En Belgique, le PTB veut « réveiller la conscience de classe »

Raoul Hedebouw, président du Parti du Travail de Belgique, sur le marché populaire de La Batte. © PTB

À quelques mètres de la mer du Nord, dans la ville flamande d’Ostende, le Parti du travail de Belgique (PTB) a fêté sa rentrée politique en septembre dernier, à l’occasion d’une grande Manifiesta, qui a réuni 15.000 personnes. Au programme, de nombreux invités internationaux, parmi lesquels le député britannique Jeremy Corbyn, le syndicaliste américain Shawn Fain ou encore le journaliste français Serge Halimi, ainsi que des ateliers politiques, culturels et sportifs à destination des sympathisants du parti. Et à travers tous les débats, un même fil rouge : revendiquer l’héritage du marxisme et travailler à sa reconstruction. Le PTB se veut ainsi plus offensif qu’un PCF réduit à de faibles scores. Stand après stand, le parti de gauche radicale affiche sa capacité grandissante à organiser la classe travailleuse dans différents organes, sur le modèle des partis de masse du XXe siècle. Par-delà les campagnes électorales, considérées comme des leviers de politisation parmi d’autres, le président du parti, Raoul Hedebouw a par ailleurs clairement rappelé les objectifs du PTB : « réveiller la conscience de classe » et permettre « la structuration du peuple, contre l’atomisation » afin de « matérialiser le contre-pouvoir ».

Un parti devenu incontournable

Si le PTB est en effet devenu un parti majeur du champ politique belge, beaucoup reste encore à faire. Lors des élections du 9 juin – où les Belges élisaient leurs parlementaires nationaux, régionaux et européens – le PTB a de nouveau progressé. Il a envoyé un second député au Parlement européen, est passé de 12 à 15 sièges à l’échelle nationale et a considérablement amélioré sa représentation dans la région de Bruxelles et en Flandre, en passant respectivement de 11 à 16 et de 4 à 9 élus. Pour la première fois, le parti a même été consulté par le roi de Belgique en vue de rentrer au gouvernement, bien que cette hypothèse ait été très vite écartée par l’ensemble des autres partis.

Le PTB avait donc de bonnes raisons de célébrer cette campagne réussie. Sa mobilisation de terrain en Flandre a sans doute contribué à détourner une partie de la classe travailleuse du vote pour l’extrême-droite, donnée gagnante dans cette partie du pays durant plusieurs mois. Alors que le Vlaams Belang (extrême-droite indépendantiste flamande) est implanté de longue date, le PTB – dénommé PVDA en Flandre ] a réussi, au prix d’un fort investissement militant, à incarner une alternative pour les électeurs en colère contre le statu quo. En arrivant deuxième à Anvers, la grande métropole portuaire du Nord, le parti a même créé la surprise dans une ville souvent décrite comme un bastion de la droite.

En arrivant deuxième à Anvers, la grande métropole portuaire du Nord, le parti a même créé la surprise dans une ville souvent décrite comme un bastion de la droite.

Seule ombre au tableau : un léger recul en Wallonie, où l’ensemble de la gauche a reculé sous l’effet d’une campagne victorieuse menée par Mouvement Réformateur (droite), et son ambitieux président Georges-Louis Bouchez. Certes, le PTB avait particulièrement focalisé son action sur la Flandre cette année afin de rééquilibrer ses forces sur l’ensemble du pays, ce qui était indispensable pour le seul parti défendant l’unité de la Belgique. D’importants efforts de mobilisation seront cependant nécessaires pour reprendre pied en Wallonie, qui, si elle ne compte pas de parti d’extrême-droite, a été séduite par les discours d’un MR de plus en plus conservateur, qui a habilement su se réapproprier la « valeur travail » en opposant travailleurs et chômeurs. D’après la droite, ces derniers seraient en effet volontairement maintenus dans l’assistanat par le Parti Socialiste, qui s’assure ainsi une clientèle électorale.

La guerre sociale « en pause » provisoire

Si les performances électorales sont donc plutôt enthousiasmantes pour le PTB, le parti refuse de se reposer sur ses lauriers et de faire de la politique en fonction des sondages, comme nous l’avait confié Raoul Hedebouw dans un entretien à LVSL. À Manifiesta, les différents leaders du parti ont fortement insisté sur la nécessité de s’attaquer aux discours cherchant à diviser le peuple, en l’opposant aux étrangers ou aux supposés « assistés ». Une nécessité d’autant plus forte que la future coalition au pouvoir, dénommée Arizona, prévoit un programme anti-social extrêmement violent : augmentation de la TVA sur les produits de première nécessité de 6 à 9%, désindexation des salaires sur l’inflation, simplification du travail le dimanche et les jours fériés, fin de la semaine de 38 heures, attaques contre les droits des délégués syndicaux, baisses des pensions de retraite… 

Ce programme de guerre sociale envisagé par une grande alliance, alliant des socialistes flamands de Vooruit à la droite francophone du MR, en passant par la N-VA (droite flamande), les CD&V (conservateurs chrétiens) et Les Engagés (centre), a certes été mis en sourdine dernièrement. Pour une raison simple selon Raoul Hedebouw : « Ils ont appuyé sur le bouton « pause » jusqu’aux élections du 13 octobre. Et ils se sont dit que les gens étaient trop stupides pour comprendre leur manège. » Ce dimanche, les Belges voteront en effet pour renouveler leurs conseils communaux pour les six prochaines années. Craignant une défaite dans les urnes, les partis de l’alliance Arizona préfèrent donc attendre le scrutin avant de lancer leur offensive.

Au-delà de la volonté de contrer ce programme anti-social, le PTB nourrit de fortes ambitions pour cette échéance. L’objectif est triple : doubler le nombre de conseillers communaux PTB (en passant de 150 à 300 élus), doubler le nombre de communes où il est représenté (de 35 à 70) et surtout entrer dans quelques « majorités de changement » municipales. Un certain nombre de communes sont particulièrement visées : Seraing, Liège, Charleroi et Herstal en Wallonie, Molenbeek et Forest en région bruxelloise, voire Anvers. Avec près de 23% des voix dans cette dernière le 9 juin et un total de 46% pour les listes progressistes, la possibilité de détrôner le leader de la droite flamande et maire sortant Bart de Wever apparaît donc possible.

Le « communisme municipal » comme source d’inspiration

Des victoires possibles donc, mais pour quoi faire ? Une des priorités du PTB est de stopper l’envolée des prix du logement, en imposant aux promoteurs une règle simple : un tiers de logements sociaux, un tiers à prix accessible et un tiers au prix du marché. En matière de transports, le parti promeut certes le développement des transports en commun, mais s’oppose fermement aux politiques anti-sociales contre la voiture lorsqu’aucune alternative n’existe. Un discours qui s’adresse en particulier aux travailleurs dépendants de la voiture en raison de leurs horaires ou de l’éloignement de leur travail suite à la spéculation immobilière. Le parti souhaite aussi rééquilibrer la fiscalité locale, en imposant davantage les grandes entreprises pour permettre de baisser les impôts sur les commerces locaux, comme cela a été mis en œuvre à Zelzate et Borgerhout, deux petites communes flamandes où le PVDA fait partie de la majorité sortante. Enfin, de manière plus classique pour la gauche, il promet des investissements importants dans les services publics comme les crèches et la police de proximité ou dans le monde associatif.

Dans toute l’Europe de l’Ouest, les partis communistes et ouvriers ont longtemps réussi à faire de leurs bastions de véritables modèles.

À Manifiesta, Raoul Hedebouw décrit ce programme comme une première avancée vers le « communisme municipal » qu’il cite comme source d’inspiration. Cette tradition de progrès sociaux à l’échelle municipale, à travers la construction de logements publics, le développement d’une offre culturelle et de colonies de vacances pour les plus pauvres et des dispositifs d’aide sociale comme les CCAS, les mutuelles, les plannings familiaux ou les coopératives d’achats alimentaires, a en effet une longue histoire. Dans toute l’Europe de l’Ouest, les partis communistes et ouvriers ont longtemps réussi à faire de leurs bastions de véritables modèles. Au-delà de l’amélioration immédiate des conditions de vie des habitants, il s’agissait aussi de montrer à quoi pourrait ressembler la future vie communiste. Un héritage qui s’est largement perdu depuis un demi-siècle, mais encore vivace en Autriche, où le parti communiste KPÖ dirige Graz (seconde ville du pays) ou au Chili, où le communiste Daniel Jadue mène des politiques d’avant-garde dans une banlieue de Santiago.

En comparaison, le programme du PTB semble plus réformiste, ce qui s’explique par la nécessité de gouverner avec des alliés plus modérés, à savoir le Parti socialiste et Écolos, voire Vooruit. Si ceux-ci ont toujours rejeté les mains tendues du PTB jusqu’à présent pour former des coalitions progressistes, comme le rappelle David Pestieau, le secrétaire politique du parti, la donne est peut-être en train de changer : ces partis sont en perte de vitesse, exclus des négociations nationales et concurrencés sur leur gauche par le PTB. À la manière du PSOE de Pedro Sanchez, ils pourraient donc renoncer à leur stratégie de d’évitement et tenter de conclure des majorités avec le PTB pour reconstruire leur crédibilité politique. Pour le parti marxiste, une telle situation serait à double tranchant : côté pile, il pourrait sortir de son isolement politique et casser l’argument selon lequel il serait toujours un parti d’opposition, incapable de gouverner. Côté face, il pourrait être comptable de mauvaises décisions et perdre une part de la crédibilité chèrement acquise depuis une quinzaine d’années.

Organiser les travailleurs : le mot d’ordre du PTB

Pour écarter ce scénario, le parti devra user habilement de ses capacités de blocage là où ses votes seront décisifs pour obtenir une majorité, mais aussi s’appuyer sur son implantation en dehors des institutions. Ce dernier point est une différence majeure avec d’autres partis de gauche radicale, comme Podemos, qui s’est montré subtil en termes de tactiques parlementaires vis-à-vis du PSOE, mais a délaissé le terrain syndical et les mouvements sociaux. À l’inverse, le PTB poursuit son investissement des sections d’entreprises, « premier bastion » de l’organisation des travailleurs, et soutient concrètement ces derniers à l’occasion des batailles décisives contre leurs directions. Dernière mobilisation en date : celle en faveur des travailleurs d’Audi à Bruxelles (VW Forest), menacés par la fermeture de leur usine, alors qu’elle constitue le premier site de production de véhicules électriques en Belgique, et qu’elle emploie près de 3000 personnes. Invitée à s’expliquer devant la Chambre belge par le président de la commission de l’Économie Roberto d’Amico, ancien syndicaliste FGTB et actuel député du PTB, la direction d’Audi n’a pas donné suite ; mais s’est néanmoins trouvée forcée d’ouvrir les portes de son usine aux parlementaires de tous les partis pour clarifier ses intentions.

Une première victoire face au huit-clos qui devait initialement solder le sort des travailleurs d’Audi et acter la non-viabilité des différents plans de reprises. Robin Tonniau, député fédéral du PTB, s’en explique : « Audi a fait des erreurs stratégiques qui impactent des milliers de travailleurs et on devrait les croire sur parole qu’aucun des 24 scénarios étudiés n’est rentable ? On exige d’Audi qu’il y ait une transparence totale, comme le demandent les syndicats. (…) Comment se peut-il qu’il n’y ait aucun intérêt financier, selon la direction, à maintenir une activité de constructeur automobile ? » La question fait d’autant plus mouche qu’elle est formulée par un ancien travailleur du site. Élu député au Parlement flamand en 2019, et député à la Chambre en 2024, Robin Tonniau a été pendant 16 ans ouvrier de l’industrie automobile. Une trajectoire fidèle à celle que le PTB s’essaie à promouvoir pour transformer les postes d’élus en postes de tribuniciens, où s’entend l’écho d’un véritable « porte-parolat populaire », susceptible de s’adresser à tous les travailleurs du pays. C’est en rappelant que les mobilisations sectorielles sont aussi des causes nationales que les députés du PTB parviennent, selon certains de ses militants rencontrés à l’occasion de Manifiesta, à « réveiller la conscience de classe ».

S’il est un mot d’ordre qui explique la progression du PTB depuis plusieurs années, c’est donc assurément celui de l’organisation, dépassant largement les ordres de bataille en période électorale.

S’il est un mot d’ordre qui explique la progression du PTB depuis plusieurs années, c’est donc assurément celui de l’organisation, dépassant largement les ordres de bataille en période électorale. Lorsqu’on normalise « les mouvements gazeux », on justifie « un retard organisationnel » défend notamment Raoul Hedebouw, à l’occasion d’un débat avec Serge Halimi, ancien directeur du Monde Diplomatique, au sujet de la montée de l’extrême-droite. Un retard dont profitent selon lui les partis nationalistes, qui reconstruisent un « nous » à la place de celui historiquement bâti par le mouvement ouvrier. Pour inverser la tendance, c’est par conséquent à une gauche des travailleurs, et non à une gauche des valeurs, qu’il s’agit de revenir pour le président du PTB. Certes l’opposition n’est pas binaire, mais elle doit présider à certaines analyses : considère-t-on les électeurs d’extrême-droite perdus pour la cause ou, au contraire, capables de s’émanciper du « chaos politique et idéologique » qu’entretient, à dessein, la classe dirigeante ? En Belgique, la réponse ne fait débat : tous les électeurs sont avant tout des travailleurs qui, à ce titre, ne sont pas irrécupérables. De quoi contraster avec les tergiversations des forces de gauche frontalières qui se demandent encore comment – et pourquoi – reconquérir les classes populaires. 

Face à l’écologie anti-populaire : tout changer ?

La place prise par la question écologique et environnementale n’arrête pas de grandir dans le débat public. Au point que, face à la centralité de cet enjeu, même un parti historiquement éloigné de la question climatique et écologique comme le Rassemblement national commence à étoffer ses prises de positions. De l’autre côté de l’échiquier politique, les mouvements aux programmes écologiques fournis (EELV, La France insoumise) peinent cependant à défendre ces sujets auprès des classes populaires, alors qu’elles sont les premières concernées par les conséquences du dérèglement climatique et le saccage de la nature. Le diagnostic est limpide : l’écologie politique est dans une impasse au sein de la France populaire. Le naufrage du dernier meeting de lancement de la campagne des Européennes des Verts, entre séance de « booty-therapy » et intervention du chantre du libéralisme Gaspard Koenig, n’en est que la dernière illustration. Quel bilan dresser du rapport entre écologie politique et classes populaires ? Quelles pourraient être les lignes de force d’un discours écologique de gauche apte à convaincre les classes populaires ?

Rompre avec le discours écologique dominant

Pour de nombreux Français, l’écologie politique est loin de leur préoccupations, de leur quotidien et on observe un réel fossé entre les classes populaires et le discours écologique dominant. Cette distance peut avant tout être interprétée comme la conséquence d’une distance forte entre une bonne partie des Français et la forme du discours écologiste. La perception souvent négative du discours écologiste dominant peut s’expliquer par plusieurs facteurs. Par discours écologiste dominant, il semble pertinent de considérer un ensemble de prises de positions et de politiques publiques qui dépassent largement EELV et englobent aussi une partie du discours libéral sur l’écologie du gouvernement ainsi que les discours professés dans de nombreuses sphères intellectuelles, que ce soit sur LinkedIn ou Twitter.

Premièrement, le discours écologiste dominant est souvent perçu comme moralisateur, donneur de leçons et individualisant, à l’image des diverses polémiques qui ont rythmé ces derniers mois (l’affaire du barbecue synonyme de virilité selon la députée EELV Sandrine Rousseau, la suppression du sapin de Noël par la mairie écologiste de Bordeaux, l’appel à la sobriété individuelle sur le chauffage de la première ministre Elisabeth Borne). La dimension individualiste du discours écologiste, invitant le citoyen à ne plus prendre l’avion, à changer sa voiture et sa chaudière, méconnaît complètement la réalité du rapport des classes populaires à l’écologie. Celles-ci subissent depuis plusieurs décennies une très forte pression à l’écologisation de leurs modes de vie, symbolisée par l’omniprésence des éco-gestes dans les campagnes de sensibilisation, dont s’est emparée entre temps la droite libérale. S’il ne faut pas mettre de côté le rôle joué par les médias dans cette perception individualisante du discours écologiste, le sentiment d’ensemble reste présent. Cette individualisation génère une dimension moralisante, faisant reposer sur les épaules des individus le destin de la société.

La dimension individualiste du discours écologiste, invitant le citoyen à ne plus prendre l’avion, à changer sa voiture et sa chaudière, méconnaît complètement la réalité du rapport des classes populaires à l’écologie. 

Deuxièmement, le discours écologiste dominant peut paraître profondément déconnecté des conditions matérielles d’existence concrètes des classes populaires. Les changements promus par l’écologie dominante sont avant tout des appels à des gestes personnels : rénover sa maison, changer sa chaudière et sa voiture, manger moins de viande. Si ces gestes représentent effectivement à l’échelle macro-économique les principaux leviers de décarbonation, ils sont présentés comme dérivant de démarches isolées, incitant par-là même à une prise en charge individuelle du problème collectif que représente le changement climatique. Concrètement, les incitations à l’écologisation des modes de vie sont perçues comme hors-sol, en décalage complet avec la vraie vie, celle « du travail et des dettes » et au goût pour le « raisonnable, le concret, l’intelligible » des classes populaires. Les trajectoires concrètes de transformation ne sont pas claires, faute d’un discours suffisamment ancré dans la réalité des contraintes temporelles et économiques des ménages populaires.

Troisièmement, le discours écologiste dominant se caractérise par la très forte versatilité de la critique qu’il porte et des clivages qu’il mobilise. Autrement dit, il est difficile de comprendre ce que dénonce clairement l’écologie en vigueur et quels sont ses ennemis. Pour les écologistes libéraux du gouvernement, l’ennemi ce sont les habitudes de consommation des gens et l’être humain dans son ensemble. Pour les Verts, l’ennemi porte de nombreux noms : capitalisme, patriarcat, société de consommation, parfois l’idée de progrès, parfois même le prolétaire qui désire acheter un pavillon et une voiture. Si ce discours de dénonciation globale s’appuie souvent sur des travaux fondés (par exemple le lien entre argent, masculinité et consommation de viande), il ne semble pas du tout opérationnel pour convaincre la majorité, entraînant une forme de confusion. À la fin, l’adversaire de l’écologie politique n’a pas de nom, pas de visage. Et l’invitation d’intellectuels comme Gaspard Koenig, essayiste libéral s’il en est, au dernier meeting de lancement de la campagne des Européennes, finit définitivement de brouiller les pistes.

Quatrièmement, alors même que les classes populaires sont en moyenne déjà bien plus sobres et économes que les classes supérieures (le décile le plus modeste émet près de 3 fois moins de Co2 que le décile le plus riche), elles tirent bien moins de gains symboliques de l’écologisation de leurs modes de vie. Ce qui est valorisé par la sphère écologique, ce sont les start-ups écologiques de diplômés sortis de grandes écoles, les bobos mangeant bio et allant au vélo au travail ou bien les courageux vacanciers ayant choisi de prendre le TGV à la place de l’avion, ou au mieux, les « bifurqueurs » partant faire de l’agriculture de leurs mains. Des actions éloignées pour la plupart de la réalité des classes populaires. Au contraire, l’application de gestes écologiques au quotidien en milieu populaire (réduire sa consommation d’eau, d’électricité, prendre les transports en commun) n’apporte que peu de gloire supplémentaire et constitue en réalité le quotidien d’une partie conséquente de ses membres.

Le tableau électoral est également sans équivoque. La scission avec les classes populaires y apparaît clairement. Le vote le plus représentatif de l’écologie politique reste le vote pour les Verts. Pour les élections européennes de 2019, 94% des électeurs écolos indiquaient que la question environnementale avait été déterminante dans leur choix. Ce constat est beaucoup moins tranché pour les autres partis de gauche, ce qui nous invite à analyser ce choix quasi-pur. Aux Européennes, si la liste menée par Yannick Jadot recueille 13,5%, elle plafonne à 7% chez les ouvriers, 10% dans l’ensemble des classes populaires, 5% chez les sans-diplômes, 18% chez les diplômés du supérieur. Son score relativement élevé de 15% chez les personnes au niveau de vie modeste s’explique principalement par un fort vote étudiant (23% chez les 18-24 ans). Lors de la dernière présidentielle, le résultat est sensiblement similaire. Alors que la liste EELV obtient globalement près de 5%, ce score tombe à 1% chez les ouvriers, 4% chez les employés, 1% chez ceux se déclarant comme défavorisés. Par ailleurs, d’après un sondage IPSOS, seuls 25% des CSP- avaient (parmi trois autres critères) choisi leur vote pour des questions environnementales contre 31% chez les CSP+.

La rupture est aussi géographique avec une transformation écologique à deux vitesses. Si les grandes villes et métropoles sont gagnées par une vague verte (Lyon, Bordeaux, Strasbourg, Marseille ont basculé) et que l’écologisation des villes se poursuit au moyen de pistes cyclables, de ressourceries, de magasins bio et de transports en commun, la France périphérique et rurale voit les services publics de proximité s’éloigner, les grandes surfaces détruire le commerce local et les lignes de chemin de fer se fermer au fur et à mesure. Pour les classes populaires rurales, l’écologie reste souvent une incantation venue des villes et des ministères sans aucun lien direct avec leur quotidien. Cela se traduit dans les élections locales, qui voient les partis aux programmes écologiques renforcés patauger dans la France des bourgs.

Les incantations écologistes moralisatrices et individualisantes coulent à sens unique depuis les plateaux-télés et les think-tank parisiens en direction du reste du pays.

La fresque des disparités électorales du vote écologiste n’est que l’émanation d’une véritable scission sociologique, géographique et discursive dans l’imaginaire collectif entre une classe écologiste urbaine et bourgeoise et les classes populaires et intermédiaires. Les incantations écologistes moralisatrices et individualisantes coulent à sens unique depuis les plateaux-télés et les think-tank parisiens en direction du reste du pays. Si la transition écologique est plus que souhaitable, sous une forme planifiée et égalitaire, elle ne saurait être confiée aux lois du marché et à l’absence de cap et d’objectifs clairs, qui ne viennent qu’ajouter de l’incertitude au quotidien déjà chahuté de nombreux citoyens.  

La « bifurcation écologique » : un plan d’avenir à éclaircir

Si l’écologie politique peine tant à séduire les classes populaires, c’est aussi que ces dernières perçoivent de manière claire que le grand plan de bifurcation dont on leur parle n’est pas clairement ficelé et présente encore des zones d’ombres à éclaircir. Le discours d’écologie politique actuel repose principalement sur deux idées-phares : d’une part la dénonciation du saccage de la nature opéré par les ultra-riches, qui seraient en conséquence les responsables quasi-uniques du dérèglement climatique, et d’autre part une projection naïve dans un monde futur « désirable », avec une « harmonie entre les êtres vivants et la nature », de « réconciliation entre les êtres vivants et la nature ». Ce qui fait cruellement défaut, c’est une passerelle fiable et compréhensible à emprunter pour aller d’un monde à l’autre. Intuitivement, la plupart des gens savent que la bifurcation écologique va bousculer leur mode de vie, probablement bien plus que pour ce qui concerne les ultra-riches. C’est tout du moins clair pour deux sujets-clés.  

La réponse à la crise du logement en situation d’effort écologique est loin d’être évidente. Par exemple, la priorité écologique nécessite de diminuer nettement le rythme d’artificialisation des sols, ce qui se heurte à la dynamique globale de développement de l’habitat pavillonnaire et de préférence collective pour l’individuel au détriment du logement collectif. Dans un sondage Cluster 17 de juillet 2023, 77% des Français ne souhaitaient pas renoncer à un logement individuel. La politique de zéro artificialisation nette (ZAN) s’ajoute aux interdictions de location de passoires thermiques qui réduisent mécaniquement la part de logements louables, renforçant la tension sur le marché de la location. Sur ce sujet-là, le discours d’une écologie de rupture doit s’affiner, affronter la complexité et proposer une différenciation territoriale dans la mise en œuvre de ces politiques. Cela nécessite aussi d’identifier clairement sur qui l’effort va porter pour résoudre cette équation à première vue insoluble, par exemple en ciblant clairement les 3% de ménages possédant 25% du parc de logements, les 8,3% de logements vacants et les 9,5% de résidences secondaires sous-occupées pendant que 8,7% des logements sont en suroccupation.

Deuxième thématique sur lequel le discours de gauche doit se clarifier : celui des transports et du positionnement face à la voiture individuelle. À l’heure actuelle, 83% des kilomètres sont parcourus en voiture individuelle, roulant ultra-majoritairement au pétrole. La gauche axe alors systématiquement son discours sur le développement massif des transports en commun (trains du quotidien, RER métropolitains, bus à haut niveau de service etc.). Or, cette focalisation ne résiste pas à l’analyse scientifique. En 2050, même dans les scénarios de report modal vers les mobilités douces et les transports en commun les plus optimistes, la part de la voiture individuelle restera au minimum à 50% dans l’état actuel de l’aménagement du territoire et de la répartition de la population française. Une préoccupation centrale est celle de l’acquisition de voitures électriques, plus susceptibles de correspondre aux attentes des classes populaires. 

Pourtant, plusieurs partis de gauche ont encore une forme d’embarras avec la voiture électrique, en raison notamment des autres risques écologiques liés à son développement (matériaux critiques, pollution due au freinage, etc.). S’il faut planifier la sobriété dans l’usage de la voiture (baisse du poids, des kms, développement du covoiturage), il importe également d’envisager des politiques publiques ambitieuses, qui permettront à chaque ménage en ayant besoin d’accéder à une voiture électrique à prix raisonnable, adaptée, car chaque voiture thermique devra être remplacée. Autrement dit, il ne faut pas que le message en matière de transports se résume à des politiques au cœur des centres-villes de métropoles qui ne s’appliquent pas partout, et paraîtront à la fois déconnectées et inadaptées à de nombreux territoires.

Le déjà-là écologique des classes populaires

Pour sortir de l’impasse, il semble indispensable de partir du déjà-là écologique des classes populaires, des pratiques individuelles et collectives vertueuses existante et d’opérer une remise à plat complète, claire et précise. En rejetant à la fois l’écologie moralisante et minoritaire à la Rousseau et l’écologie individualisante et soumise aux lois du marché à la Macron, il doit être possible de tracer les lignes de force de l’écologie de rupture populaire de demain. Plusieurs principes peuvent structurer ce renouveau programmatique et discursif.

Il convient tout d’abord de se mettre d’accord sur les objectifs d’un discours sur l’écologie porté par la gauche de rupture. Première évidence, ce discours doit répondre aux préoccupations environnementales des Français et avoir comme objectif principal d’imposer à l’agenda politique et médiatique un programme de bifurcation écologique ambitieux, liant la question écologique à la question sociale. Mais ce discours devra s’inscrire dans le contexte qui est celui décrit depuis le début de l’article et attacher une attention particulière à contrer le discours supposé écologique mais immobilisateur de la droite et de l’extrême-droite. Et surtout, le guide principal doit être de bâtir un discours qui ne constitue pas un repoussoir pour les classes populaires. Non qu’il s’agisse de pure rhétorique pour dire ce que l’on pense que les classes populaires aimeraient entendre, mais bien au contraire, de démontrer qu’une réponse à la hauteur de la crise écologique leur sera structurellement favorable, et de partir de leurs réalités quotidiennes pour décrire le chemin de la transformation. La profitabilité de la transition écologique pour les plus modestes n’est plus à démontrer, car ce sont eux qui sont les plus touchés par le changement climatique et ses conséquences.   

Deuxièmement, afin échapper à l’image d’une écologie urbaine, moralisatrice et déconnectée, les propositions programmatiques et le discours attenant doivent se réancrer au plus proche des réalités matérielles des classes populaires. Cela implique dans le discours explicatif de partir systématiquement de la question de la satisfaction des besoins fondamentaux : se loger et se chauffer, se nourrir, se déplacer, et se faire plaisir. Plus précisément, la méthode doit être la suivante :

1) expliquer en quoi la crise écologique et sa gestion capitaliste et néolibérale génèrent les crises à l’origine de la difficulté à pourvoir chaque besoin fondamental ;

2) en partant des réalités matérielles vécues par les gens, préciser la manière dont la bifurcation écologique contribue à sécuriser et à sortir de l’aléa la réponse à ces besoins fondamentaux ;

3) privilégier systématiquement le concret, le tangible, le raisonnable et l’intelligible.

Ainsi, il convient de proposer un horizon liant écologie, pouvoir d’achat et sortie des besoins essentiels de la sphère marchande. Mais cela ne doit pas être assimilé à la démarche discursive choisie par exemple par le PCF de Fabien Roussel qui méconnaît la diversité des classes populaires et les essentialise en les assignant à des comportements spécifiques (aimer la « bonne viande et manger gras », boire un pastis au camping). Le politique n’a pas uniquement vocation à se faire le porte-voix des revendications des électeurs mais il contribue, comme disait Jaurès, à « élever une société supérieure ».

Il convient de proposer un horizon liant écologie, pouvoir d’achat et sortie des besoins essentiels de la sphère marchande.

L’exemple du réseau de chaleur en réponse à la crise énergétique illustre avec clarté cette logique. Les logiques impérialistes et la dépendance du capitalisme aux énergies fossiles déstabilisent en permanence l’accès à l’énergie fossile. La gestion néolibérale des marchés de l’énergie renforce la crise et soumet des millions de personnes, et tout d’abord les classes populaires, aux aléas du marché, notamment pour se chauffer au gaz chaque hiver. Avec un réseau de chaleur alimenté par des énergies renouvelables locales (géothermie de surface ou profonde, récupération de chaleur industrielle, biomasse), une chaleur renouvelable est proposée, au prix maîtrisé chaque année et on diminue structurellement les émissions de CO2 du territoire. Cette logique est encore plus vertueuse lorsque l’exploitation du chauffage est confiée à un opérateur public, sous l’égide d’une gestion citoyenne ou confiée aux pouvoirs locaux. En résumé, il s’agit de sortir de la logique du marché un besoin fondamental – se chauffer – pour en faire un commun et de rendre au citoyen la maîtrise de la reproduction de ses conditions d’existence.  

Troisièmement, il est nécessaire de mobiliser les clivages favorables à un programme de rupture écologique. En matière écologique, l’évidence consiste à renforcer le clivage entre un « nous », « le peuple qui par son sens des responsabilités fait déjà ce qu’il peut et fera collectivement sa part du travail » contre un “eux”, le 1-5% qui vit au-dessus des moyens de notre planète. La notion de responsabilité du « peuple et des classes populaires » semble déterminante à mettre en avant pour justifier d’une part l’effort collectif indispensable en matière de sobriété et d’évolution des modes de vie (manger moins de viande, diminuer les distances parcourues, consommer moins) et d’autre part mettre la pression sur les classes aisées oisives, au mode de vie particulièrement destructeur pour la planète. Ce premier clivage se laisse compléter par un clivage dont essaie aussi de se servir d’une autre manière une partie de l’extrême-droite entre un « nous, le peuple souverain » et un « eux » assimilé au capitalisme néolibéral et à l’Union européenne avec le triptyque concurrence-croissance-mondialisation qui saccage la planète, qui est déjà historiquement régulièrement mobilisé par la gauche.

Quatrièmement, et c’est une suite du point précédent, un discours de rupture écologique doit aussi identifier précisément dans l’espace socio-politique qui sont ses alliés et ses ennemis. Il faut élargir l’alliance écologique au-delà des associations et réseaux traditionnels, assumer de prendre ses distances par moments avec certains mouvements qui défendent des intérêts écologiques locaux contre des intérêts écologiques globaux (exemple des mines, de l’opposition à certaines infrastructures ferroviaires). Il faut bâtir des passerelles fortes avec un monde syndical qui se structure pour l’insertion des questions écologiques, comme l’initiative du « Radar travail et environnement » de la CGT.

Cinquièmement, il faut construire un discours sur l’écologie qui assure autant de gains symboliques aux classes populaires qu’aux classes supérieures. Cela nécessite tout d’abord de bâtir un « grand récit mobilisateur », un « appel aux armes » apte à mettre en mouvement toutes les forces vives du pays pour répondre à l’urgence écologique. En d’autres termes, construire une économie de guerre face à la crise écologique, comme le suggèrent certains scientifiques et politiques, et mettre en branle les grands chantiers de la bifurcation : rénovation thermique des logements, transformation des pratiques agricoles, réindustrialisation verte. Mais cette dynamique devra s’appuyer sur une mise en valeur permanente des pratiques écologiques des classes populaires et des métiers populaires « écologiques ». Il faut acter la réhabilitation des métiers manuels, la valorisation de la débrouille dans un contexte de renforcement de la réparation et du réemploi, promouvoir l’imaginaire de vacances en France plutôt qu’à l’étranger. Il faut mettre en valeur tout ce qui dans le quotidien populaire est déjà écologique : le « sens de l’économie », la capacité à agir sous contrainte de ressources. 

Ainsi du réancrage de la question écologique au cœur de la question sociale : c’est bien un unique système économique, le capitalisme néolibéral, qui saccage le travail et la nature, et rend impossible la satisfaction des besoins fondamentaux. C’est le rôle du politique de s’y opposer, de tracer des priorités, des frontières, de prendre des décisions et de refuser les propositions faiblardes qui se gargarisent d’être « nuancées ». S’il est certain que construire un programme et un discours écologique constitue par nature un défi complexe et difficile, il est aussi essentiel de le relever avant que l’extrême-droite ne s’en empare, plus encline à cliver sur le sujet contre le prétendu monopole de la gauche. Ce dernier constat doit mener à une réorientation discursive forte, imperméable à l’écologie moralisatrice, et capable de construire une véritable hégémonie culturelle.