robespierre. Celui-ci ne cache d’ailleurs jamais son héritage rousseauiste. L’idée évoque aujourd’hui une aversion au motif qu’elle amène nécessairement à une forme d’autoritarisme. Elle peut cependant tout à fait s’expliquer du point de vue de la théorie républicaine de Jean-Jacques Rousseau.

C’est à la fin du Contrat social, au chapitre 8 du livre IV, que Rousseau évoque l’idée d’une religion civile. Robespierre la reprend dans son rapport sur les idées religieuses et morales. En effet, l’aversion pour l’athéisme est un trait commun aux deux individus. Rousseau exprime tout autant l’empathie constatée chez Robespierre : « Les grands, les riches, les heureux du siècle, seraient charmés qu’il n’y eût point de Dieu ; mais l’attente d’une autre vie console de celle-ci le peuple et le misérable. Quelle cruauté de lui ôter encore cet espoir [14] ». Toutefois, l’idée d’une religion civile n’est en rien un moyen de faire croire en une vie meilleure. Ce culte permet, pour Rousseau comme pour Robespierre, d’instaurer l’unité de la nation, et donc de définir un peuple. Citons notamment le brouillon de son chapitre sur la religion civile [15] :

« Sitôt que les hommes vivent en société il leur faut une religion qui les y maintienne. Jamais peuple n’a subsisté ni ne subsistera sans religion et si on ne lui en donnait point, de lui-même il s’en ferait une ou serait bientôt détruit. Dans tout État qui peut exiger de ses membres le sacrifice de leur vie celui qui ne croit point de vie à venir est nécessairement un lâche ou un fou; mais on ne sait que trop à quel point l’espoir de la vie à venir peut engager un fanatique à mépriser celle-ci. Ôtez ses visions à ce fanatique et donnez-lui ce même espoir pour prix de la vertu vous en ferez un vrai citoyen. »

Cette citation synthétise assez bien les points communs de Rousseau et de Robespierre sur la question de la religion civile. D’une part, la religion est naturelle. Si les hommes composent et forment des peuples, ceux-ci se construisent autour d’organisations religieuses sans lesquelles ils ne pourraient même pas survivre. D’autre part, on perçoit ici à nouveau l’idée que la religion civile puisse être le moyen du patriotisme. Comme le montre Ghislain Waterlot, « la guerre est une possibilité qui menace toujours les nations; ce qui veut dire que n’importe quel État doit pouvoir compter sur le consentement de ses membres au sacrifice de leur vie en cas de menace. Or Rousseau pense que sans la foi en une vie à venir, on ne peut guère compter sur le sacrifice des citoyens. La foi en l’immortalité de l’âme conditionne la possibilité du sacrifice. » [16]

Faire nation

On peut en fait assez bien comprendre l’idée d’une religion civile dans la perspective rousseauiste : et si la croyance en l’Être suprême, et son culte, était la croyance en l’État ? En sa capacité à nous protéger en tant que membres d’une même nation ? D’une certaine manière, n’est-ce pas là toute la subtilité contractualiste ? En effet, le contrat passé entre l’État et le peuple ne vaut que par la capacité de l’État à protéger les individus, des menaces externes (la guerre) comme internes (la faim ou la maladie). Or, le contrat suppose donc que l’individu sacrifie une partie de sa liberté afin de garantir celle de la collectivité, de la nation.

La religion civile peut être comprise comme l’aboutissement final du contrat social. La croyance en l’Être suprême, et son culte, est la légitimation donnée à l’État dans le cadre du contrat, en plus d’être la signification de la vertu des individus qui composent le peuple subordonné par le contrat. La croyance en l’Être suprême est ainsi la croyance du peuple dans le peuple. Dans ce cas, la démocratie prend une autre dimension. En plus d’être le pouvoir du peuple, par le peuple et pour le peuple, elle est aussi sa croyance en lui-même à travers la religion civile.

Estampe anonyme, Bibliothèque Nationale de France.

Par ailleurs, la dimension contractualiste ajoutée au culte de l’Être suprême laisse penser que celui-ci n’est en rien l’expression d’une visée autoritaire. On trouve des références à la vertu comme principe régulateur des sociétés chez des penseurs bien davantage libéraux que Rousseau, comme Montesquieu. Pour lui, elle « n’est autre chose que l’amour de la patrie et de ses lois [17] ». Le culte de l’Être suprême peut ainsi se comprendre comme un culte voué au texte fondateur de la République, la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen.

De nos jours, le culte de l’Être suprême est considéré comme partie prenante d’une forme d’autoritarisme d’État. C’est parce qu’il est associé plus fréquemment à la Terreur qu’à la théorie de Jean-Jacques Rousseau. Replacé dans son contexte, il n’a pourtant rien de radical. Il est une manifestation de l’amour pour les siens et pour la patrie. Il peut dès lors être compris comme une alternative patriotique aux religions.

Bien entendu, il est difficile de parler du culte de l’Être suprême en le séparant du contexte de la Terreur. Ainsi, tenter de s’éloigner le mieux et le plus possible du personnage de Robespierre et de son ambivalence lors de cette période décisive, permet de repenser le culte de l’Être suprême comme l’une des manifestations du républicanisme sous la Révolution française. C’est d’ailleurs la séparation d’avec ce cadre qui entraîne un irréparable anachronisme entre l’idée et son contexte.

L’idée d’un culte de l’Être suprême et de la République prête aujourd’hui davantage à sourire. Elle révèle en réalité avant tout la contradiction fondamentale de la République Française. Celle-ci nous invite à nous considérer collectivement comme citoyens d’un même peuple. Toutefois, on s’interroge encore sur sa capacité à nous constituer comme peuple. Une réflexion sur la foi républicaine en l’Être suprême et la fête qui l’a accompagnée semble être une clé pour comprendre un problème posé dès la proclamation de la République en France : la création d’un régime politique par le haut, sans l’imprégnation du pilier sur lequel devrait avant tout reposer la République, le peuple.

Notes :

[1] On peut d’ailleurs toujours lire la mention de l’Être suprême dans la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen, qui figure toujours en préambule de notre Constitution.

[2] Bernard, F. Les fêtes célèbres : de l’antiquité, du moyen âge et des temps modernes. 1883.

[3] Robespierre, M.. Rapport sur les idées religieuses et morales (7 mai 1793).

[4] Le Vent se lève « La Révolution Française n’est pas finie : entretien avec Thomas Branthôme »

[5] Sade, A. « Français, encore un effort si vous voulez être Républicains » dans La Philosophie dans le boudoir, GF Flammarion.

[6] Pour reprendre le fameux terme qu’emploie Emmanuel Todd pour désigner l’ensemble des usages du catholicisme restés dans une France en voie de sécularisation.

[7] Gauchet, M. Robespierre : L’homme qui nous divise le plus, Gallimard.

[8] Discours du 18 floréal an II, cité dans Desmons, É. « Réflexions sur la politique et la religion, de Rousseau à Robespierre », Revue Française d’Histoire des Idées Politiques, vol. 29, no. 1, 2009, pp. 77-93.

[9] « La loi chrétienne est au fond plus nuisible qu’utile à la forte constitution de l’État » dans Rousseau J-J. Du Contrat Social

[10] Desmons, É. « Réflexions sur la politique et la religion, de Rousseau à Robespierre », Revue Française d’Histoire des Idées Politiques, vol. 29, no. 1, 2009, pp. 77-93.

[11] Ibid.

[12] Gauchet, M. Robespierre : L’homme qui nous divise le plus, Gallimard.

[13] Bernard, F. Les fêtes célèbres : de l’antiquité, du moyen âge et des temps modernes. 1883.

[14] Rousseau, Lettre à Deleyre, 1758.

[15] Cité lors de la conférence de Ghislain Waterlot (Université de Genève) « La religion civile de Jean-Jacques Rousseau » donnée aux Charmettes, le 20 juin 2009.

[16] Ibid.

[17] Cité par Lucien Jaumes dans Robespierre chez « Machiavel ? Le culte de l’Être suprême et le «retour aux principes ».

Campagnes : comment stopper le déclin ?

Campagne - Mouhet (Indre)
Retrouver le chemin de nos villages © Damien Barré

À l’issue du confinement, le regain d’intérêt pour les territoires ruraux, et pour un mode de vie différent, semble se confirmer. Celui-ci, fragile, nécessitera l’action volontaire des nouveaux élus des communes rurales. Pour inverser une tendance lourde, la conjoncture ne suffira pas. Il faut accepter de rompre avec les modèles du passé, épuisés, pour créer les conditions d’un développement durable. En se concentrant sur leurs ressources propres et leurs avantages comparatifs, les territoires ruraux tiennent leur destin entre leurs mains.


La circulaire Castaner devait les faire disparaître des résultats aux élections municipales. Pourtant les communes de moins de 9 000 habitants résistent encore. Celles-ci regroupent 52 % du corps électoral, mais 96 % de communes qui ne figurent pas parmi les grosses agglomérationsi. Derrière la polémique, les chiffres sont cruels. Sous l’effet d’un développement économique libéral et l’abandon d’une politique d’aménagement du territoire, la concentration de la population dans les grands centres urbains semble inéxorable.

Si la raréfaction des services publics est un phénomène national, celui-ci est plus violent à la campagne. En effet, il s’y traduit par une disparition complète qui alimente le sentiment d’abandon et ses conséquences politiques. Cette politique fait l’impasse sur les enjeux à moyens et longs termes que représente cette partie de notre territoire et sur les ressources qu’il porte en particulier dans le contexte de la transition environnementale. Quels sont les leviers à disposition des nouveaux élus et des citoyens pour conjurer le sort et préparer l’avenir ?

L’aboutissement d’un long déclin

En préambule, il convient de rappeler que le phénomène de « dévitalisation rural » est ancien et continu. En effet, l’exode rural, c’est à dire la baisse de la population dans des communes moins denses, n’est pas une tendance récente. La France a résisté longtemps à un phénomène qui fut plus brutal au Royaume-Uni par exemple et l’essentiel des villages que nous connaissons actuellement a atteint son apogée démographique à la fin du XIXe siècle. La base des populations de l’Insee nous renseigne : sur un total de 34 612 communesi fin 2017, plus de la moitié avait vu sa population diminuer par rapport à 1900. Dans le même temps, la population nationale n’a cessé de croître. La population cumulée de ces communes ne représentait plus que 16 % de la population nationale contre 43 % au début du siècle dernier. Ce déclin démographique n’est pas parfaitement linéaire et s’est sérieusement accéléré après la seconde guerre mondiale. Ce mouvement fut porté notamment par la mécanisation agricole et les besoins induits par la reconstruction.

Pour témoigner de l’ampleur de ce phénomène, il faut souligner que ces villages ont perdu en moyenne 333 habitants sur un siècle et 20% des communes ont vu leur population baisser de moitié. Pourtant, ce qui fait la sensibilité de ce phénomène, c’est qu’il n’est pas exclusivement statistique. Jean-Pierre Le Goff ou Raymond Depardon l’ont montré chacun avec leurs outils, c’est aussi la fin d’un monde relativement clos. Traversé par les traditions, il y règne un fort esprit de communauté. Cette disparition suscite un fort sentiment de vulnérabilité et de perte. Alimentée par le développement de la consommation de masse et l’uniformisation des modes de vie, elle est accélérée par l’introduction des outils numériques qui favorisent le repli sur soi, y compris auprès des personnes âgées. Dès lors, une vision pessimiste de la disparition inéluctable d’un monde semble s’imposer, en particulier chez les anciens, ce qui rend aujourd’hui plus difficile l’invention d’un nouveau modèle propre.

Pourtant, il convient de replacer les difficultés rencontrées par les territoires ruraux dans une perspective plus large. Ce phénomène de déclin démographique et culturel du monde rural, engagé de longue date, arrive à son terme. En témoignent les 10% de communes comptant moins de 150 habitants, qui vivent sous la menace permanente de la disparition. Géographiquement ensuite, car il convient de penser la problématique de la désertification rurale à l’aune des déséquilibres des territoires. L’analyse qui consiste à opposer les villes « gagnantes de la mondialisation » aux campagnes «perdantes » jouit d’un certain succès. Pourtant il s’agit d’une impasse intellectuelle. Elle néglige ce fait élémentaire : une grande partie des citadins présentent des attaches rurales, plus ou moins anciennes. En réalité, tout le territoire subit les conséquences d’une politique libérale, qui consiste à laisser faire le marché. Cette logique participe à concentrer les richesses, les emplois et les hommes et laisse croître les inégalités, y compris entre les territoires.

Les grandes agglomérations ont concentré la croissance démographique de la décennie passée. Elles ont capté 87,6 % des 5,4 millions d’habitants supplémentaires en France entre 1999 et 2013, tandis que les campagnes se dépeuplent. Pourtant, cette politique impacte ces deux types de territoires quoique sous des formes différentes. Aussi, la lutte pour le maintien des services publics prend des formes radicales dans les zones rurales car la fermeture d’un service signifie sa disparition complète pour tout un « bassin de vie » ii. Pour autant, les villes ne sont pas épargnées par les fermetures de maternité par exemple et les urbains doivent affronter des services hospitaliers sous-dotés et congestionnés. De la même façon, l’allongement des durées de trajet domicile-travail ou l’accroissement du nombre de déplacements contraints s’expliquent d’un côté par l’éloignement des services et des emplois et l’autre par l’étalement urbain, mais avec les mêmes effets sur le quotidien des habitantsiii.

Déplacements contraints

Enfin, la pollution des villes était jadis opposée à l’air pur de la campagne. L’ampleur des atteintes à l’environnement nous oblige à réviser ce constat. Deux illustrations : lors de la canicule de 2018, la vague de pollution de l’air a touché indifféremment villes et campagnes et les populations des campagnes sont également plus exposées à l’usage de produits chimiques. L’accumulation de ces constats conduit donc à dépasser le clivage zones rurales/zones urbaines. Nos problématiques communes obligent à faire front pour trouver des remèdes structurels. Une seule politique de saupoudrage ou de péréquation se révélera insuffisante. Il devient dès lors nécessaire pour les territoires ruraux d’emprunter leur propre voie pour aborder ces nécessaires transformations.

Première impasse : le ruissellement territorial

Pour dépasser le clivage entre territoires urbains et territoires ruraux, la tentation de nombre d’élus est de s’arrimer aux dynamiques urbaines. C’est cette vision d’un « ruissellement » territorial qui préside aux destinées des politiques de l’aménagement. Elle s’est vue consacrée de manière caricaturale dans le cadre de la loi NOTRE, au travers du renforcement des métropoles. Cette vision a également un impact concret pour les départements ruraux. En cherchant à concentrer ressources et services dans la ville-centre, afin de créer des locomotives territoriales qui dynamisent le territoire environnant, le résultat immédiat et visible se limite à la dévitalisation des campagnes. Un exemple parmi d’autres, la création de maisons de services publics, censées remédier à leur éloignement, risque de se traduire à court terme par leur concentration dans des chefs lieux retenus au détriment des services existants encore dans les petites communes. En effet, l’ouverture de ces maisons va de pair avec la fermeture des plus petites unités comme l’illustre le tableau suivant. Sans compter que la gamme de services accessibles n’est pas totalement identique et que ces données globales ne disent rien de la répartition géographique des ouvertures et fermetures de sites :

Services

Evolution

Maison France Services

+ 300 en 2020, + 2 000 d’ici 2022

La Poste

– 404 bureaux en 2016, + 541 agences communales avec un service limité (pas d’opération bancaire)

– 5000 agences entre 2015 et 2017

Pôle Emploi

915 agences en 2017 → 905 agences

CAF

De 123 agences à 101 agences entre 2012 et 2019iv

CPAM

Données non disponibles, mais des fermetures sont effectivesiv v

Mutualité Sociale Agricole

Données non disponibles

 

Cette orientation a pourtant produit des effets. Mais ceux-ci sont limités aux communes périurbaines, qui rassemblent selon l’INSEE une majorité de la population vivant en milieu rural . Cette catégorie qui forme la notion de « France périphérique » dans l’imaginaire collectif est constituée de banlieues qui tirent parti des prix immobilier trop élevés en cœur de ville ou de la recherche d’espace par des familles. Attractives, elles voient s’installer des actifs qui travaillent en ville et sont soumis à de fortes contraintes de transports. À titre d’illustration, pour la seule région Auvergne-Rhône Alpes, ces nouvelles installations représentaient sur un an 4,5 % de la population totale de ces campagnesi. L’absence d’activité économique liée à une population croissante créent des contraintes fortes dans certaines communes, qui deviennent de plus en plus dépendantes des villes, qui s’expriment aussi politiquement pour répondre aux besoins de services et d’équipements. En raison d’allers-retours en ville, ce mode de vie favorise enfin la consommation dans les centres-commerciaux installés à cet effet en bordure des villes.

Seconde impasse : des territoires récréatifs

Cette stratégie est très dépendante de la géographie, et est pour l’essentiel d’avantage subie que choisie. Pour les territoires plus éloignés, une stratégie consciente consiste à développer le tourisme, qui s’appuierait sur les bénéfices de l’attractivité de la France. Malgré une activité dynamique dans toutes les régionsvi, Paris et l’Île de France continuent de concentrer la croissance du nombre de touristesvii autour du triptyque Disneyland, musée du Louvre, Tour Eiffel. Or, le rayonnement de Paris peine à bénéficier à l’ensemble du territoire. Au contraire, il contribue à alimenter ces déséquilibres. Pourtant, cette stratégie a été très profitable jusqu’à présent à un département comme la Vienne. Sous l’impulsion de René Monoury et du Conseil général de la Vienne est engagée la construction du Futuroscope en 1984. Un parc d’attraction au milieu des champs qui sera inauguré en 1987. Le caractère novateur de cette démarche, accompagné d’une véritable stratégie, a permis de développer tout un écosystème d’attractions et d’hébergements. Jusqu’à l’obtention d’une liaison TGV avec Paris et récemment l’ouverture d’un Center Parcs au Nord du département. Toutefois cette histoire ne fut pas linéaire et le parc d’attraction a frôlé la faillite. Le Conseil général avait cédé sa gestion à un partenaire privé, et dut le reprendre. Au-delà, cette stratégie risque de finir par s’essouffler. Tout d’abord, le parc a atteint sa vitesse de croisière. Sa fréquentation annuelle peine à dépasser les 2 millions de visiteurs depuis 2009. Qui plus est, la concurrence entre les territoires s’est accrue sur ce secteur, comme en témoigne les régulières campagnes de publicité.

En outre, le tourisme reste un secteur peu générateur d’emplois, en particulier d’emplois qualifiés. Ainsi, si le département est moins touché que la moyenne par le chômage, il est significatif que Châtellerault soit la ville la plus frappée par le manque d’emplois. Il s’agit pourtant de la ville la plus proche du Futuroscope et de sa zone d’activité, signe des limites de ce type de développement. Enfin, cette stratégie encourage les décideurs à séduire les touristes. Ces politiques finissent par négliger les populations résidant sur place. Le littoral et la montagne sont particulièrement frappés par ces phénomènes d’afflux ponctuels et démesurés de visiteurs. Avec un impact psychologique fort, lié à la transformation d’un pays vivant en une vitrine pour touristes, dont Houellebecq a pu montrer les effets.

 

Carte touristique de la ViennePlan de développement touristique 2018-2021 – Département de la Vienne

 

Enfin, de nouvelles logiques à l’œuvre ne permettent pas davantage d’assurer sérieusement les conditions d’un développement durable pour les campagnes. Les projets de contractualisation sont pourtant séduisants à première vue. La démarche louable de développement durable incite certaines villes à contractualiser avec les territoires ruraux. Qualité de l’environnement, approvisionnement agricole… cette logique présente l’avantage de rappeler les interdépendances entre centres urbains et campagne et de les organiser. Si cette démarche n’en est qu’à ses prémisses, elle présente déjà plusieurs risques. Tout d’abord, la dimension des villes et les règles d’attribution des marchés publics risquent de conduire à favoriser des grandes exploitations, seules capables de répondre aux besoins d’une agglomération ou à un cahier des charges restrictif et d’encourager ainsi le phénomène de disparition de la paysannerie. Par ailleurs, le rapport de force est tellement déséquilibré qu’il sera aisé pour une métropole de mettre en concurrence les collectivités rurales ou bien de leur imposer ses règles et ses vues de façon unilatérale.

Au travers de ces trois pistes – péri-urbanisation, stratégie touristique ou démarche de contractualisation –, une même logique de vassalisation des campagnes s’impose.

Au travers de ces trois pistes – péri-urbanisation, stratégie touristique ou démarche de contractualisation – une même logique de vassalisation des campagnes s’impose. Cette vision, bien que produisant des résultats à court terme et en accord avec la politique nationale, finit par rendre complètement dépendants les territoires ruraux, contribuant si ce n’est à leur effacement du moins à leur fragilisation. Enfin, ce mouvement arrive à son terme en raison des impératifs environnementaux : nombreux ou longs déplacements, artificialisation des sols… Mais il est également sources de tensions sociales en diffusant un mode de vie urbain au détriment de la spécificité des campagnes entraînant notamment l’anonymisation des relations et le repli sur le cadre privé de la maison et du jardin.

Troisième impasse : tout miser sur un gros investisseur

Pour déjouer ces impasses, les élus ont engagé depuis les années 2000 une nouvelle démarche. S’inscrivant dans une logique de compétitivité des territoires qui a envahi le discours public ces dernières décennies, l’idée consiste à élever les territoires ruraux aux standards modernes à grands coups de projets futuristes ou de grande envergure. Cette posture, si elle permet de se dégager de la tutelle des grandes villes, contribue à soumettre les campagnes au bon vouloir d’investisseurs ou de chefs d’entreprises. Or leurs ambitions ne sont pas toujours alignées avec celles de la collectivité. En outre, les élus confrontés à une forme de détresse économique sont facilement sensibles aux perspectives radieuses des investisseurs.Les résultats de ces démarches audacieuses n’ont pas toujours été à la hauteur des moyens engagés. Tout d’abord, l’attente de l’implantation d’une entreprise providentielle, venue de l’extérieur reste une perspective précaire. Elles sont attirées par un foncier bon marché et par l’opportunité d’un soutien public. Ces projets alléchants génèrent de rapides évolutions de la population. Censés servir de locomotives territoriales, ils finissent par concentrer en un centre unique un nombre important d’emplois. C’est pour ce motif que le maire de Chartres a refusé l’implantation d’un centre logistique sur sa ville, censé créer 2000 emplois, une décision ensuite suivie par d’autres élus locaux face à des projets similaires d’Amazon. En effet, la ville aurait dû attirer des travailleurs pour satisfaire à ce besoin, s’engager sur la construction de logements et d’infrastructures, sans garantie sur la durabilité de l’entreprise. Au-delà, les emplois crées sont souvent précaires. L’aspiration soudaine de salariés peut en outre nuire au tissu économique existant en le privant de main d’œuvre. Le temps où les projets démesurés d’investisseurs étrangers devaient sauver les villes moyennes et les campagnes semble donc révolu.

Le temps où les projets démesurés d’investisseurs étrangers devaient sauver les villes moyennes et les campagnes semble révolu.

Un autre exemple, à échelle plus modeste, est donné par la multiplication des projets éoliens. Les entreprises engagées dans cette industrie ne manquent pas de faire valoir l’intérêt financier de cette activité. Au-delà du débat passionné sur le bien fondé de ce mode de production d’énergie, la décision de poursuivre ce type de projet reste encore trop peu transparente. Elle représente trop souvent une opportunité financière plutôt que l’amorce d’un réel projet de développement territorial. Avec à la clef des retombées directes limitées pour les communes qui ne bénéficient pas de l’essentiel des recettes induites. Comme 75 % des communautés de communes sont à fiscalité unique, les bénéfices sont en fait partagés avec les communes voisines.

Une autre voie consiste à équiper le territoire d’infrastructures capables de rivaliser avec les centres urbains. Pour cela, le déploiement de la fibre a fait l’objet d’un engagement de la part du gouvernement Hollande pour encourager ces réseaux à hauteur de 3,3 Md€ dans les territoires moins densesiii. En parallèle, les conseils départementaux ont accompagné ce mouvement avec la constitution de Réseaux d’Initiative publique (RIP), financés pour plus de 10 Md€, en particulier pour les territoires non-couverts par les opérateurs privés. Ces investissements massifs reposent sur la promesse de redistribution des richesses offertes par les réseaux, mais qui se révèlent historiquement décevantes car ces derniers tendent à favoriser les nœuds de réseaux. Ces investissements reposent sur une hypothèse de ré-allocation géographique du travail, qui justifie également la création de tiers lieux à la campagne. En revanche, le souhait des collectivités de rester dans la course peut conduire à des décisions plus risquées ou inadaptées. En témoignent les différents projets d’Hyperloop menés en parallèle sur le territoire. Ainsi, la région Nouvelle Aquitaine a décidé d’accompagner le développement d’un tel projet aux abords de Limoges à hauteur de 2 M€. Non seulement ce type de projets promus comme innovants est peu pertinent mais ce type d’investissement peut vite devenir la proie de comportements opportunistes par les porteurs de projets sur un territoire rural. En outre, la légitimité d’une collectivité à s’engager dans un domaine où il existe déjà des expérimentations portées par des privés n’est pas probante. En réalité, ce ce type d’infrastructures et de projets à risque devrait être développé par l’État, ne serait ce que dans un soucis de rationalisation des investissements. L’implication des collectivités locales dans le capital-développement ne doit pas pour autant être exclu, mais la logique voudrait qu’elle soit limitée à des projets plus modestes, en nombre suffisant, qui permettent de diluer le risque.

Il arrive même que les investissements providentiels provenant de l’extérieur se révèlent être une véritable malédiction. Châteauroux, et le reste de son département, l’Indre, font office de cas d’école. Historiquement très agricole et doté d’une industrie très modeste, le département est bousculé par l’installation d’une base de l’OTAN en 1951. L’afflux de soldats américains et de leurs familles, on en comptera jusqu’à 7000 en 1958, constitue un choc sur le plan moral comme économique. Châteauroux devient soudain la ville la plus américaine de France. En parallèle, ils faisaient du modeste aéroport existant l’un des plus grands d’Europe. Toutefois, une économie de rente entoure très vite cette installation. Ainsi on voit se multiplier des bars, des lieux de sorties pour les G.I. ou encore des garagistes pour voitures américaines. Si bien que le départ des américains, en 1966, se révèle tout aussi brutal, mettant en cause près de 2400 emplois directs. C’est également tout une part de l’activité périphérique à la base militaire qui décline, sans que le département ne s’en remette complètement. Signe d’un basculement du monde, un projet de développement chinois est présenté en 2007 autour de ce même aéroport. Il doit comporter une plateforme logistique d’ampleur et réunir des activités d’import-export. Des garanties sont prises par la collectivité sur l’embauche de salariés locaux et des milliers d’emplois doivent naître. Hélas, le temps d’investissement des partenaires chinois ne correspond pas aux impératifs d’un département rural en déclin. Depuis le projet a dû être fortement révisé, faute d’investissements effectifs. Cet exemple constitue néanmoins une illustration significative. Un afflux soudain et exogène d’activité peut présenter des effets pervers pour un territoire Et même constituer une véritable menace pour la collectivité en matière d’investissement ou de souveraineté.

Après le Covid-19, la revanche des campagnes ?

Dans ce sombre contexte, le temps des campagnes est pourtant venu. Non pas les campagnes dépendantes des villes, ni celles qui tentent de leur ressembler, mais celles qui se sont retrouvées. Certes, la logique de concentration urbaine est une tendance ancienne et lourde comme illustré précédemment. Mais il ne faut pas sous-estimer la vitesse à laquelle ces tendances peuvent s’inverser. Quelques hypothèses fortes plaident en faveur de cette argumentation.Tout d’abord, les possibilités offertes par le télétravail, qui concerne désormais 25 % des salariés. Ce phénomène provient d’un véritable désir des salariés et soulève de moins en moins de réticence de la part des employeurs, hormis en cas d’incompatibilité avec la fonction. Ce phénomène présente encore peu d’impact sur la répartition des populations actives. Le télétravail occasionnel, qui considère le bureau comme la norme et le domicile comme l’exception, reste à ce jour la règle, mais ce modèle peut rapidement s’inverser. En effet, les coûts immobiliers des entreprises ont été victimes d’une forte inflation ces dernières années. Au gré de la crise, ce poste apparaît comme une source d’économies forte, alternative à une baisse des salaires. Après avoir éloigné de Paris les principaux sièges sociaux, il reste peu de marges de manœuvre. Si cette pratique permettrait à nombre de franciliens de satisfaire leur envie de retour en province, celle-ci présente également un coût social. En effet, le télétravail peut rapidement devenir source d’isolement et d’effacement des séparations entre vie personnelle et professionnelle. L’engagement de ces néo-ruraux dans leur nouveau cadre de vie, alors qu’ils sont soumis aux ordres venus des grands centres, risque d’être limité. En outre, cette logique de réduction des coûts s’accommoderait allègrement de l’uberisation menaçante d’une partie du salariat. Le « salarié-auto-entrepreneur » travaillerait, en toute logique, depuis son domicile à partir de ses propres moyens et serait rémunéré à la tâche.

Le télétravail se révèle également conditionné à la qualité et à la régularité des moyens de transports avec les villes. L’accessibilité au bureau devient un facteur déterminant d’installation. Or beaucoup de territoires ruraux ont subi la politique de rationalisation des transports. Ainsi, à court terme, ce phénomène devrait bénéficier davantage aux banlieues périphériques qu’au rural éloigné. Ce dernier reste victime de carences en infrastructures de transport et en déficit de service public. La politique comptable de fermeture obéissant uniquement à des objectifs de court-terme. Au-delà des aspects liés à l’organisation du travail, ce renversement de tendance peut aussi rapidement intervenir sous l’effet des crises frappant la vie urbaine.

La crise liée au coronavirus en a apporté une illustration saisissante. Elle a fait naître la possibilité d’un regain d’intérêt des populations pour la campagne et a montré que le travail à distance était possible. Pour autant, il faut bien relever que, comme pour les villes, les campagnes sont très vulnérables vis-à-vis du virus. En effet, une contamination peut fortement impacter ces territoires du fait d’une population structurellement âgée y vit. Le recul des services publics s’y est par ailleurs révélé criant, avec des départements ruraux classés longtemps en orange en raison de la seule faiblesse des structures hospitalières. En outre, les conséquences du confinement affectent d’abord les petites entreprises, soit l’essentiel du tissu économique rural. Ce moment est également bon pour rappeler que les campagnes ne pourront tirer parti que de leurs différences avec les villes. La faible densité de population des campagnes, qui devait signifier leur disparition, présente un avantage certain lorsqu’il est question de contamination. Les mécanismes de solidarité fondée sur le voisinage se sont révélés indispensables.

Créer les conditions d’un développement vraiment durable

Dès lors, il est temps pour les campagnes de faire de leur faiblesse leur force. Cela implique d’abord qu’elles arrêtent de vouloir ressembler aux villes. Au contraire, il leur faut assumer leurs propres spécificités. De la même façon, le désintérêt des pouvoirs publics offre, notamment en période de crise, un formidable et nécessaire espace de liberté et d’expérimentation sociale. Sur ce modèle, les personnes qui quittent Paris ne souhaiteront pas s’installer dans une petite métropole dépourvue des principaux services. Ils sont en recherche d’un ailleurs. D’autant que la petite taille de nos villages constitue une échelle idéale pour recréer du lien. La population, structurellement âgée, offre l’occasion fragile de rattacher un territoire à son histoire. Ainsi, la tâche des futurs élus consiste en premier lieu à maintenir et encourager les conditions d’un lien social. Lien social et physique, à l’heure où les réseaux sociaux s’imposent entre voisins. Ce travail est nécessaire pour maintenir une condition humaine dans notre société, mais également prévoir les possibilités de résilience face aux défis qui nous attendent. En effet, le dérèglement climatique en particulier imposera de manière certaine des actions collectives et probablement de solidarité pour lesquelles nos société tournées vers l’urbain sont sans doute peu armées.

Une politique d’attractivité des touristes ou des entreprises tournée vers l’extérieur s’avère coûteuse et incertaine. Les responsables gagneraient à privilégier un recensement des compétences et des initiatives pour faire se rencontrer les personnes ayant des intérêts communs, créant ainsi les conditions d’un développement durable en soutenant la croissance d’entreprises ou d’activités déjà implantées, ou la création d’entreprise à échelle locale. En un mot faire du bistrot du village un lieu d’accueil, de « sérendipité ». À partir de cela, les élus ont le pouvoir de définir les projets qui peuvent être menés en autonomie, sans recours extérieur : entretien des lieux publics et des chemins, replantation de haies aux abords des chemins communaux, construction légères… À titre d’exemple, les personnes ayant quitté la commune pour poursuivre leurs études ou pour le travail sont encore peu souvent mobilisées. Or, elles peuvent apporter des ressources financières et des compétences, y compris à distance. Par ailleurs, il est plus que nécessaire qu’ils aient recours à l’intelligence collective pour créer une communauté de décision. En effet, toutes les possibilités offertes par la campagne reposent sur la connaissance interpersonnelle. Cette particularité permet d’envisager une gestion des dossiers qui prend en compte les individus. Elle offre également la possibilité de pouvoir les impliquer dans les processus de décision locaux. Ce positionnement peut également passer par des modes d’action simples et ponctuels, tel que le regroupement d’achats pour certaines fournitures. Enfin, face à l’abandon de l’État, les élus gardent la possibilité d’assurer eux-mêmes des services. Au travers de modèle économiques innovants, certaines mairies ont pu garantir la continuité de leur école sous statut privé. Un tel mouvement de la part des municipalités serait peut-être en mesure de marquer l’administration, jalouse de ses prérogatives, au moins davantage que les mouvements de protestation localisés qui émergent à chaque rentrée.

Ce mouvement d’autonomisation doit également inciter les populations à se réapproprier leur territoire. En participant à la mise en valeur du patrimoine culturel et environnemental par exemple sous forme associative. L’enjeu de reconstruction écologique s’est transformé sous certains aspects entre l’affrontement d’une « génération fossile » contre une « génération verte ». Or vu depuis un village, cette vision est une pure aporie. En effet, ces enjeux peuvent enfin permettre de réunir les aspirations des jeunes et l’expérience des plus anciens, et le souvenir d’une société pré-industrielle. Par exemple en rappelant les modes de cultures les mieux adaptés au sol. De la même façon, le mouvement des coquelicots, qui a rencontré un certain écho dans les campagnes, a l’opportunité de passer d’un mouvement de protestation sympathique à un mouvement de transformation pratique : marche de ramassage des déchets dans la nature, expériences concrètes de culture durable autour d’un potager partagé, accompagnement des agriculteurs dans la transition… De cette façon, l’écologie par la preuve aura sans doute plus de prise que la signature d’arrêts anti-pesticides qui se révèlent en outre peu solides juridiquement. L’attention aux autres et l’engagement pour le commun relève certes de la responsabilité de chacun. En revanche, cette démarche peut devenir le point de départ d’une dynamique collective.

Cette approche a également une dimension politique forte. Elle contrecarre un discours décliniste et individualiste, fond de commerce du RN depuis quelques années. Fondé le mythe d’une communauté fantasmée, le fait est qu’il a rencontré un large écho dans les campagnes. Pour le combattre, il devient nécessaire de créer une communauté réelle, autour de la res publica. La mise en valeur du territoire permet de redonner une âme à des bourgs qui finissent par tous se ressembler. Ainsi qu’une identité et une fierté pour leurs habitants, vrai fondement d’un retour gagnant des campagnes.

Et si les campagnes n’avaient pas un train de retard, mais un temps d’avance face aux évolutions de long terme ? La présence de zones blanches tant décriées est susceptible de constituer un refuge. Il est éloquent également que les scientifiques nous indiquent que le Limousin et la Corse formeraient les régions les moins impactées par le réchauffement climatique en matière agricole, en raison d’une agriculture demeurée peu intensive. Enfin, l’autonomisation des territoires et la réappropriation des communs, forment une base de résistance face à un système qui a atteint ses limites. Ces sombres perspectives ne doivent pas dissimuler l’enthousiasmante tâche qui attend les jeunes générations. La reconquête des campagnes s’assimile à une nouvelle conquête de l’Ouest, soit les contours d’un mouvement de réappropriation de notre territoire national.

1 Hors Corse en raison d’un manque de données

3 Malheureusement, la DARES n’a pas actualisé son étude de 2015 pour pouvoir effectuer une comparaison dans le temps. https://dares.travail-emploi.gouv.fr/IMG/pdf/2015-081.pdf

4 Par exemple : http://www.ville-saintouenlaumone.fr/fermeture-de-la-cpam

5 Ici également https://www.francebleu.fr/infos/economie-social/epinay-sur-seine-la-fermeture-de-l-accueil-sans-rendez-vous-a-la-caisse-d-assurance-maladie-passe-1553023207

6 Le nombre de nuitées augmente dans toutes les régions en 2018, avec une croissance moyenne de 6,6 %.

7 Bien qu’en diminution, en 2018 les touristes supplémentaires que la France a accueilli en 2018 se sont rendus à 59 % en Île-de-France.

Généraliser l’intermittence du spectacle, un projet d’avenir

Les intermittents du spectacle lors de la fête de la musique 2014 à Brest (Finistère).
Manifestation d’intermittents du spectacle en 2014 © Thesupermat

Le monde du spectacle vivant s’est remarquablement adapté au confinement. Concerts à la maison diffusés en live sur les réseaux sociaux, orchestres montés en duplex, ou encore cette magnifique vidéo des danseurs de l’Opéra de Paris qui s’étaient déjà illustrés dans les mouvements sociaux d’avant l’épidémie. L’impressionnante créativité déployée a permis de lumineux moments dans une sombre atmosphère. Toutefois, alors que la récession s’avance, les inquiétudes et interrogations des artistes et techniciens se font nombreuses. Il convient alors de s’interroger sur les conditions matérielles et sociales qui permettent à la créativité de se déployer. L’intermittence du spectacle est une de ces conditions, et son modèle de fonctionnement porte en lui les germes d’un modèle de protection sociale apte à faire face aux défis du 21ème siècle.


Le secteur de la culture en général, et le spectacle vivant en particulier, sont parmi les plus touchés par les conséquences économiques de l’épidémie de Covid-19. Difficile en effet d’imaginer rassembler plusieurs dizaines, centaines, ou milliers de personnes dans un lieu clos, parfois à quelques centimètres les unes des autres et dans des situations propices à créer du contact. Il en résulte un arrêt brutal d’activité pour de nombreux intermittents du spectacle, plongés du jour au lendemain dans une grande incertitude.

Le régime d’assurance-chômage des intermittents du spectacle

Contrairement à ce que peut laisser penser un abus de langage courant, être « intermittent du spectacle » n’est pas une profession. Le terme désigne, en réalité, une forme de relation d’emploi discontinue propre aux artistes et techniciens du spectacle vivant. Une forme originale de sécurité sociale est attachée à cette relation d’emploi. Son principe est assez ancien. En 1936, le gouvernement du Front Populaire crée le régime d’assurance chômage des salariés intermittents du spectacle, salariés à employeurs multiples, à destination des techniciens de l’industrie du cinéma. Ce régime est étendu à l’ensemble du secteur du spectacle vivant en 1965 par l’ajout de deux annexes au régime d’assurance chômage de l’Unédic créé en 1958, appelées annexes 8 et 10. Ces annexes définissent les conditions d’accès et la liste des professions techniques (annexe 8) et artistiques (annexe 10) éligibles au régime d’assurance chômage de l’intermittence du spectacle.

Le principe est le suivant : dans une société où l’embauche en emploi permanent est la règle, le droit français reconnaît la nécessité d’une exception pour le secteur du spectacle vivant. L’emploi dans ce secteur est considéré comme devant s’effectuer auprès d’employeurs multiples et sur de courtes périodes en raison de la nature de l’activité [1]. En contrepartie de cette flexibilité à l’embauche, il est créé une assurance chômage ad hoc pour garantir des revenus stables à des travailleurs alternant par définition des périodes travaillées et des périodes chômées.

Là où le régime général donne accès à une indemnisation du chômage à partir de 910 heures travaillées en 24 mois, l’accès au régime d’intermittent du spectacle est plus strict. Il faut en effet avoir travaillé au minimum 507 heures sur les 12 derniers mois pour avoir accès à une indemnité, soit 52 heures de plus par an par rapport au régime général. En revanche, le salarié intermittent peut cumuler sans limite de durée les revenus de son travail et son indemnité chômage pour peu qu’il « renouvelle son statut », c’est-à-dire qu’il travaille à nouveau 507 heures dans les 12 mois suivant l’ouverture de ses droits. En gros, alors que la personne affiliée au régime général est soit en emploi, soit au chômage, l’intermittent du spectacle est à la fois en emploi et au chômage.

En France, le statut d’intermittent du spectacle permet aux travailleurs du secteur de bénéficier d’une sécurité sociale plus efficace que dans d’autres pays.

Ce régime d’assurance chômage crée deux particularités fortes. Tout d’abord, les artistes et techniciens travaillant en France sont systématiquement salariés : ils sont engagés sur la base d’un contrat de travail où un employeur verse une rémunération comprenant des cotisations sociales pour la santé, la retraite, le chômage, etc. Il s’agit d’une situation exceptionnelle sur le plan international. Si des formes a minima de l’intermittence du spectacle existent en Belgique ou en Suisse, les artistes et techniciens du spectacle à l’étranger sont généralement des prestataires offrant leurs services à des clients dans une logique entrepreneuriale. La protection sociale est alors beaucoup plus réduite.

La seconde particularité découle de la première, au sens où le statut d’intermittent du spectacle permet aux travailleurs du secteur de bénéficier en France d’une sécurité sociale plus efficace que dans d’autres pays. Aux Pays-Bas, par exemple, le prix élevé d’une couverture maladie privée implique que la vigilance dans l’exercice de son métier est souvent – en particulier pour les travailleurs les plus jeunes – la seule protection contre les conséquences économiques d’une blessure incapacitante. Or, la manutention et le travail en hauteur sont systématiques dans les métiers techniques. Des formes d’assurance plus accessibles se développent dans les broodfund, des mutuelles locales permettant de couvrir quelques dizaines de personnes contre les aléas sanitaires. En Italie, des coopératives de portage salarial permettent de salarier les artistes et techniciens et de cumuler leurs heures de travail sur un seul et même contrat. Dans ces deux pays, la protection contre le risque de chômage est quasi-inexistante.

Les raisons économiques d’un recours systématique à l’emploi discontinu : une question de productivisme

L’emploi intermittent est donc une caractéristique systématique, au niveau international, du secteur du spectacle vivant, quelles que soient les diverses modalités contractuelles dans lesquelles il s’exerce ou le régime de sécurité sociale en place pour assurer les travailleurs. Cela dit, pourquoi ? Comment se crée la nécessité, étonnamment acceptée, d’un recours systématique à l’emploi temporaire dans le secteur ?

La réponse à cette question est bien évidemment multi-factorielle et répond à des logiques qui dépassent le champ économique. Toutefois, il existe une dynamique économique propre au secteur du spectacle vivant qui contribue sans aucun doute à nourrir ce recours à l’emploi temporaire. Celle-ci a été décrite dans Performing Arts : The Economic Dilemma, écrit en 1966 par les économistes William Baumol et William Bowen. Ce livre résulte d’une commande de la Fondation Ford qui souhaitait alors comprendre pourquoi les orchestres et théâtres qu’elle finançait se retrouvaient systématiquement en déficit. En étudiant plusieurs orchestres et théâtres importants aux États-Unis ainsi que plusieurs théâtres de Broadway, les économistes sont parvenus à la conclusion suivante : le secteur du spectacle vivant souffre d’une augmentation permanente et incontrôlée de ses coûts de personnel. Ces coûts représentent l’essentiel de ses dépenses, en raison des hausses importantes et constantes de productivité dans le gros de l’économie états-unienne.

Le mécanisme est le suivant : les progrès technologiques permettent à l’industrie, formant alors le gros du PIB états-unien, de faire exploser sa productivité. L’industrie produit plus et vend plus, elle augmente ses bénéfices et potentiellement ses marges. Elle redistribue une part de ces nouveaux bénéfices aux salariés qui voient donc leurs revenus augmenter indépendamment de l’inflation. En conséquence, le coût de la vie augmente au niveau national. Le secteur du spectacle vivant, en revanche, ne bénéficie pas de gains de productivité induits par les progrès technologiques : les moyens humains nécessaires à la mise en place d’une représentation restent à peu près les mêmes. Le secteur est en revanche contraint d’augmenter les rémunérations de ses employés. En effet, l’élévation du coût moyen de la vie implique une hausse de celles-ci afin qu’elles puissent garantir la subsistance des artistes et techniciens. Les dépenses des théâtres et orchestres augmentent alors sans qu’elles puissent être compensées par des hausses de revenu. Il se crée alors un déficit budgétaire systématique dans ces structures que les économistes nomment la « maladie des coûts ».

Baumol et Bowen ne mettent jamais en question l’usage des gains de productivité vers une augmentation de la production et des bénéfices.

Conclusion : pour assurer leur viabilité économique, ces structures doivent être soutenues financièrement par des acteurs prêts à renoncer à un bénéfice économique au profit d’un bénéfice symbolique et culturel. Les acteurs publics peuvent subventionner les arts de la scène ou des fondations privées peuvent faire du mécénat. Si ces conclusions n’ont pas été contredites jusqu’à aujourd’hui, plusieurs de leurs implications peuvent être discutées. Notamment l’une de leurs prémisses, à savoir que les auteurs ne mettent jamais en question l’usage des gains de productivité vers une augmentation de la production et des bénéfices plutôt que vers une diminution du temps de travail à salaire constant. Or, en dernière analyse, c’est cet usage – que l’on peut qualifier de productiviste – qui provoque les augmentations incontrôlées des coûts de personnel dans le secteur du spectacle vivant. Baumol et Bowen interprètent la corrélation qu’ils observent comme une « maladie » du secteur du spectacle vivant, celui-ci étant perçu comme « archaïque » car peu réceptif aux améliorations de productivité permises par les progrès technologiques. Cette interprétation implique une conception naturelle de l’usage productiviste des gains de productivité technologiques, c’est-à-dire que cette forme d’usage est perçue comme allant de soi. Mais la « maladie » devient plus difficilement localisable si l’on conçoit cet usage comme un choix stratégique et social situé dans l’histoire et la géographie.

En effet, plus de 40 ans après la sortie de Performing Arts : The Economic Dilemma, la tendance à augmenter les volumes de nos productions diverses et variées sans questionner leur impact écologique nous a plongés dans une crise environnementale existentielle. Ce choix de société, perçu comme naturel dans les années 60, est donc de plus en plus questionnable aujourd’hui. Par ailleurs, si l’on interprète cette corrélation sur un plan anthropologique, elle permet de constater empiriquement que le productivisme a pour conséquence d’assécher économiquement notre capacité à produire des rituels dans lesquels se construisent une part non négligeable de nos identités culturelles et de nos liens sociaux.

L’intermittence du spectacle, une politique de redistribution qui répond aux effets de la loi de Baumol-Bowen

Cette ouverture nous ramène à l’intermittence du spectacle. Quoi de plus « rationnel » économiquement face à des coûts qui augmentent de façon incontrôlable que de chercher à les réduire ? Or, c’est exactement ce que permet une organisation intermittente de l’emploi. Le personnel n’est embauché que lorsque le besoin s’en fait le plus sentir et les employeurs n’ont pas à assumer les rémunérations en cas de baisse conjoncturelle de l’activité, comme lors d’une épidémie interdisant les rassemblements culturels. Le risque de perte de revenus est donc placé sur les salariés et les systèmes de protection sociale jouent à plein pour assurer la continuité de l’activité post-crise. Alors qu’aux Pays-Bas, les artistes et techniciens en freelance ou embauchés sur des contrats 0 heure se retrouvent du jour au lendemain sans revenus, les intermittents français disposent de quelques mois de répit et leurs inquiétudes se portent sur des échéances à plus long terme. Une situation qui reste peu enviable, mais assurément moins cauchemardesque.

Résumons : il y a donc une pression systémique sur la viabilité économique du spectacle vivant, créée par les stratégies productivistes d’une majorité d’acteurs économiques. Baumol et Bowen affirment que ce problème ne se résout que par des apports financiers publics ou privés à perte, c’est-à-dire rémunérés en capital symbolique et culturel mais certainement pas économique. Mais l’on peut aller plus loin et percevoir l’individualisation du marché du travail dans le secteur du spectacle vivant comme résultant au moins partiellement et indirectement de choix de sociétés productivistes. Cette individualisation n’est pas forcément un problème dans la mesure où des garanties de sécurité sociale peuvent être apportées aux travailleurs par des systèmes de protection adaptés. La question est alors : comment financer ces systèmes de protection ?

Comme tout salarié, les intermittents payent des cotisations sociales pour leur assurance chômage, d’ailleurs plus élevées que pour les personnes affiliées au régime général. Mais cela n’empêche pas le régime d’être en déficit systémique. Si les débats sur la taille de ce déficit font rage, le fait qu’il existe souffre peu de contestation. Et si l’on repense à la loi de Baumol et aux coûts croissants de personnel du secteur, comment pourrait-il en être autrement ? Les employeurs ont recours à l’embauche par projet pour diminuer leurs dépenses, lesquelles ne font de toutes façons qu’augmenter mécaniquement alors que la productivité augmente. Le déficit est donc, en soi, inévitable.

Il est compensé par la solidarité interprofessionnelle. Les caisses de chômage des secteurs bénéficiant d’un bon taux d’emploi sont excédentaires et ces excédents viennent compenser le déficit de la caisse du régime intermittent. Or, ces caisses sont précisément celles des secteurs dont les pratiques productivistes provoquent le besoin d’un recours à l’emploi temporaire systématique dans le spectacle vivant, et donc la nécessité de l’existence même du régime d’intermittence du spectacle. La solidarité interprofessionnelle constitue donc une réponse alternative aux effets de la loi de Baumol-Bowen. Ce ne sont pas les pouvoirs publics ou les acteurs privés qui viennent subventionner le secteur. Ce sont les secteurs économiques dont les pratiques de production rendent impossible la viabilité économique du spectacle vivant qui lui transfèrent une part de leur valeur ajoutée, compensant ainsi indirectement les effets délétères de leurs choix stratégiques. En d’autres termes, c’est une politique de redistribution.

Il faut dès aujourd’hui promouvoir activement la généralisation du régime de l’intermittence du spectacle à tous les emplois précaires.

A l’heure où les rapports entre employeurs et employés sont de plus en plus individualisés et où fleurissent des statuts précaires comme « auto-entrepreneur » ou « CDI intermittent », le régime d’intermittence du spectacle – bien qu’il soit évidemment améliorable en bien des aspects – constitue un exemple réussi de flexibilisation d’un marché du travail avec une perte de sécurité de l’emploi limitée. Mais il a cette caractéristique qui le rend peu avenant aux yeux des prophètes de la start-up nation : il se finance sur de la valeur ajoutée qui, par conséquent, n’est pas distribuée au capital. S’il est évidemment difficile de savoir vers quoi la récession présente va nous amener, il y a fort à parier que l’atomisation et l’ubérisation du marché du travail vont continuer leur dynamique. Il y a donc de fortes chances pour que l’intermittence soit perçue dans quelques décennies comme le sont aujourd’hui les régimes spéciaux de retraite des cheminots, gaziers, électriciens et autres. Alors qu’ils ont été conçus pour être l’avant-garde de la protection sociale, ils sont hélas majoritairement considérés aujourd’hui comme des archaïsmes iniques dont la suppression serait une mesure de justice sociale.

Il faut donc, dès aujourd’hui, promouvoir activement la généralisation du régime de l’intermittence du spectacle à tous les emplois précaires tombant sous le régime de l’auto-entrepreneuriat, de la pige, du CDI intermittent ou autre… Certes, l’intendance ne peut que blêmir à l’idée d’élargir la couverture d’un régime structurellement déficitaire. Cette idée ne manquera donc pas de subir des procès en inconséquence. Mais ne nous laissons pas berner par les illusions de l’obsession budgétaire caricaturale qui caractérise l’idéologie dominante de notre époque. Le Covid-19 est une cruelle démonstration de ce à quoi mène une politique qui réduit les dépenses publiques pour réduire les recettes publiques. Par ailleurs, il est essentiel de rappeler contre cette même idéologie que la différence entre salaire brut et net n’est pas une « charge » qui ne sert qu’à nourrir une bureaucratie inerte mais bien un salaire différé qui assure les travailleurs contre les aléas de l’existence qu’aucune innovation disruptive ne saura jamais supprimer.

En somme, rappelons-nous que la politique n’est pas qu’une affaire de comptabilité et que la définition des priorités d’une société ne peut se limiter au calcul localisé des entrées et sorties. Notre productivité est aujourd’hui colossale, décuplée depuis la fin de la seconde guerre mondiale. La vraie question de principe est donc : que faisons-nous de cette productivité ? L’utilisons-nous pour inonder les sociétés de biens et services et pour distribuer des dividendes, et cela au mépris des conséquences environnementales et sociales de ces pratiques ? Ou en réservons-nous une part croissante à l’amélioration des conditions d’existence, en diminuant le temps de travail à salaire constant, en permettant à des activités culturelles de fleurir et en cherchant à protéger l’environnement ? Y a-t-il vraiment besoin de poser la question ?

 


[1] Article D1242-1 du code du travail

Références utilisées pour cet article :

Baumol, W. J., & Bowen, W. G. (1966). Performing arts – the economic dilemma: A study of problems common to theater, opera, music and dance; a twentieth century fund study. Cambridge, Mass. M.I.T. Press.

Collins, R. (2004). Interaction ritual chains. Princeton, N.J: Princeton University Press.

Grégoire, M. (2012). Le plein-emploi comme seule alternative à la précarité ? : Les intermittents du spectacle et leurs luttes (1919-2003). Savoir/Agir, 21(3), 29. https://doi.org/10.3917/sava.021.0029

Grégoire, M. (2013). Les intermittents du spectacle : Le revenu inconditionnel au regard d’une expérience de socialisation du salaire. Mouvements, 73(1), 97. https://doi.org/10.3917/mouv.073.0097

Menger, P.-M. (2015). Les intermittents du spectacle : Sociologie du travail flexible (Nouv. éd). Editions de l’Ecole des hautes études en sciences sociales.

Certaines affirmations sont basées sur la thèse de l’auteur, en attente de soutenance :

Battentier, A. (2020). Making The Show Go On. A Study of Sound Engineers in the French and Dutch fields of Music Production. Universiteit van Amsterdam/Università degli Studi di Milano

Les ambitions expansionnistes d’Erdogan – Entretien avec Jean Marcou

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Le Président turc, Recep Tayyip Erdogan. @ TheKremlin

Depuis quelques mois déjà, Idlib est devenu l’épicentre du conflit syrien. Le 5 mars, Vladimir Poutine et Recep Tayyip Erdogan ont conclu un accord de cessez-le-feu, devant mettre aux interminables affrontements dans la province. Si le dirigeant turc a mobilisé une bonne partie de ses forces en Syrie, et s’affirme à présent en Libye, la Russie de Vladimir Poutine mais aussi certaines monarchie du Golfe semblent voir ce va t-en guerre turc d’un mauvais oeil. Pour décrypter cet expansionnisme, nous avons interrogé Jean Marcou, titulaire de la Chaire Méditerranée-Moyen-Orient de Sciences Po Grenoble. Retranscription par Dany Meyniel, entrevue par Clément Plaisant.


LVSL – En fin d’année dernière, le 9 octobre, la Turquie a lancé une opération « Source de Paix » qui visait à affaiblir le PYD (Parti d’union démocratique) dans le nord de la Syrie. Quelques mois après, elle est toujours engagée de façon importante, notamment à Idlib. La Turquie peut encore espérer quelque chose en Syrie ?

Jean Marcou  L’intervention du 9 octobre suivait les mêmes objectifs que les deux autres interventions militaires, à savoir celle d’Afrin en 2018 et celle de Jarablous sur la rive occidentale de l’Euphrate. L’objectif de toutes ces interventions, mais aussi de cette entrée militaire de la Turquie dans le conflit syrien, était pour l’essentiel d’empêcher la montée en puissance des Kurdes syriens, ainsi que la constitution d’une zone autonome kurde syrienne sur la majeure partie de la frontière entre la Turquie et la Syrie.

Un problème demeure au passage sur ces zones : ce sont des territoires syriens tenus par l’armée turque. Si Ankara s’y est installée, a souvent investi ou rétabli des services, y compris avec l’ambition d’accueillir des réfugiés qui avaient été accueillis en Turquie, ces territoires devront, dans le contexte d’un règlement définitif du conflit, être rendus au gouvernement qui dirigera la Syrie. Un tel gouvernement aura, au passage, toutes les chances d’être baasiste, le régime de Damas ayant reconquis une bonne partie de son territoire.

Le grand dossier reste toutefois Idlib. De fait, ce cas est un peu différent. Les forces turques ne sont pas des forces d’intervention – comme c’était le cas précédemment – mais d’interposition, qui ont été établies ici au terme de l’accord de Sotchi en septembre 2018, lequel visait justement à stabiliser les dernières zones de conflit qui existaient en Syrie. À l’heure actuelle, la situation a évolué parce que le régime syrien maîtrise une grande partie de ses territoires et souhaite investir cette zone avec le soutien de ses alliés russes et iraniens. Or, dans cette zone, il y a près de quatre millions de réfugiés qui ont fui les zones reconquises par le régime. Le problème pour la Turquie est que si Idlib devait être reconquis par les forces syriennes – les Russes poussent dans ce sens -, c’est une nouvelle crise humanitaire qui pourrait concerner plusieurs centaines de milliers voire plusieurs millions de personnes. Cette crise humanitaire est donc problématique, au-delà des questions matériels posés pour le régime de Recep Tayyip Erdogan. Les enjeux liés aux réfugiés sont cruciaux, lesquels ont fait perdre énormément de voix à l’AKP. Pour Recep Tayyip Erdogan, il n’est pas question de supporter une nouvelle crise migratoire à Idlib qui risquerait d’entamer son crédit au niveau national. 

Cette situation difficile dans laquelle se trouve actuellement la Turquie à Idlib reflète le bilan du processus d’Astana. Avec le lancement de ce processus, la Turquie a négocié avec des acteurs qui soutenaient le camp opposé – à savoir la Russie et la Syrie – parce qu’elle était en désaccord avec ses alliés sur le soutien aux kurdes. Si ce même processus lui a permis de contenir la poussée kurde en Syrie, il n’est pas certain que le bilan final de celui-ci soit aussi favorable à la Turquie aujourd’hui. Derrière le processus d’Astana, il y a aujourd’hui d’une certaine manière la victoire du régime syrien et de ses alliés russes et iraniens. Cet échec risque remettre en cause les positions de la Turquie en Syrie de même que les accords qui ont été passés notamment dans la zone d’Idlib. 

LVSL – En définitive, la Turquie serait « le grand perdant » du processus d’Astana ?

J.M Il est trop tôt pour le dire. Ankara en a retiré certains avantages, même si le processus d’Astana lui sera sans doute beaucoup moins bénéfique que ce qu’elle avait pensé. Elle a mangé le pain blanc de celui-ci et maintenant elle risque de devoir en subir les mauvais aspects.

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Hassan Rohani, Président de la République islamique d’Iran avec Recep Tayyip Erdogan et Vladimir Poutine le 16 septembre 2019. @ TheKremlin

LVSL – Cet expansionnisme ne se réduit pas au seul théâtre syrien. Ankara est ainsi présent, depuis peu, en Libye. Il y a eu début janvier, un vote des députés qui autorise l’envoi des troupes pour soutenir les forces du gouvernement d’entente nationale libyenne de Monsieur Fayez el-Sarraj situé à Tripoli. Peu avant déjà, un autre accord de prospection a été signé et octroie désormais à Ankara une vaste zone économique exclusive. Que veut la Turquie en Libye ? 

J.M C’est un double accord – passé le 27 novembre 2019 – qui a déclenché cette dimension libyenne de la politique régionale turque. Le premier est un accord de délimitation des zones exclusives, de délimitation maritime entre la Turquie et la Libye. Le second est essentiellement militaire, puisqu’il prévoit l’envoi de troupes pour soutenir le gouvernement de Fayez el-Sarraj à Tripoli. 

Deux éléments permettent de comprendre de telles dispositions. Premièrement, le positionnement de la Turquie en Méditerranée orientale mais aussi dans cette partie orientale de l’Afrique. Deuxièmement, enfin, la situation de la guerre civile syrienne. 

L’accord maritime reste indiscutablement lié à des développements auxquels nous avons assisté depuis plusieurs mois, voire plusieurs années. Ce sont à la fois les problèmes maritimes de la Turquie et de la Grèce en mer Égée, mais aussi la question des ressources gazières principalement à Chypre, puis en Méditerranée orientale.

La Turquie est le pays qui a la plus longue façade maritime sur la Méditerranée. Ankara semble néanmoins se retrouver enclavé, du fait des iles grecques, tout comme de cette affaire de Chypre et des ressources gazières au large de ce même pays. L’application du droit de la mer, la délimitation des zones exclusives en Méditerranée orientale, ne jouent par ailleurs guère en sa faveur. Les événements qui se sont précipités ces derniers mois – les prospections gazières au large de Chypre, l’exploitation par Israël du gisement Leviathan, les possibilités par l’Égypte d’exploiter ce gisement énorme Zohr qui est le plus gros de la zone – ont accéléré ce sentiment. La Turquie est déjà enclavée par les îles grecques en Méditerranée, qui s’étendent jusqu’aux îles du Dodécanèse en mer Égée, c’est-à-dire pratiquement jusqu’au golfe d’Antalya.

Cet accord de zone exclusive avec le gouvernement libyen – qui est le gouvernement de Tripoli, théoriquement le gouvernement reconnu par l’ONU – apparaît comme un moyen pour la Turquie de se désenclaver et de créer une sorte de couloir entre la mer Égée d’un côté et de l’autre côté, les délimitations de zones exclusives liées au gaz au large de Chypre, du Liban, de l’Égypte et d’Israël. 

L’objectif de désenclavement apparait comme sous-jacent de la stratégie turque, malgré l’existence de débats sur la légalité de cette délimitation comme d’ailleurs sur les autres partages qui ont eu lieu. 

LVSL – Qu’en est-il de l’accord militaire ? 

J.M – Ce deuxième accord vise à soutenir le gouvernement de Tripoli. Il donne la possibilité au pouvoir turc d’envoyer des troupes. Il existe pourtant une différence assez notable entre la possibilité d’envoyer des troupes et le faire. Pour l’instant, la marge n’a pas encore été franchie même si la Turquie a envoyé des supplétifs syriens qu’elle avait utilisés lors de ses interventions en Libye.

Pour Fayez el-Sarraj, la situation apparait extrêmement difficile. Il est sous la pression des troupes du général Khalifa Haftar qui sont aux portes de Tripoli. Si le gouvernement de Fayez el-Sarraj tombe, l’accord maritime sera de facto rendu caduc. Il existe donc cette volonté, chez les Turcs, de soutenir le gouvernement de Fayez el-Sarraj afin de garantir cet accord maritime et les positions de la Turquie dans la région. 

Par ailleurs, les adversaires de Fayez el-Sarraj, c’est-à-dire les Émirats, l’Égypte, voire des pays européens comme la France, sont aussi les adversaires de la Turquie. Une rivalité très forte s’est installée en Libye, entre la France et la Turquie. Le souvenir de l’intervention franco-britannique en 2011, qu’elle avait très mal acceptée, est particulièrement âpre. Or la Turquie avait des positions économiques très fortes en Libye avant les printemps arabes, qu’elle espère reconquérir après la fin de la guerre civile en négociant avec Fayez el-Sarraj. 

La Turquie a aussi cherché à exporter le processus d’Astana en Libye, c’est-à-dire en passant un accord avec la Russie ou tout au moins en négociant avec Moscou, bien que celle-ci d’ailleurs soutienne le général Haftar. Pour l’instant, la Turquie se retrouve dans une position presque similaire que ce soit en Syrie ou en Libye, ce qui illustre les limites de cette manœuvre. Néanmoins, Recep Tayyip Erdogan a annoncé il y a peu, la tenue d’un sommet le 5 mars, entre la Russie, la Turquie, l’Allemagne et France. C’est un schéma qui avait déjà été proposé par la Turquie il y a un ou deux ans et qu’elle ressort à cette occasion. 

À l’heure actuelle, la situation est donc délicate puisque la Turquie est dans une relation de plus en plus tendue avec la Russie. De plus, les Européens sont intéressés tant par le dossier libyen que par le dossier syrien, pour des raisons principalement stratégiques et migratoires. Toutefois, il n’est pas sûr qu’ils s’engagent dans ce processus, avec autant de vigueur que ne le souhaiterait la Turquie. 

En même temps, la relation turco-américaine et plus précisément la relation entre Donald Trump et Recep Tayyip Erdogan n’est pas rompue. En Syrie et en Libye, il existe un rapprochement des points de vue parce que les Américains ont soutenu la Turquie sur Idlib et qu’à l’heure actuelle, ils discutent avec le gouvernement de Tripoli. Les Américains, quoi qu’il en soit, ont des positions très complexes sur les deux dossiers, même s’ils ne sont pas complètement hors du jeu. 

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L’ancien Secrétaire à la Défense, Jim Mattis, avec Fayez al Sarraj. @ Brigitte N. Brantley

 

LVSL – Les ambitions de la Turquie vont au-delà de la Méditerranée, plus précisément au Soudan ou en Somalie. Que cela vous inspire t-il ?

J.M La Turquie s’est beaucoup investie en Somalie et au Soudan. Au Soudan, elle a été très proche de l’ancien gouvernement, c’est-à-dire du président soudanais, Omar el-Béchir, qui a été renversé l’année dernière par l’armée. Depuis ce coup d’État, elle a perdu des positions. Par ailleurs l’Égypte, les Émirats, l’Arabie Saoudite ont vu d’un mauvais œil cette forte présence turque. On constate ainsi qu’il y a une contre-offensive justement de ces trois acteurs, parce que le renversement de l’ancien président soudanais a permis de casser cette logique de coopération turco-soudanaise. 

Les difficultés du gouvernement Fayez el-Sarraj mettent les positions turques dans cette zone de l’Afrique à rude épreuve. C’est pourquoi, plus généralement, en Libye et au Soudan, la Turquie joue une partie notable de son influence dans la zone. 

LVSL – Membre de l’OTAN, la Turquie multiplie les palinodies à l’égard de la Russie. Est-ce que les intérêts économiques et géopolitiques de la Turquie vont la pousser à se rapprocher progressivement de la Russie ? 

J.M – La situation apparait actuellement tendue avec la Russie. Un rapprochement a été effectué pour expulser les occidentaux du débat syrien et des questions régionales (avec le processus d’Astana). Le paradoxe pourtant est qu’aujourd’hui, la Turquie sollicite les États-Unis sur Idlib, voire sur la Libye. 

Ces relations ne sont pas rompues parce qu’il ne faut pas l’oublier que cette relation est construite désormais sur un ensemble de liens qui n’ont eu de cesse de se développer au cours des dernières années. Ce sont des liens d’abord économiques, plus précisément énergétiques, avec l’alimentation de la Turquie en gaz russe. L’accord créant le gazodoc Turkish Stream est à ce titre important puisqu’il évacue le gaz russe vers l’Europe par le Sud passant par la Turquie, et qui donc permet d’éviter l’Ukraine. Ce type d’accord, conclu sur plusieurs dizaines d’années, est un engagement à long terme, très stratégique pour la Turquie mais aussi pour la Russie. La Turquie, quoi qu’il en soit, est un client important en termes de gaz. Pour preuve, en 2015, lorsque Ankara a battu un avion russe, jamais Moscou n’a menacé la Turquie de lui couper le gaz. Il existe dès lors une coopération inter-dépendante en matière énergétique sur le plan du gaz et de l’énergie nucléaire parce que la Russie construit la première centrale nucléaire turque. 

Il faut ajouter, ces derniers mois, l’acquisition par la Turquie de missiles russes S400, des missiles de défense aérienne. En définitive, on remarque un certain nombre de dossiers sensibles où Russes et Turcs sont liés, ce qui probablement explique que cela soutienne des relations politiques qui peuvent parfois être tendues.

LVSL – Le président turc est confronté à des difficultés économiques mais aussi électorales. Par cet expansionnisme à tout va, ce va t-en guerre, Erdogan ne cherche-t-il pas à reconquérir l’opinion publique et notamment les ultra-nationalistes du MHP (Parti d’action nationaliste) ?

J.M – En partie, oui. Pour se maintenir au pouvoir, élargir sa base électorale ou en tout cas la sécuriser, R. Tayyip Erdogan avait deux options : soit de s’allier avec les kurdes du HDP (Parti démocratique des peuples) soit de s’allier avec les nationalistes. Depuis 2015, il a fait le choix de s’allier avec les nationalistes et les ultra-nationalistes. Il est donc normal qu’il mène des politiques, sur ce plan-là et sur le plan international, qui satisfont les nationalistes. Maintenant, ces raisons domestiques jouent un rôle mais n’expliquent pas tout. 

LVSL – Vous évoquez dans un article de la revue « Moyen-Orient » cette tendance du pouvoir à restructurer un héritage ébranlé par de multiples phénomènes. Erdogan par exemple exalte un passé qui est mythifié par les Turcs devant redevenir, selon vos termes, fiers de leurs ancêtres ottomans. Il célèbre en autres aussi depuis 2015 l’anniversaire de la prise de Constantinople dans le quartier de Yenikapi. Récemment, l’historien ottomaniste Olivier Bouquet, dans une tribune au Monde, évoque la justification par Erdogan au nom du passé de l’intervention turque en Libye. Que dire de cette utilisation de l’Histoire, selon vous, par le pouvoir turc ? 

J.M – Il est aisé de retrouver dans la pratique du pouvoir de Recep Tayyip Erdogan, ce souvenir de la puissance du passé. Rappelez-vous que lorsque la Turquie est intervenue en Libye, certains ont pu affirmer “mais que fait-elle là-bas ?” Il ne faut pas oublier pourtant que la Turquie a été pendant plusieurs centaines d’années sur ses terres en Libye et qu’elle en a été expulsée que par la guerre tripolitaine en 1911. Il existe, dans la politique étrangère du président turc, cette idée qu’il a exprimé d’ailleurs en Méditerranée orientale qui est peu ou proue la suivante : nous sommes une puissance régionale et on ne peut pas nous ignorer. Cette idée précise, que, en Syrie, en Libye ou en Méditerranée orientale, les Turcs ont leur mot à dire sur tous ces dossiers. Dans le contexte actuel, on peut mobiliser l’Histoire. Erdogan sait très bien le faire : il le fait pour légitimer cette présence turque notamment sur tous ces terrains d’actions. 

LVSL – L’armée turque reste largement ébranlée par le dernier coup d’État. L’AKP aime par exemple, dans ses meetings électoraux, mettre en valeur par des clips, la modernisation de son armée. Qu’en est-il vraiment ? La Turquie a-t-elle les moyens de ses ambitions ?

J.M – La Turquie est une économie émergente. Il est vrai que les résultats économiques des dernières années ont été plus difficiles, plus poussifs mais elle reste dans les vingt grandes économies mondiales. 

L’armée turque est une armée puissante même si elle a été entamée techniquement par le coup d’État. Cependant, il ne faut pas oublier qu’une des forces de l’armée turque reste sa production d’armements nationaux – qui ne la met pas complètement à l’abri des embargos toutefois. Elle utilise ainsi très largement des armements qui sont les siens, ce qui la rend de plus en plus autonome.

Il peut y avoir des ambitions qui vont au-delà des capacités de la Turquie en particulier sur cette affaire libyenne. Si l’intervention turque en Syrie a été relativement simple à faire sur le plan opérationnel, du fait du caractère transfrontalier de l’opération, une intervention en Libye serait plus compliqué, eu égard aux moyens logistiques à déployer. L’épisode d’Idlib illustre cette idée que la Turquie est une puissance dans la région, mais dont les moyens peuvent s’avérer limités à la fois matériellement mais aussi stratégiquement. En Syrie, l’intention ultime de la Turquie n’est pas d’affronter la puissance russe. Si sa position économique actuelle et les moyens militaires dont elle dispose lui permettent de peser plus sur la scène internationale qu’auparavant, elle est confrontée à certaines limites.