Tribunal de La Haye : jusqu’à quand Israël échappera-t-il au droit international ?

Afrique du Sud Israël - Le Vent Se Lève
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Le 26 janvier 2024, la Cour internationale de justice (CIJ) de La Haye ordonnait la mise en place de « mesures conservatoires » contre la « plausibilité » d’un génocide à Gaza. Si la Cour ne s’est pas prononcée sur la pertinence du qualificatif de « génocide », sa décision constitue un revers pour la guerre menée par Israël. Elle oblige les États signataires de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (CPRCG) à agir pour protéger les Gazaouis, et permet d’envisager des poursuites contre les soutiens militaires d’Israël pour complicité potentielle de crime de génocide. Au nom de l’arrêt de la CIJ, la justice néerlandaise a ainsi interdit aux Pays-Bas l’exportation de pièces de bombardiers F-35 vers Israël. Mais hormis cette décision, le statu quo demeure. Tandis que les bombardements continuent de pleuvoir sur Rafah et qu’une « puissante » offensive sur la ville est annoncée par Benjamin Netanyahu, faisant craindre des milliers de victimes civiles supplémentaires, les États-Unis et l’Europe appellent pieusement à la désescalade, sans œuvrer à sa mise en œuvre. Au risque de morceler sans retour un ordre international déjà atone. Reportage à La Haye.

Dans la nuit du 10 au 11 janvier 2024, la requête de l’Afrique du Sud contre Israël n’a pas encore commencé qu’une poignée de personnes attend déjà devant les grilles du Palais de la Paix, qui abrite la Cour internationale de Justice. Venues de toute l’Europe et du Maghreb, mais aussi des États-Unis, de l’Inde ou du Liban, elles espèrent assister aux plaidoiries des deux parties. Depuis l’attaque du Hamas, le 7 octobre dernier, c’est en effet la première fois qu’Israël, en réponse à l’accusation de crime de génocide, présentera des arguments juridiques devant la communauté internationale.

Malgré le froid glacial de l’hiver néerlandais et l’incertitude quant au nombre de places restantes, l’ambiance est à la patience. En tête de file, trois Néerlandaises munies de couvertures de camping et de thermos font tourner des beignets et des baklavas. Vers cinq heures du matin, la foule grossit d’une vingtaine de nouveaux arrivants, parmi lesquels on reconnaît l’ancien président tunisien Moncef Marzouki, le leader de la France insoumise Jean-Luc Mélenchon et le député Arnaud le Gall, l’ancien ambassadeur britannique Craig Murray, ainsi que le député travailliste britannique Jeremy Corbyn – qui passera la nuit suivante devant le Palais pour être certain de pouvoir assister à la plaidoirie israélienne.

Bombardements non intentionnels de civils ? Afin de contrecarrer ce récit, les avocats sud-africains ont mis en exergue les appels à l’anéantissement de Gaza, le vocabulaire de déshumanisation de ses habitants, ainsi que la confusion rhétorique entre les membres du Hamas et la population palestinienne.

Ici, on vient pour « voir l’histoire en train de s’écrire ». On espère assister à la réalisation d’une vieille promesse : le triomphe du droit international sur la Realpolitik. « Il y a bien des façons émotionnelles de percevoir ce conflit », avance ainsi Shakki, un jeune indo-américain tout juste diplômé en sciences politiques qui fera partie des treize finalement admis. « J’ai le sentiment qu’avec la démarche initiée par l’Afrique du Sud, c’est la première fois dans l’histoire récente qu’il est possible de rassembler de façon rationalisée différentes perspectives et interprétations sur ce qu’il se passe dans cette région, quels que soient les intérêts particuliers des États », ajoute-t-il. Les représentants de la presse occidentale sont peu nombreux. Ce n’est que plus tard, quand le petit jour poindra sur La Haye, que les premiers journalistes arriveront. Vers 9 heures, nous entrons finalement sous les majestueux lustres du Palais de la Paix.

« Victimes collatérales » ? Contrecarrer le récit des dirigeants israéliens

Les avocats sud-africains ont débuté l’audience par une condamnation sans appel des « actions terroristes et de la prise d’otage du 7 octobre », précisant de surcroît qu’ils se refuseraient à projeter des images « explicites » des massacres à Gaza, afin de « ne pas transformer la Cour en théâtre ». Durant trois heures, mises en perspective historiques, analyses chirurgicales d’événements récents et points juridiques se sont succédés.

La singularité de la bande de Gaza a fait l’objet d’un long développement. Longue d’à peine quarante kilomètres, cette zone est l’une des plus densément peuplées au monde et la moitié de ses habitants sont des enfants, a-t-il été rappelé. Depuis 2007 elle fait l’objet d’un blocus illégal, à la fois terrestre, maritime et aérien. L’État israélien dispose du contrôle de la sphère électro-magnétique, de l’acheminement en eau et en électricité, ainsi qu’une mainmise de fait sur les infrastructures civiles et gouvernementales essentielles.

La requérante a rappelé que durant les trois premières semaines, 6000 bombes par semaine ont en moyenne ont été larguées sur Gaza. Parmi celles-ci, au moins 200 bombes d’environ une tonne au Sud de la bande, pourtant décrétée « zone de sécurité » par l’armée israélienne, vers laquelle elle enjoignait les Gazaouis à se réfugier. Preuve s’il en est, ont ajouté les avocats sud-africains, que ces massacres de civils ont été causés « de manière délibérée ».

La plaidoirie a tenu à rappeler que « tout acte de violence ne constitue pas un génocide ». Crimes de guerre, nettoyages ethniques, punitions collectives ou attaques d’hôpitaux sont autant de pratiques qui peuvent être commises sans intention génocidaire. Cependant, les modalités et l’intensité de la campagne de bombardements – l’une des plus massives du XXIe siècle – incitent l’Afrique du Sud à considérer qu’Israël « a violé et continue de violer les obligations qui lui incombent en vertu de la Convention sur le génocide », et qu’il existe « un risque de préjudice irréparable » pour les Palestiniens.

Évoquant les chiffres officiels à jour du 9 janvier 2024, l’Afrique du Sud a rappelé que 1% de la population de Gaza avait été tuée, qu’une personne sur 40 avait été blessée et que, sur les 180 accouchements ayant lieu chaque jour, l’Organisation Mondiale de la Santé estimait à près de 15% les femmes risquant de souffrir de complications graves sans pouvoir bénéficier des soins médicaux. Mentionnant le risque d‘une famine aiguë et de la propagation d’épidémies, elle a fait appel à l’article II-c de la Convention pour la prévention du crime de génocide, qui fait entrer dans le champ d’application de la Convention la « soumission intentionnelle du groupe à des conditions d’existence devant entraîner sa destruction physique totale ou partielle ».

Victimes collatérales ? Bombardements non intentionnels de civils ? Afin de contrecarrer ce récit israélien – qui plaide le caractère accidentel des tueries de civils, là où les actions du Hamas visent délibérément des cibles non militaires –, l’Afrique du Sud a longuement égrené des notes ministérielles, des déclarations officielles, des entretiens télévisés de dirigeants. Il s’agissait de souligner les appels décomplexés à l’anéantissement de la bande de Gaza, le vocabulaire de déshumanisation de ses habitants, ainsi que la stratégie rhétorique visant à confondre les membres du Hamas avec la population gazaouie dans son ensemble. Parmi les personnes concernées : le Premier ministre Benjamin Netanyahu, le président israélien, plusieurs ministres, de hauts gradés de l’armée aussi bien que de simples soldats.

Ces « propos génocidaires ne sont donc pas l’exception, ils sont ancrés dans la politique de l’État d’Israël » a ainsi martelé le demanderesse. En outre, cette « intention de détruire » serait « bien comprise par les soldats sur le terrain », ce que la projection d’une vidéo devait appuyer. Dans la salle du tribunal a ainsi résonné, durant une minute, le vacarme d’un groupe de soldats, armes sous le bras, dansant, riant et chantant à tue-tête en récitant des extraits de la Bible : « Que brûlent leurs villages. Que Gaza soit effacée », « Tu effaceras la mémoire d’Amalek de dessous les cieux » – référence biblique à un peuple dont le Dieu de la Torah aurait demandé l’extermination.

Pour justifier sa démarche, l’Afrique du Sud a souhaité rappeler que la lutte contre le crime de génocide échappe à la « compétence exclusive d’un État » et oblige la communauté internationale dans son ensemble. Elle s’est appuyée sur la jurisprudence de la CIJ dans l’affaire « Gambie contre Myanmar ». En 2019, la Cour internationale de justice avait en effet été saisie par la Gambie après le dépôt d’une plainte contre le Myanmar pour un éventuel génocide des Rohingyas, bien que ces deux pays se situent sur deux continents différents. Des « mesures conservatoires » avaient alors été exigées contre le Myanmar. À présent, l’Afrique du Sud en requérait de nouvelles à l’égard d’Israël, incluant notamment l’arrêt des opérations militaires à Gaza ainsi que l’interdiction de la destruction de preuves pouvant servir une enquête ultérieure.

La CIJ est habilitée à exiger des mesures conservatoires dans un bref délai, dès lors qu’il est établi que « des actes susceptibles de causer un préjudice irréparable » sont commis. Et ce, bien avant que « la Cour se prononce de manière définitive sur l’affaire », c’est-à-dire sur l’existence, ou non, d’intentions génocidaires réelles. Ce n’est qu’au bout d’un long travail d’enquête que la CIJ est habilitée à statuer sur ce dernier aspect.

Éradiquer le terrorisme : la défense israélienne

Le lendemain, la Cour devait entendre la plaidoirie de l’État inculpé durant trois heures. Changement de méthode avec la défense israélienne. Par contraste avec la précédente, des images d’otages détenus par le Hamas ont été affichées pendant plusieurs minutes.

« Israël connaît bien le contexte de création du concept de génocide dont il est accusé », a mentionné la défense, soulignant que le plus jamais ça était bien plus qu’un slogan pour le pays, mais son « obligation morale suprême ». À l’inverse, « s’il y a eu des actes que l’on pourrait qualifier de génocidaires, c’est contre Israël ». Et de citer des déclarations de dirigeants du Hamas prônant l’annihilation de l’État hébreu. Dans cette logique, celui-ci mènerait une « guerre défensive », où primerait le droit à prendre toutes les mesures pour défendre ses ressortissants et assurer la libération des otages. Un droit, a-t-il été ajouté, menacé par les demandes itérées de cessez-le-feu.

La résolution de la CIJ pourrait avoir de nombreuses conséquences indirectes pour les États continuant à soutenir Israël. À commencer par son premier pourvoyeur d’armes, les États-Unis.

Les avocats israéliens ont souhaité mettre en exergue une supposée naïveté dans la plaidoirie sud-africaine : « bien malheureusement, les souffrances civiles en temps de guerre ne sont pas le monopole de Gaza », ajoutant que ces pertes n’interviennent que « dans la poursuite légitime d’objectifs militaires ». « Ce qui au contraire est sans précédent », ont-ils poursuivi, c’est « l’enracinement du Hamas dans la population civile », évoquant la propension du groupe armé à utiliser (« de manière systématique ») des infrastructures civiles pour s’y cacher, allant jusqu’à affirmer que la population gazaouie serait « gouvernée par une organisation terroriste qui préfère anéantir ses voisins que protéger ses propres civils ».

Rejetant une quelconque intentionnalité dans les bombardements de Palestiniens non armés, les avocats ont allégué que l’armée israélienne agissait toujours « de manière proportionnée », cherchant à éviter les victimes en les prévenant d’actions militaires imminentes, par des appels téléphoniques ou l’envoi de feuillets depuis les hélicoptères. De même, la défense israélienne a mentionné une aide humanitaire « extraordinaire » qui aurait été offerte aux Gazaouis, avant d’ajouter qu’il n’y avait « aucune restriction d’eau à Gaza » et que des infrastructures avaient été réparées par les Israéliens eux-mêmes.

L’argumentation s’est ensuite voulue plus offensive. La partie israélienne n’a pas hésité à multiplier les attaques ad hominem contre les avocats sud-africains, qualifiant leurs accusations de « calomnies » qui viseraient « à bander les yeux des juges et de la Cour ». Ils ont ainsi affirmé que l’acceptation par la CIJ des mesures conservatoires demandées risquerait de transformer le droit international un « instrument agressif et non protecteur, qui saperait les droits plus qu’il ne les protégerait ». La Convention pour la prévention du crime de génocide serait ainsi tournée en une « charte de l’agresseur », punissant les États cherchant à se « protéger du terrorisme ».

Enfin, la défense israélienne a cherché à inscrire l’Afrique du Sud dans les pas du Hamas : ses représentants nieraient « l’histoire juive » et ses avocats partageraient « la même rhétorique et la même grille d’analyse » que l’organisation terroriste palestinienne.

Mesures conservatoires sans cessez-le-feu

Le 26 janvier 2024, après deux semaines de délibération, la Cour devait rendre une première décision : ayant reconnu sa compétence dans l’affaire, elle a indiqué plusieurs mesures conservatoires, dans l’attente du verdict final, portant sur la réalité des intentions génocidaires. Dans l’ordonnance publiée, elle affirme ainsi qu’il en va « du droit des Palestiniens de Gaza d’être protégés contre les actes de génocide » et que « les faits et circonstances mentionnés ci-dessus suffisent pour conclure qu’au moins certains des droits que l’Afrique du Sud revendique et dont elle sollicite la protection sont plausibles ». Parmi ces « faits et circonstances mentionnés », ont notamment été pris en compte les modalités de l’opération militaire conduite à Gaza.

Surtout, la Cour a « [pris] note » de plusieurs déclarations tenues par les hauts responsables israéliens eux-mêmes. Parmi ces derniers, le ministre israélien de la Défense, Yoav Gallant qui, le 10 octobre 2023, a déclaré dans une allocution aux troupes israéliennes à la frontière de Gaza : « Nous combattons des animaux humains […] Gaza ne reviendra pas à ce qu’elle était avant. Il n’y aura pas de Hamas. Nous détruirons tout. Si un jour ne suffit pas, cela prendra une semaine, cela prendra des semaines, voire des mois, aucun endroit ne nous échappera. »

La déclaration du président d’Israël, Isaac Herzog, tenue le 12 octobre 2023, a elle aussi été mise en avant : « C’est toute une nation qui est responsable. Tous ces beaux discours sur les civils qui ne savaient rien et qui n’étaient pas impliqués, ça n’existe pas. » La Cour a ainsi ordonné à Israël de prévenir et de sanctionner toute incitation au génocide dans la bande de Gaza, et de se conformer aux obligations lui incombant en vertu de la Convention pour la prévention du crime de génocide afin de protéger le peuple palestinien d’ « un risque réel et imminent de préjudice irréparable ». De même, elle a enjoint l’État d’Israël à « prévenir la destruction […] des éléments de preuve relatifs aux allégations d’actes entrant dans le champ d’application » de cette même Convention, afin de permettre à l’enquête de la Cour d’avoir lieu.

Cette décision a pu être jugée décevante par les partisans du cessez-le-feu, étant donné qu’aucun appel à la cessation des hostilités n’a été prononcé. Elle a coïncidé, ce même 26 janvier, dans les heures suivant la décision de la Cour, avec des accusations lancées contre l’UNRWA – l’agence onusienne chargée de répondre aux besoins essentiels des réfugiés palestiniens au Moyen-Orient. Après qu’Israël a présenté à l’ONU des informations selon lesquelles au moins douze membres de l’agence auraient été impliqués dans les attaques menées par le Hamas le 7 octobre, d’importants donateurs ont décidé de suspendre leurs financements, parmi lesquels les États-Unis (premier contributeur de l’agence), le Royaume-Uni, l’Allemagne, l’Australie ou encore les Pays-Bas. Un coup dévastateur porté aux deux millions de réfugiés de Gaza, qui dépendent directement de cette assistance humanitaire. La France, quant à elle, a décidé de ne pas effectuer de nouveau versement à l’UNRWA pour le premier semestre 2024 suite à ces « accusations d’une extrême gravité », et n’a pas communiqué de date pour une éventuelle reprise du financement. Quelques jours après la décision de la CIJ, celle-ci était-elle déjà frappée de nullité ?

Elle pourrait cependant avoir de nombreuses conséquences indirectes pour les États continuant à soutenir Israël. À commencer par son premier pourvoyeur d’armes, les États-Unis. Dans son ordonnance, la Cour a en effet très explicitement rappelé que la Convention pour la prévention du crime de génocide condamne également « la complicité dans le génocide » (article III, litt. e). Ainsi, si la CIJ n’a pas appelé à un cessez-le-feu, le non-respect des mesures conservatoires n’est pas sans implications juridiques.

Une lueur d’espoir malgré les bombardements sans trêve ?

Pour l’heure, l’arrêt de la CIJ ne semble nullement peser sur les dirigeants israéliens. Lors d’un entretien accordé à la chaîne de télévision états-unienne ABC News et diffusé le 11 février, le premier ministre Benjamin Netanyahu a ainsi annoncé une offensive imminente sur Rafah, déclarant : « La victoire est à portée de main. Nous allons le faire. Nous allons prendre les derniers bataillons terroristes du Hamas et Rafah, qui est le dernier bastion. » Une annonce qui n’a pas été sans alerter un grande nombre de dirigeants politiques et susciter de vives réactions, y compris parmi les proches soutiens d’Israël. Lors d’une rencontre le 12 février à la Maison-Blanche avec le roi de Jordanie Abdallah II, le président des États-Unis Joe Biden a ainsi affirmé la nécessité d’un plan « crédible et réalisable » pour protéger la population concentrée à Gaza – rejetant cependant dans le même temps l’idée d’un cessez-le-feu durable dans la région. Cette préoccupation n’a cependant pas empêché l’armée israélienne de bombarder Rafah.

Seul un arrêt de la justice néerlandaise, frappant d’interdiction l’exportation de pièces de bombardiers F-35 vers Israël, fait figure à ce jour de mesures contraignantes. Les plaignants avaient saisi les tribunaux des Pays-Bas, soulignant qu’une telle action pourrait rendre le pays coupable de complicité de crime de génocide, en vertu de la décision de la Cour de La Haye. Une décision surtout symbolique – les États-Unis pouvant fournir l’ensemble des pièces de F-35 en lieu et place des Pays-Bas – mais donc certains espèrent qu’elle fera tâche d’huile.

Une maigre consolation, à l’heure où malgré quelques déclarations inquiètes, les leaders du camp occidental ne se défont pas de leur soutien militaire à Israël. Alors que les bombes continuent de pleuvoir sur Rafah, la décision de la CIJ appartient-elle déjà au passé ? Si les prochaines semaines devaient signer son obsolescence, c’est une nouvelle brèche qui serait ouverte dans le droit international et l’ordre mondial actuel. Un gouffre béant qui se creuserait entre l’OTAN et les BRICS. Et une disgrâce durable qui frapperait les pays qui s’alignent sur un État qui proclame son mépris pour les Nations-Unies.

Rwanda : le rapport Duclert enterre-t-il le dossier ?

Stèle en hommage aux Tutsi victimes du génocide de 1994, cimetière Père Lachaise (©) Wikimedia Commons

Alors que la commission présidée par Vincent Duclert a rendu son rapport le vendredi 26 mars 2021, l’association Survie a réagi en déclarant que « le rapport laisse apparaître suffisamment d’éléments pour qualifier la complicité de génocide », même s’il écarte cette conclusion, préférant pointer du doigt une « responsabilité » française. LVSL a rencontré François Graner, membre de Survie, auteur de l’ouvrage L’État français et le génocide des Tutsis au Rwanda (Agone, 2020), co-écrit avec Raphaël Doridant. Nous discutons avec lui des enjeux historiques, mémoriels et géopolitiques que son ouvrage soulève. Entretien réalisé par Tangi Bihan et Valentine Doré, retranscrit par Dany Meyniel, Manon Milcent et Cindy Mouci.

LVSL – Plus de 25 ans après les faits, quel était l’intérêt de faire un nouveau livre sur le génocide des Tutsi ?

François Graner – Nous avons d’abord écrit ce livre pour la mémoire des victimes, et pour les rescapés. On se bat pour avoir la reconnaissance de la France, en raison de son rôle dans cet événement. Car vingt-cinq ans après, on continue à avoir de nouvelles informations, et on en a encore plus depuis cinq ans. Le génocide concerne également notre démocratie française actuelle, les relations internationales de notre pays et le fonctionnement de la Ve République.

C’est aussi un sujet important pour le futur. Primo Levi disait qu’aucune leçon n’avait été tirée de la Shoah, et en effet, le génocide des Tutsi est arrivé. Là non plus, aucune leçon n’a été tirée. Ainsi, rien n’empêche que le même genre d’événement se produise à l’avenir. Nous voulions donc analyser et comprendre le plus précisément possible ce qui s’est passé, pour que, cette fois, on puisse prendre des mesures.

LVSL – Les Tutsi sont victimes de violences depuis au moins 1959 et la « Toussaint rwandaise ». Ils sont plusieurs dizaines de milliers à s’exiler en Ouganda au cours des trois décennies suivantes et s’organisent au sein du Front patriotique rwandais (FPR), bientôt dirigé par Paul Kagame – l’actuel chef d’État du Rwanda. Le FPR pénètre au Rwanda le 1er octobre 1990, ce qui marque le début de la guerre civile. Mitterrand décide d’intervenir et lance l’opération Noroît (4 octobre 1990 – 14 décembre 1993). L’objectif officiel de cette opération était de « protéger les Européens, les installations françaises et de contrôler l’aérodrome afin d’assurer l’évacuation des Français et étrangers qui le demandaient. Ces troupes ne devaient en aucun cas se mêler des questions de maintien de l’ordre qui étaient du ressort du gouvernement rwandais ». La France a-t-elle respecté ces objectifs ?

F.G. – Il y a un aspect dual dans cette opération, comme dans toutes celles qui suivent. À chaque fois, les objectifs officiels sont en partie remplis, ce qui va servir la communication officielle. En parallèle, il y a un autre emploi du temps, qui est confié aux forces spéciales plutôt qu’aux forces classiques, et qui est plus discret.

Noroît a effectivement contribué à la stabilité de la situation et à la protection des ressortissants français au Rwanda. Et beaucoup de Rwandais ont, à un certain moment, été satisfaits de la présence des troupes de Noroît. Mais cette opération a également contribué à la stabilisation du président Habyarimana, ainsi qu’à la formation et à l’équipement de l’armée rwandaise. Et la France n’a pas avoué avoir participé aux combats, d’abord ponctuellement en 1992, avant d’intensifier sa participation en février 1993. Il y a donc un mélange d’objectifs avoués et non avoués.

La France veut maintenir le Rwanda dans sa zone d’influence

L’intervention s’explique par le fait que la France veut maintenir le Rwanda dans sa zone d’influence, comme cela a été le cas dans différents pays africains, qu’ils soient des démocraties ou des dictatures. Il s’agit de soutenir un régime allié.
Au Rwanda, le France comptait sur le président Habyarimana. À partir de 1993, le gouvernement français considère que Habyarimana devient trop faible. Les extrémistes hutus proches de Habyarimana, notamment sa femme Agathe Kanziga et Théoneste Bagosora, qui l’ont porté au pouvoir, commencent eux aussi à le trouver trop faible. C’est à ce moment-là que la France décide de se reposer sur l’armée rwandaise et donc, indirectement, sur les extrémistes hutus qui la dirigent.

LVSL – Le président Habyarimana est assassiné le 6 avril 1994, lors d’un attentat dirigé contre son avion. On ne sait toujours pas si ce sont des membres du FPR ou des extrémistes hutus qui l’ont abattu. Le Gouvernement Intérimaire Rwandais (GIR) se met en place trois jours plus tard, et sera actif jusqu’à sa défaite face au FPR le 19 juillet 1994. En quoi la France a-t-elle soutenu ce gouvernement génocidaire ?

F.G. – Une partie des réunions de préparation pour la mise en place de ce gouvernement ont été tenues à l’ambassade de France, alors que le génocide avait déjà commencé et que les principaux Hutus opposés au génocide, à commencer par la Première ministre, avaient été assassinés. Certes, des membres de tous les partis, sauf le FPR, étaient représentés dans ce gouvernement, mais il s’agissait à chaque fois des plus extrémistes. La manœuvre était habile, surtout qu’il n’y avait que des civils.

La France est le pays qui a immédiatement reconnu ce gouvernement. Elle en a même reçu des représentants à Paris. Mais en interne, les services de renseignements français ont tout de suite dit que ce n’était pas un gouvernement acceptable, et qu’il était réactionnaire. L’ambassadeur français l’a soutenu en connaissance de cause.

François Graner, capture d’écran (c) TV5Monde, 27 mars 2021

Surtout, les émissaires qui cherchaient des armes ont été reçus par le général Huchon à la mission militaire de coopération. L’aide militaire directe était impossible, mais elle a eu lieu de manière discrète et indirecte, via des mercenaires.

Il y a aussi eu un soutien diplomatique. L’ambassade du Rwanda a pu continuer à fonctionner à Paris. Le Rwanda a continué à avoir des comptes à l’étranger. Il a continué à avoir son siège au Conseil de Sécurité, qu’il avait depuis janvier 1994. Cela, joint au fait que la France est membre permanent de ce Conseil, a pu bloquer un certain nombre d’initiatives.

Les décideurs français ont également soutenu médiatiquement le Rwanda. Ils ont contribué à entretenir la confusion sur la nature du génocide, ses auteurs et ses victimes, à déclarer que c’étaient des massacres interethniques, alors que le génocide était très clair.

Ce soutien actif de la France, en connaissance de cause, a permis à ce gouvernement génocidaire de se maintenir au pouvoir. Ça ne signifie pas qu’il y a eu, de la part des décideurs français, une intention génocidaire ni une participation au génocide, mais la France s’est rendue complice.

LVSL – Quel a été le rôle de l’opération Amaryllis, qui s’est déroulée du 8 au 14 avril 1994 ?

F.G. – Il y a ici plusieurs hypothèses. Il y a eu un débat au sein de l’exécutif français pour savoir s’il fallait mener une opération strictement neutre en vue de protéger et d’évacuer les ressortissants, ou bien s’il fallait mener une opération de soutien aux Forces Armées Rwandaises (FAR), l’armée du gouvernement intérimaire, contre une offensive possible du FPR. Mais à aucun moment on ne trouve, dans les discussions, la trace d’une volonté de venir en aide aux Tutsi, alors que le génocide a déjà commencé.

La France a livré des armes aux FAR, pour les aider à combattre le FPR

La France a livré des armes aux FAR, pour les aider à combattre le FPR. Elle a également évacué des Rwandais, des dignitaires du régime menacés par le FPR, comme Ferdinand Nahimana, un des fondateurs de la Radio des Milles Collines, qui appelait aux massacres, Agathe Kanziga, qui a joué un rôle clé dans la préparation du génocide, ou la famille de Félicien Kabuga, financier du génocide et de l’achat de machettes.

LVSL – Quel a été le rôle de l’opération Turquoise, qui s’est déroulée du 22 juin au 21 août 1994 ?

F.G. – Durant l’opération Turquoise, il n’y a pas eu de soutien militaire français direct aux FAR, mais les armées française et rwandaise sont restées en contact. Les FAR ont pu se replier dans la zone Turquoise et même parfois s’en servir comme base arrière pour retourner combattre. Pendant que Turquoise contrôlait l’aéroport de Goma, il y a au moins une livraison de munitions à l’armée rwandaise qui a pu passer malgré l’embargo.

Mais surtout, Turquoise permet aux FAR de fuir et de se réfugier au Zaïre [ndlr : future République Démocratique du Congo] avec leurs armes, d’où elles vont se réorganiser. Les FAR et les miliciens en déroute ont poussé près d’un million de civils Hutus à partir en exode au Zaïre, où ils seront victimes d’épidémies : Turquoise n’a pas empêché cet exode. Enfin, suite à un ordre du ministère des Affaires étrangères, Turquoise pousse les membres du gouvernement à se réfugier au Zaïre en toute impunité.

Durant l’opération Turquoise, la protection des civils n’était pas la priorité de l’armée française : elle cherchait à limiter la progression du FPR

En ce qui concerne les Tutsi, on estime que l’armée française en a sauvé entre 10 000 et 15 000 pendant l’opération Turquoise. Cependant, ce qui s’est passé à Bisesero est très révélateur du rôle de la France ; des rescapés ont porté plainte pour complicité de génocide et l’association Survie les soutient. En effet, le 26 juin 1994, des militaires français sont informés de massacres qui sont perpétrés dans les collines de Bisesero. Le 27 juin un détachement français va à la rencontre des Tutsi qui y survivent et demande à sa hiérarchie l’autorisation d’intervenir pour sauver les Tutsi. Ils n’obtiennent pas d’autorisation. C’est le 30 juin seulement que les derniers de ces Tutsi sont sauvés à l’initiative de soldats français désobéissant aux ordres. Ceci conforte l’idée que, durant l’opération Turquoise, la protection des civils n’était pas la priorité de l’armée française : elle cherchait à limiter la progression du FPR et à garder une influence au Rwanda.

LVSL – Selon vous, qui sont les principaux responsables politiques et militaires français qui se sont rendus complices du génocide ?

F.G. – La responsabilité écrasante revient à François Mitterrand. Il est l’un des inventeurs, dans les années 1950, de ce qui deviendra la Françafrique, c’est-à-dire le maintien d’une zone d’influence française malgré la décolonisation. Et en 1994, la politique française au Rwanda reprend typiquement la politique de la Françafrique, qui consiste à soutenir des régimes alliés, et ce jusqu’au pire : ici, jusqu’au génocide. Ce cynisme pousse Mitterrand à déclarer, lors de la commémoration des cinquante ans du massacre d’Oradour-sur-Glane, en juin 1994, qu’il faut « créer un monde où les Oradour ne seront plus possibles. » Alors qu’au même moment, des centaines d’Oradour ont lieu au Rwanda, et que quinze jours après, le massacre de Bisesero a lieu sans que l’armée française ne fasse rien pour l’éviter.

La responsabilité écrasante revient à François Mitterrand

Hubert Védrine a lui aussi sa part de responsabilité. Même s’il n’avait pas de rôle décisionnaire, il était secrétaire général de l’Élysée : il savait tout, parce que toutes les informations destinées à Mitterrand passaient par son intermédiaire. Par ailleurs, il a soutenu sans la critiquer la politique de Mitterrand, alors qu’il en connaissait toutes les conséquences au Rwanda. Jusqu’à aujourd’hui, il se bat pour défendre Mitterrand et pour empêcher toute reconnaissance du rôle de l’État français dans le génocide des Tutsi.

Il faut rappeler que nous étions en période de cohabitation, et qu’Édouard Balladur était Premier ministre. Il y avait, à l’époque, une fracture au sein du Rassemblement pour la République (RPR), entre les balladuriens et les chiraquiens. Les chiraquiens soutenaient la politique étrangère de Mitterrand, pas les balladuriens. Juppé, alors ministre des Affaires étrangères, était chiraquien. Certes, Juppé a clairement déclaré devant l’Assemblée nationale, le 18 mai 1994, que les Tutsi étaient victimes de génocide. Mais, un mois plus tard, il semait la confusion en parlant « des » génocides, au pluriel ; il a ainsi cautionné la thèse du « double génocide », qui est le nœud de la propagande des génocidaires et des négationnistes.

De plus, le Quai d’Orsay a entériné le fonctionnement de l’ambassade de France au Rwanda avant le génocide, le rôle de cette ambassade dans la formation du gouvernement intérimaire, la réception de ses membres en France, le fonctionnement de l’ONU et notamment du Conseil de Sécurité, et finalement la fuite du gouvernement intérimaire. Juppé a lui aussi une forte responsabilité dans ces faits, d’autant qu’il avait toutes les informations.

À l’inverse, François Léotard, qui était ministre de la Défense, était balladurien. Il n’était pas en phase avec l’opération Turquoise et a été peu écouté.

Bruno Delaye, lui, était conseiller « Afrique » de Mitterrand et a contribué à maintenir le cap que Mitterrand fixait. Mais ce n’est pas lui qui a pris les positions les plus va-t-en-guerre.

Cette position va-t-en-guerre, nous la retrouvons du côté de trois officiers français : le général Quesnot, conseiller militaire de Mitterrand, l’amiral Lanxade, chef d’état-major des armées et le général Huchon, qui dirige les coopérants militaires (après l’éviction du général Varret qui alertait sur les intentions génocidaires de ses homologues rwandais). Il est difficile de mesurer précisément l’influence qu’ils ont eue sur les décisions de Mitterrand.

Je pense qu’au départ c’est surtout Mitterrand qui souhaite intervenir et qu’au fur et à mesure, quand Mitterrand apparaît plus nuancé, ces trois officiers poussent dans le sens des interventions. En 1994, ils finissent par obtenir à eux trois tous les leviers, qu’ils n’avaient pas en 1990. Ils ont réduit le pouvoir de ceux qui s’opposaient à eux. Lanxade a mis en place, en accord avec l’Élysée, un commandement de forces spéciales qui lui permet de passer outre la consultation des chefs d’état-major des trois armées, du ministère de la Défense et des parlementaires. Ce sont ces forces spéciales qui vont commettre les actions inavouables que j’ai évoquées plus haut, comme la participation aux combats et le soutien aux FAR, tandis que les actions avouables restent sous le contrôle du ministère de la Défense et des différents états-majors.

LVSL – Les responsables politiques que vous mentionnez ont toujours nié que le gouvernement ait tenu un rôle dans ce génocide. Peut-on, selon vous, parler de négationnisme d’État ?

F.G. – L’État français ne nie pas le génocide des Tutsi. Cependant, des personnalités qui ont des leviers de pouvoir au cœur de l’État, et aussi des personnes dans la justice et dans les services administratifs, contribuent à entretenir un discours négationniste, ou à entretenir la confusion, comme Hubert Védrine, en propageant la thèse du « double génocide ».

Hubert Védrine, secrétaire général de l’Elysée de 1991 à 1995 © Wikimedia Commons

Cette thèse a été propagée par les génocidaires eux-mêmes, dès avant le génocide : leur rhétorique consistait à inciter les Hutus à tuer les Tutsi avant que les Tutsi, supposément, ne les tuent. Ils ont aussi propagé cette thèse après le génocide, au moment où ils devaient se justifier.

Les services de renseignement de l’armée française ont mené beaucoup de recherches sur les crimes du FPR, et ce dès 1993. Il est intéressant de voir qu’il y a un décalage entre deux sources d’informations : les sources françaises qui, jusqu’en 1994, ne recensent pas beaucoup de crimes, et les sources du gouvernement rwandais qui affirment déjà que le FPR en a commis beaucoup.

Pour légitimer leur thèse, les tenants de la thèse du double génocide vont s’appuyer sur des massacres que le FPR a commis dans les années suivant le génocide. Ils vont faire comme si ces crimes avaient toujours eu lieu, alors que c’est complètement anachronique.

LVSL – Pouvez-vous revenir sur le rôle de certains journaux dans la diffusion de ces discours ?

F.G. – Dès 1993, la France et la Belgique sont accusées de soutenir un régime qui prépare un génocide, et qui a un rôle dans les massacres en cours. La Belgique se retire alors que la France, au contraire, renforce son soutien.

Jusqu’à 1993, la France agissait discrètement, parce que l’opinion publique française n’avait pas entendu parler du Rwanda. Mais lorsque le sujet est évoqué au journal télévisé de vingt heures par le président de Survie dénonçant le soutien français aux extrémistes hutus qui préparent un génocide, une contre-offensive médiatique est lancée par le service des informations des armées et les officiers Lanxade, Quesnot et Huchon.

Entre le 17 et le 21 février 1993, Le Canard enchaîné puis Le Monde parlent du FPR comme d’un mouvement soutenu par l’étranger (l’Ouganda) et des crimes qu’il commet. Une journaliste belge, Colette Braeckman, va voir sur place et indique que les informations données par Le Monde sont fausses, et que le FPR ne commet pas de crimes à ce moment-là, mais que des populations fuient par peur du FPR. Si ces populations fuient face à la poussée du FPR, c’est aussi et surtout à cause de la propagande des extrémistes hutus. Le même schéma se reproduira d’ailleurs à l’été 1994.

LVSL – Les institutions de la Ve République sont-elles, selon vous, en cause dans la difficulté à aborder ces questions mémorielles ? – vous parlez d’un « Prince Mitterrand » dans votre ouvrage.

F.G. : La Ve République est une Constitution extrêmement présidentialiste. Le président de la République peut déclarer la guerre sans consulter qui que ce soit. Par exemple, l’opération Noroît est décidée par Mitterrand en présence de son ministre de la Défense, Jean-Pierre Chevènement. Ce dernier y est opposé, mais n’est pas écouté. Sous la Ve République, la politique de défense et la politique africaine sont largement décidées par le président. Cela est un peu moins vrai lors des cohabitations : à ce moment-là, Mitterrand doit prendre plus de précautions, même s’il reste relativement libre.

La Ve République est une Constitution extrêmement présidentialiste. Le Président peut déclarer la guerre sans consulter qui que ce soit

Un autre ministre de la Défense, Pierre Joxe, écrit à Mitterrand au tournant de 1993 pour s’opposer à sa politique. Il n’est apparemment même pas informé qu’au même moment l’armée française renforce son soutien à l’armée rwandaise. Il y a alors beaucoup d’alertes, venant du secrétaire des relations internationales du Parti socialiste, d’organisations humanitaires, de Rwandais vivant en France… Même la DGSE alerte. Son directeur est changé le 4 juin 1993 ; son successeur, proche de l’amiral Lanxade, est nettement moins critique de la politique menée par la France. Ses services continuent cependant à alerter.

Il y a aussi un problème institutionnel au sein de l’armée, qui a utilisé des forces spéciales. Celles-ci font des missions un peu inhabituelles que les troupes classiques ne savent pas faire. Elle note aussi l’intérêt qu’il y a à utiliser des mercenaires. Elle a mis en œuvre la doctrine de la contre-insurrection, qui inclut la lutte contre des civils. L’armée, à l’issue du génocide, ne s’est pas affranchie de ces dispositifs ; au contraire, elle les a plutôt prônés.

Ces modes de fonctionnement nous permettent de réfléchir à ce qu’est une démocratie, et à l’argument selon lequel des pouvoirs forts sont une garantie de stabilité. Il apparaît qu’au contraire, dans l’histoire, beaucoup d’institutions favorisant un pouvoir fort, qu’il soit présidentialiste ou dictatorial, ont été à l’origine de grandes catastrophes. Ces pouvoirs forts peuvent embarquer tout un pays dans ce genre d’aventure militaire, sans garde-fous, et en écartant les signaux d’alerte.

LVSL – Même après le génocide, vous soutenez que la France a maintenu son alliance avec les responsables incriminés, notamment en se constituant comme terre d’accueil pour certains ex-génocidaires.

F.G. – Que l’on parle de l’administration ou de la justice, il faut rappeler que les institutions ne sont pas monolithiques. La France accueille sur son sol des Rwandais rescapés du génocide, mais elle a aussi accueilli des dignitaires du régime génocidaire. Le cas d’Agathe Kanziga, la veuve du président Habyarimana, est notable. Bien que le Conseil d’État lui ait refusé l’asile en invoquant son rôle dans la préparation et l’exécution du génocide, elle n’a pas été poursuivie, ni expulsée. Initialement Mitterrand l’a fait accueillir avec des fonds destinés aux réfugiés, contre l’avis du ministère de la Coopération, et il est probable que ce soutien se soit perpétué.

Il y a aussi des contradictions au sein de la justice. La justice administrative s’est opposée à sa demande d’asile en raison de son rôle dans le génocide, mais la justice pénale ne l’a pas poursuivie. La création du pôle « Génocide et crimes contre l’humanité » au Tribunal de Grande Instance de Paris, avec des procureurs spécialisés, a favorisé l’instruction de dossiers contre des Rwandais accusés de génocide, mais il a aussi ralenti des dossiers visant des Français accusés de complicité. Des magistrats ont témoigné de ce qu’il était difficile de faire ouvrir certains dossiers, ou que d’autres dossiers déjà ouverts n’avaient pas été correctement dotés d’enquêteurs.

LVSL – Vous évoquez, dans votre livre, la difficulté de l’accès aux archives, notamment à cause du secret défense. Comment avez-vous vu pu récolter les documents pour votre ouvrage ?

F.G. – En 2015, le président Hollande a déclaré, sous pression des associations, prévoir l’ouverture des archives de Mitterrand pour fin 2016. J’ai immédiatement demandé à y avoir accès. Mais il n’a pas tenu sa promesse : l’accès aux archives a été, en réalité, accordé à la tête du client. Mes deux demandes ont reçu des réponses différentes : j’ai pu consulter une partie de ce que Hollande avait promis et les résultats ont été utilisés pour le livre que Raphaël Doridant et moi avons publié en février 2020. Il a fallu que j’aille au Conseil constitutionnel, à la Cour européenne des droits de l’homme et au Conseil d’État pour que, finalement, après 5 ans de procédures, le Conseil d’État m’accorde l’accès à toutes les archives que j’avais demandées. J’ai pu consulter ces documents pendant l’été 2020, et nous pourrions en utiliser les résultats si nous rééditons notre livre.

Entre-temps, Macron a fait une promesse différente. Il a ouvert les archives, de façon bien plus large que Hollande car incluant aussi les archives militaires et d’autres organismes ; mais il en a accordé l’accès uniquement à une commission composée de neuf personnes et de six assistants. Il a cru pouvoir ainsi clore le débat. Le Conseil d’État a réagi à cette décision en rappelant que, pour qu’il puisse y avoir un débat démocratique, l’accès aux archives ne doit pas être réservé à des personnes choisies par le pouvoir. Selon la rapporteuse du Conseil d’État, le fait que je ne sois pas un historien et que je puisse avoir un point de vue critique ne devrait pas faire obstacle. Cela devrait même encourager les autorités à me donner accès aux archives. Cette décision a des retombées qui vont bien plus loin que mon cas particulier et questionne la manière dont on peut construire un débat démocratique.

En France, l’accès aux archives se heurte au « secret défense »

En plus de cela, en France, l’accès aux archives se heurte au « secret défense », qui n’est pas l’objet de la décision du Conseil d’État. Contrairement à ce que ce terme suggère, le « secret défense » n’est pas réservé aux documents liés à la défense nationale. Dans les faits, c’est simplement un tampon que l’on met sur des documents qu’on veut garder secrets. Le ministère de la Défense n’est pas le plus gros utilisateur de ces tampons, et même au sein de ce ministère, la plupart des documents classifiés ne concernent pas la défense des frontières. Le secret défense est beaucoup utilisé pour protéger les dirigeants de notre curiosité.

LVSL – L’association Survie, dont vous êtes membre, a popularisé la notion de Françafrique, notamment avec l’ouvrage éponyme de François-Xavier Verschave. En quoi cette notion est-elle liée à la au rôle de la France au Rwanda pendant le génocide des Tutsi ?

F.G. – Le Rwanda permet d’éclairer la Françafrique, et à l’inverse la Françafrique permet de comprendre le Rwanda. Les décideurs qui ont mené cette politique au Rwanda menaient, au fond, la même politique que dans d’autres pays d’Afrique. La Françafrique apparaît quand les politiques s’aperçoivent que maintenir la colonisation devient trop coûteuse, politiquement et économiquement. Il est alors plus simple et moins coûteux de mettre en place des relais locaux, qui viennent des pays nouvellement indépendants, qui acceptent la corruption et en reversent une partie à la classe politique française.

Les relais peuvent changer. Néanmoins, les mécanismes de domination militaire, économique, financière, diplomatique, médiatique, humanitaire et culturelle sont tous à l’œuvre à des degrés divers, selon les pays. Les Français essayent d’étendre leurs zones d’influence à d’autres pays, y compris aux anciennes colonies belges. C’est le cas au Rwanda, où au fur et à mesure que les Belges se retirent pour ne pas cautionner les massacres de Tutsi, des Français en profitent pour pousser leurs pions.

Ce système est néfaste aussi bien pour les citoyens des pays africains concernés, que pour les citoyens français. Ces réseaux existent toujours, même s’ils sont aujourd’hui moins puissants face à l’arrivée d’autres pays. L’apparence a changé, le fond reste essentiellement le même.

LVSL – Le travail de Survie s’inscrit dans une critique de la Françafrique. Or, si en 1994 l’influence française sur les Grands lacs africains était bel et bien réelle, aujourd’hui cette région est sous domination géopolitique américaine. Le Rwanda, quant à lui, est devenu une puissance régionale, et le profit qu’il retire du pillage du Congo n’est plus à démontrer. Cette focalisation sur le génocide des Tutsis ne revient-elle pas à cautionner l’action du Rwanda dans la région depuis 25 ans, et à évacuer les massacres qui marquent l’histoire du Congo depuis cette époque ? Le récit défendu par Survie n’est-il pas, finalement, en passe de devenir le récit dominant ?

Ndlr : en 1996, Paul Kagame envahit le Congo et renverse le gouvernement de Mobutu Sese Seko, sous prétexte que ce dernier protégeait des ex-génocidaires hutus. S’ensuit une période d’instabilité, où l’est du pays est ravagé par une série de massacres (plusieurs millions de civils y ont certainement péri). Le rôle du FPR, puis de milices soutenues par le Rwanda, a fréquemment été pointé du doigt par l’ONU.

F.G. – En tant que chercheur, nous tentons d’établir des faits. Une fois notre travail publié, il peut être utilisé d’une manière ou d’une autre. Cela a-t-il un sens de dire que les crimes du FPR sont qualitativement et quantitativement différents du génocide des Tutsi ? Oui. Cela est factuel. Survie a par ailleurs régulièrement dénoncé les crimes du FPR, et nous les évoquons dans notre livre.

Maintenant, faut-il continuer à mettre en avant ce récit ? Je ne dis pas que le génocide des Tutsi suffit à expliquer tout ce qu’il s’est passé pendant les 25 ans qui ont suivi au Congo. Je dis qu’il a été un point de départ, ayant conduit à la fuite des génocidaires hutus au Congo. Un point de départ n’explique pas tout. Il y a vingt-cinq ans d’histoire à écrire, ce que je ne fais pas. En tant que citoyen français, j’écris sur ce que mon gouvernement a fait, fait et va faire.

Dire que tous les massacres commis au Congo peuvent s’expliquer par les événements de 1994 n’aurait pas de sens. En revanche, dire qu’il ne faudrait plus parler du génocide, cela serait grave également. C’est un événement majeur du XXe siècle qui ne doit pas être occulté. Il mérite autant dans la mémoire collective que la Shoah ou le génocide des Arméniens.

Paul Kagame (c) Wikimedia Commons

Je travaille pour le passé – c’est-à-dire la mémoire pour les rescapés et victimes –, mais aussi pour le présent : nous sommes gouvernés dans l’ignorance de ce que fait notre gouvernement. Pour le futur également : je pense que travailler à la prévention des génocides est quelque chose d’impératif. À cette fin, il faut faire le récit le plus possible de ce qu’il s’est passé, des complicités qui les ont permis. Et ce, sans anachronisme ; cela me paraît important.

Il n’y a d’ailleurs pas que les Rwandais qui utilisent nos travaux ! La Turquie s’en est également beaucoup servi, à la manière d’une arme géopolitique contre Emmanuel Macron. Ce n’est pas le produit d’une intention contenue dans nos travaux. N’importe qui peut nous récupérer, ce n’est pas la question.

Face à nous, nous avons également des personnes, au cœur du pouvoir français, qui tentent de nier les faits. Si nous parvenions à obtenir de l’État français qu’il reconnaisse son rôle, ce serait un pas important qui serait effectué – indépendamment de tous les autres travaux qui sont passionnants et très intéressants sur ce qui s’est passé dans le Congo. Vous dites que les Américains reprennent à leur compte le récit de ces faits : où est le problème ? La Shoah a été récupérée par Israël afin de délégitimer ses critiques. Est-ce pour cette raison qu’il ne faut pas faire l’histoire de la Shoah ?

LVSL : Dans la conclusion de votre livre, vous évoquez la nécessité d’ « actionner tous les leviers de contre-pouvoir » pour mettre fin à la « politique spéciale » que mène la France en Afrique...

F.G. : Il faut mobiliser tous les moyens de faire de la politique, au sens large et au sens noble, au-delà du bulletin de vote. On a vu, par le passé, que les élections n’avaient quasiment aucun effet sur l’évolution de la politique africaine de la France.

J’ai rejoint l’association Survie parce que je pensais que c’était un moyen d’avoir une action efficace sur ces sujets. Il y a différents moyens de changer les choses : l’action médiatique, les interpellations de rue, les conférences…

Nous devons faire basculer l’opinion publique, et surtout l’imaginaire colonial, qui est encore très prégnant en France. Pour de nombreuses personnes, ce qui se passe en Afrique est considéré comme moins important que ce qui se passe ailleurs. Ce système de pensée bénéficie au système de la Françafrique. Et cet imaginaire colonial, bien sûr, apparaît dans la manière dont on considère, en France, le génocide des Tutsi.

Rohingyas : l’histoire d’une extermination qui n’intéresse personne

©J. Owens/VOA. Des milliers de Rohingyas se réfugient dans le camp de Kutupalong après avoir traversé la frontière du Bangladesh.

Aujourd’hui même, est en train de se dérouler un des plus grands nettoyages ethniques de l’Histoire contemporaine, dont découle un exode de grande envergure, sans que cela ne semble nous troubler outre mesure. S’il y eu quelques vidéos sanglantes en septembre pour épicer nos conversations à l’heure du dîner, cela n’aura été que de courte durée. Bientôt éclatait le scandale libyen, plus croustillant en termes de violation des droits de l’Homme. Alors qu’en est-il du sort des Rohingyas aujourd’hui ? Quel futur pour eux au Bangladesh ? Ce peuple est-il condamné par la prudence voire le silence de la communauté internationale ?

Les Rohin… quoi ?

Décembre 2017 : s’indigner de la condition des Rohingyas, c’est dépassé. Pourtant un classique de cet automne, mais le monde va vite vous savez, il faut se mettre à la page.

Faut-il le rappeler ? L’extermination se perpétue dans le plus grand des calmes, et la junte militaire birmane poursuit les exactions sans aucun complexe. Les camps de réfugiés se gonflent et débordent, les observateurs internationaux n’ont toujours aucun accès aux zones birmanes concernées. Pourtant, quelques indices nous permettent d’avoir un avant-goût de l’hécatombe, comme les images satellites affichant des dizaines de villages brûlés qui se succèdent tristement sur les cartes noircies. En dépit du déni des autorités birmanes, la tuerie continue bel et bien : en attestent les dizaines de cadavres repêchés quotidiennement dans la rivière Naf (celle formant la frontière entre le Bangladesh et la Birmanie) ou encore la fumée émanant des villages carbonisés, que l’on peut observer depuis le Bangladesh. Et surtout, les milliers de témoignages. Ces témoignages de massacres tellement ignobles qu’ils nous sont insupportables.

Bienvenue en inhumanité

Lorsque les rescapés atteignent, épuisés, les rives du Bangladesh, leur calvaire ne fait que commencer. De nombreux passeurs rackettent ce peuple acculé et vulnérable, cheminant malgré lui sur des routes longues et dangereuses. Les survivants ont presque tout perdu mais la mort s’obstine à effectuer son travail. Le Bangladesh (pays où un tiers de la population vit en dessous du seuil de pauvreté) n’a pas la capacité d’accueillir cette marée humaine.  Alors les malvenus s’amassent dans des camps aux conditions déplorables, enfermés comme des bêtes dans ce qui pourrait bien être leur cimetière.

Piqûre de rappel historique

Les Rohingyas, c’est la minorité musulmane vivant dans l’Etat de l’Arakan au Nord-Ouest de la Birmanie. Historiquement persécutés, leur illégitimité sur le territoire fait consensus en Birmanie, pays où le bouddhisme est religion d’Etat. En bref, les musulmans constituent la minorité responsable de tous les maux du pays, considérée comme « parasite » par une grande majorité de Birmans.  Sur l’Arakan, ce territoire à cheval entre le Bangladesh et la Birmanie, le colonisateur britannique avait tracé une frontière en 1937. Dès les années 1970 et 1990, l’armée birmane a mené de nombreuses opérations militaires, afin d’expulser les musulmans vers le Bangladesh.  C’est dans cette dynamique que la minorité s’est vue privée de ses droits les plus fondamentaux : en 1982, une loi déterminante pour la suite leur retire leur nationalité. Une discrimination devenue légale. Ils ne peuvent désormais ni voyager ou se marier, n’ont pas accès aux écoles, aux hôpitaux, à la sécurité, ou au marché du travail. Ils deviennent alors la plus grande communauté d’apatrides au monde.

Et si l’exclusion ne date pas d’hier, les tueries non plus. Les montées de violence sont chroniques dans la région. En 2012 par exemple, plus d’une centaine de Rohingyas avaient été froidement assassinés par l’armée. Fin août 2017, c’est l’explosion des tensions : un groupe armé rohingya (Asra) attaque les postes frontières faisant plusieurs victimes parmi les policiers birmans. L’occasion est trop belle. L’excuse est parfaite pour procéder à une attaque soudaine et violente à l’encontre des Rohingyas.  C’est un véritable massacre, qui fait fuir dans une précipitation et un chaos absolu les survivants. Il est nécessaire de préciser que ce « nettoyage ethnique » est perpétué de manière organisée, village par village, par la junte militaire, qui sème la terreur méthodiquement. Ecartons donc la thèse officielle birmane de « riposte spontanée en réaction aux violences des insurgés de l’Asra ».

La région est vidée de sa population rohingya en quelques semaines. En moins d’un mois, un demi-million de survivants débarquent au Bangladesh.

Les discussions s’enlisent et le désespoir grandit

Aujourd’hui, c’est quasiment un million de rescapés qui se sont rendus, traumatisés et dépossédés, dans un pays où on ne veut pas d’eux. Un peuple sans terre à qui rien n’a été épargné : à commencer par le silence assourdissant d’Aung San Su ki, en passant par l’inaction des institutions internationales, les mots faussement concernés des Nations Unies, ou les politiques bangladaises punissant sévèrement l’accueil de réfugiés par des civils, sans parler des larmes indécentes du pape.

©Discott. Licence : Creative Commons Attribution-Share Alike 4.0 International. Manifestation en Afrique du Sud contre l’épuration dont sont victimes les Rohingyas.

Que faire de ce million de personnes ? Le gouvernement bangladais propose deux solutions. Au choix : les renvoyer chez eux, sans garantie de leur sécurité (23 novembre 2017: accord entre la Birmanie et le Bangladesh de retour des rohingyas) ou les entasser sur une île inhabitée au sud du Bangladesh, territoire justement désert, car trop souvent victime de gigantesques inondations durant la mousson. Les décideurs ont donc beau déborder d’imagination, la situation n’avance pas.

La famine et les maladies commencent à décimer les camps, où le taux de malnutrition atteint des records. Les ONG présentes sur les lieux dénoncent une situation «insupportable». L’Unicef rapporte que « des données préliminaires issues d’une estimation dans le camp de Kutupalong montrent un taux de 7,5% de malnutrition aiguë sévère potentiellement mortelle – un taux deux fois plus important que celui observé parmi les enfants réfugiés rohingyas en mai 2017». Le Haut-Commissariat aux réfugiés (HCR) considère qu’à l’heure actuelle, les conditions d’un retour en Birmanie des réfugiés rohingyas ne sont pas réunies pour « permettre des retours sûrs et viables ». Selon l’OMS, plus de 60% de l’eau utilisée par les réfugiés est contaminée. Epidémies graves, sous-alimentation chronique, dizaines de milliers d’orphelins, désorganisation, conditions sanitaires catastrophiques, un responsable UNICEF sur place interrogé par Arte fin novembre qualifiait ces camps de « bombe à retardement ».

Un petit coucou d’Europe

Et nous dans tout ça ? N’oublions pas que derrière nos expressions aseptisées, telles que « nettoyage ethnique », se cachent des enfants égorgés devant leurs parents, des femmes éventrées, violées, des hommes démembrés, des tortures si immondes qu’on ne peut tolérer l’idée qu’elles puissent exister. Inutile de rentrer dans les détails me dira-t-on. Inutile de rappeler la réalité d’une crise de cette ampleur ? Ferons-nous un cas d’école de ce génocide ? Les Rohingyas viendront-ils détrôner les Tutsis au chapitre des peuples exterminés, pendant que la communauté internationale, spectatrice incompétente, leur tourne le dos ? Ou les oublierons nous comme tant d’autres ? Un reportage sur Arte de temps en temps, et c’est plié.

Des mois que les Rohingyas lancent des regards vides aux journalistes qui défilent dans ces camps de la mort, venus photographier le désespoir et la misère. Ils espèrent qu’en brandissant ces images au reste du monde, les consciences se réveilleront, l’indignation envahira la sphère médiatique et la situation s’améliorera. Ils semblent avoir oublié que toutes les minorités ne se valent pas. Les Rohingyas sont frappés de plein fouet par l’indifférence, car ils ont le malheur de n’être un enjeu pour personne. Les agences sont unanimes, les ONG tirent la sonnette d’alarme depuis des mois voire des années, et les solutions proposées sont dérisoires. Pourtant, cette crise découle comme tant d’autres de l’Histoire coloniale, et des actions irresponsables des anciens empires européens.

La responsabilité de la communauté internationale

Une coalition de 87 organisations de la société civile à travers le monde (dont Human Rights Now et Amnesty International) dénonçait début octobre : « Les fermes condamnations exprimées par l’ONU et par des dirigeants mondiaux n’ont pas mis fin aux atrocités au Myanmar. (…) L’Organisation des Nations unies et ses États membres doivent prendre des mesures de toute urgence. »  En effet, la situation des Rohingyas n’est pas vraiment en haut de la liste sur l’agenda des préoccupations internationales. Et seules les ONG proposent des solutions concrètes, sans que cela ne soit même étudié par les dirigeants des autres pays, ou l’Assemblée onusienne. Ces organisations exigent que les organismes d’aide humanitaire puissent avoir accès aux populations dans le besoin (ce qui n’est pas le cas en Birmanie, ni dans certaines parties des camps au Bangladesh) et qu’une enquête sur la violation des droits humains soit menée au Myanmar. Cette coalition dénonce l’inaction du Conseil de sécurité, et exige des actions concrètes comme la mise en place de sanctions financières, ou tout simplement, la suspension de la vente d’armes à la Birmanie (complètement opaque, par ailleurs).

Alors, pourquoi n’intervient-on pas ? Et bien, encore et toujours, car le principe (si cher au droit international) de non-ingérence dans les affaires intérieures est invoqué à tire larigot. Le secrétaire général indonésien d’Amnesty International s’indignait récemment des discours des dirigeants asiatiques, très appliqués à se dédouaner de toute responsabilité : « Un État qui se respecte ne saurait rester passif et garder le silence au nom de la non-ingérence quand le pays voisin commet des actes illégaux constituant des crimes contre l’humanité. » C’est bien le principe des Nations Unies, comme le rappelait en 1970, le secrétaire général des Nations unies, le birman U Thant. Aujourd’hui, cela peut paraître ironique : il expliquait que les obligations du secrétaire général devaient inclure toute action humanitaire qu’il pouvait engager pour sauver la vie d’un grand nombre d’êtres humains. Cette même ONU, qui a brillé par son absence ces derniers mois, et qui continue à ne voter aucune sanction concrète, à ne proposer aucun plan.

En résumé : un peuple entier se fait massacrer sans que cela ne fasse sourciller un seul dirigeant, les aides financières sont extrêmement limitées, les réfugiés continuent d’affluer dans ces camps chaotiques au Bangladesh, toute cette histoire se déroule dans la plus grande opacité car les observateurs n’ont pas accès aux zones concernées. Nous avons les moyens de remédier à cette situation, ou du moins de l’améliorer, en appliquant des sanctions internationales, mais rien n’est fait et l’indifférence générale est une violence de plus infligée à ce peuple décidément maudit.

« Face aux destructions massives, aux homicides et aux centaines de milliers de personnes déplacées, l’inaction ne devrait pas être une option » martèle Amnesty International. Et pourtant, c’est justement l’inaction de la communauté internationale dont on se souviendra (des pays voisins, aux grandes institutions, en passant par les dirigeants occidentaux ou encore l’ONU) face à ce massacre dont la seule issue semble être la mort programmée de ce million de persécutés.

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©J. Owens/VOA. Des milliers de Rohingyas se réfugient dans le camp de Kutupalong après avoir traversé la frontière du Bangladesh.