François Ruffin : « 2022 ne sera pas la fin de l’Histoire »

François Ruffin.

François Ruffin vient de publier Leur folie, nos vies : la bataille de l’après, aux éditions Les Liens qui Libèrent. Véritable traversée du confinement, cet ouvrage comporte de nombreux témoignages et réflexions sur notre modèle de civilisation. Nous avons rencontré François Ruffin et voulu l’interroger sur les conclusions qu’il en tirait à l’heure où la France se déconfine. Entretien réalisé par Lenny Benbara, retranscrit par Danielle Meyniel et Clara Dadole.


LVSL – Votre livre porte un regard plutôt positif sur le confinement, comme moment de réinvention, d’ouverture des possibles et de transformation du débat public en faveur des liens, du protectionnisme, du retour de l’État, etc. A posteriori, êtes-vous toujours aussi positif sur les conséquences de ce confinement ?

François Ruffin Au moment où tout s’est arrêté et que l’on nous a dit « restez chez vous », j’ai ressenti comme un soulagement. On sortait de la bataille sur les retraites à l’Assemblée nationale. En définitive, quand on te dit « tu es obligé de rester chez toi et tu cesses de serrer des mains toute la journée », c’est un soulagement. Dans mon précédent livre, j’en appelais au hamster qui doit sortir de sa roue : c’est comme si à ce moment-là on nous avait dit « sortez de votre roue ». On peut avoir un sentiment intime de burn-out provoqué par la consomption de la consommation, la consomption de la planète et la consomption des individus. Donc quand on nous a dit « tu arrêtes », je crois que beaucoup de personnes ont pu le ressentir comme une libération. 

D’un autre côté, une mesure policière qui limite ta zone de mouvement « à moins d’un kilomètre de chez toi » est une terrible restriction de liberté. Quand les jardiniers ne peuvent pas aller aux hortillonnages pour planter leurs radis, c’est la vie végétale qui s’arrête aussi. Quand les gens ne peuvent pas accompagner leurs parents en fin de vie, ni aller les voir dans les EHPADs, quand mes enfants ne peuvent plus voir leurs grands-parents, je ne peux pas laisser dire que je porte sur tout ça un regard positif. Il y avait le soulagement du hamster qui sort de sa cage et, simultanément, l’arrêt de tout ce qu’il y a de beau dans la vie sociale, dans les relations personnelles et familiales. 

Puis, au fil de l’écriture, on sent le désarroi qui monte. C’est à dire qu’au début du confinement, les propos du gouvernement sont bousculés, ceux du Président aussi. C’est le moment où on nous dit « il y aura un avant et un après », et cela devient « nous ne vivrons plus comme avant ». Ces discours impliquent une rupture dans les décisions du gouvernement. L’heure est à la démondialisation, aux métiers humiliés qui deviennent des métiers valorisés, etc. Au fur et à mesure de la crise, on a pu voir comment ce potentiel a été évacué, comment ils ont réussi à se remettre sur leurs pattes et à nous faire dire que le monde d’après sera pire que celui d’avant. Je crois donc que le désarroi devient palpable au fil des chapitres. 

Positif ou négatif, pour moi ce sont les hommes qui fabriquent l’Histoire. Une crise en elle-même est négative car ce sont des milliers de personnes qui meurent précocement, ce qui est déjà tragique en soi. La question est : que fait-on de cette crise-là ? La crise de 1929 est une crise tragique provoquant du chômage, mais créant le New Deal aux États-Unis, elle donne naissance au Front Populaire en France, et aboutit au nazisme en Allemagne… Je crois donc qu’il faut se poser la question de l’issue de la crise, qu’elle soit bonne ou mauvaise, sans préjugés, même si je suis plutôt pessimiste de nature. Pour ma part, je cherche à faire pencher la balance vers le positif, en indiquant une issue souhaitable. 

Dans le livre, je partage mon sentiment d’inquiétude que provoque la crise écologique et la crise climatique en cours. On sait que nous sommes en train de foncer droit dans le mur avec le triptyque « croissance, concurrence et mondialisation », et qu’ils ont le pied appuyé sur l’accélérateur. Nous devrions leur prendre le volant des mains pour changer de direction. Là, il y avait une possibilité pour que, du fait qu’on soit à l’arrêt, on en profite pour changer de direction. Mais vous le voyez, j’en parle au passé, ce qui est un peu triste.

LVSL – La question portait en particulier sur le protectionnisme, le retour de l’État… tous ces mots qui sont revenus pendant le confinement et qui semblent déjà repartis. Depuis le début du déconfinement, on a l’impression d’un retour au statu quo

F.R. Au sein d’une crise, il ne faut pas se faire d’illusion. Quand le capitalisme est en danger : il n’a aucun scrupule à recourir à l’État pour se sauver. À ce moment-là, l’État est le bienvenu avec toute sa puissance financière et policière pour sauver le capitalisme. On l’a vu en 2008, je ne sais pas quel était votre degré de conscience politique en 2008… Mais moi, je l’ai vécu pleinement. J’ai vécu les promesses de Nicolas Sarkozy sans y croire, mais ce n’est pas le souci. J’ai vécu pleinement l’impuissance de la gauche associative, syndicale, partisane à s’emparer de cette crise pour en faire quelque chose. Les leçons de la crise de 2008, je les ai déjà tirées et donc je ne me fais pas d’illusion sur cette crise-là. Même si c’est une crise d’une autre nature, je ne crois pas à une issue positive, ce n’est pas vrai. La pente nous conduit naturellement vers le pire. Si on laisse les dirigeants diriger, ils nous mèneront dans un précipice.

LVSL – Vous abordez en long et en large une de vos thématiques principales : les liens. Vous évoquez en particulier le cas des femmes de ménage des hôpitaux dont l’emploi a été externalisé. L’individualisation du rapport de travail a affaibli la conscience collective, de telle sorte que tous ces personnels sont devenus invisibles. Quelle réponse peut-on apporter à ces situations, sans se noyer dans l’incantation ? Comment créer de la conscience collective quand tout a été fait pour la rendre impossible ?

F.R. Je pense que j’y parviens un peu, c’est la fonction de représentation. Les gens qui n’apparaissent plus comme étant dans le champ politique, les faire réapparaître sous forme de représentation, je pense que ça a une fonction. Prenez par exemple les figures de Merci Patron !, Jocelyne et Serge Klur, ouvriers du sous-traitant ECCE : faire réapparaitre le monde ouvrier victorieux à l’intérieur d’un film, ça contribue à nourrir la représentation. C’est un pas, ce n’est pas suffisant. De la même manière, faire apparaître à la tribune de l’Assemblée nationale le métier de femme de ménage, qui est le plus invisible, ou avoir une proposition de loi qui porte spécifiquement sur les femmes de ménage, je pense que ça contribue à la crédibilité et à rendre possible – ce n’est pas suffisant en soi – le fait que ça redevienne un objet politique. 

Moi, je rentre dans une histoire, celle de Géraldine qui travaille à l’hôpital d’Amiens qui m’appelle et me demande s’ils vont toucher la prime Covid. Je lui réponds que je n’en sais rien, et finalement elle ne l’a toujours pas. Mais surtout, on lui fait raconter sa vie, celle d’une personne qui prend le bus le matin à cinq heures pour aller sur un premier chantier, qui commence à six heures et qui termine à vingt et une heures avec un deuxième chantier, et avec 800 euros à la fin du mois. Le résultat, c’est que le fait de porter une proposition de loi qui parle de cette situation donne un poids supplémentaire à sa cause. Elle se syndique, à la CGT surtout, elle se pose la question de la grève… Je ne dis pas que François Ruffin tout seul peut tout. Ce n’est absolument pas ce que je dis. Mais je pense que le fait de parler de ces professions-là, de les mettre en avant, de rendre compte de leurs conditions d’existence, d’ouvrir des perspectives de transformation, permet de s’en saisir et de peser avec énergie sur les choix de société.

LVSL – Vous semblez revenir à vos accents les plus antisystèmes : notre modèle serait à bout de souffle et proche de foncer dans le mur, en particulier sur la question écologique. Quel est le débouché civilisationnel à la crise en cours ? On vous sent tergiverser entre une option plus révolutionnaire et une forme de réformisme radical

F.R. – En fait, j’ai toujours eu les deux. Ce qui est bizarre c’est que vous pensiez que je reviens vers des accents antisystèmes. De fait je ne les ai jamais quittés ! Non, moi je suis un réformiste révolutionnaire, comme disait Jean Jaurès qui se définissait comme tel. Ca veut dire qu’il faut allier les capacités à avoir un horizon et à se dire quels seront les premiers pas à l’intérieur du système existant. Si jamais tu ne montres pas à Géraldine que tu es capable de proposer des mesures concrètes maintenant, pour améliorer son sort et que tu dis juste être sorti du capitalisme, je pense que tu ne vas pas emmener Géraldine ni les autres avec toi. Donc le réformisme ce sont les premiers pas qui permettent d’entraîner. Ensuite l’horizon c’est la sortie du triptyque avec lequel il faut rompre : croissance, concurrence, mondialisation. Il faut remplacer la croissance par de la répartition. Aujourd’hui le gâteau est assez gros et il n’est pas question de le faire grossir dans des pays comme le nôtre, mais de le répartir. Il faut remplacer la concurrence par de la solidarité, de la coopération, de l’entraide, et la mondialisation par de la relocalisation. Il faut donc en passer par des mesures d’ordre protectionniste.

LVSL – Votre positionnement sur la croissance pose question à l’heure où de nombreux petits commerces et PME sont en train de faire faillite en raison de l’effondrement du PIB. Est-ce que vous n’avez pas peur que cette critique quasi-décroissante du modèle productif actuel soit perçue comme une sorte de négation du quotidien de tous ces catégories « petites bourgeoises » ?

F.R. Pas seulement la petite bourgeoisie. Les ouvriers de chez Renault aussi peuvent se dire que c’est par la croissance qu’il va y avoir la relance de la production de  l’automobile et c’est comme ça qu’ils vont s’en sortir. C’est dans ces moments de crise-là que nous devons faire sauter le truc, si nous ne le faisons pas à ce moment-là ce ne sera jamais fait. 

Lors de la dernière crise dont on parlait tout à l’heure, après 2008, j’ai rédigé un petit bouquin d’entretiens avec Jean Gadrey qui est un économiste hétérodoxe acroissant. C’est à dire que ce n’est plus le PIB qui doit guider notre existence. Pendant la crise de 2008, les économistes keynésiens lui rétorquaient que ce n’était pas le moment, qu’on on verrait après la crise, que pour l’instant il fallait relancer… Mais bien entendu, lorsque la machine est relancée et se porte bien, personne ne se dit que c’est le moment de tout remettre en cause. Ce n’est donc jamais le moment. Je crois au contraire que cela fait quarante ans que la solution par la croissance ne fonctionne pas. Depuis les années 1970, il y a un décrochage entre la croissance et le niveau de bien-être. On peut dire que depuis le XIXème siècle, le plus égalait à du mieux, l’économie dirigeait par ses lois implacables : « on va produire plus et cela fera mieux vivre les gens ». Or, à partir des années 1970, cette vérité s’effondre dans nos économies développées. Le niveau de bien-être ne s’élève plus avec le taux de croissance. C’est une situation qui a été étudiée notamment par Richard Wilkinson. Ainsi à partir, environ, de vingt mille dollars par personne, ce que vous consommez en plus ne vous apporte plus un supplément de bonheur. 

Avant l’élévation du PIB, la croissance devait répondre à un certain nombre de besoins essentiels comme se loger, se nourrir, se vêtir… Une fois que vous avez un frigo, si vous en achetez un deuxième pensez-vous que cela va élever votre niveau de bonheur ? Bien sûr que non. Est-ce que vous croyez que la 5G va vous rendre heureux ?  Parce que c’est cela l’horizon que la politique veut nous proposer ! Je ne sais pas si techniquement il faut le faire. Je ne discute pas de ça, cependant je vois bien que la finalité qui nous est proposée n’est pas que la 5G soit un outil technique, mais que l’horizon politique est un horizon technologique. C’est pourquoi le moment est venu de sortir de ce raisonnement, de trouver des solutions acroissantes pour les travailleurs de l’automobile. Depuis que je suis né, le taux de croissance est d’environ 2% en moyenne, mais ça n’a pas rien produit. Depuis quarante ans, y compris quand j’étais encore dans le ventre de ma mère, j’entends parler de crise et de croissance. Aujourd’hui, la crise est très prononcée. Mais même quand tout va bien on te dit que c’est la crise… Donc 2% de croissance ce n’est pas assez. Combien faut-il : 3%, 4% ? Cela veut dire que la solution à la crise sociale, qui est bien réelle et installée et qui va provoquer des millions de chômeurs, ne peut pas être une relance par la consommation, la croissance et ainsi de suite, ça ne peut pas être ça… C’est un autre effet de ruissellement, il y a l’effet de ruissellement où on te dit qu’à partir du moment où on va enlever l’impôt de solidarité sur la fortune ça va ruisseler sur les gens en-dessous. Mais la croissance c’est une autre espérance de ruissellement. Dire que parce qu’il y a une croissance cela va bénéficier aux femmes de ménage de l’Assemblée nationale, ce n’est pas vrai. 

LVSL Comme on ne détruit que ce qu’on remplace, quelle autre forme de relance proposez-vous dans ce contexte ? L’opposition au plan de relance peut apparaître dans le champ médiatique et politique, comme une proposition d’abandon pure et simple de toutes ces personnes qui sont en difficulté. Quel est votre modèle de plan de relance ?

F.R. On relance, on repart, on rebondit, ces mots reviennent à dire que la direction c’est la même qu’avant. Mon précédent livre – Il est où, le bonheur – était un bouquin sur la crise de sens, presque individuel, ressenti comme « Où je vais ? Qu’est-ce que je fais dans la vie ? ». C’est un peu comme le hamster dans la roue : comment on sort de cette roue ? Ce livre-là est un livre sur la crise de direction, sur l’incapacité du politique à donner un horizon, c’est-à-dire à diriger l’économie et à lui dire à quoi elle doit servir. On a ainsi une économie qui se dérégule elle-même et se fixe des objectifs qui ne sont pas ceux que la société devrait se donner. Nous avons des dirigeants qui sont incapables de produire des masques, des surblouses, des médicaments, qui sont quand même des éléments de base, parce qu’ils sont incapables de diriger les énergies, le capital, le savoir-faire et la main d’oeuvre vers ces biens de production essentiels. Alors comment peut-on espérer que ces gens-là parviennent à opérer un changement de direction sur le plan écologique, et donc à faire basculer nos économies mais aussi nos sociétés vers une autre agriculture, une autre industrie, une autre énergie et d’autres transports ? C’est la clef de mon raisonnement. Nous devons opérer un mouvement considérable qui ne peut avoir lieu par la main invisible du marché qui viendrait naturellement nous fournir en masques et en blouses ou aider à une conversion de l’agriculture. Cela n’a pas marché et cela ne marchera pas. 

Il ne faut pas un plan de relance, mais un plan de conversion. Il faut penser en termes de « ciblage ». Qu’est-ce que nous voulons demain ? Si nous voulons une agriculture relocalisée, il y aura des centaines de milliers d’emplois à créer, mais ça ne va pas se faire tout seul. Ça ne pourra se faire que parce que nous allons canaliser l’énergie et les capitaux dans cette direction. Cela signifie sans doute des centaines de milliers d’emplois subventionnés parce que le marché ne paiera pas. 

Le deuxième projet que je subventionnerais massivement c’est le plan de transformation des bâtiments : la rénovation thermique. Six millions de passoires thermiques, pourquoi les a-t-on encore ? Parce que des dirigeants pensent que la main invisible du marché va le faire d’elle-même. Aujourd’hui, le problème est qu’il n’y a pas de ciblage parce qu’il n’y a pas de stratégie. Il n’y a pas d’État stratège, juste un État qui colmate ! On a besoin d’un État stratège qui nous dise : ces dernières décennies on a misé sur l’aéronautique, le nucléaire et le militaire ; demain, voilà sur quoi je mise ! Je mise sur les métiers du lien. Cela signifie que je propose toute une série d’emplois populaires dans le bâtiment mais qualifiés, dans l’agriculture mais qualifiés, les auxiliaires de vie sociale et autres mais qualifiés, qui peuvent permettre d’obtenir un statut, un revenu, un socle à des centaines de milliers de personnes dans la peine aujourd’hui.

LVSL – Le débouché à la crise en cours passe aussi par des moments électoraux. Pendant ce confinement, on a vu les positions se tendre à gauche. D’une part, et dans la foulée des municipales, le centre-gauche, en alliance avec les écologistes, semble avoir repris du poil de la bête. De l’autre, la France insoumise s’est remise en ordre de bataille. L’union de la gauche que vous avez toujours défendue n’a-t-elle pas d’autre issue qu’un débouché social-démocrate soft ? Le youtubeur Usul parle de retour de la gauche bourgeoise, craignez-vous ce retour ?

F.R. – En tout cas, il faut une gauche de rupture. Demain on ne changera pas la société en allant faire des câlins et des bisous aux PDG des multinationales en pensant que le temps est venu et qu’il y aurait juste à cueillir les fruits qui seraient mûrs. Ce n’est pas vrai. Pour nous, la transformation sociale et la transformation écologique, c’est un combat. Cela a toujours été un combat. Si jamais on veut vraiment changer les choses, les forces de l’argent seront devant nous, elles seront immenses pour nous empêcher d’agir. Il faut en être conscients, et si on prétend le contraire on arrive désarmé, en ne voulant pas changer les choses. Il faut poser le principe qu’il y aura de la conflictualité. Maintenant, quand bien même il y aurait une élection qui serait formidablement positive, elle ne peut advenir que s’il y a des forces sociales qui ont poussé avant.

Aujourd’hui, on peut dépasser un certain nombre de clivages seulement s’il y a des forces sociales qui disent aux dirigeants politiques : « arrêtez vos conneries ». On pourra avoir un programme de rupture qui s’ancre dans la société, viable demain si on est au pouvoir, uniquement s’il y a des forces sociales qui l’ont porté très fortement. Il n’y a pas de Front populaire s’il n’y a pas d’union des syndicats en amont, dès 1934. Si les ouvriers ne sortent pas pour occuper leurs usines au printemps 1936, il n’y a rien. Tout est comme ça. La Révolution française n’aurait pas existé s’il n’y avait eu que des avocats envoyés à l’Assemblée nationale. C’est l’ancrage social, c’est le fait que ça déborde qui a permis ces événements. Je suis absolument convaincu que, certes il faut les urnes, mais s’il n’y a pas la rue il n’y a rien, on est hémiplégique et on ne fait rien. 

LVSL La rue peut apparaître comme un deus ex machina dans ce contexte… Prenons l’élection présidentielle de 2022. Imaginons qu’elle a eu lieu, Jean-Luc Mélenchon rate à nouveau le second tour de peu, et le centre-gauche est cette fois-ci beaucoup plus haut, autour de 15-18%. Derrière il y a les législatives, Jean-Luc Mélenchon se retire de la vie politique et la famille insoumise au sens large disparaît des radars de l’Assemblée nationale. Aujourd’hui, c’est un scénario qui ne peut pas être exclu. Ne le craignez-vous pas ? 

F.R. J’ai un bouquin d’Asimov là, mais vous devriez écrire de la science-fiction vous aussi [rires].  Il y a beaucoup de « si » qui tiennent d’autant moins dans les temps présents. Je trouve bizarre de poser cette question de cette manière-là.

LVSL – Tout le monde fait des hypothèses. Si 2017 a pu ressembler à une forme de dynamitage du système, est-ce que 2022 ne serait pas une forme de Restauration, quasiment au sens de la Sainte-Alliance, d’une social-démocratie écologisée soft ? Ce scénario semble crédible aujourd’hui. 

F.R. Il y a la vie électorale, mais il y a aussi la réalité et les faits. Vous voyez comme ça secoue dehors ? On n’est plus dans les paisibles années 1990-2000, avec le libéralisme gravé dans le marbre, une assurance-vie contre le socialisme avec l’Europe. C’est fini. Ça a pété en Grande-Bretagne avec le Brexit, ça pète aux États-Unis avec Trump, ça pète en Italie avec le Mouvement 5 étoiles et Salvini…

L’histoire s’est remise en branle, pour le meilleur et pour le pire. Imaginer ce qu’il va se passer après 2022 signifie deux choses. D’une part, j’émets un certain scepticisme sur les calculs avec des années d’avance. Déjà auparavant ils ne marchaient pas très bien. Jospin aurait été élu en 2002, Balladur aurait été élu en 1995, et on n’aurait pas eu Macron non plus en 2017. D’autre part, les réponses de raccommodage du système ne tiendront pas face aux faits. Il y aura soit une victoire totale des forces de l’argent et un écrasement, soit il y aura des réponses qui seront des réponses de rupture. Je crois que l’entre-deux, face à la crise écologique notamment, ne pourra pas être une réponse. Quand bien même il y aurait temporairement un raccommodage sur le plan électoral, cela se verra. Nous allons vivre le temps des tragédies, et dans ces temps-là ce n’est pas par le centre que ça répond. Ce n’est pas que je le souhaite. Si un mouvement révolutionnaire advient j’en serai. Mais cela veut dire qu’il restera un camp pour incarner les ruptures dont j’ai parlé : avec la croissance, la concurrence, la mondialisation, etc.

LVSL Ces calculs sont ceux des dirigeants politiques…

F.R. – Ils sont dans leur bulle. Une fois, je suis rentré dans le bureau du député Maxime Gremetz, pour qui j’avais de la sympathie, qui était une sorte d’assistant social de secteur, présent au pied des usines. La première fois que je suis arrivé à sa permanence, moi qui n’étais pas politique, un de ses collaborateurs était en train de calculer des pourcentages pour une cantonale deux ans à l’avance, sur un petit bout de papier avec des statistiques. Je me suis demandé « mais c’est quoi ce truc ? ». On ne peut pas concevoir la vie politique de cette manière-là. Je suis plutôt partisan du mouvement et de la guerre de mouvement, et on vit ce temps où l’on sent qu’on est comme sur un volcan. On peut sentir un désir de la société d’aspirer à autre chose. Je doute que les raccommodages tiennent longtemps.

LVSLVotre hypothèse est que 2022 sera une guerre de mouvement ? 

F.R. Je ne dis rien sur 2022. On ne sait pas ce qu’il en sera dans un an. Vous imaginez à quelle vitesse l’Histoire accélère, ne serait-ce qu’au niveau national ?  Entre la crise des gilets jaunes, le mouvement sur les retraites, le coronavirus, qu’est-ce qu’on peut encore avoir d’ici un an qui bousculera tout dans tous les sens ? Dire ce qu’il en sera dans un an je ne sais pas, mais 2022 ne sera pas la fin de l’histoire, de toute façon.

 

LVSL – On assiste à l’émergence d’options politiques attrape-tout en France, dans la continuité du mouvement des gilets jaunes. Jean-Marie Bigard sur les réseaux sociaux, Rémi Gaillard à Montpellier, ces formes politiques-là rencontrent un écho dans le pays. Quel regard portez-vous sur cette nouvelle vague dégagiste ? Pensez-vous que 2022 peut être un moment de ce type ?

F.R. – Est-ce que je n’en suis pas ? J’ai émergé avec Merci patron ! Je connais moins Rémi Gaillard, mais je pense être plus construit politiquement que Jean-Marie Bigard, sans me lancer trop de fleurs [rires]. Mais même Macron est l’incarnation de ça. Il en est à la fois l’incarnation et le paratonnerre puisque c’est finalement l’homme de l’ENA, l’homme de l’élite. Mais bizarrement, il y a dans le vote Macron aussi un coté dégagiste. 

Ce n’est pas propre à la France. Quand on regarde ce qu’il s’est passé en Italie avec le Mouvement 5 étoiles, on a l’impression qu’on est un peu dans la suite de ça. Je lisais un papier dans le Figaro qui disait que cela peut se cristalliser autour de figures, mais au moment des élections il faut qu’il y ait un corpus programmatique. Sans corpus programmatique ça flanche complètement. Ceci dit, Coluche en 1981 était déjà une incarnation de ce dégagisme hors-système avec une figure originale.

LVSL – Coluche était quand même marqué à gauche. Là on a des figures qui sont vraiment inclassables. C’est un peu le négatif d’Emmanuel Macron, et LREM a ouvert la voie à ça. Une question légitime se pose : après le temps macronien,  n’y a-t-il pas un temps « nous sommes n’importe qui » ou Jean-Marie Bigard ? Le fait que cela rencontre un écho aussi fort pose des questions, en particulier aux forces de gauche dont vous êtes issu. Est-ce que la politique hors-système qui suit ne va pas se diriger vers ce type de figures ?

F.R. – En soi, ça ne me dérange pas. Le mouvement des gilets jaunes en a été une expression plus forte que Jean-Marie Bigard. C’est la cristallisation d’un mouvement sans corpus programmatique, sans socle idéologique au départ. Au fond, ça s’est construit dans la continuité de ce qu’il s’était passé le 29 mai 2005, c’est-à-dire les « Non » qui se retrouvent, dans leurs ambiguïtés aussi. Peut-être qu’on peut faire le lien 29 mai 2005-gilets jaunes-Jean-Marie Bigard. J’ai été assez vite à l’aise là-dedans : ça ne me met pas a priori mal à l’aise, mais ça veut dire qu’il y a une aspiration profonde à autre chose. 

 

LVSL – Cela fait désormais trois ans que vous avez été élu. Quel bilan faites-vous de votre action en tant que député ? Vous avez voulu être « député reporter », mais vous vous êtes aussi institutionnalisé dans l’espace politique. Les médias n’ont d’ailleurs pas manqué de vous mettre en concurrence avec Jean-Luc Mélenchon, comme si vous étiez devenu son Rocard. Qu’est-ce que vous avez bien fait et mal fait ? Comment échapper au poids des institutions autrement que par le confinement, qui est le moment où tout est sur pause ?

F.R. – Je pense que j’ai rempli mon contrat et beaucoup mieux que je n’espérais le faire moi-même. J’avais dit aux gens de ma circonscription : « je me tiendrai droit pour vous ». Il me semble que je n’ai pas plié, avec des moments phares qui sont les moments les plus visibles, mon coup de colère sur les femmes de ménage en Commission des affaires économiques mis à part. 

J’accorde une grande importance à la représentation. Quand j’étais jeune, j’avais le sentiment de ne pas être représenté, que ma voix n’était pas portée, et je le vivais comme une souffrance. Quand j’allume ma radio, quand j’écoute la politique, j’ai l’impression qu’il n’y a personne pour dire ce que j’ai envie de dire. Les quelques moments où j’ai eu ça, ça m’a fait un bien fou. Quand je croise les gens, ce qu’ils me disent c’est « Vous me faites du bien, vous nous faites respirer, c’est un bol d’air pur, etc. ». Cette fonction-là je l’ai remplie et je vais m’efforcer de la remplir au mieux en continuant d’essayer de rendre visible la France des invisibles.

Ensuite l’autre question c’est : « Si je n’avais pas fait ça, qu’est-ce que j’aurais fait ? ». Or mon alternative c’est reporter pour le journal Fakir, ce qui ne donne pas forcément aux classes populaires une visibilité maximale. Il faut regarder ce qu’on aurait fait si on n’avait pas été là. Je m’en doutais, mais je perçois bien à quel point l’institution est une chose enfermante. Si tu veux bien faire ton travail, d’un rapport au suivant, d’une question au gouvernement à l’autre, tu ne peux pas. Et donc la question c’est comment tu continues à ouvrir des brèches dans l’institution, à la fois pour faire rentrer de l’air à l’intérieur et aussi toi pour en chercher. C’est un combat, parce que si tu n’es pas à faire ton boulot à l’Assemblée on va te le reprocher. Je perçois ce risque d’institutionnalisation, à la fois dans le champ électoral et d’être enfermé là-dedans. Ce qu’il faut que j’arrive à construire, c’est des échappées du type de ce qu’on a fait avec Gilles sur des temps où à la fois on vient sentir l’énergie du volcan et où on aide à la faire sortir. Au moment du confinement je comptais refaire des tournées. Être bloqué et ne pas pouvoir aller rencontrer des gens après mon livre c’est problématique, parce que tu ne sens plus l’énergie qu’il peut y avoir en bas. L’enfermement je le sens bien : il va falloir le casser.

Construire une écologie populaire

Rendez-vous le 23 novembre pour une grande journée consacrée au thème de la construction d’une écologie populaire.

LVSL, en partenariat avec La Fabrique écologique, l’Institut de la Transition Environnementale de la Sorbonne et Alternatiba, organise le samedi 23 novembre une journée de conférences et de débats sur le thème de la « construction d’une écologie populaire », dans l’amphithéâtre Richelieu de la Sorbonne. Alors que l’urgence climatique est devenue un élément central de la recomposition politique, dans quelle direction devons-nous aller pour faire aboutir un projet de transition radicale ?

Afin de dégager des pistes concrètes, sans tomber dans les travers d’un simple « débat d’idées », nous avons convié des grandes figures de l’écologie française : des universitaires, des activistes et des responsables politiques. Découvrez le programme et prenez vos places !

Cliquez ici pour vous inscrire

Conférence n°1 : Comment ancrer l’écologie chez les classes populaires | 10h-12h

Lenny Benbara (LVSL)

David Belliard (candidat à la mairie de Paris – EELV)

Malika Peyrault (Alternatiba)

Conférence n°2 : Municipalisme, étatisme… quel échelon pour diminuer de moitié nos émissions en 10 ans ? | 12h-14h

Éric Piolle (Maire de Grenoble)

Cédric Villani (Candidat à la mairie de Paris)

Yves Marignac (Association Négawatt)

Conférence n°3 : Réindustrialisation verte et rupture avec les traités de libre-échange | 15h-17h

Jean-Louis Vignolo (Syndicaliste GE-Alstom Belfort)

Lucile Schmid (La Fabrique Écologique)

Bruno Grandjean (Président de l’Alliance pour l’Industrie du Futur)

Conférence n°4 : L’urgence climatique peut-elle unir les forces de changement ? | 17h30-19h

François Ruffin (Député FI)

Delphine Batho (Députée Génération Écologie)

Marie Toussaint (Eurodéputée EELV)

François Boulo (avocat et gilet jaune)

Construire une écologie populaire.

François Ruffin : « Il faut essayer quelque chose »

©Clément Tissot

François Ruffin fait paraître mercredi 6 novembre son nouvel ouvrage Il est où, le bonheur, un essai rédigé à la suite de l’intervention de Greta Thunberg et des Youth for Climate à l’Assemblée nationale lors du vote sur le CETA. L’ouvrage est l’occasion pour le député picard de renouveler son soutien au mouvement de la jeunesse pour le climat et d’entamer un dialogue avec celui-ci. Nous l’avons rencontré pour échanger sur les défis qui guettent l’écologie politique et qui limitent à l’heure actuelle sa portée hégémonique. Entretien réalisé par Audrey Boulard et Vincent Ortiz.


LVSL – Dans votre ouvrage, vous parlez longuement de vos rencontres avec de jeunes militants de Youth for climate, qui vous ont visiblement inspirés. Vous écrivez : « vous n’êtes pas les comptables d’un monde qui meurt. Vous êtes les prophètes d’un monde qui vient ». Ce « vous », c’est la jeune génération. Or la crise climatique touche toutes les générations : il n’est que de constater les dégâts causés à l’agriculture française par les sécheresses de cet été. En mettant en avant un clivage générationnel, n’avez-vous pas peur que cela fausse le combat et limite l’engagement des « vieux », réduits à une posture de charité, alors que la crise climatique offre justement une occasion de refaire de l’universel ?

François Ruffin – Je n’en fais pas quelque chose « d’universel » parce qu’il y a une question de générations, ainsi qu’une question de classes. Ce phénomène ne concerne d’ailleurs pas toute une génération mais seulement une partie de celle-ci – c’est dans les grandes villes et leurs lycées généraux qu’il y a eu le plus de manifestations. Cela veut dire que l’on parle des milieux les plus éduqués.

Cependant, ce n’est pas parce que ce mouvement possède un contenu de classe et une dimension générationnelle qu’il est à mépriser. Au contraire : c’est la locomotive qui vient tirer le reste. Comment raccroche-t-on les wagons derrière ? Telle est la question.

On a bien assisté à une progression du degré de conscience écologique dans la société tout entière, mais elle est particulièrement prégnante chez les jeunes parce qu’ils sont nés avec. J’avais sans doute déjà une conscience écologique plus forte que celle de mes parents – par le biais de mon rapport aux animaux, à la croissance, etc. Mais ce n’était pas ma matrice politique, alors qu’elle le devient pour toute une génération. C’est ce que je raconte à propos de ces deux jeunes montpelliérains qui n’ont même pas eu à penser l’écologie, que je mets en regard avec de vieux intellos brillants, mais qui sont incapables d’insérer l’écologie à l’intérieur de leur mode de pensée parce que toute leur vie intellectuelle et militante y est étrangère. Je vois des députés « marcheurs » s’interroger sur le sort que l’on réserve à la planète simplement parce que leurs enfants leur en parlent. S’il y a une infusion des questions écologiques dans la société elle s’est faite par ce biais : par l’intermédiaire des jeunes générations.

C’est ici que je trouve une limite : en un sens, je ne pense pas que mon livre soit fait pour tout le monde. C’est un livre à destination des militants, et notamment à cette tête d’épingle qu’est Youth for climate – qui est la pointe avancée de cette génération, qui lui permet de se construire intellectuellement. Je viens avec ce livre lui offrir des billes, lui proposer mon regard sur les erreurs qu’ils pourraient commettre, sur la manière de construire un lien avec les classes populaires, de mener une lutte, par la rue et par les urnes. Peut-être ai-je tort. Je viens m’interroger avec eux.

“Cela fait vingt ans que je me bats pour faire la jonction entre le rouge et le vert en proposant des pistes.”

Je suis convaincu que l’on assiste à une montée du degré de conscience écologique de la même manière que Victor Serge a décrit une montée du degré de conscience socialiste chez les jeunes générations qui ont précédé la révolution russe. Va-t-elle se décourager ? Va-t-elle entrer dans une lutte armée ? Je n’en sais rien, mais je constate que quelque chose d’essentiel se déroule à ce niveau. Cela fait vingt ans que je me bats pour faire la jonction entre le rouge et le vert en proposant des pistes. Vous êtes nés avec une forte conscience que notre planète était au bord de l’effondrement. Pour vous, c’est une évidence. On pourrait même dire que ce qui vous serait difficile à envisager, c’est la remise en cause de ce cadre de pensée.

La question que l’on doit se poser est la suivante : comment fait-on pour que ce pan d’une génération qui se mobilise ne sombre pas dans le découragement, dans l’opportunisme, ou dans l’isolement ? Les locomotives sont intéressantes seulement si elles tirent des wagons derrière. Si elles n’entraînent pas des pans importants de la société, elles ne m’intéressent pas. Youth for Climate ne m’intéresserait pas s’il n’avait comme perspective d’entraîner des pans entiers de la société.

LVSL – Vous évoquez une discussion avec une membre de Youth for climate qui déclare en substance : « vous les politiques, vous devriez abandonner vos clivages rhétoriques désuets pour affronter ensemble la crise climatique ». Vous lui répondez alors que les ennemis de classe sont les ennemis du climat. Deux visions de l’écologie s’affrontent ici. Ne craignez-vous pas d’apparaître comme le “vieux gaucho” qui s’empare de la question écologique pour refourguer sa marchandise anticapitaliste ?

FR – Je ne me positionne pas comme « anticapitaliste ». J’évite les mots en –iste d’une manière générale, parce que ce sont des mots qui font fuir les gens. Maintenant, quand cette personne – Laëtitia –, à l’Assemblée nationale, le jour du vote du CETA, est en compagnie de Greta Thunberg et nous demande de mettre nos différends politiques de côté, je rétorque que ce n’est pas possible. Ce n’est pas par plaisir que je suis en désaccord. Le vote du CETA est le produit du long travail d’un lobbyiste, Jason Langrish, embauché par l’industrie pétrolière, qui a conçu ce traité il y a une vingtaine d’années et l’a présenté aux autorités canadiennes qui l’ont ensuite transmis aux autorités européennes. Le CETA naît donc d’une initiative du lobby du pétrole qui a tout de suite été soutenue par les lobbies des manufactures, de la pharmacie, ou encore de l’industrie chimique. À un certain stade, il faut donc choisir son camp. Soit on est pour le CETA, soit on est contre. Soit on pense qu’il est bon d’importer de la viande bovine nourrie aux farines animales tandis que nous exportons de la viande bovine en Chine, soit on pense que c’est une mauvaise chose et qu’il faut mettre en place une dynamique de relocalisation.

D’une manière générale, je pense que l’écologie n’efface pas la lutte des classes, mais qu’elle la renforce. Aujourd’hui, elle ne touche plus seulement à une question de niveau de vie mais de survie. La question est la suivante : qui dirige la société ? Ceux qui ont actuellement le volant entre les mains sont déterminés à nous envoyer dans le mur, soit par inconscience, soit par cynisme. Soit on récupère le volant entre nos mains et on appuie sur le frein, soit on leur laisse, mais il y a bien une bagarre à mener à ce niveau-là. On ne peut pas dire « soyez tous d’accord ». Je ne suis pas d’accord avec ceux qui conduisent notre société, qui créent les conditions pour que l’eau de demain soit imbuvable – si tant est qu’il en reste, parce qu’on entrevoit déjà des scénarios d’assèchement jusque dans des pays tempérés comme la France –, pour que l’air soit irrespirable, ou pour que l’air ou l’ombre deviennent marchandisables ! Face à une telle configuration, on trouve d’un côté ceux qui l’approuvent, de l’autre ceux qui n’en veulent pas. À l’Assemblée nationale, on trouve ceux qui, consciemment ou inconsciemment mènent par leurs choix la planète dans le mur. Rendre possible le secret des affaires, qui donne à l’industrie chimique un moyen supplémentaire pour ne pas être contrôlée, est un choix de classe ; c’est un choix en faveur de l’oligarchie.

Je ne me suis jamais senti « gaucho », mais de gauche, oui, j’assume. Et cela n’est pas en contradiction avec mon engagement écologiste. J’ai mis en cause la croissance dans mes livres dès les années 2000 pour des raisons qui étaient sociales : je considérais que parler de la croissance était un moyen de dire « attendez demain qu’il y ait deux, trois ou quatre points de croissance pour que l’on redistribue ». De mon point de vue, il n’y avait pas besoin d’attendre que le gâteau grossisse pour que l’on puisse en donner quelques miettes aux gens : celui-ci était déjà assez gros pour être partagé.

Suis-je le gaucho le service ? Ce dont je suis certain, c’est que certaines choses étaient difficilement dicibles et deviennent plus faciles à exprimer parce que l’atmosphère « écolo » rend possible cette libération. On pourrait par exemple interdire la publicité ! J’ai déjà écrit des papiers là-dessus, et c’est longtemps resté totalement inaudible. J’ai le sentiment que ce genre de choses devient audible, que l’on a aujourd’hui la possibilité de mettre en cause ce modèle de consommation et cette emprise des marques sur nos esprits. Dans La guerre des classes, qui est l’un de mes vieux livres, je remettais en cause le bien-fondé de la croissance. Désormais, on peut critiquer la croissance pour des raisons sociales, mais on peut également le faire parce qu’elle mène la planète à sa perte, et enfin parce que le bonheur ne passe plus par là. J’essaie de me saisir de cette opportunité. Le rapport aux animaux, qui relevait un peu de la sensiblerie il y a quelques années, peut maintenant s’inscrire dans un continuum de luttes. Au fond, le capital s’en est pris à la terre, aux arbres, aux hommes, et ainsi de suite. Il s’en prend aux animaux qu’il transforme en minerais et qu’il maltraite, de la même manière qu’il maltraite les hommes : c’est pourquoi on n’a pas à faire un choix entre le rouge et le vert, entre la défense des hommes et de la nature. Notre ennemi est un ennemi commun qui réduit l’homme et la nature à de pures fonctions. Il a pour seul objectif de produire et de consommer.

LVSL – Vous évoquez la dimension de classe de l’écologie. Quelle doit être l’attitude d’un mouvement écologiste par rapport à la classe dominante ? Considérez-vous que le bloc oligarchique dans son ensemble doive être mis en question, ou pourrait-on s’appuyer sur certains secteurs de l’oligarchie qui auraient peut-être intérêt à une forme de transition écologique ?

FR – Il faut un combat permanent contre l’oligarchie. Il faut lui ôter le volant des mains. Je suis un partisan du compromis, et il faut faire des alliances de circonstances si elles sont à faire. Je pense que l’on progresse par le compromis permanent, ce qui signifie que l’on sait qui est l’adversaire et qu’on le nomme comme tel, même si on passe des accords avec lui. Il n’empêche qu’il faut leur ôter le volant des mains et que c’est le nœud du problème.

Sur quel pan de l’oligarchie s’appuyer ? Sur certains secteurs de l’industrie favorables à un certain protectionnisme ? Le protectionnisme, pour moi, est un moyen et non une fin. C’est un outil dans la boîte à outils. Les taxes douanières, les barrières commerciales, sont autant de leviers que l’on peut éventuellement utiliser mais qui ne définissent pas une finalité. Lorsqu’on se rend dans les hôpitaux, dans les écoles, on entend partout parler du manque de moyens. Ce qui me paraît aujourd’hui plus frappant encore est le manque de fins. Quelle est la finalité de ce que l’on fait ensemble ? Quel est le sens de la vie ? Comment définit-on le bonheur ? Comment définit-on le progrès ? Comment définit-on la réussite ? À mon sens, un mouvement de gauche écologique doit avant tout redéfinir le bonheur, le progrès, la réussite… Je doute que l’on tombe d’accord même avec le secteur le plus protectionniste de l’industrie sur ces questions.

“On vit un déjà-là de l’effondrement écologique.”

En matière d’alliances de circonstances, si l’on parle de l’opposition commune de la FNSEA et des militants écologistes au CETA, c’est une alliance que je souhaiterais voir se pérenniser – sinon avec la FNSEA, du moins avec les agriculteurs. Cela suppose de dépasser un certain nombre de clivages en posant la question, par exemple, de la finalité de l’agriculture : c’est un questionnement qui pourrait déboucher sur une alliance puissante. Je comprends très bien que pendant la période d’après-guerre on soit allé vers un modèle de mécanisation, de chimisation, de concentration industrielle parce qu’il était au service d’un objectif et d’une finalité : garantir la souveraineté alimentaire de la France, atteinte dans les années 1970. Depuis ce temps-là, il n’y a plus d’objectif donné à l’agriculture. Elle est sans boussole et en attente que l’on redéfinisse une finalité.

On peut effectuer une analogie avec l’enseignement. Il y a de sérieux manques de moyens et d’effectifs dans les classes. Mais quelle est la finalité de l’enseignement ? Lorsque Jules Ferry met en place l’enseignement gratuit et obligatoire, il le fait en suivant l’analyse d’Ernest Renan selon laquelle nous n’avons pas perdu la guerre franco-prussienne de 1870 avec les cœurs mais avec les têtes ; selon lui, c’est l’instituteur prussien qui a gagné, parce que nos hommes n’étaient pas assez formés. Suivant cette logique, une école républicaine et patriote a été mise en place, qui avait pour objectif de former des soldats pour la première guerre mondiale. On peut le regretter, mais c’est une fin qui est posée. De la même manière, au XXème siècle, on a posé pour objectif l’élévation du niveau d’éducation parce que l’on se dirigeait vers des emplois de plus en plus qualifiés. Désormais, le marché du travail est un marché que l’on ne comprend plus, qui pour une certaine part est déqualifiant, avec une multiplication des petits boulots. Est-ce que la perspective de l’enseignement est d’épouser un marché du travail fluctuant ? Non. On voit bien que cela ne donne aucun sens au métier d’enseignant. C’est la raison pour laquelle je pense qu’aujourd’hui, au-delà de la question des moyens pour l’enseignement, il faut définir sa finalité : les enseignants doivent être les moteurs de la mutation écologique. C’est un horizon qui peut fournir une motivation : construire des hommes et des femmes qui doivent être capables d’habiter cette planète correctement. Aujourd’hui, même si les enseignants en font souvent plus, les programmes scolaires n’intègrent les questions écologiques que de façon marginale.

LVSL – Vous évoquez longuement la collapsologie qui provoque de plus en plus de débats. Sur le plan politique, beaucoup de collapsologues proposent une version verte de la théorie anarchiste, notamment en matière d’auto-organisation. Quel regard portez-vous sur les réponses offertes par ces théoriciens ? N’assiste-t-on pas, là aussi, à une forme de tentation sécessionniste ?

FR – J’aime beaucoup L’entraide de Pablo Servigne. À mon sens, c’est un ouvrage clé. C’est presque un début de réponse à une crise car je suis convaincu que l’on se dirige vers un effondrement. Nous vivons déjà dans un effondrement écologique. Durant mes quarante années d’existence, la moitié des vertébrés sauvages a disparu de la planète. Plus du tiers des oiseaux et 80% des insectes ont disparu – 95% d’ici 10 ans. À chaque fois que le GIEC établit une statistique sur le climat, il la dégrade par la suite parce que ses scénarios se révèlent plus optimistes que la réalité. Quand je me rends dans le Jura et qu’on me décrit des rivières qui sont désormais vides de poissons, j’ai l’impression de me retrouver dans le conte d’Amos Oz, Soudain dans la forêt profonde, où tous les animaux ont disparu et où la maîtresse en vient à reproduire des dessins pour que les enfants continuent de garder la mémoire de ce qu’était un renard et à leur faire imiter des cris d’animaux. Dans cette même région, on a assisté à une disparition du Doubs sur 50 km. Plusieurs villages ont été approvisionnés en eau. Cet été, plus de la moitié des départements en France ont vécu un épisode de sécheresse. On vit un déjà-là de l’effondrement écologique.

“C’est la fragilité de l’homme qui fait sa force, parce qu’il se vit ainsi comme un animal hyper social. L’humanité baigne donc dans la coopération et l’entraide.”

Et ce n’est qu’un début, à moins que l’on n’appuie très vite sur le frein et que l’on change de direction. Quelle forme va prendre cet effondrement, comment va-t-on s’y adapter, va-t-on en faire une chance ? Quand je parle de fins, c’est du sens de l’existence dont il est question. L’entraide de Pablo Servigne donne un contrepoint au discours de la concurrence permanente. Que l’on parle du CETA, de la concurrence entre le Canada et l’Europe, entre les agriculteurs français et canadiens, entre les universités, les villes, les régions, que l’on est sommés de rendre plus compétitives pour attirer les multinationales… le leitmotiv de la « concurrence » est omniprésent. J’ai vu hier le film de Ken Loach, Sorry we missed you, qui montre à quel point les conducteurs sont pris dans une concurrence institutionnalisée au sein d’une même entreprise. Contre cette concurrence généralisée, Pablo Servigne vient proposer un autre récit, fondé sur l’entraide. L’entraide existe et elle est tellement massive qu’on ne la perçoit pas, mais on y baigne. Il la montre à l’œuvre dans la nature avec les étourneaux, les abeilles, les poissons-clowns et les récifs de coraux. Il décrit comment la respiration est le fait de bactéries qui au départ ont coopéré entre elles, comment des microbiotes coopèrent à l’intérieur de notre organisme, comment la forêt constitue un vaste champ de coopération entre les vieux arbres, les jeunes arbres, les champignons, etc. Et l’homme ! Il n’y a pas un bébé qui puisse survivre si une vaste coopération n’est pas mise en œuvre autour de lui. C’est la fragilité de l’homme qui fait sa force, parce qu’il se vit ainsi comme un animal hyper social. L’humanité baigne donc dans la coopération et l’entraide.

C’est vers une telle perspective que l’on doit se diriger : moins de biens, plus de liens. À mon sens, dans le film de Ken Loach, c’est Abby, qui tient le rôle du personnage principal, qui porte quelque-chose de fort à la fois dans la construction de sa famille et dans l’aide qu’elle apporte à l’extérieur, étant auxiliaire de vie sociale. Elle va chez les personnes âgées et chez les personnes en situation de handicap pour leur apporter secours. Pour moi, voilà l’avenir : c’est Abby. Ce sont les métiers du lien : assistante maternelle, accompagnateur d’enfants en situation de handicap… ceux qui placent l’entraide au cœur ont des métiers d’avenir.

Mais pourquoi est-ce que ces métiers sont dégradés dans notre société ? Pourquoi est-ce qu’ils sont sans statut et sans revenus ? Parce que ce sont des métiers de femmes à 85 %. Et parce que ce sont des métiers de liens, et le lien est sous-valorisé et dégradé dans la société contemporaine. Ces métiers devraient être au cœur de notre projet politique. Pour des raisons sociales, car c’est 2 millions de personnes que l’on peut faire sortir de la pauvreté. Pour des raisons féministes, puisqu’à 85 % ce sont des métiers de femmes. Et pour des raisons écologiques, car cela permettrait de mettre un frein à la production illimitée de biens dont on n’a pas besoin : l’iPhone 11, l’iPhone 12, bientôt 13, 14, 15, la 5G puis la 6G, etc. Le progrès, ce n’est pas cela. Le progrès consiste à se demander comment on va continuer de parler à la grand-mère, comment elle va continuer de chantonner quand l’auxiliaire de vie lui démêle les cheveux.

LVSL – Il y a justement un sentiment auquel vous faites constamment appel dans le livre, c’est l’empathie. Vous tracez un continuum entre les êtres humains et les animaux, ce qui ouvre la question des droits que la société humaine devrait accorder aux animaux ; quel est votre vision de l’antispécisme ? Quel modèle d’élevage est-ce que vous préconiseriez ?

FR – Je suis Jocelyne Porcher, auteure de Vivre avec les animaux, une utopie pour le XXIème siècle. L’élevage existe dans la société humaine depuis la préhistoire. Ce qui me pose problème c’est son industrialisation et son inhumanité. Qu’il y ait la mort au bout est une chose, que la vie de ces animaux ne soit qu’une souffrance en est une autre. Que l’on se nourrisse en partie de viande, que l’homme soit omnivore donc carnivore, est pour moi un état de fait. Peut-être que l’on fera sans à l’avenir, mais ce n’est pas le cas actuellement. La question qui se pose est la suivante : comment aménage-t-on un système qui soit humain des deux côtés, pour les animaux comme pour hommes ? Comment donne-t-on de l’espace aux animaux ? L’un de mes combats originels est dirigé contre l’élevage des poules en batterie. De l’autre côté, il faut rendre cela humain pour les hommes également. Prenons l’exemple des abattoirs des poulets Doux : les hommes en font des cauchemars la nuit quand ils commencent à y travailler. Cette manière de procéder en série et de couper des têtes à la chaîne n’est pas naturelle pour l’homme. Enfin, pour que cela soit humain pour les éleveurs également, il faut d’abord qu’ils puissent en vivre dignement, ce qui suppose des garanties de prix et le fait de pouvoir être fiers de leur métier.

LVSL – Même si la préoccupation en faveur de l’écologie progresse dans l’ensemble de la société, les classes populaires en font moins leur priorité que les diplômés. De fait, l’écologie revêt un caractère élitaire qui se traduit par la prégnance du discours individualiste en matière de responsabilité écologique. Comment expliquez-vous les difficultés à construire une écologie populaire ?

FR – Ce qu’il faut d’abord prendre en compte, c’est la disjonction entre les paroles et les actes. On a affaire à une classe supérieure qui, quand on l’interroge, place l’écologie et le climat en haut de ses préoccupations. En réalité, elle est nettement plus polluante que les classes populaires. Les 10% les plus riches émettent huit fois plus d’émissions de gaz à effet de serre que les 10% les plus pauvres. Une enquête du CRÉDOC évoque l’engagement de façade des classes supérieures qui passent à Enercoop, achètent bio, mais derrière font un voyage en avion qui décuple leur bilan carbone. Quand bien même les classes populaires ne le placent pas au cœur de leurs propres préoccupations, elles sont néanmoins plus responsables que les classes supérieures.

“La mondialisation, qui avait fait sauter le bloc historique entre les classes populaires et les classes éduquées, pourrait le ressouder.”

Maintenant, je pense qu’avec l’écologie nous avons l’occasion de rassembler la classe éduquée et les classes populaires. Jusqu’à présent, les ouvriers ont pris de plein fouet la mondialisation. Chez moi, les ouvriers de Goodyear, Continental et Whirlpool se sont retrouvés seuls et les éduqués ont dit, avec compassion : « bon c’est triste, mais c’est le fait de l’Europe et de la mondialisation, on ne peut rien y faire ». Désormais, la crise écologique conduit Nicolas Hulot à dire que la mondialisation est une catastrophe, que si on se contente de trois éoliennes tout en continuant les accords de libre-échange, tout va brûler. La mondialisation, qui avait fait sauter le bloc historique entre les classes populaires et les classes éduquées, pourrait le ressouder.

Ma lecture des progrès dans l’histoire de France est la suivante : il y a eu des moments où s’est effectuée une jonction entre la classe éduquée et les classes populaires. En 1789, c’est la petite bourgeoisie, quelques propriétaires terriens et avocats, qui représente le tiers état à l’Assemblée nationale. En revanche, ce sont les classes populaires des villes qui font le 14 juillet, et les classes populaires des campagnes qui mènent la Grande peur. Ce sont six années de ce mélange-là qui font la Révolution française. Le Front populaire, ce sont les intellos qui disent « non » au fascisme et les ouvriers qui demandent les congés payés et les 40 heures. Mai 68 se décline sous la forme d’un mai 68 étudiant et d’un mai 68 ouvrier. Ce n’est pas forcément le grand amour, mais il n’empêche qu’ils vivent un temps commun. Mai 1981, c’est 74 % des ouvriers qui votent pour François Mitterrand à la présidentielle et grosso modo tous les profs.

Depuis 1981, ce bloc historique a été brisé, à cause de la mondialisation qui a fait des vainqueurs et des vaincus, comme un fil à couper le beurre. Du côté des ouvriers on a atteint 20% de chômage pour les non-qualifiés. Toutes les familles populaires sont touchées ou craignent de l’être et sont hantées par ce spectre. Côté classes intermédiaires au contraire, on n’est qu’à 5% de chômage, donc on espère encore qu’un certain niveau de diplôme nous en prémunira. La traduction électorale de cet état des choses a été catastrophique : émergence du Front national, un tiers du vote ouvrier qui va grosso modo au Front national [ndlr, 47% des ouvriers qui ont voté aux élections européennes de 2019], un tiers d’abstention et un tiers qui continue à voter vaguement à gauche. On a une disjonction, même avec le mouvement des gilets jaunes. Les sondages indiquent que 80% des Français des classes populaires sont favorables aux Gilets jaunes, tandis que dans les classes intermédiaires, seuls 50% y étaient favorables au début du mouvement. Parce qu’il y a cet adversaire commun, l’écologie constitue une occasion de rassembler. Cette fois-ci on peut avoir Nicolas Hulot et les Youth for Climate, qui mettent en cause le CETA, aux côtés des travailleurs et des éleveurs. On a l’occasion de créer une jonction. Il faut une rupture avec le trio « croissance, concurrence, mondialisation ». Il faut réaliser cette rupture et poser derrière d’autres choses positives : les métiers du lien par exemple. Il faut proposer un plan pour faire sortir deux millions de personnes de la pauvreté qui soit en même temps une mesure écologique et le levier d’une écologie populaire.

LVSL – Ceci implique a minima de faire appel à certains affects patriotiques. Pensez-vous que l’écologie est l’occasion d’articuler les affects patriotiques qui existent en France avec la préoccupation pour l’écologie, dans une perspective de rupture avec la mondialisation ? Que pensez-vous de l’idée d’un patriotisme vert ?

FR – Cela me renvoie à ce que j’entends parfois à Flixecourt : la France n’est responsable qu’à 0,9% des émissions de gaz à effet de serre mondiaux, donc à quoi bon changer ? Or les progrès ne naissent que du fait de pays ou de blocs de pays qui ont été porteurs de quelque-chose dans l’histoire et en ont entraîné d’autres. Quand en 1793 on décide d’en finir avec la royauté, on ne demande pas à l’impératrice de Russie, à l’empereur de Prusse et au royaume d’Angleterre s’ils sont d’accord : on avance et on entraîne. Cela produit quelque chose en Europe. J’ai la vision d’une France qui peut avancer sur ce terrain-là, qui peut avancer seule sur un certain nombre de points et qui peut être entraînante. Cela s’est déjà vu sur un certain nombre de dossiers mineurs : le diméthoate par exemple, molécule chimique employée sur les cerises, a été interdit d’usage en France. Cela a eu des effets d’entraînement, parce que d’autres pays l’ont interdit à leur tour. Je pense donc que l’on peut avoir un effet d’entraînement par de grands pactes mondiaux, effets d’entraînement qui ne sont pas à négliger. Si les grands accords mondiaux permettent de faire évoluer les consciences, je prends.

“Notre époque c’est celle d’un ciel bas et lourd qui pèse comme un couvercle sur les cœurs. L’absence d’initiative politique participe aussi de ce sentiment d’asphyxie.”

Mais à un certain stade, il faut prendre des mesures concrètes. On marche sur la tête lorsqu’on me dit que l’on ne peut pas faire interdire les publicités a minima sur les 4X4, que dans notre pays la vente de 4X4 a augmenté de 30% en 2019, que les émissions de gaz à effets de serre ont encore augmenté, etc. Sur le marché intérieur au moins, la France pourrait prendre des mesures ; contre la publicité par exemple, qui constitue, à mon sens, un combat central. Actuellement, si je parle à des journalistes, si je tiens un journal depuis vingt ans, c’est parce que je suis persuadé que l’on ne peut changer le monde que si l’on change le regard des gens sur le monde. Et on ne peut changer le regard sur le monde que si on change ce qu’on met dans la tête des gens. À quoi cela sert-il de faire nos articles, nos manifestations de Youth for Climate, quand en face les Français avalent en moyenne les images de 5000 marques par jour ?

Au fond, nous vivons un temps d’absurdité et les gens le ressentent. Cela participe de la perte de sens. Lorsqu’on se rend à Gare du nord et que le panneau des départs a été transformé par un grand panneau pour Audi, constitué avec des leds, que ce type de panneau doit consommer l’équivalent de dix foyers par an, on peut considérer que cette société a perdu son sens. Dans la répétition de « croissance, concurrence, mondialisation », à l’heure où on importe de la viande bovine en France pour exporter de la viande bovine en Chine, les gens ne vivent plus qu’un sentiment d’absurdité. Pour les personnes qui avalent des pubs toute la journée, cela produit une dissonance cognitive permanente. Gramsci parle d’un « temps de détachement de l’idéologie dominante » : les gens le voient bien et le ressentent profondément. Ils se sont détachés de cette absurdité et les gilets jaunes en sont un marqueur.

LVSL – Votre dernier chapitre s’intitule « essayer quelque chose ». Vous plaidez pour l’union des forces de transformation sociale et écologique au sein d’un « Front populaire écologique ». Ne pensez-vous pas que ce type de formules correspond à un imaginaire un peu passé, un peu ringard, alors que l’enjeu serait justement d’inventer quelque chose de neuf et de transversal ?

FR – Je pense que cela ne peut marcher que s’il y a une grosse pression d’en bas. C’est ce qui s’est passé à l’époque du Front populaire. Les organisations politiques ne se rencontrent pas à froid, les unes avec les autres. C’est une pression d’en bas qui l’exige. Je parlais il y a peu de l’idée de lancer une pétition intitulée « arrêtez vos conneries », en disant aux chefs de partis : « maintenant ça suffit, la logique partidaire est suicidaire, on ne sait pas où vous nous emmenez mais on sait que vous n’êtes pas à la hauteur des responsabilités de notre temps », ou quelque chose de cette nature. Cela ne peut marcher que s’il y a une énorme pression qui vient du bas, qui fait sauter les cloisons et les logiques d’appareils et d’individus, au sein desquelles je me trouve et dont je ne peux m’extraire complètement. Cela suppose ensuite qu’un autre imaginaire surgisse dans la société ; un imaginaire en rupture avec le triptyque « croissance, concurrence, mondialisation ». Il faut que cela se répande, et que la majorité veuille mettre en place autre chose. Et là, quoi qu’il arrive, la seule solution sera de ne pas y aller chacun seul dans son coin.

Roosevelt disait que le peuple « ne nous en voudra pas d’avoir échoué, mais il nous en voudra de ne pas avoir essayé ». Il faut essayer quelque chose, car on vit un moment où l’on voit se dessiner, pour parler très concrètement, un 2022 entre l’extrême-argent et l’extrême-droite. Cela participe également d’un sentiment d’asphyxie. C’est pourquoi je vais chercher de l’air dans Youth for climate, ou dans les gilets jaunes, dans des bulles de cette espèce. Notre époque c’est celle d’un ciel bas et lourd qui pèse comme un couvercle sur les cœurs, le ciel de la finance. L’absence d’initiative politique participe aussi de ce sentiment d’asphyxie.

« Ce pays que tu ne connais pas » et ce petit monde que tu connais trop bien

François Ruffin dans son bureau à l’Assemblée nationale ©Alexis Mangenot

« Ce moment m’a transformé, aussi. Je n’ai pas découvert notre pays lors de ce grand débat mais je crois que j’ai touché beaucoup plus clairement l’épaisseur des vies ». Lors de sa conférence de presse du 25 avril 2019, Emmanuel Macron semble répondre à l’ensemble des gilets jaunes, certes, mais plus particulièrement encore à l’un d’entre eux. Deux mois auparavant, François Ruffin avait en effet sorti un essai qu’il décrit lui-même comme un « crochet du gauche » asséné au Président Macron et intitulé : « Ce pays que tu ne connais pas ».

Dans ce livre, François Ruffin décrit les parcours croisés du Président et de lui-même, tous deux passés par les murs du même lycée, avec des origines sociales relativement semblables, mais qui pourtant ne se positionnent pas du même côté dans ce mouvement des gilets jaunes et plus généralement dans la vie politique française. De cette idée assez simple découle une « biographie non autorisée » du Président de la République, qui décortique son parcours de vie, pour mieux pointer son illégitimité à gouverner un pays qu’il ne connaît qu’à travers les 0,01% les mieux lotis.


Une loupe au-dessus d’un mouvement de masse

Le député-reporter a écrit ce livre au cours du mouvement des gilets jaunes. Comme pour son film, c’est ce mouvement, ou plutôt les gilets jaunes engagés dans ce mouvement, qui l’inspirent. Car, comme souvent avec François Ruffin, il est beaucoup question des « gens ». Le livre est truffé de citations de Françaises et de Français qu’il a pu rencontrer. Ces Français, il dit les connaître. Et il s’en vante, car Emmanuel Macron, lui, ne les connaît pas. De sa première tentative d’éteindre le mouvement des gilets jaunes, lors de l’allocution présidentielle du 10 décembre, François Ruffin relève quelques phrases sur ces « Français qui ne s’en sortent pas », mais pour lui cela sonne faux, ce ne sont que « des stéréotypes sans chair, sans visage, sans prénom derrière ». Et justement, les prénoms semblent être sa spécialité. Dans ses vidéos sur YouTube, dans ses articles dans Fakir, dans ses discours à l’Assemblée, comme dans ce livre, les prénoms, mais surtout les gens qu’il y a derrière, ont une place centrale.

Un récit de Ruffin, c’est donc l’inverse d’une étude statistique. Plutôt que de partir du macro pour s’intéresser au micro, il s’intéresse au micro pour décrire le macro. Il dit qu’il va raconter le cas d’Ecopla et que « ça va raconter la France ». Et cela donne un certain effet. Il fait du qualitatif, il fait du terrain, au sens sociologique du terme. Et c’est d’ailleurs ce qu’il a toujours fait.

Il raconte ainsi qu’il a trouvé son rôle dès son premier reportage, il y a vingt ans, au zoo d’Amiens : ce sera de « rendre à la réalité ses aspérités », à l’inverse des communicants et autres chargés de missions qui « ont pour fonction de lisser la réalité, de la gommer, d’en atténuer la dureté ». Il s’est ensuite intéressé à « l’arrière-cour » de la mondialisation heureuse. Celle qu’ils veulent cacher derrière les quelques réussites individuelles. Mais François Ruffin affirme refuser cela. Son ambition, en créant le journal Fakir, c’était « que la vie des grands n’éclipse pas la vie des gens ».

Son ambition, en créant le journal Fakir, c’était « que la vie des grands n’éclipse pas la vie des gens ».

Tout cela lui permet d’affirmer sa légitimité à parler des gens qui composent ce mouvement. Il s’y intéresse depuis longtemps, même quand ils se cachaient, quand ils refusaient de parler, par honte. Même quand personne d’autre ne s’y intéressait, car la curiosité était également « mondialisée » et qu’il était devenu plus évident de s’intéresser à la vie des gens à l’autre bout du monde qu’à celle de ceux qui habitent « de l’autre côté de notre ville ».

On aurait d’ailleurs aimé qu’il prenne encore plus de temps pour décrire ce qu’il a vu, pour laisser la parole à ces personnes qui ont rejoint ce mouvement, sur des dizaines de pages. Car les citations sont souvent brèves et on reste sur notre faim sur ce point. Mais cela sera davantage développé dans son film. Car dans ce livre, l’objet est également de pointer du doigt le principal responsable de tout cela, avec un récit dynamique : c’est un « uppercut moral » comme il le dit lui-même !

Le principal responsable pointé du doigt

En effet, ce livre a le mérite de mettre un nom et un visage sur un ennemi du populaire. Et d’expliquer en détail pourquoi c’est l’ennemi. Tout d’abord, parce que dès le lycée, alors que, comme François Ruffin, il faisait partie de la « classe intermédiaire », celle qui a le luxe de pouvoir choisir son camp, il se range du côté des puissants, en ne cessant de vouloir faire partie de leur monde. Puis, après avoir fait ses classes dans les études les plus sélectives françaises, il finit par travailler dans une banque d’investissement et empocher des salaires colossaux. Mais cette histoire serait assez banale et inoffensive si elle s’arrêtait là. Car comme l’écrit Ruffin : « Ce n’est pas Rothschild que je vous reproche, c’est la gauche. (…) Vous auriez simplement encaissé les gros chèques je me serais tu. » Ainsi, Macron a non seulement choisi son camp, mais il a avancé masqué, se faisant passer pour un homme de gauche, pour mieux la détruire.

« Ce n’est pas Rothschild que je vous reproche, c’est la gauche. (…) Vous auriez simplement encaissé les gros chèques je me serais tu. »

Cependant, ce livre ne nous explique pas l’origine de ces choix croisés. Pourquoi une telle attirance pour la classe dominante ? Pourquoi plus que les autres adolescents de son âge ? Et pourquoi n’avoir pas assumé directement ce choix, en avançant masqué pendant si longtemps ? Pour répondre à ces questions, il aurait sûrement fallu creuser plus loin dans la vie du jeune Macron, connaître avec plus de précision ses origines sociales, son parcours de vie, ses premières socialisations. Tout ce qui peut expliquer cette faim de séduction des puissants chez ce jeune adolescent. Sur ce point, ce livre constate plus qu’il n’explique et on peut regretter que François Ruffin n’ait pas davantage utilisé ses nombreuses recherches sur la vie de Macron pour nous livrer une véritable analyse.

Mais ce premier constat en amène un autre : tout ce temps passé à séduire les « grands » hommes pour appartenir à ce « beau » monde représente autant de temps en moins avec le peuple, que Macron n’a jamais voulu connaître. La fin du premier chapitre s’achève ainsi : « Vous êtes le président d’un pays que vous ne connaissez pas. Et que vous méprisez. »

L’attaque semble violente, mais ce que cherche à faire Ruffin au fond, c’est de faire honte au président. En énumérant ses anciens salaires, il rappelle son illégitimité à donner des leçons de morale aux chômeurs, alors qu’il ne sait rien de leur vie. Lorsqu’il évoque la visite de Macron à Ecopla, il précise ainsi : « nous vous avons juste offert une excursion dans votre pays ». Il raconte également comment il a sauvé Macron du « goudron et des plumes » lors de sa visite à Whirlpool. Quoi de plus honteux que de se faire sauver par son pire ennemi ? Il s’attarde également longuement sur le fait que Macron est selon lui un écrivain raté, qui n’a su écrire dans sa vie qu’un seul livre, son livre programme Révolution, que Ruffin décortique pour montrer à quel point il est mauvais, d’un point de vue purement littéraire. Il avoue d’ailleurs sa démarche après avoir cité de longs passages plats, sans style, ni intérêt, de ce livre : « Je cherche à vous faire honte ».

Un brûlot pour retourner la honte

Tout au long de cet essai, cette notion de honte est très importante et elle ne concerne pas que le président. Car ce que Ruffin remarque tout d’abord dans ce mouvement social, c’est que les gens qui, avant, avaient honte d’être pauvres, honte de leur vie, maintenant ne se cachent plus. Au contraire ils revêtent un « gilet haute visibilité » pour se faire voir et vont partager leurs galères sur les ronds-points. La parole se libère, comme le montre si bien son film « J’veux du soleil », et c’est déjà une grande avancée !

Ce que Ruffin remarque tout d’abord dans ce mouvement social, c’est que les gens qui, avant, avaient honte d’être pauvres, honte de leur vie, maintenant ne se cachent plus.

Mais cette honte qui rongeait les plus modestes de notre pays, François Ruffin espère qu’elle se transfère vers ceux qui ont causé tout ce malheur. Cela concerne les dirigeants d’entreprises, comme le PDG de Sanofi, qui appelle les riches à donner 10% de leur fortune, alors qu’il est « le chef des rapiats » puisqu’il a notamment refusé d’indemniser les victimes de la Dépakine. Ruffin le nomme pour lui faire honte.

Mais cela concerne également les politiques. Il écrit ainsi : « Honte à vous les ministres ! Honte à vous les députés ! Honte à vous le président ! Honte à vous l’élite qui nous dirige ! ». Le président serait ainsi le complice des « psychopathes du profit » que sont les dirigeants des grandes entreprises. Et ce n’est pas le peuple qui devrait avoir honte de vivre modestement, mais tout ce « beau » monde qui devrait avoir honte de s’accaparer les richesses, de ne pas les partager et de ne ressentir de la fraternité que pour une infime partie du peuple, que pour leurs semblables.

« Honte à vous les ministres ! Honte à vous les députés ! Honte à vous le président ! Honte à vous l’élite qui nous dirige ! ».

Une analyse par le prisme de la fraternité

Car selon Ruffin, c’est la fraternité envers les riches, son affection pour les puissants de ce monde – qu’il a pris le temps de mieux connaître – qui ferait avant tout agir Macron en leur faveur. Cette analyse est originale. Quand bien d’autres pointent du doigt des conflits d’intérêts, des intérêts financiers qui primeraient sur tout le reste, François Ruffin redonne finalement un aspect humain à la cible de son attaque. Même chez Emmanuel Macron, c’est l’affection qui guiderait avant tout ses choix. Malheureusement, cette affection, il ne la partage pas pour son peuple – comment avoir de l’affection pour des individus que l’on ne connaît pas ? – mais seulement pour une poignée de puissants qui bénéficient de ses choix.

C’est aussi l’envie de fraternité qui aurait été l’un des puissants moteurs du mouvement des gilets jaunes. Dans leur cabane à Abbeville, c’est de la fraternité, c’est du partage humain, c’est de l’affection que ces gilets jaunes sont venus avant tout chercher.

Ces deux exemples expliquent la place que Ruffin donne à la fraternité, au partage – des richesses matérielles comme immatérielles – dans son projet politique. En effet, quand il décrit son monde idéal, son projet politique, les contours sont encore flous, mais la seule chose dont il est sûr, c’est qu’il veut plus de fraternité, « les liens plutôt que les biens ».

Quand il décrit son monde idéal, son projet politique, les contours sont encore flous, mais la seule chose dont il est sûr, c’est qu’il veut plus de fraternité, « les liens plutôt que les biens ».

Au vu du succès populaire qui entoure le personnage et ses productions, il semble réussir à convaincre une bonne partie de la population de s’engager dans cette voie. Mais comment réussit-il ce tour de force ?

Un député-reporter-monsieur tout le monde

Quand il se compare à Macron, Ruffin met en avant ses doutes de l’adolescence qui le poursuivent encore maintenant, contrairement au président qui ne les aurait jamais connus. Il oppose également souvent la « perfection » d’Emmanuel Macron à son imperfection à lui. On pourrait croire qu’il se dévalorise, qu’il jalouse même le président. Son livre apparaît dans les meilleures ventes sur le site de son éditeur. Pourtant, il dit lui-même qu’il a été écrit « d’un jet » et qu’il n’est pas fignolé. Alors pourquoi les lecteurs achètent-t-ils un livre qui serait presque bâclé ? Et pourquoi ses discours à l’Assemblée sont-ils si visionnés, plus que ceux d’autres députés parfois plus « charismatiques » ou encore censés être des meilleurs connaisseurs du dossier ?

Parce que cette plume qui ne pèse pas chaque mot, cette voix tremblotante, ça pourrait être la nôtre. Nous serions comme lui stressés de nous exprimer à la tribune. Comme lui, nous aurions griffonné quelques arguments sur une fiche en carton, mais nous admettrions bien volontiers ne pas être experts du dossier et, comme lui, nous nous raccrocherions à ce que nous connaissons, les exemples qui nous entourent, pour faire notre démonstration. Quand nous voulons par exemple démontrer à un ami qu’il existe des injustices, nous citons telle connaissance qui n’arrive pas à trouver du travail, malgré une recherche effrénée et des diplômes en poche. Pour montrer qu’Emmanuel Macron n’a rien compris au mouvement des gilets jaunes et qu’il n’a pas su leur répondre par son allocution du 10 décembre, Ruffin dit qu’il a « fait pleurer Marie », une femme « gilet jaune » qu’il a pu rencontrer. Et il commence même son livre par cet exemple, par ce constat.

Ruffin révèle même, sans doute sans le faire exprès, la recette de son « succès » dans son livre. Il écrit : « Je vous jure que tous les paumés, tous les découragés, c’est moi, ça pourrait être moi. Je vous jure que ce clochard, dont la femme s’est barrée, et qui s’est réfugié dans la bouteille, et qui a sombré, sombré, sombré, qui ne se lave plus, qui ne règle plus son loyer, c’est moi, je le sens, ça pourrait être moi. » Comme un écho, on peut imaginer ce que se disent ces « paumés » et ces « découragés » qui regardent ses discours. Ils se disent peut-être : « cet ancien reporter, devenu député, qui nous défend à la tribune de l’Assemblée nationale, c’est moi, ça pourrait être moi. ». A l’inverse d’un président trop « parfait » pour les représenter, pour les comprendre.

« Je vous jure que tous les paumés, tous les découragés, c’est moi, ça pourrait être moi. »

Ainsi, lorsqu’après avoir terminé cet ouvrage, on jette un dernier coup d’œil sur la quatrième de couverture, on ne voit plus les photos de François Ruffin et Emmanuel Macron, jeunes adolescents, du même œil. On aperçoit chez le jeune Ruffin un petit sourire en coin, imperceptible au premier regard, mais qui semble nous dire, pour une fois sûr de lui : « A la fin, c’est nous qu’on va gagner » !

La fête à Macron a bien eu lieu

Le char Dracula lors de la fête à Macron ©Vincent Plagniol

Malgré la forte appréhension autour de la marche du 5 mai lancée initialement par François Ruffin et Frédéric Lordon, la “Fête à Macron” a été un succès. Celui-ci donne un bol d’air à l’opposition après les tensions et les débordements qui ont eu lieu le premier mai.

Entre Freed from desire de Gala, Despacito de Luis Fonsi et Bella Ciao, l’ambiance de la manifestation « pot au feu » de samedi était décidément bien différente de celle qui était anticipée. Exit les blacks blocks, place aux sourires et à la danse dans la joie et la bonne humeur.

Une ambiance qui permet de sortir d’un esprit défaitiste

Cela pourrait sembler anecdotique en apparence, mais la réussite de la manifestation réside essentiellement dans l’esprit qui en est ressorti. 40 000 participants selon la police, 100 000 selon l’organisation autour de François Ruffin, 160 000 selon la France insoumise ? Peu importe, il y avait du monde sous le soleil parisien. Là n’est pas l’enjeu. La manifestation du premier mai aurait pu attirer autant de participants qu’elle n’aurait pas eu beaucoup plus d’impact. Le succès de « La fête à Macron », c’est d’avoir renouvelé les codes, et surtout, d’avoir été capable de redéfinir l’agenda. En effet, parmi les tactiques de disqualification de la mobilisation sociale utilisées par le gouvernement, il y a le renvoi permanent de l’opposition sociale à une identité « aigrie », au « passé », et au « conservatisme des acquis ». Rien de tout cela ici. Les organisateurs de cette marche ont réussi à sortir de la position dans laquelle on tentait de les enfermer depuis plusieurs semaines en se montrant sous un visage optimiste et conquérant. Alors que la mobilisation semblait décroître, les cartes sont en partie rebattues. La journée du 26 mai sera de ce point de vue essentielle : l’after après le before ?

Les manifestants, nombreux, défilent dans la joie. ©Vincent Plagniol

Emmanuel Macron n’a pas le monopole du disruptif

On aura noté la présence d’un public sensiblement rajeuni dans cette manifestation rythmée malgré sa longueur, et de plus en plus dynamique à l’approche de la place de la Bastille. La mobilisation était colorée et enthousiaste. Le mot d’ordre a été suivi : “La fête à Macron” articule à la fois rejet et optimisme, désignation de l’adversaire et espoir. Pas de cagoules noires ici, et peu de casse, hormis un véhicule de Radio France attaqué. Adrien Quatennens, que nous avons contacté, déplore cet incident, mais souligne « la qualité du service d’ordre et de la relation avec la préfecture de police, qui s’était déjà démontrée à l’occasion de la marche organisée en septembre par la France insoumise ». Et le député d’ajouter que les insoumis sont « heureux qu’il n’y ait eu que très peu de violences malgré les menaces qui pesaient sur cette journée après le premier mai. Nous avons franchi un seuil. » Une façon de répondre au gouvernement qui accusait le mouvement d’exciter et d’encourager les violences.

Une mobilisation politique plus efficace que la mobilisation syndicale

Après cette journée, la balle est dans le camp des syndicats. En effet, l’opposition politique et citoyenne a montré qu’elle était capable mobiliser de façon large et transversale dans la société, et de mettre de côté les divisons syndicales qui minent la contestation depuis des semaines. La réussite de cette marche tranche avec le bilan en demi-teinte des journées d’action syndicales. A cet égard, la présence de Blacks Blocks le 1er mai peut aussi être interprétée comme la marque d’une crise du débouché syndical, dont les méthodes d’action se sont peu renouvelées. Les directions confédérales sont quant à elles perçues comme coupables d’entretenir la division et d’être incapables d’impulser une dynamique, malgré l’énergie déployée par les grévistes mobilisés partout en France.

Surmonter la division actuelle entre le syndical et le politique reste un objectif à atteindre. Pour Adrien Quatennens, toutes les forces « cherchent la formule adéquate qui permettra de faire de la journée du 26 mai une journée de débordement populaire et un raz de marée contre la politique du gouvernement ». Le député réfute par ailleurs toute tentation hégémonique à l’égard des syndicats : « La France insoumise cherche simplement à apporter sa pierre à l’édifice et à apporter une force propulsive. Nous nous mettons à disposition pour cuisiner la bonne recette qui permettra d’unifier l’opposition sociale. » Le compte à rebours a démarré avec l’approche de la coupe du monde, dont on craint qu’elle ne fasse vaquer les esprits à d’autres problématiques que le service public.

 

Jean-Luc Mélenchon sur le toit du bus de la France insoumise. ©Vincent Plagniol

Des tensions entre Jean-Luc Mélenchon et François Ruffin ?

Dans un article intitulé « La fête à Ruffin ou à Mélenchon ? », le Journal Du Dimanche se fait l’écho de rumeurs de tensions entre François Ruffin et Jean-Luc Mélenchon, et décrit un échange tendu entre le réalisateur de Merci Patron ! et Adrien Quatennens, alors qu’il était initialement prévu que le premier prenne la parole à la fin de la marche :  « Derrière l’autre bus, plus modeste, celui de François Ruffin, où s’expriment des travailleurs au micro, le chef de file de Nuit debout, et député LFI, est face à un autre député LFI, le Nordiste Adrien Quatennens. Ce dernier a les mâchoires serrées. Les deux élus du même groupe nous font comprendre qu’ils souhaitent s’expliquer hors la présence de journalistes. Nous sommes relégués à quelques mètres, à ne pas pouvoir entendre les mots de l’échange visiblement houleux. »

Des rumeurs repoussées en bloc par le député du Nord, selon qui les choses ne se sont pas du tout passées comme cela : « Il n’y a pas eu d’échanges tendu ». L’insoumis nous livre une autre version : « Ce qui s’est produit, c’est que François [Ruffin] et Frédéric Lordon ont été à l’initiative de cette marche. François a été l’interface entre nous et d’autres groupes, dont l’identité et les méthodes politiques sont différentes de celles de la France insoumise. Nous avons par ailleurs fourni notre appui et notre savoir-faire logistique aux équipes de François qui étaient en grande demande de soutien logistique. Il est certain que ces dernières semaines ont été des semaines de relatives tensions, comme lors des précédentes marches. Parce qu’il y a tout à gérer d’un point de vue logistique et politique, et en plus parce qu’il y a eu les événements du premier mai et les menaces qui pesaient sur la manifestation. François a donc eu beaucoup de pression sur les épaules et s’est retrouvé face au besoin de faire de nombreux réajustements. Hier, il est clair que cela a été remarqué, les équipes avaient atteint un niveau d’épuisement avancé. François n’était pas disposé à prendre la parole parce qu’il avait accumulé cette tension. » Le récit du JDD est donc critiqué par le député : « Ce qui est relaté par le JDD est faux, avec Manuel [Bompard] nous étions justement allés voir François [Ruffin] pour qu’il prenne la parole, parce qu’il avait été le déclencheur de cette marche et parce qu’il y avait mis toute son énergie. C’était son heure et toute la place de la Bastille l’attendait. Les gens le réclamaient. »

En attendant des éclaircissements probables du côté de François Ruffin cette semaine, c’est avant tout le succès de cette manifestation qui est unanimement pointé par les observateurs. A voir si cet essai sera transformé, on le saura le 26 mai.

Leur grande trouille : les pulsions protectionnistes de François Ruffin

François Ruffin dans son bureau à l’Assemblée nationale ©Alexis Mangenot

Avant de devenir une personnalité publique d’envergure nationale suite au succès de son film Merci Patron ! et à son élection dans la première circonscription de la Somme, François Ruffin était l’auteur d’un certain nombre d’ouvrages portant sur divers thèmes, souvent à mi-chemin entre l’enquête journalistique et l’essai politique (on peut citer notamment Faut-il faire sauter Bruxelles ? ou encore La guerre des classes.). En 2011, il signe Leur grande trouille. Journal intime de mes pulsions protectionnistes, une lecture particulièrement intéressante pour comprendre le positionnement de François Ruffin au sein de l’espace progressiste.

La thèse développée par François Ruffin est la suivante : il faut comprendre le protectionnisme comme un instrument de politique économique au service des gouvernements, au même titre que n’importe quel autre mode d’action sur l’économie (politique budgétaire, fiscale…). Le protectionnisme consiste à limiter la concurrence des produits étrangers en mettant en place des tarifs douaniers, rendant ces mêmes produits plus chers une fois arrivés sur le marché national, ou des contrôles aux frontières empêchant les produits qui ne respectent pas certaines normes de rentrer sur le territoire.

Pourtant, à un débat d’ordre technique se substitue souvent un jugement moral sans appel les rares fois où le protectionnisme est évoqué dans la sphère médiatique. Il est alors associé à des termes tels que « repli » ou « nationalisme » et donc condamné sans autre forme de procès. Il est bien-sûr difficile de contester l’importance de la rhétorique protectionniste dans le discours de personnalités d’extrême-droite comme Marine Le Pen ou Donald Trump. Est-ce une raison suffisante pour que le protectionnisme soit exclu de tout discours ou programme politique se voulant critique vis-à-vis système économique actuel ?

A ce titre, la Picardie – département dans lequel est élu François Ruffin – est typique des conséquences du libre échange.  Les Picards ont particulièrement souffert des délocalisations au cours des dernières décennies. Le taux de chômage y est bien supérieur à la moyenne nationale. Chaque fois qu’une usine ferme, le même argument implacable revient : pourquoi produire en France quand on produit pour moins cher ailleurs ? Systématiquement, les responsables de ces délocalisations présentent la concurrence internationale comme un fait de nature, inévitable et permanent, au même titre que la “loi de la gravitation universelle”, pour reprendre l’analogie d’Alain Minc. Il est nécessaire d’étudier la façon avec laquelle cette concurrence internationale s’est accrue au cours de l’histoire récente pour détricoter ce genre d’affirmation.

François Ruffin à la fête de l’Humanité 2016 ©Ulysse Guttmann-Faure.

On découvre ainsi que l’abaissement des tarifs douaniers a été constant depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, conformément au GATT signé par 23 pays en 1947. Ce processus a conduit à la création de l’Organisation mondiale du commerce en 1995, regroupant la grande majorité des États du monde. On parle donc ici de choix politiques assumés par les gouvernements successifs et non pas d’une tendance “naturelle” de l’économie mondiale. Ruffin met également en avant le rôle de la construction européenne qui a largement contribué à l’ouverture des économies nationales, en particulier à partir des années 90. En effet, l’Europe telle qu’elle s’est construite depuis les années 50 n’a pas été pensée autrement que comme un vaste marché, et la liberté de circulation des marchandises est instituée comme liberté fondamentale en 1986 dans le cadre de l’Acte unique européen. Il est par ailleurs étonnant de constater que, dans le cas de la France, les alternances politiques ont très peu d’influence sur la politique commerciale.

Comment s’étonner alors que l’entreprise Whirlpool préfère faire fabriquer ses sèche-linge, pourtant majoritairement destinés au marché français, en Pologne plutôt qu’à Amiens ? Cette délocalisation n’est d’ailleurs pas la première : avant cela, Whirlpool avait déjà déplacé sa production de lave-linge à Poprad en Slovaquie. Chaque mobilisation en réaction à la fermeture d’une usine voit alors deux logiques s’affronter : d’un côté la sauvegarde des emplois pour les travailleurs et de l’autre le maintien, voire l’augmentation, du taux de rentabilité du capital pour les actionnaires.

Sur ces bases, on comprend mieux pourquoi ceux-ci, ainsi que leurs nombreux défenseurs, sont les premiers à chanter les louanges du libre-échange et de la concurrence internationale. En octobre 2008, alors que la crise financière vient de démarrer, Laurence Parisot déclare ainsi devant un rassemblement de patrons issus des pays du G8 : “nous attendons aujourd’hui des responsables politiques et institutionnels […] qu’ils écartent toute mesure protectionniste.” Les propos de l’économiste libéral Gary Becker valent aussi son pesant d’or : “Le droit du travail et la protection de l’environnement sont devenus excessifs dans la plupart des pays développés. Le libre-échange va réprimer certains de ces excès en obligeant chacun à rester concurrentiel face aux importations des pays en développement.”

Une question sociale et écologique

Les délocalisations constituent la partie visible de l’iceberg. En plus de faciliter celles-ci dans le cas de la France, la concurrence internationale constitue un puissant instrument de justification pour les gouvernements qui souhaitent abaisser certains impôts ou revenir sur certains avantages sociaux au nom de la sacro-sainte compétitivité. Le cadre de la mondialisation marchande se révèle alors une bénédiction pour qui veut mettre en place des politiques favorisant les actionnaires, fût-ce au détriment du reste de la société. Au chômage produit par les délocalisations viennent donc s’ajouter la stagnation des bas salaires, la précarité de l’emploi et l’abandon des services publics justifiés par la diminution des rentrées fiscales.

François Ruffin choisit également d’évoquer dans son livre l’impact écologique du libre-échange. Si la situation actuelle est le résultat de politiques d’ouverture commerciale délibérées, l’élimination des « barrières physiques » et le rôle des transports sont également à prendre en compte. Dans les années 90, en pleine période pré-Maastricht, le président de la Commission européenne, Jacques Delors, prône la construction de douze mille kilomètres d’autoroutes en se basant sur le rapport « Missing Links » produit en 1985 par un groupe d’industriels européens. Ce choix visant à fluidifier la circulation des marchandises en Europe a évidemment conduit à l’augmentation des émissions de gaz carbonique, et cela au mépris des infrastructures ferroviaires dont disposaient déjà des pays comme la Pologne. En suivant cette logique, des mesures protectionnistes pourraient ainsi faire partie d’un programme plus vaste visant à réduire l’impact de certaines activités économiques sur l’environnement.

L’entretien d’un tabou

Comment expliquer alors que le protectionnisme ait pu devenir un tel tabou chez les défenseurs d’un ordre économique alternatif ? À la fin de son ouvrage, François Ruffin livre une réflexion particulièrement stimulante sur la construction du discours libre-échangiste et sur les impensés des mouvements opposés au néolibéralisme. Année après année, à force de répétition, une idée semble s’être imposée : s’opposer à la libre-circulation des produits équivaut à s’opposer au métissage et à l’amitié entre les peuples. Derrière la moindre augmentation des tarifs douaniers se cacherait en réalité le spectre du nationalisme et de la xénophobie.

Encore une fois, un retour à l’histoire permet de contredire ces affirmations. Ruffin cite notamment les travaux de Paul Bairoch qui démontre que pendant une bonne partie du XIXème siècle dans les pays occidentaux, le protectionnisme n’était pas l’exception mais bien la règle, sans que celui-ci ne soit adossé à des discours chauvins ou va-t-en-guerre. C’est pourtant l’argument qui est souvent opposé à ceux qui évoquent la possibilité d’une politique commerciale plus restrictive.

Philippe Poutou et Olivier Besancenot. ©Rémi Noyon

Il est plus inquiétant de constater que ce genre de raccourci soit également repris par des courants politiques se revendiquant de l’anticapitalisme. François Ruffin évoque ainsi sa brève rencontre avec Olivier Besancenot en 2010 qui affirmait alors que le protectionnisme était susceptible de « réveiller le nationalisme » en plus de « renforcer les actionnaires ». On retrouve d’ailleurs le même Olivier Besancenot campé sur ses positions sept ans plus tard au cours d’un débat l’opposant justement à François Ruffin sur ce thème précis.

La question du protectionnisme comporte également une dimension stratégique. Les enquêtes d’opinion ont mis en lumière l’attrait que présente le protectionnisme auprès d’un grand nombre de Français (53 % selon un sondage réalisé en 2006) parmi lesquels on trouve en majorité les ouvriers et les jeunes. Il devient alors difficile de ne pas mettre ces chiffres en relation avec le succès du Front national qui n’a pas hésité à faire rapidement sien le thème du protectionnisme et qui réalise actuellement ses meilleurs scores dans les régions les plus touchées par la désindustrialisation. Faut-il alors voir dans le refus d’une certaine gauche d’intégrer le protectionnisme à son discours l’une des causes de sa rupture avec les classes populaires qu’elle prétend défendre ? C’est la thèse défendue par Ruffin, mais également par Aurélien Bernier dans son livre La gauche radicale et ses tabous.

On peut cependant reprocher à l’auteur de ne pas prendre en compte l’internationalisation des chaînes de production. Dans plusieurs secteurs économique, les produits passent désormais par plusieurs pays avant d’être mis sur le marché. C’est par exemple le cas de l’industrie automobile allemande dont les pièces sont majoritairement fabriquées dans les pays d’Europe centrale mais sont finalement assemblées en Allemagne (certains parlent judicieusement d’un passage du Made in Germany au Made by Germany). De ce fait on imagine mal des pays comme la Pologne ou la République tchèque mettre en place des restrictions commerciales pour protéger leur économie, celle-ci étant largement dépendante de leur voisin allemand. Penser le protectionnisme implique donc de prendre en compte cette aspect de la mondialisation qui limite les possibilités de certains États en termes de relocalisation de la production.

Il faut finalement reconnaître un mérite à François Ruffin, celui de ne pas proposer de solution miracle et de considérer le protectionnisme pour ce qu’il est, c’est-à-dire un simple outil. Ce qu’il souhaite, c’est qu’un débat s’ouvre sur l’utilisation de cet outil et surtout sur son intégration à un programme plus vaste de rupture avec le fonctionnement actuel de l’économie. Alors que Ruffin affichait une certaine lassitude quant à la faible audience de l’idée protectionniste, celle-ci semble avoir fait du chemin dans les esprits depuis la parution de Leur grande trouille.

Sur le même thème :

L’illusion économique de Emmanuel Todd
La mondialisation, la destruction des emplois et de la croissance de Maurice Allais
Mythes et paradoxes de l’histoire économique de Paul Bairoch
Bad Samaritans: the Myth of Free Trade and the Secret History of Capitalism de Ha Joon Chang

Crédit photo Une, François Ruffin à la fête de l’Humanité 2016 : Ulysse GUTTMANN-FAURE

©Alexis Mangenot

Il faut comprendre comment les gens pensent, sentent, aiment et espèrent – François Ruffin

François Ruffin dans son bureau à l’Assemblée nationale ©Alexis Mangenot

François Ruffin est député de la France insoumise depuis maintenant six mois. Nous avons souhaité nous entretenir avec lui sur son parcours, sur la façon dont il conçoit son action, et sur les défis stratégiques de la France insoumise.


LVSL – Nous souhaitons dans un premier temps revenir sur votre parcours personnel et votre politisation. Quel est le rôle du journalisme et de Fakir dans votre engagement ?

J’ai lancé Fakir en 1999. J’étais un révolté individuel, assez rétif à toute organisation collective. Mon objectif était alors de détruire le journal municipal, Le Journal des Amiénois. Bon, je constate dix-huit ans plus tard que ça reste un échec… (rires). J’étais familier des écrits de Serge Halimi, et j’étais mentalement très structuré par la critique des médias.

Mais dès le premier numéro, je me suis dit que cela ne suffisait pas de critiquer les médias. Je voulais aussi montrer ce qui n’était pas montré, faire entrer dans les pages de Fakir la majorité du monde social qu’on ne voit jamais dans les médias. J’ai donc fait du reportage, par exemple sur les apprentis dans la restauration et le déroulement de leur stage, ce qui était très peu fait. J’ai aussi fait un reportage au zoo d’Amiens, pour savoir quelles étaient les conditions de vie des animaux. Le journal municipal disait qu’ils vivaient en totale liberté. Je me rappelle d’une photo « Sandrine l’éléphante tend sa trompe aux enfants en signe de bienvenue ». J’avais été rencontrer le soigneur qui m’avait expliqué qu’en réalité l’éléphante était complètement folle, qu’ils avaient dû installer des poteaux hydrauliques, pour éviter qu’elle détruise les barrières et qu’elle fonce sur les enfants ! Ils étaient obligés de la soigner de loin avec des seringues hypodermiques. En fait, l’éléphante avait des tics nerveux à cause de son enfermement. J’avais là la preuve incontestable d’un mensonge indigne ! J’ai donc mis la preuve sous le nez du rédacteur du journal des Amiénois, qui m’a dit « bah oui, ça on le savait bien ». Et moi, avec ma candeur de jeune journaliste – je n’avais pas de carte de presse ni rien – je trouvais ça scandaleux qu’on déforme ainsi la vérité.

Je me suis donc lancé dans une croisade qui dure toujours (rires). Ça, c’est le premier épisode d’une bagarre assez individuelle. Ensuite j’ai construit une équipe, aussi parce que j’ai eu plusieurs procès [avec la ville d’Amiens et le Courrier Picard, ndlr]. La presse locale, c’est quelque chose de très violent. Au niveau national, les gens sont plus habitués à recevoir des critiques. Avec les Guignols de l’info ou le Canard Enchaîné, ils encaissent mieux. Ce n’est pas le cas à l’échelle locale. Il y a donc des rapports de force qui se jouaient, j’ai trouvé des alliances dans des syndicats de journalistes. Mon parcours politique est donc très lié à Fakir. J’ai structuré mes actions autour de mes articles. Quand tu es à Fakir, tu ne peux pas te faire d’illusions sur le fait que quand tu publies un article, cela change les choses. Parce qu’on a trop peu de lecteurs, parce que ce n’est pas dans le cercle des élites qu’on va lire le journal. On a donc monté des actions pour qu’il y ait des effets derrière. Notamment autour du procès sur Hector Loubota, un jeune homme mort dans un accident du travail à Amiens, autour des gérants de petits casinos.

“Je ne faisais pas du journalisme pour me faire plaisir mais pour changer la société. Il faut changer ce qu’il y a dans les têtes pour ensuite pouvoir changer le monde.”

On était en quelque sorte notre propre service après-vente : on fait l’info et on fait le nécessaire en termes d’action derrière pour que les choses changent. Je ne faisais pas du journalisme pour me faire plaisir mais pour changer la société. Il faut changer ce qu’il y a dans les têtes pour ensuite pouvoir changer le monde. Cela montrait aux gens qu’on était capables de changer quelques petites choses. Quand j’étais à Là-bas si j’y suis, j’avais moins le sentiment d’avoir besoin de ce service après information : j’avais 700 000 auditeurs, je me disais qu’il y avait des députés, des syndicats pour utiliser cette info comme outil de transformation. On est déjà sur le terrain de l’organisation collective : pendant les manifestations de fin 2010 contre Sarkozy, localement à Amiens nous avons été le point de convergence d’organisation d’une occupation de la zone industrielle. Il y avait les Goodyear, on a fait venir les cheminots au même endroit, et des tas de gens dans les manifestations qui voulaient faire plus. Nous étions faibles : nous n’avions pas la capacité de faire déborder la rivière, mais lorsqu’elle débordait, on pouvait la guider. C’est le rôle qu’on a joué en 2010 : je pédalais avec mon vélo pour aller d’une AG de cheminots à la zone industrielle, pour faire en sorte que Solidaires et la CGT s’entendent, etc. C’était mon rôle de petit facteur, on faisait signer aux gens des engagements pour qu’ils viennent à 4h du matin sur la zone industrielle. Cela n’avait aucune valeur, mais le mec qui signe prend quand même conscience.

J’étais donc toujours sur le terrain. En même temps, j’ai toujours voté. Dans les années 1990, après la chute du mur et le vide idéologique déjà patent au PS, le slogan « syndicat-caca, parti-pipi » était très récurrent. A cette époque, j’étais déjà plutôt libertaire d’instinct. Je crois que c’est aussi quelque chose que j’apporte au mouvement France Insoumise. C’est-à-dire que, sur la forme, dans ma manière de m’exprimer, je suis très libertaire, et sur le fond, je partage un socle avec les camarades.

Dans ma famille, personne n’est politisé. Je n’ai pas eu la chance d’avoir des parents communistes ou socialistes. La discussion politique n’est pas quelque chose qui vient naturellement. J’ai découvert le Monde diplomatique et Pierre Bourdieu en entrant à la fac. J’ai essayé de lire La Distinction, je ne comprenais rien. Donc j’ai lu son livre Questions de sociologie, et c’est devenu un socle pour moi. Je suis d’une famille qui ne connaissait pas de difficultés financières, mais il n’y avait pas un apport culturel, ni de structuration politique ou syndicale, même si on m’a initié à la lecture très tôt.

LVSL : On ne le sait pas forcément mais vous êtes titulaire d’une maîtrise de lettres modernes. Tant et si bien qu’on aimerait vous demander si vous avez encore cette fibre littéraire. En France, les personnalités politiques ont longtemps cultivé un amour de la littérature, avant d’être remplacées par des profils plus technocratiques. Comment est-ce que la littérature irrigue l’action politique ? Est-ce qu’on a encore le temps de lire lorsqu’on est député à l’Assemblée nationale ?

Quand on lit un roman, on se demande ce qu’on en retient. Certains font des notes de lecture ou essaient d’en extraire des citations, moi je ne le fais pas. Je pense que ce qui reste d’un roman, c’est l’empathie : la capacité à se mettre à la place des autres. Et je pense avoir cette capacité-là, qui peut consister à se mettre à la place des souffrants, et aussi à comprendre le point de vue de la partie adverse. Quand on lit un roman, on cherche même à comprendre les salauds ! Même s’ils ne sont pas de ton univers social. Si on est attiré par la lecture, c’est pour creuser, comprendre pourquoi le personnage agit tel qu’il agit.

LVSL : Une opération de décentrement…

Oui, je n’ai jamais appelé ça comme ça, mais pourquoi pas ! Se mettre à la place de quelqu’un et essayer de comprendre quelles sont ses réactions. C’est aussi le sens de mon travail d’enquête et de député. Je ne conçois pas de changer l’agriculture, par exemple, sans avoir compris les producteurs, les agriculteurs, quand bien même ils seraient à la FNSEA ! Si tu veux transformer le modèle agricole, il faut comprendre pourquoi il fonctionne comme ça, pourquoi les mecs, affectivement s’orientent dans ce sens. C’est un gros apport en politique. Combien de militants sont au contraire butés dans leurs propres croyances ? Pour moi, c’est une forme de sectarisme. Pour prendre le pouvoir en France, il faut l’épouser, la France. Il faut comprendre comment les gens pensent, sentent, aiment et espèrent. Si on ne le fait pas, on est mort. Je pense que la littérature est le lieu où, sans le savoir, on acquière cette faculté. Malheureusement je fais de la politique, mais j’aurais bien aimé être écrivain !

La littérature apporte aussi le sens de la narration en politique. Quand je structure une prise de parole, y compris à l’Assemblée, j’essaie de raconter ou d’amorcer une histoire. J’essaie de faire éclore quelque chose qui vienne du réel.

François Ruffin dans son bureau à l’Assemblée nationale ©Alexis Mangenot

LVSL : Y’a-t-il un livre qui vous a marqué tout particulièrement ?

Pas qu’un ! J’ai grandi avec François Cavanna, j’ai beaucoup aimé les Raisins de la colère, de Steinbeck. Les classiques, on croit souvent qu’ils sont classiques parce qu’ils sont plats. Pour moi, à l’inverse, un livre devient classique parce qu’il a heurté son époque. La langue y est souvent très vivante, et pourtant quand on le place dans la catégorie des classiques on a tendance à s’en éloigner. Ce qui fait devenir un classique aujourd’hui, ce sont des aventuriers, des gens hors normes qui bousculent le système social. Même le personnage de Manon Lescaut, de l’Abbé Prévost, c’est un livre qui heurte son époque.  Je suis un grand lecteur de Balzac, de Dostoïevski… Mais ça fait un peu idiot de citer comme cela des noms, on croirait que je suis Sarkozy et qu’il faut que je démontre absolument que j’ai lu des livres (rires). Je suis un peu obsessionnel, je lis par période : j’ai lu tout Dostoïevski en six ou huit mois. Il y a chez lui une langue particulière et une compassion permanente pour ces personnages qui passent du calme à la folie d’une page à l’autre. Au début de Fakir, quand j’étais seul, les romanciers m’ont tenu compagnie

LVSL : Avez-vous le temps de lire encore aujourd’hui ?

Oui, je m’oblige à lire. Je lis Vernon Subutex en ce moment. J’essaie d’alterner un essai, un roman, un essai, un roman.

LVSL : Comment vivez-vous la présence dans les institutions, cette double-casquette de député-reporter ? Comment maintenir ce lien avec le dehors, avec les luttes ?

C’est très compliqué, parce que le pouvoir enferme – même le petit pouvoir qu’on a. J’imagine très bien comment, lorsqu’on devient ministre, on n’a plus autour de soi qu’un univers de papier. C’est compliqué car, si tu n’es pas à l’Assemblée nationale – et il y a de quoi s’occuper tous les jours – ça ne va pas, mais si tu passes ton temps à l’Assemblée, tu te coupes des gens. Je sais que ce qui me rendrait moins bon, c’est d’avoir moins de temps pour les gens.

Pour moi, l’Assemblée nationale n’est pas une rupture mais la continuité avec ce que je faisais avant. Mon objectif avec Fakir était d’avoir une parole publique la plus large possible. L’Assemblée nationale est un porte-voix pour une parole publique. Intervenir à une tribune officielle donne à la parole une légitimité supérieure à celle du rédacteur du journal Fakir.

Parfois les gens me demandent « est-ce que ce n’est pas décourageant de crier dans le vide à l’Assemblée ? » et je leur réponds que mon désert aujourd’hui est bien plus peuplé qu’auparavant.

“Être un épouvantail à multinationales, ça s’apprend.”

Dans cette nouvelle fonction, ma parole prend du poids, notamment quand je vais rencontrer des gens. La bonne sœur rouge qu’on voit dans Merci Patron, m’a expliqué que des gens à Amiens ont eu des problèmes avec SFR. Elle m’a dit : « j’ai contacté SFR et je leur ai dit que j’allais appeler François Ruffin », et le problème s’est réglé. Être un épouvantail à multinationales, ça s’apprend. Dans beaucoup de petits cas concrets, on peut changer la donne localement par notre présence.

J’ai toujours voulu faire un journal populaire, et mon rôle de député peut renforcer mon lien avec les gens. Pas forcément dans ma disponibilité en termes de temps, mais dans ma capacité à être à leurs côtés dans leurs difficultés. C’est agréable sur le plan du sentiment d’utilité et de la place que je veux occuper. Ensuite, je ne pourrais pas intervenir à l’Assemblée de manière aussi tonitruante si derrière je n’éprouvais pas l’assentiment des gens. La légitimation, c’est le jour de l’élection, mais c’est aussi les autres jours ! Si je me balade sur une raiderie et que les gens viennent me dire que je ne raconte que des conneries, je n’oserais plus intervenir à l’Assemblée de la même manière. C’est pas comme si je vivais en dehors de la société, je représente des gens et il faut que je trouve le chemin pour qu’ils m’accompagnent.

Et donc si à l’inverse je reçois des messages positifs, ça m’encourage, parce que les forces contraires sont nombreuses. Ceux qui nous disent que ce qu’on raconte est débile sont nombreux, qu’il faut mieux s’exprimer, qu’il faut rentrer sa chemise dans son pantalon ! C’est tous les jours qu’on a le droit à des rappels au règlement, que De Rugy n’est pas content après toi et qu’il te met un blâme. Sans parler des médias… Heureusement, on peut sentir que des gens approuvent ce qu’on fait.

LVSL – Il va y avoir un livre sur votre immersion dans l’hôpital psychiatrique d’Amiens. Pouvez-vous nous en dire plus ?

Pendant la campagne, il y a eu une grève à l’hôpital psychiatrique Philippe Pinel à Amiens, qui est situé en dehors de ma circonscription. J’y suis allé, j’ai rencontré les salariés et les syndicalistes, et je leur ai promis de revenir les voir une fois député. J’y suis donc retourné en octobre, pour 24h. La députation m’a permis d’ouvrir la porte de l’hôpital psychiatrique, j’ai même pu rencontrer le directeur, ce qui aurait été impossible si j’étais resté le rédacteur du petit journal Fakir ! On m’aurait proposé un créneau entre 7h30 et 8h du matin… Quand j’y suis allé en tant que député, non seulement le directeur était là, mais il avait convoqué tout son staff, ça dure 3 heures, c’est une espèce de match de boxe où tu arraches des informations. Et ensuite, tu peux aller rencontrer l’Agence régionale de santé, qui prend deux heures pour discuter avec toi.  C’est beaucoup plus compliqué en tant que journaliste. Donc être député offre des capacités de reportage.

Ensuite, je peux interpeller la Ministre de la Santé dans l’hémicycle sur la condition dans les hôpitaux psychiatriques. Agnès Buzyn me répond que c’est du flan, elle essaie de rassurer les députés : « le monde des hôpitaux psychiatriques n’est pas du tout comme le décrit François Ruffin ». Et si je n’avais pas été sur le terrain, si je n’avais pas cette réassurance, je ne pourrais pas reprendre la parole pour dire « Madame la ministre, c’est vous qui racontez des conneries ». Parce que moi j’ai rencontré les patients, les familles, les psychiatres, les infirmiers, et ils sont tous dans la mouise aujourd’hui. C’est donc la Ministre, enfermée dans son monde de papier, qui est sourde à cette douleur-là. Je ne pourrais pas lui rentrer dans le lard si je m’étais contenté de lire vaguement un rapport sur la question.

On a tiré la sonnette d’alarme, on espère que ça pourra faire bouger les lignes. J’apporte une proposition de loi sur le financement de la psychiatrie, je ne me fais pas d’illusion, elle ne passera pas. Mais ce n’est pas le problème, c’est un mode de publicisation : on rend tout cela public, et on peut espérer qu’il y aura une alerte suffisante au Ministère pour que ça change. Cela n’aurait pas été possible avec Fakir.

“Fakir me force à me poser, à réfléchir, parce que l’Assemblée est une machine décérébrante.”

LVSL – Où va Fakir maintenant que vous êtes député ? Quel doit être son rôle ?

Fakir me force à me poser, à réfléchir, parce que l’Assemblée est une machine décérébrante. On passe d’un sujet à l’autre toutes les 5 minutes. Hier, j’ai traité Alstom, Réseau transports électricité, la mission économie des collectivités locales. Tous les jours, je suis sur six ou sept sujets différents. C’est pas comme ça qu’on pense et qu’on réfléchit, c’est extrêmement superficiel. Heureusement que j’ai été élu à 42 ans et que j’ai dix-huit ans de Fakir derrière moi. Mon premier réflexe quand je dois traiter un sujet à l’Assemblée, c’est de regarder ce que j’ai publié dessus dans Fakir. C’est mon lieu d’existence intellectuelle. C’est un socle, j’ai toujours fait autre chose à côté de Fakir, mais je sais que si tout le reste disparaissait, il resterait Fakir.

Maintenant, la question qui se pose c’est : est-ce que les gens vont le lire alors qu’ils peuvent regarder mes vidéos sur Facebook ? C’est compliqué, mais je pense qu’il existe un lien affectif avec nos lecteurs, un sentiment d’appartenance collective. En fin de compte, quand j’écris, c’est comme si je donnais toujours à voir la cuisine, j’explique comment se fait l’enquête, etc. Expliquer cela, c’est aider les gens à grandir avec moi. Montrer les coulisses de mon travail, m’exprimer à la première personne, je pense que cela donne la sensation aux gens de m’accompagner.

Notre gauche part de très bas. Fakir est un outil pour avancer et faire avancer les gens avec nous. On a 15 000 abonnés, 30 000 lecteurs, sur 60 millions de Français ce n’est pas beaucoup, mais dans l’univers militant, c’est déjà pas mal. On a une petite influence. Je pense que j’ai contribué à faire entrer la question du protectionnisme, par exemple, au Parti de Gauche. Replacer la confrontation capital/travail au cœur du discours politique, on y a aussi participé. On a été parmi les veilleuses qui ont entretenu cela, la question de la guerre de classes, quand même le Parti Communiste n’en parlait plus. Comme disait Boris Vian, ce qui compte ce n’est pas la puissance de la bombe, c’est l’endroit où tu la poses. On n’est pas un mouvement de masse qui pénètre dans les foyers français, mais on a su parler de certains sujets au bon endroit.

 

“C’est très important de montrer la victoire est possible, que notre gauche n’est pas toujours condamnée à perdre.”

 

LVSL – Votre victoire aux législatives n’aurait pas été possible sans votre capacité à rallier de larges secteurs de la population de la circonscription : des classes moyennes déclassées, des chômeurs, des ouvriers. Quand on regarde le détail, on voit clairement que vous avez empêché le FN de monter. Comment poursuivre cette reconquête, notamment dans cette France périphérique et déclassée ?

Tout d’abord, c’est très important de montrer la victoire est possible, que notre gauche n’est pas toujours condamnée à perdre. La base historique qu’on doit construire, c’est l’alliance des deux cœurs de la gauche : les classes populaires et la classe intermédiaire, les profs et les prolos, comme dirait Emmanuel Todd. Mais on doit aussi résoudre la fracture entre les classes populaires blanches des zones périurbaines et les fils d’immigrés des banlieues. Ce n’est pas quelque chose qui va de soi. Dans ma circonscription, il n’est pas évident de faire prendre conscience aux habitants de Flixecourt et des quartiers Nord qu’ils partagent des intérêts communs.

François Ruffin dans son bureau à l’Assemblée nationale ©Alexis Mangenot

Pour réaliser la jonction, il ne faut pas les emmener sur le terrain culturel, ou cultuel. Le divorce apparait aussitôt. Il faut déplacer le débat là où leurs intérêts sont convergents, c’est-à-dire sur l’économique et le social.

Foncièrement, je pense que les gens sont moins racistes aujourd’hui que dans les années 1970. On me raconte comment à l’époque, à Amiens, tout le monde se traitait de bougnoules, de bicots, c’était la guerre d’Algérie qui trainait encore. Mais le débat n’était politiquement pas placé sur ce terrain. Il était situé sur le terrain de la lutte des classes, des petits contre les grands, des pauvres contre les riches, des ouvriers contre les patrons. Ça créait une convergence. Aujourd’hui, on a un parti, le Front National, qui s’est spécialisé dans cette question de la fracture culturelle, qui a donné une traduction politique et électorale à quelque chose qui existe dans la société, mais dans une moindre mesure qu’auparavant. Le thème central du FN, c’était l’immigration, l’insécurité, les noirs et les arabes. C’était concomitant à l’effacement du clivage capital/travail.

LVSL – Vous parliez de réunir les deux cœurs historiques de la gauche. Qu’est-ce qu’implique cette rencontre entre la petite-bourgeoisie intellectuelle et les classes populaires ? Comment doit-elle s’opérer ?

Je ne pense pas que ce sera une union formidable. Mais des processus historiques comme la Révolution française sont tout de même marqués par la conjonction de ces deux classes. L’une qui est très puissante et très consciente de sa force, c’est la bourgeoisie qui se veut l’expression des classes populaires à l’Assemblée, bien qu’il s’agisse en réalité des avocats et des propriétaires. Et l’autre, le peuple, qui se mobilise dehors, dans les campagnes et dans les villes.

Toute la beauté de la Révolution, et ce qui en fait le moteur, c’est l’histoire de la jonction entre ces deux classes contre l’aristocratie. Dans son film La prise du pouvoir par Louis XIV, Roberto Rossellini explique la peur du retour de la fronde, à savoir la crainte de la jonction entre l’aristocratie et la bourgeoisie contre le roi. Louis XIV a tout fait pour éviter cela, c’est la raison pour laquelle il a créé Versailles : les aristocrates, au lieu d’être hébergés par les bourgeois parisiens, se retrouvent près du roi et dépendants de lui. Par ce biais-là, le roi a attaché l’aristocratie au royaume, il a cassé le lien possible avec la bourgeoisie. C’est pour cela qu’à la différence de la révolution anglaise, où la bourgeoisie et l’aristocratie s’étaient unies contre le roi, l’aristocratie française est restée proche du roi tandis que la bourgeoisie a du trouver un autre allié : le peuple. C’est ce qui fait l’originalité de la Révolution française, un processus extraordinaire qui dure pendant six ans.

“Sur le plan économique et social, il existe un intérêt commun à se bagarrer contre la nouvelle aristocratie qu’est l’oligarchie. Comme le dirait Chantal Mouffe, ce qui fait le « nous », c’est le « eux » : il faut définir l’adversaire.”

Avec le Front populaire, on assiste aussi à une alliance de classes : les intellectuels antifascistes, les ouvriers pour les 40h et les congés payés. En mai 68, on a vu la jonction s’opérer entre étudiants et ouvriers, même si on ne peut pas parler d’une communion. En 1981, on a eu une conjonction entre les deux groupes sociaux dans les urnes, mais pas dans la rue. Maintenant, il faut la rue et les urnes ! On n’obtiendra rien uniquement par les élections. Je ne pense pas forcément à une rencontre physique, mais il peut y avoir une rencontre autour d’hommes auxquels on se reconnaîtra, et autour d’un programme. Sur le plan économique et social, il existe un intérêt commun à se bagarrer contre la nouvelle aristocratie qu’est l’oligarchie. Comme le dirait Chantal Mouffe, ce qui fait le « nous », c’est le « eux » : il faut définir l’adversaire, cette nouvelle aristocratie. Il faut réussir à conjuguer tout cela et montrer que les multinationales, l’oligarchie politique et aristocratique qui dirige opprime les gens.

LVSL – Récemment, dans un débat avec Olivier Besancenot, vous avez défendu le protectionnisme pour protéger les salariés, et ramener le patron dans l’espace national. Comment faire en sorte que le protectionnisme soit un outil de progrès et non un simple repli sur soi ?

Le protectionnisme est une condition nécessaire mais non suffisante. Ce n’est pas parce qu’on fait du protectionnisme qu’il y a forcément derrière du progrès social. Le protectionnisme est un moyen et non une fin. Mais sans ce moyen, on est interdit de politique, car on vit sous la menace d’un chantage permanent : le départ des capitaux. Jusqu’aux années 1970, les salariés prenaient confiance en eux-mêmes, devenaient forts et gagnaient du terrain. C’est un peu comme si une équipe de football qui perdait tout le temps commençait à engranger des victoires, et à ce moment-là l’équipe d’en face décide de s’en aller pour jouer contre d’autres adversaires. C’est ce qui s’est passé.

“J’en ai marre d’être l’ « anti-Macron »”

Il faut formuler le protectionnisme en relation avec les finalités que l’on poursuit : l’écologie, la justice sociale, le progrès fiscal. Car si le moyen est commun avec le Front national, la politique poursuivie derrière en est aux antipodes !

LVSL – D’une certaine façon, vous incarnez l’indignation et la colère face aux élites et à la mondialisation néolibérale. En d’autres termes, vous incarnez le dégagisme, le moment destituant. Comment conjuguer cela avec un projet alternatif et une rhétorique instituante afin d’aller plus loin ?

Dans mes dernières années à Fakir, c’est une question je me posais de façon récurrente sur chaque dossier : « qu’est-ce que nous on ferait ? ». Quand on élabore des propositions de loi, qu’on fait en sorte qu’elles soient crédibles et audibles par les gens, on est dans l’instituant. Par exemple, le 1er février, le groupe France Insoumise aura sa première niche parlementaire – journée consacrée aux textes présentés par un groupe d’opposition. J’ai tout de suite pensé qu’il était essentiel de bien structurer ce qu’on allait proposer à ce moment-là, pour être crédible et cesser d’être vus exclusivement comme les « anti ». J’en ai marre d’être l’ « anti-Macron », je ne veux pas qu’on me sorte du tiroir seulement quand il faut réagir à une déclaration d’Emmanuel Macron.

Il faut porter la colère des gens et susciter l’espoir. Colère et espoir, c’était le nom d’un mouvement communiste dans les années 2000 d’ailleurs, mais les deux termes sont justes. Piotr Kropotkine disait quelque chose comme « si la colère fait les émeutes, seul l’espoir fait les révolutions ». Il faut viser l’élévation du niveau de conscience collective. On part de très bas, les prochaines générations partiront de plus haut, auront quelques barreaux d’avance en matière d’idéologie. Aujourd’hui, on perd dans les grandes largeurs à chaque vote au Parlement. La guerre des classes a bien lieu mais elle se fait en notre défaveur : on voudrait un code du travail qui protège davantage les salariés et c’est tout l’inverse qui se profile. Tous les jours on perd, mais au moins nos questions sont posées dans le débat public, c’est déjà une avancée. Je repense à un propos de Victor Serge, qui parlait de Trotski : de génération en génération, la conscience collective des Russes n’a cessé de s’élever et si Trotski était au-dessus du lot, c’est qu’il était déjà porté par cette montée générale du niveau.

Aujourd’hui, on doit participer à la montée du niveau des eaux. J’essaie d’y prendre part. Est-on apte à prendre le pouvoir et à en faire quelque chose aujourd’hui ? Moi je pense qu’il faut se préparer. A l’Assemblée, techniquement on est moins bons que nos adversaires car ils sont habitués à jongler avec les signes. Les 17 députés, on se forme, on s’élève un peu, on comprend comment se fait un budget. On n’a pas l’élite à même d’occuper les ministères. C’est une inquiétude, si jamais demain on devait avoir le pouvoir, on a un défi colossal. Emmanuel Macron, lui, a une élite à son service et mène une politique voulue par les dominants, donc il ne rencontre pas d’obstacles majeurs. Nous, si nous arrivons au pouvoir, nous devrions avoir une élite formée et dans un moment de lutte intense où on devrait se bagarrer contre le Sénat, contre le Conseil constitutionnel, contre les médias, contre Bruxelles. Nous n’aurions pas une masse de gens suffisamment consciente des outils à leur disposition, et donc il va falloir aller les trouver.

“On ne peut pas dire journalopes et merdias en permanence, comme une espèce de réflexe.”

Là, on a des années devant nous pour faire monter ce niveau d’exigence. Cela commence par moi-même. Je pense être un bon contre-pouvoir, mais jusqu’ici le moment instituant ce n’est pas franchement mon truc. Maintenant, je me mets à faire des propositions de loi, j’ai des collaborateurs qui lisent le code de la santé, qui rencontrent les administrateurs, etc. De mon côté, je rencontre les médecins, les patients, les familles de patients, ou l’ARS pour déterminer ce qu’il faudrait faire. C’est pourquoi la niche du 1er février est importante : même si nos propositions ne passeront pas, on peut démontrer qu’on est capable d’en porter. On espère aussi que cela formera des gens autour de nous. J’ai fait sur ma page Facebook une défense de Nicolas Demorrand : on ne pourra pas gagner avec des gens qui sont juste haineux et atrabilaires. Je comprends qu’à force de perdre en permanence, lorsqu’on est démuni de toute arme et qu’on a la tête sous l’eau, on peut avoir de la rancœur. Mais on doit être plus digne. On ne peut pas dire journalopes et merdias en permanence, comme une espèce de réflexe. Quand je vais voir quelqu’un de la FNSEA je prends plein de critiques, mais j’essaie d’expliquer aux gens qu’on ne transformera pas, encore une fois, l’agriculture française sans discuter avec la FNSEA.

François Ruffin dans son bureau à l’Assemblée nationale ©Alexis Mangenot

On peut prendre l’exemple de la crise du poulet Doux, ces dernières années. Là où on voit notre médiocrité, c’est qu’on a été incapables de dire « voilà ce qu’il faut faire ». Et quand on appelle tous les nôtres, en Bretagne, personne n’est capable de te mettre en liaison avec un aviculteur. On ne peut pas changer l’aviculture sans avoir discuté avec les aviculteurs. Ce qui m’inquiète, c’est qu’on considère parfois détenir une vérité condensée dans un programme, qu’il suffirait de dérouler l’ensemble. Non, il faut aller voir les producteurs, comprendre l’agriculture sur le terrain. On doit apporter ce volet enquête, car on n’a pas la science infuse, il faut s’informer sur les conditions de vie des gens, déterminer l’élément à partir duquel ils vont penser qu’on peut changer les choses. C’est aussi ce que je retiens de Chantal Mouffe : faire de l’enquête, partir des gens, casser le sectarisme. A l’Assemblée nationale, je prends plaisir à faire des choses avec des gens du Modem sur l’agriculture, ou avec un député LR-constructif sur le football.

 

“Croire qu’il ne faut pas bâtir une alliance, c’est estimer qu’on est le plus faible et qu’on croit qu’on ne pourra pas tirer avantage de cette alliance. […] Dire qu’il ne doit pas y avoir des alliances avec les socialistes et les communistes… moi je ne veux pas l’exclure pour l’avenir.”

 

Avec ces initiatives, c’est aux militants que je m’adresse, en leur disant que si on veut gagner et construire demain, il va falloir faire des alliances. Sur l’hôpital psychiatrique, j’ai repris le post de Barbara Pompili sur ma page Facebook pour dire qu’elle raconte la même chose que moi et qu’on allait pouvoir faire des actions communes. En commentaires les gens réagissaient en la traitant d’opportuniste, de vendue ou de pourrie. Opportuniste on ne peut pas le nier, compte tenu de son parcours politique. Mais ce n’est pas grave, on cherche les alliances qu’on peut, pour avancer. Croire qu’il ne faut pas bâtir une alliance, c’est estimer qu’on est le plus faible et qu’on croit qu’on ne pourra pas tirer avantage de cette alliance. Ce sont des questions qui doivent se poser : le Front populaire, c’était une alliance électorale. Les discours du type « la France Insoumise va incarner la gauche et prendre le pouvoir toute seul », je n’y crois pas. La question doit se poser dans une situation historique donnée. On ne peut pas tirer de conclusion pour l’éternité. Le Front populaire se déclenche car à l’intérieur de la coalition les radicaux de gauche sont déclinants, la SFIO devient le premier parti et le PCF monte. Ce n’est pas la même alliance que si les radicaux de gauche avaient été au gouvernement. Dire qu’il ne doit pas y avoir des alliances avec les socialistes et les communistes… moi je ne veux pas l’exclure pour l’avenir.

LVSL – En parlant de rhétorique instituante, de production d’un ordre alternatif et de nouvelles institutions, Nuit Debout, auquel vous avez abondamment participé, était marqué par sa volonté d’horizontalité pure. Un an et demi plus tard, quelle analyse faites-vous de l’échec du mouvement ? Les mouvements des places ont-ils un avenir ?

Je n’ai pas abondamment participé, j’ai été là au lancement de Nuit Debout surtout, mais le mouvement a vécu. Compte tenu de la sociologie parisienne, il devait sûrement être ce qu’il a été. Je ne crois pas à l’horizontalité, je préfère une verticalité qui s’assume et qui ne cherche pas à se cacher derrière l’horizontalité. J’ai un côté très pragmatique qui fait que je ne théorise pas les choses avant de les avoir faites. Le dogme de l’horizontalité avec des dizaines et des dizaines de commissions et de sous-commissions, ce n’est pas mon truc. J’étais allé à Flixecourt pour demander aux gens ce qu’ils pensaient de Nuit Debout, et ils ne savaient pas ce que c’était. On avait ensuite montré la vidéo sur la place de la République, et ça avait été mal pris, parce que les gens de Nuit Debout se voyaient un peu comme le centre du monde. Flixecourt n’était pas au diapason.

LVSL – Il y a une autre question qui est épineuse : l’Europe. Comment se dessine la question européenne à l’avenir ? Est-ce que le Plan A/Plan B  de l’Avenir en commun est une manière de réconcilier les deux classes dont nous parlions tout à l’heure ?

La manière dont la stratégie Plan A/Plan B est formulée me semble tout à fait pertinente. En 2005, le non a fait 55%. Si on refaisait le référendum aujourd’hui, on pourrait être à 65%. Je pense que des pans entiers des classes moyennes peuvent basculer sur cette question européenne. Non pas si on adopte une présentation frontale du type « Il faut sortir de l’Union européenne », je n’y crois pas. En revanche, sur l’idée d’un rapport de force construit avec l’Union européenne, la sortie de certains traités, la remise en cause de la libre circulation des capitaux et des marchandises, on peut avoir la masse critique avec nous. Ce n’est pas le cas si on dit « sortie de l’Union européenne », car c’est le saut dans l’inconnu. La métaphore de Chevènement n’est pas bête : « je ne voulais pas monter dans l’avion, mais maintenant qu’il a décollé, je ne vais pas vous demander de sauter sans parachute ». On a intérêt à construire le parachute.

Ceci dit, je ne pense pas que ce soit le seul point de tension entre classes moyennes et classes populaires. Les classes populaires se remettent à exister dans l’espace politique, elles n’en sont plus les grandes oubliées. Des symboles interdits des classes populaires – le camping, la pétanque, le football – sont remis en valeur : on joue à la pétanque le long du canal Saint Martin, tout le monde peut aller au camping. Bref, je suis assez optimiste sur la « réconciliation » des classes populaires et d’une partie des classes moyennes. C’est la fin du Grand bond en arrière de Serge Halimi. La mondialisation fonctionne un peu comme le combat des Horaces et des Curiaces décrit par Tite-Live : si elle avait attaqué en même temps les ouvriers, les fonctionnaires, les jeunes, cela aurait créé un front de résistance à cette mondialisation. Mais elle a pu s’imposer car elle a attaqué les ouvriers dans un premier temps, les jeunes dans un second temps, les fonctionnaires ensuite… ce sont des vagues d’attaques successives. On a des vaincus de la mondialisation qui s’accumulent. La solidarité n’est pas immédiate entre toutes ces classes, il faut en montrer le chemin, trouver ce qu’il y a de commun.

Sur le plan social il y a toujours des hauts et des bas, même si la mondialisation nous plonge dans un long cycle déclinant. Sur le terrain écologique, en revanche, on n’est pas sur un processus cyclique : ce qui est détruit ne pourra pas être reconstruit. On est dans un processus de destruction, et c’est une inquiétude majeure. Dans notre réflexion sur la jonction des classes populaires et des classes intermédiaires, il faut à mon avis intégrer la question écologique. Il suffit de lire Quand les riches détruisent la planète de Hervé Kempf. J’ai rencontré Jean-Luc Mélenchon pour la première fois juste avant la fondation du Parti de Gauche. Il m’a demandé ce qu’il devait lire : je lui ai conseillé l’Illusion économique et d’Emmanuel Todd, et ce livre de Kempf.

C’est la raison pour laquelle je suis en adéquation avec la France Insoumise, car le gros du programme additionne ces deux ouvrages : le protectionnisme de Todd, le souci environnemental lié à la question sociale chez Kempf. Le slogan de Hervé Kempf, c’est consommer moins pour répartir mieux. C’est une façon d’allier le vert et le rouge. Il repart de la théorie de Thorstein Veblen sur la rivalité ostentatoire : les riches détruisent la planète parce qu’ils surconsomment mais aussi parce qu’ils tirent toute l’échelle de la consommation vers le haut. Il y a un phénomène d’attraction : tu as le yacht de Bernard Arnault, tel patron qui a un yacht de 20 mètres de long, puis tel médecin qui va avoir son voilier à La Baule, et le retraité qui va vouloir faire sa croisière Costa, et en dessous un prolo de Picardie qui va s’acheter un scooter des mers pour le conduire sur la Somme. Ce que nous dit Kempf, c’est qu’il faut aplatir la pyramide : il faut commencer par le haut, pour éviter d’être tirés toujours vers plus de consommation. C’est d’abord l’oligarchie qu’on doit limiter.

“Maintenant, moi, je préfère toujours quand on associe le drapeau rouge et le drapeau tricolore, quand on chante la Marseillaise et l’Internationale.”

LVSL – Quel est le rôle du patriotisme dans cette convergence ? On pense au retour des drapeaux tricolores lors de la campagne de Jean-Luc Mélenchon…

Il y a une phrase que j’aime bien, de Lao-Tseu : connaître sa honte et soutenir sa gloire. Intimement, il y a des souvenirs dont on a honte. Si on les rumine, on sombre dans la dépression, et on ne fait rien de bon à partir de cela. Soutenir sa gloire, c’est s’appuyer sur les pages qu’on estime les plus valorisantes de soi, et tout faire pour être à la hauteur de ces pages. Et je pense que ce qui est vrai sur le plan individuel l’est aussi sur le plan collectif. Si on ressasse toujours les pages noires de notre histoire, qu’il ne faut évidemment pas nier, on ne peut pas s’en sortir. Il s’agit de bousculer l’ordre du monde. Si on n’est pas fier de ce que l’on est, comment va-t-on y parvenir ? Maintenant, moi, je préfère toujours quand on associe le drapeau rouge et le drapeau tricolore, quand on chante la Marseillaise et l’Internationale.

 

Entretien réalisé par Lenny Benbara