Au Liban, les multiples visages de la dégradation sécuritaire

Manifestation contre l’accroissement de la pauvreté. Tripoli, Liban, 28 janvier 2021. ©Victoria Werling

Dans un pays en proie à diverses crises comme le Liban, le ballet des avions de chasse israéliens n’est qu’une menace parmi d’autres. Insécurité alimentaire, pandémie, augmentation de la délinquance, relents autoritaires… La crise socio-économique et l’absence de gouvernement constituent à bien des égards les premiers dangers pour la population. Tour d’horizon des menaces multiformes qui font de l’ombre au pays du Cèdre. 

Dimanche 28 février. Le bourdonnement des chasseurs de l’Israeli Air Force (IAF) se mêle au ciel bleu azur de Beyrouth. Cette mélodie quasi quotidienne est le fruit d’un orchestre varié, mêlant avions de reconnaissance et avions de combat multi rôles. S’y ajoutent les drones, et, de temps à autre, le bruit sourd des missiles tirés en direction de la Syrie. Ces vols surviennent dans un contexte d’autant plus tendu que beaucoup de Libanais sont encore sous le choc de la double explosion du 4 août dernier, qui a réveillé chez certains les traumatismes de la guerre.

Vers une intensification des opérations israéliennes au Liban

Bien qu’agacés par ces allées et venues intempestives, la plupart des Libanais n’y voient pas une menace directe. Ces vols sont avant tout tactiques et s’inscrivent dans une logique de guerre psychologique : ils permettent d’intimider et de récolter des renseignements (photographies, surveillance électronique…). Mais de façon générale, les opérations de l’Etat hébreu sur le sol libanais se sont intensifiées ces trois dernières années. Elles prennent notamment la forme de tentatives d’assassinat, qui rappellent les exécutions de certaines figures iraniennes comme le commandant de la Force al-Qods Qassem Soleimani (janvier 2020) et le physicien chargé du programme nucléaire iranien, Mohsen Fakhrizadeh (novembre 2020). Des opérations qui incluent également les mystérieuses déflagrations survenues en fin d’année dernière dans des zones sous contrôle du Hezbollah et qui selon certaines sources sécuritaires, pourraient continuer à se multiplier. 

Il en va de même pour ces fameux vols. En effet, si Israël fait fi de la souveraineté libanaise depuis plusieurs années, la multiplication de vols à basse altitude s’est intensifiée ces dernières semaines. Aux zones d’influences du Hezbollah continuellement surveillées par l’IAF – banlieue sud de Beyrouth, Sud-Liban, nord de la Békaa – s’ajoute désormais une bonne partie du territoire, y compris l’ensemble de la capitale. Avec un ennemi aux portes du pays et le départ récent du président Trump, Israël est plus que jamais sous pression. Ces survols représentent une violation du droit international, mais celui-ci faisant comme souvent l’objet d’un « deux poids deux mesures », l’énième plainte déposée par le gouvernement libanais auprès de l’ONU est un coup d’épée dans l’eau. D’une certaine manière, ces vols à répétions font l’objet d’un accord tacite entre un pays constamment sur le qui-vive et un autre submergé par les multiples crises qui le traversent.

Multiplication des liquidations politiques

La dégradation économique, associée à des tensions politiques et à la confusion institutionnelle, font du Liban un terrain en proie à des menaces multiformes. Un contexte préoccupant qui a engendré plusieurs réunions du Conseil supérieur de défense. L’augmentation des éliminations de personnalités, notamment des mondes politique, sécuritaire et journalistique, est souvent présentée comme l’un de ses symptômes. La dernière en date : celle de l’intellectuel et militant chiite Lokman Slim. Cet opposant au Hezbollah a été retrouvé dans sa voiture le 4 février dernier au Sud-Liban, atteint de quatre balles dans la tête et d’une dans le dos. Objet de menaces depuis plusieurs années, les regards se sont tournés vers le Parti de Dieu, qui a démenti toute implication. 

Cet assassinat s’ajoute à une longue liste d’autres ayant eu lieu dans des circonstances tout aussi mystérieuses, comme celui d’Antoine Dagher (juin 2020), cadre de la banque Byblos – dont on dit qu’il aurait été éliminé pour avoir pris connaissance de certains dossiers financiers sensibles ;  celui de l’officier des douanes Mounir Abou Rjeily (décembre 2020) – dont on affirme qu’il est mort en glissant et se tapant la tête contre le sol, tandis que certains affirment que sa disparition serait liée à des informations qu’il aurait récoltées sur la contrebande au port de Beyrouth  ; ou encore celui du photographe professionnel Joe Bejjani (décembre 2020).

L’augmentation des délits, conséquence directe de la crise économique

La menace sécuritaire au Liban n’est donc pas seulement extérieure. Elle se décline en une palette de couleurs, allant du vert dollar au jaune Hezbollah, en passant par le marché noir. La population elle, voit rouge, affectée par une crise économique sans précédent qui plonge une partie des Libanais dans une misère extrême. Plus de 50% d’entre eux vivent aujourd’hui sous le seuil de pauvreté et 20% sous le seuil d’extrême pauvreté. Une situation socio-économique qui génère une instabilité s’exprimant notamment par une augmentation des délits. Vols à l’arrachée, cambriolages, hold-up dans de petits commerces…. Ces actes relèvent davantage de la survie que de grand banditisme. Après l’explosion également, beaucoup de maisons ont été pillées.

Une femme pose dans une des rues du bidonville de Hay el Tanak. Tripoli, Liban, 1er février 2021. ©Victoria Werling

Cette crise a aussi pour conséquence l’augmentation de l’animosité de certains Libanais envers les réfugiés syriens, qui bénéficient d’aides d’ONG quand les habitants du pays ne reçoivent pas ou peu d’aides de l’État. Des tensions intercommunautaires qui s’accroissent dans un pays où ces réfugiés, qui représentent 20% de la population, sont également accusés de peser sur le secteur économique.

Insécurité alimentaire et manifestations

Quoi qu’il en soit, rares sont ceux que cette crise épargne. L’insécurité alimentaire, aggravée par la pandémie, en est l’un des principaux symptômes. Les confinements à répétition empêchent nombre de Libanais de manger à leur faim, ceux-ci vivant généralement au jour au le jour, c’est-à-dire en dépensant le soir ce qu’ils ont gagné durant la journée pour nourrir leur famille. Les mesures de restrictions sanitaires les privant de leur activité professionnelle et les aides du gouvernement étant inexistantes ou très sporadiques, l’accès aux produits de première nécessité est un réel combat. Conséquences : malnutrition, suicides, des habitants qui tentent de fuir – en vain – par bateau, et des mouvements de contestations dans la lignée de ceux de la révolution. 

Un manifestant fuit les gaz lacrymogènes durant une manifestation. Tripoli, Liban, 28 janvier 2021. ©Victoria Werling

Dernier soulèvement en date : celui de Tripoli, une des régions les plus pauvres du pays. Dans cette ville du nord dont un tiers de la population active est au chômage, entre 60 et 70% de la population vit sous le seuil de pauvreté. Rien d’étonnant donc qu’en janvier dernier la « mariée de la révolution » ait à nouveau été le théâtre de manifestations violentes, opposant citoyens en colère et forces de sécurité. Après une semaine intense où 300 personnes ont été blessées et deux manifestants tués par balles, après que la police a ouvert le feu, le mouvement s’est finalement essoufflé. 

Relents autoritaires

Le 22 février, la justice militaire a lancé des poursuites pour terrorisme, tentative de former un groupe terroriste et vol, à l’encontre de 35 personnes ayant participé aux manifestations de Tripoli. Des accusations qui peuvent mener jusqu’à la peine capitale et relèvent d’une décision politique. Une première depuis le début de la révolution en 2019. Elles marquent ainsi une escalade dangereuse dans la répression pratiquée par les autorités contre leur peuple. L’opinion publique libanaise et les organisations de défense des droits de l’Homme sont d’autant plus inquiètes que les civils précédemment jugés par le tribunal militaire ont fait état de nombreuses violations, comme des interrogatoires sans la présence d’avocats, l’utilisation de confessions obtenues sous la torture ou encore des décisions rendues sans explications.      

Les violences et actes de désordre public ayant eu lieu à Tripoli sont le fruit d’une colère exprimée par des manifestants qui luttent pour leurs droits et dénoncent un accroissement de la pauvreté. Laisser entendre qu’ils sont terroristes est une manière pour les autorités de les décrédibiliser et de dissuader la population de manifester. Une rhétorique utilisée par de nombreux États si bien que ce terme, qui ne possède pas de définition juridique commune faute d’un manque de consensus entre ces derniers, est souvent utilisé à tort et à travers par des gouvernements afin de justifier leurs décisions politiques. 

Au Liban, la menace principale semble à bien des égards émaner des actions répressives et de la désinvolture de la classe dirigeante. Celle jugée responsable de l’explosion – dont on attend toujours les résultats de l’enquête, de la crise économique et de l’extrême pauvreté. Celle accusée d’une gestion catastrophique de la crise sanitaire. Celle dont on attend depuis plus de six mois qu’elle forme un nouveau gouvernement. Celle, enfin, dont les mesures punitives à l’encontre des manifestants virent à l’autoritarisme. Nombreux sont pessimistes quant à la capacité du Liban à sortir de ces crises à court et moyen terme. Aujourd’hui, loin des caméras braquées sur la colère des Libanais, c’est tout un pays qui sombre lentement et silencieusement dans la misère.

Iran contre Arabie saoudite : l’illusion d’un conflit religieux

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© القدس

Le 3 janvier 2016, l’Arabie saoudite et l’Iran annonçaient une rupture diplomatique. Bien que soudaine, cette dégradation des relations entre les deux grandes puissances de la région n’a pas pour autant été perçue comme un coup de tonnerre ; les rapports qu’entretenaient Ryad et Téhéran étaient en effet loin d’être au beau fixe, les deux États s’opposant sur le plan politique et religieux, dans une région minée par les conflits confessionnels. Doit-on, dès lors, présenter la guerre froide que se livrent l’Arabie saoudite et l’Iran comme une rivalité d’ordre religieux ? Si la variable confessionnelle ne doit pas être négligée, elle est loin d’être le principal paramètre expliquant l’antagonisme entre les deux puissances régionales. Sous couvert d’une apparente lutte opposant le sunnisme au chiisme, le conflit entre l’Arabie saoudite et l’Iran est avant tout géopolitique, les deux États se livrant une véritable guerre d’influence dans la région.


Aux origines du schisme de l’islam

À la mort du Prophète Mahomet en 632, la question de sa succession se pose. À la suite de quelques dissensions d’ordre politique, une véritable guerre civile éclate en 655. Pour les sunnites, défenseur de la sunna — la tradition —, le premier successeur du Prophète n’est autre qu’Abou Bakr, fidèle compagnon de Mahomet, nommé calife à la disparition de ce dernier. Pour les chiites, il s’agit d’Ali, gendre et cousin du Prophète, proclamé calife en 656. De ce schisme naissent alors deux conceptions doctrinales divergentes de l’islam. Pourvus d’un clergé très hiérarchisé, les chiites laissent place à une certaine interprétation de l’islam et du Coran ainsi qu’au culte des martyrs, tandis que les pouvoirs politique et religieux sont séparés. Les sunnites, quant à eux, prônent une application plus stricte du Coran, considéré comme une œuvre divine, et refusent son interprétation, tandis qu’ils consentent à ce que les pouvoirs politique et religieux soient exercés par la même autorité.

Majoritaires, les sunnites représentent aujourd’hui près de 85% des 1,8 milliards de musulmans. Les chiites, qui en représentent moins de 15%, se concentrent presque exclusivement dans la zone du Moyen-Orient. Majoritaires en Iran, en Irak, en Azerbaïdjan et à Bahreïn, ils constituent également d’importantes minorités religieuses en Syrie, au Liban, en Turquie, en Afghanistan, au Yémen et en Arabie saoudite. En revanche, leur présence au Maghreb, en Europe, en Afrique et en Asie reste très ténue.

Près de la moitié des chiites vit en Iran, seul État au monde ayant adopté le chiisme comme religion d’État — et ce dès le 16ème siècle, lorsque la dynastie safavide qui régnait sur la Perse en a fait la religion officielle. Suite à la Révolution de 1979 ayant déposé le Shah, l’ayatollah Khomeyni, figure de proue du chiisme iranien, proclame la République islamique d’Iran dont il devient le guide spirituel suprême. Au sein de cette théocratie « reposant à la fois sur les principes islamiques et sur des institutions républicaines et le suffrage universel »[1], le chiisme imprègne tant la sphère religieuse que la sphère politique.

Bien que l’on trouve également des chiites en Arabie saoudite, plus de 90% des saoudiens se réclament de la branche sunnite de l’islam. Il faut remonter au 18ème siècle pour que soient posés les premiers jalons d’un État saoudien, lorsque le chef tribal Mohammed ibn Saoud s’allie au prédicateur sunnite Mohammed ben Abdelwahhab, instigateur du wahhabisme, dans l’optique de se partager le pouvoir. En 1932, après avoir pris le contrôle de Médine et de La Mecque, Abdelaziz ibn Saoud fonde le royaume d’Arabie saoudite. Le wahhabisme, branche dérivée du sunnisme qui prône une application stricte de la charia, devient alors religion d’État de cette monarchie absolue. Très rigoriste, la doctrine wahhabite condamne l’interprétation du Coran propre au chiisme et tient les musulmans chiites pour mécréants.

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La distribution de l’islam dans le monde. En jaune, les régions à majorité chiite. En vert, les régions à majorité sunnite. En violet, les régions à majorité ibadiste, un troisième courant de l’islam majoritaire à Oman. © Ghibar

Une simple rivalité réligieuse ?

Les divergences, dans un premier temps d’ordre religieux, entre l’Arabie saoudite et l’Iran, s’ajoutent alors à l’ancestrale opposition entre le monde arabe et le monde persan. Cependant, comme le dit Bernard Hourcade, spécialiste de l’Iran : « ces explications ethniques et religieuses ont évidemment leur part, mais il serait absurde de vouloir donner ces deux facteurs comme explication fondamentale alors que l’opposition est politique et économique »[2].

En réalité, les rapports économicopolitiques qu’entretiennent Ryad et Téhéran sont relativement récents. En 1929, Saoudiens et Iraniens scellent en effet leurs relations diplomatiques par un traité d’amitié. Mais si l’Iran et l’Arabie saoudite cohabitent dans la région, les liens entre les deux États connaissent des périodes de fortes tensions religieuses (Ryad fait décapiter un pèlerin iranien en 1943) et géopolitiques (l’État iranien, sous le règne des Pahlavi, revendique le territoire de Bahreïn jusqu’en 1970, suscitant l’ire de Ryad).

Ainsi, l’avènement de la République islamique vient en effet considérablement bouleverser le contexte géopolitique au Moyen-Orient ; elle signe dans un premier lieu la fin de la bonne entente de l’Iran avec les États-Unis et Israël, désormais respectivement considérés comme le « Grand Satan » et le « Petit Satan ». En outre, « les Iraniens remettent en cause la prétention saoudienne à être les leaders hégémoniques de l’Islam »[3] d’une part, et rejettent de plus le modèle organisationnel saoudien et son idéologie wahhabite.

Ivre de son succès, la République islamique d’Iran entend exporter sa révolution — pourtant plus islamique que simplement chiite — à travers le monde musulman au nom d’un certain panchiisme. Dès lors, pour Téhéran, il convient de lutter contre la marginalisation des musulmans chiites et de soutenir l’émancipation globale du chiisme.

Ce « réveil chiite » et cet islam révolutionnaire ne sont pas sans inquiéter Ryad qui s’emploie alors à diaboliser la Révolution iranienne et l’idéologie que celle-ci entend véhiculer. À grand renfort de prosélytisme religieux, l’Arabie saoudite s’efforce d’exporter sa doctrine wahhabite dans la région. Elle utilise notamment le pèlerinage du hadj, et sa souveraineté sur Médine et La Mecque, lieux saints de l’islam, pour conforter sa qualité de représentant des musulmans. Après la Révolution iranienne, elle soutient également des mouvements islamistes et salafistes, allant même jusqu’à financer des groupes sunnites radicaux — à l’instar de nombreux groupes armés islamistes afghans dans les années 1980.

Les deux États s’affrontent alors sur le terrain religieux en opposant deux visions radicalement opposées de la même religion, se disputant ainsi la domination du monde musulman. Mais l’Arabie saoudite et l’Iran se disputent également une hégémonie régionale où « cette opposition entre chiites et sunnites va très rapidement dépasser la seule logique religieuse »[4]. En effet, « la Révolution islamique engendre une volonté de l’Arabie saoudite comme de l’Iran d’étendre leurs systèmes et donc leurs sphères d’influence »[5] dans la région, instrumentalisant pour ce faire le volet religieux de leur opposition. Commence alors une véritable guerre par procuration dans laquelle le volet confessionnel ne sert qu’à légitimer des intérêts purement stratégiques.

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Le président iranien Hassan Rohani à l’occasion d’une parade militaire.
© Mahmood Hosseini

Une instrumentalisation de la religion dans un conflit par procuration pour une hégémonie régionale

Si la révolution iranienne ne s’étend pas à l’ensemble du monde musulman, au grand dam de Téhéran, la création du Hezbollah au Liban en 1982 à la faveur de la guerre civile (1975-1990) confortera l’influence iranienne hors de ses frontières. Cet influent parti chiite, qui est également un mouvement politique et paramilitaire, sert de relai à la politique et à l’idéologie iraniennes dans la région. L’Iran soutient militairement et financièrement le Hezbollah, aussi les liens de l’organisation avec le régime iranien sont-ils très forts. L’Arabie saoudite, quant à elle, assiste largement la communauté sunnite libanaise, tout en exerçant une très forte influence sur la vie politique du pays : en mai 2008, elle contraint le Courant du futur, parti sunnite dirigé par Saad Hariri, à refuser un accord d’entente entre les groupes sunnites et le Hezbollah qu’elle considère comme le bras armé de son ennemi iranien. Elle ira même jusqu’à classer le Hezbollah comme organisation terroriste en 2016. En 2017, alors qu’il se trouve à Ryad, le premier ministre libanais Saad Hariri annonce sa démission en la justifiant par la trop forte emprise du Hezbollah et de l’Iran sur le Liban. Derrière cette annonce surprise se cache en réalité la main de la monarchie saoudienne qui, jugeant Hariri trop doux avec le Hezbollah, veut le contraindre à quitter le pouvoir. Découverte, la manœuvre saoudienne provoque un tollé, mais les négociations portées par la France permettent cependant à Hariri de regagner le Liban et de se maintenir au pouvoir. Parallèlement, Téhéran accroît son emprise sur son proxy libanais, réduisant l’indépendance de ce dernier. Acteur incontournable sur la scène libanaise, le Hezbollah, s’il s’oppose avant tout à Israël, se veut également très offensif à l’égard du régime saoudien. En septembre 2019, Hassan Nasrallah, secrétaire général du Hezbollah, met ainsi en garde les Saoudiens en les intimant de ne pas parier « sur une attaque contre l’Iran, parce qu’ils vous détruiront ». Véritable otage du conflit irano-saoudien, le pays du Cèdre est alors aux premières loges de cette lutte d’influence.

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Des militants du Hezbollah.
© khamenei.ir

Monarchie à majorité chiite, Bahreïn est gouverné par une dynastie d’obédience sunnite, la famille al-Khalifa, très proche de l’Arabie saoudite ; d’aucuns considèrent ainsi Bahreïn comme un véritable vassal de Ryad. Ce faisant, la minorité sunnite détient l’essentiel du pouvoir, tandis que la majorité chiite est marginalisée. En 2011, lorsqu’éclate le Printemps arabe, Bahreïn n’est pas épargné par les contestations. Revendiquant la démocratisation du pays, la mise en place d’une monarchie constitutionnelle et davantage de droits pour les populations chiites, les protestataires occupent pendant un mois la place de la Perle, dans le centre de la capitale, Manama. L’Iran observe la situation avec attention et apporte un soutien timide aux manifestants. S’inquiétant d’un possible renversement de la monarchie bahreïnite et des conséquences que ce mouvement populaire pourrait avoir sur sa propre minorité chiite, l’Arabie saoudite intervient militairement à Manama pour écraser les protestations. La répression est brutale et Ryad met l’accent sur la confession chiite des manifestants, qui se retrouvent alors accusés de complicité avec l’Iran. Ainsi, le mouvement populaire est fustigé et le coupable tout trouvé : l’Iran, pointé du doigt par Bahreïn et l’Arabie saoudite, se voit accusé d’être à l’origine des troubles. Cette confessionnalisation forcée de la contestation permet alors à l’Arabie saoudite de placer l’épisode bahreïnite dans le prisme du conflit chiisme/sunnisme, l’inscrivant ainsi dans sa guerre par procuration contre l’Iran.

L’année 1979 ne voit pas seulement triompher Khomeiny et la Révolution islamique ; musulman sunnite apôtre du baasisme et du nationalisme arabe, Saddam Hussein accède également au pouvoir en Irak, cette année-là. En 1980, l’Irak attaque l’Iran, et au cours des huit années de guerre qui suivront, de nombreux militants chiites opprimés par les autorités irakiennes trouveront refuge en Iran, tandis que l’Arabie saoudite financera largement le régime de Saddam Hussein. Si d’aucuns considèrent cette guerre comme empreinte d’une dimension religieuse, les véritables motivations en sont d’ordre géopolitique. Au prix d’un million de morts, le conflit prend fin en 1988 sans que l’on puisse réellement distinguer de vainqueur. Suite à cette guerre, « l’Irak joue le rôle de tampon entre les deux puissances, jusqu’à ce que l’intervention militaire menée par les États-Unis en 2003 bouleverse les équilibres régionaux »[6]. Aussi, à la chute du régime de Saddam Hussein, « les deux puissances essaient immédiatement d’occuper le terrain »[7]. Téhéran y voit une aubaine d’étendre son influence et de soutenir la mise en place d’un nouveau gouvernement pro-chiite — et ce avec, paradoxalement, l’approbation des États-Unis qui souhaitent avant tout tourner la page des années Saddam. À grand renfort de puissance douce, l’Iran étend donc son influence en Irak : il multiplie les gestes à l’égard de la population chiite irakienne et renforce ses relations diplomatiques avec son voisin — le tout accompagné d’un fort prosélytisme religieux. À partir de 2014, quand l’État islamique prend de l’essor, l’Iran apporte son aide militaire au gouvernement de Bagdad et pilote la création de puissantes milices chiites irakiennes qui lui assurent un relai politique efficace.

En Syrie, l’Iran est depuis longtemps en terrain conquis. Dès 1980, le régime syrien d’Hafez al-Assad signe une alliance avec Téhéran. Alors que la majorité des syriens sont sunnites, le clan al-Assad est de confession alaouite (une branche du chiisme). Ce faisant, le gouvernement d’Hafez al-Assad, puis celui de son fils Bachar, partagent bon nombre d’intérêts en commun avec le régime iranien. Leur proximité religieuse, leur opposition commune au sionisme et leur coopération politico-économique en font des partenaires privilégiés et permet à Téhéran d’avoir un soutien solide parmi les États arabes de la région. À partir de 2011 et du déclenchement de la guerre civile syrienne, dans le contexte du Printemps arabe, l’Iran comme l’Arabie saoudite tentent de prendre l’avantage. Puissant soutien politique et militaire du régime de Bachar al-Assad, Téhéran déploie ses Gardiens de la révolution et des miliciens chiites pour combattre rebelles et djihadistes et épauler son allié. Géopolitiquement parlant, Téhéran ne peut pas se permettre de voir son allié alaouite être renversé au profit d’un gouvernement rebelle ; ou pire encore, de voir des groupes sunnites radicaux comme Al-Qaïda ou l’État islamique entrer dans Damas. L’Arabie saoudite, quant à elle, soutient les groupes rebelles — y compris les factions djihadistes les plus radicales – en leur conférant armes et financement. Pour Ryad, l’avantage tiré de la chute du régime al-Assad serait double : il permettrait de voir un gouvernement sunnite prendre pied à Damas tout en refoulant les iraniens hors de Syrie. Cependant, grâce au soutien russe et iranien, le régime syrien reprend l’avantage et enchaîne les victoires. Aujourd’hui, bien que quelques régions échappent toujours à son contrôle, Bachar al-Assad semble avoir remporté la partie. La défaite est cuisante pour l’Arabie saoudite, qui a fini par reconnaître en 2018 que « Bachar al-Assad restera au pouvoir ». Pour l’Iran, le succès est total. Téhéran s’impose désormais comme un acteur majeur dans le dossier syrien et a considérablement renforcé son influence sur le régime al-Assad, lequel lui est plus acquis et subordonné que jamais.

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Le président syrien Bachar al-Assad et l’ayatollah iranien Ali Khamenei. © khamenei.ir

Depuis 2014, le Yémen est secoué par un violent conflit qualifié par les Nations Unies de pire crise humanitaire au monde. Dans le sillage du Printemps arabe, les rebelles houthistes, qui se revendiquent du chiisme zaydite (groupe qui représente environ un tiers de la population yéménite), renversent en 2014 le président Hadi et prennent le contrôle de larges pans du territoire. En 2015, arguant de la menace sécuritaire qu’ils représenteraient, une vaste coalition sunnite emmenée par l’Arabie saoudite lance une offensive contre les Houthistes, qu’elle accuse de collusion avec l’Iran et le Hezbollah. L’Arabie saoudite craint l’implantation d’un régime chiite à sa frontière et de perdre l’accès aux infrastructures portuaires stratégiques du détroit de Bab al-Mandab et du Golfe d’Aden. Condamnant l’intervention saoudienne, l’Iran apporte son soutien aux Houthistes. Pour autant, Téhéran n’intervient pas militairement au Yémen ; le régime iranien finance et arme cependant les rebelles. Les houthistes disposent ainsi d’équipements militaires leur permettant de résister aux offensives de la coalition et de frapper le territoire saoudien ; en témoigne l’attaque ayant détruit deux sites pétroliers saoudiens d’envergure le 14 septembre 2019. La guerre au Yémen s’est progressivement transformée en un conflit géostratégique qui n’a malgré les apparences rien de confessionnel, l’Iran comme l’Arabie saoudite espérant en tirer profit pour renforcer leur influence dans cette région au détriment de l’autre.

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La situation militaire au Yémen au 1er juin 2020. En rose, les territoires contrôlés par les loyalistes fidèles au gouvernement d’Hadi. En vert, les territoires contrôlés par les houthistes. En jaune, les territoires contrôlés par les séparatistes du Conseil de transition du Sud.
© TheMapLurker

S’ils ne se combattent donc pas directement, l’Iran et l’Arabie saoudite s’affrontent par acteurs interposés. Dans cette guerre par intermédiaires, les motivations ne sont pas confessionnelles ; elles sont géostratégiques.

Le croissant chiite, réelle menace ou chimère saoudienne ?

La stratégie iranienne visant à soutenir gouvernements et entités chiites à l’extérieur de ses frontières lui permet, si ce n’est d’exporter sa révolution, d’étendre considérablement son influence dans la région. Les gouvernements sunnites s’inquiètent alors de l’émergence de ce « croissant chiite ». L’expression est utilisée pour la première fois en 2004 par le Roi Abdallah II de Jordanie qui craint l’apparition d’une zone d’influence chiite s’étendant de l’Iran au Liban, en passant par l’Irak et la Syrie. Seize ans plus tard, force est de reconnaître la justesse de ses propos. De Beyrouth à la frontière irano-afghane, les chiites sont en position de force et disposent d’une certaine continuité territoriale. Le croissant chiite est devenu une réalité géopolitique concrète. Face à cette menace, l’Arabie saoudite sonne l’alarme et se pose en rassembleur du bloc sunnite. Mais dénoncer ce péril sert aussi les intérêts de Ryad : « l’Arabie saoudite se positionne ainsi comme le leader du monde arabo-musulman » afin de « devenir le fer de lance de la majorité sunnite »[8]. En outre, bien qu’authentique, le croissant chiite se doit d’être relativisé ; il ne s’agit nullement d’un bloc homogène. Les courants confessionnels divergent (houthistes zaïdites au Yémen, chiites duodécimains en Iran, alaouites en Syrie), tandis que tous les chiites ne sont pas unis derrière la bannière iranienne. Et les alliances nouées entre partenaires chiites reposent avant tout sur des intérêts stratégiques réciproques : rappelons-le, les États n’ont pas d’amis, ils n’ont que des intérêts.

Le croissant chiite. Une carte établie par Manon Fribourg et diffusée avec son aimable autorisation.

Une rivalité économique placée sous le signe de l’or noir

Le volet économique du bras de fer que se livrent l’Arabie saoudite et l’Iran ne doit pas être négligé. Dans ce conflit, l’arme privilégiée porte un nom : le pétrole. Ryad et Téhéran comptent parmi les principaux producteurs d’or noir de la région et ont participé à la création de l’OPEP en 1960. Néanmoins, à la suite du sommet de Caracas en 1977, l’OPEP s’aligne sur l’Arabie saoudite, dont la doctrine productiviste s’oppose à celle de l’Iran[9]. Dans les années 1980, l’Arabie saoudite a ainsi augmenté sa production de pétrole et manipulé le cours des barils à la baisse afin de faire pression sur l’Iran[10]. Par ailleurs, à partir des années 1990, les sanctions économiques américaines rajoutent une pression supplémentaire sur les exportations de pétrole de Téhéran. La levée de ces sanctions suite à l’accord de Vienne de 2015 suscite alors l’ire de Ryad qui s’inquiète de voir l’économie iranienne supplanter la sienne ; en effet, l’économie saoudienne est intimement liée à ses exportations de pétrole, là où l’Iran dispose de revenus économiques plus hétéroclites. Une augmentation de la production iranienne de pétrole affaiblirait considérablement le royaume wahhabite, qui soutient donc corps et âme la reprise des sanctions par l’administration Trump. Signe de l’importance du pétrole pour l’économie saoudienne, l’attaque précédemment mentionnée menée en septembre 2019 sur deux de ses installations pétrolières avait contraint le royaume à diviser sa production de pétrole par deux. Bien que l’action fût revendiquée par les rebelles houthistes, l’Arabie saoudite et les États-Unis n’ont pas hésité à accuser l’Iran d’en être à l’origine — ce que Téhéran a toujours démenti — en brandissant la menace de nouvelles sanctions.

La géopolitique avant la religion

Si l’Iran et l’Arabie saoudite instrumentalisent la religion dans le cadre de cette guerre froide, force est de constater que leur positionnement géopolitique ne tient pas toujours compte de leurs sensibilités confessionnelles.

En premier lieu, notons le soutien indéfectible de l’Iran à la Palestine. L’ayatollah Khamenei rappelait encore, en mai dernier, que la lutte pour la libération de la Palestine constituait un devoir islamique. Si Téhéran n’entretient pas de relations avec l’Autorité palestinienne, il compte parmi les plus précieux alliés du Hamas ; les autorités iraniennes apportent ainsi une aide financière et militaire à l’organisation dans sa lutte contre Israël — qui, rappelons-le, est la bête noire de Téhéran dans la région. Pourtant, le Hamas est un mouvement sunnite, de même que la grande majorité des palestiniens. Le positionnement iranien transcende ainsi le clivage sunnisme/chiisme dans une optique de rassemblement des musulmans afin de libérer la Palestine. Faisant fi des divergences religieuses, la relation qu’entretiennent l’Iran et le Hamas se fonde sur des motivations politiques et stratégiques.

À l’inverse, l’Arabie saoudite, bien que sunnite, se détourne progressivement de la question palestinienne. Bien qu’elles ne soient toujours pas normalisées, les relations qu’entretient Ryad avec Israël sont désormais beaucoup plus chaleureuses qu’auparavant. Bahreïn et les Émirats Arabes Unis, deux pétromonarchies sunnites, ont quant à eux normalisé leurs relations avec l’État hébreu en septembre 2020. S’il apparaît politiquement compliqué pour l’Arabie saoudite de sauter le pas, nul doute ne fait que derrière les décisions de Manama et Abu Dhabi se trouve la main de Ryad. Alors, pourquoi ces États aux gouvernements sunnites se rapprochent-ils d’Israël ? Pourquoi délaissent-ils la cause palestinienne ? Une fois encore, les motivations sont géostratégiques. Pour les monarchies sunnites du Golfe, la principale menace régionale n’est plus Israël, mais l’Iran chiite. Du fait de l’inimitié qu’entretient Israël à l’égard de Téhéran et de son incontestable puissance militaire, elles ont alors tout intérêt à se rapprocher de l’État hébreu. Et ce, au détriment des palestiniens.

Au Haut-Karabakh, face à la guerre ayant opposé l’Arménie à l’Azerbaïdjan de septembre à novembre 2020, l’Iran a appelé les deux parties à cesser les hostilités, tout en proposant sa médiation. Pourtant, Téhéran se veut plus proche de l’Arménie. L’Iran entretient en effet des liens étroits avec l’Arménie chrétienne, tout en se méfiant de l’Azerbaïdjan chiite. Bien qu’alignés sur le plan religieux, l’Iran et l’Azerbaïdjan ont pu connaître des relations politiques compliquées. Téhéran voit d’un mauvais œil la relation fraternelle que Bakou entretient avec la Turquie, tandis que le gouvernement iranien s’est offusqué des accords de ventes d’armes (l’armée azérie utilisait notamment des drones israéliens au Haut-Karabakh) passés entre l’Azerbaïdjan et Israël. Enfin, face au nationalisme de l’Azerbaïdjan, Téhéran craint des déstabilisations dans le Nord du pays, où réside une importante minorité azérie. À l’inverse, l’Iran dispose de nombreux accords politiques et commerciaux avec l’Arménie, notamment en termes d’exportation de gaz et de pétrole. Les affinités confessionnelles ne résistent pas aux intérêts politiques et géostratégiques.

Une guerre qui restera froide ?

Délétères depuis 1979, en constante dégradation depuis le début du Printemps arabe, à leur paroxysme depuis 2016, les tensions irano-saoudiennes ponctuent la géopolitique du Moyen-Orient. Jusqu’où peut conduire cette rivalité ? Une guerre ouverte entre l’Iran et l’Arabie saoudite est-elle envisageable ? Début 2020, l’assassinat par les États-Unis du général iranien Qassem Soleimani, figure dirigeante de l’emblématique force Al-Qods des gardiens de la Révolution, avait fait craindre un embrasement de la région. Alors que l’Iran menait des représailles sur des bases américaines en Irak, le monde retenait son souffle. Mais la désescalade fut immédiate. L’Iran s’est déclaré vengé et les États-Unis n’ont pas souhaité riposter, tandis que l’Arabie saoudite s’est empressée d’appeler à la retenue. Un conflit entre l’Iran et les États-Unis aurait inexorablement emmené Ryad, solide allié de Washington, dans la bataille. La Russie, proche de l’Iran, entretient quant à elle de bonnes relations avec Téhéran et verrait d’un mauvais œil le déclenchement d’un conflit d’envergure dans la région.

“La lutte d’influence entre l’Arabie saoudite et l’Iran”, par Christophe Chabert.
© Christophe Chabert

En dépit de leurs différends et de la guerre par procuration qu’ils se livrent dans les États limitrophes, Ryad comme Téhéran souhaitent limiter tout affrontement ouvert. Dès 2019, le prince héritier saoudien Mohammed ben Salmane mettait ainsi en garde contre « un effondrement total de l’économie mondiale » si l’Iran et l’Arabie saoudite venaient à entrer en guerre ; d’autant plus que l’issue d’un tel conflit serait plus qu’incertaine. Longtemps en position de force dans la région, l’Arabie saoudite est aujourd’hui en perte de vitesse face à l’Iran. La trop grande dépendance de son économie au pétrole et son incapacité à venir à bout des rebelles houthistes l’ont considérablement fragilisée et ont mis à mal ses prétentions hégémoniques. Ryad compte alors sur les sanctions américaines pour maintenir une pression maximale sur son ennemi iranien qui, bien qu’étranglé, est loin d’être asphyxié.

Cependant, la récente victoire de Joe Biden aux élections américaines pourrait changer la donne, le candidat démocrate ayant annoncé qu’il réintégrerait les États-Unis dans l’accord sur le nucléaire iranien. Tout en accueillant cette victoire avec prudence, l’Iran appelle ainsi Joe Biden à ouvrir une nouvelle page dans les relations irano-américaines. Quoi qu’il en soit, les États-Unis ne peuvent plus se permettre de maintenir des relations conflictuelles avec l’Iran ad vitam aeternam. Ils ont au contraire tout intérêt à se rapprocher du géant perse avant que celui-ci ne tombe dans le giron chinois, quitte à froisser Ryad. L’antagonisme avec l’Iran ne sera pas éternel, à l’heure où se profile un combat sino-américain.

La levée des sanctions et la mise en œuvre durable de l’accord sur le nucléaire pourraient ainsi permettre à l’Iran de tirer son épingle du jeu et de revenir sur le devant de la scène avec un solide atout géopolitique. Reste à savoir comment réagira l’Arabie saoudite, qui misait sur la réélection du président républicain et qui n’acceptera pas aussi facilement un hypothétique rapprochement irano-américain sous l’administration Biden. Sur ce terrain, Ryad peut compter sur un allié de circonstance : Israël.

L’État hébreu, hostile à l’accord sur le nucléaire iranien, partage les mêmes préoccupations et tente de faire pression sur la future administration Biden, allant même jusqu’à affirmer que la position du candidat démocrate pourrait conduire à une confrontation ouverte entre Israël et l’Iran. Une réintégration américaine dans l’accord sur le nucléaire iranien pourrait ainsi remodeler la géopolitique régionale et sceller le rapprochement israélo-saoudien ; en témoigne la rencontre secrète entre le Premier ministre israélien Benjamin Netanyahu et le prince héritier saoudien Mohammed ben Salmane qui s’est tenue le 22 novembre dernier. Y participait également le secrétaire d’État américain Mike Pompeo, connu pour son hostilité à l’égard de Téhéran. En effet, Joe Biden n’est pas encore président et Donald Trump peut toujours accentuer la pression sur Téhéran. Les États-Unis viennent ainsi d’imposer de nouvelles sanctions contre l’Iran.

L’Arabie saoudite comme l’Iran suivront alors avec attention la tumultueuse période de transition américaine jusqu’à l’investiture de Joe Biden en janvier prochain, chacun espérant pouvoir en tirer avantage. Dans ce conflit qui ne dit pas son nom, les jeux ne sont pas encore faits. Cependant, si nul ne peut dire avec certitude qui de l’Arabie saoudite ou de l’Iran remportera cette guerre froide, il ne fait aucun doute que son grand perdant ne sera autre que l’harmonie confessionnelle de la région.

Notes :

[1] BURDY Jean-Paul, « Arabie saoudite Iran : rivalité stratégique, concurrence religieuse », in Vie-publique.fr, 13 octobre 2019. Disponible au lien suivant : https://www.vie-publique.fr/parole-dexpert/271102-arabie-saoudite-iran-rivalite-strategique-concurrence-religieuse

[2] DEVEAUX-MONCEL Arthur, « Iran – Arabie saoudite : Cette guerre froide… qui ne dit pas son nom ! », in Classe Internationale, 26 mars 2020. Disponible au lien suivant : https://classe-internationale.com/2020/03/26/iran-arabie-saoudite-cette-guerre-froide-qui-ne-dit-pas-son-nom/

[3] FRIBOURG Manon, Les sphères d’influence de l’Iran et de l’Arabie saoudite au Moyen-Orient de 1979 à 2016, Mémoire de recherche, Sciences Po Lille, 2020, p.21.

[4] TEILLARD D’EYRY Julie, « Les fondements religieux de la rivalité entre l’Iran et l’Arabie saoudite dans la région Moyen-Orient », in MyPrepa, 5 mars 2020. Disponible au lien suivant : https://www.myprepa.fr/news/les-fondements-religieux-de-la-rivalite-entre-liran-et-larabie-saoudite-dans-la-region-moyen-orient/

[5] FRIBOURG Manon, Les sphères d’influence de l’Iran et de l’Arabie saoudite au Moyen-Orient de 1979 à 2016, op. cit., p.27.

[6] DEVEAUX-MONCEL Arthur, « Iran – Arabie saoudite : Cette guerre froide… qui ne dit pas son nom ! », op. cit.

[7] Idem.

[8] Idem.

[9] Idem.

[10] FRIBOURG Manon, Les sphères d’influence de l’Iran et de l’Arabie saoudite au Moyen-Orient de 1979 à 2016, op. cit., p.35.

Moyen-Orient : comment la crise du Covid renforce les « États-gladiateurs »

Bombardements de la coalition saoudienne au Yémen © Khaled Abdullah

Au Moyen-Orient, la crise du Covid-19 a fourni une fenêtre d’opportunité à certaines puissances émergentes pour s’affirmer, alors qu’elle risque d’être fatale pour d’autres. La Turquie et l’Arabie saoudite apparaissent comme les grandes gagnantes de la pandémie, qui leur a permis de renforcer leur leadership régional. Interventions militaires, ingérences larvées, guerre économique, instrumentalisation de la crise sanitaire à des fins d’exercice du soft power : la crise a été l’occasion d’une accentuation des logiques conflictuelles pré-existantes. Alors que de nombreux théoriciens des relations internationales prédisaient l’érosion de la figure de « l’État-gladiateur » et l’obsolescence de la géopolitique « stato-centrée », consécutives à l’effacement de l’hyper-puissance américaine, celle-ci semble au contraire être le prétexte au renforcement des puissances étatiques régionales et de leur logique belliciste. Par Livia Perosino et Max-Valentin Robert.


Les concepts de hard power, soft power et smart power ont été élaborées par Joseph Nye entre la fin des années 1990 et le début des années 2000, a contrario de certaines thèses d’alors qui annonçaient une relativisation de la puissance américaine dans un contexte post-guerre froide. L’auteur définit le soft power comme étant « la capacité de changer ce que les autres font en fonction de sa force d’attraction », à travers le recours aux « ressources de pouvoir intangibles comme la culture, l’idéologie et les institutions », alors qu’« un hard power est un acteur capable de recourir non pas seulement à la force mais à la coercition. […] Le hard power suscite la crainte, tandis que le soft power séduit sans faire peur ».

Le smart power implique un mélange avisé de ces deux types de pouvoir, qui permettrait à une puissance de consolider ou maintenir son hégémonie. La crise du Covid-19 nous oblige à explorer non seulement les différentes facettes du pouvoir d’État, mais aussi les diverses traductions possibles de l’idée même de puissance. La pandémie (et la réponse à cette dernière) semble avoir contribué au redéploiement des hard et soft powers, notamment dans une région où l’assise des structures étatiques est souvent l’objet de profondes contestations : le Moyen-Orient.

La situation géopolitique régionale évolue aussi par rapport au changement de stratégie américain, qui semble avoir oublié l’importance du smart power. Sa capacité à influencer la diplomatie internationale semble diminuer au fur et à mesure qu’elle réduit les fonds alloués aux organisations internationales.

Pour la Turquie, L’expression du soft power ne saurait suffire si elle n’était secondée par des démonstrations de force. Au cours de la crise du Covid-19, la Libye est devenue la scène d’expression du hard power turc, qui, comme dans le cas syrien, doit néanmoins tenir compte de la présence russe au Moyen-Orient.

Au niveau militaire, la présence de Washington dans la région demeure importante, mais le retrait est spectaculaire depuis les années Bush. Les sanctions économiques apparaissent désormais comme l’outil privilégié, malgré l’efficacité encore limitée dont elles ont fait preuve dans les cas russe et iranien. De nouvelles puissances cherchent désormais à occuper le vide – relatif – laissé par les États-Unis. La crise du Covid-19 est susceptible d’avoir fourni une occasion en or pour les ambitions hégémoniques des puissances régionales émergentes.

[À lire sur LVSL, notre entretien avec Thierry Coville : « Les sanctions américaines contre l’Iran sont d’une grande brutalité et les Européens laissent faire »]

Turquie : une quête de soft power médical via la « diplomatie du masque »

La crise du coronavirus semble avoir nourri les inquiétudes des autorités turques quant aux conséquences éventuelles de cette pandémie sur les plans économique et financier. En effet, entre janvier et le début du mois de mai, la lire turque a vu sa valeur fondre de plus de 17 %, et les estimations de Goldman Sachs prévoient qu’un dollar pourrait valoir plus de huit lires en 2021. Au premier trimestre 2020, le tourisme a d’ailleurs vu ses revenus décliner de 11,4 % (alors que ce secteur représente entre 11 et 13 % du PIB depuis quelques années) et ses exportations chuter de 18 % en mars par rapport à l’année dernière. Le pays pourrait d’ailleurs connaître sa première récession depuis 2008, en enregistrant -1,4 % de croissance en 2020. Selon le Fonds Monétaire International, qui prévoit une rétractation de l’économie turque de 5 % cette année, l’inflation pourrait atteindre 12 % et le chômage s’élever à 17,2 %.

Malgré ces difficultés économiques objectives, Ankara semble avoir voulu déployer un surcroît de soft power en se présentant comme une puissance humanitaire et solidaire. Le 2 mai 2020, le ministère turc du Commerce suspendit les restrictions concernant l’exportation d’incubateurs, de produits désinfectants et de respirateurs. Le même jour, le ministère de la Défense affirma avoir envoyé du matériel médical en Somalie. Ces envois de matériel se sont également dirigés vers certains pays membres de l’Union européenne, comme l’Espagne qui reçut vingt-cinq tonnes de lunettes, masques et gel antibactérien de la part de la Turquie.

Une telle démarche a d’ailleurs été présentée explicitement par les autorités d’Ankara comme un argument en faveur de l’adhésion turque à l’UE. En témoignent les déclarations du porte-parole du gouvernement, İbrahim Kalın : « La candidature de la Turquie à l’Union européenne est bonne pour la Turquie, mais la présence de la Turquie est aussi bonne pour l’Europe. À vrai dire, cette épidémie nous a donné raison. » Si, comme le rappelle la politiste Jana Jabbour, « Le président Erdoğan a toujours voulu positionner la Turquie comme une puissance humanitaire », ces exportations ont pour objectif de « démontrer que la Turquie est une puissance forte qui a les moyens d’offrir l’aide aux Etats européens ».

Si cette « diplomatie du masque » a été déployée en direction de son environnement proche (à l’instar de certains pays balkaniques, Ankara considérant cette région comme une zone d’influence « naturelle » en raison de son passé ottoman), une aide médicale a également été fournie à certains États entretenant des relations plus houleuses avec la Turquie (tels qu’Israël ou l’Arménie), ainsi qu’en Libye, où le gouvernement de Fayez el-Sarraj bénéficie du soutien de Recep Tayyip Erdoğan. Le référentiel religieux s’est aussi avéré central dans l’activation de cette diplomatie humanitaire. Par exemple, les colis destinés à l’Italie et à l’Espagne étaient accompagnés d’une citation traduite du poète mystique soufi Djalâl ad-Dîn Rûmî (une figure centrale de l’Islam turc, dont le corps repose dans la ville anatolienne de Konya) : « Derrière le désespoir se cachent de nombreux espoirs. Derrière l’obscurité se cachent de nombreux soleils. »

Cette solidarité sanitaire a été abondamment relayée par les sites d’information turcs francophones, tels que TRT ou Red’Action. Une tonalité propagandiste s’est aussi manifestée du côté des médias pro-gouvernementaux, plusieurs d’entre eux (comme Star, Yeni Şafak ou A Haber) affirmant que nombre d’Européens chercheraient à émigrer en Turquie et à obtenir la nationalité turque pour bénéficier du système de santé local, du fait de l’effondrement supposé de la situation sanitaire dans leurs pays d’origine. Ce discours était d’ailleurs particulièrement dirigé contre les autorités françaises, comme en témoignent les déclarations suivantes d’Anadolu Ajansı : « Alors que l’exemple de la solidarité turque aujourd’hui envers ses alliés ne passe pas inaperçu, ainsi que la solidarité, restant néanmoins partielle et limitée, des voisins européens de l’Hexagone, le manque de solidarité de la France envers ses alliés de l’OTAN et l’UE se remarque également. Mais la France peut-elle s’aider elle-même ? » Le tabloïd conservateur Takvim souligna également le soutien demandé par la France aux hélicoptères de l’armée allemande pour le transport de patients.

[Pour une analyse de l’ambivalence du rôle de la Turquie dans l’Alliance atlantique-nord, lire sur LVSL : « La Turquie, membre indocile de l’OTAN »]

L’hyperactivité militaire de la Turquie inquiète ses alliés de l’OTAN, et froisse particulièrement la France. Le soutien turc à al-Serraj en Libye avait déjà placé ces deux alliés supposés sur des positions antagonistes.

L’ostentation des capacités médicales turques est une des stratégies mises en place par Ankara pour s’affirmer au niveau régional et mondial comme une puissance complète. L’expression du soft power ne saurait toutefois suffire si elle n’était secondée par des démonstrations de force militaire. Au cours de la crise du Covid-19 la Libye est devenue la scène d’expression du hard power turc, qui, comme dans le cas syrien, doit néanmoins tenir compte de la présence russe au Moyen-Orient.

De Sanaa à Tripoli : ingérences étrangères et démonstrations de force

Le 23 mars, lorsque l’Europe et le Moyen-Orient commençaient à prendre au sérieux les conséquences possibles du virus, Antonio Guterres faisait appel à la communauté internationale pour instaurer une trêve globale. En effet, nul n’aurait su imaginer la catastrophe qu’une propagation massive aurait pu provoquer dans des pays aux systèmes de santé détruits – tant au niveau logistique que structurel – par plusieurs années d’affrontements, et dans les zones où les combats constituent la réalité quotidienne. Les affrontements n’ont cependant pas cessé pendant cette période, bien au contraire.

Depuis l’intervention militaire de l’OTAN de 2011, la Libye n’a plus pu retrouver la paix. Les affrontements pour le contrôle du pays sont aujourd’hui alimentés par un nombre consistant de mercenaires et forces étrangères, expression de la volonté des puissances mondiales à avoir leur mot à dire. La capitale est tenue par le gouvernement de Fayez al-Serraj, gouvernement d’union nationale reconnu par la communauté internationale et soutenu par les forces turques. De l’autre côté, le général Khalifa Haftar, soutenu par les Emirats arabes unis, l’Arabie saoudite et l’Egypte, et de manière moins assumée par la France, les États-Unis et la Russie, menait une attaque sur Tripoli depuis plus d’un an. Alors que les médias européens ne traitaient que du Covid-19, la Turquie se montrait décidée à maintenir al-Serraj au pouvoir. Haftar a renoncé à sa campagne de quatorze mois qui avait pour but la prise de Tripoli, et a été forcé à se retirer à Syrte. Il s’agit d’un tournant majeur, mais la guerre est loin d’être gagnée.

Les revers subis par le général Haftar risquent d’encourager ses nombreux alliés à déployer plus de moyens sur le territoire libyen pour assurer leur emprise sur la Libye orientale, région la plus riche en pétrole du pays. L’Egypte a adopté une posture guerrière au cours des derniers jours, qui laisse entendre que ses troupes pourraient prêter main forte aux mercenaires russes de Wagner, déjà présents dans les rangs de l’Armée nationale libyenne (ANL). En ce qui concerne la Turquie, le soutien à al-Serraj constitue certainement une démonstration de ses capacités militaires. Le pays est actif sur tous les fronts : depuis seulement quelques jours, une nouvelle opération a été lancée au Nord de l’Irak, dans le Kurdistan irakien. Dans cette région, ainsi qu’au Nord de la Syrie, Recep Tayyip Erdoğan continue sa guerre contre la mouvance autonomiste kurde. La Turquie accroît donc sa présence militaire de manière conséquente et, par conséquent, son poids diplomatique sur la scène régionale. Il semble désormais évident qu’elle ne compte pas laisser la Russie être le seul arbitre des conflits régionaux.

L’hyperactivité militaire de la Turquie inquiète ses alliés de l’OTAN, et froisse particulièrement la France. Le soutien turc à al-Serraj en Libye avait déjà placé ces deux alliés supposés sur des positions antagonistes. En effet, malgré un soutien officiel au GNA, la France a mal caché son alliance de facto avec le général dissident Haftar. Un accident advenu il y a quelques jours en Méditerranée entre un cargo turc et la frégate française Courbet a été l’occasion pour Paris d’exprimer clairement son agacement par rapport à la nouvelle attitude d’Ankara.

[À lire sur LVSL, notre entretien avec Jean Marcou : « les ambitions expansionnistes d’Erdogan »]

Une remise en cause des alliances traditionnelles s’est également manifestée sur le terrain yéménite, où le gouvernement actuel, soutenu jusqu’à présent par l’Arabie saoudite et les Emirats arabes unis pour combattre les insurgés Houtis (une organisation armée soutenue par l’Iran et se revendiquant du chiisme zaïdite), a subi une dissension profonde en son sein. Une dissension qui n’est pas sans implications sur la guerre par procuration que se livrent indirectement Riyad, Abou Dabi et Téhéran.

L’assassinat du journaliste Jamal Khashoggi, avait contribué à assombrir l’image du royaume saoudien. La crise du coronavirus a permis un retour en vogue de l’Arabie saoudite dans les sphères financières et commerciales mondiales. une tendance consolidée par l’attitude favorable du géant de la gestion de placements financiers BlackRock à l’égard du Royaume.

Une relativisation de la prégnance du hard power militaire ne s’est donc pas manifestée dans le pays (plongé dans la guerre civile depuis 2014), en dépit des effets locaux de la pandémie. On estime actuellement que plusieurs centaines d’individus seraient morts du Covid-19 à Aden. Au 1er juin, le gouvernement officiel recensait 354 malades et 84 morts dans les zones qu’il administre, tandis que les insurgés Houthis ne reconnaissaient l’existence que de quatre infectés et un décès. Certes, une baisse de l’intensité générale du conflit peut être constatée depuis le début de la pandémie, en raison de la diminution des frappes aériennes. Les combats continuent toutefois entre les forces gouvernementales et l’insurrection Houthi : depuis mai, ces affrontements se sont déplacés du gouvernorat de Marib à celui d’Al Bayda.

Au-delà de ce seul gouvernorat, l’Ouest du pays a été dans son ensemble le théâtre de combats particulièrement rudes. A Sahn al-Jinn (gouvernorat de Marib), le 26 mai, un tir de missile Houthi contre des locaux de l’armée yéménite provoqua la mort de sept soldats loyalistes. Par ailleurs, l’opposition s’est intensifiée entre les armées gouvernementales (soutenues par l’Arabie saoudite) et les séparatistes du Conseil de Transition du Sud, bénéficiant de l’appui des Emirats arabes unis. Entre le 4 mai et le 11 juin, plus de cent soldats ont été blessés ou tués durant ces combats entre troupes loyalistes et sudistes. Le 21 mai, une délégation menée par le dirigeant du CTS (Aïdarous al-Zoubaïdi) a été reçue à Riyad à l’invitation du prince Salmane, et des pourparlers ont été engagés avec le président yéménite Abdrabbo Mansour Hadi : un accord de cessez-le-feu a été conclu à l’occasion de la célébration de l’Aïd al-Fitr (24 mai), mais les affrontements ont repris dès le lendemain. Entre le 26 et le 2 juin, 45 morts étaient recensés dans le cadre des affrontements entre l’armée loyaliste et les forces sud-yéménites.

L’expansionnisme saoudien au Yémen ne se manifeste pas seulement sur les plans militaire et diplomatique : similairement à Ankara, Riyad a aussi tenté de se présenter comme une puissance humanitaire. Le 2 juin dernier, l’Arabie saoudite mis sur pied une conférence visant à recueillir des financements à destination des missions humanitaires onusiennes stationnées au Yémen. À cette occasion, le pouvoir saoudien a promis 500 millions de dollars d’aide financière, suscitant les louanges de Melissa Fleming (secrétaire générale adjointe à la communication globale de l’ONU) qui définissait Riyad comme étant  « le principal financeur de la réponse humanitaire au Yémen ces dernières années ».

D’après Maysaa Shuja al-Deen, journaliste et chercheuse yéménite affiliée au Sana’a Center for Strategic Studies, le pouvoir saoudien « a toujours essayé de changer le récit de la guerre et de se présenter comme un bailleur de fonds pour le gouvernement légitime, et non comme faisant partie du conflit ». Le soutien à l’ONU fait partie intégrante de la stratégie saoudienne visant à améliorer l’image du royaume au sein des organisations internationales, dans le but de faire oublier ses violations récurrentes des droits de l’Homme. Le pays a d’ailleurs été rayé de la liste des Nations unies à propos des États violant les droits des enfants, décision critiquée par de nombreuses organisations humanitaires.

Les capacités financières de l’Arabie saoudite constituent indéniablement un atout essentiel, particulièrement suite à la baisse importante du soutien économique en provenance des États-Unis. L’ébranlement subi par l’industrie des hydrocarbures au cours de la crise du Covid-19 était cependant susceptible de mettre à mal le seul avantage économique considérable dont dispose le royaume.

La stratégie économique de Ben Salmane : quand le prince contourne l’échec et mat

Comme toute économie profondément intégrée dans les échanges mondiaux, le royaume saoudien a été lourdement affecté par la crise provoquée par la pandémie, notamment en raison de la contraction de la demande mondiale d’hydrocarbures. Les mesures d’austérité adoptées en réponse à la crise sont abruptes, et incluent le triplement de la TVA et la suspension des indemnités de subsistance des fonctionnaires. Ce seront donc les couches basses et moyennes de la population qui paieront le prix fort du Covid-19.

Cette situation n’a toutefois pas empêché l’Arabie saoudite de continuer à placer ses pions sur l’échiquier économique mondial. Depuis le début de la crise, la monarchie a largement mobilisé son fonds d’État pour investir dans des domaines variés, souvent en pariant sur des secteurs lourdement affectés par le ralentissement de l’économie globale. Les fonds d’État sont des fonds d’investissement détenus par les gouvernements, et souvent liés aux surplus dégagés à travers l’exportation de matières premières (et notamment d’hydrocarbures). Parfois regardés avec suspicion en raison des liens entre intérêts économiques et stratégie politique, ces fonds pourraient également constituer un danger pour la stabilité du système financier global en raison de leur manque de transparence et de régulation.

Entre la fin des années 1990 et le début des années 2000, nombreux sont les théoriciens des relations internationales qui avaient prédit une relativisation de l’idée de puissance. Le regain du recours à la force militaire stricto sensu au Moyen-Orient semble cependant aller à contre-courant de ces prédictions.

Les investissements saoudiens des derniers mois se sont concentrés en grande partie sur l’industrie des loisirs, parmi les secteurs les plus touchés par la crise. Le fonds a notamment investi dans la compagnie de croisières Carnival, dont on avait beaucoup entendu parler en janvier en raison du nombre de ses passagers positifs au Covid-19. Dans le contexte actuel, nombreuses sont les entreprises prêtes à accepter les investissements saoudiens pour survivre, ce qui n’était pas le cas il y a seulement quelques mois.

Le manque de considération pour les droits de l’Homme et les libertés individuelles, récemment mis en lumière par le scandale qui a suivi l’assassinat du journaliste Jamal Khashoggi, avait longtemps contribué à assombrir l’image du royaume et dissuadé certaines entreprises de se rapprocher du pouvoir saoudien. La crise du coronavirus a permis un retour en vogue de l’Arabie saoudite dans les sphères financières et commerciales mondiales, tendance consolidée par l’attitude favorable du géant de la gestion de placements financiers BlackRock. À la fin du mois de mai, son directeur général Terrence Keeley a présenté le royaume comme un investissement attractif, « autant en termes relatifs qu’absolus ».

Le fonds d’investissement saoudien a également parié sur des géants du secteur énergétique (notamment ENI et Shell). Ces derniers avaient été lourdement affectés par la chute du cours du pétrole au mois de mars, provoquée par la guerre des prix menée précisément par l’Arabie saoudite. Suite à l’impossibilité de trouver un accord avec la Russie sur la production de pétrole au cours de la pandémie, le royaume avait augmenté sa production et inondé le marché, causant une chute historique du prix du brut au mois d’avril. Alors que les économies d’un grand nombre de pays se remettent doucement en marche, notamment en Asie, le royaume a décidé d’augmenter le prix de ses variétés plus légères de brut. Il s’agit d’une manoeuvre risquée, qui parie sur la plus grande désirabilité des variétés saoudiennes par rapport aux américaines.

L’attitude de la monarchie au cours de la pandémie s’est donc avérée bien téméraire. La guerre des prix avec la Russie montre une confiance considérable dans sa capacité à influencer et orienter le marché à sa guise. Les investissements forcenés au cours de la période de crise sont une preuve supplémentaire de l’assurance saoudienne par rapport à ses capacités d’anticipation. Désormais pleinement acceptée comme une puissance économique mondiale, l’Arabie saoudite agit comme telle et adopte des tactiques ambitieuses. S’il est encore trop tôt pour évaluer les futures retombées de la stratégie économique saoudienne au cours de la pandémie, il est cependant possible que la crise du Covid-19 ait fourni au royaume une occasion précieuse pour accélérer l’avancement de ses pions sur l’échiquier.

Le mirage de l’érosion du pouvoir des États

Entre la fin des années 1990 et le début des années 2000, nombreux sont les théoriciens des relations internationales qui avaient prédit une relativisation de l’idée de puissance, ou du moins, de ces modalités d’expression « traditionnelles » et stato-centrées. À titre d’exemple, le politiste Bertrand Badie annonçait l’obsolescence de la figure de l’« État-gladiateur » pour le XXIè siècle, et Zaki Laïdi prévoyait l’apparition d’une nouvelle conception de la puissance, fondée non pas sur la force mais sur la capacité à définir et instituer des normes.

Le regain du recours à la force militaire stricto sensu au Moyen-Orient semble cependant aller à contre-courant de ces prédictions. Après de longues années de violence armée, le Yémen et la Libye s’engouffrent dans le chaos, alors que les ingérences étrangères ne font que se multiplier. L’actuelle crise sanitaire souligne tristement la prépondérance des intérêts des grandes puissances (ou par les États aspirant à le devenir), indépendamment des considérations autour de la préservation de la vie humaine. L’approche humanitaire de certains États peut, par ailleurs, elle aussi être appréhendée comme l’une des déclinaisons du pouvoir d’État. La crise du Covid-19 a fourni une occasion à des puissances émergentes de s’affirmer sur le plan diplomatique, comme nous l’avons vu dans le cas de la Turquie et de l’Arabie saoudite.

Les difficultés liées à la mise en veille d’une énorme partie de l’économie globale sont présentées uniquement comme des difficultés marginales – Riad semblant même avoir profité de la situation de crise. La notion de smart power semble pertinente pour analyser les trajectoires de ces deux pays, qui cherchent à la fois à s’affirmer aux niveaux militaire, diplomatique et économique afin de se présenter comme des puissances pleines et entières. Nombreux sont néanmoins les acteurs ayant leur mot à dire sur la scène moyen-orientale : la Russie semble vouloir s’imposer comme arbitre dans la plupart des conflits régionaux ; Israël, occupé par les difficultés liées à l’annexion de la Cisjordanie, intensifie tout de même ses attaques en Syrie ; l’Iran, sans doute affaibli par les sanctions américaines et l’impact du Covid-19, est prêt à tout pour maintenir ses intérêts en Syrie, notamment le couloir stratégique qui permet à ses milices alliées de se déplacer entre le Liban et l’Irak. Au Moyen-Orient, l’effacement – relatif – du monde unipolaire lié à l’hégémonie américaine risque d’inaugurer une géopolitique nouvelle, caractérisée par des rivalités multiples, qui semble déjà marquée par les guerres par procuration.

La Turquie, membre indocile de l’OTAN

Recep Tayyip Erdoğan et Emmanuel Macron le 27 octobre 2018 lors d’un sommet Russie-Allemagne-France-Turquie à Istanbul ©Emrah Yorulmaz

La Turquie ne remplit plus un rôle de seconde puissance au travers d’une tutelle de l’OTAN et des États-Unis. Candidate à l’adhésion à l’Union européenne, la Turquie n’en a jamais été aussi éloignée, en témoignent le gel des négociations d’adhésion, l’adoption récente de sanctions en réaction aux forages de la Turquie au large de Chypre, les contentieux sur les enjeux migratoires (libéralisation des visas, réfugiés syriens, etc) et un glissement vers la Russie (contrats énergétiques avec le gazoduc Turkish Stream, centrale nucléaire d’Akkuyu, achats de S400). La Turquie d’Erdoğan, au travers d’un régime ultra-personnalisé et autoritaire s’est-elle, sous couvert d’une reconquête ottomane, affranchie d’une relation de tutelle absolue avec les États-Unis et l’Union européenne pour une relation de sujétions indociles et imprévisibles ?


LA TURQUIE ET LE VIRAGE ATLANTISTE

La République turque, fondée en 1923 par Mustafa Kemal Atatürk, le « père des Turcs » a inscrit la Turquie dans la modernité avec la volonté de se rapprocher au plus du modèle de l’État-nation occidental. Cette construction s’explique notamment par le traumatisme vécu par le peuple turc à la suite de la défaite de la Turquie, alliée de l’Allemagne, lors de la Première Guerre mondiale et le dépècement progressif de l’Empire ottoman, plus communément appelé le « syndrome de Sèvres »[1]. Dans ce contexte, la guerre d’indépendance – de mai 1919 à octobre 1922 – menée par Mustafa Kemal reste aujourd’hui le mythe fondateur de l’identité nationale turque. Le processus de modernisation de l’État – voulu par le courant kémaliste nationaliste, laïc – se heurte au conservatisme religieux alors encore fortement présent dans la société turque. Dans un monde en reconstruction traumatisé par la Seconde Guerre mondiale, ainsi que face au « danger » soviétique, la Turquie se rapproche des occidentaux.

Dans ce contexte, la Turquie adhère à l’OTAN en 1952 et se range ainsi sous la protection américaine. Pour l’Occident, la Turquie possède une position géostratégique fondamentale face à l’ennemi soviétique ainsi que pour son influence régionale. Affaiblie, la Turquie est contrainte de suivre la marche dictée par les Occidentaux. L’inscription de la Turquie dans le modèle de démocratie libérale permet de percevoir plus nettement la scission dominante au sein de la société turque, à savoir d’un côté l’élite kémaliste nationaliste, et de l’autre côté les couches populaires conservatrices séduites par le nouveau Parti démocrate. L’intégration de la Turquie au Plan Marshall témoigne également du rapprochement entre la Turquie et l’Occident ainsi que de la prise de distance avec l’URSS, renforcée par les velléités de Staline de réclamer une partie du territoire turc. De plus, la politique économique turque après la Seconde Guerre mondiale s’inscrit dans une logique capitaliste ce qui favorise le rapprochement avec l’Occident, ce dernier se mettant en place facilement à partir du moment où existent des intérêts économiques communs. Les alliances turco-occidentales de l’après-guerre enrichiront de façon considérable la classe bourgeoise turque.

C’est dans un souci de réprimer toute la floraison intellectuelle et progressiste marxiste qu’advient le coup d’Etat du 12 septembre 1980

Envers l’émergence des courants progressistes et révolutionnaires influencés par le marxisme, l’alliance entre la bourgeoisie turque et le capital occidental ne cessera de réprimer les velléités libertaires, démocratiques et émancipatrices. Les années 1970, à l’instar de Mai 68 en France et d’autres nombreux mouvements progressistes dans le monde, sont les années les plus riches de l’histoire politique de la Turquie contemporaine. Le Parti communiste de Turquie – TKP (Türkiye Komünist Partisi) –, le syndicat marxiste principal des travailleurs – DISK – ainsi que la société civile sont fortement représentés et ont une influence considérable dans la société. C’est dans un souci de réprimer toute la floraison intellectuelle et progressiste marxiste qu’advient le coup d’État du 12 septembre 1980. Quarante ans après, la Turquie ne s’en est toujours pas remise. Le coup d’État – sous influence américaine – instaure un État d’exception à la suite duquel le pouvoir militaire est transféré à Turgut Özal –  avec l’assentiment des Américains. L’intérêt américain pour la région reste toujours très fort notamment avec l’avènement de la révolution iranienne en 1979 ainsi que l’invasion soviétique en Afghanistan. Alors que la tentation de l’Islam politique est restée en sourdine au sein des couches populaires conservatrices, notamment dans la période pré-coup d’État avec une opposition de plus en plus forte de la part des courants laïcs, progressistes et marxistes, Turgut Özal lui permettra à nouveau d’émerger à partir des années 1980-1990. L’özalisme peut être considéré comme une synthèse entre l’émergence d’un islam politique (développement des écoles religieuses « Imam Hatip ») et l’adhésion au projet néo-libéral de Thatcher et Reagan. C’est dans cet élan que sous la façade d’un discours d’un islamisme modéré émergeront des hommes politiques comme l’actuel président de la République de Turquie, Recep Tayyip Erdoğan.

L’ÉMERGENCE DE NOUVELLES IDÉOLOGIES AU SEIN DES CONSERVATEURS ISLAMIQUES

Fortement endettée et ainsi dépendante des États-Unis, elle y reste assujettie ce qui l’empêche dans ses velléités d’autonomisation vis-à-vis de ceux-ci. C’est dans ce contexte que naît le parti de l’actuel président Recep Tayyip Erdoğan, l’AKP – Parti de la justice et du développement – sur fond de crise économique et de méfiance grandissante vis-à-vis de la bureaucratie militaire kémaliste. Pur produit de la synthèse entre le parti ANAP de Turgut Özal, issu de l’après coup d’État de 1980 et le Refah Partisi de l’islamiste Necmettin Erbakan, l’AKP d’Erdoğan s’alliera dans un premier temps à la confrérie güléniste, du nom de son leader, Fethullah Gülen – communauté religieuse islamique influente au sein de l’administration turque depuis les années 1990 notamment dans la police et la justice mais aussi à l’international (« universitaires islamistes ») – pour renforcer son pouvoir. C’est avec l’aide de ces réseaux qu’Erdoğan montera par exemple de toute pièce le procès Ergenekon afin d’affaiblir l’armée, lequel se traduira par l’inculpation de nombreux hauts gradés. Ceci démontre bien le double jeu de la Turquie qui a souhaité par ce procès truqué démontrer sa capacité à reprendre l’acquis communautaire pour faire avancer les négociations avec l’Union européenne. Cela provoquera l’entrée de nombreux capitaux européens sur le marché turc. Déstabilisé par l’influence grandissante des gülénistes au sein du pouvoir, Erdoğan rompra l’alliance en 2013, ce qui débouchera sur la tentative de coup d’État du 15 juillet 2016 attribuée aux gülénistes. L’islamisme modéré prôné par l’AKP d’Erdoğan au début de son mandat, pour amadouer l’Europe, a été finalement un opportunisme politique considérant la radicalisation actuelle de sa politique. Parler d’ « agenda caché » peut paraître abusif, mais c’est ce même homme qui lors d’un discours en 1994 cita des versets du Coran à un conseil municipal ou en 1997 repris un texte du sociologue nationaliste Ziya Gölkap lors d’un meeting politique à Siirt :  « Les minarets sont nos baïonnettes, les coupoles nos casques, les mosquées nos casernes », lorsqu’il était encore maire d’Istanbul, ce qui lui coûta plusieurs mois de prison, lors desquels il a travaillé sa stratégie.

L’islamisme modéré prôné par l’AKP d’Erdoğan au début de son mandat, pour amadouer l’Europe, a été finalement un opportunisme politique considérant la radicalisation actuelle de sa politique

Lors des élections législatives de juin 2015, Erdoğan sort affaibli principalement à cause de la mauvaise gestion du dossier syrien qui lui est reproché. Le glissement autoritaire et liberticide orchestré à partir des années 2009-2010 – remise en cause de l’État de droit, restriction des libertés individuelles et collectives, incessantes attaques contre la liberté de la presse ainsi que la répression disproportionnée du mouvement Gezi, mobilisation citoyenne contre la destruction d’un parc dans le quartier de Taksim à Istanbul, au printemps 2013 – se radicalisera à partir de juin 2015. Inquiet de la montée en puissance du parti pro-kurde HDP, en témoigne son entrée au Parlement après son résultat prometteur aux législatives de juin 2015, Erdoğan, qui considère le HDP comme le bras politique du PKK, sacrifiera le processus de paix établi avec le PKK depuis 2012. Les attentats de Suruç en juillet 2015 et d’Ankara en octobre 2015 permettront à l’AKP de jouer sur la peur et le tout sécuritaire pour remporter les législatives anticipées de novembre 2015. La Turquie ne connaîtra aucun autre attentat sur son territoire depuis. Notons que le PKK assassinera deux policiers turcs soupçonnés d’avoir commandité les attentats de Suruç. Le regain de tension avec le PKK ainsi que la confessionnalisation de la politique extérieure (en Syrie et en Irak) montrent à la fois la faiblesse, le début d’une fuite en avant de plus en plus difficile à contrôler ainsi que le visage islamiste conservateur du président turc. La tentative de coup d’État avortée du 15 juillet 2016 permettra à Erdoğan, à travers des purges massives disproportionnées dans l’armée, la justice, l’enseignement, les médias entre autres, un reformatage de l’appareil d’État, une mise en place d’un État-AKP et la négation de l’État de droit. Le référendum constitutionnel d’avril 2017 – passage d’un régime parlementaire à un régime présidentiel – remporté au moyen de nombreuses fraudes ainsi que la victoire aux élections législatives et présidentielle de juin 2018 grâce à l’alliance avec le parti ultra-nationaliste d’extrême droite (MHP) montre le virage autoritaire de la Turquie d’Erdoğan.

Répression sur la place Taksim lors du “mouvement Gezi” au Printemps 2013 ©DR

VERS UN AFFRANCHISSEMENT DE LA TURQUIE DE SES ALLIES OCCIDENTAUX ET LE RAPPROCHEMENT AU VOISIN RUSSE

Les débuts de l’ère Erdoğan peuvent et doivent ainsi être considérés comme une ouverture non pas seulement au Moyen-Orient mais également avec la Russie, la Chine, les pays turcophones d’Asie centrale, l’Afrique et l’Amérique latine, avec la constitution d’un réel réseau diplomatique (cinquième réseau mondial). En outre, l’affaiblissement de l’armée a favorisé une réorientation de la politique extérieure turque. L’onde de choc politique provoquée par les Printemps arabes avec un soutien d’Ankara aux Frères musulmans en qui elle voit le mouvement le plus structuré à même de prendre le pouvoir ainsi que le bouleversement géopolitique engendré par la guerre en Syrie vont venir influencer considérablement les orientations diplomatiques du pays. Le rapprochement progressif de la Turquie avec ses pays voisins de l’Est suscitera des inquiétudes du côté occidental. Américains et Européens se renvoyant la responsabilité de voir un allié stratégique s’éloigner. L’interdépendance entre Ankara et Washington, principalement la dépendance de l’économie turque au dollar et la position stratégique que représente la Turquie au Moyen-Orient pour les États-Unis, empêche qu’une rupture diplomatique réelle se concrétise.

L’interdépendance entre Ankara et Washington, principalement la dépendance de l’économie turque au dollar et la position stratégique que représente la Turquie au Moyen-Orient pour les Etats-Unis, empêche qu’une rupture diplomatique réelle se concrétise

Le conflit syrien est venu ainsi montrer les limites de l’expansionnisme turc. Le sentiment d’abandon après le refus américain d’intervenir suite aux utilisations d’armes chimiques par Damas en août 2013, l’acharnement à vouloir voir tomber le régime syrien – jusqu’à soutenir les groupes islamistes les plus radicaux – en opposition aux soutiens russes et iraniens au régime baasiste a renforcé l’isolement de la Turquie qui n’a pas été en mesure de devenir la véritable puissance régionale. Sous-estimant les influences russes et iraniennes, la Turquie s’est retrouvée sous le feu des critiques internationales suite à sa volonté de faire tomber le régime syrien. La para-militarisation à travers notamment le groupe Sadat au sein du « clan Erdoğan » dont le patron n’est autre que le père d’un gendre d’Erdoğan, démontre les liens étroits entretenus avec des groupes djihadistes, et l’incapacité de facto pour Ankara de respecter son engagement des accords de Sotchi visant à désarmer les groupes djihadistes à Idlib. Les incursions turques sur le territoire syrien à l’automne 2016 jusqu’au printemps 2017 (opération « bouclier de l’Euphrate ») puis de janvier 2018 (opération « Rameau d’olivier ») témoignent de l’obsession turque à ne pas voir émerger un Kurdistan syrien autonome à sa frontière. L’échec de la mise en œuvre des accords de Sotchi montre à la fois la difficulté des acteurs à trouver une sortie de crise et la cristallisation des tensions autour de la région d’Idlib en Syrie.

L’achat des missiles russes S400 par la Turquie exacerbera encore plus les relations entre Ankara et Washington, qui craint que des informations sensibles liées aux systèmes militaires de l’OTAN deviennent potentiellement accessibles pour Moscou. Prise entre les administrations de Trump et de Poutine, la Turquie cherche à renforcer son influence mais participe également à la déstabilisation de l’équilibre géopolitique international. Par ailleurs, force est d’observer que la Russie a pris la place que la Turquie souhaitait se donner comme leader régional sur le dossier syrien. Le risque d’affrontement direct entre Ankara et Moscou dans la région d’Idlib en février-mars montre à nouveau la fragilité du rapprochement russo-turc. Moscou a besoin d’Ankara et de ses liens avec les rebelles ainsi qu’avec les djihadistes tandis que Moscou représente pour Ankara le seul moyen d’avoir une prise sur la question kurde, considérée de portée existentielle pour son régime. Le renforcement des sanctions économiques américaines en 2019 est venu fragiliser encore un peu plus un pays qui, nous l’aurons compris, garde une position géostratégique déterminante dans le paysage géopolitique international.

Compte-tenu de son affaiblissement tant à ses frontières extérieures que la crise économique (à laquelle vient s’ajouter une crise sanitaire mondiale), il serait illusoire d’attendre de la Turquie un virage démocratique et une résolution des conflits à ses frontières. Le risque est bien celui d’un enlisement géopolitique de la Turquie, dans une atmosphère de « fin de règne » pour Erdoğan avec comme prochaine grande échéance l’élection présidentielle de 2023. La perte des mairies d’Istanbul et d’Ankara par l’AKP en juin 2019 a redonné de l’espoir aux opposants au régime de Recep Tayyip Erdoğan. La principale faiblesse de l’erdoğanisme peut être considérée comme sa dépendance aux élections.

La « personnalisation » du pouvoir – l’AKP étant devenu une machine personnelle – témoigne de l’instabilité de son propre régime. La société civile, très affaiblie depuis les évènements de Gezi au printemps 2013, ne parvient pas à trouver un second souffle. Il reste cependant de nombreux espaces de résistances (HDP, espaces culturels kurdes, quelques médias alternatifs, universitaires qui cherchent à s’organiser etc.). La constitution d’un front anti-Erdoğan existe sans projet politique concret alternatif. Tantôt proche de ses alliés historiques, tantôt de la Russie, la Turquie cherche sa place sur la scène internationale. Il convient de considérer également que le rapprochement avec la Russie s’inscrit dans un objectif d’affirmation de la Turquie contre l’Union européenne et les États-Unis.

Ankara maintient parallèlement une pression vis-à-vis de l’Union européenne au travers de la question des réfugiés. Le désengagement relatif américain en octobre 2019 a permis à la Turquie de renforcer son objectif de création d’une zone tampon à la frontière turco-syrienne afin d’anéantir la révolution autonome kurde, amenant à une politique de nettoyage ethnique, afin d’y installer les populations arabes réfugiées encore aujourd’hui en Turquie – dans l’indifférence de la communauté internationale.

 

[1] En référence au Traité de Sèvre de 1920, qui prévoit un partage de l’Empire ottoman, déjà largement affaibli, entre les Européens, les Kurdes, et les Arméniens.

Mozambique : le Cabo Delgado, du pétrole au djihadisme ?

Illustration le Cabo Delgdao
Cette province de l’extrême-nord du Mozambique se distingue nettement du reste du pays. ®F Mira

Depuis octobre 2017, au nord du Mozambique, la région du Cabo Delgado est marquée par des attaques de groupes djihadistes faisant de très nombreuses victimes. Ces attaques résultent d’une série de problèmes économiques et sociaux, qui foisonnent dans une région longtemps délaissée par le gouvernement – et ravagée par des réformes ultralibérales, que viennent appuyer un gouvernement autoritaire et des organisations militaires.


Alors que le monde entier est touché par l’épidémie de Covid-19, des attaques menées par des groupes djihadistes, certains affiliés à l’État islamique, se perpétuent depuis 2017 dans la province du Cabo Delgado, au nord du Mozambique. Ces attaques sont nombreuses : le 4 et le 7 juin 2018, les villages de Naunde et Namaluco ont été incendiés et cinq personnes sont décédées ; le 2 mai 2018, 10 personnes meurent, certaines décapitées, à Olumbi. Plus récemment, le 7 avril 2020, plus de 50 jeunes se sont faits tués pour refus d’obtempérer dans le village de Xitaxi, près de la frontière tanzanienne. Depuis octobre 2017, les violences au Cabo Delgado ont fait au moins 900 morts selon un décompte de l’ONG Acled.

Le Haut-Commissariat aux réfugiés estime que 150 000 Mozambicains ont été affectés ou déplacés par le conflit, qui se superpose à des incidents climatiques comme le cyclone du 9 avril qui a ravagé le littoral. Le Cabo Delgado est peuplé de 2 233 728 millions d’habitants (chiffres de 2017[1]), le Mozambique en comprenant 31 076 969 millions [2]. C’est une région agricole, vivant majoritairement de la pêche et d’une agriculture de subsistance, qui est directement touchée par les attaques qui empêchent toute activité économique. L’identité de ces attaquants est largement méconnue et fait l’objet de nombreuses spéculations et « théories du complot » : certains dénoncent une orchestration gouvernementale, alors que d’autres ciblent une ethnie en particulier.

Le Cabo Delgado à l’écart du Mozambique

La majorité de la population du Cabo Delgado est musulmane, au sein d’un pays majoritairement chrétien. Elle est plus proche culturellement des Swahilis de Tanzanie que des populations du sud du Mozambique, où se regroupent les services, les richesses et les activités économiques. Le Cabo Delgado est également un lieu de tensions entre les Macondes, ethnie dont l’actuel président Filipe Nyusi est un représentant, chrétiens et très impliqués durant la guerre d’indépendance contre les Portugais, et les Makhuwas, musulmans et plus à distance du pouvoir central du FRELIMO (Front de libération nationale) ; ils sont quant à eux proches de la RENAMO (Résistance nationale mozambicaine), qualifié de parti « ennemi » durant la guerre civile, et constituent 66% de la population du Cabo Delgado[3].

Des tensions existaient déjà avant et pendant l’époque coloniale, du fait de la mise en esclavage des populations de la région et du recrutement des Macondes comme cipaios[4]. Celles-ci se sont aggravées à l’indépendance avec la guerre civile. Durant toute la durée de la guerre – et même après – les populations réfractaires à l’autorité du FRELIMO du Cabo-Delgado ont été désignées comme étant des ennemis, sinon des traîtres à la « nation » mozambicaine ; celle-ci s’est construite en niant l’hétérogénéité culturelle du pays et de son modèle rural, avec l’homem novo, laïc et résolument « moderne », comme horizon. Les Makhuwas du Cabo Delgado, qui ont adhéré massivement à la RENAMO, étaient réfractaires à ce modèle national.

Le rejet du modèle « national » du Mozambique

Ce rejet du modèle national par une partie importante de la population du Cabo Delgado s’est perpétué à la fin de la guerre lorsque le FRELIMO change d’orientation politique, passant du marxisme-léninisme à l’ultralibéralisme. Ce changement radical d’orientation politique du pouvoir a pu favoriser l’essor et la présence de cellules djihadistes, formées par des groupes somaliens et surtout tanzaniens, et sous l’influence des écoles saoudiennes. Celles-ci recrutent parmi les plus pauvres, délaissés, ou « oubliés » de la nation mozambicaine. À l’échelle du pays entier, il s’agit de ceux qui ne se reconnaissent pas dans le modèle national du FRELIMO, composé de cadres originaires du Sud du pays, chrétiens ou laïcs, et qui maîtrisent le portugais, langue des élites. À l’échelle du Cabo Delgado, cela peut concerner une frange importante de la population.

Pour les populations touchées, ce sont les Shabab, comme en Somalie ou dans le Nord du Kenya, qui sont les auteurs des différents massacres. Eric Morier-Genoud, spécialiste du Mozambique et de ses religions, considère que les origines du groupe Shabab remontent aux années 2000[5], lorsque des jeunes hommes du Conseil islamique souhaitent imposer une nouvelle lecture du Coran et de l’Islam. Cela se traduit par l’établissement d’une sous-organisation légale au sein du Conseil islamique, Ansaru Sunna, en 1998 [le Conseil  islamique est une institution gouvernementale créée par le FRELIMO en 1982 afin de rallier les différentes populations musulmanes dans le camp du gouvernement durant la guerre civile N.D.L.R.].

Très vite, celle-ci construit de nouvelles mosquées et favorise une application plus rigoriste de l’Islam dans la province. Elle donne vite naissance à une secte encore plus radicale et militante, que la population locale nomme « al-Shabab ». Très vite, celle-ci s’oppose au gouvernement, se fait réprimer et s’organise militairement, comme en Somalie. Par ailleurs, Shabab veut dire en swahili et en arabe : « jeune » ou « jeunesse ».  Ceci n’est pas anodin, puisque ce sont des jeunes qui sont désignés comme les auteurs des attaques. Il faut en effet prendre en compte un facteur important : la grande majorité de la population du Cabo Delgado a moins de 30 ans, et n’a connu ni la violence coloniale, ni plus directement la guerre civile. L’âge médian au Mozambique est de 17,5 ans, et il est de 18 ans au Cabo Delgado[6].

Le profil de la plupart de ces djihadistes se distingue alors des formateurs et des « soldats » venus de l’étranger, en particulier du Sud frontalier de la Tanzanie. Il s’agit de jeunes personnes qui n’ont pas de travail et ne sentent pas Mozambicains. Ils ne parlent pas la même langue et ne se sentent pas proches sur les plans culturel et religieux des autres Mozambicains, notamment ceux issus du modèle « sudocentriste »[8].La manière dont ce modèle s’impose, à l’école notamment, avec l’obligation de ne parler que le portugais, est vécu comme une forme de déracinement culturel. 66 % des moins de 15 ans sont analphabètes et, outre le travail agricole, le travail se trouve essentiellement dans les grandes villes du pays, à Nampula, Beira ou Maputo, où l’expérience du racisme n’est pas rare. Ils rejettent ainsi la notion de « mozambicanité » et sont désintéressées de la vie politique du pays. Ils se sentent ignorés par les politiciens, qu’ils soient du FRELIMO ou même de la RENAMO, parce qu’ils sont Makhuwas, Macondes ou simplement « nordistes ».

La politique ultralibérale du FRELIMO dans le Cabo Delgado

Néanmoins, le rejet du modèle national imposé avec autorité n’est pas le seul facteur explicatif de l’essor d’attaques djihadistes. En lien avec ce rejet, la présence de cellules djihadistes s’explique aussi par la présence toujours plus importante de multinationales étrangères, à l’instar de Technip ou de Total, intéressées par la présence de ressources gazières et pétrolières et perçues comme des facteurs de prédation et d’exploitation. Le tournant ultralibéral de la politique du FRELIMO et la découverte de matières premières dans les eaux du canal du Mozambique a profondément changé la région et ses activités économiques.

Alors que les dynamiques sociales, religieuses et politiques afférentes au Cabo Delgado font l’objet d’un manque d’intérêt du gouvernement, la région subitement un enjeu majeur pour le FRELIMO ; cette attitude n’a pu que renforcer la rancœur de ses habitants. Les activités des multinationales s’effectuent en effet aux dépens des activités côtières de la population. Elles ont ainsi aggravé davantage la paupérisation d’une population qui est déjà l’une des plus pauvres du monde. Les investissements du groupe sud-africain de services sous-marins aux pétroliers OSC Marine, à Pemba, sous l’égide de l’homme d’affaires Dusan Misic, ont fait l’objet de critiques particulièrement acérées. Les entreprises multinationales qui le constituent se sont en effet concertés avec le gouvernement pour recruter des mercenaires russes et sud-africains afin d’assurer le maintien de l’ordre et la sécurité de leurs activités économiques. Le gouvernement russe, qui cherche à préserver ses intérêts dans la région, a aussi envoyé 2 hélicoptères M-17 à Nacala. Après les négligences d’un pouvoir autoritaire, le Cabo Delgado est confronté à un ultralibéralisme mondialisé dont il ne tire aucun bénéfice et qui renforce déjà une tension identitaire déjà palpable.

L’action djihadiste et le soutien d’une frange de la population dont elle bénéficie peut s’interpréter comme le produit d’une colère qui remonte à plusieurs décennies. La présence de ressources pétrolières et gazières a aggravé ce sentiment de délaissement, et les attaques djihadistes ont pour horizon l’imposition d’un nouveau modèle régional, qui dépasserait les frontières mozambicaines et s’étendrait jusqu’en Tanzanie.

 

Notes :

[1]  https://www.citypopulation.de/en/mozambique/admin/02__cabo_delgado/

[2] https://www.worldometers.info/world-population/mozambique-population/

[3] ANEME, Estudo de Moçambique : provincia de Cabo Delgado, Avril 2018

[4] Ce sont des soldats recrutés au service du colonisateur. Ce terme, d’origine indienne, désigne à l’origine les soldats indiens recrutés par l’Empire britannique.

[5]  Voir Eric MORIER-GENOUD, « Au Mozambique, une insurrection mystérieuse et meurtrière », revue The Conversation, 22 février 2019, traduit de l’anglais par Karine Degliame-O’Keeffe pour Fast for Word

[6]  Source : ANEME, Estudo de Moçambique : provincia de Cabo Delgado, Avril 2018, p.37

[7]  Nous reprenons ici le terme de Michel Cahen pour désigner le FRELIMO et le modèle national mis en place à l’indépendance.

 

Bibliographie :

– Margarida VAQUEIRO LOPES et Luis BARRA, ‘’ Moçambique: ataques em Cabo Delgado deslocam milhares e aumentam pobreza ‘’, journal Visao , 28 novembre 2019

– Michel CAHEN, Mozambique : histoire géopolitique d’un pays sans nation, Lusotopie, Année 1994, pp. 213-266

– Michel CAHEN, Les Bandits, un historien au Mozambique, Edition Calouse Gulbenkian, Paris, 1994

-Michel CAHEN « “Resistência Nacional Moçambicana”, de la victoire à la déroute », Politique africaine, vol. 117, no. 1, 2010, pp. 23-43.

– Eric MORIER-GENOUD, ‘’ Au Mozambique, une insurrection mystérieuse et meurtrière ‘’, revue The Conversation, 22 février 2019, traduit de l’anglais par Karine Degliame-O’Keeffe pour Fast for Word

– Eric MORIER-GENOUD. « Renouveau religieux et politique au Mozambique : entre permanence, rupture et historicité », Politique africaine, vol. 134, no. 2, 2014, pp. 155-177.

–  Christian GEFFRAY, La cause des armes au Mozambique. Anthropologie d’une guerre civile, Paris, Karthala-Credu, 1990

– Maria Paula MENESES , « Xiconhoca, o inimigo: Narrativas de violência sobre a construção da nação em Moçambique », Revista Crítica de Ciências Sociais, 106 | 2015, 09-52.

Voir aussi :

https://www.citypopulation.de/en/mozambique/admin/02__cabo_delgado/

https://www.worldometers.info/world-population/mozambique-population/

ANEME : Estudo de Moçambique : provincia de Cabo Delgado, Avril 2018

Turquie : à la conquête du gaz en Méditerranée orientale

https://ru.president.az/articles/29087/images
Inauguration du gazoduc TANAP par le président Recep Tayyip Erdogan le 12 juin 2018 © Official website the President of Azerbaijan, image libre de droit.

Le 5 janvier 2020, le président turc Recep Tayyip Erdogan a annoncé le déploiement de ses militaires en Libye en soutien au gouvernement de Fayez Al-Sarraj. L’offensive militaire turque cache un enjeu stratégique d’importance : l’intérêt du pays pour le gaz en Méditerranée orientale. Début janvier, Israël, Chypre et la Grèce ont signé un accord sur le gazoduc EastMed, menaçant directement la place de la Turquie dans la course au gaz en Méditerranée orientale. Appuyer militairement le GNA (Government of National Accord) de Fayez Al-Sarraj permet à la Turquie de renforcer son partenariat stratégique pour l’exploitation des ressources libyennes et ainsi d’empêcher les trois pays de devenir le nouveau maillon énergétique de l’Europe.


La Méditerranée est devenue une région gazière d’importance majeure depuis 2009. La découverte de ressources d’hydrocarbures dans la région restructure les alliances géopolitiques et stratégiques en faisant émerger de nouvelles couches de conflit dans une région déjà fortement polarisée. Les ressources énergétiques découvertes, en tant que futures mannes financières, font l’objet de rivalités régionales pour leur appropriation. Dans cette configuration complexe, la Turquie se positionne comme un acteur clef à la fois de par sa situation géographique stratégique, mais aussi de par son ambition de leadership géopolitique dans la région. La conjoncture régionale conditionne initialement la place stratégique de la Turquie.

La découverte de gaz en Méditerranée orientale, opportunité géopolitique pour la Turquie

La catégorisation de l’espace méditerranéen est très ancienne, la première découverte offshore a lieu en 1969 au large d’Alexandrie. En 2009, la découverte d’importants gisements de gaz en Méditerranée orientale ravive les dissensions régionales autour de l’accaparement des ressources gazières convoitées. Les ressources de gaz en Méditerranée orientale sont aujourd’hui estimées à 1 100 milliards de m3 d’après les chiffres du chercheur David Rigoulet Roze. L’évolution des techniques de prospection, en-dessous de 1 500 mètres d’eau, a accru l’intérêt des investissements. La découverte des gisements gaziers conduit à une redéfinition des relations régionales selon les nouveaux intérêts économiques.

Pendant longtemps, la Méditerranée orientale n’est pas délimitée juridiquement. Elle devient un territoire disputé lors de la découverte des ressources énergétiques et on assiste à la mise en place d’une Zone économique exclusive pour chaque État : les ZEE permettent alors de délimiter la souveraineté des explorations naturelles juridiquement. Ces délimitations sont sujettes à des conflits révélateurs d’antagonismes géostratégiques régionaux. Certains pays, dont la Turquie fait partie, n’ont pas ratifié la Convention des Nations unies sur le droit de la mer. Ainsi, il n’y a pas toujours de cadre légal délimitant le territoire, mais des contrats entre gouvernements, dont les alliances sont mouvantes. La Turquie, depuis le début des explorations, a une participation active dans la découverte des ressources énergétiques méditerranéenne avec le forage de treize puits en Méditerranée depuis les années 1960. Cependant, la capacité d’exploration est différenciée selon les pays et les acteurs tels que les entreprises régionales et internationales (du fait du différentiel de moyens). On distingue sur le terrain de petites entreprises comme Noble Energy et des majors comme ENI et Total.

La Turquie, au cœur d’une stratégie d’alliances régionales

Les découvertes de gaz en Méditerranée orientale sont un moyen de coopération régionale. La situation géographique de la Turquie est idéale puisqu’elle se trouve au carrefour des pays producteurs et consommateurs : entre Moyen-Orient, mer Noire, mer Caspienne et Europe du Sud-Est. La stratégie de sécurisation énergétique européenne, en contournant géographiquement la Russie, fait des détroits turques (Dardanelles et Bosphore) le verrou stratégique de sa route d’approvisionnement. L’Union européenne souhaite contourner sa dépendance énergétique vis-à-vis de l’approvisionnement russe en projetant de faire transiter son énergie par la Turquie. Le projet de corridor gazier sud-européen illustre cette stratégie. Ce projet regroupe plusieurs gazoducs ; le South-Caucasus Pipeline Extension (en provenance d’Azerbaïdjan), le Trans-Anatolian Gaz Pipeline, et le Trans-Adriatic Pipeline. L’Union européenne a investi pour structurer et surtout sécuriser ce corridor d’importance stratégique qui devrait pouvoir l’alimenter depuis fin 2019.

Malgré la crise des réfugiés qui cristallise des tensions autour de ce projet, les insécurités prégnantes dans la région font de la Turquie le territoire le plus sécurisé concernant les projections de projets de gazoducs. Le pays est le corridor privilégié depuis le début des années 1990. C’est un territoire d’intersection des flux énergétiques, qui est frontalier à 70% des ressources mondiales d’hydrocarbures. Les routes des réseaux d’hydrocarbures révèlent les jeux de pouvoir autour de la découverte des ressources, la configuration des alliances entre pays producteurs, importateur et de transit comme la Turquie. La stratégie du pays vis-à-vis du gaz en Méditerranée orientale est particulièrement illustrée par son positionnement à l’égard de trois acteurs régionaux que sont Chypre et Israël, et l’Irak.

La Zone économique exclusive définie par Chypre est contestée par son voisin turc, qui revendique un tracé prenant en compte la souveraineté de la République Turque de Chypre du Nord (RTCN). L’île de Chypre a un véritable intérêt géographique pour la Turquie puisqu’elle se situe en face de son oléoduc BTC. La ZEE chypriote est divisée en 13 blocs parmi lesquels se trouve le champ gazier Aphrodite découvert en 2011 et qui représente 250 milliards de m3 de gaz. La RTCN revendique un droit de forage offshore sur ce champ situé dans les zones offshores de l’ouest et Sud-est de l’île. De son côté, la Turquie ne reconnait pas la démarcation maritime de la République de Chypre (ZEE proclamée en 2004) et réclame un accord de règlement de la division de l’île avant de débuter l’extraction. Israël se positionne en acteur clef concernant ces gisements stratégiques : le pays a un accord avec Chypre pour délimiter les frontières maritimes respectives des deux États. Depuis la fin des années 1990, les deux pays ont renforcé leur relation stratégique par une coopération militaire et de renseignement. Israël et Chypre ont également mis en place un accord énergétique avec une coopération dans la recherche des ressources énergétiques et un plan de partage de celles-ci : le partage des eaux territoriales est validé par l’ONU en 2009. Les deux États protègent les gisements avec une coopération militaire depuis février 2012. Le voisin anatolien et la Chypre du Nord rejettent cette alliance.

https://www-cairn-info.bibelec.univ-lyon2.fr/revue-herodote-2013-1-page-83.htm
Gisements gaziers en Méditerranée orientale. © Pierre Blanc, 2012

La Turquie entretient des relations conflictuelles avec Israël, qui fut pourtant historiquement un partenaire énergétique majeur. La construction d’un pipeline (projet Eastern Mediterranean Natural Gas Pipeline) israélien passant par la Turquie avait même été envisagé. Le projet a avorté en raison de la non résolution de la crise chypriote. De plus, en 2011, le navire humanitaire turc Mavi Marmara est la cible d’un accrochage par les gardes côtes israéliens, qui conduit à la mort de neuf de ses membres, à la suite de quoi les relations diplomatiques entre Israël et la Turquie sont gelées : les accords commerciaux et militaires sont suspendus. Israël n’a pas d’accord de délimitation maritime avec ses voisins, ce qui entretient le flou juridique autour des gisements gaziers situés à proximité de ses côtes. D’importants gisements gaziers sont pourtant revendiqués par l’État israélien ; le gisement Tamar, découvert en 2009 et représentant 260 milliards de m3 de gaz naturel est exploité par Noble Energy, ainsi que le gisement Léviathan, découvert en 2010 et représentant 460 milliards m3, dont la légitimité est contestée par le Liban.

L’Irak est historiquement un pays au centre de la stratégie énergétique turque. Dès 2009 et la nouvelle donne du gaz en Méditerranée, la Turquie effectue un rapprochement politique avec le gouvernement central irakien. En 2011, le pays signe cependant un accord avec le Kurdistan irakien. Le territoire autonome peut désormais exporter ses ressources d’hydrocarbures sur les marchés européens en passant par la Turquie. Pour cette dernière, les gains financiers de l’importation du gaz de cette région sont avantageux et entrent en concordance avec sa politique de diversification. Cela permet également à Erbil de contourner Bagdad. Cette stratégie conduit à exacerber des tensions avec le gouvernement central mais cela apparaît être une voie de sortie nécessaire pour la Turquie puisque ses partenaires historiques que sont la Syrie et l’Iran n’ont plus d’infrastructures viables. A contrario, le projet avorté d’exportation du gaz irakien par le pipeline Nabucco dès 2009 avec le gouvernement de Bagdad semble assurer la sécurité énergétique de la Turquie. Les relations régionales du pays sont également complexes avec l’Égypte. Les stratégies des deux États deviennent quasiment antagonistes avec l’arrivée d’Al Sissi au pouvoir en Égypte et l’opposition politique aux frères musulmans. La Turquie avait néanmoins signé en 2008 un accord d’approvisionnement au gaz naturel avec la compagnie Botas en agent principal. La découverte du champ gazier Zohr en 2015 (850 milliards de m3) ravivent les intérêts turcs vis-à-vis de ce pays.

Les défis techniques pour s’affirmer hub énergétique régional

https://www-cairn-info.bibelec.univ-lyon2.fr/revue-confluences-mediterranee-2014-4-page-53.htm
Carte des gazoducs en Turquie. © Tagliapietra, S., (2014), «Turkey as a Regional Natural Gas Hub : Myth or Reality ? An Analysis of the Regional Gas Market Outlook, beyond the Mainstream Rhetoric ».

Dans une région pourtant riche en hydrocarbures, la Turquie ne possède pas de ressources naturelles sur son territoire. En raison de sa dépendance aux importations d’énergie et de la croissance de sa consommation intérieure, elle est obligée de développer une stratégie volontariste. Le gaz est ainsi la première ressource consommée en Turquie depuis 2013. Les découvertes en Méditerranée orientale posent des défis techniques au pays en raison de la conception et de l’investissement dans des infrastructures, la mise en place d’un suivi commercial administratif, ainsi que des négociations coûteuses. Il subsiste donc des obstacles au-delà de la découverte d’un gisement. Le tracé des oléoducs et gazoducs sont notamment source de convoitise stratégique à la fois économique et politique. Le projet titanesque TANAP témoigne de cela : il s’agit du plus important corridor gazier (1 810 km, il passe par 21 provinces turques). D’après les chiffres de l’étude d’Elvan Arik et Elshan Mustafayev, ce projet nécessite un investissement de 11 milliards de dollars, dont le financement majoritaire provient de la compagnie d’Azerbaïdjan SOCAR. Ce dernier pays est un partenaire majeur de la Turquie du fait de sa position vis-à-vis des ressources pétrolières de la Caspienne. Le TANAP est prévu pour une capacité de transit de 31 milliards de m2 de gaz naturel d’ici 2023. Il contribue à la diversification et à l’amélioration des infrastructures énergétiques turques.

Le rapprochement depuis 2017 avec la Russie, autre poids lourd régional, permet à la Turquie de renforcer ses partenariats stratégiques. Début janvier, les deux pays ont annoncés l’ouverture du gazoduc Turkstream. Il est prévu pour une capacité de 31,5 milliards de m2 par an. La gazoduc permet à la Russie d’exporter son gaz sur les marchés européens sans passer par l’Ukraine, avec laquelle le pays est en conflit depuis 2014. Les liens avec la Russie sont essentiels pour la Turquie puisque ceux-ci lui offrent un nouveau levier d’action vis à vis de l’Union européenne et de ses marchés. Le partenariat met cependant en exergue le fait que les ambitions de la Turquie butent sur la puissance du mastodonte russe Gazprom, entreprise dominante qui possède le plus grand réseau de gazoduc au monde. Le géant gazier se positionne comme un partenaire incontournable dans la course au gaz régionale.

Le rôle géopolitique de la Turquie vis-à-vis du gaz en Méditerranée orientale se heurte à de nombreuses limites, notamment des difficultés politiques internes avec des crises à répétition et de mauvais calculs interventionnistes dans la région comme l’enlisement dans le conflit syrien. Il se heurte aussi à des limites matérielles du fait de l’insuffisance des infrastructures et de la politique protectionniste turque vis-à-vis des marchés énergétiques qui limite de facto les investissements privés. Sous le gouvernement de l’AKP, le gaz est un véritable enjeu sociétal puisqu’il participe de sa politique sociale. La variable énergétique est donc une clef de voûte de la politique redistributive, véritable axe de maintien au pouvoir de l’AKP. Le monopole de Botas illustre ce fait majeur : il s’agit de la première compagnie nationale turque de transport d’hydrocarbures, créé en 1974, et qui est toujours en situation monopolistique malgré les annonces gouvernementales de promesses d’ouverture à la concurrence. La Turquie cherche à s’affirmer comme Hub énergétique régional : la stratégie géopolitique turque permet de satisfaire la demande intérieure et la diversification de ses sources d’approvisionnement, tout en se positionnant comme territoire stratégique à la confluence des différents fournisseurs et consommateurs. Cependant, s’ériger en zone de transit principale implique de risquer de s’aliéner certains acteurs, particulièrement dans une région polarisée où les équilibres géopolitiques et économiques sont précaires.

Le gaz en Méditerranée orientale représente un triple rôle pour la Turquie ; se positionner comme territoire clef géographiquement, être précurseur d’une géopolitique d’alliances régionales, et assurer sa sécurité énergétique par le développement d’infrastructures. Le rôle ambitieux de la Turquie vis-à-vis du gaz en Méditerranée orientale se heurte au fait que le pays se retrouve régulièrement isolé en raison sa stratégie géopolitique qui a affaibli son leadership régional, malgré sa position incontestable d’État pivot. L’offensive militaire en Libye est un pari risqué pour la Turquie. S’il s’avère gagnant, l’accord turco-libyen signé en novembre 2019 en serait renforcé et permettrait au pays de s’assurer la main sur les ressources offshores libyennes.

L’Europe de la défense, bastion des intérêts dominants

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Federica Mogherini, actuelle cheffe de la diplomatie européenne. © European External Action Service

« La construction d’une Europe de la défense, en lien avec l’Alliance atlantique dont nous fêtons les 70 ans, est pour la France une priorité. (…) Car notre sécurité et notre défense passent par l’Europe. » a déclaré Emmanuel Macron lors de la fête nationale du 14 juillet dernier. Depuis le début de son mandat, le chef de l’État a souhaité faire de l’Union européenne son cheval de bataille. Or, la capacité de l’Union européenne à peser à l’extérieur de ses frontières apparaît comme un enjeu clef de son affirmation comme puissance incontournable sur la scène internationale. La politique étrangère s’impose comme un moyen pour l’Union européenne de redéployer et de relégitimer son action, mais également de permettre une éventuelle mutualisation des capacités, avantageuse pour certains de ses États membres. Derrière l’Europe de la défense, des conceptions plurielles polarisent les tensions. 


Si le terme d’Europe de la défense est de plus en plus convoqué, cette notion aux contours flous se caractérise avant tout par un véritable imbroglio institutionnel. L’Union européenne a cherché progressivement à mettre en place un processus d’institutionnalisation de sa politique extérieure afin d’optimiser sa capacité de gestion des crises. Ainsi a vu le jour une européanisation de la politique étrangère via le développement d’une approche dite « multidimensionnelle ». Bien que la stratégie de l’Union européenne concernant la gestion des crises extérieures soit aujourd’hui limitée de facto par la fragilité de sa cohésion diplomatique, sa projection interroge sur la future marge de manœuvre souveraine des pays membres. 

Historiquement, la stratégie d’une Europe de la défense visait initialement à coordonner les ressources civiles et capacités militaires dans le domaine de la Politique étrangère et de sécurité commune (PESC, deuxième pilier du traité de Maastricht de 1992). La progressive multiplication des échelons a cependant brouillé les domaines de compétences entre les différentes institutions mobilisées. Le domaine institutionnel de l’action extérieure a ainsi donné lieu à de nombreuses modifications. Si celles-ci étaient justifiées comme étant nécessaires pour gagner en efficacité, elles ont en réalité permis d’accroître ses prérogatives.

Chronologiquement, le Conseil européen de Cologne en 1999 met en place la Politique de sécurité et de défense commune (PESD). Ensuite, de 1999 à 2002, l’Union européenne se dote des instruments institutionnels nécessaires à la gestion des crises extérieures à l’UE. Puis, de 2003 à 2008 se structure l’opérationnalisation de la PESD à travers le déploiement de missions et d’opérations militaires et civiles.

Le tournant du Traité de Lisbonne

Enfin, les diverses réformes institutionnelles engagées des suites du Traité de Lisbonne (2007) ont amené progressivement à l’élargissement des compétences de l’Union européenne en termes de politique étrangère. Le Traité de Lisbonne initie ainsi la création d’institutions politico-militaires et d’une chaîne de commandement. Les institutions créées sont sous l’autorité du Conseil européen et du Conseil des affaires étrangères. La multiplication des instruments diplomatiques et militaires donne lieu à des luttes interinstitutionnelles pour l’appropriation des sphères de compétences. Ce long processus d’institutionnalisation tranche avec sa dépendance vis-à-vis de du Conseil.

Frederica Mogherini, en poste depuis 2014 à la faveur de tractations entre Angela Merkel et Matteo Renzi, incarne cette volonté des États forts de conserver la suprématie de leur propre diplomatie sur celle de l’UE. 

À titre d’exemple, le traité de Lisbonne introduit de nouvelles prérogatives concernant la fonction de Haut Représentant pour les affaires étrangères et de sécurité afin de le réformer selon l’approche multi-institutionnelle. Cette fonction correspond à celle de chef de la diplomatie européenne. Ainsi, le rôle de cette fonction est double : vice-président de la Commission (donc un rôle clef concernant la PESC), et le secrétariat général du Conseil de l’Union. Cette modification était pensée pour pallier l’illisibilité entre la politique communautaire et intergouvernementale. En réalité, la refonte du statut du Haut Représentant délimite de manière floue sa fonction, ce qui conduit à des luttes interinstitutionnelles.

Le chercheur en science politique Franck Petiteville parle en ce sens de « politique étrangère institutionnelle » pour conceptualiser l’approche européenne. Surtout, le Haut Représentant reste extrêmement dépendant des orientations du Conseil européen, ce qui limite et oriente la fonction. Ainsi, le Conseil intervient dans le processus de nomination de celui-ci. Frederica Mogherini, en poste depuis 2014 à la faveur de tractations entre Angela Merkel et Matteo Renzi, incarne cette volonté des États forts de conserver la suprématie de leur propre diplomatie sur celle de l’UE. 

Des intérêts divergents entre États membres

« La prochaine étape pourrait consister en un projet hautement symbolique, la construction d’un porte-avions européen commun, pour souligner le rôle de l’Union européenne dans le monde en tant que puissance garante de sécurité et de paix » écrit Annegret Kramp-Karrenbaueur, dirigeante du parti politique CDU de la chancelière allemande, dans une tribune publiée le 10 mars. Cette proposition met en évidence la volonté de certains États membres de développer une stratégie et diplomatie proprement européenne. Elle permettrait surtout à l’Allemagne d’alléger et répartir les dépenses publiques de défense en mobilisant les autres pays membres. 

Malgré la volonté d’élaborer une approche dite globale, la stratégie de politique extérieure de l’Union européenne reste en grande partie circonscrite au Conseil européen, et donc aux conceptions dominantes des États membres. Il y a donc un décalage entre la volonté de construire une vision stratégique européenne et les différentes aspirations des États membres. La mise en place d’une politique communautaire se heurte à la prégnance de l’intergouvernementalité. Les intérêts étatiques concernant le positionnement sécuritaire et militaire se retrouvent dès lors au centre de la politique extérieure. Ainsi, le géopolitiste Jean-Sylvestre Mongrenier utilise l’expression « triumvirat Paris-Londres-Berlin » pour illustrer le conditionnement par ces pays de la politique extérieure de l’Union européenne, et ce malgré la reconfiguration dû au récent Brexit.

Conscients des limites d’une marginalisation excessive des autres pays membres, des faux-semblants institutionnels sont mis en place pour fédérer ceux-ci autour d’un simulacre de vision commune concernant la gestion des crises extérieures. Dans cette perspective, le SEAE (Service européen pour l’action extérieure, depuis 2010) est institué par le Traité de Lisbonne. Doté en 2017 d’un budget de 660 millions d’euros, ce service a été créé pour coordonner les politiques extérieures des États membres avec celle de l’Union européenne. Il est créé en vue de mutualiser l’action extérieure des États membres.

Les politiques institutionnelles sont réappropriées différemment par les États membres, au lieu de les fédérer derrière une stratégie commune. Elles deviennent une arène de confrontation des intérêts étatiques, où les grands gagnants sont connus d’avance.

Alors même qu’il était pensé pour être un contrepoids, le rôle du SEAE n’a pas radicalement bouleversé la stratégie des États membres. Les délégations de l’Union européenne ont un rôle de second plan pour les États membres les plus à la pointe militairement. Les responsables du SEAE avaient pourtant tenté de pallier à cela avec la politique des battlegroups (groupements tactiques). Cet outil consiste en une mise à disposition de troupes pour des opérations extérieures de sécurité, c’est un outil intergouvernemental. Ainsi, son utilisation peut être bloquée par les États membres puisque le principe d’unanimité s’applique. Or, cet outil est utile avant tout pour les États ayant une zone d’influence à préserver. Les groupements tactiques profiteraient donc aux États les plus influents, qui pourraient déléguer une partie des coûts d’opérations tout en servant leurs intérêts nationaux. Les battlegroups n’ont à ce jour jamais été mobilisés.

Le SEAE illustre la difficulté de concilier les intérêts divergents entre États par la mise en place d’institutions de coopération européennes. Les politiques institutionnelles sont réappropriées différemment par les États membres, au lieu de les fédérer derrière une stratégie commune. Elles deviennent une arène de confrontation des intérêts étatiques, où les grands gagnants sont connus d’avance.

La désunion européenne sur le terrain, symptomatique de l’Europe de la défense

La stratégie développée par l’Union européenne repose sur une approche multidimensionnelle de la sécurité qui dépasse l’approche uniquement militaire. Le document de la Stratégie européenne de 2003 pose les jalons de l’approche globale européenne. Il stipule que la capacité de gestion de crises ne peut être effective qu’en coordonnant l’ensemble des ressources, y compris civiles. A défaut d’avoir les moyens techniques de s’affirmer sur le terrain, L’Union européenne cherche à se distinguer en imprimant sa marque d’une approche singulière de la politique étrangère.

Cependant, la doctrine est avant tout normative et tend au contraire à enfermer la politique extérieure dans un imbroglio de catégories d’action publique. En effet, chaque intervention de l’Union européenne se doit d’intégrer l’approche globale, ce qui amène à une véritable fragmentation des logiques d’action. L’action d’une multiplicité d’acteurs, de dispositifs sur le terrain ne s’inscrit donc pas toujours en cohérence.

La coopération supposée dans une logique de transversalité se mue en réalité davantage en une rivalité pour l’accaparement des prérogatives et compétences. Le cas de l’intervention de 2008 en Somalie, en tant que zone test de cette approche globale, l’illustre bien. Le rôle de l’Union européenne s’est progressivement intensifié en Somalie conformément à la multidimensionnalité de sa stratégie. L’Union européenne a mobilisé des outils à la fois militaires et civils selon une triple logique ; la promotion d’une doctrine proprement européenne, éprouver l’efficacité de ses outils avec leur mise en coordination, et nouer des partenariats interétatiques sur le terrain. Cependant, le flou entourant les prérogatives des différents acteurs a amené à une dispersion de l’action de l’Union Européenne sur le terrain. Dans le cas somalien, les intérêts britanniques ont ainsi finalement primés, en raison de leurs importants réseaux hérités de la colonisation. La stratégie finale fut donc celle d’une stabilisation gouvernementale rapide, que certains acteurs européens ont critiqué comme étant trop précoce dans le cas somalien (sans mettre en place une politique d’aide au développement structurelle, ce qui entre en contradiction avec l’approche multidimensionnelle censée être le pilier de l’approche européenne). Le modèle européen ne définit pas de manière consensuelle une stratégie commune, au détriment de l’efficience de son action de terrain. 

« La diplomatie collective des Européens à l’ONU nécessite un tel effort de négociation préalable entre États membres qu’il absorbe l’essentiel du temps disponible des diplomates, au détriment de la production d’influence collective dans les enceintes onusiennes »

L’instauration d’une diplomatie collective de l’Union européenne se heurte aux ambitions et capacités différenciés de ses membres. À ce titre, Franck Petiteville parle « d’insularité diplomatique » de l’UE. Les acteurs étatiques des membres de l’UE priment sur le jeu diplomatique de cette dernière. Le champ diplomatique européen peine donc à s’autonomiser, il n’existe pas en dehors des instrumentalisations, et appropriations par les acteurs étatiques dominants. Le chercheur Franck Petiteville analyse ce paradoxe : « la diplomatie collective des Européens à l’ONU nécessite un tel effort de négociation préalable entre États membres qu’il absorbe l’essentiel du temps disponible des diplomates, au détriment de la production d’influence collective dans les enceintes onusiennes ».

Il apparaît dès lors impossible d’unifier les politiques diplomatiques des pays sans compromettre leur souveraineté. En résulte donc le fait que la diplomatie européenne s’articule d’abord autour d’un travail de coordination afin de faire émerger une position européenne qui n’a que peu de poids. Cette démarche comporte le risque d’un consensus diplomatique mou. Ainsi, Christian Lequesne et Valentin Weber expliquent : « les positions communiquées par les Délégations à travers le réseau de télégrammes COREU sont ainsi souvent descriptives et aseptisées, parce qu’elles sont avant tout le résultat de consensus soucieux d’éviter des réactions négatives ». Les déclarations sont communes, mais l’action à l’extérieur des frontières ne l’est pas.

Le peu d’importance stratégique de ce réseau peut s’illustrer par le fait qu’en 2018, le New York Times révèle que durant trois ans, le réseau de correspondance européenne est infiltré par des hackeurs. Malgré l’ampleur du phénomène, le réseau diplomatique ne s’en trouve pas tant affecté. La politique extérieure de l’Union européenne constitue ainsi davantage une valeur ajoutée pour les diplomaties des États membres, qui la conditionnent de fait.

Le monopole de l’OTAN comme instance de défense collective

Si l’Union européenne cherche à s’imposer comme à même de faire face aux crises à l’extérieur de ses frontières, son inquiétante dépendance vis-à-vis de l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN) est à souligner. Pourtant, tous les États de l’Union ne sont pas membres de l’OTAN. La première institution dont se dote l’Union européenne en matière de défense est l’Union de l’Europe occidentale (en 1954, après l’échec de la CED), fortement liée à l’OTAN. Ce premier cadrage détermine déjà le positionnement de l’Union européenne vis-à-vis de l’OTAN. La construction de la Politique étrangère et de sécurité commune n’est donc pas pensé en opposition à l’OTAN.

Pourtant, la France, État fortement impliqué dans des opérations extérieures, avait souhaité initialement contrer le monopole de l’OTAN. L’idée de la France gaulliste après son retrait de l’alliance en 1966 était de mettre en place une coopération intergouvernementale au sein de l’UE, de faire une Europe de la défense puissante qui saurait s’affirmer face à la puissance américaine. L’Union européenne se heurte cependant rapidement à la difficulté de mutualiser les ressources militaires et compétences stratégiques de ses États membres, dont les intérêts sont souvent divergents.

Les espaces d’intervention sont donc finalement constamment saisis par le prisme du monopole de l’OTAN, qui se révèle être un partenaire stratégique essentiel dans la gestion des crises extérieures.

Avec la Déclaration de Saint-Malo (1998), l’UE affirme finalement la nécessité de disposer de capacité d’intervention à l’extérieure de ses frontières, mais la possibilité d’intervention est limitée à un rôle de suppléant de l’OTAN. Ainsi, l’UE ne dispose pas d’un état-major qui lui est propre pour faire face aux crises extérieures. La dynamique d’intervention européenne est étroitement liée à la marge d’action laissé par l’OTAN. Par exemple, les accords dits de « Berlin plus » illustrent le caractère incontournable de l’alliance. Il s’agit d’une série d’arrangements permanents entre l’UE et l’OTAN, adoptés lors du sommet de Washington de 1999. L’OTAN met à la disposition de l’UE ses moyens de commandements afin de pallier au déficit d’état-major proprement européen. Les espaces d’intervention sont donc finalement constamment saisis par le prisme du monopole de l’OTAN, qui se révèle être un partenaire stratégique essentiel dans la gestion des crises extérieures. L’Union européenne n’a pas toujours la capacité d’agir en dehors de ces pourtours.

Derrière l’étendard discursif d’une Europe de la défense forte, L’Union européenne fait en réalité face à une série de contradictions qui limite sa capacité de gestion des crises extérieures. L’action extérieure est ainsi fragmentée sur le terrain, et ce malgré des prises de position de principe communes. Le rôle ambitieux de l’Union européenne s’en retrouve de fait limité.

La capacité de gestion des crises de l’Union européenne est avant tout corrélée à l’articulation des visions dominantes de ses États membres, ainsi qu’au cadrage des instances internationales desquelles l’UE peine à s’émanciper. Son rôle à jouer dans l’évitement d’un embrassement en Libye aurait pu récemment s’imposer comme déterminant concernant le futur diplomatique de l’UE. Mais la difficulté de l’Union européenne à avoir une position claire vis-à-vis du maréchal Haftar en Libye (que la France soutient en sous-main) illustre les limites de gestion des crises extérieures de l’UE. Le cas est révélateur des divergences stratégiques en matière de défense. La fracture patente interroge finalement sur la pertinence du coût de continuer d’investir le projet d’une Europe de la défense. 

4. Le géopolitologue : Bastien Alex | Les Armes de la Transition

Bastien Alex est géopolitologue, chercheur et professeur à l’Institut des Relations Internationales et Stratégiques et dirige l’Observatoire Défense et Climat. Cet organisme fournit notamment des études au Ministère des Armées sur les liens entre changement climatique, déstabilisation des sociétés et conséquences en termes de sécurité. Bastien Alex nous éclaire sur le rôle potentiel d’un géopolitologue dans le cadre de la transition écologique.


Dans cette série de grands entretiens, nous avons choisi de poser les mêmes questions à des personnalités du monde de l’écologie ayant chacune une approche, un métier, différent. Un tel projet est inédit, et son but est de donner à voir comment chacun se complète pour esquisser les grandes lignes de l’urgente transition écologique. Chacun détient une partie de la solution, une partie des “armes” de la transition. La transdisciplinarité doit devenir une norme de travail, pas une exception.

La série Les Armes de la Transition existe aussi en format vidéo :

LVSL : A quoi sert un géopolitologue pour le climat ? Pourquoi avez-vous choisi cette branche-là pour apporter votre pierre à ce combat plutôt qu’une autre ?

Bastien Alex : Je pense que l’intérêt de la géopolitique dans le cadre de la lutte contre le changement climatique c’est que c’est une discipline qui permet, en s’intéressant à l’exercice des rapports de forces sur le territoire et entre acteurs, de bien saisir les enjeux du problème, et notamment les difficultés et les réticences à engager une véritable transition au niveau mondial. Si on ne fait pas de géopolitique, on passe à côté de clefs de compréhension qui sont fondamentales pour arriver à identifier quelle peut être la stratégie des États, par exemple, les États producteurs de pétrole ou de gaz, qui sont effectivement plutôt des bloqueurs dans l’émergence de cette transition au niveau mondial. Donc, la géopolitique est selon moi, avant tout, un outil qui sert à bien identifier l’état du rapport de forces pour identifier les points de blocage et éventuellement, y apporter des réponses.

LVSL : En quoi consiste, concrètement, votre activité ? Pourriez-vous nous définir une de vos journées types ? Quelle est votre méthodologie ?

Bastien Alex : Je travaille principalement en source ouverte : je lis beaucoup la presse, presse spécialisée, les rapports des institutions, des ONG, des entreprises, bref tout acteur qui produit des connaissances. Je réalise aussi beaucoup d’entretiens, ce qui me permet d’avoir une vision globale des problèmes que je veux traiter et de proposer une analyse et des recommandations opérationnelles à destination des décideurs. Ma méthodologie est en somme celle de tout chercheur en sciences humaines et sociales.

Nous travaillons principalement avec le Ministère des Armées, qui est notre principal pourvoyeur public d’études, un petit peu moins avec les Affaires étrangères, tout simplement parce que c’est un ministère qui externalise un peu moins sa réflexion stratégique. Le Ministère des Armées est le premier client de l’IRIS depuis des années, et dans le cadre de nos travaux pour ce ministère, nous réfléchissons ensemble à la formulation vis-à-vis de certains sujets qu’il nous demande de traiter, de recommandations opérationnelles. Il y a une volonté d’identifier, par rapport à une problématique, des points de vigilance, et une manière de les prendre en compte dans les politiques publiques. Ça peut être du conseil de posture vis-à-vis d’un pays, de propositions de partenariat, d’actions à mener, de task-force à développer, ce genre de choses, pour que le ministère puisse orienter sa politique sur ces sujets bien précis, pour ce qui nous concerne directement. Pour ma part, je dirige l’Observatoire des Impacts des Changements Climatiques en termes de sécurité et de défense.

LVSL : Quel est votre objectif ?

Bastien Alex : Notre objectif, c’est de permettre à l’Institution (au Ministère de la Défense, au Ministère des Armées) d’intégrer, dans sa réflexion stratégique, les impacts du changement climatique. Cela veut dire qu’elle ait conscience des conséquences sécuritaires du changement climatique, dans quelle mesure ses impacts vont venir soit exacerber des facteurs de conflictualité traditionnels ou en faire émerger de nouveau. C’est quelque chose à prendre en compte, c’est une nouvelle donnée de l’environnement stratégique. C’est véritablement le premier objectif.

Le second, c’est aussi de sensibiliser le Ministère à la manière dont il doit intégrer ça comme contrainte opérationnelle. Ça veut dire que de plus en plus, le Ministère va devoir réduire son empreinte carbone – il n’y a pas de raison qu’il soit exempté d’efforts sur ce plan-là – donc, évidemment, nous essayons de proposer des pistes de solution. Bon… Ça ne vous étonnera pas, ce n’est pas le principal promoteur de la transition énergétique au sein du gouvernement. Ce qu’on demande à un outil militaire, c’est d’être efficace, donc tant pis si ça consomme du carburant… Mais l’idée, c’est plutôt de jouer ça sur le terrain du gain opérationnel.

Je prendrai juste un exemple : les États-Unis se sont rendus compte, lors des guerres en Afghanistan et en Irak, que les convois de ravitaillement étaient très souvent attaqués, et c’est là qu’ils avaient le plus grand nombre de pertes en soldats. Donc, ils se sont dit que pour réduire le nombre de pertes, il faut réduire les convois, et pour réduire les convois, il faut augmenter l’autonomie des postes avancés. Cela passe par des solutions renouvelables, soit de recyclage de l’eau, soit de production d’électricité à partir de sources renouvelables. Donc, c’est cette réflexion qu’on essaie aussi de pousser au sein du Ministère.

Après, il y a d’autres sujets qui vont toucher plutôt à la manière dont les industriels de la Défense intègrent le paramètre « changement climatique » dans leur cycle de développement de nouveaux matériels, qui sont pensés généralement sur une quarantaine d’années.

LVSL : Pourriez-vous nous livrer trois certitudes que vous avez développées au sein de vos travaux ?

Bastien Alex : La première, c’est que le changement climatique n’est pas un problème environnemental, c’est un problème politique. Je dis toujours que c’est un problème doublement global. C’est un problème global à la fois sur le plan spatial – les émissions de gaz à effet de serre sont dans l’atmosphère, qui est un bien commun, même si vous êtes un pays qui n’émet pas de gaz à effet de serre. Et puis, au sens plus littéral, c’est un problème englobant, multidimensionnel, puisque ça altère l’atmosphère, la biosphère, etc. Ça va concerner également l’économie, puisqu’on sait très bien que les émissions de gaz à effet de serre proviennent du modèle de production de richesses capitaliste, qui consomme énormément de richesses, notamment les ressources en hydrocarbures dont la combustion provoque l’émission de gaz à effet de serre, donc c’est un problème énergétique.

C’est un problème sanitaire parce que ça va soulever des enjeux de santé, de propagation des épidémies.

Et c’est bien sûr un problème politique parce que son traitement au niveau international nécessite des discussions au plus haut niveau dans le cadre des COP – les conférences des parties – ou s’exercent des rapports de forces puisque les États qui y participent n’ont pas du tout les mêmes intérêts. Évidemment, une négociation est toujours le produit de rapports de forces, c’est évidemment le produit des lignes rouges de chaque partie qui négocie, et ça, c’est toujours un élément politique. Donc le changement climatique est doublement global de ce point de vue, et c’est bien – non pas un problème environnemental uniquement, mais bien un problème politique. C’est la première chose.

La deuxième, c’est que le changement climatique est aussi un multiplicateur de menaces, ou un amplificateur de risques. Ça veut dire que, par ses impacts, il va, encore une fois, exacerber certains paramètres de la conflictualité existants, potentiellement en créer de nouveaux… Par exemple, dans le cadre du déploiement des solutions de géoingénierie à grande échelle, sur lesquelles on devrait, nous aussi, se pencher.

Et la troisième chose, c’est ce que mes collègues Amy Dahan et Stéphane Foucard ont appelé « le schisme avec le réel ». C’est-à-dire que le climat est traité de manière cloisonnée dans des enceintes, notamment onusienne, sans que jamais on ne tente de faire le lien avec les problématiques principales, qui sont énergétiques et économiques. Et donc l’objectif général de mes travaux, en tout cas ce que j’essaie d’apporter dans les articles que je peux écrire, c’est cette vision de ce que j’appelle, non pas le « schisme avec le réel », mais « l’indépassable écueil de l’incohérence ». C’est-à-dire, comment mettre en cohérence l’ensemble de nos politiques. Et je donnerais un exemple : nous savons qu’en 2015, l’Europe a supprimé la politique des quotas laitiers. Ça a provoqué une surproduction en Europe, puisque les producteurs de lait se sont précipités sur cette occasion pour exporter plus. Donc, les prix du lait ont baissé. Ça a profité davantage aux laiteries plutôt qu’aux agriculteurs, qui ne sont pas devenus plus riches malgré la suppression de ces quotas. Les surplus de production sont exportés vers des marchés en croissance, comme la Chine notamment, qui est un pays qui consommait assez peu de lait, mais qui le fait de plus en plus. Et ce qu’on a constaté, c’est que ces surplus sont aussi exportés vers des territoires comme l’Afrique subsaharienne, à travers des produits type « lait en poudre » – qui se conserve mieux, considérant les conditions et la rupture de la chaîne du froid. À travers cette politique, on se rend compte que l’émergence d’un secteur laitier agricole dans des pays comme le Sénégal, par exemple, est concurrencée par les exportations européennes.

Le problème, c’est que l’Union Européenne, par ses politiques de développement, va aussi soutenir l’émergence d’une filière laitière dans ces pays-là. Donc, on a d’un côté des politiques qui vont détruire une filière que d’autres essaient, en même temps, de la soutenir. Et ça, ce n’est pas possible. Et là où je boucle avec mon sujet, c’est que si on ne permet pas aux agriculteurs du Sahel de conserver des moyens de subsistance, et de vivre du fruit de leur travail, on sait que ces gens peuvent être amenés à participer à des mouvements insurrectionnels, ou à des entreprises terroristes. Non pas par adhésion pure aux discours des radicaux ou des islamistes, mais tout simplement, parce qu’au bout d’un moment ce sont les seuls qui paient, et que, quand on a un foyer à faire vivre, on est bien obligé de trouver des solutions.

Donc, mon grand pari, avec bien d’autres qui font ça sans doute mieux que moi, c’est d’alerter sur ce problème d’incohérence totale de nos politiques qui poursuivent des buts complètement différents, mais financés par les mêmes gouvernements. On fait des sommets dessus, chaque année, sans que cela change.

LVSL : Quelle traduction concrète, en termes de politiques publiques, tirez-vous de ces conclusions-là?

Bastien Alex : Nous essayons de travailler avec notre interlocuteur public, le Ministère des Armées, qui en soi ne fait pas véritablement des propositions de réformes. On essaie, évidemment, de l’inciter à réduire son empreinte carbone, à réfléchir à la manière dont il peut mieux utiliser ses ressources… Réfléchir également à la manière dont il doit se saisir de nouveaux enjeux. Le bon exemple, c’est toute la réflexion qui est menée sur la partie civile des interventions des armées, Sentinelle en est un, le déploiement de 7000 à 8000 soldats sur le territoire métropolitain, pour faire face à la menace terroriste. On n’est pas là pour discuter du fait que ce soit une bonne ou une mauvaise mesure, mais, en tout cas, ça témoigne d’un haut niveau d’engagement de nos forces. L’idée c’est que, peut-être qu’à l’avenir, en raison du changement climatique, ce spectre des missions civiles va être augmenté – ne serait-ce que par les catastrophes naturelles. On en a eu un bel exemple avec Irma à l’été 2017, le cyclone qui a frappé les Antilles, qui a nécessité des moyens militaires. Donc il faut aussi faire des recommandations qui vont dans le sens d’une anticipation d’une possible augmentation du spectre des missions civiles des armées. Là aussi, c’est quelque chose que l’on évoque avec eux.

Après, l’objectif est aussi de pousser cet objectif de cohérence auprès du Ministère de la Défense. Ça veut dire que par exemple, si on crée véritablement un envoyé spécial avec un profil « défense » sur les changements climatiques, il faut que cette personne puisse aussi interagir avec les gens qui, tous les jours, prennent des décisions d’ordre économique, pour avoir une incidence sur leurs émissions de gaz à effet de serre et donc ses impacts en termes de sécurité. Il faut que ces personnes-là soient aussi associées à ces discussions-là pour dire à un certain moment « Non, attention, si vous partez dans cette direction, c’est une chose sur laquelle on va devoir intervenir d’ici, peut-être, 20 ou 30 ans ». Donc il faut qu’on ait tous les éléments de réflexion au départ pour que la création de ce type de poste ne soit pas uniquement de l’affichage inutile.

LVSL : Quelle devrait-être la place de votre discipline dans la planification de la transition ? A quel moment la géopolitique devrait être considérée par rapport à l’action publique, et avez-vous une idée de structure pour faciliter cela ?

Bastien Alex : Je crois que, dans les politiques publiques, la géopolitique doit servir à bien mesurer l’état des rapports de forces sur une question donnée. Ce qui se passe par exemple en ce moment est intéressant, puisqu’on voit qu’une mesure qui était vendue comme « pro-climat » à savoir l’augmentation des taxes sur les carburants les plus polluants souffre d’un rapport de force défavorable avec les gilets jaunes. De fait, la promotion de cette mesure était faite pour de mauvaises raisons.

Ce mouvement social que sont devenus les gilets jaunes montre qu’il est possible de renverser le rapport de forces et faire reculer l’État sur cette question. Alors on a dit « c’est dommage, c’était une mesure pro-climat ». Non. Je pense que ce qu’a montré cet épisode, c’est que l’effort doit être supporté, non pas uniquement par les gens qui subissent des contraintes parce qu’ils n’ont pas le choix, mais aussi par d’autres acteurs de l’économie, notamment les multinationales (je ne vais pas revenir dessus, mais on sait très bien qu’il y a beaucoup de groupes qui s’extraient de l’impôt, grâce à l’optimisation fiscale). La géopolitique de l’évasion fiscale, c’est une géopolitique aussi. Pourquoi, aujourd’hui, permet-on à certains groupes, grâce à l’optimisation fiscale, qui est quelque chose de légal, de se soustraire à l’impôt ? Tout repose sur les captives que sont les classes moyennes et les personnes à faibles revenus, mais qui sont exposées à des impôts types TVA, auxquels ils ne peuvent échapper.

Donc, l’intérêt de la géopolitique dans les politiques publiques, c’est d’analyser les rapports de forces qui se posent sur une question, évidemment à l’international. Si on veut construire une politique étrangère française cohérente, il faut qu’on soit capable, tout simplement, d’assumer nos choix, de faire de vraies analyses et pas de la posture… Je prendrai juste un exemple : le gros problème qu’ont les puissances occidentales aujourd’hui

, dont la France, c’est qu’elles continuent à essayer de justifier certaines de leurs décisions en politique étrangère, par des principes qu’elles appliquent à géométrie variable. Ça, évidemment, tout le monde l’a compris, et ça nous est sempiternellement reproché, à raison, d’ailleurs. Donc, si on veut avoir une politique cohérente, il faut aussi qu’on arrive à sortir de ces postures. La géopolitique sert à tout ça.

Je crois que ce que la géopolitique m’a appris aussi, c’est qu’il faut être aussi capable d’enlever ses lunettes de Français ou d’Européen, ou d’ouest européen, et de réfléchir à la manière dont on est perçu, et à la manière dont nos actions sont analysées à l’extérieur de la France. C’est ça aussi qui nous permet de bien saisir les enjeux, et de bien nous positionner pour ne pas, à chaque fois, accuser les uns et les autres de défendre leurs intérêts, alors que c’est ce qu’on fait de toute façon et, de mon point de vue, d’une manière pas suffisamment assumée. On peut le faire, mais il faut l’assumer et non pas se cacher derrière des principes. C’est ça, pour moi, l’apport de la géopolitique dans les politiques publiques, ça ne s’applique pas uniquement à la politique étrangère, ça s’applique aussi à la politique nationale.

LVSL : Et si un candidat à la Présidentielle vous donnait carte blanche pour élaborer son programme en matière de transition écologique, que proposeriez-vous, concrètement, dans le cadre de votre spécialité ?

Bastien Alex : Je lui dirais que je ne suis peut-être pas le mieux placé… Mais blague à part, je pense que, là aussi, il y a un devoir de transparence et de vérité, dans le sens où pour la promouvoir la transition énergétique par exemple, et la mettre en place intelligemment, il faut discuter de l’ensemble du spectre des problèmes. Ce qui me pose souci, c’est par exemple la dissimulation de toutes les questions d’approvisionnement en métaux, de retraitement et recyclage des métaux liés à la transition énergétique. C’est, par exemple, là-dessus que j’attirerais l’attention d’un candidat qui me demanderait mon avis.

L’objectif de la transition, ce n’est pas de remplacer une dépendance par une autre. On sait que l’industrie fonctionne de telle manière qu’on a besoin de terres rares, de néodyme pour fabriquer des éoliennes, et que ces terres rares sont produites à 95% par la Chine. Non pas parce qu’elle en a le monopole des ressources, mais parce qu’elle a le monopole de la production, ce qui est totalement différent, parce que sur le plan environnemental, leur production est une véritable catastrophe écologique. C’est d’ailleurs notamment pour cela qu’on a abandonné la production dans les pays occidentaux, alors qu’il y a des ressources en terres rares aussi aux États-Unis et en Australie. Donc, il faut avoir ça en tête. La transition écologique est nécessaire, mais sa mise en œuvre ne doit pas se faire en négligeant les problèmes qu’elle peut occasionner, notamment à l’autre bout du monde.

Évidemment, la pollution nous dérange toujours moins quand c’est chez les autres, même quand c’est lié à la fabrication de produits qu’on utilise nous-mêmes. Je crois que c’est, là aussi, l’importance de la réflexion géopolitique, notamment sur le plan énergétique, et le conseil que je donnerais à un candidat à l’élection présidentielle, c’est de bien avoir cela en tête quand il décide de penser des mesures de mise en œuvre de la transition énergétique.

LVSL : Travaillez-vous, au quotidien, avec des spécialistes de professions différentes, et si oui, comment se passent vos échanges, concrètement ?

Bastien Alex : J’essaie de travailler avec toutes les disciplines qui sont voisines de la mienne, puisque la géopolitique est une discipline assez hybride – ou les relations internationales, les deux sont très confondues aujourd’hui – mais étant donné mon spectre d’activité plutôt axé sur « changement climatique » et « énergie », j’essaie de discuter avec des ingénieurs, des journalistes spécialisés, avec des climatologues, des sociologues, avec des politistes, des économistes qui suivent aussi les tendances de marchés… Je les contacte par divers biais, j’ai évidemment ce type de profils dans mon réseau. Les degrés d’accointance sont plus ou moins importants, mais je travaille essentiellement au travers d’entretiens téléphoniques, je vois des gens, j’essaie à chaque fois, en tout cas, de ne pas me limiter à ma spécialité, à ma discipline, et d’aller requérir l’avis des autres sur mes sujets, pour progresser dans la finesse de mon analyse.

Pour moi, c’est aujourd’hui quelque chose d’indispensable si on veut produire quelque chose de qualité, on est obligé de s’intéresser à la manière dont est perçu notre travail par les autres, et quel est l’apport qu’ils peuvent avoir aussi sur des questionnements pointus comme les impacts géopolitiques de la transition énergétique. Je dirais que ce n’est pas un travail qu’on peut mener si on ne pose pas la question à un climatologue, à un ingénieur, un économiste de l’énergie, ou un bon journaliste spécialisé. Ce sont avant tout des relations de réseaux, de personnes-ressources, de discussions, toujours avec l’objectif de nourrir une réflexion.

LVLS : Êtes-vous plutôt optimiste quant à la faculté de l’humanité à relever le défi climatique ?

Bastien Alex : Optimiste, non… Mais peut-être pas complètement désespéré. Je trouve, effectivement, que la période actuelle est complexe, à la fois source d’espoir et, il faut bien le dire, de désespérance. Ce qu’on a appelé très vulgairement et très simplement le « populisme » a fait monter des tendances qui sont un peu divergentes. C’est ce qui est, en tout cas, stimulant, mais pas toujours très rassurant pour l’avenir. Je ne pense pas que les gens qui ont élu Donald Trump soient aujourd’hui de grands promoteurs de la transition énergétique et de la prise en compte du climat. C’est plutôt un élément de crainte ou d’insatisfaction.

Après, je me dis qu’il y a tout un tas de gens aujourd’hui qui travaillent sur des scénarios, des technologies, des politiques qui sont censés promouvoir des valeurs en lesquelles je crois comme une plus juste répartition des richesses… Là où je me sens plus de gauche, je dirais, c’est que je conçois que le problème de l’inégale répartition des richesses c’est le problème numéro un. Ce devrait être le socle de l’ensemble des politiques, qu’elles soient économiques ou environnementales. Il y a des signaux qui me permettent d’espérer, puisque des gens qui portent ce discours-là peuvent avoir une certaine audience, et en même temps, je suis parfois un peu effrayé par certains pans du populisme, et je suis encore plus effrayé par certains libéraux qui n’ont toujours pas compris que… J’ai beaucoup de doutes sur la capacité du capitalisme à nous sortir de cette impasse, je ne crois pas à l’utilisation des mécanismes de marché, comme le marché du carbone, par exemple, pour résoudre les problèmes liés au changement climatique…

Je crois qu’il n’y a qu’une prise de conscience globale de cette problématique de répartition des richesses, de cette problématique du découplage de la croissance économique avec la consommation des ressources… Voilà, je sens que ça émerge dans l’agenda de certains, et pour autant, je dirais que ce ne sont pas les idées les plus centrales dans les débats de société aujourd’hui. Donc, il y a, à la fois, des motifs de crainte et peut-être de désespoir, et des motifs d’espérance.

 

Retrouvez l’ensemble des épisodes de Les Armes de la Transition dans le dossier suivant (écrit) :

Et sur YouTube (vidéo) :

 

Jean-Baptiste Guégan : “Le sport a toujours été en Russie un marqueur de puissance”

Auteur de “Football Investigation, les dessous du football en Russie” (Bréal, co-écrit avec Quentin Migliarini et Ruben Slagter), Jean-Baptiste Guégan est journaliste, expert en géopolitique du sport. Il revient pour nous sur les enjeux extrasportifs qui irriguent la “Coupe du Monde de Poutine” et les compétitions suivantes.


LVSL : La Coupe du monde en Russie a commencé le 14 juin. Ces dernières années, le sport russe a été touché par des scandales de dopage. Les athlètes russes n’ont pas pu représenter la Russie lors des derniers JO d’hiver. Ils ont organisé malgré tout les JO d’hiver de Sotchi en 2014. Est-ce que la Coupe du monde 2018 va leur permettre de revenir sur le devant de la scène du sport mondial ?

Jean-Baptiste Guégan : Le sport a toujours été important pour la Russie, c’est à la fois un vecteur d’image et un marqueur de puissance. Le sport leur permet de montrer leur capacité à former leur jeunesse, à rayonner et puis à montrer qu’ils sont un peuple qui gagne. C’est quelque chose d’essentiel pour Vladimir Poutine. Depuis son premier mandat et plus encore depuis le deuxième, il a énormément axé le rayonnement russe autour du sport parce que c’est une manière de rendre leur fierté aux Russes et de montrer que la Russie existe. Cela va leur apporter plusieurs choses. En Russie dès qu’on organise un évènement, c’est multifactoriel. La première c’est de modifier l’image russe. Donc de se servir de la Coupe du monde pour améliorer leur image dégradée à cause des conflits en Ukraine, de l’intervention en Syrie et des prises de position de Poutine sur la scène internationale.

La deuxième c’est une vraie volonté économique, touristique. La Russie est un grand pays avec un patrimoine important et une histoire riche et longue. Sauf qu’au regard de leur territoire et de leur population ils sont sous dotés en touristes. Et donc l’idée de cette Coupe du monde, c’est de montrer ce que la Russie a à offrir au monde et pour cela il faut mettre en vitrine les villes comme Samara ou Saransk.

La troisième motivation, c’est l’aménagement et la valorisation du territoire. Les villes qui ont été choisies, c’est le cas de Saransk et d’Ekatérinbourg, ce sont des villes qui ont été délaissées en termes d’aménagement, en termes de développement depuis la chute de l’URSS et l’arrivée de Poutine au pouvoir. C’est l’occasion avec cette Coupe du monde d’investir énormément comme ils l’ont fait à Sotchi pour développer les transports et les offres d‘hébergement mais aussi finalement l’offre de services.

Après, du point de vue géopolitique, ce Mondial sert, au-delà de toute considération sportive, à construire un rapport de forces avec l’étranger et de montrer que la Russie est un acteur avec lequel il faut compter dans le cadre du multilatéralisme que défend Poutine. Le choix de Kaliningrad a été fait pour gentiment montrer aux Européens que la Russie est au cœur de l’UE. Il sera aussi très intéressant de voir après l’affaire Skripal et les menaces de boycott diplomatique comment les supporters anglais vont être reçus. Et de voir comment l’équipe des Three Lions (la sélection anglaise, ndlr) va être accueillie en Russie. Enfin, il faut reconnaître une chose, c’est que la Russie a tendance à faire deux choses, la première à parler fort et ensuite s’excuser silencieusement. La Russie a accepté les conclusions du rapport McLaren et a priori, cela n’a pas été médiatisé. La Russie a donc fait un pas pour reconnaître le dopage institutionnalisé qui a eu cours.

LVSL : Leur équipe a peu de chances d’aller loin…

La sélection russe est la deuxième nation la moins bien classée à la Coupe du monde devant l’Arabie Saoudite qu’elle rencontre au premier tour. On verra bien ce qu’ils feront. Comme à chaque Coupe du monde, l’organisation des groupes est orientée par un règlement favorable au pays organisateur.

Michel Platini est revenu dessus en parlant maladroitement de “magouille” pour la Coupe du monde 98. En vérité, ce n’est pas une tricherie, c’est juste une orientation du tirage et de son aménagement. C’est typique pour toutes les compétitions internationales de football. L’idée est de préserver le pays organisateur sur le premier tour pour maintenir l’enthousiasme et la passion populaires.

Pour en revenir au seul domaine sportif et pour en avoir discuté avec Alexeï Mechkov, l’ambassadeur de Russie, ils n’attendent rien de la Sbornaya (surnom de l’équipe russe, ndlr). Si ce n’est qu’ils soient à la hauteur des valeurs russes et de la Russie. Et qu’ils soient combatifs sur le terrain, pour renvoyer une bonne image de l’homme russe. C’est dans la logique du virilisme à la russe. Donc quand on discute avec eux, tous prévoient déjà que leur équipe ne passera pas les huitièmes de finale. Vraisemblablement ils tomberont contre l’Espagne ou le Portugal, et vraisemblablement ils se feront éliminer. Ce qui sera intéressant, c’est de voir leurs capacités athlétiques et de voir comment le sélectionneur russe va pouvoir rendre sa fierté à l’équipe russe. S’ils sont au même niveau qu’à la Coupe des confédérations, ce sera compliqué d’aller au-delà des huitièmes de finale.

« Ce Mondial sert, au-delà de toute considération sportive, à construire un rapport de forces avec l’étranger et à montrer que la Russie est un acteur avec lequel il faut compter dans le cadre du multilatéralisme que défend Poutine. »

LVSL : A l’Euro 2016 il y a eu des affrontements à Marseille entre des hooligans anglais et russes. Est-ce qu’on peut s’attendre à des nouveaux affrontements en Russie ?

Pour avoir interviewé plusieurs spécialistes de la question pour notre Football Investigation avec Quentin et Ruben, que ce soit Ronan Evain qui est spécialiste du supportérisme russe, l’ambassadeur russe en France ou les spécialistes du foot russe du site Footballski.fr, tous ont la même réponse : le risque existe mais il est exagéré. Le supportérisme russe est un supportérisme composé d’ultras et de hooligans mais ils ne sont qu’une minorité. Comme dans toute frange de supporters, il y en a qui sont plus radicaux. Pour autant, on peut penser qu’il n’y aura pas de débordements pour plusieurs raisons. La première, c’est qu’il n’y en a pas eu l’année dernière lors de la Coupe des Confédérations. Il y avait un niveau de sécurité rarement atteint, et dans une zone d’un kilomètre autour du stade, il fallait montrer patte blanche. Ensuite, on sait de sources internes que les services de renseignements russes ont fait clairement comprendre aux supporters radicaux qu’il ne fallait pas faire n’importe quoi. Tous ceux qui ont été identifiés comme leaders ultras ont été prévenus aimablement. On n’oublie pas que la Russie est un régime autoritaire. Elle a fait comprendre que ceux qui ne respecteraient pas les règles feraient face à la loi et à sa férocité en Russie.

Et à côté de ça, il y a une autre règle tacite qui a été instituée. Les autorités russes, dans cette logique de virilisme, ont tendance à laisser les “fights”. Mais une condition a été imposée, c’est que ces combats soient organisés en dehors des villes. Avec deux limites : ne pas déranger les Russes moyens et ne pas nuire à l’image de la Russie à l’international. Donc tous les “fights” entre supporters ultras sont délocalisés dans les bois et la seule condition de non-intervention des forces de police et des services de renseignements, c’est qu’il n’y ait pas de blessés ou de morts.

Force est de constater que depuis 2012, cela s’est calmé malgré quelques dérapages. Dans notre livre, “Football investigation, les dessous du football en Russie”, nous revenons là-dessus. Le pouvoir a clairement rappelé à l’ordre ceux qui étaient concernés. Et plus encore depuis l’Euro 2016. On peut se demander si les Russes n’avaient pas intérêt à déstabiliser un Etat comme la France en acceptant d’envoyer des supporters ultras, en les laissant partir car ils savaient pertinemment qu’il y aurait un risque. Notamment en jouant sur la perspective d’un Etat incapable de tenir des supporters dans une des plus grandes villes françaises à l’approche de la présidentielle.

Dans les faits, le supportérisme russe n’est pas forcément politisé. Il y a donc peu de risques de débordements. Malgré les tensions entre la Russie, les Etats-Unis et l’Europe, il y a toujours eu coordination. Les services de police russes et européens continuent à discuter sur la question des ultras et des hooligans. Donc personne n’a intérêt à ce que ça se produise. L’intérêt de cette Coupe du monde est de montrer que la Russie est un pays sûr. Dans la représentation qu’on en a, la Russie est un pays qui fait peur. Les autorités veulent donc montrer que c’est un pays qui ne craint rien et qui est surtout accueillant. On peut penser qu’il n’y aura pas de débordements. Et quand bien même il y en aurait, il y aura tellement de présence policière et militaire dans les stades pour contrôler les radicaux, qu’il n’y aura pas de mauvaises images de débordements.

LVSL : Il y a quatre ans au Brésil lors de la Coupe du monde, il y a eu des manifestations contre le pouvoir. Est-ce que l’opposition russe peut profiter de la Coupe du monde pour manifester contre le pouvoir ?

La première différence est que le Brésil est une démocratie alors que la Russie est un régime autoritaire malgré sa constitution démocratique. D’un point de vue constitutionnel, le rapport n’est pas le même. En Russie, il y a deux types d’opposition. Une opposition légale et acceptée et une opposition durement réprimée. Des opposants comme Navalny se sont faits remarquer au moment du quatrième mandat de Poutine dans le cadre d’une manifestation qui dénonçait “le nouveau tsar”. Ce dernier a fini en prison. On peut remarquer une concomitance avec 2017 où avant la Coupe des Confédérations il y a eu une vague d’arrestations. Donc on peut imaginer des opposants à Poutine essayent de ses servir de la Coupe du monde, je pense aux Femen notamment.

Des ONG essaieront de se servir de cet évènement pour donner une force à leur cause, quelle qu’elle soit. Et notamment quand elles ciblent le pouvoir russe et ses dérives. Après on peut faire “confiance” aux services de renseignements russes pour faire face à ces mobilisations. On peut imaginer, sans prendre parti, qu’il y aura une manifestation sportive très sécurisée et que le moindre débordement sera recadré très vite. Je ne pense pas qu’il y aura d’images aussi négatives que celles attendues parce qu’on n’est d’abord pas dans le même contexte politique ni dans le même contexte économique. La croissance en Russie est revenue et Poutine fait tout pour dynamiser son image. Il n’a pas intérêt à ce type de contre-publicité.

Après on peut faire confiance aux médias internationaux pour montrer ce qui ne va pas en Russie. Nous sommes en pleine guerre de l’information et de l’image des deux côtés. Donc ce sera aux uns et aux autres de faire la part des choses.

LVSL : Début mars, un ancien espion russe a été retrouvé empoisonné en Angleterre. Le gouvernement anglais accuse la Russie de l’avoir assassiné et a annoncé un boycott diplomatique de la Coupe du monde. Aucun membre de la famille royale et du gouvernement n’ira à la Coupe du monde. Est-ce que ce boycott pourra aller plus loin et comment la Russie va accueillir l’équipe d’Angleterre ?

Le boycott britannique de la manifestation russe est un boycott qui est surtout diplomatique et symbolique. On a eu la même chose à Sotchi. Vous aurez du mal en termes de relations internationales à vous passer d’un membre du conseil de sécurité de l’ONU.

Au pic de la crise avec la Russie, il y a seulement eu des expulsions de chargés de renseignements, c’est-à-dire des espions. Il n’a pas eu de rupture définitive et réelle des liens diplomatiques. Il y a juste eu un refroidisseement et une tension. Cela veut dire que si le boycott se poursuit, et il se poursuivra, il sera exclusivement symbolique et médiatique.

“Poutine veut montrer que la Russie est plus forte avec lui que sans lui.”

Après, pourquoi il ne peut pas être sportif ? Pour plusieurs raisons. La première c’est que pour une fois on a une sélection des Three Lions qui est compétitive. Très jeune mais compétitive. Et donc les Anglais vont y aller. La deuxième c’est que le gouvernement de Theresa May est impopulaire, il ne peut pas se permettre de s’aliéner les fans de foot. Il faut rappeler que le foot en Grande-Bretagne est une véritable culture, c’est quelque chose de fondamental. Pour des raisons de politique intérieure et de popularité il y aurait de toute façon eu une équipe britannique. Il y a une troisième raison qui est économique. Le football est une industrie du spectacle particulièrement développée en Angleterre. D’abord du point de vue des médias mais aussi de l’activité générale. Et on ne peut pas imaginer des Britanniques privés de sélection, qui ne seraient pas capables de dépenser leurs livres sterling dans les bars : la perte économique serait trop importante ! Il n’y a jamais eu de boycott d’une phase finale de Coupe du monde donc ce serait une première. Je ne vois pas l’Angleterre le faire et ce n’est pas l’intérêt des pays. L’important, c’est de continuer d’échanger. On a bien vu que la politique de la chaise vide ne menait à rien et que le meilleur moyen de comprendre Poutine, c’est de discuter avec lui.

La Russie a reconnu une partie de sa responsabilité et on peut être sûr que les Britanniques seront bien accueillis. Parce qu’il ne faut pas oublier une chose, c’est que l’économie russe souffre, mine de rien, en raison des sanctions internationales et qu’elle a tout intérêt à renvoyer une image positive aux investisseurs qui pour la plupart sont des Anglo-Saxons. Si on regarde, la moitié des grandes firmes transnationales mondiales sont en grande majorité étrangères et ne regardent qu’une chose : la sécurité de leurs avoirs et de leurs investissements. Le signal serait très mauvais et irait à l’encontre de ce que veut faire Vladimir Poutine. On peut s’attendre à ce qu’il y ait pour la forme des sifflets mais ça n’ira pas au-delà. En tout cas on peut l’espérer. S’il y avait un débordement ou un quelconque problème ce serait gênant.

LVSL : Mais qu’est-ce que Poutine espère de la Coupe du monde ?

Il espère plein de choses. A titre personnel et à titre politique ce qu’il espère, ce n’est même pas conforter son pouvoir, parce qu’il est déjà établi. On a vu sa réélection à plus de 70%. Ce qu’il espère c’est de continuer d’entretenir son image d’homme d’Etat, d’homme qui fait gagner la Russie et lui redonne sa fierté. C’est exactement ce qu’il fait depuis qu’il est réélu. C’est exactement ce qu’il faisait depuis son troisième mandat et même bien avant. Il a compris tout l’intérêt de rendre sa grandeur au peuple russe et tout ce qu’il construit du point de vue médiatique et dans sa communication va dans cette logique-là.

Du point de vue de la politique intérieure, Poutine veut montrer que la Russie est plus forte avec lui que sans lui. Cela fait taire les oppositions, cela rend sa fierté au peuple russe. Enfin, quand on parle de géopolitique du sport on parle d’échanges entre dirigeants. On sait que les Britanniques n’iront pas mais on ne sait pas ce que vont faire les autres dirigeants européens et mondiaux. Le propre de ces manifestations est de faire se rencontrer des gens qui ne se rencontrent pas forcément dans les mêmes cadres.

On est hors d’un G20, d’un G8, donc on peut imaginer des contacts à haut niveau même simplement au niveau personnel, entre Mohamed Ben Salmane, l’héritier du trône saoudien et Vladimir Poutine par exemple. On aura des contacts entre les dirigeants qui viendront sur le sol russe. Et ces contacts seront diplomatiques et précieux pour la Russie.

LVSL : L’organisation d’une Coupe du monde pour une nation, c’est toujours bien pour développer le soft power ?

Cette justification domine, en tout cas depuis quinze ans, depuis que Joseph Nye a théorisé le soft power. L’idée, c’est d’expliquer que toute manifestation sportive concourt à nourrir l’image d’un pays à l’international, à marquer son influence, à accroître son rayonnement et à d’une certaine manière à l’inscrire sur la scène internationale.

La question du soft power est importante, elle est même essentielle mais on a tendance à oublier que pour une nation le fait d’organiser une Coupe du monde, c’est avant tout l’occasion d’aménager son territoire. Derrière chaque manifestation internationale sportive, il y a une volonté de réorganiser le territoire, de le réaménager en bénéficiant par exemple de procédures juridiques d’exception. On l’a vu à l’Euro 2016 avec des procédures juridiques simplifiées, des déclarations à l’international qui permettent de passer outre les réclamations des associations, de s’affranchir finalement d’une certaine légalité dans les procédures au nom de l’intérêt supérieur de l’Etat et de la nation.

Donc ce qu’on voit, c’est que toutes ces manifestations-là sont d’abord l’occasion de dynamiser l’économie, mais surtout de réaménager un territoire et de le valoriser. Je pense notamment à Londres, au quartier de Stratford avec le stade olympique, à Barcelone avec la redynamisation complète de la façade territoriale, ce qui en a fait de une des villes les plus visitées et attractive d’Europe. L’héritage de 92 est là. On va faire pareil à Paris avec la Seine-Saint-Denis. Il y a eu la même chose à Rio avec certains quartiers qui ont été créés de toute pièce qui visent à contrôler, diviser l’aménagement de ces grandes villes. Derrière cette manifestation internationale, oui il y a le soft power, oui c’est important, car aujourd’hui il permet finalement de montrer aux autres qu’on existe, qu’on est capables d’organiser une manifestation et qu’on est un Etat important. Mais ce n’est pas le seul élément qui pousse une nation à organiser un évènement international. Il faut toujours penser, que ce soit pour une Coupe du monde, un Euro ou une manifestation comme les Jeux Olympiques, que les motivations sont multiples. Si on prend Sotchi par exemple, l’idée était de redynamiser le Caucase, de dynamiser les réseaux de partisans inféodés au régime de Vladimir Poutine et à Moscou, dans une zone prompte à l’opposition. Tchétchénie, Abkhazie, etc… Si on prend l’exemple de la Corée du Sud, le choix de Pyeongchang pour les Jeux olympiques d’hiver de 2018 répond à des logiques multiples, d’abord économiques mais on voulait aussi dynamiser un espace qui est resté à l’écart. Donc il y a plusieurs logiques, spatiales déjà, politiques et finalement géopolitiques à toute organisation d’évènements de cette nature.

LVSL : A partir de 2026 la Coupe du monde sera à 48 équipes. Est-ce que c’est une bonne nouvelle pour le football ? Et est-ce que ça va permettre à des équipes qui ne se qualifient pas d’habitude de se montrer et même de faire des exploits comme l’Islande et le Pays de Galles à l’Euro 2016 ?

Pour ce qui est de la compétitivité d’une Coupe du monde à 48, il faut le voir de deux manières. En augmentant le nombre de participants, on augmente le nombre de pays concernés. En augmentant le nombre de pays concernés, on augmente le nombre de diffuseurs, donc de sponsors, donc de partenaires. La première des motivations c’est l’augmentation des revenus de la FIFA.

“Les manifestations sportives sont d’abord l’occasion de dynamiser l’économie, mais surtout de réaménager un territoire et de le valoriser.”

La deuxième motivation c’est que la Coupe du monde à 48 va sécuriser la présence des grands pays en Coupe du monde, qui par exemple ne participent pas à la Coupe du monde 2018, je pense aux Etats-Unis, à la Chine, c’est-à-dire des pays qui vont compter, dans les trente années qui viennent, sur la scène footballistique mondiale. Donc c’est une manière aussi de sortir de la domination bipolaire du football mondial qui se résume à une diagonale Europe-Amérique du Sud. La troisième raison c’est de terminer complètement la mondialisation du foot. Parce que là vous en faites véritablement un évènement global : avec 221 fédérations à la FIFA, globalement on aura un cinquième des fédérations à la Coupe du monde 2026.

Maintenant la question c’est de savoir si c’est profitable pour le football, et là c’est autre chose. Plus il y a de matchs, plus il y a de petites nations et plus il y a d’écart entre les Etats. Donc si on regarde ce qui s’est passé avec l’Euro 2016 (passé à 24 équipes au lieu de 16, ndlr), le premier tour a été globalement ennuyeux, plus défensif, moins enclin à des scores serrés et parfois révélateurs de très gros écarts. Donc on peut imaginer qu’une Coupe du monde à 48 va nous proposer des matchs qui risquent d’être très déséquilibrés.

C’est gênant parce qu’on risque d’avoir les mêmes résultats par exemple qu’en phase de groupes de Ligue des Champions, c’est-à-dire des scores fleuves qui rendent l’intérêt des matchs de premier tour moins grand. Après, on peut aussi se dire qu’à force de rencontrer de grandes équipes les petites nations vont progresser. Ces promesses n’engagent que ceux qui y croient. Pour le football, l’autre intérêt c’est qu’on va pouvoir voir des joueurs qu’on n’a pas l’habitude de voir et qui sont des têtes d’affiche dans de petites équipes. Je pense à l’Egypte et Mohammed Salah (star de Liverpool, ndlr), qui est présent en 2018. Et puis ça va permettre d’inclure tous les footballs moyen-orientaux, asiatiques et océaniens, qui sont aujourd’hui délaissés.

Je pense qu’on boucle simplement la boucle de la mondialisation du football et qu’aujourd’hui cette manifestation montrera vraiment qu’elle est globale parce qu’elle inclut tout le monde. Après, sera-t-elle intéressante ? On verra. Ce que je crois surtout c’est qu’elle pose une autre limite. Elle va limiter  les candidatures potentielles pour l’accueil parce que très peu d’Etats sont et seront en mesure d’accueillir 48 équipes, avec 48 camps de base, avec 48 camps d’entraînement, que ça va demander beaucoup plus de stades qu’une Coupe du monde à 32, donc ça accroît les coûts. On l’a vu avec la défaite marocaine pour la Coupe du monde 2026.

“Le passage à 48 équipes en 2026 est une façon de terminer la mondialisation du football.”

LVSL : Dans quatre ans la Coupe du monde est au Qatar, est-ce que ça va être en hiver, en été, est-ce qu’ils vont changer le calendrier compte-tenu des conditions climatiques du pays ?

La Coupe du monde 2022 aura lieu l’hiver. Les calendriers des championnats sont connus trois ans avant donc là ils sont en négociations depuis un an et demi. Depuis que le Qatar est désigné, il négocie. Ils sont vraiment rentrés dans les phases de désignation. Les calendriers, les faisceaux satellites sont bloqués quatre ans avant. Là il y a toute la dimension logistique à prévoir et ils sont encore en négociations. Cela va affecter tous les championnats européens et les championnats mondiaux. C’est vrai que c’est inhabituel et ça ne respecte pas le cahier des charges initial du Qatar, on verra bien comment ça va se dérouler. Il est clair qu’il y a un ajustement qui est fait. Je pense que la Coupe du monde aura lieu au Qatar quoi qu’il se passe. Reste à savoir dans quelles conditions elle se tiendra. La condition des femmes se pose, la condition des droits des homosexuels et des minorités aussi, celle des travailleurs immigrés sur place également, même s’il y a eu des améliorations sous la pression de la FIFA, des ONG et de l’opinion internationale.

Il faudra aussi se poser la question de l’acheminement des touristes et des pratiques qui sont occidentales et européennes dans des villes où la consommation d’alcool est normalement prohibée. On verra comment les sponsors s’organisent. Est-ce que des zones réservées aux supporters internationaux seront organisées et échapperont à la loi ? On a vu que dans toutes les grandes manifestations sportives internationales des lois d’exception pouvaient être mises en place.

Propos reccueillis par Gauthier Boucly.

Renaud Girard: “Hollande a fait de lourdes fautes d’orientation diplomatique”

https://commons.wikimedia.org/wiki/File:François_Hollande_-_Janvier_2012.jpg
François Hollande © Matthieu Riegler, CC-by
Renaud Girard est correspondant de guerre au Figaro depuis 1984. Il a couvert pratiquement tous les conflits des trente dernières années (Afghanistan, Bosnie, Cambodge, Colombie, Croatie, Gaza, Haïti, Irak, Kosovo, Libye, Rwanda, Somalie, Syrie, Ukraine…). Il a aussi traité les grandes crises mondiales, diplomatiques, économiques, financières. Il a reçu en 2014 le Grand Prix de la Presse internationale, pour l’ensemble de sa carrière. Il vient de publier Quelle diplomatie pour la France ? aux éditions du Cerf. 
 
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Dans votre ouvrage, vous développez le concept « d’ennemi principal ». Celui de la France serait selon vous l’islamisme sunnite. Pouvez-vous préciser ce que cela signifie et ce que ça implique pour notre diplomatie ?

L’islamisme sunnite est notre ennemi principal, car c’est lui qui tue nos enfants nos rues. Au contraire, ni l’Iran, ni Vladimir Poutine, ni Bachar el-Assad ne commettent d’attentats contre la France. Il est donc faux de considérer que Bachar el-Assad et Daech seraient deux maux équivalents. Non Daech est pire car Daesh nous attaque.  

A partir de là, les conséquences sont très simples. Nous devons tout faire pour éradiquer le djihadisme sunnite. Cela doit être notre priorité absolue. Si pour y arriver, nous devons travailler avec l’Iran, avec la Russie de Vladimir Poutine ou avec le régime de Bachar el-Assad, alors il faut le faire.

Souvenons de Churchill. Dès que l’URSS fut attaquée par Hitler, Churchill (qui connaissait toutes les horreurs et les crimes du totalitarisme stalinien) proclama aussitôt son alliance avec Staline face à Hitler. Staline avait bien des défauts, mais contrairement à Hitler, il ne tuait pas de citoyens britanniques. Au contraire, il était lui aussi attaqué par Hitler. Il était donc normal de s’allier avec lui. Indépendamment des divergences idéologiques ou des préoccupations morales. Face à l’hésitation des parlementaires conservateurs, Churchill déclara « si Hitler avait envahi l’Enfer, je m’allierais avec le Diable. »

Pensez-vous que la politique extérieure de la France ait pu, comme on l’entend souvent, contribuer à faire prospérer cet ennemi principal, qu’il s’agisse d’ailleurs du soutien passé et trop poussé à des dictateurs fusse-t-il laïcs (comme en Irak), ou, plus récemment, d’un excès d’interventionnisme (comme en Libye) ?

Il faut se défier de l’exagération, de la repentance et de l’auto-flagellation. L’islamisme n’est pas le produit de la politique occidentale. L’islamisme est issu de problématiques internes au monde musulman. C’est l’Egyptien Hassan el-Banna qui a créé la première association islamiste (les Frères Musulmans) en 1928 avec pour but de rétablir le Califat après son abolition. Ce rétablissement du Califat est aussi au cœur de l’action de Daech. Mais ce ne sont pas les Occidentaux qui ont aboli le Califat : c’est le héros national turc Mustapha Kemal Atatürk ! 

Croire que tous les maux viennent de nous contribue paradoxalement à infantiliser les musulmans. Le dénigrement de l’Occident par les occidentaux n’est pas seulement du masochisme, il est aussi une forme d’ethnocentrisme raciste dans lequel tout tournerait autour de l’Occident. Les musulmans aussi ont une Histoire et sont responsables de leur Destin.  

Certes, des interventions occidentales inadaptées ont pu renforcer l’islamisme. Cela a notamment été le cas avec la catastrophique Guerre d’Irak. En fait, nous avons agi à contresens à l’égard des dictateurs laïcs. Quand ces dictateurs étaient puissants, nous les avons soutenus à bout de bras. Pourtant, ils avaient une mauvaise gouvernance et enfermaient leurs pays dans la corruption et le népotisme, ce qui renforçait les islamistes.  Ensuite, quand ils ont été contestés, nous nous sommes retournés contre eux au moment même où ils devenaient le dernier rempart contre l’islamisme. Nous les avons soutenus quand leur mauvaise gouvernance nourrissait l’islamisme, nous les avons combattus quand leur résistance pouvait nous protéger de l’islamisme. Si demain Bachar el-Assad tombe, les alaouites et les druzes seront génocidés, les chrétiens devront (dans le meilleur des cas) s’exiler au Liban, les églises seront détruites, la liberté religieuse sera abolie et un micro-Etat terroriste se constituera au cœur du Moyen-Orient.  

De Gaulle disait que « le rôle historique de la France était de réconcilier la Russie avec l’Europe, voire l’Amérique ». Dans son livre La France atlantiste, Hadrien Desuin explique quant à lui que « ce que la France a sans doute de meilleur à apporter au monde, c’est la résistance à l’hégémonie ». Vous-même dites enfin que loin de se résoudre à un monde unipolaire, notre pays doit jouer un rôle de médiation et d’équilibre. Tout cela n’est-il pas préjuger un peu de notre influence et de notre centralité, à l’heure où la France semble de moins en moins écoutée dans le monde ?

Non, pas du tout. Notre pays conserve encore un poids important. La France est la 6ème ou 5ème puissance mondiale. 275 millions de francophones (chiffre qui est amené à progresser) font de sa langue la sixième langue la plus parlée au monde. Le réseau diplomatique français est le plus important au monde avec celui des Etats-Unis. La France dispose de l’arme atomique et d’un siège permanent au Conseil de sécurité de l’ONU. Son poids militaire est considérable. Nous avons ainsi apporté une contribution militaire importante en Afghanistan, en Libye on contre Daech. 

La France est aussi, qu’on le veuille ou non, « le gendarme de l’Afrique » (Côte d’Ivoire, Centrafrique, Mali…). Notre opération au Mali a contribué à la sécurité de tous les européens, mais seuls deux pays de l’UE étaient capables de réaliser une telle intervention : la France et le Royaume-Uni. Or, je ne vous apprendrai rien en vous disant que le Royaume-Uni (qui n’a pas participé à l’opération malienne, menée de bout en bout par la France) est en train de quitter l’UE. Nous allons donc être la seule puissance militaire de toute l’UE. Et cela tout le monde le sait. A commencer par les Etats-Unis qui comptent sur nous pour la sécurité du continent africain.

En outre, je crois que ce que la France peut apporter en diplomatie (résistance à toutes les hégémonies, quelles qu’elles soient, multilatéralisme, monde multipolaire, médiations…) correspond à un vrai besoin international. Nous avons aujourd’hui un triangle stratégique Etats-Unis – Russie – Chine qui est fondamentalement instable. Il faudrait le remplacer par un carré stratégique Etats-Unis – Russie – Chine – France, où la présence française constituerait un élément stabilisateur. Mais pour cela la France doit cesser d’être le caniche des Etats-Unis, adopter une attitude réaliste sur bon nombre de dossiers (Syrie, Ukraine-Rusie…) et s’appuyer sur son appartenance à l’UE. Pour que l’UE soit un appui solide pour la France, il faut renforcer l’UE par la mise en place d’un protectionnisme européen qui lui permettrait de protéger ses intérêts économiques face au dumping chinois et à la dictature juridico-financière des Etats-Unis. 

De plus, il n’y a pas besoin d’être une grande puissance pour faire des médiations efficaces. La Norvège, la Suède, la Suisse, le Qatar ou Oman sont ainsi des médiateurs efficaces. Si tous ces pays y arrivent, je ne vois pas pourquoi nous qui sommes plus peuplés et plus puissants, nous ne le pourrions pas. Par exemple, c’est en Norvège qu’avaient été signés les accords d’Oslo en 1993. La Norvège joue aujourd’hui un rôle important dans les médiations impliquant le Hamas. Cela est rendu possible par le fait que la Norvège n’appartienne pas à l’UE, car l’UE considère que le Hamas est un groupe terroriste et a gelé toute diplomatie avec Gaza depuis que le Hamas y a gagné les élections. Pourtant, ces élections avaient été surveillées par des émissaires de l’UE qui les avaient déclarées valides. De même, le Qatar a développé un intense activisme diplomatique, multipliant les propositions de médiation. C’est par exemple à Doha (capitale du Qatar) que se sont installés les cadres du Hamas ou que les insurgés Talibans ont ouvert une représentation diplomatique. Autre exemple, c’est grâce au Sultanat d’Oman que les accords historiques  de 2015 sur le nucléaire iranien ont pu être conclus entre l’Iran et les Etats-Unis. En 2007, j’avais proposé une médiation entre l’Iran et les Etats-Unis, médiation qui aurait été assurée par la France et qui reposait sur les mêmes principes que celles qui a finalement abouti en 2015… mais sans la France cette fois. En 2007, ma proposition avait été sabotée par un petit clan de diplomates français néo-conservateurs. 

Si la France voit son influence reculer dans le monde, ce n’est pas tant à cause d’une baisse structurelle de sa centralité que de lourdes fautes d’orientation diplomatique. En ce qui concerne notre déclin diplomatique, la France est l’artisan de son propre malheur. Un seul exemple : en 2012, pensant que Bachar el-Assad ne passerait pas l’année, nous avons fermé notre ambassade à Damas. Grave erreur. En faisant cela, nous nous sommes privés d’une précieuse source de renseignements, qui aurait pu être bien utile dans la lutte contre le terrorisme. De plus, nous nous sommes interdit toute médiation pour résoudre le conflit syrien.  

Vous développez longuement l’idée selon laquelle la France doit cesser de craindre la Russie, pour, au contraire, se rapprocher d’elle. Dans quel but ? Est-ce crédible à l’heure où la France ne présente plus, selon le spécialiste américain Tony Corn, qu’un intérêt très faible pour Moscou ?

Tony Corn est un éminent spécialiste. Ses analyses sont de haut niveau. Mais n’oublier pas que, comme vous l’avez dit vous-même, il est… américain ! Il propose donc un point de vue typiquement américain, conforme aux intérêts et à la vision des Etats-Unis. Relativiser le lien entre France et Russie lui permet de militer pour l’intégration de la France dans un bloc stratégique atlantique aux côtés du Royaume-Uni et des Etats-Unis.  

Si aujourd’hui la France présente un intérêt faible pour Moscou, c’est parce que sous la Présidence de François Hollande (2012-2017), la France a adopté une politique néo-conservatrice : opposition à l’accord sur le nucléaire iranien, hostilité forcenée à Bachar el-Assad et surtout intransigeance face à la Russie. La France a joué pleinement le jeu des sanctions contre la Russie alors que cela pénalisait nos propres producteurs agricoles et industriels. Par exemple, la crise des agriculteurs français en 2015 est en grande partie due aux sanctions prises contre Moscou. Nos agriculteurs se sont retrouvés doublement étranglés : d’une part, ils ne pouvaient plus exporter en Russie, d’autre part, les agriculteurs allemands connaissaient le même problème et déversaient donc leurs marchandises sur le marché français au détriment de nos agriculteurs. Il était évident que dans de telles conditions la Russie ne pouvait que se désintéresser, à regret, de la France.  

Mais si la France changeait d’attitude, la Russie s’intéresserait de nouveau à elle. La Russie s’intéresse bien au Venezuela ou à l’Algérie (à raison !), je ne vois donc pas pourquoi elle ne s’intéresserait pas à  la France.

Deux arguments de poids peuvent ici être évoqués. D’une part, la Russie est actuellement pénalisée par les sanctions économiques européennes. De plus, la Russie s’inquiète de l’expansion de son allié et voisin chinois, qui, un jour, pourrait bien avoir des vues sur la Sibérie russe. La Russie a donc tout intérêt à ne pas rester isolée et à réintégrer la famille européenne. Et c’est là justement que la France peut jouer un rôle en aidant la Russie à revenir dans la famille européenne, selon le projet du Général de Gaulle d’une Europe qui irait de l’Atlantique à l’Oural.

 D’autre part, la France et la Russie ont des liens historiques anciens. Quand j’ai interviewé Vladimir Poutine lors de sa venue en France, le 29 mai 2017, il venait d’inaugurer l’exposition du Trianon, à Versailles, commémorant le tricentenaire du voyage de Pierre le Grand en France. Dans son interview, il a rappelé que les liens entre nos deux pays remontaient au 11ème siècle, lorsque la Princesse russe Anne de Kiev épousa le roi des Francs Henri 1er à Reims en 1051, ce qui ne nous rajeunit pas. N’oublions pas non plus l’alliance de revers conclue avec la Russie par Sadi Carnot face à l’Allemagne, alliance qui nous sauva lors de l’invasion allemande en 1914. Ni que nous fûmes dans le même camp lors de la Seconde Guerre mondiale. Cette proximité historique permet à la France d’être un partenaire important pour la Russie.

Poignée de main « virile » et abondamment commentée avec Trump, accueil de Poutine à Versailles, quel jugement portez-vous sur les premiers pas d’Emmanuel Macron sur la scène internationale ?

Emmanuel Macron a eu raison d’inviter Vladimir Poutine en France. J’ai trouvé des choses très encourageantes dans son grand entretien accordé au Figaro ainsi que dans celle de Jean-Yves Le Drian au Monde (29/06). Je trouve donc positifs les débuts du Président Macron. Cependant, il est encore trop tôt pour se faire un avis global. Il faut attendre pour pouvoir juger.

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© Matthieu Riegler, CC-BY https://commons.wikimedia.org/wiki/File:François_Hollande_-_Janvier_2012.jpg