Quelle place pour la CGT dans l’espace de la contestation sociale ?

https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Manifestation_contre_la_loi_Travail_9_avril_2016_04.JPG
Manifestation contre la loi Travail du 9 avril 2016 à Paris. © Wikimedia Commons. 

La multiplication des défaites du mouvement ouvrier dans un contexte d’intensification des crises – écologique, sociale ou sanitaire – a contribué à voir émerger de nouveaux acteurs contestataires porteurs de discours critiques sur l’action des syndicats, et en particulier sur le plus important d’entre eux : la Confédération générale du travail (CGT). Ces critiques invitent à interroger le rôle et le positionnement de la CGT – et, dans une moindre mesure, des autres syndicats de transformation sociale, qui en suivent souvent l’agenda – dans l’espace de la contestation et de la lutte.

Samedi 1er mai 2021, en marge de la manifestation organisée à l’occasion de la journée internationale des droits des travailleurs, le service d’ordre de la CGT a été pris pour cible par des manifestants, dont l’affiliation s’avère compliquée à déterminer. Si la CGT affirme que le mode opératoire des agresseurs s’apparentait à celui de l’extrême-droite, d’autres sources incriminent des Gilets jaunes, des antifascistes ou encore des participants au Black Bloc1. L’identité des individus ayant caillassé des camionnettes du syndicat et blessé vingt-et-un syndicalistes – dont quatre grièvement – s’avère au fond secondaire. On aurait tort, en revanche, de considérer cet épisode comme anecdotique. Il cristallise des questions portant sur le fonctionnement, le rôle et les défis que devront affronter les syndicats dans les temps à venir. Plus encore, il nous fournit l’occasion de revenir et d’essayer de comprendre les déceptions que le syndicat a pu susciter auprès de groupes soucieux de nouvelles formes de politisation – à commencer par les Gilets jaunes.

LA LENTEUR NÉCESSAIRE DES PROCESSUS DÉMOCRATIQUES SYNDICAUX : LA CGT FACE AUX GILETS JAUNES

En premier lieu, il convient de rappeler que la défiance anti-syndicale n’est pas nouvelle. Dans les années 1960-70, il n’était pas rare que des affrontements surgissent entre le puissant service d’ordre de la CGT et des militants de gauche ou d’extrême-droite2. Dans le contexte actuel, cependant, l’affaire prend un autre tour.

Aussitôt après la fin de la manifestation, des témoignages ont émergé accusant la CGT de faire le jeu de la police et du pouvoir3 . Sont revenus sur le tapis les reproches formulés à l’encontre du syndicat, coupable de n’avoir pas soutenu – ou bien très tardivement – les Gilets jaunes. On se souviendra, en effet, des accusations de Philippe Martinez, secrétaire général de la CGT qui, à la mi-novembre 2018, dénonçait le soutien patronal à un mouvement décrit comme porteur d’un agenda anti-taxe, citant en exemple l’appui de Michel-Édouard Leclerc, dirigeant de la firme qui porte son nom, aux contestataires. On se souviendra plus encore de cette phrase, prononcée sur France Inter le 16 novembre de la même année, à la veille d’une des premières mobilisation des Gilets Jaunes : « Il est impossible d’imaginer la CGT défiler à côté du Front national ; la CGT ne peut pas s’associer. »4 Si certaines Unions locales (UL) ont pu localement s’impliquer dans le mouvement, les organisations de gauche ont mis du temps à se défaire de leur méfiance originelle. La lenteur de la réaction du syndicat n’était toutefois pas uniquement due à des réticences idéologiques. Des raisons structurelles, qui tiennent à l’organisation interne de la CGT, sont également à prendre en considération pour comprendre ce rendez-vous manqué.

La CGT a gardé des temps de sa fondation une double structure : le syndicat est né en 1895 de la fusion d’une part de la Fédération des bourses du travail, organisée suivant une logique territoriale et dont sont héritières les Unions locales et départementales, et d’autre part de fédérations organisées suivant une logique de branche professionnelle (enseignement, métallurgie etc.)5. Cette structure permet aux syndiqués de tisser des liens aussi bien dans leur espace de résidence, où dialoguent les travailleurs de différents secteurs (pour les Unions locales), que dans leur espace d’exercice professionnel.

Par ailleurs, chaque Union locale ou chaque fédération dispose d’organes représentatifs regroupant les militants qu’elle organise. Ce fonctionnement, très efficace en tant que tel, a néanmoins le défaut de ses qualités : la CGT souffre d’un empilement d’instances enchevêtrées, difficilement lisible. Ces instances de base tiennent des congrès, au cours desquels sont élus des secrétaires généraux qui eux-mêmes siègeront dans le comité confédéral national (CCN), sorte de parlement du syndicat, réuni tous les trois à quatre mois, et où sont discutées les grandes orientations de la confédération6. À chaque échelon, la CGT fonctionne selon le principe du mandatement – c’est-à-dire que chaque délégué dispose d’un mandat, défini par les militants des instances qu’il représente, et auquel il doit se tenir. Ce fonctionnement, que d’aucuns jugeront bureaucratique, implique une certaine lenteur dans la prise de décision.

Cette lenteur, qui n’est autre que la condition de mise en œuvre d’une démocratie réellement représentative, se retrouve mise en cause dans un système médiatique contaminé par l’accélération des temps de l’information7. Les chaînes d’information en continu sont symptomatiques de cet emballement du rythme médiatique, qui exige réactivité et empressement. Cette exigence de réactivité n’est pas étrangère à la personnalisation de la vie politique, de plus en plus centrée autour de figures charismatiques déconnectées des organisations qui les portent : le seul moyen de satisfaire aux attentes des nouveaux moyens de communication (chaînes d’information en continu mais aussi réseaux sociaux) consiste en effet à se défaire de toute préoccupation de représentativité, qui supposerait la mise en place d’une délibération collective nécessairement chronophage, pour ne parler qu’en leur nom propre.

Ces évolutions du système médiatique expliquent, entre autres choses, l’autonomisation croissante des dirigeants politiques. En adressant une grande partie de leurs revendications au président de la République8, comme si ce dernier était seul dépositaire de l’autorité publique, les Gilets jaunes ont en quelque sorte contribué – malgré eux, il faut bien le reconnaître – à avaliser cette logique non-démocratique. Refusant eux-mêmes l’extrême concentration d’une parole publique monopolisée par quelques individus, les Gilets jaunes, pour s’adapter à l’accélération du rythme de l’information, ont laissé chacun des membres du mouvement s’exprimer librement, sans préoccupation de représentativité – ce qui a au passage contribué à brouiller leur message, devenu peu audible. Faute d’avoir accepté le principe de délégation du pouvoir, ils ont laissé émerger une multitude de « leaders », sanctionnant ainsi paradoxalement l’autonomisation des dirigeants politiques.

Toujours est-il que la CGT, surprise par la rapidité de surgissement du mouvement des Gilets jaunes, n’a pas su réagir immédiatement – indépendamment de réticences idéologiques que nous avons évoquées plus haut. Cette désynchronisation du temps démocratique et du temps médiatique, dans la mesure où les médias sont devenus le lieu d’expression privilégiée de la délibération collective, constitue un sérieux défi pour toute organisation politique. Seul un ralentissement du rythme de l’information – ralentissement qui ne peut intervenir que si lesdites organisations se montrent capables d’influer substantiellement sur l’agenda politique – permettrait de résoudre cette contradiction apparente.

En attendant, la naissance d’un mouvement revendiquant des formes renouvelées d’expression s’inspirant de pratiques de démocratie directe témoigne, répétons-le, d’une déception vis-à-vis de l’action menée par les syndicats. De cette déception naissent des critiques et des doutes légitimes quant au rôle joué par la CGT, interrogeant la place des syndicats dans l’espace contestataire.

À QUOI SERVENT LES SYNDICATS ?

La crise que subissent les syndicats dans ce contexte d’accélération médiatique ne remet pas en cause leur utilité fondamentale. En premier lieu, outre la défense des travailleurs victimes d’abus ou d’injustices provenant de leur hiérarchie (dans le secteur privé comme dans les trois fonctions publiques – d’État, territoriale et hospitalière), rappelons le caractère décisif des publications syndicales, qui informent les travailleurs sur leurs droits sociaux et sur les transformations affectant leur branche professionnelle. Cette dimension, souvent laissée de côté, revêt un caractère primordial. Les syndicats ont acquis une compétence juridique extrêmement pointue, qui leur permet de défendre au mieux les intérêts quotidiens des travailleurs.

Une fois encore, toute médaille a son revers, et cette capacité à s’appuyer sur le droit se paie au prix d’un attachement aux cadres juridiques, rarement subvertis. De là l’accusation de légalisme, qui conduit les syndicats de contestation sociale (CGT, FSU, Solidaires ou FO) à se voir accusés de mollesse, particulièrement dans les périodes de forte régression des droits sociaux. Les incidents du 1er mai dernier, où les membres du service d’ordre de la CGT se sont vus accusés d’être des « collabos », que cette accusation provienne de groupes d’extrême-droite ou non, sont révélateurs d’une défiance croissante à l’égard du manque de combativité du syndicat, inaudible lors des protestations contre la loi « Sécurité globale », au cours desquelles il a peu mobilisé. Le syndicat ne s’est pas non plus fait entendre sur la loi « Séparatisme », pas plus que sur les multiples reconductions de l’état d’urgence (anti-terroriste puis sanitaire) ou sur le décret du 2 décembre 2020, qui permet de ficher des individus ou des « groupements » en fonction de leur « opinion politique », de leur « appartenance syndicale » ou bien encore de leurs « convictions philosophiques ou religieuses »9, ni même sur les menaces de dissolution de l’UNEF, bien que cette dernière constitue un interlocuteur privilégié de la CGT auprès des étudiants. L’organisation, malgré des communiqués sans équivoque et des recours juridiques plus ou moins efficaces, a donc été peu présente dans ces mobilisations de terrain.

Le rôle politique du syndicat ne se limite pourtant pas aux revendications portant sur le monde du travail. La charte d’Amiens, établie en 1906 et qui demeure un texte de référence pour la CGT (et pour l’Union syndicale Solidaires), affirme ainsi la double mission du syndicat : « Dans l’œuvre revendicatrice quotidienne, le syndicalisme poursuit la coordination des efforts ouvriers, l’accroissement du mieux-être des travailleurs par la réalisation d’améliorations immédiates, telles que la diminution des heures de travail, l’augmentation des salaires, etc. ; Mais cette besogne n’est qu’un côté de l’œuvre du syndicalisme ; il prépare l’émancipation intégrale, qui ne peut se réaliser que par l’expropriation capitaliste ; il préconise comme moyen d’action la grève générale et il considère que le syndicat, aujourd’hui groupement de résistance, sera dans l’avenir le groupement de production et de répartition, base de réorganisation sociale. »

Pour atteindre une telle « émancipation intégrale des travailleurs », il semble incontournable de s’appuyer sur un syndicat comme la CGT, qui demeure la plus grosse organisation politique de travailleurs – en 2019, la CGT revendiquait environ 640 000 adhérents –, avec des militants actifs et impliqués. Les manifestations et grèves massives contre la « Loi Travail », en 2016 – en particulier, les grèves dans les transports, les raffineries ou dans le secteur de l’électricité –, ou contre la réforme des retraites, en 2019-2020, attestent de la puissance de mobilisation de la CGT, acteur central de toute tentative de résistance sociale radicale10.

Toutes ces mobilisations, répétons-le, concernaient le monde du travail, témoignant là encore des difficultés des syndicats à s’aventurer sur des problématiques plus vastes ou à adopter une lecture systémique des mutations contemporaines du capitalisme néolibéral. En un sens, c’est bien un défaut d’analyse politique – insuffisamment englobante – que mettent en lumière les événements malheureux du 1er mai, qui précipitent la division des forces contestataires.

On rétorquera, à la lumière de ses initiatives récentes, que la CGT a bien pris la mesure de cet enjeu, en multipliant les coopérations avec des organisations non-syndicales sur des sujets qui dépassent le monde du travail. En mai 2020, dans le contexte de la crise sanitaire, la CGT (ainsi que la FSU, l’Union syndicale Solidaires, l’UNEF, l’UNL) a par exemple participé à la création de la plate-forme « Plus jamais ça ! Un monde à reconstruire » aux côtés d’associations comme Attac, Greenpeace ou Oxfam. Cette plate-forme visait à proposer une série de mesures permettant de sortir de la crise économique et écologique, opportunité de « prise de conscience et de réflexions »11. Philippe Martinez a même donné un entretien croisé au Monde avec Aurélie Trouvé, co-présidente d’ATTAC, avec l’objectif d’expliquer sa démarche12. Un an plus tard, le 28 avril 2021, ces mêmes organisations se réunissaient devant le ministère des Finances, à Paris, pour une opération médiatique visant à attirer l’attention sur la fermeture de la papeterie de Chapelle Darblay, près de Rouen – seule usine de production de papier recyclé en France et responsable de 231 licenciements.

Cette ouverture de la CGT à la question écologique, largement documentée par la presse de référence, semble plutôt constituer l’arbre qui cache la forêt. Ces initiatives permettent certes de donner une visibilité au syndicat, en particulier auprès des groupes sociaux les plus favorisés, et d’élargir son audience. Les tribunes, plates-formes et autres sommets débouchent toutefois sur des propositions destinées à rester lettre morte, faute de pouvoir être mises en œuvre – et d’autant plus que le grand nombre d’organisations signataires conduit souvent à chercher le plus petit commun multiple les unissant, c’est-à-dire à réduire la voilure sur l’ampleur de leurs revendications. L’opération médiatique du 28 avril dernier, pour reprendre cet exemple, témoigne bien que ces actions ne sont pas en mesure de mobiliser, ou même de politiser, des masses : le rassemblement au pied du ministère des Finances a réuni moins de mille personnes. Ces liens transversaux entre organisations, établis par le haut, accroissent le pouvoir d’alerte de la CGT, sans donner un débouché aux défis auxquels est confronté le syndicat – baisse de l’activité militante à la base, vieillissement des adhérents, difficulté à organiser le nouveau prolétariat précaire des travailleurs de plateformes et à faire valoir ses vues dans le cadre de la généralisation du télétravail. On remarquera, au surplus, que les partis politiques sont demeurés absents des collectifs unissant syndicats, associations et ONG – fait qui entrave encore un peu plus la capacité de ces collectifs à réaliser leurs objectifs.

VERS UNE DIVISION DU TRAVAIL MILITANT

Dans l’espoir de voir émerger une véritable alternative en mesure de produire une nouvelle vision du monde et de transformer la société, il conviendrait en somme, forts de ces réflexions sur la centralité politique des syndicats, de repenser l’articulation entre trois types d’acteurs de manière à aboutir à une véritable division du travail militant. C’est séparément, mais unis par un accord tacite, que doivent agir : en premier lieu, les partis politiques, acteurs privilégiés du jeu électoral, chargés d’établir un programme précis en vue d’une prise de pouvoir gouvernemental.

En second lieu, les syndicats13 (et, dans une moindre mesure, les associations politiques et/ou militantes comme le Droit au Logement (DAL), Attac, la Ligue des Droits de l’Homme), moteurs des luttes sociales – qui à la fois rendent possible la prise de pouvoir susmentionnée par la construction d’une nouvelle hégémonie politique, et contraignent les partis de transformation sociale, si d’aventure ceux-ci parviennent au pouvoir, à tenir leurs engagements. Par la grève ou les manifestations, les syndicats ont en outre pour mission d’établir un rapport de forces entre les classes antagonistes (travailleurs/patronat ; travailleurs/gouvernements) – ce rapport de forces qui seul permet une application du droit favorable aux travailleurs, et qui précisément a manqué, rendant inopérantes les actions juridiques engagées par les syndicats depuis un an.

Le troisième acteur de ce triptyque résiderait dans ces mouvements de base auto-organisés formant la nébuleuse mouvementiste, dont la radicalité de l’action aurait pour but de pousser les masses à prendre position, c’est-à-dire à prendre la parole – donc à se politiser. Ces mouvements ne pourraient entretenir avec les deux types d’organisation précédemment évoqués que des relations invisibles et silencieuses – tacites, nous l’avons dit –, sans quoi ils risqueraient d’hypothéquer la capacité des partis et syndicats à élargir leur assise politique. Chacun à leur façon, les Gilets jaunes, les organisations antifascistes ou le Black Bloc sont le signe d’un désir de radicalité qui s’exprime au sein de la société française face au renforcement du capitalisme néolibéral, et leur action alimente les tentatives visant à voir émerger des chemins politiques alternatifs.

Cette répartition exige que ces trois acteurs, unis par une dialectique d’élargissement/approfondissement, demeurent disjoints mais solidaires – à rebours des divisions que connaît un mouvement d’opposition déjà minoritaire –, respectueux de leurs différences, et sans que l’un des trois pôles ne recherche la domination sur les deux autres.

Précisons enfin : l’articulation unitaire de ces trois pôles n’exige pas qu’ils soient monolithiques en leur sein. Au contraire, on pourrait imaginer qu’entre eux, partis, syndicats et mouvements auto-organisés déclinent les mêmes relations d’accord tacites, en couvrant là aussi un large spectre politique (de Génération.s à Lutte ouvrière en passant par le Parti communiste français, la France Insoumise et le Nouveau Parti Anticapitaliste ; de la FSU à Solidaires ou la CNT etc.), articulant intégration à l’espace de la contestation anticapitaliste – ou à tout le moins antinéolibéral – et radicalisation au sein de cet espace.

On l’aura compris : dans ce schéma, les syndicats dits contestataires – et, au premier chef, le plus puissant d’entre eux : la CGT – ont une place de choix. Plus qu’à d’infinis débats visant à identifier les responsables de l’atonie de la contestation sociale, c’est donc à une réflexion sur leur rôle, leurs modes d’action et la ligne politique qu’ils défendent qu’ils doivent désormais s’atteler.

1 « Après les violences du 1er-Mai à Paris, la CGT met en cause la préfecture de police », Le Monde, 5 mai 2021.

2 Entretien avec Sophie Béroud, « La CGT prise pour cible le 1er-Mai : ”Une attaque ciblée, qui dépasse la seule critique des syndicats” », Le Monde, 4 mai 2021.

3 Voir l’article publié sur paris-luttes.info, dont l’auteure est issue plutôt de la mouvance autonome.

4 « “Blocage du 17 novembre” : Philippe Martinez (CGT) pointe le patronat qui “aide à la mobilisation” en favorisant les arrêts de travail », FranceTvInfo, 16 novembre 2018.

5 Michel Dreyfus, Histoire de la CGT. Cent ans de syndicalisme en France, Bruxelles, Complexe, 2005.

6 Deux autres instances constituent la direction de la CGT : le bureau confédéral et la commission exécutive.

7 Harmut Rosa, Accélération. Une critique sociale du temps, Paris, La Découverte, 2013. Lire en particulier le chapitre 4, « Accélération des techniques et révolution du régime spatio-temporel », pp. 125-136.

8 Emmanuel Terray, « Gilets jaunes, irruption de l’inédit », intervention organisée le 23 janvier 2019 par l’Institut Tribune socialiste au Maltais rouge (Paris Xè).

9 Décret n° 2020-1511 du 2 décembre 2020 modifiant les dispositions du code de la sécurité intérieure relatives au traitement de données à caractère personnel dénommé « Prévention des atteintes à la sécurité publique », paru au JORF n° 0293 du 4 décembre 2020. Cela ne signifie pas que la CGT ne s’est pas positionnée dessus, en l’occurrence par un communiqué du 16 décembre 2020.

10 On notera du reste que les syndiqués des transports, des raffineries et de l’électricité ont tendance à assumer le poids des mobilisations, y compris d’un point de vue financier – les grèves reconductibles s’étant faites très rares dans les autres secteurs, qui ne se mobilisent plus guère que lors de journées d’actions sporadiques.

11 Voir https://cdn.greenpeace.fr/site/uploads/2020/05/Le-plan-de-sortie-de-crise.pdf.

12 Entretien avec Philippe Martinez et Aurélie Trouvé, « Face à la crise, il faut sortir du système néolibéral et productiviste », Le Monde, 26 mai 2020.

13 Il n’est ici question que des syndicats dits de contestation sociale (FSU, Solidaires, FO, CGT, CNT).

Rendez les doléances ! – Entretien avec Didier Le Bret

Diplomate de carrière, ancien coordonnateur national du renseignement auprès du président de la République, et membre du Conseil d’administration d’Action contre la Faim, Didier Le Bret est aussi secrétaire général de la mobilisation citoyenne Rendez les doléances !. L’association demande au gouvernement de tenir son engagement de transparence et de rendre disponibles en ligne l’ensemble des doléances citoyennes exprimées pendant la mobilisation des gilets jaunes. Lors de cet entretien, nous sommes revenus sur le contenu des cahiers citoyens et sur l’importance de rouvrir leurs pages afin de ne pas oublier les raisons profondes qui ont déclenché les mobilisations de novembre 2018, et leur caractère toujours actuel. Entretien réalisé par Lou Plaza et retranscrit par Dany Meyniel.

LVSL – Qu’est-ce qui a motivé la création de l’association « Rendez les doléances ! » ? Qui sont les membres de l’association et comment menez-vous cette mobilisation citoyenne ? 

Didier Le Bret – Le point de départ est la crise que nous avons traversée avec la mobilisation des gilets jaunes. Même si ma formation et mon parcours professionnel m’ont conduit à observer le monde plus que la France, j’ai été amené à approfondir les questions sociales dans notre pays depuis plusieurs années – notamment depuis mon engagement politique comme candidat aux législatives pour le Parti socialiste. Il me semble que depuis quelques années, le thème de la précarisation s’est invité en profondeur dans notre société. Ce n’est sans doute pas un hasard si plusieurs membres de notre association sont aussi membres d’associations caritatives, humanitaires ou d’aides au développement. Dorian Dreuil, qui est au bureau de Rendez les doléances !, est l’ancien secrétaire général d’Action contre la Faim, le président de notre association Thomas Ribémont est également l’ancien président d’ACF et je suis membre du Conseil d’administration de cette même association.

Le moment où le président Emmanuel Macron décide de donner la parole aux gens en organisant le grand débat national a ouvert un cycle assez inédit. Pour la première fois depuis très longtemps, nous avons assisté à une mobilisation citoyenne de très grande ampleur. Chacun a pu exprimer ce qu’il avait sur le cœur, ses projets, ses rêves selon différentes modalités. L’une d’entre elles a été les discussions organisées en mairie, avec la possibilité de déposer des doléances sur des cahiers ouverts par les maires.

Nous avons été nombreux à nous dire que le président avait eu du flair en redonnant la parole aux gens. C’était une bonne façon d’interrompre un cycle de violence et de se mettre à l’écoute. Il a néanmoins privilégié un positionnement très central. Il est allé lui-même dans les débats et a essayé de convaincre les gens. On a eu l’impression qu’il refaisait campagne, alors que l’attitude qui s’imposait dans ces circonstances aurait été l’écoute. De plus, le président avait annoncé que ces doléances seraient rendues publiques et qu’elles constitueraient un corpus à partir duquel les chercheurs pourraient travailler et approfondir nos connaissances sur ce qui se passe en profondeur dans notre pays.

Nous nous sommes privés d’une source importante pour comprendre une partie de notre pays.

Ni l’un ni l’autre n’a été fait : les doléances n’ont pas été mises en ligne, contrairement à l’engagement pris par le gouvernement, et elles n’ont pas pu être exploitées par les chercheurs. C’est doublement dommage. Politiquement, parce qu’il n’est jamais bon de refermer une porte quand on l’a entrouverte, et parce qu’on nous a privés d’une matière extrêmement intéressante pour comprendre la situation des classes moyennes françaises concernées par ces phénomènes de précarisation. Elles avaient des choses à dire sur toute une série de sujets : la fiscalité, le sentiment d’injustice, le type de société que l’on a développé, la ruralité, les déplacements, la santé ou encore l’éducation.

Nous nous sommes privés d’une source importante pour comprendre une partie de notre pays – je ne dis pas que c’est tout le pays –, des gens que nous n’avions pas l’habitude d’entendre, qui estimaient qu’ils avaient fait leur part de travail, qu’ils avaient joué le rôle du contrat social, ce qu’on attendait d’eux. Ils travaillent, essaient d’être actifs et de participer à la vie de notre société et finalement, ils s’aperçoivent que le contrat est rompu. Ils ont quitté les grandes villes et ont fait le choix de la campagne et des petites communes, sauf que les services publics ferment les uns après les autres : l’hôpital, les services administratifs mais aussi les commerces de proximité.

© Rendez les doléances !

Nous avons eu une expression très forte qui venait des citoyens eux-mêmes et c’est cela qui nous intéresse. Nous avons envie de comprendre ce qu’il s’est passé et de restituer cette parole à leurs auteurs, sous une forme d’hommage. Nous nous sommes fixés un objectif à moyen terme : pour le troisième anniversaire du grand débat national en janvier 2022, nous publierons une anthologie de ces textes avec des équipes de chercheurs que nous sommes en train de structurer un peu partout en France et qui récupèrent actuellement ces doléances. Cette anthologie sera ensuite commentée. L’objectif n’est pas d’en faire une exégèse rigide et définitive mais de nous intéresser à des points de vue : de chercheurs et d’universitaires, bien sûr, mais aussi d’artistes, de collectifs citoyens comme « Démocratie Ouverte », un de nos partenaires, de revues comme Germinal, également partenaire de l’opération, ou encore d’acteurs de la vie publique. En faisant en sorte que ces textes se répondent dans un jeu de miroirs, nous souhaitons rendre compte d’une réalité que l’on a du mal à saisir.

Il s’agit de prolonger les deux débouchés politiques du grand débat national.

Cette anthologie, nous l’espérons, pourrait aussi inspirer celles et ceux qui souhaitent présider aux destinées des Français en se portant candidats. Les thématiques sont nombreuses. Je pense notamment à un thème souvent négligé : l’écologie rurale, mais aussi les transports en dehors des grandes métropoles et les interconnexions. Il s’agit de prolonger les deux débouchés politiques du grand débat national : l’agenda rural, qui n’a pas encore donné de résultats tangibles, et la Convention citoyenne pour le climat qui est une façon d’articuler l’ambition écologique aux contraintes sociales. Les gens sont prêts à manger bio mais encore faut-il que ce soit accessible. Tout le monde serait ravi de se débarrasser de sa vieille voiture diesel mais encore faut-il que les voitures électriques soient abordables. Tout le monde rêve de rénover son appartement et de faire des économies d’énergie mais encore faut-il que des dispositifs soient en place. Cette démarche me paraît vraiment centrale pour arriver à comprendre ce qui se passe dans notre pays mais aussi pour pouvoir y répondre.

LVSL – Au-delà de la synthèse produite par des cabinets privés pour le gouvernement, que contiennent ces cahiers de doléances ? À partir des premières analyses que vous avez menées de ces cahiers citoyens, quelles sont les thématiques récurrentes ?  

D. L. B.  Les bilans réalisés par les cabinets privés ont concerné essentiellement le bloc des quatre thématiques proposées dans la lettre de cadrage d’Emmanuel Macron, dans laquelle d’entrée de jeux étaient exclues certaines questions. Il était clair par exemple qu’étaient hors champ le retour de l’ISF, une hausse du SMIC et que la CSG ne serait pas non plus revue.

Il y a des sujets qui reviennent massivement, notamment la question de l’ISF. Cette question ne revient pas tellement parce-que les Français pensent que ça va remplir à nouveau les caisses de l’État […] mais parce que c’est une question de justice sociale.

Que voit-on quand on regarde les doléances ? Il y a des sujets qui reviennent massivement, notamment la question de l’ISF. Cette question ne revient pas tellement parce-que les Français pensent que ça va remplir à nouveau les caisses de l’État – ils ne se font pas d’illusion sur le fait que ce n’est pas une source fiscale majeure pour le budget de l’État – mais parce que c’est une question de justice sociale. Ils considèrent qu’à un moment où les inégalités se creusent, avoir décrété une flat tax sur l’impôt sur les sociétés et avoir privilégié une fois de plus la fiscalité financière des dividendes au détriment du patrimoine – puisque la réforme de l’ISF visait à réduire l’assiette et à prendre en compte uniquement les actifs immobiliers – disait de manière très claire où se trouvait le curseur idéologique de la politique de Macron. Il n’est pas étonnant dans ces conditions que la question de l’ISF soit omniprésente !

Les gens ont le sentiment de ne pas être représentés au point d’être invisibles, de se sentir muets, voire méprisés.

On trouve aussi beaucoup de doléances qui sont liées aux problèmes de représentation : politique, bien sûr, mais aussi symbolique. Les gens ont le sentiment de ne pas être représentés au point d’être invisibles, de se sentir muets, voire méprisés. Dans les deux sens du terme, leur voix ne porte pas. Cela se retrouve dans la problématique lancinante de l’éloignement. C’est d’ailleurs pour cela que la crise des gilets jaunes a démarré avec les questions de transport et de hausse du prix du diesel. Au fond, le véhicule est le seul lien qui reste pour les gens éloignés des métropoles, à la fois centres d’emplois, centres administratifs, mais aussi centres culturels et épicentres de la vie sociale. Cet éloignement leur donne le sentiment qu’ils sont dans un espace qui n’est plus tout à fait l’espace commun, partagé par l’ensemble des Français.

Ensuite il y a bien sûr beaucoup de doléances qui portent sur le pouvoir d’achat et la difficulté à joindre les deux bouts. Il est intéressant de constater que ce n’est pas lié au fait, contrairement à ce que l’on l’entend parfois, que les Français de milieu modeste seraient de mauvais gestionnaires. C’est simplement que leurs marges de manœuvre sont singulièrement réduites. Lorsque vous avez payé le loyer, les abonnements d’eau, de gaz, de téléphone, les assurances et les frais de scolarité, ils sont nombreux à dire qu’il ne leur reste plus grand-chose pour vivre. Ces témoignages sont souvent plus parlants que des statistiques froides et globales. Corollaire de cette paupérisation des classes moyennes, la mondialisation est fortement contestée : les gens ne croient pas à la théorie du ruissellement, ils ne voient pas les effets positifs de la mondialisation. Bref, ils se décrivent un peu comme les oubliés de la fête.

Le gouvernement a tiré les conclusions qui l’arrangeaient.

LVSL – Techniquement, comment les chercheurs font-ils pour analyser ces cahiers citoyens regroupant plus de 600 000 pages ? Comment est-il possible de saisir l’ensemble des contributions et d’en tirer un bilan plus exhaustif que celui réalisé par le gouvernement ?

D. L. B. – Pour l’instant, c’est difficile, nous n’avons pas de vision globale. Dans tel département nous pouvons étudier les doléances en profondeur mais cela ne donne pas une image à l’échelle du pays. Il faudra continuer de faire remonter les données. En revanche, en pratiquant des « coups de sonde », nous pouvons saisir des éléments qualitatifs, apprécier et entendre telle ou telle tendance. Faire du traitement de données, à partir de mots clés, c’est indispensable. Mais mettre en relief des données qualitatives, s’attacher à faire des analyses fines, voir la façon-même dont les gens expriment ces doléances, est aussi riche d’enseignements.

D’ailleurs, beaucoup de chercheurs étaient assez remontés contre la méthodologie retenue par les cabinets de conseil pour le compte du gouvernement. Leur approche ne rendait pas compte de la réalité, d’autant plus dans les délais impartis par le gouvernement. Les conclusions ont été restituées seulement deux mois après la fin du grand débat. La plupart des chercheurs ont doucement rigolé, cela n’avait pour eux aucune valeur scientifique et au fond, le gouvernement a tiré les conclusions qui l’arrangeaient.

© Rendez les doléances !

LVSL – Comment expliquer que le gouvernement n’a toujours pas rendu accessibles à tous en ligne les doléances des citoyens ? Sébastien Lecornu, alors ministre en charge de l’animation du grand débat national, disait : « Tout doit pouvoir être consulté par tout le monde. Tout en transparence ». Comment explique-t-on ce revirement ?

D. L. B.  Il me semble que c’est un mélange de plusieurs éléments. Premièrement, il y a eu la volonté d’en finir, de ne pas relancer le débat et de partir du principe que tout ce qu’on pouvait dire sur le sujet avait été dit, c’était une façon de passer à autre chose. Entretemps il y a eu le Covid, et nous sommes effectivement passés à autre chose. Il y a aussi eu des maladresses techniques. Les départements ont numérisé et remonté les archives au ministère de la Culture qui les a remises à la BNF et/ou aux archives de France. Un microfilmage de l’ensemble des archives a donc été fait département par département et serait en théorie tout à fait disponible.

Mais les départements ont ensuite reversé physiquement les archives recueillies par les communes dans les centres d’archives départementales. Les archivistes ont donc mis en œuvre les règles qui s’appliquent. Donc, si vous voulez les consulter, vous prenez rendez-vous et vous le faites sur place. Pour la partie des doléances nominatives, comportant des noms, des adresses, vous devrez patienter…. cinquante ans ! Ce qui est un peu dommage pour des études contemporaines. Et si vous voulez une dérogation, il faut la demander au département qui saisira le ministère de la Culture, donc dans dix ans nous y sommes encore.

Vous ne pouvez pas à la fois solliciter l’intelligence collective des Français et, quand cela ne vous arrange pas, ou plus, passer à autre chose.

Tout a été fait pour que, consciemment ou non, l’affaire soit enterrée. Notre ambition est donc de reprendre là où nous nous sommes arrêtés. La parole politique, à force d’être reniée et à force de se dédire, finit par perdre de sa crédibilité. Vous ne pouvez pas à la fois solliciter l’intelligence collective des Français et, quand cela ne vous arrange pas, ou plus, passer à autre chose. La démocratie participative n’est pas un gadget. Nous avons plus que jamais besoin de faire vivre notre démocratie entre deux élections. Ce moment d’expression des doléances était une occasion en or. Il est dommage que le gouvernement s’en soit privé.

LVSL – Sur cette question de faire vivre la démocratie entre les moments électoraux, vous dites justement que ces doléances permettraient d’« imaginer le “monde d’après” et (de) contribuer à refaire des citoyens des acteurs de leur destin ». Pensez-vous que les citoyens auraient la volonté de se saisir de ces doléances si elles étaient rendues accessibles ? Quelle utilité peuvent avoir les doléances dans ce « monde d’après » ?

D. L. B. – Je ne sais pas si c’est aux citoyens de s’en emparer, mais c’est aux citoyens de décider eux-mêmes de ce qu’ils veulent en faire. Il s’agit donc d’avoir au moins la possibilité d’en disposer. Ensuite c’est l’affaire de ceux qui, dans le cadre de la compétition électorale politique, ont envie de s’emparer de cette masse d’informations pour en faire quelque chose. Ces doléances aident par exemple à comprendre l’urgence d’avancer dans l’agenda rural. Quand vous analysez les scores du Rassemblement national dans certaines régions, vous êtes frappés de voir la concomitance entre l’éloignement physique des gens de la première gare et ces scores. Il y a donc des éléments très concrets, pas seulement dans l’imaginaire des gens, mais dans leurs vies. Des formes d’éloignement, de coupures qui isolent les personnes. Des choix ont été faits, comme la privatisation d’un ensemble de services publics et le fait de vouloir rentabiliser à tout prix les services publics.

Vous avez des friches industrielles partout. Ce sont des pans entiers de vie détruits petit à petit. Il est important d’entendre ces messages au travers des doléances.

On peut prendre pour exemple la privatisation du rail, au motif que les petites lignes ne servaient plus à rien. Quand vous regardez la diagonale qui traverse tout le pays d’Ouest en Est, vous vous rendez bien compte qu’elle suit exactement la trajectoire de la désertification de nos territoires en hôpitaux, en services publics, en commerces de proximité, ou encore en dessertes ferroviaires. Tout est lié. Ces doléances donnent un socle et une légitimité à ceux qui disent que les TGV n’épuisent pas le besoin qu’on a de pouvoir desservir aussi de plus petites communes. Quand vous quittez Paris pour aller à Nevers, vous traversez des villes qui ont perdu en moyenne près de 10% de leur population au cours des dix dernières années. C’est terrible. Vous avez des friches industrielles partout. Ce sont des pans entiers de vie détruits petit à petit. Il est important d’entendre ces messages à travers les doléances.

LVSL – Au-delà du travail d’analyse des doléances et du constat que vous portez, y a-t-il une volonté de votre part de donner une suite politique à ces expressions citoyennes ? Dans le cadre des élections de 2022, comment ces cahiers de doléance pourraient-ils intervenir dans les programmes des candidats ?

D. L. B.  Il est important d’abord de poursuivre le dialogue qui a été interrompu. Tout n’a pas été dit, donc il s’agit de partir de ce qui a été dit pour prolonger cette première expression, et envisager quels peuvent être les débouchés programmatiques, tout en continuant d’approfondir le sujet avec les Français. Ensuite sur la base des doléances et du dialogue qui pourrait être établi, il est effectivement possible d’intégrer tout, ou partie, de ces revendications dans un programme tourné vers celles et ceux qu’on a tendance à oublier. Il me semble qu’il existe un vrai potentiel – pas seulement électoral dans le mauvais sens du terme – pour restaurer une écoute là où elle est déficiente. C’est un outil qui peut être au service d’une campagne et d’un programme.

LVSL – Quels sont les prochains événements que vous menez dans le cadre de la mobilisation ? Vous avez évoqué une anthologie de textes dans le cadre du troisième anniversaire du grand débat national…

D. L. B.  La publication de cet ouvrage en janvier 2022 est un point d’arrivée médian. Notre souhait entretemps est de continuer à structurer des regroupements de chercheurs dans toutes les régions, en fonction des thématiques qui les intéressent, afin de nourrir cette réflexion. Nous souhaitons également organiser des rencontres en région dans le but de prolonger ces discussions. Nous pouvons aussi imaginer de retourner voir les Français qui ont pris la peine de passer deux ou trois jours, pour certains d’entre eux, à aller dans les mairies où ils ont discuté de thématiques très sérieuses. Il serait intéressant, deux ans plus tard, de leur demander ce qu’il s’est passé depuis, ce qui a changé dans leurs vies. Ce serait une façon de montrer qu’il existe des structures citoyennes qui essaient d’aller à leur rencontre et de faire vivre le débat.

L’histoire oubliée de la contre-société communiste

La Maison du Peuple de Vénissieux (Rhône). © Alex 69200 vx

Bars, clubs de sport, théâtres, colonies de vacances… A partir du XIXème siècle, le mouvement ouvrier se dote de nombreuses institutions pour promouvoir l’idéal socialiste et répondre aux besoins immédiats du prolétariat. Ces structures, souvent liées à des partis politiques, préfiguraient un monde de partage et de solidarité qui fit rêver des générations d’ouvriers. Aujourd’hui largement oublié, cet héritage d’institutions populaires commence à renaître sous de nouvelles formes et intéresse de plus en plus l’extrême-droite.

C’est un désaveu historique : les partis politiques n’ont plus la cote. Éloignés des citoyens, ils sont de plus en plus perçus comme des machines à visée purement électorale feignant de s’intéresser aux problèmes de la population le temps d’une campagne. Les contacts directs entre les citoyens et les militants ou élus sont souvent brefs, le temps d’un échange sur un marché ou d’un porte-à-porte, et passent principalement par l’appareil médiatique le reste du temps. En conséquence, les classes populaires ont plutôt tendance à se désinvestir de la sphère politique et à laisser le militantisme à d’autres. En retour, les organisations politiques peinent à trouver des militants et se replient sur leur gestion routinière, nourrissant un cercle vicieux. Pourtant, il n’en a pas toujours été ainsi…

Les forteresses du socialisme

A la fin du 19ème siècle, alors que l’Europe de l’Ouest s’industrialise à grande vitesse, les ouvriers issus de l’exode rural, souvent entassés dans des taudis, commencent à lutter pour de meilleures conditions de vie et de travail. Cette lutte passe évidemment par la constitution de syndicats ou de partis politiques, par des grèves et des manifestations mais aussi par la création d’institutions ouvrières proposant aide matérielle, loisirs et éducation politique. Dans les cités ouvrières belges, anglaises, françaises, italiennes ou allemandes, un réseau de coopératives, de tavernes ou de « Maisons du peuple » voit ainsi progressivement le jour, sur un modèle assez proche de celui des institutions liées à l’Église.

Maison du Peuple de Wihéries à Dour (Belgique). © Michel Wal

Ces lieux remplirent des fonctions toujours plus nombreuses au fur et à mesure de leur développement. À l’origine, il s’agit souvent de coopératives de consommation, dont les membres s’associent pour acheter du charbon, du pain et d’autres denrées essentielles en grands volumes et donc réaliser des économies. Pour le socialiste belge Édouard Anseele, ces coopératives constituent « des forteresses d’où la classe ouvrière bombardera la société capitaliste à coup de pommes de terre et de pains de quatre livres » (1). Les bénéfices croissants de ces coopératives permettent progressivement de financer d’autres activités, telles que des caisses de secours pour les malades ou des soupes populaires pour les camarades grévistes (2). Les frais juridiques lors des conflits avec les patrons peuvent également être pris en charge.

Les institutions ouvrières pallient également l’absence ou la rareté de lieux de réunion, en devenant de véritables quartiers généraux du mouvement ouvrier où l’on prépare la prochaine action de lutte. Ainsi, durant la répression du mouvement ouvrier allemand par Otto Von Bismarck entre 1878 et 1890, les socialistes d’outre-Rhin se replient sur les tavernes pour continuer à s’organiser. Ils sortent de cette période renforcés et radicalisés, comme le congrès d’Erfurt en témoigne en 1890. Le SPD y adopte un programme très marxiste. Deux ans plus tard, des socialistes prennent la mairie de Roubaix, banlieue ouvrière de Lille, en grande partie grâce à leur Maison du Peuple, où se sont forgés des liens de solidarité et d’amitié ayant permis l’élection du « conseil des buveurs de bière ». Pour Rémi Lefebvre, cette Maison du Peuple « a permis un enracinement durable du socialisme localement en contribuant […] à façonner un groupe aisément mobilisable, base quasi indéfectible de soutien aux candidats socialistes ».

Le sport et la culture pour tous

Les activités de ces institutions ouvrières vont bien au-delà du soutien aux mobilisations sociales et de l’aide matérielle directe. Des conférences d’intellectuels socialistes, des bibliothèques contestataires ou des cours d’économie et de sociologie y sont organisés afin de former de futurs responsables syndicaux, associatifs et politiques. Les Maisons du Peuple proposent aussi de nombreuses activités artistiques : bals, chorales, concerts, théâtre… En effet, le mouvement ouvrier veut permettre à tous d’accéder aux loisirs jusqu’ici réservés aux bourgeois ou sous le contrôle de l’Église. Le Volksbühne, théâtre berlinois construit au début du XXème siècle uniquement grâce à des dons de la classe ouvrière, est emblématique de cette volonté de démocratisation de la culture : tous les sièges sont au même prix et attribués au hasard tandis que les horaires sont adaptés aux heures de travail des prolétaires. De même, l’ARCI (Associazione ricreativa culturale italiana) mène un combat similaire pour faire vivre une culture ouvrière italienne à partir de 1957. Proche du Parti communiste italien, elle fédère en 1968 plus de 3 100 cercles locaux regroupant plus de 450 000 membres, dispose de son propre réseau de distribution de films et promeut des acteurs avec très peu d’expérience théâtrale au travers de tournées sur les places publiques et les case del popolo (3).

Le théâtre Volksbühne à Berlin. © Ansgar Koreng

Enfin, le domaine du sport fut également investi. En constituant des clubs dans toutes sortes de disciplines (gymnastique, cyclisme, football, randonnée…), les socialistes veulent « permettre aux masses de la jeunesse française de trouver dans la pratique des sports, la joie et la santé et de construire une organisation des loisirs telle que les travailleurs puissent trouver une détente et une récompense à leur dur labeur » selon les mots de Léo Lagrange, ministre des Sports du Front populaire. Durant son bref passage au pouvoir, ce dernier mène une action vigoureuse pour développer les loisirs sportifs et le tourisme : auberges de jeunesse, tarifs réduits de téléphérique, croisières populaires… Mais le sport socialiste n’est pas apolitique : en 1936, la fédération sportive et gymnique du travail (FSGT), qui regroupe nombre de petites structures locales, se bat contre les Jeux olympiques de Berlin et envoie une délégation aux Olympiades populaires de Barcelone (4). De même, les colonies de vacances créées à partir des années 1930 par les villes marquées par le communisme municipal sont « à la fois, une « machine à fabriquer la santé » et un lieu de sociabilité militante » selon Emmanuel Bellanger, historien et chercheur au CNRS.

De l’utopie au déclin

Si ces organisations populaires infiltrent progressivement toutes les sphères de la société, elles n’en oublient pas pour autant de se fédérer et de tisser des liens pour accroître leur rayonnement. Ensemble, elles forment une contre-société à l’écart du système capitaliste qui préfigure l’idéal de la société socialiste future où le partage et la solidarité se substitueront au chacun pour soi. En matière de propagande, ce « déjà-là » communiste, selon la formule de Bernard Friot, est bien plus efficace que de grands discours lénifiants, des réunions de cellule ou des tractages. Toutefois, cet écosystème se combine à celui des partis, des syndicats, de la presse communiste et d’autres organisations tournées vers des publics spécifiques (femmes, anciens combattants, étudiants, pacifistes…), notamment car les animateurs de ces différentes structures sont souvent les mêmes. 

Néanmoins, si cette symbiose entre l’écosystème des partis politiques et celui des organisations populaires permet d’insérer le parti dans la société, il présente aussi des défauts. D’abord, cette forte intégration peut engendrer un enfermement intellectuel nuisible à l’esprit critique. Ensuite, des questions peuvent également être soulevées sur la politisation qu’apporte réellement ces organisations : ceux qui en font partie ne sont-ils pas majoritairement des personnes issues de familles socialistes ou communistes ? Enfin, le pluri-engagement des militants peut engendrer des tensions tant il est chronophage et se fait souvent au détriment du parti (5).

Ces organisations populaires forment une contre-société à l’écart du système capitaliste qui préfigure l’idéal de la société socialiste future où le partage et la solidarité se substitueront au chacun pour soi.

A partir des années 1960-1970, ces institutions ouvrières vont toutefois se détacher de plus en plus des partis de gauche. D’une part, la révélation des horreurs du goulag et la répression des mouvements démocratiques en Europe de l’Est ternit l’image des partis communistes, d’où une prise de distance de certaines organisations, comme la FSGT et l’ARCI, citées plus haut. En s’autonomisant, nombre d’entre elles perdent alors leur caractère révolutionnaire et  adoptent des revendications et actions plus consensuelles. Parallèlement, les partis de gauche radicale commencent eux aussi à s’éloigner des classes populaires, un phénomène accentué par la désindustrialisation. Au même moment, la deuxième gauche alors en progression montre quant à elle peu d’intérêt dans ces structures, vues comme des chevaux de Troie du totalitarisme soviétique, et préfère investir les universités ou soutenir les mouvements autogestionnaires. 

Mais l’évolution du paysage politique n’est pas seule responsable des déboires des institutions de la classe ouvrière. Paradoxalement, les grandes conquêtes sociales obtenues après 1945 y ont aussi contribué. Avec le développement de l’État-providence et des services publics, nombre de prestations autrefois assurées par des Maisons du peuple sont désormais prises en charge par l’État. En renforçant ce dernier, la gauche communiste a donc affaibli son propre ancrage populaire. Par ailleurs, la forte croissance économique des Trente Glorieuses permet aux masses d’accéder de plus en plus facilement aux loisirs, non plus dans le cadre d’organisations populaires mais dans celui de la société de consommation capitaliste. Au passage, les individus deviennent de simples consommateurs, et non plus des acteurs politiques. Dès lors que les travailleurs sont protégés par la Sécurité sociale et qu’ils peuvent se divertir ou partir en vacances avec leurs propres moyens, pourquoi feraient-ils encore appel à ces organisations ?

Un héritage disputé

Il ne faudrait toutefois pas trop généraliser : là où le taux de pauvreté reste élevé et où la tradition communiste est toujours présente, nombre de ces structures ont survécu, sous une forme ou une autre. Mais globalement, il est aujourd’hui difficile de trouver des bars, clubs de sport ou cinémas ouvertement socialistes ou communistes. Cette quasi-disparition intervient alors même que les besoins auxquels entendaient répondre ces structures ressurgissent avec la crise économique, le désengagement de l’État et le déclassement d’une grande part de la population. Une situation qui conduit à une réinvention de ces institutions, sous des formes très diverses.

Depuis les années 2000, cette tradition de centres sociaux intéresse de plus en plus l’extrême-droite. Né en 2003 avec l’occupation d’un ancien immeuble gouvernemental à Rome, le mouvement italien Casapound utilise le même répertoire d’action que la gauche radicale : ses centres sociaux proposent des activités sportives, ont leurs propres bars et librairies, organisent des concerts, diffusent des films etc. Les actions de terrain de Casapound, comme l’aide d’urgence apportée aux victimes d’un tremblement de terre en 2009 ou les protestations contre le coût du logement à Rome, ont aussi contribué à populariser la pensée fasciste. Les jeunes, très touchés par la crise économique avec un taux de chômage fluctuant entre 30 et 40% depuis 10 ans, sont les premières cibles du mouvement : 62% des supporters de Casapound ont entre 16 et 30 ans. Les actes de violence récurrents, tels que le meurtre de plusieurs immigrés par Gianluca Casseri, un sympathisant de Casapound, n’ont jamais suffi à ternir l’image du mouvement. La réussite de Casapound a depuis inspiré nombre d’autres groupes d’extrême-droite, comme le Bastion Social en France, qui propose de l’aide aux plus démunis, à condition qu’ils soient « Français de souche ».

De l’autre côté du spectre politique, de nouvelles structures ont aussi vu le jour. En Italie, le tissu de centres sociaux autogérés, issu du mouvement autonomiste des années 1970, reste ainsi très vivace. Au Royaume-Uni, les nouveaux militants socialistes politisés par Jeremy Corbyn ont eux aussi revitalisé l’héritage d’événements populaires ouverts à tous, notamment à travers l’organisation Momentum. La France n’est pas en reste, grâce à de nouveaux lieux de sociabilité et de solidarité populaire un peu partout sur le territoire. Le Barricade, une structure associative fondée en 2014 à Montpellier, propose par exemple des cours de français pour les travailleurs ou étudiants étrangers, des conférences politiques, des boissons à prix libre et des ateliers de réparation et organise des assemblées générales lors de grands mouvements sociaux.

Une cabane de gilets jaunes.

Si ces espaces de sociabilité et de partage n’ont pas disparu, ils demeurent souvent méconnus et ont tendance à avoir des durées de vie plutôt courtes en raison de difficultés financières et de rapports parfois compliqués avec la police et les municipalités, qui ne voient pas d’un bon œil la création de lieux contestataires. Par ailleurs, l’absence de parti de masse et d’idéologie fédératrice contribue au morcellement. Face à l’atomisation et à la précarité qui tuent la société à petit feu, ces structures sont pourtant plus indispensables que jamais. Les cabanes bricolées par les gilets jaunes autour des péages et des ronds-points ne seraient-elle pas des Maisons du peuple contemporaines ?

Notes :

1 : Gustave Marlière, «La coopération dans le Nord et le Pas-de-Calais. Étude historique», thèse, Saint-Amand-les-Eaux, Maurice Carton éditeur, 1935, p. 28.

2 : Cossart, Paula, et Julien Talpin. « Les Maisons du Peuple comme espaces de politisation. Étude de la coopérative ouvrière la paix à Roubaix (1885-1914) », Revue française de science politique, vol. vol. 62, no. 4, 2012, pp. 583-610.

3 : Stephen Gundle, Between Hollywood and Moscow: The Italian Communists and the Challenge of Mass Culture, Durham, Duke University Press, 2000.

4 : Le coup d’État du général Franco et la guerre civile qui s’ensuit empêche ces Olympiades d’avoir lieu. La délégation rentrera en France s’en avoir pu participer.

5 : Sylvie Aebischer, Le PCF des années 1950 comme « contre-société », lilas.org

Denis Colombi : « La société a parfois intérêt à ce que la pauvreté persiste »

Accusés tantôt d’incapacité à gérer un budget, parfois de fainéantise, les personnes pauvres sont stigmatisées au travers de polémiques régulières. Dans un ouvrage paru en 2020, Où va l’argent des pauvres, Fantasmes politiques, réalités sociologiques, Denis Colombi tente de déconstruire notre perception de la pauvreté. L’auteur, professeur agrégé de sciences économiques et sociales et docteur en sociologie, alimente depuis 2007 le blog Une heure de peine dans lequel il livre une analyse sociologique de l’actualité. Entretien réalisé par Jules Brion. Retranscription par Dany Meyniel.

LVSL – Un des grands apports de votre livre est de livrer une analyse sociologique des discours, produits notamment par certaines personnalités politiques et éditorialistes, d’individualisation des causes de la pauvreté. Le pauvre serait celui qui a failli, notamment à gérer son budget. Quels sont les effets d’un tel discours ?

Denis Colombi – Les effets d’un tel discours sont négatifs sur plein de points de vue. Premièrement, ils permettent de légitimer l’existence de la pauvreté et de la richesse : si on définit le pauvre comme celui qui a échoué, qui a un problème, alors par contraste on va définir celui qui n’est pas pauvre comme celui qui mérite. On efface ainsi les multiples inégalités économiques, découlant notamment de l’héritage, au profit d’un discours individualisant contre lequel il n’y a pas à agir puisque la pauvreté cesse d’être un problème politique et collectif pour devenir une simple question de déviance personnelle. Ce discours fait porter la culpabilité du dénuement sur les pauvres eux-mêmes et le mérite de la non-pauvreté sur les autres. Toute action qui sert à corriger cette situation est de fait délégitimée puisque, si les pauvres sont fautifs de la situation dans laquelle ils se trouvent, pourquoi viendrait-on les aider ?

Ensuite, à cause de ce discours individualisant, les pauvres seront perçus comme incapables de gérer leur argent. La société va chercher à contrôler au maximum les allocations. Les sommes versées ne sont d’ailleurs pas considérées comme appartenant directement aux pauvres mais à la société dans son ensemble. Cette situation va nuire à la capacité des personnes concernées de faire leurs propres choix. La pauvreté ne devient plus seulement une situation économique mais une situation de conflit permanent : les pauvres ne sont pas en situation de faire leurs propres choix puisque cette capacité leur est retirée par le reste de la société. La délégitimation de leur action redouble l’inégalité matérielle qui les frappe, produisant ainsi une inégalité politique. Ce phénomène conduit à ce que les personnes dans le dénuement ne soient pas considérées comme des sujets politiques dont il faudrait améliorer la situation. Ces deux inégalités, matérielles et politiques, se recouvrent et se renforcent mutuellement.

LVSL – Au contraire, vu leurs faibles moyens, les pauvres ne seraient-ils pas plutôt de bons gestionnaires ?

D.C. – Les pauvres, en un sens, sont de bons gestionnaires. Nombre de sociologues, dont j’essaie de faire la synthèse dans mon livre, sont allés voir concrètement comment les personnes dans le dénuement géraient leur budget. Ils se sont rendus compte que beaucoup de pauvres tiennent à jour leurs dépenses, qu’ils ont parfois des cahiers dans lesquels ils notent tous les jours chacun de leurs achats, chacune des factures. Ce sont des personnes qui vont surveiller très régulièrement leurs dépenses, leurs comptes en banque. De fait, il y a toutes sortes de formes de gestion qui font apparaître une attention à la question budgétaire plus forte chez les pauvres que celle qui peut exister chez des personnes plus fortunées. Il existe ainsi une forme de charge mentale de l’argent résultant d’un réel travail de gestion quotidien : il faut aller faire la queue à des guichets, remplir des dossiers, vérifier que ces dossiers soient bien arrivés…

« Ce n’est pas la culture qui produit la pauvreté mais la pauvreté qui détermine les façons dont on consomme et cette situation de précarité constitue une réalité matérielle qui s’impose aux individus. »

Cependant, je voudrais rester prudent sur une prétendue meilleure gestion de l’argent par les pauvres. Ces derniers y consacrent plus de temps et d’énergie, c’est incontestable, mais parce qu’ils n’ont pas le choix. De facto, l’argent a cette particularité que moins vous en avez, plus il est difficile à gérer. Si à un moment donné vous décidez de faire un achat compulsif – ce que tout le monde a fait concrètement un jour dans sa vie – alors que vous avez un revenu stable et confortable, les conséquences ne seront pas très graves. Si vous avez un revenu faible, un achat inconsidéré devient beaucoup plus coûteux. Les pauvres ne sont pas forcément de meilleurs gestionnaires, ils sont juste confrontés à une gestion budgétaire plus difficile et c’est ce qui explique ce travail de l’argent, ce money work. S’ils avaient plus d’argent, ces pauvres ne deviendraient certainement pas tous de puissants gestionnaires ou des financiers, ils ne le feraient tout simplement pas plus mal que la moyenne des personnes plus fortunées.

LVSL – Avec la montée en puissance des enjeux environnementaux, on constate aussi une stigmatisation de la consommation des pauvres, par exemple à travers le fait d’acheter du Nutella en promotion. Comment déconstruire ce discours ?

D.C. – Plutôt que de se poser la question « est-ce que les pauvres sont peu soucieux de l’environnement ? », ne pourrait-on pas se poser la question de l’offre qui est faite à ces derniers ? Quelles sont les offres, les informations qui leur sont données sur les produits au moment où ils veulent choisir ? Comme le montre la sociologie de la consommation, acheter du Nutella permet à certains pauvres de faire plaisir à leurs enfants. Ces derniers veulent éviter d’avoir le sentiment d’être dans le dénuement et achètent ainsi le produit d’une marque connue. Il y a un sketch de Jamel Debouze où il raconte que, quand il était petit, ses parents allaient à Lidl et ne lui achetaient pas du Nutella mais du « mutella », une sous-marque à laquelle était assignée un stigmate.

Lors du premier dé-confinement en 2020, plusieurs personnes ont critiqué, sur les réseaux sociaux ou dans des émissions, les personnes qui faisaient la queue devant Zara sur la rue de Rivoli. On espérait rentrer dans un nouveau monde, le monde d’après, qu’on allait réfléchir à l’écologie… Visiblement ça n’a pas marché puisque les gens continuent de faire la queue devant les grands magasins. Ces commentateurs sont très naïfs de se dire qu’en quelques mois de réflexion, nous pouvions changer radicalement notre modèle de production, comme si la consommation ne dépendait que d’une idéologie ou d’un effort de volonté.

En fait, la consommation est déterminée par des institutions, par une offre, et donc par des paramètres qui sont extérieurs aux individus. Il est possible d’aller acheter des vêtements ailleurs que chez Zara, chez une marque plus écologique. Seulement, ce choix sera d’autant plus difficile qu’il va falloir chercher soi-même des informations susceptibles d’orienter ses choix. C’est peut-être là-dessus que nous pouvons agir : sur les choix, les informations qui sont données. On retrouverait un peu de capacité d’action politique en déconstruisant la consommation car elle n’est pas une affaire de préférence interne aux individus mais bien une affaire d’organisation de la société.

LVSL – Partant d’un tel constat, que penser de certaines thèses expliquant que le dénuement serait le produit d’une culture de la pauvreté ne valorisant pas le goût de l’effort et privilégiant la paresse ?

D.C. – Je pense qu’elle conduit totalement à une impasse, j’ai principalement écrit mon livre pour combattre cette idée. Cette thèse s’est d’abord développée aux Etats-Unis et est arrivée petit à petit en France. Les pauvres ne valoriseraient pas assez l’effort, le travail, l’investissement, l’avenir… Dans l’hexagone, ces affirmations se jouent plus sur les questions de réussite scolaire. Visant généralement les migrants, certains tentent d’expliquer que certaines cultures ne valorisent pas assez la réussite scolaire, produisant, in fine, des résultats médiocres. Ces explications très culturalistes supposent des individus qu’ils soient entièrement déterminés par une culture qui se transmettrait au sein des familles. Cette forme de naturalisation flirte d’ailleurs souvent avec des formes de racisme. Seulement, si on regarde les budgets des personnes pauvres ainsi que leur marge de choix, on s’aperçoit qu’il n’est nullement question de culture mais de conditions de vie particulières.

« Simmel montre que la société s’intéresse aux pauvres non pas pour améliorer la situation de ces derniers mais parce qu’ils sont vus comme étant un problème. »

D’aucuns dénoncent souvent l’incapacité des pauvres à épargner leurs revenus. Des travaux de la sociologue Ana Perrin-Heredia montrent pourquoi les pauvres n’épargnent souvent pas. Ces derniers ont bien besoin de stocker, non sous forme monétaire mais sous forme de produits alimentaires. Si l’on garde son argent sur son compte en banque, il peut disparaître à tout moment. Il suffit d’une facture qu’on avait oubliée, d’un impôt non-payé ou d’une contravention si l’on prend souvent sa voiture. Cet argent peut disparaître très facilement. Certains pauvres vont le dépenser tout de suite, sous forme de nourriture, dans le congélateur : c’est une forme d’épargne populaire déterminée par les conditions matérielles de vie de ces individus.

Ce que j’essaye de faire dans mon livre, c’est d’inverser la manière dont on voit les choses. Ce n’est pas la culture qui produit la pauvreté mais la pauvreté qui détermine les façons dont on consomme et cette situation de précarité constitue une réalité matérielle qui s’impose aux individus. Si ces personnes avaient plus d’argent ils consommeraient sans doute autrement. Il y a eu des expériences menées où l’on versait des revenus en cash de façon relativement importante sans condition aux plus pauvres. Les résultats d’une telle expérience ont récemment été publiés au Canada. Au bout de quelques mois, on se rend compte que, non seulement la situation économique des personnes recevant cette aide s’est améliorée, mais ils se nourrissent mieux et ils consomment moins d’alcool, moins de drogue, moins de tabac. Ces types de consommations dangereuses pour la santé sont directement produites par la pauvreté. Lorsque l’on possède peu, on va oublier un peu la misère et la difficulté en fumant une cigarette, en buvant un petit coup, en fumant un joint. Finalement, ce sont les rares choses que l’on peut faire. Avec plus d’argent, on peut se projeter dans l’avenir, on peut faire des choix différents et modifier alors sa manière de consommer.

LVSL – Vous mobilisez dans votre livre plusieurs travaux, notamment ceux du sociologue Georg Simmel. Ce dernier explique que « L’Assistance publique n’a rien de révolutionnaire ou de socialiste, elle est au contraire profondément conservatrice ». Vous-même la décrivez comme un « mode de contrôle de populations mal considérées ». Pouvez-vous nous expliquer ces affirmations ?

D.C. – Simmel montre que la société s’intéresse aux pauvres non pas pour améliorer la situation de ces derniers mais parce qu’ils sont vus comme étant un problème. Il s’agit alors soit d’éviter qu’ils ne sombrent dans la violence et la délinquance, soit de les remettre sur le marché du travail pour que ces derniers soient disponibles pour la production. Ainsi, il ne s’agit pas d’un projet révolutionnaire et socialiste visant à améliorer la condition matérielle des plus démunis, mais simplement d’une façon de s’assurer le contrôle d’une population perçue comme dangereuse ou potentiellement exploitable. Cette assistance existe non pas dans l’intérêt des pauvres mais dans l’intérêt des autres, des non-pauvres.

Il faut remarquer que l’Assistance publique est l’une des rares administrations dans laquelle les personnes qui en bénéficient ne sont pas exactement des usagers. On ne leur demande pas si les politiques sociales leurs conviennent, la société politique ne pense pas pour eux. Ces politiques sont pensées en fonction des intérêts de la société et non comme un droit des individus à une protection minimum, ce qui va souvent conduire à stigmatiser certaines populations. Ce phénomène peut constituer une cause, sinon de pauvreté, du moins de maintien dans la pauvreté. En effet, si l’on pense l’assistance sur ce modèle-là, on ne donnera jamais plus aux pauvres que ce qui est strictement nécessaire. L’assistance n’existe pas pour améliorer la situation des plus démunis, elle n’est pas prévue pour.

LVSL – Vous notez dans votre livre que l’on assiste à un durcissement régulier des conditions d’accès à l’aide sociale. La polémique autour de l’allocation de rentrée scolaire en est un exemple. Quelle est la logique qui s’opère derrière ce phénomène ?

D.C. – Ce sont des polémiques qui sont extrêmement récurrentes et tournent autour de l’idée qu’il vaudrait mieux donner des revenus d’assistance aux plus pauvres sous forme de bons d’achat. Certaines propositions reviennent régulièrement et proposent de ne pas verser l’allocation de rentrée scolaire aux familles, mais directement aux écoles. Il y a toujours une peur que cet argent soit utilisé par les familles pour s’acheter de l’électro-ménager, des écrans plats ou des iPhones dont on pense que les pauvres n’ont pas besoin… Ce que j’ai montré dans le livre, c’est qu’un smartphone est quand même très utile dans notre société car c’est une des seules manières de recevoir internet et que l’on vit dans une société où de plus en plus de démarches se font en ligne. Les polémiques dénonçant une prétendue mauvaise utilisation des allocations de rentrée scolaire sont un peu étranges : aucune étude, aucun rapport ne permet de dire qu’elles sont spécialement mal utilisées. Pourtant, les polémiques de ce type se succèdent et ne servent à rien d’autre que de permettre à certains représentants politiques de se donner une image de personnes exigeantes n’ayant pas peur de prendre des décisions courageuses.

« Du fait de l’existence de la pauvreté, on a des travailleurs qui sont disposés à prendre des emplois pour des salaires extrêmement faibles et tout ça bénéficie aux classes moyennes et supérieures car il existe une main d’œuvre peu coûteuse. »

Ces discours politiques contribuent à stigmatiser encore plus fortement ces populations qui sont décrites comme des repoussoirs, des assistés et non comme des sujets et acteurs politiques qu’il faudrait défendre. Je me pose souvent la question suivante : quel représentant politique prend aujourd’hui en charge les revendications des plus pauvres. Il n’y a aucun politique qui porte les revendications de ces groupes-là, ou alors c’est parfois fait selon des lignes extrêmement problématiques. Le Rassemblement National (RN) par exemple veut bien s’inquiéter des SDF du moment que ce sont des SDF français : ils disent s’intéresser aux pauvres pour ne pas s’occuper des migrants. Seulement, lorsque vient le moment d’agir pour les pauvres dans les municipalités RN par exemple, les aides aux associations qui s’occupent des plus pauvres sont coupées, les inscriptions des enfants de chômeurs à la cantine scolaire sont refusées… Les municipalités RN mènent une politique extrêmement violente vis-à-vis des pauvres. Les représentants politiques qui prennent vraiment en charge ces populations-là sont rares. Le mouvement des gilets jaunes aurait pu mettre la question de la pauvreté sur la table, mais ça n’a guère été le cas. Cette absence de représentation politique des plus pauvres est un vrai problème.

LVSL – Vous analysez que l’on ne peut se permettre, si l’on veut résorber la pauvreté dans notre société, d’opérer uniquement des changements incrémentaux. Il faudrait une transformation de notre modèle sociétal car, selon vous, « beaucoup de personnes ont intérêt à ce que la pauvreté existe ». Pourquoi cette affirmation ?

D.C. – C’est une question que j’aborde dans les derniers chapitres de mon livre : pourquoi la pauvreté est un problème persistant ? On peut premièrement y répondre avec une approche économique : il y a assez de richesses dans un pays comme la France pour résorber la de la pauvreté par la redistribution. Seulement, la société a parfois intérêt à ce que la pauvreté persiste, ce qui me fait dire que c’est plus un problème politique que strictement économique. En effet, du fait de l’existence de la pauvreté, on a des travailleurs qui sont disposés à prendre des emplois pour des salaires extrêmement faibles et tout ça bénéficie aux classes moyennes et supérieures car il existe une main d’œuvre peu coûteuse. Nombre de travailleurs acceptent des emplois qui sont à la fois difficiles, stigmatisés et très maigrement payés. Pourquoi ? Parce qu’elles ont peur de la pauvreté, que notre société résume à une position infamante, stigmatisante et sans aucun soutien.

Il y a une forme d’exploitation de la pauvreté dans le sens où tout le monde bénéficie de l’existence de celle-ci. Nombre d’entreprises numérique s’appuient par exemple sur ce que le sociologue Antonio Casilli appelle le « travail du clic ». Des travailleurs vont cliquer simplement sur des captchas ou des images afin d’améliorer et de faire fonctionner des intelligences artificielles, un travail peu passionnant et surtout mal payé. Penser la sortie de la pauvreté de la population concernée c’est aussi se poser la question de l’organisation de nos sociétés. Il faut se rendre compte que sans pauvreté, nous devrons sans doute payer nombre de services un peu plus cher. Il me semble important de comprendre pourquoi on a intérêt à l’existence de la pauvreté pour pouvoir ensuite prendre les décisions adéquates afin de sortir de cette situation-là. Il est primordial de prendre conscience du fait que la pauvreté est une question politique ainsi qu’un un problème d’exploitation.

LVSL – Vous évoquez le phénomène de « propriété sociale », à savoir les droits et ressources attachés au travail (retraite, sécurité sociale) censés prévenir les risques sociaux. Pour qui veut lutter contre la pauvreté, quelle est la position à adopter face à la multiplication des emplois dits atypiques ou « uberisés », n’offrant souvent que peu de « propriété sociale » aux travailleurs et travailleuses ?

D.C. – La « propriété sociale » est une notion créée par le sociologue Robert Castel. Ce dernier étudie les rapports salariaux et les travailleurs du XIXe siècle. Leur situation au début de la révolution industrielle n’était d’ailleurs pas très différente de celle des travailleurs « uberisés » d’aujourd’hui. C’était en effet des ouvriers qui travaillaient à la journée, choisis par des capitaines d’industrie et des contremaîtres le matin aux portes de l’usine et qui étaient payés à la journée pour un salaire de misère. Il s’est construit petit à petit un ensemble de protections, de « propriétés sociales ». Castel s’est en effet rendu compte que seule la possession d’un capital privé permettait de se protéger des risques sociaux, par exemple le fait d’acquérir un logement. Seulement, certaines personnes n’avaient accès à aucune forme de capital. Se sont alors petit à petit créées des propriétés collectives comme la Sécurité sociale, financée par des cotisations. Cela permet d’être protégé contre les risques sociaux, même en l’absence d’une propriété privée, parce que l’on est, au travers de la collectivisation des cotisations sociales, propriétaire d’un bien collectif.

Finalement le statut de salarié s’est construit au travers des luttes sociales qui cherchaient à imposer des conditions d’emploi meilleures et grâce à la traduction juridique et légale de ces mêmes mobilisations. Si l’on part du constat qu’il existe de nombreuses ressemblances entre les travailleurs du XIXe siècle et les emplois « uberisés », peut-être est-il temps de construire une protection juridique au travers de luttes et de mobilisations. Il convient de se demander si les travailleurs « uber » – on pourrait en citer d’autres – ne seraient pas des salariés déguisés. Il y a un certain nombre de décisions de justices qui ont été rendues pour essayer de re-qualifier ces travailleurs en salariés plutôt qu’en indépendants. Ce genre d’actions est sans doute un moyen de modifier un peu le rapport de force qui existe.

LVSL – Vous affirmez, dans une des dernières parties de votre livre, que « la pauvreté peut être, sinon tout à fait vaincue, du moins considérablement réduite ». Quels sont les écueils à ne pas reproduire dans la conception de futures politiques publiques de lutte contre la pauvreté ? Existe-t-il des expériences concluantes qui permettraient de guider leur mise en place ?

D.C. – La conclusion vers laquelle je tends est que le meilleur moyen de lutter contre la pauvreté, c’est ce que montre un certain nombre de travaux, c’est de donner de l’argent. Cette thèse peut sembler être un truisme, un peu simpliste au premier abord. En effet, il est terriblement difficile de faire accepter que la pauvreté soit d’abord un phénomène de privation d’argent et de moyens. On a tendance à penser, à droite comme à gauche, que les pauvres ont besoin de beaucoup de choses, qu’on leur explique comment gérer leurs budgets, qu’on leur donne accès à la culture, à des diplômes. De fait, ils auraient besoin de plein de choses… sauf d’argent. Pourtant, ce que montrent les expérimentations menées notamment par Esther Duflo, prix Nobel d’économie, c’est que, lorsqu’on donne plus d’argent aux pauvres, leur situation concrète s’améliore. Ces derniers vont réduire leur consommation de drogues, d’alcool, vont sortir plus facilement du chômage et pouvoir obtenir un diplôme.

Un des écueils à éviter serait d’avoir des politiques trop peu efficientes, se contentant de maintenir les populations concernées dans la pauvreté en ne leur donnant pas assez. Un autre écueil à éviter relevé par la littérature sociologique est ce qu’on appelle le paradoxe de la redistribution : les politiques qui sont souvent les plus efficaces pour réduire la pauvreté sont les plus universelles, celles qui paradoxalement ciblent le moins la pauvreté. Prenons l’exemple des politiques sociales d’assurance ou d’une politique de redistribution très large concernant une grande partie de la population. Tout le monde a intérêt à ce que le seuil de ces aides s’améliore. Dans ce cas-là, la pauvreté est réduite d’autant plus efficacement qu’il existe un soutien plus fort des populations. Il faut éviter de simplement donner une aide à un moment donné sur des populations extrêmement ciblées. Ce procédé est en effet moins efficace comparé à une politique plus stable, plus large. Le principal écueil des politiques publiques actuelles de lutte contre la pauvreté concerne finalement leur manque de vision. C’est une ambition forte que de réduire significativement la pauvreté voire de l’annihiler, la faire disparaître. Depuis les années 1980, ces objectifs sont sortis du débat et sont de moins en moins mobilisateurs politiquement. Peut-être faudrait-il remettre cela à l’ordre du jour et montrer qu’il est possible de faire disparaître la pauvreté.

Barbara Stiegler : « Refuser d’abandonner les sciences de la vie et de la santé aux experts »

© F. Mantovani

À la suite de son dernier ouvrage Du cap aux grèves paru en août dernier aux éditions Verdier et en écho à son essai de 2019 « Il faut s’adapter », nous nous sommes entretenus avec la philosophe et enseignante à l’université de Bordeaux Barbara Stiegler. Nous y évoquons ses travaux sur le néolibéralisme, la manière dont ils ont été accueillis en pleine crise des Gilets jaunes et leur écho en période de pandémie, prétexte à une offensive sur les libertés individuelles — un thème qu’elle développera dans un ouvrage à paraître le 14 janvier 2021 aux éditions Gallimard, De la démocratie en Pandémie. La philosophe revient également sur son propre engagement militant et porte un regard critique sur les formes traditionnelles de la lutte sociale. Entretien réalisé par Guillemette Magnin et Vincent Ortiz.

Le Vent Se Lève – Au début de votre livre, vous décrivez le mouvement des Gilets jaunes comme une « nouvelle étape dans la compréhension du projet néolibéral ». Plus tard, vous voyez dans le mouvement contre la réforme des retraites l’affirmation d’une « autre vision des rythmes de la vie, du sens de l’évolution et de notre vie sur terre ». Selon vous, dans quelle mesure les manifestants ont-ils eu à l’esprit cette nouvelle vision ? Comment s’est-elle exprimée, visuellement, dans la rue ?

Barbara Stiegler – Pour ce qui est des Gilets jaunes, ils ont fait la démonstration que « le cap » promu par le néolibéralisme, celui d’une adaptation de tous à la mondialisation, condamnait des populations entières à l’échec et à la disparition, non seulement du point de vue de leur emploi mais jusque dans leur manière de vivre. Ils ont montré qu’à l’ère de la crise écologique, le néolibéralisme conduisait les classes populaires à l’impasse en les plaçant dans une contradiction impossible : l’obligation de se déplacer vers les périphéries (du fait de la gentrification des métropoles) et l’obligation conjointe de revenir dans les centres-villes (au nom de la lutte contre la pollution).

Le cap est tout simplement apparu intenable, et les Gilets jaunes en ont très logiquement déduit la nécessité de se réapproprier notre démocratie. Visuellement, ils ont reconstitué des agoras miniatures sur les ronds-points, mais aussi des forums et des assemblées, avec notamment les « assemblées des assemblées », signe d’une réelle inventivité politique dont on a trop peu rendu compte dans les grands médias.

Retrouvant des questions qui étaient celles de la démocratie athénienne, ils ont aussi renoué avec la symbolique républicaine et rousseauiste : celle de la souveraineté du peuple, de sa Volonté générale et du Contrat social. Réhabilitant les services publics, ils ont donné un élan considérable au mouvement de défense des retraites, dans lequel les agents de la fonction publique (enseignants, soignants, travailleurs sociaux etc.) ont joué, conjointement avec les acteurs privés (avocats, cadres supérieurs), un rôle clé.

Tout est organisé pour diviser le monde en deux camps binaires : les complotistes populistes d’un côté, les progressistes réalistes de l’autre, la nuance et le questionnement sont tout simplement impossibles

Pour essayer de comprendre la force de ce mouvement, j’ai proposé une analyse plus globale de la notion de retraite. J’y ai vu le droit de se retirer de la compétition mondiale, de développer un autre rapport en effet à la temporalité et au rythme de la vie et des vivants que celui qu’imposait le projet de réforme du gouvernement. En imposant une retraite à point fondée sur la capitalisation individuelle, il transformait cet âge de la vie en une compétition continue et il imposait aussi cette vison à la jeunesse, dès son entrée dans la vie active. À la lumière de l’épidémie, qui touche à la fois les plus âgés et les plus jeunes, on voit sans peine les dégâts considérables qu’auraient produit aujourd’hui une telle réforme et on ne peut que se réjouir que ce projet ait été bloqué par la société.

LVSL – Malgré les liens évidents que vous dressez entre la problématique de votre ancien livre « Il faut s’adapter » et la révolte des Gilets jaunes, vous dites avoir été surprise de l’écho qu’ont eu vos travaux au moment des premières manifestations. La tyrannie de l’adaptation que vous décrivez semble également avoir été éprouvée et rejetée par les Gilets jaunes. Comment expliquez-vous que cette mobilisation ait eu davantage d’impact que les précédentes ? Était-il possible de l’anticiper ?

[Lire ici le premier entretien que nous avions effectué avec Barbara Stiegler à propos de son ouvrage « Il faut s’adapter »]

BS – Comme tout événement historique, le mouvement des Gilets jaunes est de l’ordre de l’irruption et de la création. Il n’était donc pas possible de l’anticiper. Ce que nous pouvions prévoir en revanche, c’était que le cap allait finir par être contesté massivement par les citoyens.

Si les Gilets jaunes ont eu autant d’impact, c’est à mon avis pour au moins trois raisons. D’abord pour l’inventivité symbolique et politique dont ils ont fait preuve. Ensuite pour la force politique de leurs revendications, inscrites dans un double héritage démocratique et républicain. Et enfin parce qu’ils ont surpris tout le monde et en particulier tous ceux qui pensaient que les classes populaires étaient indifférentes à la chose publique. Pendant des années en effet, les chroniqueurs nous ont abreuvés d’un discours typiquement néolibéral sur l’apathie des populations et la passivité des masses.

À les entendre, les « Français » ne s’intéressaient qu’à la consommation et à l’emploi et ils étaient rivés à leurs seuls intérêts privés. Cette mise en scène, largement orchestrée par les grands médias, a brutalement été déjouée à partir du 17 novembre 2018. À la stupéfaction des classes bourgeoises et diplômées, on a vu les Français des zones périphériques se passionner pour la démocratie, les questions de justice sociale et environnementale et l’héritage républicain de la Révolution française.

On a vu aussi que ce mouvement avait réussi à marginaliser très rapidement les velléités racistes ou le discours anti-immigrés de certains, au profit d’une série de revendications cohérentes dans lesquels tous les Gilets jaunes sans exception étaient en mesure de se reconnaître. L’adversaire n’était plus le travailleur pauvre, l’immigré ou le migrant, vieille stratégie de division mise en place par tous les gouvernements depuis les années 1970 pour mieux régner. Il devenait le cap néolibéral, imposé autoritairement par la monarchie présidentielle, niant à la fois la République et la démocratie. Et c’est ce qui explique qu’ils aient personnalisé leur lutte autour de la figure d’Emmanuel Macron.

LVSL – Fin 2019, vous réalisez que la lutte menée dans le monde de l’enseignement supérieur et de la recherche s’inscrira « presque naturellement » dans le vaste mouvement social qui s’étend dans le pays. Ce constat a-t-il été largement partagé par vos confrères ? Le mouvement des Gilets jaunes, suivi des manifestations contre la réforme des retraites, était-il particulièrement propice à cette convergence des luttes ?

BS – Je crois en effet que, si l’on compare la situation actuelle de l’Université avec celle de 2009, date à laquelle nous nous étions déjà mobilisés pour lutter contre le gouvernement d’alors, nous sommes désormais beaucoup moins isolés. La casse des services publics de santé, d’éducation et de recherche commence désormais à être visibles aux yeux de tous, et l’attachement des classes populaires à ces services publics est l’une des leçons du mouvement des Gilets jaunes, ce que la crise sanitaire a durablement renforcé.

La vieille opposition construite par les pouvoirs dominants entre « les Français » et « les fonctionnaires » est donc en voie d’être déjouée. Mais il y a à cela une condition : que ces mêmes fonctionnaires s’engagent à se mobiliser pour l’intérêt général et pour la défense des services publics, en les mettant au service de tous. La grève peut dès lors être réhabilitée : non pas comme une lutte corporatiste pour des avantages acquis, mais comme un combat qui concerne tous les citoyens de ce pays qui tous ont besoin d’un système de santé, d’éducation et de recherche qui fonctionne.

LVSL – Vous décrivez dans votre livre une relation « destructrice » entre certains universitaires et les grands médias. Ce problème est-il structurel ?

BS – Je suis moins affirmative, puisque ma formule s’énonce sous forme de question. Mon expérience avec les médias a plutôt été jusqu’ici très positive, à ma grande surprise d’ailleurs. Du fait des Gilets jaunes, mon essai chez Gallimard, pourtant très dense, a bénéficié d’une promotion parfaitement inattendue. Mais les choses se sont compliquées quand je suis entrée en mobilisation, ce dont j’ai toujours prévenu mes interlocuteurs dans les médias pour que le contrat soit clair.

Cela m’a valu plusieurs déprogrammations brutales, sans explication claire, ou des mauvaises manières comme celles que je relate dans mon livre, à propos d’une Matinale de France Culture. Structurellement, alors que les grands médias fonctionnent de plus en plus sur le mode du spectacle, il est en effet difficile aux chercheurs académiques de se faire entendre. Quand tout est organisé pour diviser le monde en deux camps binaires : les complotistes populistes d’un côté, les progressistes réalistes de l’autre, la nuance et le questionnement sont tout simplement impossibles.

Critiquer le pouvoir en place, dans un tel dispositif, c’est nécessairement verser dans le complotisme et quitter le camp raisonnable du réalisme. En étouffant toute divergence, ce carcan manichéen sur lequel repose le macronisme, mais qui était déjà en germe dans les décennies précédentes, est évidemment destructeur pour notre démocratie, et c’est pour cette raison que nous devons nous battre pour tenter de nous imposer dans les médias.

Même si c’est une activité épuisante et risquée, et qui est d’ailleurs très mal vue dans mon milieu, j’estime qu’elle est de mon devoir. Car c’est le néolibéralisme qui depuis les années 1930 a imposé cette idée : une démocratie responsable reposerait sur le consensus des experts et des dirigeants et sur la disqualification de toute forme de résistance, renvoyée au retard, à l’inadaptation et à la déficience cognitive des populations. En critiquant publiquement le pouvoir depuis le savoir universitaire, en opposant aux experts les résultats de la recherche scientifique et du travail académique, on déjoue bien évidemment cette mise en scène, et c’est ce qui nous rend potentiellement très gênants pour le spectacle dominant.

Le capitalisme numérique est le grand gagnant de crise sanitaire. Il est donc temps que nous nous emparions de ce constat pour faire du numérique une question politique majeure.

LVSL – Lorsque vous décidez de ne plus vous limiter à « produire des idées » mais à « mettre les mains dans la lutte », vous êtes confrontée à un certain nombre de blocages. Lors d’une assemblée générale à laquelle vous participez à l’Université de Bordeaux, vous constatez rapidement que la révolte voulue par tous peine à se structurer. Y voyez-vous une obsolescence des formes traditionnelles de la lutte sociale ?

BS – Oui, et c’est l’enquête principale que je mène dans ce livre. Qu’est-ce qui nous empêche de nous mobiliser alors même que nous voudrions nous y mettre ? Qu’est-ce qui nous divise et nous entrave, alors même que nous sommes les plus déterminés ? Mes onze thèses sur la grève, qui font écho à Marx tout en proposant un contrepoint, égrènent tous les contresens qui embarrassent nos luttes sociales et qui le plus souvent relèvent d’une vieille métaphysique : celui du dualisme de l’âme et du corps, du sens eschatologique de l’histoire, de la teneur sacrificielle de la lutte pour n’en mentionner que quelques-uns parmi tant d’autres.

Ma conviction est que les universitaires et les militants ne réfléchissent pas à assez aux modalités concrètes de leurs activités, qu’ils ne sont pas assez réflexifs : Qu’est-ce qu’un cours ? Une évaluation ? Une réunion ? Une assemblée générale ? La démocratie universitaire ? Le virage numérique ? Toutes ces questions passionnantes sont souvent laissées de côté et abandonnées à des routines de travail ou de mobilisation qui ne sont pas interrogées. Dans une perspective locale et miniature, qui s’intéresse à la construction des luttes dans leur précision, ce sont pourtant de grandes questions politiques.

LVSL – Une thématique affleure à plusieurs reprises dans votre ouvrage : celle de la « transition numérique », qui semble faire partie intégrante de l’impératif néolibéral d’adaptation. Dans un article rédigé en 2016 (« Le demi-hommage de Michel Foucault à la généalogie nietzschéenne »), vous mentionniez l’émergence d’un évolutionnisme « algorithmique », caractérisé par un « adaptationnisme dur » – qui semble très compatible avec l’idéologie que vous analysez dans « Il faut s’adapter ». Avec la crise du Covid, le numérique n’est-il pas le secteur privilégié par lequel se déploie le néolibéralisme, dans le discours et dans les actes ?

BS – Absolument. Si les mesures de confinement ont semblé mettre un coup d’arrêt à la mondialisation, le virage numérique a en réalité permis de l’accélérer en favorisant un capitalisme de plateforme : le e-commerce évidemment, mais aussi la esanté et le e-learning. Pour le gouvernement actuel, qui portait depuis son arrivée au pouvoir le projet d’une révolution numérique dans tous les secteurs de la société, il est très clair que la crise a produit un effet d’aubaine : celui d’accélérer la transition numérique et de préparer les esprits aux mutations qui seront bientôt rendues possibles par la 5G.

Mais cela dépasse évidemment le cadre national. Pour beaucoup d’analystes, le capitalisme numérique est le grand gagnant de crise sanitaire, qui a d’ailleurs vu prospérer les grandes fortunes et les actifs financiers. Dans le même temps, nous avons pu faire l’expérience des désastres produits par cette vision sur l’enseignement, le soin, le travail et la vie sociale. Il est donc temps que nous nous emparions de ce constat pour faire du numérique une question politique majeure. À travers la lutte contre le capitalisme numérique, l’hégémonie du Big data et de la conduite algorithmique de nos sociétés doit d’urgence être affrontée par nos démocraties. Ce qui implique de ne pas abandonner les sciences de la vie et de la santé aux experts.

LVSL – Vous concluez votre livre en suggérant des pistes de résistance au néolibéralisme. Vous suggérez par exemple la constitution de communautés autonomes par rapport au marché global, à l’écart de ses flux, à l’abri de ses impératifs. Ce processus, selon vous, peut avoir lieu grâce à l’agrégation d’individus rétifs au fonctionnement du système. Vous écrivez notamment : « La réalité, c’est que le néolibéralisme se joue d’abord en nous et par nous, dans nos propres manières de vivre. Que ce qui est en cause, c’est bien nous-mêmes et notre intime transformation ». Cela peut surprendre les lecteurs de « Il faut s’adapter », où vous détaillez longuement la critique que John Dewey oppose au néolibéralisme de Lippmann. Dewey s’attache à démontrer le caractère déterminant de l’environnement sur les organismes, mais aussi la capacité de ces derniers à influer sur lui, à le modifier. Confrontés à un environnement aussi déterminant que celui du néolibéralisme, ne faudrait-il pas travailler à en abattre les différentes structures (par des réformes politiques à échelle nationale par exemple) plutôt que de chercher à s’en extraire ? Croyez-vous vraiment en l’efficacité d’une action que l’on peut qualifier « d’individualiste » face au néolibéralisme ?

BS – La miniaturisation des luttes que je défends n’est ni un individualisme, ni un renoncement à l’échelle nationale ou mondiale. Ce n’est pas un individualisme car elle ne prend évidemment corps qu’à plusieurs. Et ce n’est pas non plus un repli sur le local, car sa puissance est telle qu’elle a au contraire pour horizon un renouvellement politique profond, qui a évidemment vocation à essaimer ailleurs et à plus grande échelle. S’il faut dorénavant miniaturiser les luttes, c’est parce nous vivons une période où le pouvoir global de nos adversaires est si écrasant qu’il nous décourage et nous démobilise.

[Lire sur LVSL une analyse des thèses que Barbara Stiegler défend dans « Il faut s’adapter », par Vincent Ortiz et Pablo Patarin]

En revenant là où nous sommes, ici et maintenant, nous sommes parfaitement capables de lancer des chantiers politiques nouveaux et à notre portée. Or, dans une époque aussi effervescente que la nôtre, il est évident que ce qui se tente à Bordeaux s’expérimente aussi à Lille ou à Strasbourg. Que les zones rurales et périurbaines sentent elles aussi, pour reprendre une expression qui vous est chère, que le vent se lève et que c’est la rencontre entre les expériences multiples de tous ces métiers, ces territoires et ces secteurs, qui sont autant de réseaux de résistance, qui seule pourra renouveler les grands programmes ou les grands plans qui visent une échelle plus globale.

Nous devons en finir avec les visions de surplomp, cesser de croire que quelques esprits éclairés pourraient concevoir le bon programme pour « le monde d’après » et revenir aux enseignements de l’histoire. La résistance n’a pas commencé en 1944, elle n’a pas surgi d’un coup avec le CNR et le programme des jours heureux. Elle n’a pas commencé par concevoir un programme de gouvernement. Elle a commencé à quelques-uns, ici où là, en affrontant pied à pied un adversaire dangereux, qui maillait tout le territoire, et qui obligeait les réseaux à une lutte de long terme, sourde et clandestine.

Ce que nous devons réinventer aujourd’hui, c’est de la même manière une lutte de long terme qui réinvente la grève, le sabotage et les stratégies fines de résistance et qui nous permettent, ce faisant, d’inventer des alternatives créatrices dont nous n’avons, aujourd’hui, pas même l’idée. Ce que je défends est au fond très simple : ce n’est que dans la lutte politique concrète, en chair et en os, et non dans des cerveaux isolés les uns des autres devant leur écran, que la politique se réinvente.

David Cayla : « Une grande partie de la gauche est incapable de s’extraire de la pensée néolibérale »

© Manon Decremps

La crise économique, conséquence de la pandémie du Covid-19, qui touche la quasi-totalité des économies du monde, a relancé le débat quant au rôle de l’État en France. Le système néolibéral, dominant toutes les sphères de pouvoir depuis le début des années 1980, semble toucher à sa fin pour David Cayla. Le maître de conférences en économie à l’Université d’Angers, dans son ouvrage Populisme et néolibéralisme, tente de montrer en quoi les conséquences d’une gestion néolibérale de l’État et de nos économies permet l’apparition de populismes qu’il rejette. Dans cet entretien, nous avons souhaité revenir sur le rôle de l’Union européenne dans la construction du système néolibéral, les formes de populismes en action en Europe ainsi que sur l’incapacité des forces situées à gauche de proposer une alternative crédible aux idées néolibérales. Entretien réalisé par Valentin Chevallier.


LVSL – Sur l’Union européenne, vos critiques concernent principalement le marché unique et ses règles très structurantes (quatre libertés fondamentales, concurrence et forte limitation des aides d’État) plutôt que les aspects monétaires de la construction européenne et notamment l’euro comme responsable de la désindustrialisation d’une grande partie de l’Union. Il ne produirait que de manière « sous-jacente » des divergences économiques. Pourriez-vous nous en dire plus à ce sujet ?

David Cayla – Dans le chapitre 1 consacré à l’analyse du populisme européen, mon propos ne vise pas à critiquer telle ou telle institution européenne mais plutôt à comprendre pourquoi l’Union européenne engendre du populisme. Je pense qu’il faut en trouver la cause dans la dynamique économique, sociale et démographique.

Le continent européen se fracture. Depuis une vingtaine d’années, l’activité industrielle déserte l’Europe du Sud et les zones périphériques pour se concentrer en Allemagne et en Europe centrale. Les mouvements de population suivent les flux économiques à la recherche d’emplois plus stables et mieux rémunérés. Jusqu’en 2008, les flux migratoires allaient d’Est en Ouest ; depuis une dizaine d’année, ils suivent les investissements industriels et se concentrent en Allemagne et dans les pays limitrophes. L’Allemagne a ainsi connu un solde migratoire de plus de 4,3 millions de personnes entre 2010 et 2018, la majorité venant d’autres pays européens. De même, la Pologne et la Hongrie ont récemment retrouvé une attractivité migratoire et attirent désormais les travailleurs plus pauvres des pays baltes ou d’Ukraine.

Quelle sont les causes de ces chamboulements ? Pourquoi l’Italie et l’Espagne se désindustrialisent et perdent leur population tandis que l’Autriche, l’Allemagne et la Pologne attirent les investissements industriels ? L’explication souvent avancée est celle de la monnaie unique. Les économies italiennes et espagnoles aurait naturellement besoin d’une monnaie faible qui se dévalue régulièrement tandis que l’économie allemande aurait besoin d’une monnaie forte. La création de l’euro, parce qu’elle empêche les dévaluations, aurait donc avantagé l’Allemagne et désavantagé l’Italie.

Je trouve cette explication très insatisfaisante. Elle donne l’impression qu’il y aurait des essences économiques italienne et allemande. Par je ne sais quel atavisme qu’on ne précise jamais l’économie italienne serait incapable de survivre à une monnaie forte alors que les Allemands – parce qu’ils seraient germaniques ? – seraient plus efficaces que tous les autres peuples européens pour produire des biens à haute valeur ajoutée compatibles avec une monnaie forte.

Il me semble que si l’on veut comprendre les dynamiques industrielles du continent, il faut dépasser ces préjugés et s’intéresser aux causes profondes qui handicapent tel industriel et avantage tel autre. Pourquoi l’industrie se concentre-t-elle autour de la mer du Nord et déserte la Méditerranée ? Tout simplement parce que si on les laisse circuler librement, les capitaux s’agglomèrent spontanément dans les régions les plus denses industriellement. Les populations suivent, avec retard, les pôles d’attraction industriels. C’est une loi générale connue depuis le XIXe siècle et développée notamment par l’économiste britannique Alfred Marshall. À l’époque, il s’agissait de comprendre pourquoi l’unification économique des nations engendrait l’exode rural et le développement de grands centres urbains. La même dynamique est aujourd’hui à l’œuvre sur le continent européen unifié par le marché unique. Mais au lieu que ce soient des départements qui se désindustrialisent et se dépeuplent, ce sont à présent des pays entiers qui disparaissent lentement.

Alors pourquoi la mer du Nord et non la Méditerranée ? Pour des raisons historiques et géographiques. L’Allemagne a connu un boum industriel dans la deuxième moitié du XIXe siècle. Elle a accumulé des infrastructures qui la rendent aujourd’hui plus efficace que les autres régions européennes. Or, avec la libre circulation du capital, les petits écarts hérités de l’histoire ne peuvent que s’approfondir. Les effets d’agglomérations permettent aux pays les plus industrialisés d’attirer les investissements industriels, tandis que les régions les plus fragiles perdent en attractivité. Ce phénomène est cumulatif.

“L’appartenance à la zone euro n’est pas significative lorsqu’on regarde les dynamiques industrielles depuis 2000.”

Pourquoi ne pas évoquer le rôle la monnaie unique ? Je l’évoque comme explication théorique complémentaire. Le problème est que cette hypothèse ne colle pas avec les observations. En tant que chercheur je suis bien forcé d’admettre ce que les données démontrent, à savoir que l’appartenance ou non à la zone euro d’un pays membre de l’Union européenne n’est pas significative lorsqu’on regarde les dynamiques industrielles depuis 2000. C’est la géographie et les effets d’agglomération engendrés par la libre circulation du capital et du travail qui fonctionne le mieux pour comprendre ce qui se passe sur le continent.

LVSL – Vous prenez en exemple le Royaume-Uni et la Suède, qui se sont fortement désindustrialisés pour dire que la monnaie n’est pas fondamentale. Mais la couronne suédoise n’est-elle pas fortement enchaînée à l’euro (règle du MCE 2 – mécanisme du taux de change européen) ? La France, fortement touchée par la désindustrialisation, est-elle donc un pays périphérique de l’Europe, loin des dynamiques industrielles théorisées par Alfred Marshall ?

D.C – Les effets de la monnaie unique ne se limitent pas au taux de change. L’euro c’est aussi une politique monétaire. Les taux d’intérêt de la banque centrale influencent le coût du capital et l’activité économique dans son ensemble. Or, pratiquer une politique monétaire uniforme au sein d’une zone euro hétérogène et en voie de divergence ne peut pas fonctionner. En préservant sa monnaie, la Banque de Suède peut mener une politique relativement autonome, même en ayant une monnaie dont le taux de change est lié à l’euro. Il faut néanmoins noter qu’elle ne tire pas un grand bénéfice de sa non appartenance à l’euro puisque sa perte d’emplois industriels est comparable, dans la durée, à celle de son voisin finlandais qui lui appartient à l’euro. Le Royaume-Uni, pour sa part, a gardé une monnaie flottante vis-à-vis de l’euro. Cela ne l’a pas empêché de se désindustrialiser au même rythme que la France durant la période 2000 – 2019. On observe néanmoins un retournement de tendance récemment puisque cela fait quelques années que le Royaume-Uni se réindustrialise contrairement à la France. Peut-être est-ce là un effet de la dévaluation de la livre ou du Brexit ? Comme souvent, il est difficile de trancher, surtout lorsqu’on n’a pas de point de comparaison.

La France est clairement devenue un pays périphérique si l’on applique le modèle de Marshall. L’activité de ses ports décroît globalement et la plupart de ses canaux de navigation ne sont pas adaptés à la circulation des péniches. Son grand fleuve structurant, la Loire, n’est pas navigable contrairement au Danube qui relie l’Autriche aux grands ports de la mer du Nord grâce aux canaux. Seule l’Alsace est directement reliée au cœur industriel du continent via le Rhin. C’est d’ailleurs la région qui s’en sort le mieux. Avec l’effondrement de l’emploi industriel, on voit aussi disparaitre du capital humain, les compétences techniques qui sont indispensables à l’activité industrielle. Les formations disparaissent ou s’adaptent au marché du travail d’une économie post-industrielle. Aujourd’hui, on fait Polytechnique pour devenir tradeur ou pour travailler dans un ministère et non pour inventer les technologies de demain. La désindustrialisation française est aussi culturelle et institutionnelle.

LVSL – Vous critiquez la « psychologisation » qui est effectuée lorsque, selon vous, on explique « la bonne gestion » des pays du Nord pour leur culture protestante face à une « culture méditerranéenne plus indolente ». Vous privilégiez une approche en termes de dynamiques économiques comme facteurs explicatifs de ces distorsions. N’estimez-vous pas au contraire que se limiter aux seuls déterminismes économiques comme finalités, occulte le caractère culturel et surtout politique des dynamiques de pouvoir dans nos sociétés ?

D.C – Ah mais oui ! C’est bien l’idée du livre. Je suis un économiste et non un spécialiste de psychologie sociale. Donc ce qui m’intéresse c’est justement de voir si une perspective économique peut utilement éclairer les évolutions sociale et politique du continent. Cela ne veut pas dire qu’il n’existe pas des analyses complémentaires à mener à partir d’autres savoirs.

Ceci étant dit, j’évoque dans le livre les travaux du psychologue Graham Wallas, auteur de The Great Society (1914). Dans cet ouvrage, Wallas lie les dynamiques économique et psychologique et montre comment la mondialisation et l’unification économique qu’elle engendre suscite un profond mal-être social. En quelques siècles, les sociétés humaines ont dû passer du village traditionnel où tout le monde se connaît à une économie mondialisée fondée sur des rapports sociaux abstraits, ce qu’il appelle la « Grande Société ». Or, celle-ci ne peut être que profondément déstabilisante pour les populations et les institutions traditionnelles.

De même, le marxisme analyse la manière dont se constituent les classes sociales à partir de l’infrastructure économique. Les intérêts communs se transforment en intérêts collectifs et structurent les rapports de classes qui sont autant culturel que politique. On constate aujourd’hui un phénomène similaire dans certains pays européens. La Pologne, en devenant la base arrière de l’industrie allemande pourrait superposer à son identité nationale une identité de classe ouvrière.

Enfin, l’économiste et anthropologue Karl Polanyi ou le juriste Alain Supiot évoquent eux aussi les effets du marché sur l’évolution des institutions sociales et sur la transformation de notre système juridique. Les dynamiques économiques sont, là-aussi, premières, même s’il est évident que le culturel et le politique pèsent évidemment en retour sur le système économique.

Par ailleurs, dans la conférence qu’il a donné dernièrement à l’université d’Angers, Emmanuel Todd reconnait que son modèle, qui part des structures anthropologiques inconscientes pour remonter vers les dynamiques culturelles et éducatives subconscientes puis vers le niveau politique et économique conscient pourrait être vu de manière plus horizontale, avec des boucles de rétroaction qui iraient de l’économie vers l’anthropologie.

Ce que je veux dire c’est qu’il n’est pas illégitime a priori de partir de l’économie pour comprendre les dynamiques culturelles et politiques. D’autres que moi l’ont fait avec un certain succès et je m’inscris dans leur filiation. Je crois également que les transformations culturelles et politiques n’émergent pas spontanément mais pour répondre à besoins sociaux-économiques souvent invisibles aux yeux des commentateurs.

LVSL – Votre analyse du populisme retient essentiellement le caractère idéologique et droitier en prenant par exemple pour appui les travaux de Jan-Werner Müller. Pourtant, Laclau et Mouffe ont largement théorisé sur une approche discursive et progressiste du populisme. En Espagne ou d’autres forces électorales ailleurs en Europe sont loin de votre description des dirigeants populistes, qui « conçoivent leur action comme celle d’un dirigeant d’entreprise et utilisant un langage et un imaginaire issus du monde des affaires » ou étant de « grands entrepreneurs ». Pourquoi avoir fait ce choix qui semble restreindre les différents populismes ?

D.C – (Rires) Je me doutais bien que LVSL me poserait cette question ! Pourquoi ne pas évoquer les travaux de Chantal Mouffe ou d’Ernesto Laclau ? Parce que mon propos ne se place pas sur le même plan que le leur. Laclau et Mouffe s’intéressent au phénomène politique du populisme, alors que ce qui m’intéresse c’est la dynamique sociologique sous-jacente qui explique le populisme. C’est la raison pour laquelle je commence le livre par l’analyse du phénomène Raoult qui est symptomatique du populisme sociologique qui m’intéresse. Impossible de dire si les pro-Raoult sont de droite ou de gauche. Le raoultisme n’est pas politique. Ce n’est pas non plus la constitution d’un peuple conscient de lui-même. C’est simplement une réaction sociale spontanée qui répond à l’anxiété du moment et s’étend sur le terreau fertile d’une profonde défiance populaire vis-à-vis des institutions sociales et politiques.

Disons-le clairement. Pour moi le populisme n’est pas un phénomène politique, même s’il engendre des personnalités et des mouvements politiques. Ainsi, je crois que l’élection de Trump en 2016 est la conséquence d’un phénomène sociologique plus profond. C’est ce phénomène qui m’intéresse. J’évoque d’ailleurs aussi les mouvements populistes de gauche tels que Syriza ou Podemos, ou même les Gilets jaunes. Mais ce qui m’intéresse ce n’est pas de décrire et d’étudier ces mouvements mais de comprendre les conditions sociaux-économiques qui les ont fait émerger.

“Pour moi le populisme n’est pas un phénomène politique.”

Dans ce cadre de cette analyse, le rapport entre certains dirigeants populistes et le marché m’a intéressé. Mais je ne généralise absolument pas cette réflexion à tous les populismes. En réalité, j’essaie surtout de résoudre une apparente contradiction entre le fait que le néolibéralisme suscite angoisse et défiance et conduit en même temps à élire des milliardaires pro-marché. Cela ne veut pas dire que tous les mouvements populistes sont pro-marchés. Ce n’était certainement pas le cas des Gilets jaunes.

LVSL – Pour définir le néolibéralisme, vous reprenez le terme employé par Foucault de « gouvernementalité » pour montrer qu’on a plutôt affaire à un « système néolibéral ». Pouvez-vous revenir sur votre concept de « système néolibéral » en tant que doctrine politique et en quoi diffère-t-il de la pensée classique libérale qu’on associe trop souvent ?

Il est important de souligner que le néolibéralisme n’est pas une théorie économique mais bien une doctrine politique. De ce fait, elle relève de l’art de gouverner et concerne non seulement le domaine économique mais aussi l’ensemble des rapports sociaux. Cependant, définir clairement le néolibéralisme n’est pas simple car les politiques néolibérales peuvent sembler se contredire dans les mesures qu’elles proposent comme le souligne très justement Serges Audier[1]. Je parle donc d’un « système néolibéral » pour montrer qu’en dépit de certaines contradictions il existe des principes communs à toutes les doctrines néolibérales, même si les mises en oeuvre ne sont pas toujours uniformes.

On retrouve les mêmes problèmes lorsqu’on évoque le libéralisme classique qui n’est pas non plus une doctrine homogène permettant de définir clairement telle ou telle politique. Par exemple, la loi sur le voile à l’école peut tout à fait être justifiée ou combattue en invoquant les mêmes valeurs libérales, ce qui peut sembler troublant. Autrement dit, se dire « libéral » c’est affirmer certaines valeurs telles que le respect de l’individu et de sa liberté, l’importance de permettre son émancipation… mais cela ne signifie pas nécessairement adhérer à des politiques libérales du point de vue économique. John Stuart Mill le dit très clairement dans son fameux essai De la liberté (1859) « Le principe de la liberté n’[est] pas impliqué dans la doctrine du libre-échange » affirme-t-il. Du point de vue libéral, « la société a le droit de contraindre » le commerce. Aussi, Mill est favorable au libre-échange non par principe, mais parce qu’il pense que le libre-échange est une politique efficace du point de vue économique. Un libéral peut donc tout à fait être favorable au protectionnisme s’il en démontre l’efficacité. L’économiste allemand Friedrich List, qui défend une telle politique, est donc bien un auteur libéral.

Le néolibéralisme doit être distingué du libéralisme classique car il repose sur des principes totalement différents. Au cœur du néolibéralisme se trouve l’équation suivante : les marchés sont des institutions qui servent non à échanger mais surtout à créer des prix pertinents socialement et économiquement. Ce système de prix engendre des comportements cohérents entre eux et hiérarchise la valeur de chaque action et de chaque production de manière efficace. Les néolibéraux admettent néanmoins que les marchés ne sont pas des institutions naturelles et que s’ils ne sont pas régulés et encadrés juridiquement ils peuvent se mettre à dysfonctionner, produire des désordres sociaux ou engendrer des prix injustes et inefficaces. Le rôle de l’État est donc d’empêcher ces défaillances de marché et de les corriger là où elles s’installent. Lorsque l’État parvient à établir un ordre concurrentiel pertinent, les marchés fonctionnent correctement et le système produit un résultat qui permet la prospérité de tous.

On voit bien ici que, du point de vue néolibéral, et contrairement à Mill, toute restriction au commerce est contraire à ses principes fondateurs. Le libre-échange se justifie d’abord au nom de ces principes et non parce qu’il est efficace du point de vue de la prospérité économique.

LVSL – Walter Lippmann est souvent considéré comme l’un des précurseurs du néolibéralisme. Il « affirme que le laissez-faire n’est pas soutenable socialement et injustifié scientifiquement ». Mais, en puisant dans les théories évolutionnistes, Lippmann n’a-t-il pas repris, comme l’a écrit Barbara Stiegler dans Il faut s’adapter, une partie des thèses d’Herbert Spencer et du darwinisme social ? Donc, que le néolibéralisme a des convergences avec le libéralisme évolutionniste qu’il prétend rejeter ?

D.C – Le néolibéralisme s’oppose clairement au laissez-faire. C’est vrai chez Lippmann, mais aussi chez Hayek, Friedman et Eucken, pour la raison que j’ai indiquée plus haut. Du point de vue des néolibéraux le marché ne peut fonctionner s’il n’est soutenu par l’État.

Je suis d’accord avec l’idée de Barbara Stiegler selon laquelle le néolibéralisme repose sur un principe d’adaptation des sociétés aux marchés. C’est d’ailleurs précisément ce que signifie l’équation que nous avons vu plus haut. Néanmoins, il faut aussi dire clairement que Il faut s’adapter n’est pas un livre sur le néolibéralisme mais un livre sur les pensées opposées de deux auteurs que sont Water Lippmann et John Dewey. C’est donc un livre sur l’origine intellectuelle de The Good Society (1937), l’ouvrage qui a inspiré le philosophe Louis Rougier et qui a été à l’origine du colloque Walter Lippmann de 1938.

Le colloque Lippmann et The Good society ont eu une grande influence sur les auteurs néolibéraux de l’après-guerre. Le colloque a servi de modèle à Hayek pour constituer, en 1947, La Société du Mont Pèlerin qui a été l’incubateur des idées néolibérales dans la seconde moitié du XXe siècle. De même, The Good Society est cité explicitement par de nombreux auteurs néolibéraux (dont Friedmann et Hayek). Je me suis même amusé à retracer la postérité d’une métaphore de Lippmann qui définit le rôle de l’État comme celui d’un arbitre qui établit le code de la route. Elle a en effet été beaucoup reprise.

Ceci étant dit, il serait erroné de faire de Lippmann le fondateur du néolibéralisme contemporain. Lippmann n’a fait en vérité que synthétiser l’esprit du temps. Il s’inspire à la fois des travaux de l’ultra-libéral Ludwig von Mises et de ceux de Keynes (il les remercie tous deux dans la préface de l’édition américaine). De plus, l’école de Fribourg d’où émergera le néolibéralisme allemand nait en 1936, soit un an avant que le livre de Lippmann ne soit publié, avec des idées très similaires.

Lippmann est un talentueux journaliste. Il sent l’air du temps comme personne, mais ce n’est pas de sa pensée que nait le néolibéralisme. Il a juste écrit une formidable synthèse des idées proposées à son époque par ceux qui voulaient renouer avec un libéralisme réformé pour contrer les idéologies fasciste et communiste.

Enfin, pour vous répondre plus directement, je ne crois pas que le néolibéralisme puisse s’apparenter au darwinisme social de Spencer. On trouve certes un passage explicitement eugéniste dans The Good Society. Mais c’est aussi dans l’esprit du temps et cette idée ne sera reprise par personne par la suite, contrairement à la métaphore du code de la route. D’autres propositions de Lippmann connaitront le même sort, comme son attachement à une fiscalité très progressive ou son insistance à donner à l’État un rôle déterminent dans la protection de l’environnement. Bref, s’il a clairement été une source d’inspiration pour de nombreux auteurs néolibéraux, The Good Society n’est pas la bible du néolibéralisme que certains suggèrent.

LVSL – Vous écrivez que le système néolibéral, pour qu’il s’accomplisse, doit « surtout maintenir la paix sociale ». La création d’un revenu de base universel, qui n’est justifié que pour garantir « l’ordre marchand en impliquant une intervention minimale de l’État » est pourtant reprise par certains responsables politiques de gauche. Comment expliquez-vous cette contradiction ?

D.C – C’est bien le problème qui est au cœur de mon livre. Une grande partie de la gauche est en réalité incapable de s’extraire de la pensée néolibérale.

La caractéristique d’une idéologie dominante est qu’elle fait passer pour évidentes des « solutions » qui n’en sont pas mais qui sont conformes à ses principes. Ainsi, dans les années 1980, l’un des grands combats de Friedman était de supprimer tous les projets de rénovation urbaine des municipalités pour confier directement l’argent de ces projets aux habitants des quartiers en question. Ce faisant, il dépossédait les élus de leurs prérogatives d’aménagement urbain au nom de la liberté individuelle. Aujourd’hui, en France, droite et gauche font à peu près la même chose lorsqu’elles privilégient la construction de logements privés grâce à de très onéreux crédits d’impôts au lieu de mettre de l’argent dans le logement social piloté par les municipalités.

“Une grande partie de la gauche est en réalité incapable de s’extraire de la pensée néolibérale.”

Toute la logique néolibérale repose sur l’idée de dépolitiser au maximum l’action des gouvernements dans l’économie en se reposant quasiment exclusivement sur l’ordre réputé spontané des marchés en concurrence. Donner de l’argent public aux entreprises ou aux ménages pour leur permettre de décider de son usage est tout à fait dans la logique néolibérale. Ainsi, Milton Friedman était un partisan d’un revenu monétaire minimal qui serait distribué sous la forme d’un impôt négatif. Selon lui, il valait beaucoup mieux donner directement de l’argent aux gens plutôt que de leur fournir un service public. En matière scolaire il militait également pour la distribution de chèques éducatifs aux familles, libre à elles d’aller ensuite inscrire leurs enfants dans l’école privée de leur choix.

En somme, le marché est la solution à tout ; l’intervention politique dans l’économie est toujours néfaste. Et si un soutien doit être apporté ce doit être sous une forme monétaire, ce qui permet de susciter une offre privée, et non sous la forme de services publics organisés collectivement.

Evidemment, toute cette belle mécanique repose sur une confiance absolue dans les mécanismes marchands, et sur l’égalité supposée des individus face au marché. Or, toutes ces croyances ne reposent sur aucun argument scientifique sérieux. Très souvent, on constate au contraire que les marchés ne sont ni justes ni neutres, ni efficaces. À l’inverse, la délibération collective des citoyens permet souvent de trouver des solutions non marchandes qui s’avèrent plus efficaces.

LVSL – Les inégalités dans le monde ont explosé depuis le début des années 1980 avec la mise en œuvre de politiques d’austérité. La perpétuelle concurrence que se livrent les États pour attirer les investisseurs est un « jeu » sans fin. Vous semblez préconiser la « limitation de la circulation globale du capital par le rétablissement des frontières » en opposition aux solutions d’une fiscalité supranationale promue par Piketty. Concrètement, comment procéderiez-vous sachant que cette solution est contraire aux traités européens et aux règles de l’OMC ?

D.C – Je pourrais vous répondre que la mise en œuvre des solutions ne relève pas de mes compétences d’économiste. Mon rôle est d’étudier la situation présente, d’en décrire la logique, les contradictions et, dans la mesure du possible, de prévoir les évolutions possibles de cette situation. Mon propos dans ce livre est de montrer les contradictions sociales et politiques que fait peser le système néolibéral lorsqu’il est mis en œuvre et qu’il ne débouche pas sur les résultats attendus.

L’échec de ces politiques nourrit le mécontentement, accentue la défiance et conduit en fin de compte à l’émergence de mouvements politiques alternatifs, idéologiquement peu structurés, qui promettent un État fort pour contrebalancer le sentiment de dépossession que vivent les populations. Si on laisse la logique actuelle poursuivre ses effets, c’est l’état de droit et la démocratie qui finiront par tomber. Dès lors, les traités internationaux deviendront caduc et les frontières économiques seront brutalement rétablies.

Je ne souhaite évidemment pas qu’un tel scénario se produise. Je suis attaché aux libertés, à la démocratie représentative et, bien entendu, à nos droits fondamentaux. Or, la déstabilisation actuelle et la perte de légitimité de nos démocraties sont très inquiétantes. Que des gens puissent sincèrement croire que le but de nos dirigeants politiques soit de tuer une partie de la population ou de détruire l’économie en sacrifiant les petits commerces, ou que les vaccins sont des poisons inventés pour enrichir les grands groupes pharmaceutiques en dit long sur l’état de défiance profond que ressent une partie de la population. Le problème est que toutes ces théories, même les plus loufoques, finissent par avoir des effets réels en légitimant les actions violentes au détriment de la délibération collective et du vote citoyen.

En fait, l’émergence des mouvements populistes illustre l’état avancé de décomposition de nos sociétés. Mon sentiment est qu’on ne créera rien de constructif en attisant ces mouvements. Une société repose sur une double confiance. Celle que doit inspirer les institutions sociales (le système politique, la presse, l’école, la justice, etc.) et celle qui doit exister spontanément entre deux personnes qui sont en relation. Aujourd’hui, ces deux formes de confiance sont menacées et je me désole qu’une partie de nos intellectuels et de nos responsables politiques entretiennent un jeu dangereux en montant les gens et les communautés les unes contre les autres et en entretenant une vision complotiste du monde. Les diatribes contre la presse, le gouvernement, les autorités de santé, les enseignants, les juges ou la police sont totalement irresponsables et nous poussent vers le chaos. Plutôt que de se draper dans une indignation facile il faut comprendre ce qui conduit certaines institutions à dysfonctionner et résoudre ces dysfonctionnements. Malheureusement, le gouvernement actuel tend davantage à cliver et à attiser les tensions qu’à rétablir la sérénité. Emmanuel Macron a une lourde responsabilité dans l’effondrement de la confiance institutionnelle que connaît la France actuellement.

“Le néolibéralisme n’a jamais été aussi proche de sa fin.”

Pardon, je me rends compte que j’ai oublié de vous répondre. Mais au fond, la réponse est évidente. Ce dont on a besoin, c’est de responsables politiques qui aient le cran de rompre clairement avec le néolibéralisme et donc, oui, avec les traités européens et un certain nombre d’autres traités commerciaux qui empêchent aujourd’hui de mener de véritables politiques alternatives. Cela passera nécessairement par une révision constitutionnelle, pourquoi pas sous la forme d’une constituante. Mais rompre avec la logique actuelle qui nous pousse vers le chaos n’est pas une fin en soi. Elle doit surtout servir un projet collectif. Inventer un monde post-néolibéral nécessite un véritable travail démocratique et intellectuel. J’espère que nous y parviendrons collectivement.

LVSL – Vous expliquez que « le temps du néolibéralisme est sur le point de s’achever ». Pourtant, on ne semble pas aller vers moins de marché mais vers davantage de soutien public au marché. L’épidémie du Covid-19 n’est-elle pas au contraire une illustration de la maturation du néolibéralisme, caractérisé par une concurrence vive entre les États, une absence de remise en cause des traités de libre-échange, une volonté de stabiliser les prix et un ordre social durement maintenu ?

Populisme et néolibéralisme aux éditions De Boeck Supérieur – 19,90€

D.C – Bien sûr, vous avez raison. Le néolibéralisme n’a jamais été aussi puissant institutionnellement dans notre pays. Mais il n’a également jamais été aussi proche de sa fin.

Nous n’en sommes qu’au tout début de la crise économique qui vient et, honnêtement, je ne crois pas qu’une gestion néolibérale de cette crise sera possible. Doit-on s’en réjouir ? Je ne sais pas. La fin du néolibéralisme peut tout autant déboucher sur le pire que sur le meilleur. Mais plus la société sera avancée dans son état de décomposition, plus le pire sera probable. Voilà l’urgence de tout repenser. Quoi qu’il en soit, l’avenir sera ce qu’on en fera.

[1] S. Audier (2012), Néo-libéralisme(s), Grasset.

Entretien avec David Dufresne : « Les vidéos des gilets jaunes prennent leur force sur grand écran »

© Pablo Porlan
© Pablo Porlan

À l’occasion de la sortie du film Un Pays qui se tient sage, Le Vent Se Lève a rencontré David Dufresne. Journaliste, écrivain et réalisateur, il met en lumière les actes de violence commis à l’encontre des manifestants depuis son Twitter, « Allô Place Beauvau ». Plus qu’une simple compilation, cette recension pointe du doigt les dérives du maintien de l’ordre. Son film permet aujourd’hui de questionner la violence physique légitime, en articulant des vidéos de manifestations et les perspectives d’universitaires comme de personnes mobilisées. À l’écran s’affiche une double violence : violence de la matraque, mais aussi violence des politiques libérales qui resserrent progressivement leur étau sur ceux venus protester dans la rue et remettre en cause la légitimité du pouvoir gouvernemental.


Le Vent Se Lève – En plus du film Un pays qui se tient sage, vous avez également écrit le roman Dernière sommation et recensé les violences et les mutilations perpétrées par les forces de l’ordre pendant les différents “Actes” des Gilets jaunes. Comment se complètent ces formes de création ou d’information ? Comment l’idée de faire un documentaire a-t-elle fini par s’imposer ?

David Dufresne – « Allô Place Beauvau », c’était avec d’autres, au fond. C’était une façon de provoquer le débat. Le roman, c’était une façon de raconter comment moi j’avais vécu tout ça intérieurement, dans ma chair, dans ma tête, dans mon cœur, dans mes tripes. Le film, lui, c’est une réflexion collective pour nourrir le débat. Donc il y a : provoquer le débat, le raconter et le nourrir.

© Pablo Porlan
© Pablo Porlan

Cependant, je ne l’ai pas envisagé comme un triptyque. C’est venu naturellement. Mais, après le roman, je me suis dit qu’après les mots, il y avait peut-être quelque chose à faire avec les images pour leur rendre leur caractère documentaire, historique. Pour ça, il fallait aller au cinéma, le montrer en grand écran.

LVSL – Vous faites le choix de vous appuyer sur des vidéos. Elles ont été filmées, pour la plupart, par des gilets jaunes pendant les manifestations. Pour le spectateur, cela implique une grande violence, à l’image de celle qui a pu être éprouvée pendant les “Actes”. Dans votre film c’est une accumulation, une surenchère qui met mal à l’aise et ne peut pas laisser indifférent. Ce choix a-t-il été évident quand vous avez pensé au film ?

D. D. – Pour être sincère, quand je faisais le montage, j’étais parfois sidéré, bouleversé. Je pensais l’être parce que derrière chaque image, je savais qui était la personne qui avait filmé, ce qui lui était arrivé ou encore dans quel état elle se trouve aujourd’hui. Certains s’en sont sortis mais pour d’autres, leur vie est brisée. Je plaquais donc sur ces images des émotions. Je n’avais jamais imaginé qu’en fait, même sans ces émotions, ces images allaient produire ce qu’elles ont produit. En d’autres termes, je ne m’attendais pas à ce que ce soit aussi viscéral pour certaines personnes.

“Je vois très bien que lorsque la lumière se rallume, on ne peut pas reparler tout de suite.”

Nous avons tout monté de la manière la plus sobre possible. Nous avons par exemple privilégié les plans-séquences. Nous n’avons absolument pas accéléré ou, au contraire, mis des ralentis, zoomé, ajouté de la musique… En ce sens, nous avons enlevé tous les artifices possibles pour que le rendu soit le plus en retenue possible.

Maintenant, ce sont des images de violences, de violences réelles. Donc effectivement, elles peuvent provoquer quelque chose de très fort. Dans les débats, il est vrai que je vois très bien que lorsque la lumière se rallume, on ne peut pas reparler tout de suite. Mais c’est aussi pour cela qu’on est allé au cinéma : c’est à la fois le lieu de l’émotion et du débat, de la réflexion. On va davantage au cinéma accompagné, plutôt que seul parce qu’on débat par la suite de ce qu’on a vu, on parle de ces images.

Ce qui est étonnant, c’est que ces images prennent, de mon point de vue, leur vraie force sur grand écran. Pour autant, elles n’ont pas du tout été filmées comme ça. En effet, tout d’un coup, et c’est la magie du cinéma, notre regard ne peut pas s’échapper, à moins de fermer les yeux ou de les baisser. Ce n’est pas comme les réseaux sociaux, Twitter ou Facebook où vous faites défiler, où vous pouvez effacer. Là, l’idée, c’est de regarder pour ne pas effacer.

© Pablo Porlan
© Pablo Porlan

LVSL – Pendant les gilets jaunes, les spectateurs ont été exposés à la violence qui était montrée dans les médias. Vous vous intéressez également à la répression plus qu’aux scènes sur les ronds-points. Pourtant, la violence que vous montrez n’est pas tout à fait celle qu’on a pu voir sur les chaînes d’information… 

D. D. –  Il faut tout d’abord préciser qu’il ne s’agit pas d’un film sur les gilets jaunes. Il y en a eu d’autres, certains sont en préparation. C’est un film sur la question de Max Weber : « L’État revendique à son propre compte le monopole de la violence physique légitime. »

Pendant le film, nous réfléchissons aux questions suivantes : qu’est-ce que la violence ? Qu’est-ce que la contrainte physique ? Quand est-elle légitime ? Qu’est-ce que la revendication ? Le monopole ? L’État ? Quel est le rôle et quelle est la place de la police ? Il se trouve que les gilets jaunes ont fait éclater cette question-là. C’est pour ça qu’il y a tant d’images de gilets jaunes. Mais il n’y a pas que ça pour autant.

“C’est un film sur la question de Max Weber : « L’État revendique à son propre compte le monopole de la violence physique légitime. »”

Donc effectivement, la fraternité des ronds-points n’est pas racontée dans le film parce que ce n’est pas le sujet du film. Dans Effacez l’historique (de Benoît Delépine et Gustave Kervern), il y a un moment où l’on voit ce genre de choses racontées. Dans ce dernier film, elle est abordée à deux reprises, on comprend qu’il a tenu un rond-point.

Dans mon roman, il y a la question des ronds-points, mais le film porte vraiment sur ces questions posées par Max Weber. Ceci dit, c’est vrai que je n’ai jamais vu d’images de bulldozers conduits par des forces de l’ordre pour démolir des cabanes sur les ronds-points alors que c’est aussi extrêmement violent. Ce n’est pas non plus un film sur la police dans les quartiers populaires même si le titre évoque directement Mantes-la-Jolie – cette séquence absolument sidérante qu’on ne peut pas laisser passer.

LVSL – Concernant les intervenants que vous avez choisis, comment les avez-vous sélectionnés ?

D. D. – Je trouve que le terme « sélectionner » est un peu fort. Il y a des gens que je connais depuis très longtemps, avec qui je suis ami et d’autres que j’ai presque rencontrés au moment du tournage. Mélanie par exemple, cette dame d’Amiens-Nord, je la rencontre sur le tournage. Taha Bouhafs, je le connais depuis deux ans par l’intermédiaire de son travail. L’idée, c’était de mettre ensemble des gens qui ont envie de parler, qui croient encore dans le dialogue. C’était le prérequis : ce que chacun a comme désir.

Moi je savais pour la plupart à peu près ce qu’ils pensaient. Pour autant, c’est une conversation, ce ne sont pas des gens qui répondent à un réalisateur, mais plutôt des personnes qui discutent entre elles. Je savais sur quelles lignes ils étaient. Je n’avais toutefois aucune idée de comment la rencontre se passerait. Certains se connaissaient, d’autres non. C’est par exemple le cas de Jobard et Damasio. Pourtant dans le film on a l’impression que cela fait des mois qu’ils discutent.

L’idée centrale était de parler et de s’écouter. Et pour moi, tout se résume dans cette belle phrase de Monique Chemillier-Gendreau qui termine le film : « La démocratie, c’est le dissensus. » Ces personnes acceptent de discuter de manière profonde, parfois même grave et radicale. Ils exposent leur point de vue, mais on n’est pas du tout dans le clash, dans la culture des journaux télévisés. C’est réellement une tentative de compréhension.

© Pablo Porlan
© Pablo Porlan

LVSL – Pour finir, aviez-vous, à la genèse de ce film, une idée de l’institution policière que vous vouliez transmettre au spectateur ?

D. D. – La République seule ne suffit pas. La République c’est un idéal, mais ça peut être aussi la guerre d’Algérie ou encore la guerre faite aux pauvres. Je veux dire qu’avec la République, tout est possible, tout est faisable, dès qu’elle sert de prétexte aux dirigeants. Qu’est-ce que ça veut dire, aujourd’hui, “la police républicaine” ? Une police dite “républicaine” est-elle nécessairement une bonne police ? Je voulais vraiment réfléchir à la place, à la nature, à la légitimité, au rôle de cette dernière. Dans les débats il y a des gens qui veulent réformer, révolutionner, supprimer la police ou encore fraterniser.

L’idée du film, c’est davantage de nourrir le débat que de dire : “Voilà comment devrait fonctionner la police.” On ne doit pas laisser ces questions-là uniquement aux policiers ou aux politiques, puisque la police dit être au service de tous. En tout cas c’est ce qu’on lit dans la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen. On voit bien qu’on a une police de plus en plus en roue-libre, qui est aujourd’hui façonnée par un sentiment, voire une garantie, d’impunité. C’est à cela que le film permet de réfléchir.

 

Un pays qui se tient sage est produit par Le Bureau et co-produit par Jour2Fête.

Maintien de l’ordre : Les révélations inédites d’un policier

Le Vent Se Lève vous propose une édition spéciale intitulée “Maintien de l’ordre : Les révélations inédites d’un policier”.


Nous vous présentons le dialogue exclusif entre un CRS lanceur d’alerte et l’une des figures des gilets jaunes. Casseurs, racisme, violences policières : ils s’affrontent normalement sur le terrain, ils ont aujourd’hui décidé d’en discuter.

Le policier Laurent Nguyen prend des risques en acceptant de s’exprimer pour Le Vent Se Lève aujourd’hui. Poursuites judiciaires ou révocation, libérer la parole en tant que policier a un prix.

Avec Maxime Nicolle et Laurent Nguyen, présenté par Salomé Saqué.

Réalisation : Yoann Garel et Jalil Naciri
Cadrage : Kévin Pez, Jalil Naciri et Leïla Naciri
Son : Pierre Lemaire
Montage : Yoann Garel
Habillage : Raphaël Martin

 

“Il faut redonner du pouvoir d’agir et de décider aux populations” – Entretien avec Priscillia Ludosky et Marie Toussaint

Priscillia Ludosky est une figure des gilets jaunes, Marie Toussaint est eurodéputée EELV (Europe Écologie Les Verts). La pression de leurs pétitions et actions militantes ont notamment contribué à la création début 2019 de la Convention Citoyenne pour le Climat par le gouvernement Macron. Ensemble, elles « demandent justice » dans un ouvrage publié aux éditions Massot. Elles reviennent sur les différentes injustices environnementales qui ont lieu dans l’hexagone et racontent les combats menés pour lutter contre les pollutions qui font encourir des risques sanitaires aux populations. Dans cet entretien, nous les avons interrogées sur la dichotomie persistante, dans l’imaginaire collectif, entre justice sociale et justice écologique ainsi que sur leurs solutions pour l’avenir, en accord avec le regard qu’elles portent sur la séquence politique qui s’ouvre. Entretien réalisé par Judith Lachnitt et Guillaume Pelloquin. 


Le Vent se Lève : Vous présentez un « tour de France des violences environnementales ». Chaque chapitre présente un scandale sanitaire et la lutte menée par des citoyennes et des citoyens pour obtenir justice. Votre ouvrage compile les luttes de ces David contre des Goliath. Comment pensez-vous pouvoir les relier, pour en faire gagner un maximum ?

Marie Toussaint : On a écrit ce livre et raconté ces histoires pour participer à une prise de conscience. Les enjeux sociaux et environnementaux sont liés. Et vouloir les disjoindre est politiquement très signifiant : c’est rendre invisibles celles et ceux qui subissent les violences environnementales. Toutes les citoyennes et tous les citoyens ne savent pas toujours les combats qui sont menés dans d’autres régions ou sur d’autres sujets. Toutes et tous ne savent pas, n’ont pas toujours conscience, que dans leur vie quotidienne, luttes sociales et luttes environnementales sont liées. Nous avons voulu envoyer ce message à toutes celles et tous ceux qui luttent : vous n’êtes pas seuls. D’autant plus que dans chaque lutte un même schéma se répète. Mettre à jour ces mécanismes permet d’en trouver des issues. Nous proposons donc quelques pistes de solutions, qui devraient déjà exister, mais qui ne sont pas à l’œuvre aujourd’hui : la transparence, la participation aux décisions publiques, l’accès à la justice et à la réparation. Mais aussi, l’écoute et la prise en compte des citoyennes et des citoyens. En l’occurrence, les personnes et histoires présentées dans ce livre ne sont pas ou n’ont pas été écoutées. Avec ce livre, nous nous battons pour que leurs voix soient entendues.

Priscillia Ludosky : Il y a une prise de conscience que ces combats font que les gens se sentent de moins en moins seuls. Peut-être que ce livre leur permettra de créer des liens, des collectifs de collectifs, en se rendant compte qu’ils se battent contre les mêmes ennemis. Pour celles et ceux qui ne sont pas encore engagés dans des organisations, j’espère que le livre leur donnera envie d’en rejoindre. Par exemple, quelqu’un du pays de Retz, [où le nombre de cancers pédiatriques est élevé par rapport au reste du territoire, NDLR] voyant son enfant souffrir d’un cancer n’est peut-être pas informé que cela provient de l’empoisonnement de l’environnement. La lecture du chapitre dédié à ce sujet serait alors l’occasion pour un tel lecteur de soutenir ce combat par la suite.

LVSL : Vous avez toutes les deux des parcours différents, qu’est-ce qui vous a amené à vous rencontrer ?

MT :  Je crois qu’il n’y a pas de hasard. Tout dans nos parcours devait mener à cette rencontre.  Nous ne nous connaissions pas. Mais cela nous a révoltées que certains, en premier lieu desquels le gouvernement, nous présentent comme étant l’une contre l’autre. Lorsque l’Affaire du siècle a été lancée, le ministre de l’écologie nous a présentées comme ses alliées contre les Gilets jaunes. Rien n’était plus faux ! D’une part, nous dénoncions leur politique. D’autre part, des gilets jaunes avaient signé la pétition, tandis que des porteurs de l’action en justice climatique avaient participé aux manifestations des samedis. Assez naturellement, lors de l’ouverture de la Base d’action écologique et sociale, qui réunit plusieurs associations environnementales et associées à Paris, plusieurs mouvements ont été invités, ont participé à l’inauguration dans une idée de convergence. C’est là que nous nous sommes rencontrées pour la première fois, avant de nous croiser à nouveau à de nombreuses reprises au cours des mobilisations de l’année. C’est alors qu’est advenue l’idée de ce livre commun.

© Ulysse Guttmann-Faure pour Le Vent se Lève

LVSL : Comment cette idée de “livre commun” a-t-elle alors germé ?

PL : Il s’agissait de démonter l’image construite par le gouvernement des « gilets jaunes » comme des « anti-écolos ». On a rencontré des gilets jaunes dans les marches climat, on les a vu engagés dans plusieurs combats que nous présentons dans le livre. Nous avons donc souhaité répondre à ce mensonge du gouvernement, car contrairement à ce qu’il dit, les gens ont bien conscience de ce qui ne va pas autour d’eux. Mais ils sont accaparés par ce que la société leur impose : il faut toujours faire de l’argent, payer ses factures et remplir son frigo, etc. Ils se soucient de l’environnement, mais n’ont pas toujours les moyens que ça change.

Notre association nous permet aussi de dire que les mesures écologiques telles qu’elles sont faites aujourd’hui favorisent certains profils, et ne sont jamais construites pour prendre en compte la réalité de la vie des gens. Elles sont toujours faites avec l’idée de la sanction, et non de l’accompagnement. S’il avait vraiment l’intention d’aller vers cette transition écologique, le gouvernement aurait montré l’exemple, or il n’y a pas de transparence, et pas de moyen donné aux gens de se conformer aux modèles écologiques qu’on leur renvoie. Le livre montre qu’il y a toujours les mêmes responsabilités mises en jeu : celle du gouvernement qui laisse faire les grosses entreprises qui polluent et nous empoisonnent. On voit aussi que ce sont toujours les mêmes personnes qui en pâtissent. C’est contre ces impacts vécus par les populations qu’il y a des militants qui se battent.

LVSL : Pourquoi avoir placé le chapitre sur la pollution au chlordécone dans les Antilles, au centre ?

PL : Parce qu’il prend malheureusement trop de place (rires). Il illustre bien le schéma qui se dessine à chaque fois qu’une grosse société veut faire de l’argent : elle arrive, fait mine d’organiser des consultations sans en tenir compte en réalité, s’installe, pollue et détruit tout, fait croire qu’elle crée de l’emploi, mais en détruit par ailleurs, et surexploite les gens, qui finissent par être mis en difficulté lorsqu’une de ces usines ferme. Ils ont besoin de ces emplois pour payer leur facture, mais se rendent compte qu’ils participent ainsi à la pollution.

Ce chapitre central part de très loin : depuis la colonisation et l’esclavage, puis l’abolition de celui-ci, qui a poussé les exploitants à se réadapter, notamment dans les bananeraies. Le schéma d’exploitation s’est adapté à la nouvelle société, en demandant et en obtenant des autorisations et des passe-droits aux institutions à chaque fois, de décennie en décennie. Ce chapitre montre que le mode opératoire se répète dans l’histoire, les autres chapitres montrent qu’il se répète dans l’espace : le combat des militants dans chaque chapitre n’est pas isolé.

MT : On ne peut pas parler de justice environnementale en France sans parler des outremers et de l’héritage colonial. On a là un cas typique d’injustice écologique : les Antillais et Antillaises sont en grande partie des descendants et descendantes d’esclaves, des populations asservies, exploitées, niées. Or la fin de l’esclavage n’a pas aboli les inégalités, et on a même indemnisé les anciens propriétaires et la terre n’a pas changé de main. L’écologie n’est pas a-historique. Parler du chlordecone, c’est remonter le fil de cette l’histoire bananière et du plantatiocène dont parle Malcom Ferdinand. Avec les bananeraies, les cadres de vie sont détruits : lieux de vie, capacité à se nourrir sainement, à boire de l’eau potable, à respirer de l’air pur…  La poursuite de la production et la recherche de la croissance ont justifié l’entretien de ce modèle productiviste, et l’insertion de produits toxiques qui étaient depuis longtemps interdits ailleurs, à l’étranger, mais aussi dans d’autres territoires français. Dans le cas du chlordécone, il y a une connivence évidente des pouvoirs publics – qui sont censés défendre l’intérêt général et protéger les populations – avec les lobbys, menés par les descendants des esclavagistes, pour continuer à entretenir un modèle économique qui intoxique, détruit et tue. On parle souvent séparément des pollutions et de la justice sociale. Mais le cas de l’écocide opéré avec le chlordécone le montre : les deux vont ensemble ; ceux qui ont pillé la Terre sont les mêmes qui ont exploité les êtres.

LVSL : Vous avez déjà décrit l’opposition entre gilets jaunes et mouvement climat, qui arrangeait le gouvernement et les médias. Je me permets d’aller plus loin : qu’est-ce qui fait que cette opposition subsiste ? Il y a une certaine dichotomie sociologique entre les deux, même si les transferts sont nombreux. N’y a-t-il pas des déterminants plus profonds à la séparation entre les deux mouvements, et comment les résoudre ?

MT : Bien que je comprenne pourquoi cette question est posée, elle n’est pas opérationnelle. Pour moi la question principale est plutôt comment faire pour construire demain ensemble. Quand on regarde en arrière, on a développé en France depuis les années 70 des politiques d’aménagement du territoire qui ont fait qu’à la fois les gens du voyage, les habitants des quartiers populaires et les ultramarines et ultramarins ont vu leurs milieux de vie détruits : soit par la pollution aux pesticides, au chlordécone, au cyanure et mercure, ou à d’autres produits, soit par la destruction des espaces verts et l’entrave à l’accès à la nature. Les populations les plus précaires ont été installées et accoutumées au béton, comme sur les aires d’accueil des gens du voyage. Les quartiers populaires ont pour la plupart perdu leurs espaces verts et leurs jardins partagés. On a vu une sorte de finalisation de la privatisation des espaces verts partout ; hier, les ménages avaient un jardin où cultiver, aujourd’hui, même cette capacité de produire de quoi se sustenter a été annihilée. On a coupé le lien à la nature, aux savoir-faire traditionnels et aux capacités de subsistance de tout un tas de populations en bas de l’échelle sociale. Pour réparer cela, il faut faire de la bataille pour des cadres de vie sains et agréables une vraie bataille politique. C’est comme cela qu’on peut reprendre la main, en reliant tous les combats pour la justice. Quand les Sioux se battent contre le Dakota pipeline, ils se battent pour leur terre, leur droit à donner leur avis, mais aussi pour le climat. Chico Mendes se battait pour les droits des seringueiros au Brésil, il se battait aussi contre la déforestation. Dans les banlieues françaises, la bataille pour les ascenseurs est une lutte pour la mobilité et le droit à vivre normalement, dans un cadre de vie sain. Je ne pense pas qu’il y ait de déterminant profond séparant les deux mondes sociaux et environnementaux ; nous devons au contraire résolument construire ensemble. Ce qui nous sépare est idéologiquement construit : les dominants cherchent à diviser celles et ceux qui veut déconstruire le modèle d’accumulation des richesses et de dégradation de la nature.

PL : Depuis le début du mouvement des gilets jaunes, il y a une volonté de détruire ce message propagé par certains profils ou le gouvernement. Ce livre contribue à saper cette impression qu’il y a deux mondes. Tout au long de l’année dernière, on a vu des projets communs, mais il y a encore des efforts à faire à ce niveau-là. On est à un tournant de l’histoire. Il y a du travail à faire à l’intérieur de ces deux mondes. On n’est aujourd’hui qu’au point de départ de la propagation de ce message, il reste beaucoup de travail. Ce type d’initiative comme la nôtre y participe. Marie et moi avons toutes les deux été médiatisées, et nos adversaires ont utilisé cette médiatisation pour nous opposer, mais nous faisons de cette publicité une arme contre leur discours, en écrivant cet ouvrage ensemble. Toutes les personnes qui ont compris cette convergence et celles qui le peuvent devraient, avec leur énergie et leurs compétences, participer à détruire ce message-là. Il est tellement ancré que même des personnes de ces deux mondes croient à cette division.

© Ulysse Guttmann-Faure pour Le Vent se Lève

LVSL : Dans votre ouvrage, vous imputez la responsabilité de ces scandales aux plus riches et aux multinationales. Que pourrait mettre en place l’État pour faire changer les choses ?

PL : Je ne pense pas que l’État fera quoi que ce soit. Mais si jamais on arrivait à leur faire faire quelque chose, cela serait le résultat d’un combiné de ce qu’il se passe dans la rue et de ce qui est construit collectivement pour des projets de fond. C’est sous la pression de la rue souvent que certaines choses voient le jour, comme la Convention Citoyenne pour le Climat (CCC) qui ne serait pas née d’une simple tribune dans le Parisien (rires). Le mouvement social, les marches climat, et la pression sur le gouvernement depuis fin 2018, ont fait que cette initiative, bien qu’institutionnelle et pas indépendante, est née de la réunion de forces qui ne se côtoyaient pas auparavant. Le combiné des deux a réussi. Il y a de plus en plus de gens mobilisés, même si ce n’est pas encore assez. C’est difficile de demander quoi que ce soit au gouvernement quand on sait qu’on est dans l’opposition. Et inversement le caractère institutionnel de la CCC crée une méfiance, mais on sait que tout seul on n’arrivera à rien : donc il y a un entre deux. Le fait que ce type d’initiative soit née est inédit et permet de la participation citoyenne. Maintenant, comment faire pour que leurs travaux soient partagés dans le grand public ? Ce dernier n’a pas conscience qu’en ce moment des citoyens travaillent dans cette institution née sous la pression populaire. Le gouvernement n’en fait pas de publicité non plus, car il ne veut pas faire savoir que des citoyens puissent participer à l’élaboration des lois. Cette combinaison nous permet d’initier des projets. Ce que le livre dit aussi, c’est qu’on manque de lois pour sanctionner et encadrer le comportement des institutions. Une dame avait posé la question à la CCC : y a-t-il des sanctions et contrôles sur les sociétés qui polluent à outrance, sur leur permis d’émission ? La réponse était qu’on ne savait pas si elles étaient contrôlées, et quand elles le sont on ne sait pas si elles sont sanctionnées. Si les gens se rendaient compte qu’eux sont sans arrêt sanctionnés sur tout, alors que les grands profils ne le sont jamais, cela pourrait éveiller leur envie d’aller militer.

MT : Ce dont nous avons besoin s’apparente à une révolution. L’Etat, le gouvernement, le monde économique ou la finance, doivent radicalement changer d’approche. D’une part, les lois de l’économie ne sont pas supérieures à celles de la nature. D’autre part, disons-le clairement, il faut redonner du pouvoir d’agir et de décider à la population. Les témoins de notre livre, les victimes des crimes environnementaux, sont pour la plupart traités comme des subalternes. Mais les subalternes aussi ont des savoirs, des expériences, des savoir-faire, qui sont parfois beaucoup plus précieux que le savoir institué. En agissant avec, en s’appuyant sur les savoirs des citoyennes et des citoyens, les politiques seraient plus justes. Enfin, puisque l’on parle de crimes environnementaux, il s’agit de reconnaître ceux-ci, d’urgence ! En premier lieu desquels les écocides qu’il faut reconnaître à tous les niveaux, du national au mondial, en passant par l’Europe.

LVSL : Dans le cas de l’autoroute A480, cité dans le livre, Éric Piolle, maire de Grenoble, n’est pas cité. Qu’aurait-il pu faire ?

PL : Il [le préfet, correction faite par la suite, NDLR] pourrait répondre à la demande du collectif d’obtenir les documents montrant qu’il n’y avait pas nécessité de faire cette autoroute. En l’occurrence le collectif s’est battu pour qu’on démontre cela. Je ne sais pas si un maire peut faire mieux que ne pas contribuer à l’autorisation, car ses compétences sont limitées. Il faudrait regarder leurs finances : la question de la transparence revient. Quand il ne fait rien, est-ce libre ou contraint ? Dans un cas brésilien de pollution à l’arsenic, le maire disait amen à toutes les études, car son budget en dépendait. Lorsque le maire ne réagit pas, même EELV, en a-t-il les moyens ? Les membres du collectif ont initié une action en justice, n’ont rien eu, et ont même été condamnés ! La consultation citoyenne avait eu lieu sur un périmètre moindre que le projet finalement décidé. Quel pouvoir a le maire de l’empêcher ? Il y a plus d’avantages à développer tramways et vélos, mais la ville et les organismes qui délivrent les avis pour ce projet ont tous obtenu un avis favorable. Bien souvent l’opacité règne.

MT : Le Maire de Grenoble, Éric Piolle, s’est longuement battu contre le projet proposé initialement. Il restait cependant des acteurs locaux, y compris de gauche traditionnelle productiviste, pour la construction de l’autoroute. Ils ont fini par trouver un accord pour que le projet soit le moins destructeur possible et que d’autres moyens de transport soient également déployés. Finalement, dans ce livre, nous ne citons les politiques que pour dénoncer certaines inactions flagrantes. L’optique du livre est différente : nous avons souhaité donner la parole aux citoyennes et citoyens en lutte sur les territoires, celles et ceux vers qui, contrairement aux personnalités politiques, le micro n’est jamais tendu, mais dont les combats sont dignes.

PL : Certains (politiques) sont cités dans l’ouvrage lorsque c’est opportun pour expliquer quelque chose. Ici l’exemple illustre l’opacité qui existe quand les collectifs demandent des comptes. Un lecteur qui voudrait se battre contre une autoroute dans sa ville pourrait en tirer leçon en se passant du maire et prendre plutôt un avocat : il s’agit de donner des pistes. Il y a matière pour taper sur les doigts des politiques qui ont perdu la confiance des citoyens.

LVSL : Pour revenir sur le pouvoir d’agir contre les multinationales, en tant que députée européenne, que peut le Parlement Européen ?

MT : Si le parlement européen faisait de la question de la justice environnementale une priorité, on avancerait en Europe. Mais ce n’est pas la réalité du Parlement européen aujourd’hui, de sa majorité politique, qui garde une foi quasi-intacte dans le libéralisme et le productivisme et se soumet encore aux velléités des lobbies. Pour faire avancer des causes comme celle de la justice environnementale, nous avons besoin d’un mouvement citoyen profond, d’une prise de conscience accompagnée d’actions résolues, déterminées et solidaires entre elles. Ce n’est qu’ainsi que nous construirons le rapport de force dans la société qui nous permettra de gagner les combats politiques dans les institutions. Et donc, de changer les politiques publiques qui sont menées.

© Ulysse Guttmann-Faure pour Le Vent se Lève

LVSL : Vous liez le combat pour la protection de l’environnement avec ceux de l’antiracisme et de la justice sociale. De plus vous parler régulièrement de la Terre comme de notre Terre-mère. Faites-vous également un lien, comme le font certains et certaines, avec le combat féministe ?

MT : Déjà, nous sommes deux femmes à écrire ce bouquin (rires) ! On a raconté l’histoire de plein de monde, donc des femmes et des hommes. Je parlais tout à l’heure des subalternes, de la même façon, être dans une position de non-dominants expose à des violences environnementales. Et dans ces violences, les femmes sont plus touchées que les hommes : elles sont les plus pauvres, ont les boulots les plus précaires. Il y a un combat des femmes de ménage en ce moment par exemple, et on ne parle jamais du fait que la plupart des produits d’entretien utilisés dans les hôtels ne sont pas bios, que des particules toxiques passent sous la peau via des micro-particules… Mais ces violences environnementales ne touchent pas que les femmes. Notre volonté, avec cet ouvrage, est de relier des catégories de personnes, ou des combats, qui, mis bout à bout, sont représentatifs d’un spectre très large de la société.

PL : Nos profils contribuent à cela. Et sans avoir voulu axer notre livre sur les femmes spécifiquement, on se rend compte qu’elles sont présentes dans toutes les luttes. Un même schéma se reproduit partout, avec des impacts sur tout le monde, mais tout le monde n’est pas impacté de la même manière. D’où la présence de tous ces groupes différents dans notre livre. N’importe quel lecteur peut se sentir faire partie d’un ensemble, et pas d’une catégorie. Il ne faut pas le comprendre comme un « on ne parle pas assez des femmes, ou on ne parle pas assez de ceci ». J’espère de tout cœur que ce livre ne sera pas catégorisé, car je lutte contre les étiquettes ! (rires).

LVSL : Dans votre conclusion vous évoquez la nécessité d’un “vrai green deal”, français ou européen. Comment le placez-vous par rapport au Green New Deal proposé aux États-Unis par les socialistes démocrates ?

MT : Le cœur de notre message est plutôt de dire qu’il faut changer l’ensemble des règles du jeu. Dire qu’il faut un vrai green deal signifie qu’il faut une révolution de notre perception conjointe du social, de l’économie et de l’environnement. Dire green deal ne renvoie pas à celui de la Commission Européenne, qui a beaucoup de limites, mais plutôt à ce mouvement populaire qui se lève aux États-Unis, avec la jeunesse et des populations de tous types, toutes les couleurs de peau et toutes les catégories sociales. C’est une évocation symbolique d’une révolution pour la justice, qui peut advenir si nous nous en saisissons partout et ensemble.

LVSL : Si vous étiez au pouvoir aujourd’hui, quelles seraient les mesures phares que vous mettriez en place ? Dans le livre on retrouve plusieurs fois l’inscription de l’écocide dans la loi. Les solutions juridiques sont mises en avant dans votre ouvrage, mais sont-elles suffisantes ? Il existe malheureusement déjà de nombreuses lois bafouées.

PL : Être au pouvoir, je trouve cela un peu fort (rires). Le mot pouvoir me pose problème. Pour le contrer, il faut faire quelque chose d’inédit en accordant plus de place à la mobilisation citoyenne avec des outils adaptés. Il ne suffit pas de voter puis d’attendre 5 ans. Il faut qu’à tout moment on puisse avoir le droit d’ouvrir un débat public en tant que citoyen. Cette expression citoyenne doit ensuite elle-même être accessible au grand public. Il faut donc partager le pouvoir. Puis, il faut agir sur l’environnement, pour avoir le droit de vivre dans un environnement sain, et d’avoir accès aux mêmes choses, tous autant que nous sommes ; et plein d’autres choses ! (rires). Il faut enfin réécrire les règles : celle de la constitution, celle des droits de l’homme qui ne concernait ni les personnes dites «racisées» ni les femmes. Notre système est obsolète, il faut le mettre à jour.

LVSL à Priscillia Ludosky : Pensez-vous que la crise économique, qui pourrait s’aggraver prochainement avec la fin du chômage partiel notamment, peut relancer un mouvement de contestation ? Que pensez-vous des évolutions présentes et à venir des gilets jaunes ?

PL : Il y a déjà, même en dehors des gilets jaunes, des mouvements de lutte, qui respectent ou pas la distanciation physique. La crise sanitaire est là, mais la colère est telle qu’on brave les interdits. On veut s’exprimer dans la rue, même à peu de personnes. Dans le mouvement des gilets jaunes, il y a une volonté de revenir, cet été ou à la rentrée, qui se contient beaucoup je trouve ! Il y a des discussions avec les soignants, ça fourmille. Je ne sais pas si l’ampleur sera là, mais les mobilisations comme la marche climat étaient prévues avant et vont certainement revenir. Le quinquennat est pourri jusqu’à sa fin maintenant !

LVSL : Il y a une crise sociale qui se profile, sauf relance d’ampleur, avec un chômage important. Les gens pourraient se recroqueviller sur eux-mêmes par peur du déclassement. Comment percevez-vous la période qui vient en termes de mobilisation sociale à venir ? L’atmosphère s’y prête-t-elle ? 2022 approche rapidement.

MT : Depuis plusieurs années, et peut-être plus encore pendant le confinement, j’ai senti la société bouger, trembler. Coexistent un mouvement croissant de colère et une détermination profonde à la réappropriation de nos destins. Sur les ronds-points, lors des manifestations climat, dans l’ensemble des initiatives pour une démocratie citoyenne, à travers les applis de solidarité pour faire face au Covid ou les initiatives de soutien aux réfugiés et réfugiées,  dans le mouvement féministe ou les mobilisations contre les violences policières, on sent cette lame de fond qui agit pour la solidarité et la justice, sans rien attendre du ou des gouvernements. En réalité, la déconnexion semble presque totale entre la société et la tête de l’Etat. Nul ne peut encore prédire ce que sera 2022, ni mêmes les mois qui viennent, mais je n’ai aucun doute sur le fait que la transformation par la réflexion commune et par l’action, par le bas, par le terrain, va se poursuivre. Prenons l’exemple des mesures barrières ou du port de masque : je ne crois pas qu’on soit restés chez nous et qu’on porte nos marques parce que le gouvernement nous demande de le faire : plus qu’une obéissance au pouvoir, c’est une responsabilité collective. L’aspiration à construire une société radicalement différente est là. A nous d’accompagner, de soutenir, de trouver ensemble un chemin.

PL : L’atmosphère est très particulière en ce moment, c’est certain. L’envie de participer est encore plus forte qu’avant. Il y a des pétitions qui demandent « d’en être » un peu partout, dans les tribunes, les interviews. Cette crise a fait suite à un grand mouvement social qui a montré tout ce qui n’allait pas. Aujourd’hui même si certains ont perdu leur travail, leur colère a été alimentée. Vont-ils se recroqueviller par instinct de survie ? Ou est-ce que les gens vont détecter la brèche qui est là, maintenant ? Beaucoup se sont dit « maintenant ou jamais » avec les gilets jaunes. Et la crise actuelle a exacerbé tous les dysfonctionnements, donc encore d’autres gens ont rejoint les luttes gilets jaunes, contre les violences policières, climat. Il y a une prise de conscience de ces enjeux. La fin de l’année permettra peut-être à tous ces gens d’entrer dans la brèche. Même si aujourd’hui, on prend la température au jour le jour.

LVSL : Une dernière chose ?

MT : Nous avons monté une adresse email pour recenser les témoignages, et aider les gens à se connaître et à s’aider entre eux. [email protected]. Le combat continue.

© Ulysse Guttmann-Faure pour Le Vent se Lève

Entretien croisé – Grossetti VS Faburel : Les Métropoles, traductions territoriales de la mondialisation ?

Photo de la métropole de Lyon ©pixabay

Michel Grossetti, sociologue, professeur à l’Université Jean Jaurès et directeur de recherche au CNRS à Toulouse et Guillaume Faburel, géographe et politiste, professeur à l’Institut d’urbanisme et l’IEP à Lyon, nous ont accordé un entretien croisé passionnant à propos des dynamiques et politiques territoriales, notamment urbaines. La métropolisation y est ici questionnée à l’aune de ces argumentions politiques, économiques, sociales et environnementales. Si les deux intellectuels semblent converger sur la critique d’une vision mythologisée et dangereuse d’un développement urbain inconséquent, ils varient quant à l’analyse des causes et des configurations à l’œuvre. Mondialisation, croissance, France périphérique, classes créatives, municipales, voici leurs réponses. Un entretien réalisé par Lauric Sophie & Nicolas Vrignaud.


LVSL – Sous l’effet du mouvement des Gilets Jaunes, une discussion commence à éclore sur les logiques territoriales de développement, entre urbanité et ruralité. Cette éclosion politique est qui plus est, due à l’institutionnalisation politico-juridique des grandes villes en intercommunalité plus puissantes dites Métropoles, dans le cadre de la loi MAPTAM. Dans le champ universitaire, existe-t-il une définition commune – conventionnée – de ce que constitue une métropole ? 

Guillaume Faburel – Si chaque discipline y va de sa propre qualification, que ce soit la géographie, l’économie et la science politique, il y a un dénominateur qui leur est souvent commun. La métropole incarne certes la « ville mère » – du grec ancien meter polis et du bas latin metropolis – mais signe à ce jour un stade très particulier de cette longue histoire urbaine, engagé depuis une quarantaine d’années dans de nombreux pays : celui néolibéral du capitalisme patriarcal. Il s’agit de polariser dans les grandes villes les nouvelles filières économiques postindustrielles et, pour y assurer les profits, de convertir rapidement leurs pouvoirs urbains aux logiques entrepreneuriales. C’est le modèle de la ville-monde qui, par les 7 plus grandes (New-York et Hong Kong, Londres et Paris, Tokyo, Singapour et Séoul) et les 120 villes qui les déclinent, pèsent 44 % du PIB international pour seulement 12 % de la population mondiale. Il y a donc du capital à fixer et de la “richesse” à produire, à condition d’être compétitif. C’est l’objectif de la réforme territoriale, en France comme ailleurs : « valoriser les fonctions économiques métropolitaines et ses réseaux de transport et développer les ressources universitaires, de recherche et d’innovation, tout en assurant la promotion internationale du territoire ». La définition minimale est donc selon moi d’abord étymologique : le suffixe « pole » de métropole s’enracine aussi dans le grec polein, qui signifie « vendre ». 

Michel Grossetti – Comme beaucoup de termes désignant des portions de l’espace géographique, « métropole » est à la fois une notion analytique utilisée par les sciences sociales (principalement la géographie mais pas seulement) et une entité administrative et politique, ce qui ne manque pas de favoriser un grand nombre de confusions. Dans les années 1960, le gouvernement français cherchait à développer des « métropoles d’équilibre », des grandes villes de Province censées compenser la concentration des activités dans la région parisienne. En 2014 et 2015, dans un tout autre contexte, le gouvernement a décidé de créer une catégorie administrative pour 21 communautés de communes situées dans des agglomérations de taille variées (Paris étant la plus peuplée et Brest celle qui l’est le moins). Dans le cas du terme « métropole », la confusion est d’autant plus grande qu’il est utilisé de façon variable dans le registre analytique. Ceux qui en font usage cherchent à désigner au moyen d’un même terme une densité de population, l’insertion dans des réseaux d’échange plus ou moins étendus, des « fonctions » de « commandement » (le système urbain est perçu en France d’une manière très hiérarchique), un dynamisme économique particulier, etc. Selon les critères retenus on obtient pour la France des listes de métropoles qui vont de une (Paris) à 5, 10, 20, 30 ou plus. Donc pour répondre à la question : non, il n’existe pas dans le champ universitaire de définition commune de ce que constitue une métropole.

Grossetti : « La notion floue de métropolisation favorise une lecture globalisante et fausse de phénomènes complexes et contradictoires. »

LVSL – L’autre terme-concept connexe qui revient couramment est celui de métropolisation. Dans le sens commun, celui-ci insinuerait une tendance généralisée à la croissance de ces dites métropoles. Cette tendance est-elle vraie ? Ce concept rend-il vraiment compte de ce qu’il se passe dans les territoires ? 

GF – « Phénomène d’organisation territoriale renforçant la puissance des métropoles », la métropolisation participe indéniablement d’un projet politique de croissance (productiviste) de l’économie. Cette métropolisation ne résulte donc pas d’une extension naturelle par concentration spontanée des populations. De telles concentrations ont de tout temps été le produit croisé du rendement économique par la densité, et de l’autorité politique pour la régulation et le contrôle de la promiscuité. Dans ce schéma politique, rien d’étonnant alors à ce que la statistique officielle, qui participe activement de la mise en scène et en récit de ce projet par les découpages employés (ex : « aires urbaines » depuis 1994) et les indicateurs utilisés (ex : « emplois métropolitains » depuis 2002), ne parvienne que péniblement (cf. par exemple pour le peuplement croissant des couronnes métropolitaines) à renseigner un autre phénomène, non moins croissant : le rejet social croissant du « développement » métropolitain, qui s’incarne par de plus en plus de départs des cœurs métropolitains. En fait, sans grande surprise au regard d’enquêtes antérieures sur Paris, Lyon ou encore Toulouse, seuls 13 % des français vivant dans les grandes villes souhaitent continuer à y résider (Cevipof, 2019). Et tout ceci va dynamiser certains espaces périphériques (hameaux, bourgs et petites villes), sur des bases économiques parfois bien plus autonomes.

MG – « Métropolisation » est évidemment tout aussi confus que « Métropole » : comme on ne sait pas très bien ce qu’est l’entité, on ne sait pas mieux ce qu’est le processus qui s’y réfère. On observe bien une croissance de la proportion des habitants qui résident dans des zones que l’on peut qualifier d’« urbaines », avec des variations considérables selon les villes que l’on étudie, on observe également une tendance de certaines catégories professionnelles à se concentrer dans les espaces où le marché du travail qui leur correspond est le plus favorable, une croissance du coût du logement dans certains espaces urbains qui tend à reléguer dans d’autres espaces ou en périphérie, les ménages les moins fortunés, des mouvements de départ de la région parisienne de familles constituées de couples de salariés ayant des enfants. Bref, on peut analyser des évolutions complexes des logiques résidentielles et du développement dans l’espace des activités économiques, mais la notion floue et fluctuante de « métropolisation » n’aide pas à ce travail d’analyse. Elle favorise une lecture globalisante et fausse de ces phénomènes complexes et contradictoires.

Central Park, Manhattan, New York City, ©Ajay Suresh

LVSL – Les métropoles sont-elles les traductions spatiales et territoriales de la mondialisation que nous vivons ? 

GF – Oui, mais plus que de seules traductions spatiales, les métropoles sont les véritables creusets et leviers territoriaux de la mondialisation : accumulation financière de l’économie-monde, mise en réseau et en récit des acteurs du capitalisme… et capitaux immatériels à attirer (diplômes, savoir-faire, réseaux…) pour les emplois à pourvoir. Avec dès lors partout des relégations et évictions croissantes. Ainsi, aux fins d’attractivité, partout les paysages métropolitains mutent à une vitesse inégalée. Ce sont les grands chantiers d’équipement (transport, commerce, culture, sport, loisirs), les grandes rénovations patrimoniales des centres, les grands événements festifs et les grands circuits touristiques, les grands desseins numériques et leurs big data… sans oublier, pour être accepté, des éco-quartiers et parcs multi-fonctionnels sur le modèle Central Park, une renaturation de berges et une végétalisation des toitures, des fermes urbaines et des jardins partagés… Nous assistons en fait à une subjectivation néolibérale totale de nos existences urbaines, accompagnée d’imaginaires territoriaux du rayonnement de la mondialité urbaine (et du fétiche de la marchandise). Une réalité a toujours besoin d’être fictionnée pour être pensée (Rancière).

MG – « Mondialisation » est une notion qui n’est elle-même pas toujours très claire, mais elle l’est un peu plus que celle de « métropole » (ce n’est pas difficile …) si l’on se réfère aux évolutions des flux de biens et de personnes et de l’organisation des activités économiques. Il est évident que ces évolutions ont des effets sur les systèmes urbains. Par exemple, la relative régression en Europe des emplois de production au profit des plateformes logistiques gérant l’importation et la distribution de produits de toutes origines implique une inscription un peu différente des emplois dans l’espace géographique. De même, la croissance des emplois requérant des diplômes du supérieur et celle des effectifs étudiants eux-mêmes contribuent aussi à accroître la présence de ces populations dans de grandes agglomérations, surtout en France où les établissements d’enseignement supérieur ont été en général plutôt installés dans les grandes agglomérations (à des rythmes et avec des spécificités qui méritent une analyse spécifique). Mais, là encore, une expression comme « la métropolisation est la traduction spatiale et territoriale de la mondialisation » serait un jugement synthétique imprécis et peu fondé qui aurait pour effet malheureux de décourager les analyses précises dont nous avons besoin. 

Faburel : « Les subalternes des quartiers populaires et des banlieues périphériques cultivent aujourd’hui les métropoles de leurs manageurs. (…) Tous les territoires sont ainsi dorénavant faits à la main de la métropolisation. »

LVSL Les thuriféraires de la métropolisation ont pour idéal la cité antique ; la ville-monde dont Anne Hidalgo vante les mérites au sein de l’association des villes mondiales (C40). Or, les métropoles, telles que constituées aujourd’hui, ne tendent-elles pas à faire ressortir des organisations anciennes de la société, comme le servage ?

MG – Les « métropoles » définies par les lois successives des années 2010-2015 sont des communautés de communes parfois assez décalées par rapport aux espaces dessinés par l’analyse des indicateurs relatifs au marché du travail ou aux déplacements domicile-travail (c’est par exemple très marqué à Toulouse). Les responsables de ces nouvelles structures territoriales se sont vu attribuer des compétences nouvelles. Cela a pu amener certains de leurs élus ou techniciens à se référer à des exemples anciens. Parfois, ces discours portant sur des politiques à conduire relativement à leurs environnements géographiques m’ont rappelé l’attitude des dirigeants des cités-États italiennes de la Renaissance. Mais il ne s’agit évidemment qu’une très lointaine analogie qui n’a pas beaucoup de sens dans un contexte français où ces collectivités locales coexistent avec toutes les autres structures existantes (communes, départements, régions, etc.) et où l’on assiste de la part du gouvernement national plutôt à une recentralisation des processus de décision. Je ne vois pas de lien entre ces discours et la notion ancienne de servage, qui était une situation juridique aux contenus très variables, et qui est de mieux en mieux comprise par les historiens. Le fait que les inégalités de revenu aient recommencé à croître dans les dernières décennies ne me paraît pas pouvoir être interprété au moyen de ce type d’analogie.

GF – De prime abord, la comparaison paraît osée. Et pourtant. Il y a bien aujourd’hui l’exploitation d’une classe de travailleurs profitant à une organisation économique, et ce par assignation foncière : les espaces métropolisés. Les serfs cultivaient les terres de leurs seigneurs. Les subalternes des quartiers populaires et des banlieues périphériques cultivent aujourd’hui les métropoles de leurs manageurs. Bien sûr, les espaces se sont étendus et les choix résidentiels sont officiellement libres, mais les métropoles s’affirment aussi comme nouvelles baronnies, institutionnelles, avec une domestication des périphéries au profit du centre, son développement croissanciste : de l’urbanisme « intensif » à l’agriculture intensive, de la communication névralgique aux flux énergétiques, de la bétonisation des sols à l’excavation des terres extérieures. Tous les territoires sont ainsi dorénavant faits à la main de la métropolisation. Bien sûr, l’exploitation a changé de nature, mais peut-être pas en structure. Cet asservissement passe par un assujettissement des corps sous l’égide de « nouvelles » techniques de gouvernement des conduites (ex : numérique), pour justement toujours plus enchaîner aux passions marchandes du capital… et à leurs régimes de propriété. Comme mutation accélérée de nos espaces vécus, la métropolisation produit en fait beaucoup de servilité.

La France Périphérique – Comment on a sacrifié les classes populaires, de Christophe Guilluy

LVSL Durant la décennie 2010, un concept a fait irruption dans le débat public, celui de “France périphérique” développé par le géographe Christophe Guilluy. Ses thèses ont irrigué l’espace médiatique et politique. Mais, son concept vous paraît-il pertinent au regard justement de notre discussion sur les dynamiques métropolitaines ?

MG – Christophe Guilluy a le mérite d’avoir produit une critique tranchante des discours dominants sur les métropoles. Il l’a fait en mobilisant des grilles de lecture qui me rappellent le marxisme des années 1970 où l’on n’hésitait pas à accorder à des entités abstraites (à l’époque « la bourgeoisie » ou « le capitalisme ») un pouvoir causal et même souvent une intentionnalité qui ne me paraissent pas constituer la bonne manière d’analyser les phénomènes complexes auxquels nous avons affaire. Mais le problème de ses analyses est qu’elles renforcent l’impression qu’il y a deux catégories d’espaces socialement cohérents et en opposition. Ainsi, selon le Canard Enchaîné (12 décembre 2018), lorsque le mouvement des « gilets jaunes » atteignait son apogée, le Président de la République aurait déclaré : « Il ne faut sûrement pas désespérer la France périphérique, mais il ne faut pas non plus désespérer celle des métropoles ». Or, ces catégories ne fonctionnent pas : les inégalités et autres variations de situation des personnes sont avant tout sociales et leur expression géographique est beaucoup plus complexe que ne le suggèrent les catégories trop abstraites et simplificatrices de « métropole » et de « France périphérique ».

GF – Le concept de “France périphérique” est pertinent et le demeure, mais selon moi bien davantage sous l’angle d’une géographie culturelle et politique. Non seulement parce que, sous le seul angle des revenus par exemple, il existe bien des exceptions spatiales à la répartition duale des richesses entre centres et périphéries, exceptions que Christophe Guilluy ne tait d’ailleurs pas, contrairement à ce que certains collègues ne cessent de lui faire dire (il est vrai qu’il a levé ce lièvre bien avant eux). De telles situations sont bien montrées par les travaux d’Olivier Bouba-Olga et de… Michel Grossetti. Mais plus encore, l’économie morale des modes de vie périphériques (rapports à la mobilité et à l’habitat, à l’énergie et à l’alimentation) et, davantage même, la désaffiliation au régime politique de la représentation (taux de défiance et d’abstention) ainsi qu’à la citoyenneté officiellement inféodée à la « participation » urbaine, valident pour moi totalement la pertinence et l’opérationnalité du concept. Le mouvement des gilets jaunes en apporte la preuve irréfutable (cf. travaux de Samuel Hayat). D’où la nécessité pour la géographie de pleinement se saisir du concept (autant qu’à la science politique de faire enfin droit à l’infra-politique). Et non pas de perpétuer des disputes statistiques stériles car totalement dépendantes des nomenclatures fonctionnelles construites dans l’intérêt des pouvoirs centraux. 

Grossetti : « La notion de “classe créative” est très contestable, mais elle a le mérite de pointer l’importance croissante des activités de conception dans les économies occidentales. »

LVSL Richard Florida, lui, est le penseur qui a inspiré les politiques de beaucoup de grandes villes dans le monde. Cet auteur, méconnu du grand public, a développé l’idée de “classes créatives”, faisant du capital créatif (des étudiants, artistes, “startupeurs”, homosexuels, minorités, etc.) le moteur de la croissance. Lors de vos recherches respectives avez-vous pu confirmer ou infirmer cette thèse ? 

MG – La notion de « classe créative », qui est antérieure à sa popularisation par Florida, est très contestable, mais elle avait le mérite de pointer l’importance croissante des activités de conception dans les économies occidentales. La thèse de Florida était que ce sont les individus qui créent les emplois, et qu’au lieu de chercher à attirer des entreprises, les villes devraient chercher à attirer les « talents » de la « classe créative ». Selon lui, ces personnes sont attirées par des caractéristiques telles que la tolérance vis-à-vis des minorités, une riche activité culturelle ou un environnement urbain agréable. Les dirigeants locaux ont souvent interprété ce discours en réhabilitant des quartiers pour les faire ressembler à ce qui pourrait attirer les membres de la classe créative et en ajoutant à cela des incitations salariales ou fiscales. A part coûter cher et se faire au dépriment de politiques plus générales d’amélioration des équipements urbains, ces politiques n’ont guère eu d’effet. En effet, de nombreuses études empiriques ont montré que les personnes exerçant des professions considérées par Florida comme faisant partie de la « classe créative » ne sont pas particulièrement mobiles (au sens de partir vivre dans une autre ville) et que, lorsqu’elles le sont, elles le font pour des raisons très ordinaires (trouver un emploi intéressant, rejoindre des proches). 

GF – Le concept fait débat car ne permettrait pas de renseigner finement les mutations populationnelles que connaissent à ce jour les métropoles. Il est vrai que les profils visés par les choix métropolitains apparaissent de prime abord fort divers. En plus ce que l’on regroupe habituellement sous ce vocable (emplois dans les sciences et ingénierie, dans l’architecture et le design, dans les arts et le merchandising…), il y a les élites internationales, les « nouvelles classes dirigeantes », les groupes du techno-managériat, la petite bourgeoisie intellectuelle, des jeunes bien formés (adeptes de la mobilité), un troisième âge bien portant (adeptes des commodités)… 

Toutefois, ces « classes créatives » recouvrent bien une réalité. Elles incarnent, par leurs attitudes et pratiques, par leurs désirs et jouissances, les 3T de Florida (technologie, talent, tolérance) et les 3C de Glaeser (compétition, connexion et capital humain). C’est-à-dire un ethos tout à fait compatible avec les imaginaires augmentés de la marchandise que les métropoles développent. Les institutions métropolitaines s’évertuent d’ailleurs à cultiver ces imaginaires et valeurs, par les ambiances et atmosphères proposées grâce à tous les aménagements et équipements réalisées (ou programmés). Elles cherchent alors à revigorer les vertus prétendument cardinales de la grande ville, celles de l’accueil et de l’hospitalité (mais pas pour tout le monde), celles du brassage culturel et de l’émancipation individuelle (mais pas pour tout le monde)… Voilà pour moi la fertilité du concept, par-delà la difficulté à en dresser précisément le profil sociologique type : un idéal-type permettant de déplier le « nouveau » régime passionnel de l’urbain néolibéral (décrit par Ben Anderson).

Carte des Métropoles françaises ©Superbenjamin

LVSL M. Faburel, vous avez évoqué l’idée qu’une réalité avait besoin d’être fictionnée pour être pensée. Alors en quoi le récit actuel, de ce que MM. Grossetti et Bouba-Olga appellent la C.A.M.E, est-il faux ? Et quels sont les récits alternatifs qui existent ? 

GF – Le récit actuel a bien commencé à être décrit par la C.A.M.E., mais avec un manque important. Par-delà le bon mot, les quatre termes n’ont pas le même statut. La métropolisation est, par ses institutions économiques et politiques, la matrice du méta-récit dominant. Cette matrice, qui fait de l’Attractivité la doctrine territoriale, la Compétitivité la justification économique et l’Excellence l’imaginaire du désir, est celle de l’illimité du capital par la démesure prométhéenne et de son arrachement de nature par le productivisme. Comme développement (sur)moderne de la condition urbaine, les métropoles incarnent plus que tout autre dispositif consubstantiellement économique et politique cette fiction collective, au point que les défenseurs de la métropolisation sont persuadés que les métropoles sont la solution à l’écocide qu’elles ont elles-mêmes très largement démultiplié (cf. fameuse prophétie de la croissance verte et sa géo-ingénierie des clusters métropolitains, entre autres).

Mais, depuis les marges et les périphéries justement, et par-delà les lieux, nombreux, colonisés par les modes de vie métropolitains, d’autres récits écologiques sont bien en construction, à de nombreux endroits sur le territoire. Ils se construisent justement de plus en plus souvent en réaction à la démesure métropolitaine et à ses effets sur les vécus et les milieux. Ils dérogent de plus en plus aux formes de vie imposées et à leurs imaginaires de l’abondance et de l’opulence. Des enquêtes très récentes relayent le désir devenu majoritaire de ralentissement et de ménagement, de sobriété voire de décroissance, dans plusieurs pays occidentaux. Des travaux que j’ai pu mener auprès d’une centaine d’initiatives en France, il ressort que, bien loin de la paralysie que l’effondrement ferait peser selon les médias mainstream, nombre d’entre elles développent quelques passions joyeuses, appuyées sur un triptyque commun : habiter autrement en faisant soin au vivant, coopérer et ainsi faire économie différemment (par les savoir-faire de la terre notamment), et autogérer pour alors refaire communauté politique très directement.

On voit ainsi fleurir auto-construction et habitat autogéré, permaculture et circuits courts alimentaires, jardins collectifs et potagers communautaires, fermes sociales et monnaies complémentaires, ressourceries et centrales villageoises, coopératives intégrales et communautés existentielles, éco-hameaux et éco-villages… Et ceci n’est plus seulement l’apanage des trentenaires biens éduqués, puisqu’on y trouve de plus en plus également des précaires solitaires, des cadres surmenés… bref, toutes celles et tous ceux qui en fait tentent de débrancher des méga-machines métropolitaines et de leur fable triomphante. Voilà quels sont et où sont les véritables récits alternatifs.

MG – Ce qu’Olivier Bouba-Olga et moi avons appelé la mythologie CAME (Compétitivité, Attractivité, Métropolisation, Excellence) fonctionne comme un réseau de croyances qui se renforcent les unes les autres et forment la base d’un récit mettant en scène des grandes villes en compétition pour attirer des ressources dans une économie mondialisée et faisant vivre de transferts sociaux les personnes résidant dans d’autres types d’espaces. Les études empiriques montrent que la compétition entre villes est finalement assez limitée relativement à celle qui peut exister entre des entreprises, que la notion d’attractivité ne rend pas compte des mouvements réels de population, que celle de métropolisation présente les limites que j’ai évoquées plus haut. Enfin, l’excellence correspond souvent à une croyance en l’existence de qualités individuelles permettant de distinguer les personnes talentueuses des autres alors que les activités de conception, et en particulier la recherche, sont très collectives. Les personnes qui parviennent à une forte visibilité s’appuient sur un immense travail collectif sans lequel elles ne parviendraient à rien et les écarts de visibilité résultent de phénomènes bien connus de cumul des différences qu’il ne faut pas interpréter comme des différences intrinsèques de talent. 

Comme d’autres chercheurs, Olivier et moi avons bien perçu que déconstruire un récit dominant n’est pas forcément suffisant pour faire changer les perceptions. Le débat public se nourrit en effet de mythes (au sens de croyances partagées et non remises en question) et de récits qui produisent des interprétations facilement appréhendables, ce qui fait que les discours sur la complexité des situations n’ont guère de chance d’être pris en compte. Mais comment construire des récits alternatifs ? Comment donner du sens sans trahir la réalité du terrain, les données d’enquête, la complexité du monde social ? C’est très difficile. Il me semble que Thomas Piketty y arrive assez bien sur la question des inégalités mais c’est un peu une exception. En fait, je suis de plus en plus persuadé que ces récits alternatifs ne peuvent pas provenir d’une « avant-garde » ou d’intellectuels « éclairés », mais qu’ils doivent être élaborés dans le débat citoyen. Les mouvements sociaux récents de contestation des politiques publiques en matière de coût de la vie ou d’environnement montrent que les professionnels de la mise en récit sont de plus en plus laissés à l’écart ou débordés par des citoyens qui ont plus qu’auparavant les moyens intellectuels et matériels d’intervenir dans les débats et de construire des interprétations. Dès lors, il me semble que le rôle des chercheurs est de procurer au débat public des éléments de description et d’analyse, et de lutter contre les interprétations manifestement en contradiction avec les données (le « climato-scepticisme » en est un bon exemple). Il me semble préférable qu’ils évitent de se prendre pour des prophètes.

Faburel : « Il est à noter l’éclosion, enfin, des questions de métropolisation dans cette campagne, notamment sous l’angle de quelques effets délétères, sociaux ou écologiques. » 

LVSL Nous entrons dans une campagne électorale, les municipales, durant laquelle beaucoup de sujets vont être débattus. Certains commentateurs politiques donnent une importance majeure à ce scrutin local puisqu’il pourrait lourdement déterminer la fin du mandat du Président Macron. Pour vous, en tant que chercheur et citoyen, quels sont les enjeux de cette élection au regard des discussions que nous avons eues ? 

GF – Il est à noter l’éclosion, enfin, des questions de métropolisation dans cette campagne, notamment sous l’angle de quelques effets délétères, sociaux ou écologiques. Il est vrai que les orientations défendues par le président du moment sont d’une décomplexion remarquée pour la « Métropole France » (et sa start-up nation), que les capacités de ces nouvelles institutions commencent à fortement façonner la vie quotidienne de millions de personnes (près de 100 milliards d’euros injectés sur 15 ans en logements et équipements), et que l’aspiration sociale à plus de démocratie directe et locale a été vivement exprimée par les Gilets jaunes ainsi que plus récemment par la désobéissance civile des mobilisations écologistes. Tout ceci non sans lien avec le déni démocratique des constructions et choix… métropolitains.

Pour quels résultats à ce stade de la campagne ? Tout faire pour que rien ne change, ou presque, fondamentalement : haro sur les voitures dans les centre-ville (avec toutes les discriminations sociales qui cela induit), pseudo concept de « forêt urbaine » avec son modèle Central Park pour la récréation des classes affairées (sans maraîchage et encore moins autonomie alimentaire, bien sûr), ou encore des budgets participatifs, qui, pur hasard sans doute, accouchent tous des mêmes projets secondaires pour le devenir planétaire (propreté des rues, entretien des squares et subventions au street art)… On est loin, très loin, y compris dans les listes citoyennes de ce jour, y compris dans toutes les listes « … en commun », de la désurbanisation devenue écologiquement vitale (débétonisation et déminéralisation), d’un autre modèle pour les petites villes, ou encore de la réquisition urgente des logements et commerces vacants dans les périphéries pour un peuplement plus équilibré du territoire.

MG – Les élections municipales sont importantes pour beaucoup de sujets de la vie quotidienne et pour les décisions concernant l’urbanisme et l’aménagement. Mais je n’ai pas le souvenir que de telles élections aient jamais bouleversé la politique nationale. Même lorsqu’on se penche sur l’histoire d’une ville comme Toulouse, on se rend compte que les décisions municipales ne sont pas toujours les plus importantes. Pour ce qui concerne l’histoire économique, sur laquelle j’ai travaillé, il faut remonter à 1907 pour trouver une décision municipale ayant eu des effets que je considère comme importants sur le devenir de la ville sur ce plan particulier. Et c’était à l’époque de ce que l’on a appelé le « socialisme municipal ». Nous sommes dans une période très différente, où le centralisme est dominant. Cela dit si ces élections pouvaient être l’occasion de remettre en cause dans le débat public les illusions du « récit métropolitain » ce serait déjà pas mal …

 

POUR ALLER PLUS LOIN :

Sur la notion d’attractivité, un petit texte synthétique : https://sms.hypotheses.org/2570 

Voir également : https://laviedesidees.fr/La-classe-creative-au-secours-des.html.

Pour plus de détails, cf. : http://www.fondationecolo.org/activites/publications/PostUrbain-Faburel