L’auto-dissolution de Bayrou, fin de règne pour Macron ?

Emmanuel Macron sur le perron de l’Elysée. © Kremlin.ru (Wikimedia Commons)

Après trois budgets austéritaires adoptés par 49.3 depuis 2022, la colère des Français contre des services publics exsangues et une fiscalité toujours plus régressive ne cesse de croître. Si les macronistes espéraient échapper à une censure grâce à des concessions mineures au Parti Socialiste et au Rassemblement National, ainsi qu’un « dialogue social » permettant d’endormir les syndicats, la menace d’un mouvement d’ampleur le 10 septembre, rappelant les gilets jaunes, les a conduits à changer de tactique. Alors que le départ de François Bayrou est quasi-certain, Emmanuel Macron conserve plusieurs cartes pour continuer à mener son entreprise de destruction : nomination d’un nouveau gouvernement de droite dure, menace de dissolution ou encore pression des marchés financiers. Puisque de nouvelles législatives ont peu de chances de clarifier la situation politique, le salut ne semble pouvoir venir que de la mobilisation populaire. À condition que les leçons du passé récent soient tirées.

« À la rentrée, il y aura une confrontation entre le réel et les idéologies. » Voilà ce que déclarait François Bayrou lors d’une énième conférence de presse destinée à défendre son budget austéritaire prévoyant 44 milliards d’euros de saignées supplémentaires dans les dépenses publiques. Une petite phrase qui reprend le refrain habituel des néolibéraux : la dette publique est un mal absolu, seul un démantèlement de l’État pourra le résoudre, quoi qu’en disent les « idéologues ». Ce propos méprisant pourrait bien se retourner contre la Macronie : l’idéologie austéritaire, combinée à la « politique de l’offre » consistant à multiplier les cadeaux fiscaux aux plus riches et aux entreprises, est bien celle qui a créé plus de 1000 milliards d’euros de dette supplémentaire sous le règne du « Mozart de la finance ». S’il est donc un « réel », au terme du mandat Macron, c’est celui de l’appauvrissement des Français, de l’effondrement des services publics et d’une économie en manque critique d’investissement.

La Vème République toujours plus autoritaire

Jusqu’à présent, Emmanuel Macron avait réussi tant bien que mal à éviter un nouveau mouvement social d’ampleur contre sa politique, alors que son premier quinquennat avait été marqué par celui des Gilets jaunes et le second a débuté par des mois de mobilisation contre une réforme des retraites injuste et injustifiée. Certes, son pari de dissoudre l’Assemblée nationale pour renforcer son camp ou cohabiter avec le Rassemblement national (RN) avait échoué, le Nouveau front populaire ayant obtenu le plus grand nombre de sièges. Mais le blocage politique du pays en trois camps lui a permis de reprendre la main. Outrepassant les usages républicains, qui veulent que le chef de l’État nomme une personnalité issue du camp ayant le plus grand nombre de députés, il a préféré sceller une alliance minoritaire avec les Républicains via la nomination de Michel Barnier.

L’obstination du « bloc central » à défendre les intérêts de l’oligarchie et à supprimer des dizaines de milliards d’euros dans tous les budgets sauf ceux de l’armée et de la sécurité intérieure, ont cependant vite abouti à la censure de ce dernier, après seulement trois mois à Matignon. Mais une fois encore, la Constitution de la Vème République a démontré son utilité pour permettre à l’exécutif de passer outre les blocages parlementaires. Macron a vite nommé un autre Premier ministre reprenant la même politique, François Bayrou, qui a réussi à faire passer le budget 2025 en recourant à l’article 49.3. Des dispositions tout à fait anti-démocratiques mais permises par la Constitution du « coup d’État permanent ».

Pour éviter de subir le même sort que son prédécesseur, Bayrou n’a eu qu’à recourir à la peur de « l’instabilité » et d’une attaque des marchés financiers sur la dette française. Immédiatement, le RN, dont le programme économique est désormais presque identique à celui du « bloc central », et le Parti socialiste, toujours plus soucieux d’apparaître « sérieux » auprès de la bourgeoisie que de respecter ses électeurs, ont accepté de ne pas le censurer en échange de maigres concessions. Parmi elles, un « conclave » sur les retraites, très vite parti en fumée : en fixant un cadre de rigueur strict à respecter et en s’appuyant sur le MEDEF pour le représenter, le gouvernement a dès le départ cadenassé la discussion avec les syndicats. Finalement, presque tous ont quitté la table, à l’exception des syndicats patronaux et des plus conciliants, notamment la CFDT, dont la secrétaire générale affirme ne pas regretter « d’avoir joué le jeu du dialogue social »

Après le non-respect du référendum de 2005, le recours toujours plus important au 49.3, le non-respect des résultats des urnes et le mépris de la démocratie sociale, les outils de démocratie participative sont à leur tour piétinés.

La non-censure du PS et du RN et l’accaparement des syndicats dans cette comédie stérile ont permis à Bayrou de gagner quelques mois au pouvoir, durant lesquels tous les sujets politiquement risqués ont été remis à plus tard. La seule loi majeure adoptée depuis janvier a été la loi Duplomb, du nom d’un sénateur lobbyiste de la FNSEA, qui réintroduit des pesticides dangereux pour la santé, dérégule à tout va pour multiplier les méga-bassines, les fermes-usines et autorise l’épandage de pesticides par drone. Son parcours législatif résume à lui seul la dérive anti-démocratique que permet la Vème République : adoptée par le Sénat, chambre élue indirectement où la droite conserve la majorité, elle a été rejetée par ses propres soutiens à l’Assemblée nationale afin d’éviter l’obstruction de la gauche, avant d’être adoptée dans une Commission mixte paritaire (instance réunissant 7 parlementaires de chaque chambre, ndlr) où les débats sont à huis clos ! Malgré la propagande vendant cette loi comme un « soutien aux agriculteurs », plus de deux millions de Français ont signé une pétition citoyenne sur le site de l’Assemblée nationale pour exprimer leur opposition à ce texte. Mais seul un débat sans vote a été concédé. 

Une révolte populaire qui gronde

Après le non-respect du référendum de 2005, le recours toujours plus important au 49.3, le non-respect des résultats des urnes et le mépris de la démocratie sociale, les outils de démocratie participative sont à leur tour piétinés, comme cela avait déjà été le cas de la Convention citoyenne pour le climat, enterrée par Macron. C’est dans ce contexte de fuite en avant autoritaire et d’acharnement austéritaire qu’ont émergé les appels sur les réseaux sociaux à lancer un grand mouvement social le 10 septembre. Après le prix de l’essence, c’est cette fois-ci la suppression de deux jours fériés qui a fédéré les colères. Mais les braises étaient déjà chaudes avant cette étincelle supplémentaire : pouvoir d’achat rogné par l’inflation, services publics toujours plus affaiblis, multiplication des scandales dans les gouvernements successifs, révélation de 211 milliards d’euros par an d’aides aux entreprises, arrogance des gouvernants…

Le fait que cette initiative ne vienne ni des partis politiques, ni des syndicats rappelle la mobilisation des gilets jaunes en 2018-2019, le plus grand mouvement social français depuis mai 1968. Les revendications de justice fiscale, de mise en place d’un référendum d’initiative citoyenne (RIC), de hausse des salaires et de confrontation avec l’Union européenne font également penser à la colère populaire d’il y a sept ans, tout comme les appels à bloquer les centres logistiques et axes de transport, en plus d’une « grève générale ». Pour une majorité des Français, il n’y a en effet plus grand chose à attendre des élections, aboutissant à un blocage qui permet aux institutions de continuer à fonctionner sans légitimité démocratique, ni des syndicats, dont les journées de grève éparses ont échoué à bloquer la réforme des retraites il y a deux ans. La rue semble être le seul espace restant pour s’exprimer, malgré la répression policière.

Pour une majorité des Français, il n’y a plus grand chose à attendre des élections, aboutissant à un blocage qui permet aux institutions de fonctionner sans légitimité démocratique, ni des syndicats, dont les journées de grève éparses ont échoué à bloquer la réforme des retraites. La rue semble être le seul espace restant pour s’exprimer.

Certes, à ce stade, il est difficile de savoir à quel point ce mouvement social sera d’ampleur, qui y prendra part, sous quelle forme et combien de temps il durera. La volonté des soutiens du mouvement du 10 septembre d’éviter toute « récupération » politique suffit en tout cas à faire trembler le gouvernement, qui n’aura pas d’interlocuteurs à amadouer. Certes, la France insoumise, puis les communistes et les écologistes, ont annoncé soutenir le mouvement tout en lui laissant son autonomie, retenant donc les leçons des gilets jaunes. Mais contrairement aux affirmations de la presse, qui accuse déjà Jean-Luc Mélenchon de vouloir le chaos absolu dans les rues, celui-ci n’aura que peu de prise sur un mouvement qui semble avoir plus de similarités avec la révolte serbe où le peuple s’auto-organise

Sacrifice de Bayrou, répression, dissolution : les cartes d’Emmanuel Macron

Les deux mois qui séparent les premiers appels de la date de mobilisation auront cependant permis au pouvoir de se préparer. Tandis que les plans de déploiement des CRS sont en préparation dans les préfectures, un « conseil de défense sur la guerre informationnelle » et les ingérences étrangères est également annoncé le 10 septembre, ce qui fait craindre des mesures de blocage des réseaux sociaux si le mouvement devenait menaçant. Le réseau Tiktok avait ainsi été bloqué en Nouvelle-Calédonie l’an dernier et le gouvernement avait également envisagé de couper l’internet mobile, tandis que le fondateur de l’application Telegram a été arrêté (il est depuis en liberté conditionnelle, ndlr) en France l’an dernier afin de forcer sa messagerie à coopérer davantage avec les forces de police.

Sachant que la réponse répressive ne pourra suffire, Emmanuel Macron a décidé de sacrifier François Bayrou. Sans grand état d’âme, puisque ce dernier avait imposé sa nomination comme Premier ministre en menaçant de retirer le soutien de son parti, le MODEM, à l’alliance gouvernementale. En forçant Bayrou à demander la confiance des députés le 8 septembre lors d’une session extraordinaire, le Président de la République ne fait qu’anticiper l’étude de la motion de censure déposée par les insoumis prévue le 23 septembre, qui aurait sans doute abouti. Les socialistes et le Rassemblement national, en plus des insoumis, des communistes et des écologistes, ayant annoncé ne pas lui accorder leur confiance, son gouvernement est déjà condamné. En avançant le calendrier, Macron espère que cette censure, la seconde en neuf mois, permettra de contenir les blocages prévus le surlendemain.

C’est alors que l’incertitude demeure : si la mobilisation n’est pas forte, le Président de la République pourra continuer à démembrer les services publics et à vendre le pays à la découpe. Le gouvernement actuel pourrait d’ailleurs ne pas quitter le pouvoir tout de suite, l’expérience du gouvernement démissionnaire de Gabriel Attal, resté deux mois de plus que prévu à Matignon l’été dernier, ayant montré combien les règles de la Vème République sont souples. Plus probablement, Macron pourrait alors nommer un autre Premier ministre de droite reprenant les mêmes ministres et surtout la même ligne politique. Une succession accélérée de gouvernements qui illustre combien le problème se situe plus à l’Elysée qu’à Matignon. 67% des Français réclament d’ailleurs la démission d’Emmanuel Macron.

Une dissolution présente l’avantage pour le pouvoir de canaliser l’énergie des représentants politiques et des médias vers une élection plutôt que vers la mobilisation sociale.

Si le pays venait à être sévèrement bloqué, le chef de l’Etat disposera cependant d’une autre carte : une nouvelle dissolution de l’Assemblée nationale. Ayant déjà beaucoup perdu de députés l’an dernier, Macron n’a plus grand chose à y perdre. Quant à une victoire potentielle du Rassemblement national, elle pourrait convenir à Macron, qui préfère cohabiter avec Jordan Bardella plutôt que redistribuer les richesses. Si le retour aux urnes n’est jamais une mauvaise chose, les chances d’obtenir une clarification politique et une majorité sont faibles. Mais cette option présente l’avantage pour le pouvoir de canaliser l’énergie des représentants politiques et des médias vers une élection plutôt que vers la mobilisation sociale. Dans l’intervalle, un gouvernement technocratique pourrait mettre en place les mesures d’austérité exigées par la Commission européenne.

Attaques des marchés contre pression populaire

Pour faire passer sa politique toujours plus impopulaire, l’oligarchie et ses représentants s’emploient désormais à saborder la confiance dans la dette française, en répétant partout que le pays est en faillite et que les marchés financiers ne nous prêterons bientôt plus, ou à des taux prohibitifs. Les médias multiplient déjà les graphiques sur les spread (différence de taux d’intérêts, ndlr) entre la France, l’Allemagne, l’Italie ou la Grèce et interrogent leurs « experts » sur le risque d’une mise sous tutelle du Fonds monétaire international (FMI). Des scènes surréalistes alors que la demande de dette française sur les marchés est toujours très supérieure à l’offre, que le coût de la dette reste mesuré et que de multiples solutions existent : une baisse des taux directeurs de la BCE, l’annulation des dettes qu’elle détient, une autre politique fiscale pour remplir les caisses de l’État, des mesures protectionnistes qui diminueraient le déficit commercial français et alimenteraient le budget. Des pistes pourtant jamais débattues sérieusement.

Mais cette petite musique d’un pays au bord de la banqueroute vise en réalité à créer une prophétie auto-réalisatrice dont les marchés financiers raffolent : si les taux d’intérêt de la France commencent à monter, alors d’autres prêteurs jugeront le risque plus élevé et exigeront une prime plus importante, alimentant un cycle infernal. Les promoteurs de la rigueur pourront alors invoquer la « charge de la dette » pour justifier encore plus de coupes budgétaires, qui affaibliront à leur tour l’économie en détruisant la demande et l’investissement, alimentant ainsi un cercle vicieux. Une méthode efficace pour privatiser à tout va, déjà testée avec succès dans de nombreux pays européens depuis quinze ans.

Si l’opposition au budget fédère les soutiens du 10 septembre, le pouvoir ne manque pas de moyens de diviser le mouvement, en laissant monter la violence pour terroriser les participants pacifiques ou en proposant « d’augmenter le salaire net » en supprimant des cotisations à destination de la Sécurité sociale.

Pour déjouer ce scénario, la mobilisation sociale devra être massive et s’organiser autour d’objectifs clairs. Si l’opposition au budget envisagé fédère pour l’instant les soutiens du 10 septembre, le pouvoir ne manque pas de moyens de diviser le mouvement, par exemple en laissant monter le niveau de violence pour terroriser les participants pacifiques ou en proposant « d’augmenter le salaire net » en supprimant des cotisations à destination de la Sécurité sociale. L’émergence de revendications fortes et cohérentes est donc nécessaire pour éviter un tel sabotage. Sur le plan politique, la démission d’Emmanuel Macron, l’instauration du RIC et le passage à une VIème République seront indispensables pour mettre un terme à la dérive autoritaire actuelle. Sur le plan économique, les propositions de justice fiscale ne manquent pas, mais la seule redistribution ne saurait résoudre les maux de l’économie française, qui a également besoin de protectionnisme et d’investissements massifs pour la réindustrialisation. Des points sur lesquels l’apport d’intellectuels ou de personnalités politiques compétentes pourra être bénéfique.

Pour les partis et les syndicats, un équilibre à trouver

La question de l’articulation entre les organisations traditionnelles, notamment les partis et les syndicats, et la mobilisation d’un peuple largement non-encarté et non-syndiqué sera ici décisive. Chaque camp aura en réalité besoin de l’autre. D’une part, les participants au mouvement auront besoin de représentants et l’anti-parlementarisme est condamné à l’impasse : sans accès au pouvoir législatif, espérer transformer la société sera vain. De l’autre, les partis de gauche qui ont apporté leur soutien au mouvement ont tout intérêt à ne pas chercher à le noyauter et à le contrôler, faute de quoi ils accentueront le rejet à leur égard et se retrouveront avec leurs militants habituels, insuffisamment nombreux pour faire plier Macron. Sur ce plan, les premières déclarations – Jean-Luc Mélenchon parlant par exemple « d’aider et de servir le mouvement » tout en évitant toute  «récupération » – sont plutôt encourageantes. Reste à savoir comment elles se traduiront par la suite.

Les stratégies obscures des centrales syndicales, souvent plus promptes à participer à n’importe quel « dialogue social » qu’à s’appuyer sur la colère populaire pour enclencher un bras de fer, leur ont fait perdre la confiance de nombreux salariés.

La même question se pose avec les syndicats, dont l’expérience peut être utile à des primo-manifestants et la présence, même réduite, dans des secteurs stratégiques (transport, énergie, raffinage, gestion des déchets…) décisive pour « tout bloquer ». Cependant, les stratégies obscures des centrales syndicales, souvent plus promptes à participer à n’importe quel « dialogue social » qu’à s’appuyer sur la colère populaire pour enclencher un bras de fer, leur ont fait perdre la confiance de nombreux salariés. Les leçons de l’échec de la mobilisation contre la réforme des retraites devront être tirées : alors que la victoire avait été obtenue dans les têtes, avec une très large majorité de Français opposés à une réforme dont ils avaient compris les enjeux, et à l’Assemblée nationale, puisque le texte n’a jamais été voté (il a été imposé par 49.3, ndlr), les syndicats avaient la responsabilité d’organiser la colère populaire en bloquant le pays. La majorité des citoyens y étaient prêts, comme en témoignent les journées de mobilisation rassemblant un, deux, voire trois millions de personnes dans la rue, et les dons historiques aux caisses de grève. Pourtant, les syndicats habituellement les plus combatifs, comme la CGT et Solidaires, ont préféré conserver l’unité de l’intersyndicale à tout prix, s’alignant ainsi sur la stratégie perdante de « grève perlée » promue par la CFDT.

Si Solidaires et la CGT, poussée par ses fédérations les plus combatives (chimie, mines et énergie, commerce), ont annoncé rejoindre le mouvement du 10 septembre en faisant grève, les autres syndicats ne se joignent pas à ces appels. Bien sûr, la perte de salaire et la répression patronale invitent à ne pas lancer des appels à la grève générale trop facilement, au risque de décourager les troupes. Au vu de l’atmosphère sociale, il semble pourtant que le fer est aujourd’hui chaud et qu’il n’attend plus que d’être battu.

20 ans après le référendum de 2005 : le « non » fait la force !

© Nino Prin pour LVSL

Il y a vingt ans, le « non » de 55% des Français à la Constitution européenne soumise à référendum envoyait un message clair de rejet d’une construction supra-étatique néolibérale, technocratique et austéritaire. Ultra-majoritaire chez les classes populaires et victorieux malgré la propagande médiatique en faveur du « oui », ce vote dessinait une majorité sociale pour une autre politique, bâtie sur la souveraineté populaire et un Etat fort face à l’oligarchie et à la mondialisation. Malgré le passage en force du Traité de Lisbonne, cette majorité existe toujours et doit servir de base électorale et sociale pour la gauche. C’est en tout cas l’avis du député LFI de Loire-Atlantique Matthias Tavel. Tribune.

Vingt ans après le « non » du peuple Français au Traité constitutionnel européen le 29 mai 2005, la poutre travaille encore. L’histoire a donné raison à ceux qui ont défendu la rupture avec la construction libérale de l’Europe. Les dogmes libéraux (austérité budgétaire, libre-échange, banque centrale indépendante, soumission à l’OTAN etc.) ont montré leur incapacité à faire face aux crises comme aux défis durables. Même les libéraux ont dû les mettre parfois entre parenthèses depuis, face au Covid par exemple. 

Mais les fanatiques de la Commission européenne et leurs relais veulent persévérer avec cette boussole, « quoi qu’il en coûte » économiquement, socialement, écologiquement, démocratiquement. Car dans un contexte structurel de changement climatique, de désindustrialisation, d’impérialisme douanier des Etats-Unis, de concurrence déloyale chinoise, de sécurité collective européenne mise à mal par la guerre de Poutine en Ukraine, la poursuite du « monde d’avant » n’est ni possible, ni souhaitable. 

Un « non » populaire

Le monde d’après ne peut avoir d’autre fondement que l’exigence populaire exprimée dans les urnes du 29 mai 2005. Ce jour-là, 55% des Français votaient « non » à l’Europe libérale, avec une très forte participation de 70%, au terme d’un débat intense. Plus encore, le « non » l’emportait chez 80% des ouvriers et dans 84 départements sur 100, dans 413 circonscriptions sur 577. C’est cette « force du peuple » que l’oligarchie a voulu effacer. Sans succès.

« Le champ politique reste profondément structuré par l’onde de choc de 2005. »

Le champ politique reste profondément structuré par l’onde de choc de 2005. Au bout de vingt ans de manœuvres et fausses alternances, le camp du « oui » est à bout de souffle. L’effondrement du PS en 2017, de l’UMP en 2022, du macronisme depuis, confirme le rétrécissement continu de la base sociale du « oui » de 2005, libéral et européiste. Si les deux porte-parole du « oui » qui s’affichaient ensemble à la une de Paris Match à l’époque, François Hollande et Nicolas Sarkozy ont été élus, ils auront été le chant du cygne de leurs partis. Et la fusion de ces deux courants d’opinion dans le macronisme en aura signé l’agonie. A l’inverse, les forces politiques en dynamique sur ces vingt dernières années, en particulier la gauche radicale par le Front de Gauche puis la France insoumise, mais aussi le RN, sont directement liées au « non ». 

L’Europe austéritaire contre la souveraineté

La forfaiture de la ratification du Traité de Lisbonne par voie parlementaire en 2008 aura donné le départ d’une série de coups de force pour imposer aux peuples les choix qu’ils refusaient : référendums contournés ou piétinés en France, Pays-Bas, Irlande, Grèce ; recours à l’article 49-3 de la Constitution en France pour imposer la privatisation d’EDF-GDF, la loi El Khomri, les budgets austéritaires ou la retraite à 64 ans ; criminalisation des Gilets jaunes ainsi que des mouvements sociaux, écologistes, ou pour la paix à Gaza etc. La « normalisation » libérale de la France se fait contre la démocratie, par un néolibéralisme autoritaire dont 2005 a été la genèse. La brutalité du refus d’Emmanuel Macron de respecter le résultat des élections législatives de 2024 en écartant le Nouveau Front Populaire de la formation du gouvernement n’est que la suite logique du rétrécissement autoritaire du « oui » liée à sa minorisation dans la société française.

L’aspiration à la souveraineté n’a fait que se renforcer depuis 2005. Souveraineté populaire face à la monarchie présidentielle et aux diktats européens comme l’a par exemple exprimé l’exigence du référendum d’initiative citoyenne. Souveraineté industrielle et agricole pour produire ce dont le pays a un besoin impérieux contrairement aux pénuries subies, à la concurrence déloyale, aux délocalisations. Souveraineté sociale des salariés face à la toute puissance des actionnaires et aux licenciements boursiers ou pour reprendre les entreprises en coopératives comme les Fralib ou les Duralex. Souveraineté en matière de défense pour une politique non-alignée face à Trump et Poutine. Souveraineté énergétique et numérique pour ne plus dépendre des énergies fossiles importées au prix de soumissions géopolitiques ni du féodalisme numérique des GAFAM. Souveraineté par la planification et l’adaptation pour faire face aux incertitudes d’un climat déréglé. Et même souveraineté sur soi-même par la constitutionnalisation du droit à l’avortement ou l’exigence du droit à mourir dans la dignité.

Pour un populisme unitaire

Car vingt ans après, les leçons de 2005 sont toujours valables. Il n’y aura pas de rupture économique et sociale sans refondation démocratique, sans reprise du pouvoir par les citoyens à travers la 6e République. Il n’y aura pas de reconstruction des services publics ou de l’industrie, de bifurcation écologique sans protectionnisme, sans mise en cause du mythe de la « concurrence libre et non faussée », du libre-échange, de l’austérité budgétaire et de l’indépendance de la Banque centrale européenne. Il n’y aura pas de voix européenne pour la paix sans sortie de la soumission à l’OTAN. Pour le dire simplement, il n’y aura pas de politique de défense des intérêts populaires et de l’intérêt général sans confrontation avec les traités et institutions de l’Union européenne.

Dans nombre de pays, c’est l’extrême-droite nationaliste qui en tire profit. Elle joue sur l’ambiguïté, mélangeant un discours hypocrite prétendant défendre la souveraineté pour mieux servir de force d’appoint ou de remplacement aux oligarchies néolibérales affaiblies, en reprenant ses grandes réformes. Elle divise les intérêts populaires par le poison du racisme pour empêcher les résistances et dissimule ainsi son projet libéral derrière un vernis identitaire. L’extrême-droite n’est pas la défenseure de la souveraineté du peuple, mais de la confiscation de celle-ci pour la détourner au service de l’oligarchie. 

« Une autre leçon de 2005 est qu’il est possible de gagner à gauche contre la sainte alliance des médias dominants, de l’oligarchie qui les possède, et des forces politiques qui défendent ses intérêts. »

La France peut basculer dans le même chemin si la gauche n’est pas capable de porter haut ce qui a fait sa force en 2005, la défense de la souveraineté populaire au service d’un projet égalitaire et émancipateur. En un mot, la République jusqu’au bout.

Une autre leçon de 2005, pleine d’espoir, est qu’il est possible de gagner à gauche contre la sainte alliance des médias dominants, de l’oligarchie qui les possède, et des forces politiques qui défendent ses intérêts. Bien sûr, en 2005, les chaines d’information en continu et les réseaux sociaux n’existaient pas. Mais le matraquage médiatique pour le « oui » et pour insulter les partisans du « non de gauche » en les assimilant au FN était féroce. Et il a perdu. Dans les urnes du 29 mai 2005, le « non » était majoritaire chez les sympathisants de gauche et les voix de gauche étaient majoritaires dans le « non » français.

C’est par un discours clair, un autre projet de société autour de la souveraineté et de la dignité, centré sur la défense de toutes les classes populaires et de l’identité républicaine de la France face à la mondialisation libérale que le « non » de gauche a emporté la conviction et la victoire. Comment ? Par une campagne unitaire et citoyenne avec une multitude de comités locaux rassemblant partis, syndicats, associations et citoyens engagés autour du « non » et mêlant le meilleur de toutes les cultures de la gauche de rupture. C’est ce « populisme unitaire » qui a permis la victoire.

Benoît Coquard : « Les classes populaires rurales et les sympathisants de gauche tendent à s’éloigner »

Commune du Val d’Oingt (69) vue du ciel. © Lucas Gallone

Souvent résumées par des termes misérabilistes, comme « France périphérique » ou « France des oubliés », les campagnes françaises en déclin sont devenues des bastions du Rassemblement National. Alors que la gauche s’interroge sur la façon d’y reprendre pied, le sociologue Benoît Coquard, rappelle le rôle central que jouent les sociabilités locales et quotidiennes dans le vote, mais aussi sur la perception du monde en général. Rejetant les explications purement géographiques, il invite à se pencher sur les dynamiques de classe qui existent dans les campagnes en difficulté. Rapport ambigu à l’État, repli sur des petits groupes ou encore valorisation de la débrouillardise… Très souvent, les classes populaires rurales sont mal comprises par le monde intellectuel, qui plaque des idées toutes faites sur elles. Dans cet entretien-fleuve, celui qui arpente au quotidien les campagnes de l’Est de la France les présente telles qu’elles sont.

Le Vent Se Lève – La carte des législatives 2024 a été largement commentée autour du prisme d’un clivage entre les métropoles et les campagnes françaises. Bien que ce constat mérite d’être nuancé, l’ancrage du RN dans certaines zones rurales est tout de même très net, par exemple dans le Nord-Est de la France, avec de nombreuses victoires dès le premier tour dans le Nord, l’Aisne, la Meuse ou la Moselle. A l’inverse, la gauche semble pratiquement imbattable dans la plupart des métropoles. Faut-il y voir un clivage géographique ou plutôt un clivage de classes ?

Benoît Coquard – Les deux car ces deux dimensions se recoupent. Mais il y a une certaine confusion : lors des élections, on fait beaucoup de cartes, qui donnent une représentation visuelle de la France toute noire, c’est-à-dire complètement RN. Or, cela cache la distribution des individus dans l’espace, puisque les villes rassemblent beaucoup plus de monde, mais cela cache aussi les déterminants du vote. Bien sûr que les riches et les pauvres ne vivent pas dans les mêmes quartiers, mais la France n’est pas aussi ségrégée que les États-Unis. L’économiste Olivier Bouba-Olga a montré pour les dernières élections européennes et législatives que le fait d’être rural ou urbain n’était explicatif que d’1,2 point du vote ! Le territoire seul arrive loin derrière le niveau de revenus et la catégorie sociale, qui sont les premiers déterminants.

L’effet de lieu dans le vote existe bel et bien, mais il est plus complexe que cela. Au-delà de la classe à laquelle vous appartenez, c’est aussi celles qui vous entourent qui vous influencent dans vos choix politiques. En sociologie, nous parlons de « morphologies sociales » ou « d’espaces sociaux localisés » : vous avez des coins, notamment dans les campagnes où il y a davantage d’ouvriers et d’employés, qui sont plus en contact avec la petite ou la moyenne bourgeoisie à capital économique. Dans la périphérie des grandes villes, vous avez également des classes populaires, mais qui sont davantage en contact avec des populations plus diplômées qui appartiennent à ce qu’on appelle le « pôle culturel » de l’espace social, pour reprendre la représentation de Pierre Bourdieu. Or, dans cet espace, on vote généralement à gauche et on influence ainsi les gens autour de soi à faire de même.

Cela signifie que le vote se construit aussi en fonction des milieux sociaux que vous côtoyez. Un ouvrier ne va pas fréquenter les mêmes personnes s’il habite dans une grande ville ou s’il habite loin de cette grande ville. De fait, les classes populaires des villes n’ont pas les mêmes emplois que les classes populaires rurales. Dans le rural, on trouve davantage d’ouvriers qualifiés et stabilisés, donc plus proches du petit patronat et des artisans. Ces fréquentations sociales encouragent le vote à l’extrême-droite. A l’inverse, le salariat précarisé et uberisé des grandes villes est moins attiré par l’offre politique du RN parce que les groupes sociaux qui jouent le rôle de leaders d’opinion locaux votent peu pour ce parti. Derrière la géographie, il y a donc toujours la question sociale.

« L’économiste Olivier Bouba-Olga a montré que le fait d’être rural ou urbain n’était explicatif que d’1,2 point du vote ! »

C’est pour cela que j’ai critiqué le concept de la « France périphérique », qui est pour moi un écran de fumée qui sert à gommer les clivages de classe et les autres rapports de domination, de genre et de race. Plus que la théorie en elle-même, je rejette surtout son usage qui oppose constamment les villes et les campagnes, en oubliant qu’au sein même des ruralités il y a des inégalités. Les véritables effets de lieux se jouent sur les fréquentations et les socialisations. Enfin, il faut bien comprendre que tout ce que je dis là se combine évidemment avec les caractéristiques individuelles de bases, évoquées au départ. Par exemple, si vous n’êtes pas blanc et que vous subissez du racisme, il est clair que vous serez moins enclin à voter pour l’extrême droite (ce qui ne signifie pas que vous voterez à gauche pour autant).

LVSL – La thèse de la « France périphérique » portée notamment par Christophe Guilluy, est d’ailleurs reprise par le RN pour opposer le mode de vie urbain, supposé « mondialisé », « bobo » ou « woke », à celui des campagnes, qui serait plus « enraciné », c’est-à-dire traditionnel. Ce discours trouve-t-il un écho dans les campagnes « en déclin » que vous étudiez ou s’agit-il plutôt de slogans électoraux qui ont peu de poids face aux sociabilités et aux effets de classe dans le choix du vote ?

B. C. – D’abord, je n’enquête pas sur le vote ou les avis politiques des gens, mais sur la façon dont ils socialisent au quotidien. En les côtoyant, j’observe bien sûr que la politique fait partie de la vie quotidienne mais que les questions de réputation ou de reconnaissance sociale sont plus importantes. Il y a d’ailleurs un lien entre les deux : en bas de l’échelle sociale, il y a toujours une forme de recyclage et d’imitation de ce qui se passe un peu plus en haut, dans le milieu social auquel on aspire. Les leaders d’opinion reconnus localement sont ces gens dont l’on considère qu’ils ont bien réussi leur vie, c’est-à-dire qu’ils ont une certaine stabilité économique, mais surtout qu’ils l’ont mérité au yeux des autres, parce qu’ils sont courageux au travail, qu’ils n’ont pas tout hérité de leurs parents, etc. Des valeurs qui sont souvent associées au vote pour le RN dans les campagnes que j’étudie.

Ces leaders d’opinion, qui concrètement sont surtout des hommes artisans, petits patrons, agriculteurs, ouvriers qualifiés ou contremaîtres, peuvent donc relayer la parole RN à leur manière en l’associant à des conflits locaux. Mais de façon diffuse, leur discours prend parce que les médias consommés par les gens que j’étudie véhiculent une grille de lecture très conflictuelle du monde et en accord avec l’idéologie d’extrême droite. Je vous cite quelques expressions qui reviennent pour justifier cela : « chacun voit midi à sa porte », il faut toujours « passer avant l’autre » pour se faire une place, d’où le succès aussi de privilégier les Français d’abord, d’être anti-assistanat, etc. Finalement le vote RN est aussi une stratégie perçue comme réaliste de promotion de soi-même, pour ne pas tomber dans le déclin qui caractérise notre territoire ou, a minima, avoir la garantie qu’il y aura toujours plus bas que nous… Elle est payante de suite, parce qu’elle n’implique pas une véritable amélioration de sa condition, mais simplement un transfert de honte sociale vers d’autres catégories de la population, ou vers ses semblables qui auront un peu moins de facilité à défendre leur respectabilité.

« Finalement le vote RN est aussi une stratégie perçue comme réaliste de promotion de soi-même, pour ne pas tomber dans le déclin qui caractérise notre territoire ou, a minima, avoir la garantie qu’il y aura toujours plus bas que nous… »

A force que des messieurs en cravate ou des dames qui « osent dire ce qu’elles pensent » à la télé répètent tout le temps ce type de discours, cela donne une légitimité à ce mode de pensée, qui a permis de construire l’hégémonie politique indétrônable du RN dans certains bourgs. On me reproche parfois de nier qu’il y ait des militants de gauche dans les milieux ruraux : bien sûr qu’il y a des campagnes qui votent à gauche et des campagnes où la bascule vers le RN est récente et où elle peut rebasculer, mais les endroits que j’étudie sont un peu des laboratoires d’une situation hégémonique Le FN puis le RN y est devenu la seconde force politique dès 1995 et très vite la première, sauf pendant l’épisode Sarkozy. Le bourg d’où je viens a voté à 60% pour le RN aux législatives et à plus de 50% au premier tour des présidentielles. Le reste des voix est par ailleurs à droite, il n’y a quasiment pas de gauche, c’est le miroir inversé du centre des grandes villes. Il y a des générations entières de familles qui dépendent essentiellement d’un seul employeur local et les secteurs qui emploient le plus sont l’aide à la personne et le bâtiment. Rien à voir avec les emplois diplômés des métropoles.

LVSL – Une différence majeure entre les campagnes et le cœur des métropoles est justement que ces dernières attirent très fortement les diplômés. Dans les campagnes que vous étudiez, les élites locales possèdent surtout des capitaux économiques : il s’agit de petits patrons, de médecins, de petits notables… Vous disiez que vos territoires de recherche ont basculé vers le FN, puis le RN, il y a déjà longtemps. Pourtant, à l’échelle nationale, il semble que les groupes sociaux qui s’en sortent bien économiquement ont basculé seulement récemment vers ce vote, qui séduisait surtout des couches populaires. Ces observations nationales correspondent-elles avec ce que vous observez sur le terrain ?

B. C. – C’est une très bonne question. Ceux que j’appelais juste avant les leaders d’opinion sont des gens qui dans leur style de vie et même dans leur condition matérielle d’existence ont été proches ou membres des classes populaires. Ils continuent à avoir des goûts, des modes de consommation et des aspirations très proches des classes populaires, même s’ils se sont relativement enrichis depuis. Ce sont ces gens que j’ai retrouvés sur les ronds-points dans les premières semaines du mouvement des gilets jaunes, avant que celui-ci ne soit taxé de mouvement de « fainéants » dans les discussions du coin. 

Ces personnes appartenant à la petite bourgeoisie économique se rejoignent avec les milieux populaires sur une vision du monde commune et parce qu’ils exercent des métiers assez semblables, même si les revenus ne sont pas les mêmes et que les rapports hiérarchiques existent bel et bien. Entre un auto-entrepreneur dans le paysagisme très précaire et un artisan maçon, qui vit en général beaucoup mieux, il y a des appartenances et des sensibilités communes, auquel le RN sait s’adresser, notamment en surfant sur l’idée qu’il est tellement pour ceux qui travaillent qu’il va plus durement que jamais ciblé celles et ceux que l’on suppose ne pas vouloir travailler.

Le sociologue Benoît Coquard (photo de profil X).

À l’inverse, le médecin, le notable local, le patron de l’usine, les dirigeants des institutions, le maire font partie d’un autre monde. A la campagne aussi, il y a des formes d’entre-soi bourgeois très fortes, y compris dans la bourgeoisie culturelle : même dans les campagnes RN, il y a des petits îlots d’artistes et de profs qui se fréquentent entre eux. Enfin, il ne faut pas oublier que la bourgeoisie de droite classique a peu de difficultés à se déplacer à l’extrême-droite. De fait, l’essentiel des votes RN viennent de l’ancienne droite, plus que de la gauche. Ce déplacement est d’autant plus facile aujourd’hui pour la bourgeoisie locale que le RN est désormais vu comme un parti libéral sur les questions de la retraite et des salaires et qui donne des gages aux propriétaires…

LVSL – Le cœur de votre travail concerne justement les sociabilités en zone rurale. Dans votre ouvrage Ceux qui restent, Faire sa vie dans les campagnes en déclin (La Découverte, 2019), vous abordez notamment la disparition d’espaces de sociabilité très divers – des clubs de sport aux collectifs de travail en passant par les bistrots – et le fait que la sociabilité se soit repliée sur l’espace privé et sur des bandes de potes « sur qui on peut compter ». Quels effets cette disparition des lieux de brassage social et ce repli sur des bandes ont-ils sur les représentations du monde extérieur ?

B.C. – Avant d’aborder ces aspects, je pense qu’il faut rappeler que les formes d’appartenance sont largement liées à la division du travail et à l’organisation économique. Dans les milieux que j’étudie, le salariat recule depuis les années 1990 du fait des délocalisations et des fermetures d’usines, ce qui engendre moins d’égalité dans les salaires et plus de concurrence directe pour les emplois restants. Les gens travaillent donc dans de plus petites entreprises qu’auparavant, ou à leur compte, ce qui fait décliner le syndicalisme et d’autres structures d’encadrement des classes populaires. Tout cela n’est pas inédit aux campagnes de France, on retrouve déjà ce constat dans le livre William Julius Wilson (sociologue, ndlr) When work disappears (1996), qui montrait, dans le cas des afro-américains de Chicago, que lorsqu’un monde industriel périclite, toutes les structures de reproduction sociale sont mises en péril, les liens sociaux, la solidarité et le sentiment communautaire se désagrègent.

Auparavant, dans les campagnes productives du Nord et de l’Est, et dans quelques poches à l’Ouest de la France, on pouvait faire sa carrière de génération en génération dans la même boîte et y finir contremaîtres. Cela avait des effets sociopolitiques importants : ces campagnes ont été laïcisées très tôt, l’emploi féminin y était massif et les femmes étaient relativement bien rémunérées, même si moins que les hommes. Désormais, nous sommes revenus à une situation où le chômage des femmes de moins de 35 ans est souvent le double de celui des jeunes hommes, elles sont donc plus précarisées donc elles dépendent davantage du couple et la domination masculine structurellement plus marquée. 

« Nous sommes revenus à une situation où le chômage des femmes de moins de 35 ans est souvent le double de celui des jeunes hommes. Elles dépendent donc davantage du couple et la domination masculine est structurellement plus marquée. »

Cela étant dit, je m’inscris aussi en faux contre les théories faites sans enquête de terrain sur ces populations, selon lesquelles ces pauvres « petits blancs » sont devenus individualistes parce qu’il n’y a plus de paroisse, plus d’usine, plus de syndicat, de café etc. En réalité, il ne reste pas rien, les sociabilités se sont recomposées. Vous devez toujours le fait d’accéder à un travail, de vous mettre en couple, de fonder une famille à des formes de reconnaissance sociale que vous avez des autres. Ceux qui sont les plus en difficulté, c’est ceux qui n’ont pas de potes, que personne ne soutient, qui ne sont pas dans des réseaux d’entraide qui jouent le rôle de structures informelles de reproduction sociale.

La différence, c’est que cette appartenance ne sera pas aussi stable qu’auparavant quand il existait une entreprise de 500 salariés dans un villages de 3.000 âmes. Par ailleurs, c’est objectivement très compliqué de maintenir des amitiés avec un grand nombre de personnes sur le temps long, notamment du fait de la concurrence sur le marché de l’emploi ou sur le marché matrimonial. On a du mal à faire groupe avec tout le monde. Comme m’ont dit les gens que j’ai interrogés « j’ai fait le tri entre ceux qui m’ont soutenu quand j’ai eu un conflit avec un tel ou quand ma famille avait un problème et ceux qui m’ont traité de branleur quand mon patron m’a viré ». Là encore, on voit que le fait d’appartenir à des réseaux de solidarité, comme les syndicats par exemple, est vraiment essentiel pour ne pas fracturer une classe sociale à niveau local.

Donc oui il y a une forme de repli, ou en tout cas de resserrement des liens, mais la disparition des lieux de sociabilité n’en est pas directement à l’origine. Cette disparition est elle-même une conséquence du fait qu’il y a moins de boulot et que les modes de vie ont changé : les collectifs de travail ont disparu donc les bars sont désertés. L’aménagement du territoire a aussi un impact : quand on construit une quatre voies, le boulot s’éloigne, les jeunes se garent le soir, repartent le matin et ne fréquentent plus le centre-bourg donc la vie villageoise n’est plus la même. Le néolibéralisme a détruit nombre de structures de reproduction sociale, mais aussi de sociabilité commune et donc de conscientisation d’intérêts communs.

« Il y a une forme de repli, ou en tout cas de resserrement des liens, mais la disparition des lieux de sociabilité n’en est pas directement à l’origine. Cette disparition est elle-même une conséquence du fait qu’il y a moins de boulot et que les modes de vie ont changé. »

Effectivement, cela pousse à se dire que « chacun voit midi à sa porte ». Vu que « tout le monde se tire dans les pattes » et donc autant se lier avec un petit nombre de personnes. De la même manière, s’il faut être pistonné pour avoir une bonne place sur le marché du travail, on ne va pas donner le « tuyau » à tout le monde, mais seulement à quelques potes avec qui on fait du travail au noir le week-end. Tout ce registre qui consiste à voir la solidarité comme forcément sélective, au détriment d’autres populations avec lesquelles vous êtes en concurrence, droitise beaucoup la population.

LVSL – Dans vos travaux, vous mentionnez également le concept de « capital d’autochtonie » qui existe dans les campagnes, c’est-à-dire les ressources qu’apportent l’appartenance à des groupes sociaux locaux. Concrètement, le fait de vivre depuis toujours dans un village apporte généralement des avantages dont les nouveaux arrivants ne disposent pas. Est-ce que l’éclatement des collectifs de travail et la disparition de nombreux espaces de brassage social ne nourrit pas un certain sentiment d’autochtonie et une méfiance à l’égard du reste du pays, notamment les grandes villes, qui peut contribuer à cette droitisation ?

B. C. – Oui, puisqu’on arrive à avoir de la reconnaissance sociale dans ces formes de sociabilité sélective, l’entre-soi est plutôt bien vécu. Cela peut conduire à rejeter les autres styles de vie tels qu’on les perçoit dans les autres classes sociales, notamment urbaines qui sont les plus lointaines géographiquement et socialement. Le fait d’être bien implanté à la campagne permet de critiquer le mode de vie urbain et de retourner de potentiels stigmates. Par exemple, j’ai souvent entendu que « la ville c’est nul » non pas parce que ça coûte trop cher, mais parce que le style de vie y serait une arnaque, à savoir qu’on y aurait pas de liberté et que les gens ne se connaissent pas donc ne se reconnaissent pas socialement. A la campagne, les gens s’appellent par leur prénom, tout le monde a un surnom et on est souvent identifié par rapport à ses parents… Tout cela contribue à fortement valoriser son appartenance locale, qui prend parfois un côté presque insulaire.

Par exemple, au début du mouvement des gilets jaunes, il y avait bien sûr des revendications de justice sociale et de redistribution des richesses, mais aussi un très fort sentiment d’être méprisé par des gens qui ne nous connaissent pas. L’opposition aux 80 kilomètres/heure sur les départementales incarne parfaitement cela : les gens considèrent qu’ils sont maîtres chez eux et rejettent une loi qui les contraint. Il connaissent les inconvénients de la voiture, mais ont souscrit à ce mode de vie et ne veulent pas être embêtés.

C’est la même chose sur la défense des services publics : le mot d’ordre est fédérateur, mais tout le monde ne met pas la même chose derrière. Si on parle d’une nouvelle ligne TGV ou de certains services sociaux, beaucoup de ruraux que j’ai interrogés sont contre. A l’inverse, quand l’hôpital ou l’école du coin ferme, il y des mobilisations, même si toutes les classes populaires n’y sont pas présentes. Le retrait de l’État n’est pas souhaité, mais il y a aussi une valorisation de la débrouille qui elle-même s’appuie sur le rejet des institutions étatiques.

LVSL – Dans un récent article dans le Monde diplomatique avec votre collègue Clara Deville, vous abordez justement le fait que de nombreux ruraux attendent surtout de l’État qu’ils les laissent tranquilles. C’est évident sur la question de la voiture, avec l’exemple des 80 km/h, et des zones à faibles émissions, mais aussi sur les services publics. La fermeture de nombreuses postes, écoles, gares, trésoreries ou maternités de proximité est un fait. Pourtant, vous écrivez que « l’enjeu est moins un abandon des campagnes que la polarisation foncièrement inégalitaire des ressources de l’État ». Pourriez-vous revenir là-dessus ? 

B.C. C’est une question qu’a traité ma collègue Clara Deville, qui a notamment trait à la dématérialisation des démarches administratives. La dématérialisation, ce n’est pas vraiment un abandon de la part de l’État, mais plutôt un redéploiement de l’État, qui met en concurrence les citoyens pour l’accès à leurs droits. Avec le numérique, les citoyens sont contrôlés plus étroitement et un jeu d’attentes et de menaces se met en place. Certains sont satisfaits par le fait de pouvoir faire leurs démarches depuis chez eux n’importe quand, tandis que d’autres ont un sentiment d’incompétence car ils ne peuvent pas se saisir de ces outils. 

« La dématérialisation, ce n’est pas vraiment un abandon de la part de l’État, mais plutôt un redéploiement de l’État, qui met en concurrence les citoyens pour l’accès à leurs droits. »

Clara montre très bien que pour les gens qui vivent dans la pauvreté rurale, se rendre à la sous-préfecture est déjà très compliqué… Et lorsqu’il n’y a plus de face à face humain possible, ça devient encore plus dûr. Et en face, le fait de critiquer l’État et de vouloir s’en passer, c’est aussi se montrer travailleur et autonome, donc se conformer à un moule social très présent dans les campagnes.

LVSL – Dans votre livre Ceux qui restent transparaît justement cette valorisation très forte de la débrouillardise dans les milieux populaires ruraux. Celle-ci peut prendre toutes sortes de formes : réparer une machine qui ne marche plus, retaper une maison avec des amis, bricoler, coudre, cultiver son potager… Bref, plein de situations dans lesquelles on se passe de l’État, mais aussi assez largement du système marchand. Ces formes de débrouillardise ont toujours existé dans les milieux populaires, notamment car elles permettent d’économiser de l’argent, mais aussi car faire quelque chose soi-même apporte une grande fierté. Si on revient sur le terrain politique, on pourrait imaginer que la gauche anti-libérale se saisisse de cette fierté et la valorise, parce qu’il s’agit d’entraide, d’une forme de dé-marchandisation et d’écologie, quand on répare des objets plutôt que de les jeter. Est-ce que les personnes que vous rencontrez politisent cette débrouillardise ordinaire ?

B.C. – Le problème est que si la gauche s’en saisit, ce sera à travers le prisme bourgeois qui la caractérise et elle en fera quelque chose qui va rebuter les classes populaires. Je vois très bien comment le fait de produire local peut être traduit d’une autre manière que ce que les classes populaires valorisent : ce n’est pas tant le fait que ça soit produit sur place ou que ça soit le fruit de leur travail qui les intéressent, mais plutôt le fait que cela montre qu’on est habile et qu’on est pas un fainéant. Dans les milieux populaires, beaucoup de gens ont une autre activité en plus de leur travail, pour des raisons de subsistance bien sûr, mais aussi pour la reconnaissance sociale que cela apporte. Depuis que je fais de la sociologie, je m’intéresse beaucoup à ce qui se fait dans la sociologie des quartiers populaires et je reconnais en partie le vocabulaire que l’on retrouve à la campagne, comme le fait d’être démerdards, de travailler vite et bien, mais aussi parfois de gruger l’État et le fisc. Si le travail au noir est souvent bien vu, c’est parce qu’il démontre des compétences à faire soi-même, sans attendre quelque chose de la part des institutions.

Je reviens à votre question : pour que la gauche puisse réellement se saisir de cette fierté populaire, cela impliquerait qu’elle soit plus proche des milieux populaires, ce qui me semble compliqué étant donné le monde social rural que nous avons décrit plus haut. Les classes populaires, et notamment les petits artisans, valorisent déjà cette débrouillardise et si la gauche se penche là-dessus, elle le fera sans doute avec misérabilisme, tandis que l’extrême-droite le fait avec démagogie (ce qui marche mieux électoralement). Parmi mes enquêtés, je retrouve surtout la volonté de se tenir la tête haute et de ne pas se laisser « phraser » comme on dit chez moi : ne pas écouter les intellectuels, tels que les journaliste ou politiques, qui font de longues phrases sans contenu, tout comme les officiels qui représentent l’État, est une attitude valorisé, qui montre votre autonomie de jugement et une conscience réaliste de la trahison des discours.

« Les classes populaires, et notamment les petits artisans, valorisent la débrouillardise. Si la gauche se penche là-dessus, elle le fera sans doute avec misérabilisme, tandis que l’extrême-droite le fait avec démagogie, ce qui marche mieux électoralement. »

Je vais dire une phrase un peu vide de sens pour le coup, mais je pense qu’il y a une vraie nécessité de comprendre à quoi les gens aspirent réellement… On dit, à tort, qu’il n’y a plus de sens du collectif dans les milieux populaires et que la politique pour y répondre se résume à viser des petits segments avec des mesurettes de compensation spécifiques à chaque groupe social. En réalité, les gens valorisent le fait d’être capable de s’aider les uns les autres, de défendre les copines quand elles se font calomnier, les copains quand ils se font virer, etc. Si la gauche ne s’appuie pas là-dessus, c’est parce qu’elle ne connaît pas ce monde-là.

Là encore, je ne parle pas du prisme géographique, mais social. Il ne suffit pas de venir des campagnes désindustrialisées et des classes populaires pour comprendre les gens qui y vivent, la question est : où es-tu maintenant, qui fréquentes-tu au quotidien pour te faire une idée du monde? C’est pourquoi la petite bourgeoisie économique occupe le haut du pavé et peut distribuer les bons points : elle côtoie au concret les classes populaires rurales. C’est là qu’est le vrai enjeu : les mouvements démographiques tendent à éloigner les classes populaires rurales et les sympathisants de gauche. Même quand ils s’établissent à la campagne, ces derniers vont plutôt dans des campagnes attractives où ils retrouvent des gens qui leur ressemblent.

Pour y remédier, il y a aussi une nécessité de mieux reconnaître et valoriser les savoir-être et les savoir-faire populaires. Quelqu’un comme François Ruffin veut montrer qu’il est plus proche du terrain que pas mal de ses collègues de gauche et sait s’appuyer sur des exemples de gens qu’il a rencontrés. Sa limite à mon sens, c’est qu’il parle surtout, par la force des choses, de ce qu’ils ont perdu, qu’il arrive au moment où quelque chose ferme et qu’on définit finalement toujours les gens qu’on entend représenter par rapport au manque et à ce qu’il y avait de mieux avant.

Ce qui devrait nous intéresser, c’est ce que les gens valorisent chez eux et qui existe encore. Quand on parle des classes populaires, on a toujours l’impression qu’elles sont oubliées, qu’il faudrait qu’elles soient sauvées par d’autres… Or toute cette rhétorique de la « France invisible », des « oubliés », glisse facilement vers celle des « petits blancs » laissés de côté au profit d’autres qui bénéficieraient davantage des aides sociales, a été imposée par le RN. On devrait plutôt s’interroger sur ce qui, chez les dominés, est valorisé, notamment dans leur capacité de résistance quotidienne face à la précarité statutaire et aux calomnies qu’ils subissent. La débrouillardise, par exemple, doit être vue telle quelle, sans l’embourgeoiser.

LVSL – Le mouvement des gilets jaunes est une bonne illustration de ce que vous décrivez : ils n’attendaient pas d’être sauvés, n’espéraient pas grand chose de l’État ou des partis politiques, peu importe leur orientation. Au contraire, ils cherchaient plutôt à s’auto-organiser, ne déléguaient pas leur parole à des représentants, la plupart parlaient en leur nom et leur principale demande collective était le RIC, qui permet à chacun de voter en conscience. Nous évoquions la distance qu’ont les classes populaires rurales vis-à-vis des institutions : le mouvement des gilets jaunes n’est-il pas l’expression la plus pure de ce rapport distancié à la politique et de la volonté d’auto-organisation ?

B.C. – Ce qui fait effectivement l’originalité du mouvement des gilets jaunes, c’est qu’il venait d’en bas et qu’il avait une forte défiance vis-à-vis de la gauche – et du reste du champ politique – à raison puisqu’ils se sont faits calomnier au départ par la gauche, avant que cela ne se transforme en un mouvement de manifestations soutenues par la CGT et la France insoumise. Le fait d’occuper les ronds-points et les péages autoroutiers n’était pas habituel non plus. 

Les initiateurs aussi étaient de nouvelles têtes : vers chez moi, le groupe Facebook qui organisait les gilets jaunes a été créé par deux femmes, l’une d’entre elle venait de perdre son emploi, l’autre était auto-entrepreneuse, avec ses enfants à charge car le père est parti. C’est improbable que des personnes comme ça se soient retrouvées à monter un mouvement de si grande ampleur : toute la sociologie politique montre qu’elles font souvent face à des impasses, théoriquement elles auraient dû être abstentionnistes et ne jamais être sur le devant de la scène. Mais très vite, ces femmes-là, ont été débordées par une majorité de mecs avec des grosses voix qui travaillent dans le transport notamment. Ainsi des logiques sociales plus fortes, notamment le patriarcat, sont revenues en force. De même, les journalistes qui ont couvert le mouvement allaient interroger des personnes qui étaient proches de Paris et qui savaient bien s’exprimer dans les médias, donc cela impose une certaine sociologie des leaders symboliques du mouvement.

La droite était contre le mouvement étant donné que les gens se mobilisaient pour leurs intérêts, même si les médias ont parlé en bien des gilets jaunes durant les premiers jours,avant de les abandonner quand il se sont rendus compte que le mouvement n’était pas la contestation fiscale qu’ils espéraient. La gauche, elle, n’était pas là, elle n’avait pas senti ce qui se passait au départ par manque de proximité sociale avec ces classes populaires. L’extrême-droite et les milieux complotistes ont essayé très vite de récupérer le mouvement, mais le RIC s’est imposé comme une revendication démocratique et les autres propositions sont restées plus en retrait. La question de classe était centrale dans le mouvement : puisque les gens ne pouvaient pas ouvrir leur gueule au travail, ils me disaient le faire sur les rond-points. 

Pour que la gauche les représente, il aurait fallu que beaucoup de gj soient devenus députés ou du moins candidats. Historiquement, dans le Parti Communiste, il y avait un vivier d’ouvriers qui finissait par accéder aux plus hautes fonctions. De la même manière que les partis font attention à ce que tous les candidats aux élections ne soient pas des hommes et pas blancs (pour les partis de gauche), je pense qu’il faudrait limiter l’accès de certaines classes sociales (les professions dites intellectuelles, les cadres, les professions libérables) et de certaines professions qui sont surreprésentées en politique, que ce soit à l’Assemblée, mais aussi dans les sections locales. 

J’ai conscience de la difficulté de cette « parité sociale ». Même ceux qui prêchent pour une révolution de la représentation, à savoir que les milieux les plus majoritaires dans le pays, les ouvriers et les employés, soient les plus représentés en politique, seraient certainement surpris ou gênés par certaines maladresses des néophytes. Et même si l’on envoie plein d’ouvriers à l’Assemblée du jour au lendemain, la transformation du système sera plus lente. Le champ politique gardera son propre fonctionnement,les savoir-être et savoir-faire populaires feront toujours face à une remise en cause, puisque ce monde n’est pas le leur et qu’il base son fonctionnement sur leur exclusion. C’est comme à l’école : si on n’est pas proche du milieu scolaire dans son milieu familial, être bon à l’école suppose toute une acculturation et une socialisation pour intégrer un monde qui n’est pas le nôtre. Cela demande de profonds changements sur la façon dont on juge la compétence et la légitimité en politique. Mais cela me semble fondamental si la gauche entend représenter les classes populaires. Sinon la droite réussira à continuer d’imposer non seulement son ordre économique, mais aussi sa hiérarchie symbolique, tout en récupérant de nouvelles figures, qui ne servent qu’à cacher que nous sommes dans une société fondée sur la reproduction sociale et l’entretien des privilèges à la naissance pour les classes dominantes.

Marie Pochon : « Notre ambition est de construire une véritable écologie populaire »

La députée EELV de la Drôme Marie Pochon. © Assemblée nationale 2023

Marie Pochon est l’une des rares députés écologistes à « porter la voix des territoires à l’Assemblée nationale », selon sa propre expression. Ses combats pour l’obtention de prix planchers pour les agriculteurs, la préservation des exploitations agricoles familiales ou encore l’accès à la mobilité dans les campagnes vont dans le sens de l’« écologie populaire » qu’elle appelle de ses vœux : une écologie qui priorise les préoccupations et les besoins du quotidien (se nourrir convenablement, se loger, se déplacer) partout sur le territoire. Alors que les territoires ruraux sont les premiers touchés par l’appauvrissement des services publics, la concurrence économique ou encore le dérèglement climatique, l’écologie en France reste souvent dépeinte comme « bobo », urbaine et déconnectée. Quels changements adopter, dans la posture et dans le discours, pour rompre avec cette image ? Comment incarner les ruralités dans leur diversité depuis les lieux de pouvoir ? Quelles luttes mener, à gauche, pour une écologie sociale et protectrice des exploitants familiaux, des cultures locales et de l’environnement ? La députée de la Drôme nous répond.

LVSL – Comment expliquez-vous la faible présence de votre parti, Les écologistes (ex-EELV), dans les circonscriptions rurales ? Sur quoi s’est jouée votre réélection, selon vous ?

Marie Pochon – Je pense que le manque de représentation de certaines populations au sein de nos institutions est réel et que l’Assemblée nationale ne fait pas exception. Face à cela, j’essaie de porter d’autres voix, ou du moins celles dont je suis dépositaire en tant que députée de la Drôme – ma circonscription comprend 240 communes, toutes de moins de 10.000 habitants.

Je suis convaincue que l’ensemble des propositions que nous portons, chez les écologistes et dans le camp de la gauche, sont tout à fait adaptées, à la fois dans les campagnes et dans les villes. Je crois que c’est par la justice sociale, la justice fiscale, par plus de démocratie et plus d’écologie que l’on revitalisera nos territoires ruraux. Pour autant, ce sont des mots qui ont encore du mal à passer aujourd’hui. Souvent revient cette lecture binaire des « écolo bobos, déconnectés et donneurs de leçon » versus « le bon sens paysan de nos campagnes » qui serait forcément conservateur, de droite voire d’extrême-droite. Il faut casser ce discours, changer nos mots, nos postures et trouver de nouvelles incarnations.

Dans ce sens, le collectif des « ruralités écologistes » dont je suis membre a pour vocation de mettre en avant nos élus ruraux, et notamment nos maires de petites communes rurales qui réalisent des choses formidables et qu’on l’on voit encore trop peu. Nous souhaitons leur donner plus de visibilité et incarner, à travers eux, toute la diversité de nos territoires.

Notre ambition, c’est de construire une véritable écologie populaire, une écologie qui réponde aux préoccupations des gens, qui permette de se nourrir, d’accéder aux soins et aux services publics fondamentaux, de se déplacer… Pour reprendre les mots de Marine Tondelier, nous devons faire en sorte que l’écologie ne se résume pas au « triangle Bastille-Nation-République » (en référence aux places de l’Est parisien où se déroulent de nombreuses manifestations, ndlr).

Concernant ma réélection, je pense qu’elle s’est jouée sur mon implantation dans la circonscription et sur mon travail de terrain. En tant que députée, je mets un point d’honneur à être à l’écoute et dans le dialogue, même avec des gens qui ne voteront jamais pour moi. Je veux que les habitants de ma circonscription sachent que je suis consciente de leur réalité.

LVSL – Quelles sont les spécificités de votre circonscription, la troisième de la Drôme, d’un point de vue sociologique, géographique et économique ? Qu’est-ce que cela vous apprend de la façon de vivre et pratiquer l’écologie dans les campagnes ?

Marie Pochon – Ma circonscription est particulière et très diverse. Ce sont à la fois des territoires de montagne et des grandes plaines. Le secteur agricole y est très développé, avec la viticulture dans le sud, l’élevage, les plantes à parfums et aromatiques. Le tourisme joue un rôle prépondérant dans l’économie locale, tout comme les pôles industriels, notamment du côté de Saint-Paul-Trois-Châteaux avec la centrale nucléaire du Tricastin, une des plus vieilles de France. C’est également une circonscription très attractive : beaucoup de familles et de jeunes souhaitent s’y installer, ce qui est très rare pour un territoire rural. Notre ruralité est aussi très innovante, que ce soit en matière d’agroécologie puisque c’est ici qu’est née la Biovallée, ou d’accueil des réfugiés, avec le premier Contrat territorial d’accueil et d’intégration rural de France.

Cette diversité s’observe aussi d’un point de vue sociologique. Dans certains de nos territoires, la fracture se creuse entre les « gens du pays », qui vivent dans des conditions très précaires et n’ont pas toujours un bagage économique et culturel important, et les nouvelles populations qui viennent acheter une résidence secondaire. Le grand défi, pour ces territoires, c’est de garantir aux enfants du pays de garder leur village vivant, sans être « mangés » par la métropolisation qui menace de les transformer en villages musées. Il faut pour cela mettre autant de protection et de régulation que possible, sur les plans immobilier et agricole notamment.

« Il faut protéger l’agriculture familiale car elle fait vivre le territoire. Mais sans régulation ni prix rémunérateur, on n’y arrivera pas. »

LVSL – Quels seront vos grands sujets de l’année 2025 à l’Assemblée nationale ?

Marie Pochon – D’abord, je vais continuer à travailler sur les questions agricoles. Lors de mon précédent mandat, j’ai été chef de file sur la loi d’orientation agricole et j’ai fait adopter la loi sur les prix planchers pour mieux rémunérer les agriculteurs (qui doit encore être votée par le Sénat, ndlr). La rémunération, c’est le sujet numéro un. Tant que l’on ne parle pas de revenu, on ne parle de rien du tout. Fille de vigneronne drômoise, je suis extrêmement attachée à ces métiers. Ce que je vois, c’est que l’on est en train de se faire manger par la concurrence déloyale, l’abaissement des normes et la course aux prix bas qui vont tuer nos exploitations familiales et pastorales. La Drôme est composée de territoires enclavés, de petites parcelles et de terres permettant des cultures limitées, avec des handicaps naturels évidents. Je pense qu’il faut protéger l’agriculture familiale car elle fait vivre le territoire, elle le dessine. Mais sans régulation ni prix rémunérateur, on n’y arrivera pas.

J’ai également commencé à travailler sur la question des droits des femmes en territoire rural. Souvent, la question féministe est pensée dans les grandes villes, là où il y a les grandes manifestations du 24 novembre par exemple. On imagine toujours les agressions dans les coins de rue, en ville, le soir. Pourtant 50% des féminicides ont lieu dans les territoires ruraux alors que seulement un tiers de la population nationale y vit. Je crois qu’il y a une parole à porter pour lutter contre le silence lié au manque d’anonymat (tout le monde se connaît, donc c’est compliqué de parler) et aux stéréotypes de genre qui sont encore très ancrés. Il faut soutenir les associations et permettre à la gendarmerie d’avoir des brigades itinérantes pour recueillir la parole le plus facilement possible. Beaucoup de femmes n’ont pas la possibilité d’aller jusqu’à la gendarmerie la plus proche.

Au-delà des violences faites aux femmes, il y a la question de la place des femmes dans les territoires ruraux. Souvent, ce sont elles qui tiennent les associations, qui sont très actives dans la vie du territoire et pourtant, on les entend peu. Je pense que c’est important de leur donner de la voix. Je compte m’y employer.

LVSL – Les écologistes sont encore très mal perçus par le monde agricole, qui reste très en colère. Selon vous, quel est le rôle et le pouvoir du premier syndicat agricole, la FNSEA, dans cette conflictualité ?

Marie Pochon – Je ne suis pas tout à fait d’accord avec votre première affirmation. Quand on regarde les sondages, et c’est assez étonnant, on voit que la population agricole vote plus pour les écologistes que la population générale. Pour autant, je ne remets pas en cause le fait que beaucoup des mots d’ordre des mobilisations de janvier et février dernier étaient contre ces fameux « écolos bobos ».

Concernant la FNSEA, c’est une organisation bien rodée avec énormément de moyens financiers et humains. Elle co-dirige la politique agricole depuis quarante ans dans ce pays et pendant ce temps, on a vu l’effondrement du nombre d’agriculteurs, l’accroissement de leur l’endettement, la dégradation de la biodiversité, tous ces accords de libre-échange signés… La FNSEA ne défend évidemment pas le même modèle que les écologistes. On se confronte régulièrement. Mais je crois aussi qu’entre les dirigeants nationaux de la FNSEA et ses adhérents, il y a beaucoup de non-dits. Je crois que beaucoup d’agriculteurs sont roulés dans la farine par rapport à ce qui est négocié dans les bureaux ministériels par leur président Arnaud Rousseau, qui ne défend absolument pas les intérêts du monde agricole.

Aujourd’hui, l’agriculture française et européenne est en plein questionnement et je crois que toutes ces mobilisations sont significatives du mur qui est en train de se dresser face à nos agriculteurs. On pourra lever toutes les normes environnementales du monde, comme le demande la FNSEA, mais quand les sols sont rendus infertiles, que l’on n’a plus d’eau, que l’on importe d’Amérique latine ou de Nouvelle-Zélande de la viande à bas prix, cela devient de plus en plus compliqué. Aujourd’hui, les cours des céréales que l’on produit dans la Drôme dépendent des bourses de New-York et de Pékin. En vérité, on n’a plus aucun contrôle sur rien. Ces dynamiques de marché permanentes, où l’on fait passer le marché au-dessus de toute autre considération, sont délétères pour l’agriculture.

« Le grand défi d’aujourd’hui, pour la gauche et les écologistes, est de pouvoir également considérer les électeurs d’extrême-droite et entendre les raisons de leur vote. »

LVSL – Vous avez défendu à l’Assemblée nationale des prix minimum pour les agriculteurs. Est-ce que ce type de combat a pu changer la perception de certains ? Pensez-vous que cela puisse réellement aboutir ?

Marie Pochon – Je ne sais pas si cela a fait changer la perception de certains. Mais ce n’était pas forcément mon objectif. Je mène ce qui me semble être des combats de bon sens. La question des « prix rémunérateurs », c’est-à-dire qui ne descendent pas en-dessous des coûts de production, me semble être la base de la transition agroécologique que j’appelle de mes vœux. Je crois qu’il faut que l’on puisse massifier l’installation en matière agricole, mais on ne le fera pas tant qu’il n’y aura pas de revenus dignes.

Est-ce que la proposition de loi va aboutir ? Je n’en sais rien. Elle a déjà abouti à l’Assemblée nationale, un peu par surprise. Les rapports de force disaient tout le contraire. Le Rassemblement national s’est abstenu et a laissé les macronistes mener la bataille contre. La droite était tout simplement absente. C’est pour vous dire l’absence de courage politique sur ces questions ! Ceux qui critiquent n’ont absolument rien à proposer en retour.

La proposition de loi a été adoptée en avril 2024. Nous allons maintenant faire en sorte que ce texte soit inscrit à l’ordre du jour du Sénat. Parallèlement, je viens d’intégrer l’Observatoire de la formation des prix et des marges des produits alimentaires. Je compte bien, dans ce cadre-là, mener la bataille des prix rémunérateurs.

La députée EELV de la Drôme Marie Pochon. © Assemblée nationale 2023

LVSL – Dans le cadre du projet de loi de finances 2025, vous avez déposé un amendement visant à financer le permis de conduire aux jeunes ruraux. N’allez-vous pas ainsi à l’encontre d’une partie des écologistes ? Comment articuler le besoin de transport pour les ruraux avec la nécessité de réduire nos émissions de gaz à effet de serre ?

Marie Pochon – Je ne crois pas aller à l’encontre des écologistes. En tous cas, personne ne s’est plaint en interne ! Au-delà de la question environnementale, il s’agit de garantir à chacun et chacune le droit à la mobilité. Aujourd’hui, ce droit, qui a été consacré par la loi LOM en 2019, n’est absolument pas respecté. D’après l’enquête du baromètre des mobilités parue en septembre dernier, près de 40% des gens ont déjà dû renoncer à un déplacement du fait du manque de moyens pour s’y rendre. Cela doit nous alerter.

« Il faut se rendre compte de la disproportion entre les moyens alloués au “tout-voiture” et ceux dédiés aux mobilités alternatives. »

Pour lutter contre la dépendance à la voiture, il faudrait faire en sorte que chacun ait accès aux mobilités alternatives. Or actuellement, seulement 30 millions d’euros sont débloqués par an, à l’échelle nationale, pour développer ces mobilités en milieu rural. C’est l’équivalent du prix d’un échangeur autoroutier ! Il faut se rendre compte de la disproportion entre les moyens alloués au « tout-voiture » et ceux dédiés aux autres moyens de transport.

L’idée de l’aide au permis, c’est de lutter contre la fracture territoriale en permettant à chaque jeune d’avoir accès à la mobilité. Quand on n’a pas les moyens de se payer une voiture, souvent, on récupère une voiture qui est de très mauvaise qualité, donc très polluante. On constate aussi que beaucoup de jeunes roulent sans permis parce qu’ils ont besoin de bouger et qu’ils n’ont pas d’autre alternative que la voiture.

LVSL – Le 17 septembre dernier, vous déposiez un texte à l’Assemblée nationale pour que les cahiers de doléances issus des gilets jaunes et du Grand débat national soient rendus accessibles au grand public. Vous en avez vous-même consulté une partie en vous rendant dans les archives départementales de la Drôme. Qu’en avez-vous retenu ? Qu’en est-il aujourd’hui ?

Marie Pochon – On a déposé notre résolution de manière transpartisane en janvier dernier. Elle devait être étudiée le 19 juin à l’Assemblée nationale mais la dissolution est passée par là. Suite aux élections législatives, nous avons écrit une tribune dans Le Monde pour demander au futur gouvernement, quel qu’il soit, de s’inspirer des doléances pour fixer le cap de son action politique. Cela permettait aussi de dépasser cette posture d’un camp contre un autre. Je crois que le grand défi d’aujourd’hui, pour la gauche et les écologistes, est de pouvoir également considérer les électeurs d’extrême-droite et entendre les raisons de leur vote. Il faut pouvoir parler à tout le monde et les doléances permettaient cela.

Nous avons déposé une nouvelle résolution en septembre dernier et nous cherchons toujours à la faire inscrire à l’ordre du jour. Depuis, Michel Barnier a dit qu’il allait mettre deux ou trois conseillers sur l’affaire. Nous lui avons écrit un courrier la semaine passée pour lui demander de les ouvrir à l’ensemble des Françaises et des Français, car c’est le seul moyen de vérifier la sincérité de la démarche.

Sur le contenu, je n’ai pas de vision exhaustive de l’ensemble des cahiers, mais j’ai pu étudier ceux de la Gironde et de la Drôme. Beaucoup de personnes m’en ont envoyé par ailleurs. Ce qui est intéressant, et les chercheurs en parlent mieux que moi, c’est que l’on retrouve souvent les mêmes éléments : le « nous » contre un « eux », les « petits » face aux « grands ». La question de la mobilité et de la dépendance à la voiture, notamment dans les territoires ruraux, est centrale. Parmi les autres thèmes récurrents, on retrouve les services publics, l’accès aux soins, la justice fiscale (avec la suppression de l’ISF) et la démocratie (le RIC et la consultation des citoyens, d’une manière générale). Sur la plus grande consultation citoyenne de notre histoire, seulement 3 à 4% des doléances portent sur les enjeux d’insécurité et d’immigration. Quand on voit l’omniprésence de ces sujets dans les médias, il me semble important de le noter.

LVSL – Plusieurs responsables politiques et associations ont appelé à boycotter la COP 29 pour le climat, qui s’est ouverte le 12 novembre en Azerbaïdjan. Pensez-vous que la France ait réellement une voix à porter dans ces négociations, en dépit du contexte géopolitique actuel et de l’échec de la COP 16 biodiversité le mois dernier ?

Marie Pochon – Je suis totalement défavorable à ce boycott. Je pense que c’est se draper d’une jolie vertu mais ne pas faire avancer grand-chose, ni pour les droits humains en Azerbaïdjan, ni pour le climat. Le fonctionnement des COP et le lieu de chacune d’elles se décident pendant les COP. C’est pourquoi il ne faut pas mener la politique de la chaise vide. Il faut au contraire participer activement pour peser dans les négociations. On ne peut pas laisser les régimes autoritaires discuter entre eux de la manière dont ils vont détruire la planète. Il faut prendre la place tant qu’elle nous est laissée.

Bien évidemment que le contexte géopolitique et que l’état du débat en matière climatique sont très tristes. Il faut donc trouver des fenêtres d’espoir, malgré l’élection de Trump, les cours gaziers et pétroliers qui se portent mieux que jamais depuis l’invasion de l’Ukraine, l’abandon du climat, le développement du climato-scepticisme… Bien évidemment, tout cela est inquiétant, mais ne doit pas altérer notre détermination, car celle-ci est fondée sur des faits scientifiques, sur une alerte pour la survie de la biodiversité, des écosystèmes et de l’espère humaine.

« Je crois que l’on n’a pas le choix de mener la bataille de l’atténuation, d’une part, mais aussi de l’adaptation au changement climatique. »

Aujourd’hui, on ne sait pas dire quelles seront les conditions de vie en 2040-2050. On nous annonce que 40% des espèces connues seraient en risque d’extinction d’ici à 2040. On est en train de vivre des bouleversements absolument vertigineux et je crois que l’on n’a pas d’autre choix que de mener la bataille de l’atténuation, d’une part, mais aussi de l’adaptation au changement climatique. Je crois que c’est notre rôle, en tant qu’écologistes, de le faire aussi lors de ces COP.

LVSL – Impliquée dans le mouvement climat et l’Affaire du siècle en 2018, vous avez vous-même fait vos armes dans le milieu associatif. Quelle perception avez-vous aujourd’hui de ce type de militantisme et de son rôle auprès des responsables politiques ?

Marie Pochon – J’en ai une très bonne perception. Tous les membres de mon équipe travaillent avec des associations, des ONG, des syndicats, et tous types d’organisations pour préparer nos amendements. Ces acteurs extérieurs nous aident, nous conseillent et inspirent mon action. Je l’affirme en toute transparence. Le travail parlementaire n’est pas un travail replié sur lui-même à l’Assemblée nationale.

Je pense que le moment est compliqué pour tout le monde associatif qui gravite autour de la protection de l’environnement et du climat, qui plus est dans une circonscription rurale où il ne fait pas toujours bon de s’affirmer écologiste. On a vu ces dernières années éclore des termes comme « écoterrorisme » pour parler des militants de l’écologie politique.

Si l’on peut déplorer des postures, une forme de verticalité, en aucun cas cela ne mérite le mépris pour ces militants et pour la noble cause qu’ils défendent. Il faut protéger les militants écologistes, leur donner de la voix et les défendre. J’espère, à ma mesure, que cela pourra donner de la force à celles et ceux qui militent dans nos territoires ruraux.

Après les législatives, l’urgence d’une nouvelle République

République - Le vent se lève
Place de la République

Après le coup de poker raté d’Emmanuel Macron, la France est ingouvernable et risque de le rester pour quelques temps. Pendant que la gauche cherche un candidat pour Matignon et que le RN fourbit ses armes pour les prochaines échéances, le Président de la République reste au cœur du jeu politique grâce à ses pouvoirs exorbitants. Dans cette configuration, un nouveau sursaut autocratique, notamment à travers un gouvernement technocratique, est probable. Pour déjouer ce scénario, il est urgent que la gauche exige des réformes constitutionnelles au plus vite, notamment le RIC. Alors que la France est plus mûre que jamais pour la Sixième République, la gauche n’en parle plus. Comment l’expliquer ?

Les urnes ont parlé. Mais en l’absence de majorité, chacun y va de son interprétation des résultats de dimanche dernier et de la traduction à leur donner, à Matignon comme à l’Assemblée nationale. Quel que soit le scénario de politique fiction qui sera retenu au final, deux choses sont certaines : tout gouvernement issu de cette XVIIe législature sera extrêmement fragile et la crise démocratique reste entière. Après une campagne express sous très haute tension, l’atmosphère reste survoltée. Or, les négociations et manœuvres en tout genre qui se déroulent dans les palais de la République et le commentaire permanent et stérile des chaînes d’info n’aboutissent qu’à un seul résultat : dégoûter encore davantage les Français, qui ont le sentiment de se faire avoir une fois de plus.

Les électeurs du Rassemblement national – premier parti en nombre de voix mais troisième à l’Assemblée en raison du mode de scrutin et du barrage – sont assurément les plus frustrés, mais la même déception risque de toucher très vite ceux du nouveau Front Populaire. À l’inverse des discours mettant en avant un retour en force du Parlement, il est bien possible que le sentiment anti-parlementariste finisse par être le grand gagnant de cette séquence.

Une élection qui ne règle rien, un système à bout de souffle

Il faut dire que la barque est déjà bien chargée : outre la violation du résultat du référendum de 2005, trois élections présidentielles et maintenant une élection législative se sont terminées par la contrainte des électeurs à faire barrage à l’extrême-droite. Si pour la première fois, la gauche est aussi – en partie – bénéficiaire de ce « front républicain» , celui-ci avantage surtout les libéraux. La bonne résistance du camp macroniste à l’Assemblée nationale le prouve à nouveau. Tel était d’ailleurs le scénario initial du Président de la République avec cette dissolution : après avoir fait progresser le RN au plus haut et repris son programme dans la loi immigration, il espérait que les électeurs de gauche, orphelins de candidats au second tour faute d’union, lui offrent une fois encore une majorité pour mener sa politique de guerre sociale. Si la création du Nouveau Front Populaire a partiellement déjoué ce jeu, l’obstination des macronistes à ne pas tenir compte de ce vote barrage perdure.

Il est bien possible que le sentiment anti-parlementariste finisse par être le grand gagnant de cette séquence.

La lettre aux Français du chef de l’État est symptomatique de son déni complet de la réalité. En sortant une nouvelle fois de son rôle de gardien des institutions pour venir dicter ses conditions alors que son camp a été sanctionné et se fracture, il dévoile avant tout sa mégalomanie. Puis, en proposant – en l’enrobant dans des formules creuses – une coalition large sans le Rassemblement National et la France Insoumise alors qu’il n’a pas été capable d’en faire une avec ses alliés objectifs des Républicains pendant deux ans, il rappelle son splendide isolement. De toute façon, il est trop tard pour un tel scénario : la macronie étant devenue radioactive aux yeux d’une majorité de Français, quiconque s’y associerait serait emporté dans sa chute. Les Républicains ont donc tout intérêt à attendre et la gauche à rester unie et ne pas chercher d’hypothétiques « compromis » avec les forcenés de l’austérité et de l’ultra-libéralisme. À moins de trois ans de la prochaine présidentielle, de telles compromissions seraient suicidaires.

Si l’on exclut ces scénarios d’alliances baroques, il ne reste alors plus que deux possibilités pour gouverner avec une législature incroyablement fracturée. Le premier est celui d’un gouvernement minoritaire, du nouveau Front Populaire ou du camp présidentiel, recherchant l’appui d’une majorité au cas par cas en fonction des projets de loi, et toujours à la merci d’une censure. À côté, la IVe République est un vrai modèle de stabilité. La seconde possibilité est celle d’un gouvernement technocratique formé « d’experts » et de « personnalités » non élus. Il suffit de se tourner vers l’Italie, qui a connu quatre expériences de ce type depuis les années 1990, pour voir ce que cela donnerait : un enchaînement de mesures d’austérité, un mépris total du peuple et, au final, une victoire de l’extrême-droite. Toujours prompt à jouer avec le feu, Macron pourrait être tenté par cette option. De la même manière que le général versaillais Mac Mahon – élu Président de la République en 1873 – avait tenté de rétablir la monarchie contre la volonté populaire, il est sans doute tentant pour un ex-banquier de vouloir soumettre un pays au diktat d’un petit conseil d’administration chargé de faire appliquer la loi du marché.

Le problème politique principal de la France à cette heure ne se trouve pas à l’Assemblée nationale, mais à l’Elysée.

Ainsi, le problème politique principal de la France à cette heure ne semble pas se trouver à l’Assemblée nationale, mais plutôt à l’Elysée. En usant de sa prérogative de nomination du Premier ministre, de son pouvoir de dissolution, en refusant de signer certains décrets du gouvernement, voire en ayant recours à l’article 16 de la Constitution (qui permet au Président de s’attribuer les pleins pouvoirs notamment en cas d’interruption du « fonctionnement régulier des pouvoirs publics constitutionnels », ndlr), Emmanuel Macron peut toujours faire la pluie et le beau temps pendant trois ans. L’absence de majorité absolue pour lui faire contrepoids risque d’ailleurs de le conforter dans l’idée d’abuser de ces pouvoirs. Dans l’interlude très incertain qui nous sépare de 2027, le risque autoritaire inhérent à la Constitution de 1958 risque donc de s’exprimer plus que jamais. 

Un tel niveau de concentration des pouvoirs a toujours été dangereux. Mais le décalage des élections législatives avec la présidentielle et le risque d’alternance omniprésent dans un système bipolaire décourageait les précédents occupants de l’Elysée de trop abuser de leurs prérogatives constitutionnelles. Depuis les années 2000, l’inversion des calendriers électoraux et l’appui sur le vote « barrage » pour gagner ont fragilisé ces gardes fous implicites. Avec Emmanuel Macron, et singulièrement depuis deux ans, une nouvelle étape a été franchie : désormais, il est possible de gouverner non plus sans majorité (notamment au travers de l’article 49.3), mais même contre la majorité. Sa gestion des mouvements sociaux le démontre parfaitement : là où ses prédécesseurs étaient généralement prêts à négocier, le chef de l’État n’a qu’une seule réponse : la répression policière et judiciaire. Gilets jaunes, militants écologistes, syndicalistes et représentants associatifs peuvent en témoigner.

Censé pouvoir limiter de telles violations des libertés fondamentales, le pouvoir judiciaire dispose d’une indépendance très relative. Il suffit de regarder le mode de nomination des juges du Conseil Constitutionnel – sélection par le Président de la République, celui du Sénat et celui de l’Assemblée nationale, et siège de droit pour les anciens Présidents – pour comprendre pourquoi. Si certains mettront au crédit des « sages » la censure de quelques dérives liberticides de l’ère Macron comme la loi Avia (censure de contenus en ligne), l’article 24 de la loi sécurité globale (interdiction de filmer les policiers) ou certains articles de la loi immigration, les recours devant le juge suprême s’apparente toutefois à la loterie. Ainsi, l’instauration du pass sanitaire n’a jamais été censurée, tandis que la demande de plusieurs centaines de parlementaires d’un référendum d’initiative partagée sur la réforme des retraites a été enterrée. Un bilan qui n’offre guère d’espoirs en cas de nouveaux abus de pouvoirs.

Pourquoi la gauche ne parle plus de la Sixième République

Face à un tel constat, une réforme constitutionnelle globale est plus urgente que jamais. L’option séduit près de deux tiers des Français, en particulier les électeurs de gauche et du RN, selon un sondage réalisé juste après les législatives. Un tel résultat n’est nullement une surprise : la monarchie élective de la Ve République, inadaptée à la tripartition de la vie politique, ne séduit plus que les macronistes les plus fidèles et les électeurs LR nostalgiques du général de Gaulle. Ces dernières années, les signaux indiquant la volonté des Français de prendre part plus souvent aux décisions politiques se sont multipliés, sous des formes très diverses. La participation historique à ces législatives indique ainsi une volonté de redonner du poids au Parlement face à l’exécutif. Quelques années auparavant, une immense demande de démocratie directe s’est exprimée avec la revendication phare des gilets jaunes : la création d’un référendum d’initiative citoyenne (RIC) permettant de faire et défaire les lois, mais aussi de révoquer des élus durant leur mandat (référendum révocatoire), voire de réviser la Constitution (RIC constitutionnel). Enfin, les expériences de démocratie participative comme les Conventions citoyennes pour le climat et sur la fin de vie ont montré que des citoyens de tous horizons étaient volontaires et capables de s’intéresser à des sujets complexes et d’aboutir à des propositions fortes.

L’idée d’une Sixième République séduit près de deux tiers des Français, en particulier les électeurs de gauche et du RN.

Théoriquement, la gauche est le camp le plus à même de porter ces demandes. Souhaitant permettre au peuple français de se refonder et de se donner de nouveaux droits (à l’instar du droit à l’IVG récemment ajouté à la Constitution), Jean-Luc Mélenchon plaide ainsi pour la sixième République depuis près de 20 ans. La convocation d’une Assemblée constituante élue figure d’ailleurs toujours au programme du nouveau Front Populaire (NFP), quoiqu’elle soit listée parmi les mesures de moyen terme. Le fait que cette option n’ait pas été évoquée une seule fois depuis dimanche dernier interroge donc : face au blocage institutionnel dont Macron peut largement tirer profit, pourquoi la gauche ne revendique-t-elle pas cette refonte complète des institutions dès maintenant ?

Certes, on peut arguer qu’il y a d’autres chantiers plus urgents à mener : le rétablissement des services publics, le climat, la lutte contre la pauvreté… Mais on voit mal comment le nouveau Front Populaire pourrait avancer sur ces dossiers avec son poids limité, et surtout l’opposition résolue de presque tout le reste de l’Assemblée nationale. À moins que cela ne soit justement l’explication de ce silence. La Vème République permettant de gouverner sans majorité absolue, notamment grâce à des décrets, à la non-nécessité d’un vote de confiance et au recours à l’article 49.3, un gouvernement du NFP pourrait être tenté de passer quelques mesures fortes sans vote de l’Assemblée afin de contourner les blocages. La manœuvre est à première vue pertinente sur le plan stratégique, mais elle risque de précipiter le vote d’une motion de censure mettant fin à toute cette expérience.

Outre ce potentiel calcul, il existe une autre hypothèse, moins avouable, expliquant cette disparition soudaine du thème de la VIe République dans les discours de gauche : la crainte du peuple. Pour le centre-gauche en particulier, il peut en effet apparaître dangereux de confier la réécriture de la Constitution ou d’accorder le RIC à un peuple qui vote pour un tiers à l’extrême droite. L’exemple d’un retour de la peine de mort est ainsi régulièrement convoqué comme exemple de mesure réactionnaire souhaitée par les Français en cas d’instauration du RIC. L’échec du processus constituant chilien est parfois également convoqué : le texte initial, très progressiste, n’a-t-il pas été rejeté ? On pourra cependant objecter que la peine de mort n’est défendue par aucune force politique et pratiquement jamais évoquée dans le débat public et que le texte proposé aux Chiliens a surtout été refusé en raison d’une seule mesure : la reconnaissance d’un État plurinational instaurant davantage de droits aux peuples autochtones.

Libérer la voix de la souveraineté populaire

Cette crainte de l’expression populaire en dit surtout long sur ceux qui la portent, à savoir les électeurs de centre-gauche des grandes métropoles, pour beaucoup membres des élites culturelles (journalistes, professionnels de la culture, des ONG etc). Pour cette frange très minoritaire de la population, laisser un tel pouvoir au peuple français reviendrait à laisser les médias d’extrême droite dicter la future Constitution ou les verdicts des futurs référendums. Bien sûr, ces médias représentent un vrai danger et une vaste réforme contre la concentration de l’appareil médiatique aux mains de grandes fortunes est indispensable. Considérer que les Français se laisseraient nécessairement dicter leurs choix politiques par les médias est pourtant réducteur, voire méprisant. Le référendum de 2005 en est un parfait exemple : malgré le matraquage médiatique permanent en faveur du « Oui » à une Constitution européenne ultra-libérale, 55 % des électeurs ont fini par voter non. De même, les gilets jaunes n’ont pas émergé du fait d’un appel à la mobilisation traditionnel et la critique médiatique dont ils ont fait l’objet était considérable. Pourtant, en dehors de tout cadre organisationnel, leurs revendications se sont très vite portées autour de l’exigence de justice fiscale. Croire que Vincent Bolloré et Cyril Hanouna gouverneraient indirectement la France en cas de Constituante et d’instauration du RIC est donc profondément erroné.

En outre, mettre en place le RIC aurait un double avantage pour la gauche. D’abord, cela lui permettrait d’envoyer un signal fort de confiance dans le peuple français, quelles que soient leurs sympathies politiques. Les mesures adoptées par RIC seraient d’ailleurs bien plus légitimes que celles adoptées par une Assemblée nationale particulièrement divisée. Surtout, cela permettrait à la gauche de faire campagne sur des mesures concrètes, plutôt que d’être prisonnière des querelles de personnes et de partis.

Le RIC permettrait à la gauche de faire campagne sur des mesures concrètes, plutôt que d’être prisonnière des querelles de personnes et de partis.

Or, nombre de propositions formulées ces dernières années par la France insoumise et reprises par le NFP sont extrêmement populaires dans l’opinion. De la réforme de l’impôt sur le revenu à l’augmentation du SMIC en passant par les investissements massifs dans les services publics et les propositions écologiques (règle verte, rénovation thermique des logements, prix plancher agricoles), nombre de réformes sont soutenues par au moins 70% des Français. Enfin, en allant chercher les signatures nécessaires au référendum et en faisant ensuite campagne pour faire adopter ces mesures, les militants des partis qui composent le NFP et des autres organisations qui le soutiennent (syndicats, associations écologistes…) pourraient rassurer les Français sur la crédibilité de leur programme en le mettant petit à petit en place.

La proportionnelle en place dès les prochaines législatives ?

Malgré les avantages que présente le RIC pour sortir du blocage politique et initier l’application du programme de la gauche, celle-ci n’en parle pas pour l’instant. À ce stade, une seule réforme institutionnelle est évoquée : celle de la proportionnelle aux élections législatives. Une proposition de loi en ce sens vient d’ailleurs d’être déposée par la sénatrice écologiste Mélanie Vogel. Selon elle, en attendant l’arrivée d’une nouvelle Constitution, ce mode de scrutin permettrait de corriger un grave problème de la représentation actuelle : le fait qu’un bloc puisse avoir une large majorité de députés tout en étant minoritaire dans le pays. Si la situation a partiellement été corrigée depuis tout en restant dans le cadre du scrutin uninominal à deux tours, il suffit de se souvenir de la situation qui a prévalu lors du premier quinquennat d’Emmanuel Macron pour comprendre les défauts de ce mode de scrutin. Après avoir trahi leur promesse d’introduire « une dose de proportionnelle », les macronistes pourraient bien devenir les plus fervents soutiens de ce système, maintenant que leur survie est menacée. Il suffirait ainsi que leurs candidats arrivent troisièmes dans la plupart des circonscriptions et perdent les duels de second tour lors des prochaines élections pour qu’ils perdent presque tous leurs députés. 

Outre le camp présidentiel, le PS et EELV ont également intérêt à la proportionnelle s’ils souhaitent ne plus dépendre des électeurs insoumis pour s’assurer une représentation parlementaire. Après tout, n’est-ce pas justement le fait que les élections européennes soient à la proportionnelle qui les a décidé à rompre la NUPES ? Il en va de même pour les communistes, bien qu’il aient intérêt à un faible seuil pour avoir des élus étant donné leur faible poids électoral. Au-delà de l’intérêt direct de ces forces politiques, la proportionnelle semble en capacité de réunir tous les promoteurs du « barrage républicain », puisqu’elle rendrait très difficile pour le RN la conquête d’une majorité absolue. Si le parti d’extrême droite est bien le premier parti de France, les élections de dimanche dernier ont en effet confirmé qu’une majorité de Français sont toujours fermement opposés à ce qu’il gouverne. 

Ainsi, après des décennies de promesses rompues d’instauration de la proportionnelle, celle-ci pourrait arriver plus rapidement qu’on ne le pense. Elle permettrait en outre de sortir de l’injonction au « front républicain » devenue systématique en permettant à chacun de voter pour la liste qui représente le mieux ses idées. Plus ce refrain est utilisé, plus il s’use et plus il nourrit le discours du RN autour d’un retour de « l’UMPS ». Cependant, une fois en place, la proportionnelle impliquera la formation de gouvernements de coalition et de nombreux compromis entre partis politiques, comme cela est le cas chez nos voisins. Une manière de faire de la politique à laquelle la France n’est pas habituée.

L’instauration de la proportionnelle ne sera pas suffisante pour résoudre la crise politique actuelle.

Surtout, l’instauration de la proportionnelle ne sera clairement pas suffisante pour résoudre la crise politique actuelle. Toute réforme constitutionnelle digne de ce nom devra s’attaquer au rôle omnipotent du locataire de l’Elysée. Outre les risques que posent la concentration de pouvoirs entre les mains d’une seule personne, il est désormais évident que l’élection à deux tours, dont un duel, est inadaptée à un système politique tripolaire. Alors qu’elle a historiquement été la plus en pointe dans la critique de la Ve République, il y a donc quelque chose de surprenant à ce que la gauche n’en parle subitement plus. L’heure n’est pourtant pas aux pudeurs de gazelles.

Non, un peuple souverain disposant du RIC n’est pas « dangereux »

Le RIC était l’une des principales revendications du mouvement des gilets jaunes. © Olivier Ortelpa

La France est-elle vraiment une démocratie ? La concentration des pouvoirs entre les mains du Président de la République, l’accumulation de lois passées par 49.3 et la représentativité limitée des parlementaires invitent en tout cas à poser la question. Face à ce constat, les gilets jaunes avaient porté une demande simple et pourtant révolutionnaire : l’instauration du référendum d’initiative citoyenne (RIC). A chaque fois que cette option est évoquée, elle suscite néanmoins des inquiétudes auprès d’une part de la population, qui craint une « tyrannie de la majorité » ou des décisions prises sous le coup de l’émotion et des fake news. Il suffit pourtant d’étudier les pays disposant du RIC pour réaliser que ces peurs sont infondées. Article de Raul Magni-Berton, politologue à l’Université catholique de Lille, originellement publié sur The Conversation France.

Depuis vingt ans, l’émergence de partis « populistes » questionne la place du peuple dans nos démocraties libérales. De l’extrême gauche à l’extrême droite, il est commun d’affirmer que « le peuple français n’est pas entendu » sur l’immigration, ou que le peuple français ne veut pas de la guerre, ou encore que les élites ont trahi le peuple. Selon certains observateurs, donner plus de souveraineté au peuple serait dangereux pour trois raisons. Sont-elles valables ?

Premièrement, l’argument de l’oppression des minorités par la tyrannie de la majorité remonte à Benjamin Constant. Celui-ci met en avant qu’une démocratie libérale doit protéger ses minorités, et que cela n’est pas possible si tous les pouvoirs sont concentrés dans les mains du peuple, ou plutôt de sa majorité. Beaucoup d’opposants au suffrage universel avançaient cet argument, à l’instar de Sir Henry Sumner Maine pour qui réforme religieuse et tolérance pour les dissidents n’auraient pas vu le jour sous le suffrage universel. Si le suffrage universel n’est plus l’objet de critiques, cet argument est encore utilisé dans les débats sur l’extension des droits des citoyens.

Deuxièmement, la pleine souveraineté populaire conduirait à l’affaiblissement des contre-pouvoirs – notamment les juges et les autorités indépendantes. Ceux-ci devraient se plier à une législation volatile qui changerait au gré des caprices des émotions populaires. Cet argument, qui remonte à Montesquieu, est aussi régulièrement avancé aujourd’hui.

Enfin, les choix arbitraires d’une masse peu informée produiraient le plus souvent erreurs ou décisions contradictoires. Au XIXe siècle, c’était un argument courant. Gustave Flaubert, par exemple, affirmait que « Le peuple est un éternel mineur ». Cette crainte se retrouve aujourd’hui sous une forme plus raffinée : les masses seraient sujettes aux biais cognitifs et au manque d’information.

Ces trois dangers seraient incarnés par les partis populistes, dont l’exemple paradigmatique est le national-socialisme. Les nazis ont été élus par le peuple en Allemagne et Hitler a concentré le pouvoir dans ses mains en utilisant deux référendums. Ainsi, flatter le peuple créerait des monstres.

Le nazisme, un exemple trompeur ?

Premièrement, les nazis n’ont jamais bénéficié de la majorité des voix en Allemagne, mais du soutien de la majorité des députés qui leur ont donné les pleins pouvoirs. C’est donc plutôt le fonctionnement représentatif qui est ici en cause.

Deuxièmement, les référendums en 1933 et 1934 se sont tenus après la concentration du pouvoir entre les mains de Hitler. Les résultats – proches de 100 % de oui – furent largement influencés par des pratiques d’intimidation physique ou d’autres manipulations électorales.

Troisièmement, Hitler ne s’est jamais distingué par une rhétorique faisant du peuple le souverain. Dans Mein Kampf, il affirme que ses buts « ne sont compris que d’une très petite élite » et que « les grandes masses sont aveugles et stupides ». Selon lui, leur seule  motivation stable est « l’émotion et la haine ».

La Suisse des années 1930, grande oubliée

Si en Allemagne la recherche du peuple souverain n’était pas prioritaire, dans la Suisse voisine elle était au cœur du système politique. Les citoyens suisses avaient le droit de modifier directement leur Constitution depuis presque un demi-siècle, par l’initiative populaire et le référendum obligatoire.

Ce pays est le seul territoire de langue germanique où, lors de la montée d’Hitler, les partis d’inspiration nazie étaient pratiquement inexistants. Avec sa démocratie directe, la Suisse a aboli la peine de mort au moment où fonctionnaient les chambres à gaz dans les pays voisins. Elle a reconnu comme langue nationale la langue romanche pourtant parlée par moins de 2 % de la population. La minorité romanche n’a pas été la seule à être privilégiée, puisque beaucoup de minorités recevaient alors asile dans ce pays, qui, contrairement à l’Allemagne, ne jurait que par le peuple souverain.

De fait, historiquement, la recherche de la souveraineté populaire a souvent été le moteur de l’établissement et de la perpétuation des régimes basés sur les contre-pouvoirs, les droits fondamentaux et la protection des minorités. Ainsi, à l’époque où les monarchies étaient largement majoritaires, les régimes représentatifs sont nés au nom de la souveraineté du peuple. Cela a été le cas aux États-Unis et en France, deux pays qui ont porté les premières Constitutions libérales à la fin du XVIIIe siècle. C’est aussi au nom du peuple souverain que le suffrage a été progressivement élargi en France.

Qu’est-ce que la souveraineté populaire ?

Que signifie donc exactement que le peuple est souverain ? Dans son acception la plus littérale, la souveraineté fait référence à une autorité suprême, qui peut modifier toutes les décisions, mais dont les décisions ne peuvent être modifiées par aucune autre autorité.

Dans les systèmes contemporains, cela correspond à la capacité à contrôler la constitution, qui est au sommet de la hiérarchie des normes. En ce sens, la souveraineté est populaire si le peuple peut directement réviser la Constitution. Cette configuration correspond à ce qu’on appelle la démocratie directe.

Le pouvoir populaire de réviser la Constitution se compose en deux aspects. Le premier consiste à pouvoir initier une révision. Si les systèmes représentatifs restreignent l’initiative aux représentants, les démocraties directes confèrent ce pouvoir à l’ensemble de leurs citoyens. Le deuxième pouvoir consiste à avoir un droit de veto sur la législation. Quand la démocratie est directe, le droit de veto est conféré au peuple directement (par référendum), et non à ses représentants. Aujourd’hui, les régimes qui reposent sur la souveraineté populaire sont la Suisse, l’Uruguay, une partie des États-Unis et quelques micro-États comme les îles Palaos ou le Liechtenstein.

Il est important de ne pas confondre des institutions de démocratie directe avec des pratiques plébiscitaires. Dans beaucoup de pays, les référendums existent, mais ne confèrent aux électeurs ni un droit d’initiative ni un droit de veto. Ils se limitent à la possibilité pour le pouvoir exécutif de consulter son peuple (comme c’est le cas en France). De ce fait, il s’agit souvent de simples questions, et non de lois rédigées. La formulation des questions est parfois manipulatoire. Par exemple, fin 2023, les Vénézuéliens devaient se prononcer sur la question ainsi formulée par leur président :

« Êtes-vous d’accord d’opposer, par toutes les voies juridiques, les revendications du Guyana à disposer unilatéralement, en toute illégalité et en violation de la loi internationale, de la zone maritime encore en arbitrage ? »

La démocratie directe est-elle dangereuse ?

Depuis plus de 100 ans que la Suisse, l’Oregon, le Colorado ou le Dakota du Nord fonctionnent ainsi, on peut constater que dans ces démocraties directes le respect des minorités, les droits fondamentaux, et l’indépendance des juges sont bien plus développés que dans la plupart des régimes représentatifs, dont la France. Leur économie connaît également d’excellents résultats, affichant un PIB par habitant parmi les plus élevés du monde (ce n’était pas le cas avant la mise en place de leur démocratie directe). De même, l’Uruguay caracole en tête de son continent dans les indicateurs de prospérité et de bonne gouvernance démocratique – dont l’indépendance des juges).

La stabilité et la durée de ces régimes sont aussi considérables. Aucun tournant illibéral n’est à enregistrer, sauf le coup d’État de 1973 en Uruguay que les Uruguayens n’ont pas causé. Au contraire, lorsqu’en 1980, la junte militaire a voulu réviser la Constitution et a soumi la proposition à référendum – comme la Constitution l’obligeait – les Uruguayens l’ont rejetée.

Pourquoi les peuples ne sont pas incompétents et dictatoriaux

Il y a au moins trois raisons pour expliquer que, quel que soit le niveau d’« incompétence » des électeurs, les démocraties directes fonctionnent très bien. Tout d’abord, contrairement à des majorités parlementaires, la majorité d’un peuple n’a pas la possibilité de contrôler l’action de l’exécutif ou des juges. En effet, la majorité d’un peuple n’est pas coordonnée ni structurée et, pour lancer une réforme par pétition et référendum, il lui faut environ trois ans. La séparation des pouvoirs apparaît donc plus solide sous une démocratie directe.

Deuxièmement, bien que les électeurs soient moins bien informés, la complexité des décisions qu’ils ont à prendre est moindre par rapport à leurs représentants. Le votant, lui, peut simplement voter pour défendre son intérêt personnel. L’idée est que, si tout le monde vote pour son propre intérêt, on parvient à un résultat qui, par définition, prend en compte l’intérêt de chacun. En revanche, on n’attend pas d’un représentant qu’il suive son intérêt. Il doit non seulement être altruiste mais aussi formidablement bien informé : il doit connaître l’intérêt de tous les représentés, ainsi que les conséquences de ses choix sur chacun d’entre eux. En fait, la démocratie directe demande beaucoup moins aux votants, et c’est leur nombre qui se charge de réduire l’impact de l’incompétence de chaque individu. Voilà pourquoi les décisions prises par référendum sont souvent raisonnables.

Troisièmement, les majorités populaires, contrairement aux majorités parlementaires, sont instables. Chaque individu se retrouve souvent membre d’une minorité dans certains référendums. Dès lors, un équilibre s’installe où les revendications minoritaires tendent à être acceptées si elles ne nuisent pas trop à la majorité.

Les craintes des systèmes qui donnent une place centrale à la législation directe par les citoyens diffèrent finalement peu de celles envers le suffrage universel. Elles se nourrissent d’une faible connaissance des équilibres qui se créent dans les États qui la pratiquent. Au XVIIIe siècle, la France a été le premier pays au monde à se doter d’une constitution moderne promouvant une pleine souveraineté populaire. Cette Constitution, suspendue pendant la terreur, fut ensuite remplacée par les constitutions napoléoniennes. Les Français redemandent depuis régulièrement le retour d’une forme de démocratie directe (révolution de 1848, « gilets jaunes »…) Peut-être ne faudrait-il pas avoir si peur de droits au fondement de l’histoire de notre pays et paisiblement appliqués chez certains de nos voisins ?

Qui sont les députés qui pourraient faire tomber le gouvernement ?

Le vote de la motion de censure a lieu ce lundi 20 mars. Certains députés Les Républicains demeurent pourtant indécis et pourraient faire basculer le vote. De nombreux Français ont décidé d’interpeller leurs élus par courriel, par téléphone ou en allant à leur rencontre en circonscription, afin d’engager le débat et de dissiper les derniers malentendus. À quelques heures d’un vote décisif, le dialogue et l’échange peuvent aider à dénouer certaines situations. Les contacts des parlementaires sont recensés sur le site de l’Assemblée nationale, nous en relayons l’annuaire.

Si une majorité de 287 voix est réunie, le gouvernement Borne sera contraint de démissionner. C’est la motion déposée par le groupe Libertés, Indépendants, Outre-mer et Territoires (LIOT), qui est susceptible de rassembler le plus largement. Si toute l’opposition se rallie à la motion, 27 voix manquent encore, soit l’exact nombre des députés LR encore indécis. 34 ont d’ores et déjà déclaré ne pas vouloir voter pour la démission du gouvernement. Voici ceux qui hésitent encore.

• Aurélien Pradié – Lot (1re circonscription)

93 Rue Caviole 46000 Cahors

05 65 30 22 87

[email protected]

• Jean-Yves Bony – Cantal (2e circonscription)

4 Rue Fernand Talandier 15200 Mauriac

04 71 68 37 87

[email protected]

• Vincent Descoeur – Cantal (1re circonscription)

24 Rue Paul Doumer 15000 Aurillac

04 71 47 41 87

[email protected]

• Hubert Brigand – Côte-d’Or (4e circonscription)

1 Place de la résistance 21400 Chatillon-sur-Seine

[email protected]

• Nicolas Ray – Allier (3e circonscription)

2 Place de la source de l’hôpital 03200 Vichy

06 65 82 66 42

[email protected]

• Emmanuelle Anthoine – Drôme (4e circonscription)

56 Avenue Gambetta-Marly B 26100 Romans sur Isère

04 75 48 35 51

[email protected]

• Vincent Seitlinger – Moselle (5e circonscription)

15 Avenue de la gare 57200 Sarreguemines

03 57 87 00 20

[email protected]

• Pierre Vatin – Oise (5e circonscription)

Impasse d’Angoulême 60350 Courtieux

03 44 42 19 78

[email protected]

• Jean-Pierre Vigier – Haute-Loire (2e circonscription)

12 Avenue Clément Charbonnier 43000 Le-Puy-en-Velay

[email protected]

• Stéphane Viry – Vosges (1re circonscription)

29 Avenue Gambetta 88000 Epinal

03 29 29 29 60

[email protected]

• Emmanuel Maquet – Jura (3e circonscription)

2 Rue de la rose des vents 80130 Friville-Escarbotin

03 22 30 15 35

[email protected]

• Justine Gruet – Jura (3e circonscription)

[email protected]

• Jérôme Nury – Orne (3e circonscription)

5 Boulevard du Midi 61800 Tinchebray Bocage

02 33 37 29 77

[email protected]

• Frédérique Meunier – Corrèze (2e circonscription)

2 Bis Avenue du Président Roosevelt 19100 Brive La Gaillarde

05 55 22 59 47

[email protected]

• Isabelle Périgault – Seine-et-Marne (4e circonscription)

4 Rue Hugues Le Grand 77160 Provins

01 60 67 78 72

[email protected]

• Isabelle Valentin – Haute-Loire (1re circonscription)

Rue Maréchal Fayolle 43000 Le Puy en Velay

04 71 59 02 64

0471590264

[email protected]

• Raphaël Schellenberger – Haut-Rhin (4e circonscription)

8 Rue James Barbier 68700 Cernay

03 89 28 20 59

[email protected]

• Alexandre Portier – Rhône (9e circonscription)

413 Rue Philippe Héron 69400 Villefranche-sur-Saône

04 74 65 74 53

[email protected]

• Thibault Bazin – Meurthe-et-Moselle (4e circonscription)

17 Rue Carnot 54300 Lunéville

03 83 73 79 58

[email protected]

[email protected]

• Alexandra Martin – Alpes-Maritimes (8e circonscription)

[email protected]

• Josiane Corneloup – Saône-et-Loire (2e circonscription)

[email protected]

• Michel Herbillon – Val-de-Marne (8e circonscription)

118 Avenue du Général de Gaulle, 94700 Maisons-Alfort

01 43 96 77 50

[email protected]

• Mansour Kamardine – Mayotte (2e circonscription)

117 Route nationale Passamainty 97600 Mamoudzou

[email protected]

• Pierre Morel-À-L’huissier – Lozère (1re circonscription)

3 Allée Piencourt 48000 Mende

04 66 32 08 09

[email protected]

• Béatrice Descamps – Nord (21e circonscription)

[email protected]

• Jean-Luc Warsmann – Ardennes (3e circonscription)

11 Rue Carnot 08200 Sedan

03 24 27 13 37

[email protected]

« Nous ne sommes pas dans le même camp » : quand les classes dominantes rompent l’illusion du consensus

https://fr.m.wikipedia.org/wiki/Fichier:2018-12-01_14-17-37_manif-GJ-Belfort.jpg
© Aïssa Kaboré

Le 17 novembre 2018, la population française se soulevait et un mouvement historique commençait. Très rapidement, une répression policière sans précédent s’abattait sur les manifestants, légitimée par l’appareil médiatique. Aux yeux crevés et aux mains arrachées répondait la disqualification systématique du mouvement par les principales chaînes d’information. Le préfet de police de Paris, Didier Lallement, avait mieux que quiconque exprimé la rupture avec la neutralité de l’appareil d’État en déclarant à une manifestante : « Nous ne sommes pas dans le même camp ». Dans un ouvrage éponyme publié aux éditions Zortziko (Nous ne sommes pas dans le même camp – Chronique d’une liberté bâillonnée), Maïlys Khider analyse ce phénomène par le menu. Nous en publions ici un extrait.

Ne parlons pas de violences policières. Le monarque Macron l’a ordonné. Et il a raison [1]. Parlons plutôt de violences d’État. De ses préfets, de ses ministres de l’Intérieur. Violences de sa part aussi, puisque les sous-verges en question exécutent les ordres de l’Élysée.

En 2018, un an après l’élection inattendue d’Emmanuel Macron, la société française atteint un point de rupture : celui qui acta le début du mouvement des Gilets jaunes et, avec lui, le ravage d’une liberté d’expression déjà malmenée ; mais aussi le matraquage de la liberté de se montrer révolté dans l’espace public. N’en déplaise au souverain, cela vaut bien quelques lignes. Parler des Gilets jaunes implique d’assumer une certaine position.

Si beaucoup d’observateurs politiques se sont vivement opposés au mouvement, j’ai compté parmi les rangs des manifestants. À quoi bon feindre une neutralité inexistante ? Un positionnement militant n’entrave en rien une analyse approfondie. Ou, comme l’écrivait mieux que moi Albert Camus, le goût de la vérité n’empêche pas de prendre parti. Alors, afin de m’adresser directement à vous, lecteurs et lectrices, et afin d’être transparente quant aux expériences qui ont façonné ma pensée, permettez-moi de vous raconter une anecdote. Elle illustre si bien le traitement réservé au peuple descendu exprimer ses doléances, que je ne peux m’empêcher de m’en servir pour introduire mon propos. J’en suis sûre, beaucoup d’entre vous identifieront leur vécu à cette histoire.

L’après-midi du 1er mai 2019, c’est jour de Fête du travail. Il fait beau à Paris. Aucun nuage à l’horizon. La manifestation dûment déclarée s’élance au départ de Montparnasse pour rejoindre la place d’Italie. Un court trajet de trois kilomètres qui réunit retraités, professeurs, médecins, ouvriers, cheminots, étudiants, journalistes, syndicalistes et autres joyeux exaltés. Dans un esprit d’union, les corps avancent au rythme des percussions et autres musiques diffusées par les mégaphones des camions. L’ambiance est festive. On danse, on brandit des drapeaux et des pancartes, on discute politique. Le traditionnel « Anti, anti-capitaliste ! » trouve écho chaque fois que quelqu’un le lance. Le flot jaune fluo irrigue les avenues dans une respiration populaire.

En haut du boulevard de l’Hôpital, à 200 mètres de la place d’Italie, un barrage de forces de l’ordre bloque la foule, sans explications. En cortège de tête, les questions fusent mais restent sans réponse. L’incompréhension grandit à mesure que l’assemblée étourdie se compacte. Les rangs grossissent et se resserrent malgré eux. La chaleur de l’après-midi et la promiscuité font transpirer les corps. Des familles stagnent. Des enfants, des personnes âgées, des couples. Pas de débordements, mais tous sont comme assommés. Soudain, des bombes lacrymogènes pleuvent sur la foule. Les cibles les moins chanceuses pleurent, toussent, crachent, suffoquent. Pour fuir les effluves toxiques, certains redescendent l’artère parisienne à la recherche d’air frais. Surprise ! Un autre mur de policiers en armures attend là. Nous sommes nassés. Plus personne ne sait où se diriger.

Toujours pas de violence. De nouveau, les lacrymos s’échouent sur le sol, laissant s’échapper leur poison. L’agitation monte, mais la plupart des gens restent tétanisés. Chacun se réfugie dans un petit carré d’herbe, ou le long des immeubles. Un étrange ballet débute. Une chasse déconcertante. Des policiers déplacent des individus dans des directions aléatoires. « Allez par là-bas », somme sèchement un CRS sous son effrayante carapace. La jeune femme suit l’ordre. Un autre la presse de retourner à son point de départ. Le troupeau est ballotté, sans échappatoire. L’angoisse s’ajoute à la nervosité. Immobiles et craintifs, une femme et un homme, tous deux âgés, sont brutalement poussés dans un magasin par un agent surexcité. Ils se heurtent plusieurs fois aux stores de la boutique avant d’y entrer de force. Puis, le policier s’en va…

Pour saisir ce qui peut bien engendrer de tels comportements policiers, je remonte le boulevard et m’arrête au niveau de l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière. C’est là que s’est jouée l’une des scènes les plus glaçantes de cette journée. Un homme vêtu de noir et encagoulé fracasse l’entrée de l’hôpital à coups de marteau. Des Gilets jaunes lui hurlent de s’en aller : « Casse-toi! », « Dégage! », « Mais qu’est-ce que tu fais? ». Personne n’ose l’approcher. Là, une vingtaine de CRS percent la foule dans sa direction, jettent un regard sur lui… et poursuivent leur chemin. Pas un mot, une ligne, ni une image de cette scène dans les médias. Plus loin, le chaos a pris le dessus. Des poubelles prennent feu, la vitre d’une banque a été brisée. Une fois ces dégâts commis, tout le monde a été autorisé à passer et entrer sur la place d’Italie. Des affrontements entre manifestants et forces de l’« ordre » se sont poursuivis jusqu’à épuisement.

Après cette journée, le choc s’est mêlé aux interrogations : pourquoi cette nasse ? Tantôt stratégie du ministère de l’Intérieur censée contenir des débordements, tantôt traitement inhumain, femmes et hommes y sont réduits au rang de bêtes encerclées, piégées, traquées et gazées. Pour rappel, la nasse est censée isoler des individus dangereux ou violents. En 2017, le préfet de police promettait au Défenseur des droits, préoccupé par le recours à cette pratique, que les nasses avaient été remplacées par des techniques d’encerclement de nébuleuses inquiétantes.

Mensonge avéré. Les questionnements ne s’arrêtent pas là. Pourquoi ne pas avoir arrêté le black bloc qui cognait la Salpêtrière ? Pourquoi avoir agressé des personnes âgées ? Pourquoi brimbaler les gens de gauche à droite, d’avant en arrière ? Pourquoi les médias n’ont-ils (dans leur immense majorité) rien rapporté de tout cela ? Autant d’interrogations qui obligent à explorer ce qui reste de notre liberté d’expression collective en France. J’emploie volontairement le terme « liberté » et non pas droit.

Car les cinq années passées ont taillé une vive démarcation entre ce droit théoriquement fondamental de manifester et la réelle marge dont nous disposons pour exprimer des exigences sociales dans l’espace public. Et ce de manière groupée, sans que le pouvoir tente de nous châtier et nous décrédibiliser, tremblant à l’idée de voir un peuple déterminé à récupérer ce qui lui est depuis si longtemps confisqué : la possibilité de participer à l’orientation de la politique de son pays. D’être acteur et non plus simple témoin mécontent et victime du massacre social organisé depuis trente ans, et aggravé par Emmanuel Macron.

Dans un pays qualifié de « démocratie », cette participation est loin d’être un acquis. Le dépouillement de toute forme de souveraineté et les frustrations qu’il provoque ont été mis au grand jour dès le 17 novembre 2018, lors de la première manifestation des Gilets jaunes. Sans nier l’importance de mouvements sociaux précédents, la révolte des Gilets jaunes fut une flambée d’autant plus impressionnante qu’elle éclata à la suite de l’augmentation du prix du pétrole, une « mesurette » sans grand enjeu pour de riches technocrates étrangers à l’impact de l’amputation de quelques dizaines d’euros dans un mois. Cette fois-ci, l’accumulation de maltraitances sociales a conduit à un embrasement soudain. Il fut le fruit de l’explosion d’une colère latente.

La mise à l’ordre du jour d’une multitude de revendications négligées, ignorées. C’est pourquoi, par souci de clarté, j’ai décidé de concentrer la réflexion qui suit autour des Gilets jaunes. Sans minimiser l’importance d’autres formes de violences (notamment en banlieue ou lors de rassemblements pour l’environnement), il ne semble pas imprudent d’affirmer que la crise des Gilets jaunes mérite une attention toute particulière : la persistance des rendez vous chaque samedi, l’ampleur des rassemblements, les revendications nouvelles qui ont éclot (le référendum d’initiative citoyenne par exemple), mais aussi la visibilisation de personnes venues des périphéries et le sentiment national qu’elle a créé, en font un phénomène majeur et à part.

Le mouvement des Gilets jaunes cristallise à lui seul des enjeux de liberté d’expression, de réunion, de renouvellement de nos institutions, de répression et de survie de la démocratie. Malgré la fin du mouvement tel qu’il a existé durant environ un an et demi (de 2018 à début 2020), ses acteurs restent marqués par les événements. Ce livre n’aurait pu exister sans eux : Gilets jaunes, avocats, magistrats, journalistes et chercheurs, qui ont nourri la réflexion qui suit. Car il reste indispensable d’analyser par quels moyens imbriqués (physiques, psychologiques et politiques) nos élites ont tenté (ont-elles réussi ?) de briser l’énergie engrangée et de défaire la vigueur d’un corps social réuni pour parler d’une seule voix.

Notes :

[1] « Ne parlez pas de « répression » ou de « violences policières », ces mots sont inacceptables dans un État de droit. » Emmanuel Macron, le 7 mars 2019, lors du grand débat de Gréoux-les-Bains

[2] Rapport 2020 de l’Action des chrétiens pour l’abolition de la torture (ACAT), Maintien de l’ordre :
à quel prix ?

« C’est la révolution française qui a inventé l’idée du RIC » – Entretien avec Clara Egger

Le RIC était une revendication phare des gilets jaunes. © Olivier Ortelpa

Alors que la légitimité des représentants élus est particulièrement faible et que les pouvoirs sont fortement concentrés entre les mains du Président, la demande de démocratie directe se fait de plus en plus forte. Le mouvement des Gilets jaunes, expression d’un ras-le-bol envers les élites politiques et d’une exigence de rendre du pouvoir au peuple, a ainsi fait du référendum d’initiative citoyenne l’une de ses principales demandes. Pour mieux comprendre cet outil plébiscité, dont les subtilités ne sont pas forcément maîtrisées par tous, nous avons interrogé la politologue Clara Egger, candidate à l’élection présidentielle pour « Espoir RIC ». Bien qu’elle n’ait pas réussi à réunir les 500 signatures requises, sa détermination à mettre en place cet outil démocratique reste entière. Pour LVSL, elle présente le RIC et ses effets, répond aux clichés, revient sur la bataille politique et nous explique comment le mettre en place. Entretien réalisé et édité par William Bouchardon et retranscrit par Dany Meyniel.

LVSL – Pour débuter, pourriez-vous présenter brièvement le principe du RIC et les quatre versions qui existent ?

Clara Egger – L’idée est simple : dans une démocratie qui fonctionne, chaque citoyen doit avoir le droit d’écrire la loi. Le premier aspect, c’est l’initiative : chaque individu a le droit de proposer une loi. Ensuite vient le référendum : quand une proposition de loi atteint un certain nombre de soutiens, fixé par la loi, elle est soumise directement à référendum. Cela consiste à créer une nouvelle voie d’écriture de la loi, concurrente à celle du Parlement. En fait, seule une poignée de personnes a aujourd’hui la possibilité d’écrire les lois dans notre pays. Pour la loi ordinaire, c’est en gros le gouvernement, les députés et les sénateurs, soit un petit millier de personnes. Pour la loi constitutionnelle, c’est encore moins. L’idée du RIC est donc d’opérer une révolution démocratique et d’étendre ce droit à chaque citoyenne et citoyen. 

Entrons maintenant dans les détails. Le RIC « CARL » est une terminologie propre au mouvement des Gilets jaunes, qu’on ne retrouve pas dans d’autres pays, où on parle plutôt d’initiative citoyenne. Le « C » renvoie au RIC constitutionnel. C’est le plus important car, si l’initiative citoyenne porte sur les lois constitutionnelles, cela inverse le rapport de force entre citoyens et élus. Cela signifie que la souveraineté n’est pas seulement nationale, mais bien populaire : c’est le peuple qui a la main sur la Constitution. Il peut donc modifier les règles de la représentation politique ou agir sur les traités internationaux. Onze pays dans le monde en possèdent, notamment la Suisse et l’Uruguay. Environ la moitié des États appartenant aux États-Unis d’Amérique l’ont aussi, car les États fédérés ont eux aussi une Constitution. Les Californiens ont un pouvoir de décision bien supérieur au nôtre, même s’ils vivent dans un État fédéral. Par contre, il n’existe pas de RIC au niveau fédéral aux États-Unis d’Amérique.

Après on a le RIC abrogatif ou suspensif, qui permet d’abroger une loi déjà en vigueur. L’exemple le plus proche de nous, c’est l’Italie. C’est par exemple par le RIC abrogatif que les Italiens ont obtenu le divorce. Ce qu’on appelle « RIC suspensif » ou « RIC veto » est assez similaire : une fois une loi adoptée, il y a un temps de mise en œuvre qui permet aux citoyens de pouvoir s’y opposer. C’est le cas en Suisse.

Le « R » renvoie au référendum révocatoire, qui permet de révoquer des élus. Il est très présent en Amérique latine. Par exemple, au Pérou, environ les trois quarts des élus ont une procédure de RIC révocatoire au-dessus de leur tête. Le « recall » pratiqué aux États-Unis est assez similaire. Enfin, il y a le RIC législatif, qui permet de déposer une proposition de loi dite ordinaire, c’est-à-dire non constitutionnelle.

LVSL – Je voudrais rebondir sur la question du référendum révocatoire. Certains s’inquiètent d’une potentielle trop forte tendance à y recourir s’il était mis en place, ce qui pourrait créer une instabilité politique. Que répondez-vous à cet argument ?

C. E. – Personnellement, j’ai une préférence très forte pour les RIC fondés sur des propositions de loi qui permettent justement d’éviter des effets d’instabilité. Surtout, le droit de révoquer un élu reste finalement un droit mineur par rapport à celui de carrément écrire les règles de la représentation politique, c’est-à-dire de pouvoir changer les termes du mandat. En Amérique latine, par exemple, on observe ces effets d’instabilité, mais qui sont plutôt liés au fait que c’est le seul outil dont les citoyens disposent : quand ils ne peuvent pas prendre des décisions par eux-mêmes, ils utilisent la révocation puisqu’ils n’ont pas d’autres outils. Cela explique aussi cette inquiétude autour de l’instabilité.

Malgré tout, le référendum révocatoire apporterait quelque chose de positif dans notre pays. La France est dans une situation assez étrange : seul le Président peut dissoudre l’Assemblée nationale, alors même que le Président est une figure irrévocable ! On pourrait donc concevoir un droit citoyen de démettre le Président et de dissoudre l’Assemblée nationale. Comme on fonctionne par représentation nationale (un député est d’abord l’élu de la nation, avant d’être celui de sa circonscription, ndlr), il faudrait renouveler toute l’Assemblée.

LVSL – Avant de poursuivre sur des questions plus précises, j’aimerais savoir pourquoi vous défendez aussi ardemment la démocratie directe. Quels sont les effets de la démocratie directe sur le rapport qu’entretiennent les citoyens à la politique?

C. E. – Il y a plusieurs types de réponses, mais de manière générale un système de démocratie directe est clairement meilleur que ce que nous connaissons aujourd’hui. Bien sûr, le RIC a des défauts comme tout système de prise de décision mais l’amélioration est nette si on observe ses effets depuis 200 ans en Suisse ou dans la moitié des États-Unis.

Les effets les plus forts sont sur les citoyens : on observe que le RIC produit plus de connaissances politiques. Quand les citoyens décident, ils connaissent aussi beaucoup mieux le fonctionnement de leur système politique. Prenons l’exemple d’une étude menée en Suisse, où il est plus ou moins facile de lancer un RIC suivant les cantons, pour observer les effets en termes d’éducation lorsque l’on peut souvent décider directement, par référendum. Le résultat est sans appel : cela a le même effet que si on amenait toute la classe d’âge non diplômée au premier niveau de diplôme. C’est un effet considérable, comparable à des politiques éducatives coûteuses et offensives. 

Ce n’est pas surprenant : quand les gens décident, ils s’informent, ils connaissent mieux leur système. On l’a observé lors du référendum sur le projet de Constitution sur l’Europe en 2005. On a appris énormément du fonctionnement des institutions, bien plus qu’on en aurait appris dans un cours sur les institutions européennes, parce que les gens ont lu le traité et en ont discuté. Par ailleurs, cela entraîne un autre effet très fort sur la compétence politique, c’est-à-dire la capacité à expliquer pourquoi vous avez voté d’une certaine façon, en donnant des arguments. La qualité de la délibération politique est donc renforcée.

L’autre conséquence majeure du RIC, c’est son effet sur la vivacité du tissu associatif. On a énormément d’associations dans notre pays mais elles pèsent difficilement dans le débat public, à moins d’être un gros lobby avec de gros moyens. Au contraire, quand vous disposez du RIC, l’association qui défend des causes similaires aux vôtres est le premier lieu où vous allez. Vous allez chercher cette expertise. Le tissu associatif est donc bien plus fort.

Il y a aussi un effet attesté sur le degré de bonheur déclaré. Cela peut faire sourire mais les personnes déclarent un bonheur plus élevé quand elles ont plus de contrôle sur leur destin. C’est logique : aujourd’hui, on a la sensation d’être soumis à de l’arbitraire, de subir, ce qui nous rend malheureux. Si vous avez les clés du jeu en main, le bonheur déclaré est plus fort.

Il y a encore d’autres effets, notamment sur la limitation des privilèges des élus. Dans les pays qui ont le RIC, les premiers référendums portent toujours sur des mesures qui limitent les frais de fonction, les mandats, les rémunérations, sur la lutte contre la corruption ou pour plus de transparence politique. Le premier RIC dans l’histoire portait par exemple sur la limitation des rémunérations d’un gouverneur aux États-Unis.

« Je vois la lutte pour le RIC comme la continuité des luttes pour les droits civiques et politiques. Pour moi, c’est la même chose que la lutte pour le suffrage féminin, contre le suffrage censitaire. »

On a un effet aussi sur la qualité de la représentation politique et sur l’instauration de la proportionnelle. Souvent, quand on pense au RIC, on se dit qu’on va voter tout le temps sur tout, mais il ne fonctionne pas ainsi. Il fait surtout peser une épée de Damoclès sur la tête des représentants, qui travaillent différemment parce qu’ils savent que le peuple est souverain. Par exemple, en France, il ne viendrait pas à l’idée de la police d’éborgner un député dans une manifestation. Quand les citoyens ont des droits élevés, la police se comporte différemment, les services publics sont d’une autre qualité, les élus disent des choses différentes, prennent des décisions de façon alternative, car la crainte du pouvoir des citoyens est plus forte. 

Enfin, il y a des dimensions philosophiques. Je vois la lutte pour le RIC comme la continuité des luttes pour les droits civiques et politiques. Pour moi, c’est la même chose que la lutte pour le suffrage féminin, contre le vote censitaire, etc. Le RIC appartient à cette histoire de conquête des droits.

LVSL – Dans votre livre, vous insistez beaucoup sur la nécessité que le RIC soit constitutionnel, c’est-à-dire que les citoyens puissent modifier la Constitution. Pourquoi ne pas se contenter d’un RIC législatif et abrogatif, permettant de changer les lois, en laissant les grands principes constitutionnels intouchables au-dessus ? Par exemple, dans certains pays, certains thèmes, comme les questions budgétaires ou les traités internationaux, ne peuvent faire l’objet d’un RIC. Qu’en pensez-vous ?

C. E. – J’ai une métaphore à ce sujet : le RIC est un peu comme le ski. Si vous voulez apprécier le ski, il faut vraiment se pencher dans la pente. Si vous êtes en arrière, vous allez tomber tout le temps et vous allez trouver cela décevant. Alors que si vous vous penchez vraiment, vous avez peur au début, mais au final vous y arrivez très bien, vous tournez et freinez sans problème.

Blague à part, trente-six pays ont aujourd’hui le RIC sous différentes formes, rarement constituant. Mais il est important qu’il puisse porter sur tous les sujets. Par exemple, le RIC a un effet extrêmement fort sur la limitation des dépenses publiques. Bien sûr, elles ne sont pas nécessairement mauvaises et l’effet du RIC porte sur des thématiques bien particulières : les niches fiscales et des cadeaux fiscaux électoraux notamment. Par exemple, quand Emmanuel Macron a été élu, il a fait des ristournes fiscales à son électorat, comme beaucoup d’autres avant lui. De même, certains grands projets de dépenses, comme les Jeux olympiques de Paris, posent question, en pesant lourd dans la dette publique pour des retombées qui ne sont pas très claires. 

Or, le RIC permet d’avoir des dépenses publiques plus contrôlées mais aussi plus redistributives : on ne sacrifie pas le social mais les dépenses inutiles. On arrête les cadeaux fiscaux et on se concentre sur les besoins de solidarité. Je vous donne un contre-exemple : en Allemagne, le RIC existe au niveau local, mais l’impôt est prélevé à un autre niveau et le financement des projets se fait à l’échelle régionale. Donc comme les gens ne paient pas directement, il n’y a pas vraiment cet effet sur la limitation des dépenses inutiles. D’où la nécessité de donner le contrôle plein et entier du pouvoir budgétaire aux citoyens.

« Si on considère que la souveraineté est populaire, c’est-à-dire qu’elle s’exerce au nom du peuple tout entier, alors pourquoi la limiter sur certains sujets ? Si on considère que la démocratie est dangereuse, alors autant faire des gouvernements de technocrates. »

C’est un peu la même chose en matière internationale. Lorsque le RIC porte aussi sur les enjeux internationaux, on obtient des politiques internationales moins agressives, plus stables, plus coopératives et beaucoup moins d’effets de balancier. Aujourd’hui, quand un nouveau président arrive en France ou aux États-Unis, on rentre ou on sort d’un certain nombre de traités. Si les citoyens pouvaient décider sur ce plan là, on aurait des politiques beaucoup plus crédibles : lorsque la France s’engagerait sur un traité international, ce serait sur du long terme, parce qu’il y a la garantie de tous les citoyens derrière. Donc si on limite le RIC à certains sujets, on prend le risque de se priver de ces effets positifs. 

Enfin, il y a un argument philosophique : si on considère que la souveraineté est populaire, c’est-à-dire qu’elle s’exerce au nom du peuple tout entier, alors pourquoi la limiter sur certains sujets ? Si on considère que la démocratie est dangereuse, alors autant pousser la logique jusqu’au bout et faire des gouvernements de technocrates.

LVSL – Je voudrais aussi vous interroger aussi sur certaines idées reçues. Les opposants du RIC disent par exemple souvent que celui-ci pourrait conduire à adopter des mesures rétrogrades comme le retour de la peine de mort. Ils mettent aussi en avant le risque d’oppression des minorités, en citant le référendum suisse de 2008 sur l’interdiction des minarets. Que répondez-vous à ces objections ?

C. E. – Il y a différents types de réponses possibles. La première c’est qu’il faut faire attention au cherry picking, c’est-à-dire aux exemples choisis. En réalité, les exemples vont dans un sens comme dans l’autre : par exemple la peine de mort a été abolie en Suisse dès 1918. De même, en 1936, lorsque le Front Populaire arrive au pouvoir en France, le mouvement ouvrier est majoritairement en faveur de l’abolition de la peine de mort. Si on avait eu la RIC à ce moment-là, on l’aurait fait en 1936 et pas en 1981. Ce qui a bloqué à l’époque, c’était le Sénat. 

Je peux vous citer une longue liste de référendums progressistes, par exemple celui qui accorde le droit de vote des femmes au Colorado en 1893, avant même la Nouvelle-Zélande, premier pays à le faire à échelle nationale, en 1894. C’est très précoce ! En réalité, une liste exhaustive montre que les référendums ont plus tendance à étendre les droits qu’à les limiter.

L’autre aspect, c’est de regarder ce que les minorités pensent du RIC. Le meilleur pays pour observer cela sont les États-Unis d’Amérique, avec les communautés noires et hispaniques, et c’est dans ces minorités que le taux de soutien au RIC est le plus élevé ! C’est finalement assez logique : aujourd’hui, c’est très difficile pour une minorité de défendre son agenda dans l’opinion publique, alors qu’avec le RIC, elles peuvent faire émerger des sujets dans le débat public. Par exemple, en Suisse, la minorité linguistique romanche, d’environ 15 000 locuteurs (sur 8,6 millions de citoyens suisses, ndlr), a obtenu une protection constitutionnelle par RIC. Concrètement, cela veut dire qu’une personne peut demander un formulaire en romanche et un interlocuteur qui pratique cette langue dans n’importe quelle administration.

Plus largement, les pays qui ont le RIC constituant sont les mieux classés dans leur région en matière de protection des droits des minorités : la Suisse, pour l’Europe, ou l’Uruguay, pour l’Amérique latine, sont tous les deux très hauts dans les classements internationaux sur ces sujets. Lors des récentes votations en Suisse, Il y a eu des choses intéressantes, des votations sur les droits des animaux, notamment des primates. Condorcet disait que ceux qui subissent l’arbitraire d’État sont plus à même de protéger les droits des individus. C’est vrai ! Quand vous êtes du côté de ceux qui subissent, vous n’avez aucun intérêt à écraser une minorité parce que cela peut se retourner contre vous.

La politologue Clara Egger. © Thomas Binet

Sur le référendum sur les minarets, je pense qu’il y a un peu de Suisse bashing, notamment en France. Il faut bien comprendre que c’était un référendum sur les minarets et pas sur les mosquées. Déjà la Suisse a plus de mosquées que la France par rapport à l’importance de sa population musulmane. Ce qui a été rejeté, c’est l’idée qu’il puisse y avoir un appel à la prière cinq fois par jour. C’est plus le fait de pas vouloir être réveillé par un appel à la prière à cinq heures du matin qu’une expression de racisme.

C’est un peu pareil sur la peine de mort. Aucun État n’a rétabli la peine de mort par RIC tandis que beaucoup l’ont aboli par cette voie. Si on regarde les États-Unis, qui ont un goût un peu particulier pour ce châtiment, on voit que les États qui ont le RIC mettent souvent en place des moratoires. En Californie par exemple, les juges condamnent très rarement à mort. On peut imaginer aussi ce qu’aurait donné un RIC sur l’instauration de l’état d’urgence. Je pense qu’il aurait été démantelé, les citoyens n’auraient jamais accepté un truc pareil. 

Pour finir, et pour m’adresser aux lecteurs de LVSL en particulier, il faut reconnaître que le RIC n’est pas directement un outil de lutte sociale. C’est un outil qui permet de prendre des décisions de façon à refléter le souhait du plus grand nombre, d’éviter que la prise de décision soit captée par une élite, en garantissant un pouvoir très fort aux classes sociales les moins représentées politiquement. Les luttes sociales pour l’antiracisme, le féminisme, l’environnement, etc. seront toujours nécessaires. Mais le RIC les rendra beaucoup plus faciles.

LVSL – A l’inverse de cet argument de la tyrannie de la majorité, ne pourrait-on pas dire que le RIC est parfois un outil de tyrannie de la minorité ? On voit par exemple que la participation moyenne dans les votations en Suisse tourne autour de 40 %, ce qui signifie que la majorité de la population ne s’exprime pas. N’y a-t-il pas un risque de laisser les plus politisés, une toute petite élite donc, gouverner au nom du peuple tout entier ?

C. E. – D’abord, la participation aux votations suisses augmente, plutôt autour de 50 % voire un peu plus ces dernières années. Ensuite, l’abstention ne signifie pas la même chose dans un système de démocratie directe où les gens votent tous les mois sur quatre ou cinq sujets ou une fois tous les cinq ans. Si vous passez votre tour une fois tous les cinq ans, les coûts sont élevés. Le RIC produit ce qu’on appelle un public par enjeu, c’est-à-dire il y a des sujets qui mobilisent tout le corps électoral, typiquement les votations sur la loi Covid ou sur l’adhésion aux Nations Unies (la Suisse n’est rentrée à l’ONU qu’en 2002, ndlr), autant de sujets qui rassemblent au-delà des différentes classes sociales. Et puis il y a des sujets de niche, très nombreux en Suisse. Je me rappelle d’une votation à Lausanne sur l’ouverture des bureaux de tabac à côté des gares après vingt heures le dimanche. Dans ces cas-là, beaucoup s’abstiennent car le fait que la majorité vote oui ou non ne va pas changer leur vie.

Surtout, il faut savoir qu’il n’y a jamais un groupe qui s’abstient toujours et ne vote jamais. L’intérêt des citoyens bouge selon les sujets. Il faut vraiment lire l’abstention aux RIC comme le fait que les gens font confiance à la majorité pour prendre la décision la plus adaptée, sur des sujets qu’ils considèrent secondaires. Si on regarde les dernières votations suisses, on est sur des sujets qui rassemblent beaucoup, avec des campagnes très polarisées et une fracturation du corps social. Là, la participation est forte. 

LVSL – Je voudrais aussi aborder la bataille politique pour le RIC, à laquelle vous consacrez tout un chapitre du livre. Le RIC naît en Suisse dès le XIIIe siècle mais l’idée commence vraiment à prendre seulement vers la fin du XVIIIe avec les idées des Lumières, notamment celles de Jean-Jacques Rousseau. Comment cette idée se diffuse-t-elle et pourquoi la France, qui connaît alors la grande révolution de 1789, n’adopte-t-elle pas le RIC ? 

C.E. – C’est ce qui me fait pleurer le soir ! C’est la Révolution française qui a inventé l’idée du RIC : l’idée que chaque citoyen doit avoir le droit de proposer une initiative et qu’il y ait ensuite un référendum, c’est Condorcet qui l’a inventée. La Constitution de l’An I, adoptée en 1793 (mais jamais appliquée, en raison de la guerre contre les monarchies européennes, ndlr), avait d’ailleurs le RIC constituant. Elle prévoyait aussi des mandats très courts, ce qui était très positif sur le plan démocratique. Mais il y avait un grand débat au sein des révolutionnaires de l’époque pour savoir si la démocratie directe est une bonne chose ou pas. Les rédacteurs de la Constitution de l’An I ont gagné une victoire et fait en sorte que les citoyens puissent exercer pleinement la souveraineté. Mais après la Terreur, les libéraux ont réussi ce coup de force de ressortir une constitution qui n’était absolument pas celle qui devait s’appliquer. C’est un hold-up de l’histoire qui nous a privé du RIC, ce n’est pas vrai de dire que la culture démocratique française est étrangère à ce processus. Les Suisses eux-mêmes disent que c’est grâce aux Français qu’ils ont le RIC !

« Des RIC fonctionnels n’ont jamais été concédés par les élites de bon gré. »

Il est temps de mettre fin à ce détour relativement long qui a fait que nos élus politiques refusent de concéder le pouvoir. Il est donc important de souligner que c’est la France qui l’a inventé pendant la Révolution française, que les Suisses l’ont repris et les Français se le sont fait voler, par ceux qui voulaient absolument éviter que les pauvres et les citoyens de base puissent décider dans notre pays. Tout aurait pu être autrement. 

Cette histoire nous apprend quelque chose pour le combat actuel pour le RIC : des RIC fonctionnels n’ont jamais été concédés par les élites de bon gré. A chaque fois que les partis politiques concèdent le RIC il y a un gros mouvement social derrière. On le voit durant les vagues de démocratisation post Deuxième Guerre mondiale avec des pays comme l’Italie qui ont adopté le RIC mais qui ne sont que des RIC de façade… En fait l’histoire est exactement la même que celle du suffrage féminin : c’est lorsqu’il y a la peur d’une révolution que les élites politiques concèdent le RIC. Ca marche aussi lorsqu’il y a une menace extérieure, comme à Taïwan, où le pouvoir a concédé le RIC à ses citoyens en 2016 par peur d’une invasion chinoise, afin de serrer les rangs et de créer une unité nationale.

La Révolution française a donc inventé le RIC et je crois qu’il est temps qu’on redécouvre cet outil. Ce qui est étonnant, c’est que les élites intellectuelles, médiatiques ou politiques n’y connaissent rien. J’ai récemment fait un débat chez Frédéric Taddeï où je parle du RIC constituant avec Emmanuel Todd et une représentante d’une élue ex-LR qui me dit qu’elle préfère le RIC à la suisse, je lui dis c’est la même chose et elle me répond « non pas du tout ». Donc elle ne sait pas ce que c’est ! Les médias nous disent que le RIC serait fasciste, les intellectuels pensent que laisser les gens décider entraînerait les dix plaies d’Égypte. Ce sont les mêmes discours que ceux des adversaires du suffrage féminin : on disait alors que les femmes sont trop émotives, qu’elles prendraient des décisions complètement chaotiques. On entendait la même chose sur le suffrage universel masculin : si on fait voter les gueux ils vont réduire toutes les libertés, détruire les droits, on va vivre dans le chaos absolu… Et pourtant aujourd’hui personne ne s’opposerait, en tout cas publiquement, au droit d’élire.

LVSL – En effet, le RIC n’a jamais été concédé gracieusement par les élites. Ce n’est arrivé que dans des situations où celles-ci étaient très sévèrement menacées par des mouvements sociaux ou des contraintes extérieures. En France le moment où cette question a réémergé a été durant les Gilets jaunes. Je partage votre analogie avec les autres mouvements pour les droits civiques, mais ceux-ci sont quand même assez peu nombreux. On aurait imaginé que les revendications des Gilets jaunes seraient restées sur des questions de redistribution et de justice fiscale. Comment expliquer que le RIC soit devenu la revendication phare du mouvement ? 

C.E. – Les mouvements de lutte pour le RIC en France datent des années 1980. En 1995, presque tous les candidats à l’élection présidentielle avaient ce qu’on qualifiait de référendum d’initiative populaire dans leur programme. Les premiers sondages où on demande si les gens sont favorables au RIC datent de 2011 et le niveau de soutien est déjà à 70%. Un travail de fond a été mené par des associations, je pense particulièrement à l’association Article 3, qui travaille le sujet depuis longtemps avec Yvan Bachaud. Nous avons aussi beaucoup de nos départements frontaliers avec la Suisse. Donc le RIC était déjà un peu connu.

Evidemment, l’idée a pris une tout autre ampleur avec les Gilets jaunes. Fin novembre 2018, un habitant de Saint-Clair-du-Rhône (Isère) avait invité Maxime Nicolle, un des leaders des Gilets jaunes, Etienne Chouard, qui militait sur l’importance d’écrire la Constitution par nous-mêmes mais pas vraiment sur le RIC, Yvan Bachaud, le grand-père du RIC, et son jeune lieutenant Léo Girod. Ils ont fait une table ronde et c’est à ce moment-là que le RIC a vraiment émergé, pour dire « et si au lieu de s’opposer à des lois à mesure qu’elles arrivent, on prenait le pouvoir ? ». Il suffit d’un entrepreneur de cause, de quelqu’un qui a cette capacité à disséminer cette idée dans les groupes mobilisés. Si vous allez sur des ronds-points en parler aux Gilets jaunes, ils ne savent pas forcément ce que c’est mais ils savent que c’est une bonne idée. Au contraire, si vous allez dans les cercles universitaires, ils ne savent pas non plus ce que c’est, mais ils savent que c’est une mauvaise idée ! 

Désormais, il ne faut pas relâcher cette pression en sachant que nous ne sommes pas seuls : le mouvement pour le RIC va bien au-delà de la France et concerne toutes les vieilles démocraties de l’Europe. Aux Pays-Bas, par exemple, le RIC n’est pas du tout un tabou. Notre système démocratique a un problème, les classes populaires sont dépossédées du pouvoir. L’Allemagne, elle, en parle aussi, mais toujours avec ce traumatisme qu’a été le régime nazi, et donc une crainte du référendum et du plébiscite. Les pays autour de nous sont un peu en train de tomber comme des dominos sur cette question. On est vraiment dans une période où, même si les Gilets jaunes sont aujourd’hui un peu moins visibles, l’enjeu est là. Dans le dernier sondage qu’on a fait sur le RIC constituant, à la question « seriez-vous favorable à ce que 700 000 citoyens puissent soumettre un amendement à la Constitution au référendum », on a eu 73% d’opinions favorables !

Désormais les gens connaissent le RIC et le souhaitent. Ce qui est difficile c’est cette résistance des élites politiques, on se heurte vraiment à un mur. Il faut donc réussir à augmenter la pression et toucher différents canaux comme celui électoral. Le suffrage masculin a triomphé quand le mouvement ouvrier s’est rassemblé sur cette question, lorsque les organisations se sont dit « on demande d’abord ça, on s’engueulera après ». Pareil sur le suffrage féminin : certaines suffragettes voulaient d’abord des droits économiques mais toutes se sont finalement rassemblées pour pouvoir décider par elles-mêmes.

LVSL – La grande majorité des Gilets jaunes n’étaient pas encartés dans des partis ni membres de syndicats ou même d’associations. Pourtant certains partis politiques ou candidats revendiquent aussi le RIC. Quels sont les courants politiques les plus favorables à cet outil, et à l’inverse ceux qui y sont le plus opposés ? 

C.E. – D’abord il faut distinguer les élites partisanes de la base. Concernant les électeurs ou sympathisants, les résultats sont clairs : plus le mouvement politique est perdant dans la compétition électorale, plus il soutient le RIC, moins il est perdant, moins il le soutient. On le voit dans le sondage que nous avons commandé. Les électeurs du Front National, de la France Insoumise, de Philippe Poutou, de Nathalie Arthaud, de Jean Lassalle et de Nicolas Dupont-Aignan sont très favorables au RIC. Ils le sont d’autant plus qu’ils viennent de classes populaires, avec des niveaux de revenus et d’éducation bas. Ce sont les perdants du système de la représentation politique, ceux dont les idées ne sont jamais au pouvoir. 

La ligne de clivage a toujours été la même dans l’histoire. Les anarchistes ont défendu le RIC, les marxistes aussi quand ils n’avaient pas le pouvoir, mais quand ils l’ont eu en URSS, ils ne l’ont jamais mis en place. Quand les chrétiens ou les libéraux étaient dans l’opposition, ils aussi l’ont défendu. Plus un parti a des chances d’accéder au pouvoir, moins il veut le partager et moins il défend le RIC. Aujourd’hui les poches de soutien du RIC sont les électeurs de la France Insoumise et du Front National, en marge du système politique classique. Pour les républicains et les socialistes, le soutien est assez tiède. L’électorat macroniste, lui, n’est pas pro RIC parce qu’il exerce le pouvoir et n’a pas du tout envie de le concéder. Mais si Emmanuel Macron est dans l’opposition demain, la République en marche se convertira immédiatement au RIC…

LVSL – Parlons maintenant de la mise en pratique du RIC : 36 pays dans le monde disposent du RIC, sous différentes formes. Pourtant, la moitié d’entre eux ne l’ont jamais utilisé. Parmi les autres, les exemples de référendum étant allé jusqu’au bout, c’est-à-dire où le choix de la majorité a été mis en place, sont encore plus rares. Vous expliquez que les modalités pratiques du RIC, comme le nombre de signatures requises, les possibilités d’intervention du Parlement, l’exigence d’un quorum ou encore les délais jouent un rôle décisif. Concrètement, comment éviter que le RIC ne soit qu’une coquille vide ?

C.E – Dans mon nouveau livre Pour que voter serve enfin (Éditions Talma, 2022), j’ai écrit dix commandements à respecter pour un RIC digne de ce nom. Il y a encore des malentendus, notamment avec l’électorat insoumis, qui est persuadé que le RIC constituant est dans le programme de Jean-Luc Mélenchon, alors que ce n’est pas le cas. De fait, il y a plein de pays qui ont le RIC dans leur constitution mais la loi d’application n’a pas été adoptée, donc on ne sait pas comment il est censé fonctionner. Or, il faut bien comprendre que les parlementaires n’ont aucun intérêt à adopter cette loi d’application.

Le RIC c’est le droit des minorités à influer sur les débats, Il faut donc que le seuil de signatures soit actionnable. S’il est trop élevé, comme au Vénézuela où c’est trois millions de personnes en quinze jours, c’est impossible, seuls de grands pouvoirs économiques peuvent s’en saisir. C’est d’ailleurs par l’achat de signatures par des grands groupes qu’a été lancée la procédure de destitution de Hugo Chavez (après plusieurs tentatives, un référendum révocatoire contre Hugo Chavez fut organisé en 2004. 59% des Vénézuéliens choisirent de maintenir Chavez à son poste, ndlr).

« Il faut toujours être très précis sur les modalités d’application du RIC, en partant du principe que la personne qui va appliquer la mesure n’est pas dans votre camp politique et qu’elle qui va essayer de différer sa mise en application. »

Il faut donc un seuil pas trop élevé – pour que le RIC puisse être lancé – mais aussi pas trop bas, pour ne pas voter tout le temps. Il est également primordial que la validité du référendum ne soit pas conditionnée. Par exemple, certains pays ont mis en place des quorums, c’est-à-dire que le référendum est valide sous réserve d’un certain taux de participation ou sous réserve qu’un certain nombre de personnes soutiennent la mesure. Ce sont des mesures qui tuent les RIC parce que tous les adversaires de la proposition ont intérêt à ne pas en parler, pour que le taux de participation soit le plus bas possible. 

Tous ces éléments sont importants : le type de pouvoir qu’il donne, le nombre de signatures, le délai de collecte des signatures, les conditions de validité du référendum, le fait que le référendum soit contraignant et non consultatif… Il faut toujours être très précis sur les modalités d’application du RIC, en partant du principe que la personne qui va appliquer la mesure n’est pas dans votre camp politique et qu’elle va essayer de différer sa mise en application. Pour rendre les choses plus concrètes, nous avons créé, avec « Espoir RIC », un jeu de société – « le jeu de l’oie du RIC » – avec les différentes étapes auxquelles il faut penser quand on met en place un RIC. 

LVSL – Juste une précision sur le nombre de signatures qui ne doit être ni trop faible, ni trop élevé. Concrètement ce serait combien, soit en nombre absolu, soit en proportion du corps électoral ? 

C.E. – Nous sommes favorables à un nombre absolu parce que ça représente la taille d’une minorité. C’est le génie des Suisses d’avoir fixé un nombre absolu qui a rendu les RIC beaucoup plus faciles à mesure que la population augmentait. Il ne faut pas qu’il y ait des éléments du type représenter différents quartiers, différents seuils de la population, etc. Donc nous proposons le chiffre de 700 000 citoyens pour le RIC constituant. S’il s’agit d’abroger une loi, on peut faire plus bas. 700 000 citoyens colle avec tous les RIC qui fonctionnent dans les autres pays. Enfin, cela prend aussi en compte le fait que la France est aussi un pays rural et cela permet aux campagnes et aux départements d’Outre-mer de pouvoir lancer un RIC. Enfin, je pense aussi qu’il est important que nous ayons plusieurs supports, à la fois en ligne et sur papier.

LVSL – Pour finir, après votre tentative de participer à l’élection présidentielle et dans le contexte de cette élection, avec plusieurs candidats qui promettent un RIC s’ils étaient élus, notamment Jean-Luc Mélenchon et Marine Le Pen, comment voyez-vous la suite de ce combat pour le RIC ? 

C.E. – J’ai peu d’espoir sur la campagne présidentielle. Il y a des mouvements citoyens qui se sont ralliés à des candidats sans rien obtenir en termes de changements dans leur programme. Nous ne nous sommes ralliés à personne, mais nous avons réussi à ce qu’un candidat reprenne notre engagement sur le RIC constituant (Jean Lassalle, ndlr) donc c’est de bon augure. Le gros problème, ce sont les confusions. L’électorat de la France Insoumise croit qu’il a le RIC constituant, mais lorsque je débat avec les personnes qui ont conçu le programme, elles me disent qu’elles sont contre. Marine Le Pen, elle, n’a jamais été aussi proche d’arriver au pouvoir, donc même si son électorat est pour, elle doit se dire qu’elle va avoir tous les gauchistes qui vont faire un RIC toutes les quatre semaines… Emmanuel Macron, lui, s’en fout.

Cependant, durant cette campagne, nous avons fait un pas. Désormais, nous entendons continuer cette stratégie de pression. Le mouvement de défense du RIC, et notamment du RIC constituant, est plus fort qu’il n’a jamais été. Il faut nous structurer et bâtir des liens à l’international, un peu comme l’internationale anarchiste ou l’internationale ouvrière. Nous devons obtenir des engagements crédibles sur cet enjeu, nous ne voulons pas voter utile, mais pour celui ou celle qui s’engagera à ce que les choses changent dans notre pays.

« Avec Macron, nous avons franchi un cap dans la violence et le mépris de classe » – Entretien avec les Pinçon-Charlot et Basile Carré-Agostini

Se définissant eux-mêmes comme des « sociologues de combat », spécialistes de la bourgeoisie, Monique et Michel Pinçon-Charlot sont à l’affiche du film À demain mon amour, réalisé par Basile Carré-Agostini. Celui-ci revient sur les quatre premières années du quinquennat Macron qui s’achève, avec pour sujet principal l’engagement à la fois amoureux et politique de ce couple de chercheurs atypique, et en toile de fond les mobilisations sociales qui ont rythmé le dernier mandat, en particulier la crise des Gilets jaunes et la mobilisation contre la réforme des retraites. Dans cet entretien, ils reviennent tous les trois sur ce film original, tourné dans l’intimité du couple, et sur leur parcours de sociologues engagés. Entretien réalisé par Raphaël Martin et Léo Rosell. 

LVSL – Pourriez-vous nous raconter comment vous est venue l’idée de faire ce film, quelle était votre motivation principale et comment vous vous êtes rencontrés ? De votre côté, Monique Pinçon-Charlot, qu’est-ce qui vous a incité à accepter ce projet, qui n’est pas simplement un film sur les luttes mais aussi un film assez personnel et intime ? 

Monique Pinçon-Charlot – Nous avons été présentés par une productrice, Amélie Juan, avec laquelle nous avions déjà fait d’autres films pour la télévision. Nous venions de publier un livre sur la fraude fiscale, pour lequel nous avions travaillé, Michel et moi, avec de nombreux lanceurs d’alerte. Nous étions fascinés par ces hommes et ces femmes qui sont capables de se mettre en danger et de mettre en danger leurs familles pour lancer des alertes d’intérêt général. 

Finalement, le réalisateur pressenti n’a pas pu poursuivre le projet, et c’est alors que nous avons rencontré Basile, que nous avons appris à connaître et peu à peu nous nous sommes apprivoisés mutuellement. À partir de cette rencontre, le projet initial d’un film sur les lanceurs d’alerte a peu à peu évolué. 

Basile Carré-Agostini – En passant du temps avec Monique et Michel, j’ai vite senti, du fait de leur humour, de leur vivacité exceptionnelle, que je pourrais m’appuyer sur l’efficacité du duo, éprouvée en terme dramaturgique. L’analogie entre les idéaux des Pinçon-Charlot et la chevalerie errante m’est vite apparue, Monique et Michel en Don Quichotte et Sancho Panza, avec pour moulins les sirènes du néolibéralisme. À la différence que, dans leur couple, les rôles s’inversent régulièrement et que les dégâts de la macronie sont bien réels. 

Nous nous sommes rencontrés fin 2016, peu de temps avant l’élection d’Emmanuel Macron. Je leur ai proposé de traverser le quinquennat ensemble. Je ne voulais pas le subir comme le précédent.  Si j’ai eu peu de difficultés à convaincre les Pinçon-Charlot de me laisser approcher leur intimité d’amoureux quand tout va bien, en revanche, il a été beaucoup plus compliqué pour eux de me laisser entrer dans leur véritable intimité : celle de leur travail de recherche, dans leurs disputes, dans les tourbillons de leur pensée ou encore quand ils se font bousculer par le réel ou par les remarques d’autres penseurs, qu’ils soient poètes, intellectuels ou simples passants.  

Pour rendre le geste de cinéma possible et espérer projeter avec émotion les questions existentielles qui sont au cœur de ce film, il m’a fallu ce temps long pour contourner puis dépasser deux particularités de mes personnages que sont leur militantisme et la conscience d’être des personnages publics. Le militant n’est pas par essence la personne qui fait le plus facilement part de ses doutes, de de ses contradictions assumées ou non, et quand de surcroit il se sent investi d’une mission, celle de donner de l’énergie à son auditoire, il lui est d’autant plus compliqué de bien vouloir exposer ses faiblesses.  

© Basile Carré-Agostini

Au cours des repérages pendant lesquels j’ai pu petit à petit introduire une caméra dans leur couple, j’ai gagné la confiance de Monique et Michel Pinçon-Charlot. Au bout de quelques mois ils se sont davantage livrés, sans représentation. Montrer leurs fragilités, leurs doutes, est d’abord une manière de leur rendre justice : dans l’intimité de leur travail, il est peu de difficultés qu’ils n’osent affronter. Montrer leurs peurs, les moments où tout semble sur le point de s’effondrer, devant les injustices du monde moderne, c’est aussi indispensable pour les voir se relever. Parce que sans peur, le courage ne vaut rien.  

J’ai documenté les stratégies existentielles du couple avec l’espoir de transmettre au spectateur leur vitalité et leur endurance dans la lutte. La liste des exemples qui font que les Pinçon-Charlot sont plus forts à deux est longue. Le fait de les voir s’entraider est un des aspects de leur couple qui m’a le plus touché et intéressé. Sans trop s’en rendre compte, ils proposent un contre-modèle : leur couple est un début d’ensemble. Il illustre le primat du collectif sur l’individuel.  

Monique Pinçon-Charlot : « Avec Michel, nous avons toujours revendiqués le bonheur dans le statut de chercheurs que nous souhaitions donc le plus vivant possible ! » 

M. P.-C. – Nos recherches sur le fonctionnement de la classe dominante ont révélé des inégalités sociales et économiques devenues abyssales, au point qu’il nous est vraiment impossible de rester neutres. Nous avons toujours souhaité être du côté de l’agneau et non du côté du loup.  

Pour revenir sur le caractère intime du film, cela ne nous a finalement pas déplu d’oublier la caméra et d’être tout simplement nous-mêmes. Au fond, de nous montrer, y compris dans le plus simple appareil pour ce qui concerne Michel – que l’on voit à un moment en slip – est aussi une manière de revendiquer une forme d’humilité et d’humanité qui est tellement absente du monde de la recherche académique ! Cet univers vogue beaucoup trop avec le moteur de la prétention et de la concurrence, ce qui entraine de la sidération et de la paralysie. Le fait de travailler en couple nous a permis de nous échapper de ce que nous vivions comme un véritable corsetage. 

B. C.-A. – En effet, cela m’intéressait de les faire descendre, dès la première séquence, du piédestal sur lequel certains de leurs lecteurs habituels peuvent les placer. Cela permet de désacraliser la figure du chercheur, de montrer ses fragilités et ses doutes.  

Basile Carré-Agostini : « Ce que j’ai envie de faire naître chez le spectateur, c’est de la curiosité. » 

LVSL – Pour autant, peu de séquences sont consacrées à expliquer des concepts et aspects techniques de sociologie ou d’économie, même de façon pédagogique. Était-ce un choix de réalisation délibéré ?  

M. P.-C. – Je pense que la grande force du film de Basile est la façon dont il présente notamment la violence symbolique, à la fois dans les discours évidemment, mais aussi dans les actes et les images. C’est par exemple le cas quand il fait dialoguer le malaise que les lycéens, au début du film, ressentent quand ils découvrent pour la première fois les trottoirs des beaux-quartiers, avec plusieurs dizaines de minutes plus tard dans le montage, la séquence de l’Acte 2 des Gilets jaunes, où sur la même avenue Montaigne, les manifestants maintiennent cette fois-ci le regard des bourgeois et décident de rester droits devant la violence symbolique qui leur est imposée. C’est très fort d’avoir réussi à mettre en image un concept de sociologie de manière aussi limpide et vivante. 

B. C.-A. – De fait, l’objectif du film n’était pas de résumer ou de donner à voir autrement le contenu des livres écrits par les Pinçon-Charlot. Il y a nombre de chercheurs compétents mais aussi de journalistes qui font un très bon travail de vulgarisation de ce type de notions. Personnellement, ce que j’avais envie de faire naître chez le spectateur, c’est une émotion qui devait leur faire vivre ces concepts dans leur chair. 

Le film suggère le travail de Monique et Michel, mais il donne à voir surtout leur regard sur le monde, la réalité de notre pays différemment que dans les médias traditionnels. Il a fallu du temps pour confronter cette vie tranquille de chercheurs avec la violence de la vie politique et du fonctionnement de la société de notre pays. Mon film cherche à poser un regard tendre sur leur vision acérée de la société. Il y a un contraste intéressant entre ce petit antre qu’est le pavillon de Monique et Michel et la rue, ainsi que leur combat pour transmettre leurs connaissances dans des conférences, dans des usines, etc. J’y ai vu la possibilité d’un film vivant où l’intérieur et l’extérieur pouvaient s’alimenter. 

J’ai mis du temps à trouver la bonne distance, j’ai essayé différents types de caméra. J’ai dû trouver les bons axes dans la maison, réfléchir à comment les suivre à l’extérieur, dans les manifestations par exemple. J’ai finalement utilisé une caméra à petit capteur, pour éviter l’effet de flou qui les aurait isolés du monde qu’ils observent et, dans le même esprit, je les ai beaucoup filmés de dos pour donner à voir ce qu’eux regardent. À l’extérieur du pavillon, j’ai essayé d’enfiler leurs lunettes de sociologues, tandis que chez eux, je réenfilais ma veste de documentariste ethnographe. 

M. P.-C. – Cela correspond bien à ce que Michel et moi souhaitions. Nous avons toujours accordé de l’importance aux connaissances – nous avons écrit vingt-sept livres tous les deux – mais ce qui est décisif pour nous à travers le support cinéma, c’est précisément la question de la transmission. Il s’agit d’un maillon essentiel de la chaîne scientifique. 

B. C.-A. – À un moment, Monique et Michel prennent un café avec l’économiste Liêm Hoang-Ngoc, qui leur explique des aspects du CICE [Crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi, NDLR] et Monique lui demande de parler plus doucement parce que c’est important qu’elle comprenne bien pour pouvoir l’expliquer à son tour.

Cette séquence résume une grande partie de l’énergie déployée par Monique et Michel pour faire partager à leurs camarades leur vision, leurs lunettes sur le monde. Ils ont cette humilité que peu d’intellectuels ont et qui fait qu’ils ont même accepté de se faire filmer en position d’écolier. C’est l’image de l’insatiable curiosité de ce couple que j’ai reproduite avec cette séquence tout en documentant pour l’Histoire la violence de ce quinquennat. 

LVSL – Votre film a justement pour toile de fond les mobilisations sociales du quinquennat d’Emmanuel Macron, et montre de façon chronologique leur évolution sur quatre ans. En tant que réalisateur, quel était selon vous l’intérêt d’exploiter cette prise de temps vis-à-vis des événements, que l’on retrouve également dans le film d’Emmanuel Gras, Un peuple ? 

B. C.-A. – Je suis vraiment heureux que le film d’Emmanuel Gras, qui est un réalisateur que j’admire, et le mien, soient sortis en salle presque simultanément. Ce sont deux regards très différents sur le mouvement des Gilets jaunes. La totalité de son film y est consacrée, alors que dans le mien, il s’agit certes d’un grand moment, mais parmi d’autres mobilisations. Ce sont tous les deux des films qui tissent la puissance vitale qu’offre la lutte et la puissance du rouleau compresseur à laquelle ceux qui rêvent d’un monde meilleur sont confrontés.  

Monique Pinçon-Charlot : « Michel et moi étions deux boiteux, mais pas de la même jambe. Nous partagions une sorte de névrose de classe inversée. » 

Il y a visiblement une petite exposition au cinéma pour les documentaires politiques en ce moment. Peut-être est-ce dû au fait qu’ils disparaissent significativement de la télévision ? Emmanuel et moi avons ce point commun d’essayer de mêler vie et politique, joie, amour ou amitié dans nos films. 

LVSL – Quels sont, Monique Pinçon-Charlot, les ressorts et l’histoire de votre engagement ? 

M. P.-C. – Nous avons expliqué avec Michel dans nos Mémoires, Notre vie chez les riches, publiées au mois d’août dernier, qu’il s’agit de deux histoires bien différentes. Michel est originaire d’une famille ouvrière des Ardennes, et moi, plutôt la bonne petite bourgeoisie de province. Mon père était procureur de la République, autoritaire comme le patriarcat l’autorisait. Par la suite, il est même devenu avocat général à la Cour de sûreté de l’État. C’est d’ailleurs comme cela que j’ai rencontré l’historienne et sociologue Vanessa Codaccioni, spécialiste des juridictions d’exception. Ainsi, Michel et moi étions deux boiteux, mais pas de la même jambe. Nous partagions une sorte de névrose de classe inversée. 

Dès que nous nous sommes rencontrés, ça a été le coup de foudre. Mais en réalité, à travers le coup de foudre, rétrospectivement, soixante ans après, on comprend que l’on s’est tout de suite repérés, que l’on a dû se dire à ce moment-là, sans doute inconsciemment, que l’on allait se compléter et que cette solidarité nous permettrait de parvenir à une espèce de « revanche » de classe. 

Nous partions de quelque chose de négatif, que nous avons cherché à transformer en colère positive. Dès notre mariage, nous avons échangé sur nos désirs partagés de faire de la recherche avec le projet de personnifier l’exploitation capitaliste, c’est-à-dire d’arrêter d’employer des slogans sur le grand capital, sur le capitalisme monopoliste d’État, pour étudier et nommer les plus hauts responsables de ce système d’exploitation, comme Ernest-Antoine Seillière ou David de Rothschild, et de tous ceux qui figurent dans le Bottin mondain et le Who’s Who au plus haut niveau. Dès 1986, nous avons annoncé à ceux qui suivaient nos travaux de recherche au CNRS que désormais nous soumettrions à l’investigation sociologique, dans un travail de couple, les membres des dynasties fortunées de la noblesse et de la grande bourgeoisie. 

LVSL – Justement, comment parvenez-vous à concilier votre éthique de chercheur ou de chercheuse et votre engagement militant ?  

M. P.-C. – Tout d’abord, je trouve que les mots « engagé » et « militant » sont de jolis mots que je revendique. Même si ces mots sont aujourd’hui dévoyés par l’idéologie dominante par l’intermédiaire des médias qui appartiennent massivement à des milliardaires. Je pense que la meilleure façon de respecter la rigueur scientifique est de mettre toutes ses cartes sur la table afin que les lecteurs puissent se faire réellement leur opinion. 

Nous avons publié en 1997 un livre de méthodologie sur nos enquêtes aux Presses universitaires de France, aujourd’hui dans la collection Quadrige, Voyage en grande bourgeoisie. Après quatre ouvrages consacrés à l’aristocratie de l’argent et les diverses critiques dont ils ont fait l’objet, nous sommes lancés dans une réflexion d’épistémologie en actes, à une socioanalyse de nous deux, rompant ainsi avec le silence habituel qui règne sur les conditions pratiques de la recherche. La neutralité axiologique peut être parfois brandie pour ne pas avoir à déclarer des positions d’éditocrates dans des magazines appartenant à des oligarques. 

B. C.-A. – Je trouve cela plutôt honnête de la part de Monique et Michel d’affirmer leur engagement politique afin de ne pas se cacher derrière une pseudo-neutralité sur le sujet. Je sais qu’ils trouvent de l’énergie dans leur engagement pour faire un travail sérieux. 

Basile Carré-Agostini : « Comme Monique et Michel ont un visage connu, qu’ils attirent la sympathie, les gens viennent leur parler. L’immense majorité des échanges que j’ai pu filmer exprime une soif de résistance. »

Ce que je respecte énormément chez Monique et Michel, c’est qu’ils ne cachent pas leur idéologie. Ils l’assument. En ce sens, ils ne sont pas extrémistes. Ils défendent un idéal, que l’on peut nommer « communisme », mais surtout, ils sont bien conscients que c’est un choix de société parmi d’autres. 

Le film est construit autour de rencontres profondes et sincères. C’était une chance pour ma caméra. Comme Monique et Michel ont un visage connu, qu’ils attirent la sympathie, les gens viennent leur parler. L’immense majorité des échanges que j’ai pu filmer exprime une soif de résistance. Dans les quelques rencontres que j’ai déjà pu vivre avec le public, les spectateurs témoignent que le film leur donne envie de chercher des nouvelles formes de lutte et je suis heureux d’avoir fait naître ce désir en faisant le portrait de deux sociologues. 

Une séquence du film, celle du chauffeur de taxi, fait beaucoup parler lors des ciné-rencontres. Il y a une forme de fatalisme chez ce chauffeur de taxi, mais il dialogue avec Monique et Michel. Il apporte une contradiction à l’optimisme des Pinçon-Charlot. Cette scène placée à la toute fin du film est aussi le moment pour le spectateur de se positionner, de s’interroger sur son propre rapport à la lutte. J’aimerais que le spectateur se demande s’il trouvera la force de se battre ou si, inversement, il optera pour une forme de repli désabusé.  

Cette séquence alimente des notions qui nous sont chères à tous les trois : l’intelligence collective, la force du dialogue, le fait d’être capable de se parler même si on n’a pas les mêmes opinions. Si le constat existentiel du chauffeur de taxi est amer, mon film est un documentaire, pas une fiction, et en ce moment, si l’on désire être un peu sérieux avec le réel, il n’y a pas vraiment moyen de fabriquer des happy-ends... L’idée première de ce film est de trouver dans la robustesse de mes personnages la force de rester connecté au monde et au collectif et ce quelques soient les violences qui nous attendent mais qui sont surtout déjà bien présentes. 

M. P.-C. – Ce chauffeur de taxi, Noël, nous donne à tous les deux une leçon de courage qui est quand même extraordinaire. Parce qu’à la fin, lorsqu’il descend de son taxi, qu’il enlève son masque acceptant notre livre avec un grand sourire, il envoie un message qui rend optimiste et qui vient casser un discours fataliste si courant dans les classes populaires. J’espère qu’avec cette séquence et plus largement ce film, le spectateur s’interrogera sur son propre engagement et sur son propre courage. 

LVSL – Vous évoquiez votre livre Le président des ultra-riches : Chronique du mépris de classe dans la politique d’Emmanuel Macron (éd. La Découverte). Comment percevez-vous le mépris social qui est au cœur de l’action politique du gouvernement d’Emmanuel Macron ? Et comment évaluez-vous par ailleurs la casse sociale qui a eu lieu pendant ce quinquennat ? 

M. P.-C. – C’est exactement à ces deux questions que le livre tente de répondre. Pour ce qui est de la casse sociale, c’est d’abord évidemment la remise en cause de l’État comme étant au service de l’intérêt général, et qui se retrouve évidé de manière systématique pour servir les intérêts des plus riches. Les mesures antisociales de ce quinquennat n’ont fait qu’augmenter les inégalités déjà criantes dans ce pays, et la réponse donnée aux mouvements sociaux a systématiquement été la violence de la répression.  

Monique Pinçon-Charlot : « Les “fainéants”, “ceux qui ne sont rien”, “les derniers de cordée”, nous n’avions jamais entendu parler ainsi du peuple français. Ce n’est pas pour rien que les Gilets jaunes ont été aussi nombreux dès le départ. » 

Bien sûr, le mépris social est aussi lié aux politiques menées contre les plus pauvres. Nous n’avions jamais vu un tel niveau de décomplexion au niveau des mots employés, quant à la violence et la corruption du langage. Les « fainéants », « ceux qui ne sont rien », « les derniers de cordée », nous n’avions jamais entendu parler ainsi du peuple français. Ce n’est pas pour rien que les Gilets jaunes ont été aussi nombreux dès le départ. C’était aussi en réaction à ce mépris qui était dirigé contre eux remettant en cause leur dignité et leur honneur. On peut avoir faim, on peut avoir du mal à payer l’essence. Mais le mépris, ce n’est pas acceptable. La question du carburant n’a ainsi été que le déclencheur, la petite goutte d’eau qui a fait déborder le vase.  

Tout cela relève d’un processus qui s’est mis en place en 1983 avec « le tournant de la rigueur » sous la présidence de François Mitterrand pourtant membre du parti socialiste. La transformation de l’État providence par le néolibéralisme où tout est petit à petit marchandisé et financiarisé a été réalisée par la social-démocratie. Cela a même été théorisé dans un livre qui est maintenant épuisé et non réédité car jugé bien trop dangereux, La gauche bouge, et dont l’auteur, Jean-François Trans, n’est autre qu’un pseudonyme collectif renvoyant à Jean-Yves Le Drian, Jean-Michel Gaillard, Jean-Pierre Jouyet, Jean-Pierre Mignard et François Hollande. Il s’agit d’un chef-d’œuvre de néolibéralisme, dont toutes les recettes sont déjà là. Après, il n’y a plus qu’à aller placer les siens au FMI ou dans les grandes institutions de la finance mondiale pour les appliquer.  

B. C.-A. – C’est vrai qu’avec Emmanuel Macron, nous avons franchi un cap dans la violence et le mépris de classe. Peu de temps avant l’émergence du mouvement des Gilets jaunes, j’ai vu Monique et Michel analyser la violence des réformes en cours, nous avons entendu les insultes que le Président s’est autorisé à distiller par ses petites phrases au peuple français, rien ne bougeait. Monique et Michel, comme la nébuleuse contestataire que je découvrais grâce à eux, partageait un peu cette idée : « Ça y est, c’est fini, la bourgeoisie peut faire ce qu’elle veut, tout le monde est paralysé par la sidération. ». 

Cependant, il a suffi que le réel fasse irruption à la télévision pour que la France réagisse. Une des raisons de l’émergence du mouvement des Gilets jaunes tient à une erreur de diagnostic de la part des médias dominants, qui se sont dit que les Gilets jaunes étaient anti-écolos, anti-taxes et qu’ils pourraient alimenter la pensée réactionnaire des plateaux de télé. Ils les ont alors filmés et leur ont donné la parole pendant des heures et des heures d’antenne. 

© Basile Carré-Agostini

Des milliers de citoyens se sont sentis moins seuls en comprenant que leur situation sociale n’était pas le fruit de leur manque de volonté d’entreprendre, mais que s’ils étaient si nombreux à souffrir, c’était bien en raison d’un problème systémique dans ce pays. Quand la détresse qui est si habituellement cachée arrive à s’exprimer, une dynamique collective peut naître. Le réel est révolutionnaire. 

LVSL – Dans la perspective des élections à venir, pensez-vous qu’Emmanuel Macron constitue toujours celui qui représente le mieux la bourgeoisie, ou que cette hégémonie au sein du bloc élitaire peut encore lui être contestée par d’autres candidates ou candidats, tels que Valérie Pécresse ou Éric Zemmour ? 

M. P.-C. – La grande bourgeoisie telle que nous l’avons analysée Michel et moi est une classe qui est assez hétérogène, au niveau notamment des montants de richesse, mais aussi dans les traditions politiques, idéologiques ou religieuses. C’est d’ailleurs ce qui fait sa force. Si elle constitue un bloc mobilisé au sens sociologique, ce n’est pas le cas au niveau électoral car les nantis ne misent jamais tous sur le même cheval. Il leur en faut plusieurs afin de jouer au jeu du « face je gagne, pile tu perds ! »  

Regardez, lors des élections présidentielles de 2017, quand François Fillon est tombé, Emmanuel Macron est immédiatement devenu le candidat préféré des beaux quartiers. Toutes les composantes sont donc représentées, de l’extrême droite à la droite dure en passant par quelqu’un comme Emmanuel Macron qui a fait croire à l’alliance de la droite et de la social-démocratie ! 

L’agenda néolibéral des élections de 2022 est toujours celui des puissances d’argent qui détiennent les instituts de sondage, la majorité des médias sans parler du financement par les généreux donateurs qui peuvent déduire une grosse partie de ces dons de leurs impôts. Nous sommes donc finalement un peu les dindons de cette farce, puisque ce sont ceux qui ont le plus d’argent qui financent leurs camarades de classe en politique. Nous sommes face à un serpent qui se mord la queue. 

LVSL – Comment conservez-vous alors cet espoir si présent dans le film et dans votre discours ? 

M. P.-C. – Ce qui nous porte, à titre personnel, Michel et moi, c’est vraiment un diagnostic révolutionnaire, le capitalisme aujourd’hui en bout de course n’étant pas réformable. Ce sont les banques centrales qui ont fait tourner la planche à billets pendant la pandémie du Covid-19 pour payer les dividendes des actionnaires.  

© Basile Carré-Agostini

Toutes les formes du vivant, que ce soit l’humain et les mondes animal et végétal, ont été exploitées jusqu’à l’os. Et aujourd’hui, à cause de la déforestation, de cette exploitation irraisonnable de la terre et de la raréfaction des ressources, naturelles, nous sommes confrontés à des virus, à des guerres informatiques, à des conflits géopolitiques qui ont à voir avec la concurrence sur les matières premières. En tant que scientifique, j’ai été très émue de découvrir, le 20 février 2020, une tribune au Monde, signée par 1000 scientifiques travaillant dans différents domaines liés à la crise du climat, appelant à la désobéissance civile et au développement d’alternatives radicales contre le dérèglement climatique en rejoignant des associations comme Greenpeace ou Alternatiba.  

Si comme le déclarent ces chercheurs, « le futur de notre planète est sombre », il faut bien admettre que le système capitaliste basé sur l’exploitation de toutes les formes du vivant doit être aboli comme le furent l’esclavage et le colonialisme, au profit d’un autre système économique basé sur le partage, la solidarité et le respect de la planète. C’est ce à quoi invite le film de Basile : vivre heureux, vivre digne, vivre simplement dans l’amour et le bonheur de la plénitude de notre si bref passage sur terre !