L’Observatoire toulousain des pratiques policières dénonce « la restriction de nos libertés démocratiques »

Ligne de la BAC © Photographie OPP

Le 17 avril marque le cinquième mois de mobilisation pour les gilets jaunes. En 22 samedis d’actions sur près de la moitié de l’année, ce mouvement social sans précédent s’est imposé comme un événement historique majeur dans le paysage français. Ce 17 avril correspond également à la date de publication du rapport de l’Observatoire des pratiques policières (OPP). Apparu à Toulouse dès 2016, il exerce depuis le début du mouvement des gilets jaunes son rôle citoyen de surveillance des agissements policiers. Au lendemain d’un Acte 22 particulièrement violent dans la ville rose, les constats de cet organisme indépendant nous permettront de mieux comprendre la situation.  


Le 17 décembre 2016, les observateurs de l’OPP font leur première apparition dans les rues de Toulouse, à l’occasion d’une manifestation contre un projet local de mégacentre commercial. Le constat de la présence, pour une manifestation calme et pacifique, d’un dispositif policier « qu’il a semblé difficile de qualifier autrement que par le terme “démesuré” », selon leurs mots, atteste de l’utilité d’un tel collectif. Ses différents participants, la Ligue des Droits de l’Homme (LDH), la Fondation Copernic et le Syndicat des Avocats de France (SAF), justifient l’idée de sa création par un constat : celui de la « criminalisation du mouvement social ». Beaucoup de syndicats, d’associations et de collectifs citoyens se sont en effet insurgés face à la répression, parfois extrêmement violente, des manifestations de 2016 contre la loi El Khomri. C’est donc en réponse à cette période de mouvements sociaux qu’est né l’OPP.

Déclaration de présence de l’OPP – 12 janvier 2019 © Communiqué de l’OPP

Le 17 avril 2019, cet organisme indépendant, plus que jamais utile en ces périodes d’actions sociales inédites, publie un rapport synthétisant ses observations. La plupart des constats sont établis à partir de la période récente du mouvement des gilets jaunes, mais certaines comparaisons sont également possibles avec des événements antérieurs, puisque la période couverte par ce rapport s’étend du 1er mai 2017 au 23 mars 2019, soit 47 manifestations en tout. Le dossier de 150 pages rassemble principalement les comptes rendus écrits, ainsi que les photos et vidéos prises par les 24 observateurs, après 1 800 heures de présence sur le terrain. Ils se donnent pour mission d’observer, d’écouter et de recueillir les témoignages. « Dans l’idéal, nos analyses finales doivent pouvoir être reprises par l’ensemble des personnes qui se réclament de valeurs démocratiques. Policers et gendarmes compris. »

Description des forces de l’ordre

La première partie du rapport, concernant les forces de police, évoque factuellement leur fonctionnement, leurs équipements et les différentes unités présentes dans les manifestations. Une des premières observations de l’OPP, avant même les mobilisations des gilets jaunes, est la disposition des forces de police par service et par rôle dans les manifestations. Avec deux types de dispositifs, le fixe et le mobile. Ces dispositifs sont respectivement pris en charge par les CRS et gendarmes mobiles d’un côté et par les CDI et les BAC de l’autre. Nous reviendrons plus loin sur les différences entre ces unités. Le rôle du dispositif fixe est de bloquer l’accès aux rues qui jouxtent le parcours des manifestations, tandis que l’objectif du dispositif mobile est de bloquer les ruelles permettant l’accès au centre-ville, simultanément au déplacement des manifestants. Ces deux dispositifs se complètent avec un objectif commun : empêcher l’accès au centre-ville, conformément aux volontés de la mairie, comme dans beaucoup d’autres villes.

En deux ans, l’Observatoire a fait un recensement précis des différentes armes et équipement des forces de police. En terme de dotation et de matériel, les forces de l’ordre françaises se distinguent en Europe. Dans d’autres pays, la gestion des foules est assurée avec des moyens bien plus restreints, en comparaison avec les équipements français, qui vont de la simple matraque au canon à eau. Nous citerons également les lanceurs Cougar de grenades lacrymogènes (avec différents niveaux de concentration selon les grenades employés : CM3, CM6). Les grenades assourdissantes GLI F4, qui peuvent mutiler ou blesser mortellement en raison de la charge explosive qu’elles contiennent.

Reste dune grenade de désencerclement ramassée dans les rues de Toulouse © Photographes OPP

Sans oublier les grenades explosives (de désencerclement), qui projettent 18 plots de caoutchouc, à plus de 120 km/h, et qui sont souvent confondues avec la GLI F4, car elles sont régulièrement responsables de blessures. Enfin, le LBD 40, probablement l’arme la plus dangereuse, au cœur de la critique portée notamment par le Défenseur des droits. Tout cela combiné à du matériel roulant et volant pour maîtriser l’espace : véhicules blindés, hélicoptère, motos avec deux policiers, souvent équipés de LBD 40.

« 9 février 2019 – 19h30 : Nous observons la BAC boulevard Lazare Carnot. Des BAC à moto arrivent. Plusieurs gilets jaunes courent, il y a des cris. Puis une femme s’échappe du groupe de BAC. Elle sera percutée, sur le trottoir, par l’une des motos. »

Il est également important pour l’Observatoire de comprendre l’organisation des différentes forces de police présentes au sein des manifestations. Les Compagnies républicaines de sécurité (CRS) sont des unités mobiles spécialisées dans le maintien de l’ordre. Elles interviennent principalement lors de conflits sociaux. Les Escadrons de gendarmerie mobile (EGM) sont spécialisés dans le maintien ou le rétablissement de l’ordre.

Les Compagnies départementales d’intervention et de sécurisation (CDI, CSI), créées en 2003 par Nicolas Sarkozy, dépendent de la Police nationale et ont pour mission de maintenir ou de rétablir l’ordre public en complémentarité avec les CRS et les EGM. Ces policiers portent un uniforme similaire à celui des CRS. Cependant, ils affichent généralement une double bande bleue sur leur casque, alors que celle des CRS est jaune.

Deux policiers et un LBD © Photographes OPP

Enfin, la Brigade anti-criminalité (BAC) est une unité de la Police nationale spécialisée dans la petite et la moyenne délinquance, pouvant participer au maintien et au rétablissement de l’ordre public. Sa priorité reste la recherche des flagrants délits.

Il y a ainsi quatre unités différentes sur le terrain, plus où moins bien formées au maintien de l’ordre, ce qui ne va pas sans poser un certain nombre de problèmes, nous le verrons plus loin.

D’autres observations plus marginales sont énoncées, comme le port régulier de cagoules ou le manque de caméras allant avec les LBD 40, promesse récente du ministre de l’Intérieur. Fait plus marquant, la présence d’écussons sur les uniformes des forces de l’ordre, reprenant un même type de dessin : un casque avec deux glaives croisés et, parfois, une devise, « Molon labe » (« Viens  prendre » en grec ancien), signe de ralliement des suprémacistes blancs.

Observation des manifestations

Après les forces de l’ordre, l’OPP se concentre sur l’observation des manifestants, particulièrement depuis le début du mouvement des gilets jaunes. Dans les cortèges syndicaux, la banderole est le lieu symbolique de la mise en scène du mouvement, de sa représentation. En revanche, avec les mouvements plus radicaux elle devient un espace de conflictualité. Un officier de police témoigne : « On sait très bien que les casseurs se servent des banderoles pour se cacher et lancer leurs projectiles contre nous… » Ainsi, dans les cortèges de gilets jaunes, la banderole est le repaire qui sert à diriger la manifestation, mais aussi à se protéger lors des charges de la police. Pour les forces de l’ordre également, la banderole est un enjeu symbolique. Les observateurs, de même que des témoignages concordants, affirment que les heurts démarrent souvent au moment où les policiers tentent de se saisir des banderoles.

Les forces de l’ordre reprochent régulièrement aux observateurs de ne jamais faire état de la violence des manifestants. L’OPP a donc fait le choix de recenser les armes utilisées par ces derniers. La première étant très largement l’humour ; celui des slogans, des banderoles, des pancartes et des clowns tentant d’arracher un sourire aux policiers. Les œufs et poches de peinture sont aussi très présents, marquant boucliers et casques par l’odeur et la couleur.  Et ce sont les pétards, feux d’artifice et autres fumigènes qui impressionnent le plus visuellement.

« 9 février 2019 – Alors que le risque judiciaire d’être contrôlé avec de tels outils (pétards, feux d’artifice etc.) est important, leur utilisation croissante interroge. Ne serait-ce pas un signe visible de résistance face à l’armement de la police considéré comme démesuré ? Une manière de dire : nous aussi on est équipés ? Une contribution à la “fête” voulu par les GJ qui ont écrit sur les murs : Le nouvel an, c’est tous les samedis… ? »

D’autres armes plus violentes ont été observées comme des boulons, des pavés, des cocktails Molotov, ou l’utilisation de mobilier urbain. Le rapport dénonce vigoureusement la « totale asymétrie entre les moyens utilisés par les forces de l’ordre et ceux de certains manifestants », mais reconnaît aussi la violence subie par les policiers. Ces derniers reçoivent parfois de violents projectiles, doivent cacher leurs visages par peur d’être reconnus et n’ont souvent que peu accès à leurs droits syndicaux. Néanmoins, les observateurs n’ont jamais vu d’utilisation d’acide ou de hache à leur encontre, comme cela a pu être sous-entendu dans les médias. L’acide est une rumeur qui n’a jamais pu être prouvée. Et la hache fut en fait trouvée dans une voiture lors d’un contrôle préventif : « Quand des personnes qui habitent la campagne viennent manifester, est-ce que tous les outils trouvés dans leur voiture sont des armes par destination dans la manifestation ? »

Une des motivations centrales de l’OPP, qui permettra de sortir des éléments factuels évoqués jusqu’à présent, est celle de la compréhension de l’origine des « affrontements » et des violences, tant décriées dans les médias. Qui y participe ? Quels sont leurs points de départ ? Comment réagissent les forces de l’ordre ?

Une caractérisation des affrontements en trois phases

Trois phases temporelles sont identifiées au cours de la période d’observation couvrant, rappelons-le, près de 50 manifestations. Après les mouvements sociaux de 2016 contre la loi travail, et avant le début du mouvement des gilets jaunes, l’existence même du collectif d’observateurs fut remis en cause par le calme relatif des événements. Dans la métropole toulousaine, les cortèges, principalement syndicaux, respectaient les tracés déclarés et l’interdiction constante d’accès au centre-ville. Malgré l’attitude bien souvent « hostile et menaçante » des officiers de la BAC, les LBD 40 n’étaient jamais visibles et les forces de l’ordre respectaient les consignes de leur hiérarchie. Pendant cette première période d’observation : « La police faisait la preuve qu’elle pouvait réguler des manifestations de manière citoyenne en respectant le droit de manifester. »

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Les blindés dans les rues de Toulouse © Aurélien Adoue

Les choses se dégradent dès le mois de novembre 2018, et le début du mouvement des gilets jaunes. L’OPP identifie alors une seconde phase, couvrant les mois de novembre-décembre, correspondant à une très nette augmentation des dispositifs policiers. L’objectif de la préfecture semble alors « d’utiliser massivement les forces de police avec la manière forte […] pour faire peur en espérant dissuader les gilets jaunes de manifester ». Mais des différences de comportements sont notables entre les unités, faisant dire à l’OPP que le déclenchement des hostilités semble corrélé à la nature des forces déployées. D’autant que ces forces manquent bien souvent de coordination entre elles. Le comportement des unités CDI et BAC « mêlant fébrilité et agressivité », pose question. Alors que les CRS « encaissent » des jets de projectiles sans broncher ou en se repliant si l’ordre de dispersion n’est pas encore arrivé, les CDI et BAC ont tendance à répondre directement aux agressions. Et cela avec l’utilisation massive de l’arsenal à disposition, notamment des gaz lacrymogènes utilisés parfois dès le début des manifestations. Mais aussi avec des LBD, provoquant de nombreuses blessures. Cette réponse, souvent disproportionnée, conduit la plupart du temps à la dislocation des cortèges et à la multiplication des zones d’affrontements, plutôt qu’au maintien de l’ordre. Le mot d’ordre de cette seconde phase correspond donc à une réponse répressive, rapide et violente. Une politique de la peur, qui « sous-estime la rage profonde des manifestants » et qui se traduit par « l’échec du gouvernement à faire rentrer les choses dans l’ordre par la violence policière ».

La troisième phase, du début du mois de janvier jusqu’au mois de mars, correspond à un changement dans l’organisation des forces de police, suivant la stratégie de l’heure fatidique. « 16h30 semble, en janvier, la limite horaire imposée par la préfecture pour laisser les policiers réagir au moindre incident ». Les conditions générales ne changent pas, notamment en termes de déploiement policier. Seulement ces derniers se montrent beaucoup plus discrets en début de manifestation, pour se déployer massivement à partir de 16h30. « En fait la préfecture met en scène une période calme, une manifestation ordinaire, puis décide quand elle doit s’arrêter… Et décide que ceux et celles qui restent sont des casseurs ». Des variations sont bien sur notables, mais les observations de l’OPP convergent vers ce constat. Les manifestants récalcitrants ne quittant pas le cortège après l’heure décidée par la préfecture sont considérés comme « casseurs ». C’est pourtant l’une des principales caractéristiques des gilets jaunes observée par l’OPP : ils refusent de se disperser.

L’habitus du manifestant et le casseur

Certains bravent les premiers tirs de lacrymogènes, car ils ne veulent plus rentrer dans les cadres d’une manifestation « classique », d’autres parce qu’ils viennent de loin et qu’ils souhaitent en profiter. « On a pas de fric, mais on a du temps », dit l’un d’eux. Des habitudes collectives se sont construites au fur et à mesure des semaines, et de ce temps. La régularité des samedis a permis l’émergence d’un « habitus du manifestant ». En premier lieu, ce fut l’étonnement face à la violence, notamment des lacrymogènes, qu’une majorité n’avait jamais connue par le passé. « Cette sidération a provoqué une colère spécifique qui elle-même a abouti à ce que de nombreux gilets jaunes rejoignent les affrontements. »

« Nous, on n’est pas violents du tout. Mais quand on a vu tout cela, les gaz, les grenades, les balles de flash-ball, avec ma femme on s’est retrouvés avec les casseurs … On ne s’est même pas consultés, c’est venu tout seul… Alors que la veille encore, avec des amis, on gueulait nous-mêmes contre les casseurs… », raconte un couple de manifestants quinquagénaire, habitants du centre-ville de Toulouse.

Les manifestants « ont pris acte des formes de régulation policière et se sont adaptés », ils ont commencé à venir avec des masques, des lunettes, etc. Cette pratique passe maintenant pour habituelle, mais n’a rien d’anodin, et joue sur « la perception politique des affrontements avec la police. […] Cela a laissé aux personnes impliquées une impression de guerre civile ». La constitution de cet habitus conforte l’idée de l’échec des politiques répressives puisqu’elles « radicalisent » les manifestants en leur donnant l’impression d’être réprimés injustement, puis méprisés politiquement. C’est ce qui conduit l’OPP à observer chez les manifestants une large solidarité avec les « casseurs ».

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Acte 22 à Toulouse – Les manifestants apprennent à se protéger © Thierry Moigne

Trois profils de casseurs sont observés : les « groupes autonomes » d’activistes radicaux qui sont très politisés et qui s’attaquent à des cibles, principalement des banques. Les « révoltés peu politisés », des manifestants au discours politique peu construit qui « craquent ». L’un d’eux affirme aux observateurs : « Face à la violence des flics on a réagi… » Enfin un troisième groupe, celui des « profiteurs » qui viennent essentiellement pour piller. Ces derniers ont déjà été observés par l’OPP par le passé, mais sont extrêmement peu représentés dans les manifestations des gilets jaunes à Toulouse. Cette typologie permet de sortir de l’image du casseur apolitique et violent, souvent véhiculée par les médias. Mais l’OPP insiste aussi sur la surestimation importante du nombre de casseurs en expliquant que « le comptage laisse supposer que toute personne qui ne fuit pas devant le gazage massif est un casseur ou un “profil violent” ». C’est ainsi que la préfecture arrive à chiffrer cette population. Pour l’Acte 9 par exemple, ce sont pas moins de 1000 casseurs annoncés par la préfecture dans la ville rose, contre seulement 80 à 100 comptés par l’OPP.

BAC, arrestations et blessures

Au cours de ces affrontements entre forces de l’ordre et casseurs, les blessures se comptent par centaines, alors que les BAC « prennent des distances avec les codes et les lois ». Les témoignages pleuvent à l’encontre de ces policiers en civils, accoutumés aux arrestations violentes, aux « chasses aux manifestants » et aux dérogations à leur code de déontologie. Ce dernier stipule en effet que : « Le policier ou le gendarme emploie la force dans le cadre fixé par la loi, seulement lorsque c’est nécessaire, et de façon proportionnée. » (Livre IV, titre 3, chapitre 4)

« 12 janvier 2019 – 17h33 : la personne interpellée […] est prise de convulsions alors qu’elle est maintenue au sol et menottée. Les personnes présentes commencent à demander l’intervention des médics, qui arrivent et sont dans un premier temps refoulés par les policiers, qui leur disent que l’interpellé fait semblant. […] Les policiers finissent donc par laisser intervenir les médics pour calmer les personnes présentes. »

Le constat est clair : « ce sont les policiers en civil qui dégoupillent en premier. » Si c’est bien souvent le seuil de tolérance et le professionnalisme des agents du maintien de l’ordre qui « décide quand vont avoir lieu les affrontements », la BAC porte une lourde part de responsabilité dans ces derniers. Prises de banderoles, provocations, tirs sans sommations… En dérogeant aux règles et en procédant à des arrestations arbitraires, inutiles et violentes, cette unité aggrave les risques d’escalade de la violence et de blessures.

« 2 février – 18h21, notre groupe est positionné juste à côté d’un groupe de BAC. A la radio nous entendons : “On va pistonner vers Arnaud B, et ensuite on les poursuivra dans les petites rues.” »

Les différents décomptes de blessés sont loin d’être exhaustifs, mais celui des autorités sous-estime de manière grotesque les violences. La préfecture annonce, entre le 1er décembre 2018 et le 2 mars 2019, 60 manifestants blessés, pour 169 chez les forces de l’ordre. « Selon J. responsable des secouristes volontaires dans cette journée [du 15 décembre], il y a eu une quarantaine de blessés, dont 13 graves. » En dehors de leur indécence, ces chiffres officiels permettent d’établir un constat : « les blessés sont devenus une caractéristique majeure de ce mouvement social. » En effet, entre novembre 2014 et novembre 2018 cette même préfecture ne comptait que 2 blessés lors de manifestations. Tout cela confirmant la disproportion des moyens utilisés par les forces de l’ordre.

D’autant que les casseurs ne sont pas les seules victimes de ces blessures. Un membre de l’OPP « a reçu […] une dizaine de points de suture à la tête et il aura une cicatrice à vie », suite à un tir des forces de l’ordre lors de l’Acte 12. Certains journalistes, street medic ou passants « qui ne sauraient être suspectés d’avoir eu un comportement justifiant un usage “nécessaire” de la force », font également partie de la longue liste des blessés.

Finalement, ce rapport corrobore parfois des observations évidentes, rappelle des faits, clarifie des situations connues ou en analyse d’autres plus obscures. Mais il paraît utile et nécessaire puisque, par son sérieux et par la qualité de ses observations, il permet d’éviter de tomber dans des jugements hâtifs et dans des appréciations sommaires du réel. Les violences policières sont une réalité hebdomadaire qu’il convient d’analyser avec méthode.

Repenser le maintien de l’ordre

C’est bien la stratégie de la peur qui est ici dénoncée, stratégie qui est tout simplement « attentatoire aux libertés publiques ». Stratégie également de la disqualification du discours politique des gilets jaunes, par l’argumentaire de la violence. « Les chiffres et analyses de la préfecture sur les centaines de casseurs qui écumeraient le centre-ville de Toulouse sont soit erronés, soit malveillants envers les gilets jaunes », affirment-ils. Cette violence, si elle existe, est bien souvent, selon les observations de l’OPP, attisée par les forces de l’ordre. Ces derniers ne sont pas « seulement violents, ils sont brutaux ». L’utilisation des armes de « défense » dont ils disposent se fait de plus en plus de manière offensive. Les unités les plus présentes sur le terrain, notamment les BAC, sont les moins formées au maintien de l’ordre et prennent des libertés dangereuses. C’est pourquoi les observateurs en arrivent à demander leur retrait des manifestations.

Brigade Anti-Criminalité © Photographes OPP

Les observateurs s’inquiètent principalement de cette prise partielle d’autonomie, chose théoriquement impensable dans une démocratie. « À laisser la police s’autonomiser du pouvoir, exercer sa violence sans retenue et sans déontologie, on court le risque de changer subrepticement de régime ; et de glisser vers des formes totalitaires de maintien de l’ordre. »

Ils affirment finalement la nécessaire refonte de cette doctrine du maintien de l’ordre. La situation conduit les forces policières à devenir des « garants de l’ordre social », plutôt que de l’ordre public. Une confiance s’est brisée. Confiance qu’il sera nécessaire de reconstruire sur de nouvelles bases. Mais le chemin pris par le pouvoir, en institutionnalisant des dérives autoritaires à travers la loi anti-casseur, ne semble pas être celui de l’apaisement.

« En créant la peur, peur de manifester, peur de protester, peur d’être blessé ou mutilé, le gouvernement participe à refonder une théorie du maintien de l’ordre qui constitue une nouvelle restriction de nos libertés démocratiques », conclut le rapport de l’OPP.

Le rapport complet : http://universitepopulairetoulouse.fr/spip.php?article1680&fbclid=IwAR3t-cZh2PahNKIAXVDuGG10VCHsX8QN1eUBk8kWfA1s5IbAnnWcAerrIho

« Les gilets jaunes sont la version populaire de Nuit Debout » – Entretien avec Paolo Gerbaudo

Le chercheur Paolo Gerbaudo. En fond, le Parlement grec. © Léo Balg, LVSL

Spécialiste de l’impact d’Internet sur la politique et des mouvements d’occupation de places de 2011, Paolo Gerbaudo est sociologue politique au King’s College de Londres. À l’occasion de la sortie de son troisième livre, The Digital Party, nous avons voulu l’interroger sur la démocratie digitale, le rôle du leader en politique, le Mouvement 5 Etoiles ou encore le mouvement des gilets jaunes. Retranscription par Bérenger Massard.


LVSL – Peut-être devrions nous débuter avec la question suivante : comment sont nés ce que vous appelez les partis digitaux ? Et en quoi sont-ils liés, par exemple, à Occupy ou aux indignés en Espagne, c’est-à-dire aux mouvements qui occupent les places ? Existe-t-il un idéal-type de parti numérique ?

Paolo Gerbaudo – C’est une question très intéressante. En effet, cette nouvelle génération de partis est fortement liée à la génération de mouvements sociaux apparus en 2011, notamment Occupy, Los Indignados, Syntagma en Grèce, qui ont porté de nombreux thèmes similaires à ceux de ces partis : le thème de la démocratie, la critique envers les élites, les demandes de participation citoyenne, la critique du capitalisme financier… Malgré leur puissance, ces mouvements ne parvenaient pas à atteindre leurs objectifs finaux, ce qui a donné lieu à beaucoup de discussions sur les places quant aux objectifs et aux moyens à définir. Cela a déclenché une prise de conscience autour de la nécessité de s’organiser pour lutter à plus long terme. Ainsi, je vois la création de ces partis comme une réponse à ces enjeux organisationnels, au fait que vous devez structurer la campagne des mouvements sociaux afin de la rendre plus durable.

Tweets and the Streets, premier ouvrage de Paolo Gerbaudo, publié en 2012. ©Pluto Books

Par exemple en Espagne, il y a eu tout un débat autour du slogan « Non me representam » [« ils ne me représentent pas »]. L’anarchiste l’interprète comme un rejet de la représentation sous toutes ses formes. Mais en réalité, pour beaucoup de gens, c’était quelque chose de plus complexe, qui signifiait : « Nous voulons être représentés, mais les gens qui nous représentent ne sont pas à la hauteur de la tâche. Nous voulons une bonne représentation, nous voulons être représentés par des personnes en qui nous pouvons faire confiance ». Ces nouvelles formations cherchent donc à combler ce vide de la représentation et à en renouveler les formes.

En termes de parti digital idéal, je pense que le modèle le plus pur est celui du mouvement Cinq étoiles, même s’il est en retard sur le numérique. Ils sont convaincus d’utiliser des technologies de pointe, mais ce qu’ils utilisent est assez moyen. Le nombre d’inscrits sur la plateforme est plutôt limité, mais l’idéologie du parti est très fortement imprégnée d’une utopie techniciste, qui repose sur le pouvoir participatif qu’offre la technologie. Il s’agit selon moi de l’idéal-type du parti numérique. C’est celui qui incarne le plus l’esprit populiste et la nouvelle croyance dans le pouvoir de la technologie, qui est au centre de cette génération de partis politiques.

LVSL – Ces partis digitaux semblent difficiles à définir selon les lignes idéologiques classiques, ou même selon des lignes socio-économiques comme la classe sociale, comme c’était le cas pour les partis au XXe siècle. Ils regroupent ce que vous appelez des people of the web qui appartiennent à différents groupes sociaux. Est-ce qu’il s’agit seulement de nouveaux partis attrape-tout, au détriment de la clarté idéologique ?

PG – C’est une question intéressante car pour beaucoup de gens, il y a une différence entre les partis traditionnels de gauche, qui auraient un électorat clair, à savoir la classe ouvrière, et ces nouveaux partis attrape-tout. En réalité, quand vous regardez l’histoire, le PCF en France ou le PCI en Italie ne se sont pas limités à être des partis de la classe ouvrière : environ 50% de leur électorat venait de la classe ouvrière industrielle, le reste provenait d’un mélange de petite bourgeoisie, d’intellectuels, de professions intermédiaires, etc. Il faut garder cela à l’esprit, car existe le mythe selon lequel l’ère industrielle était complètement cohérente, alors que ce n’était pas le cas.

« Ce qui caractérise les électeurs du mouvement 5 Étoiles est la précarité, notamment dans l’emploi, qu’ils travaillent dans des usines, dans les services ou dans des bureaux. »

Pour parler comme Nikos Poulantzas, ce qui est vrai est qu’il existe un nombre diversifié de segments de classe qui composent la base électorale des partis digitaux. Ils sont principalement orientés vers les jeunes qui ont un niveau d’éducation élevé et qui se servent beaucoup d’internet, ainsi que vers la classe moyenne et la classe moyenne inférieure. Bien qu’ils soient nominalement de la classe moyenne, étant donné que leurs parents en faisaient partie, ils se retrouvent souvent dans une situation de déclassement. La classe moyenne se caractérise par son patrimoine, notamment sous forme immobilière. Mais pour de nombreux enfants de la classe moyenne, l’achat d’une maison n’est plus possible, car ils souffrent de bas salaires et d’emploi précarisé. Ils paient des loyers élevés, ce qui signifie qu’ils ne peuvent épargner suffisamment pour obtenir un crédit. Ils se résignent à louer à long terme et à subir un déclassement progressif.

À côté de cela, vous avez d’autres segments de l’électorat qui sont représentés par ces partis : des pauvres, des chômeurs, des gens de la classe ouvrière. C’est donc un ensemble assez disparate, mais qui malgré sa diversité partage un mécontentement à l’égard de la situation actuelle. Par exemple, dans le cas du mouvement Cinq étoiles, certaines recherches socio-démographiques indiquent que ce qui caractérise ses électeurs est la précarité, notamment dans l’emploi, qu’ils travaillent dans des usines, dans les services ou dans des bureaux. En revanche, les électeurs du Partito democratico [parti centriste italien, au pouvoir de 2013 à 2018 avec notamment le passage Matteo Renzi, issu de la fusion des deux anciens partis d’après-guerre, la démocratie chrétienne et le parti communiste] dans les mêmes secteurs de l’économie que ceux du M5S, ont tendance à occuper des postes plus stables et plus sûrs. Cette opposition n’a pas grand chose à voir avec l’occupation d’un emploi dans tel ou tel secteur de l’économie, ou que vous soyez travailleur manuel ou intellectuel, mais plutôt avec le degré de sécurité et de stabilité de votre emploi. Ainsi, les personnes qui se sentent précarisées sont plus susceptibles de voter pour ces partis. Ce sont aussi des gens qui ont tendance à être plus jeunes, car il y a un clivage générationnel.

LVSL – Pensez-vous que les coalitions de ces partis, fondées sur les jeunes et les précaires, reposent sur un contenu idéologique commun ? En réalité, ces partis ne sont-il pas seulement des machines de guerre électorale destinées à mettre dehors le personnel politique actuel et à le remplacer, mais sans véritable programme ?

PG – C’est un autre point intéressant, dans la mesure où ces partis risquent en effet d’être incohérents sur le plan idéologique. Je dirais qu’ils ont une idéologie : elle est fondée sur la récupération de la souveraineté, la coopération, la restauration de la démocratie, la participation citoyenne, la réforme du capitalisme financier… Mais lorsqu’il s’agit d’exigences plus spécifiques, puisqu’ils sont plutôt divers du point de vue de l’appartenance de classe de leurs électeurs, les contradictions apparaissent rapidement.

Le cas de Syriza en Grèce est particulièrement éloquent. Ce n’est certes pas un parti digital à proprement parler, mais plutôt un parti populiste de gauche. Syriza a néanmoins réuni des ouvriers pauvres, des chômeurs qui n’avaient fondamentalement rien à perdre, et des secteurs de la classe moyenne qui avaient beaucoup à perdre, des comptes à vue, des propriétés immobilières libellées en euros… Donc, quand il a été question de quitter l’euro, et sans doute également l’Union européenne, bien que cette sortie ait obtenu un soutien considérable de la part des classes populaires, les classes moyennes ont vraiment eu très peur. Au final, ce sont ces derniers qui l’ont emporté en juillet 2015. C’est pourquoi il a été décidé de rester dans l’euro, en dépit de leurs difficultés et des problèmes que cela représentait pour leur pays.

Nous pouvons aussi voir cela chez Podemos, où il y a deux options idéologiques : une plus populiste et attrape-tout avec Íñigo Errejón, et une seconde plus traditionnellement de gauche radicale, poussée par Pablo Iglesias et Irene Montero. Cette dernière est fondamentalement un mélange d’extrême gauche, de radicalisme et de politique identitaire qui rebute les personnes moins politisées.

LVSL – Comment percevez-vous le Mouvement 5 étoiles qui gouverne avec la Lega depuis environ un an ? Les sondages actuels montrent que la Lega est plus populaire que son partenaire de coalition, en partie grâce de la figure de Salvini et de l’agenda anti-migrants qu’il met constamment en avant. Le M5S peut-il inverser cette tendance, c’est-à-dire mettre en place des mesures qu’il pourra vendre à son électorat ? Ou restera-t-il simplement au gouvernement pour éviter de nouvelles élections, mais sans savoir exactement où aller ?

PG – Ils ont beaucoup souffert de leur alliance avec la Lega. D’une certaine manière, la première option consistait à s’allier au Partito Democratico car ils venaient à l’origine du même espace politique. Leur base initiale était globalement celle des électeurs de centre-gauche déçus par la politique du PD. Maintenant, cette alliance oppose d’un côté un parti populiste à la structure très légère, le Mouvement cinq étoiles, et de l’autre un parti fondamentalement léniniste, à la structure très puissante et à la direction très centralisée et personnalisée, la Lega. Cette dernière a été aux affaires depuis très longtemps. Ses cadres connaissent toutes les combines et toutes les magouilles et ils les utilisent sans retenue. On pouvait donc s’attendre à ce que cela arrive. Le Mouvement cinq étoiles a poussé certaines revendications économiques, en particulier le reddito di cittadinanza [revenu de citoyenneté], de façon à avoir quelques victoires à montrer à ses électeurs. Mais cela ne suffit pas, évidemment, car cela ne résout que certains des problèmes de pauvreté et ne résout pas celui du chômage. Cela ne résout pas les problèmes de beaucoup d’autres personnes, qui ne sont peut-être pas au chômage, mais qui sont confrontées, entre autres, à de bas salaires.

« Cette alliance oppose d’une côté un parti populiste à la structure très légère, le Mouvement Cinq Etoiles, et de l’autre ce qui est fondamentalement un parti léniniste, à la structure très puissante et à la direction très centralisée et personnalisée, la Lega. »

Cela tient aussi au caractère très fluide du parti. La Lega a un récit très clair à présenter à l’électorat. Celui du M5S, globalement, est que ce sont les inscrits du mouvement qui décident. Comme si le parti n’avait aucune valeur, même substantiellement. Comme si les inscrits sur la plateforme pouvaient décider que la peine de mort est bonne ou non. On pourrait imaginer que quelqu’un lance une proposition comme « interdisons les syndicats » et que cela puisse passer après un simple vote sur la plateforme… Donc cela les rend très faibles lorsqu’il s’agit de former une alliance avec un parti plus structuré comme la Lega.

Autre fait intéressant : Salvini a néanmoins compris qu’il ne pouvait pas pousser trop loin son conflit avec le M5S. Il a dernièrement essayé de menacer de quitter le gouvernement sur la question du projet de ligne à grande vitesse qu’il soutient, le Lyon-Turin. C’était assez intéressant de voir les réactions sur Facebook. D’habitude la page de Salvini, peut-être la plus grosse page Facebook d’Europe en ce qui concerne les personnalités politiques, est une base de fans inconditionnels qui boivent ses paroles. Cependant, au cours de ce conflit, et à mesure que devenait réelle la possibilité d’une rupture au sein du gouvernement, il a reçu de nombreuses critiques de la part de ses partisans : « si vous faites ça, vous êtes un traître, si vous faites ça, nous ne vous suivrons plus ». Ces critiques ne se cantonnaient pas à cette question du Lyon-Turin. Elles s’expliquent plutôt par la popularité globale du gouvernement, qui se présente comme un gouvernement de changement. D’une certaine manière, Salvini est enfermé dans son alliance avec le M5S. Son électorat ne veut pas qu’il revienne vers Berlusconi.

LVSL – En France, il y avait en 2017 deux mouvements ou partis qui reprenaient certains aspects des partis digitaux : la France Insoumise de Jean-Luc Mélenchon et En Marche ! d’Emmanuel Macron. Tous deux avaient, du moins au début, des structures très faibles et des dirigeants très puissants au sommet. Comment analysez-vous ces deux partis, après deux ans d’existence ?

PG – À l’origine, la France Insoumise est un exemple très réussi de parti numérique, qui a été capable de recruter rapidement un demi-million de personnes. Par rapport au Mouvement cinq étoiles, où les membres sont supposés pouvoir décider de n’importe quoi et même de présenter des propositions de loi, la démocratie numérique de la France Insoumise est plus limitée. Mais quelque part, le système décisionnel de la France Insoumise est plus honnête : il est plus sincère de dire que les membres peuvent avoir leur mot à dire, mais pas sur absolument tout. Par exemple, lors de la préparation de l’élection de 2017, il y a eu deux phases. D’abord, la contribution sous forme de texte ouvert : tout partisan de la France insoumise pouvait envoyer un texte avec ses propositions, après quoi une équipe technique, celle qui a produit les livrets thématiques, analysait la récurrence de certains termes ou propositions dans ces textes. Puis, la base intervenait de nouveau pour donner la priorité à une mesure parmi une dizaine. C’est une intervention limitée, mais c’est peut-être mieux ainsi, car le leadership est une réalité et le restera.

En fait, c’est un mensonge envers les électeurs que de dire qu’il n’y a pas de chef et qu’ils ont un contrôle total. C’est ce que le Mouvement cinq étoiles tente de faire. Ils disent qu’il n’y a pas de chef, seulement des porte-paroles du mouvement, qu’il n’y a pas d’intermédiation en tant que telle, que tout vient de ce que les gens proposent… Pour moi, ce récit ne correspond pas à la réalité. Il vaut mieux avoir un processus de prise de décision participatif plus limité, mais plus clair et plus transparent. La France Insoumise s’est un peu éloigné de cela et a évolué vers un parti plus traditionnel depuis, où les grandes décisions sont plutôt prises lors de consultations internes. Par exemple, il n’y a pas eu de primaires en ligne pour les élections européennes, ce qui me semble être un pas en arrière.

Quant au mouvement En Marche !, il n’a aucun élément de démocratie numérique, juste une stratégie adaptée aux réseaux sociaux : leur plate-forme ne sert qu’à créer des groupes locaux, à coordonner leurs actions, envoyer les membres ici ou là pour diverses activités. Il n’y a aucun lieu où les membres disposent réellement d’une voix sur les décisions importantes. Il n’a pas d’élément démocratique, c’est du top-down autoritaire.

LVSL – Dans votre livre, vous dîtes que l’appareil du parti est court-circuité par une relation beaucoup plus désintermédiée entre les militants et un hyper leader. Vous expliquez que, lorsqu’il y a des votes internes dans ces partis du numérique, la plupart des membres adoptent au final la position de leader. Pourquoi ?

PG – Il y a un certain nombre d’exemples de leadership fortement personnalisé au sommet, qui base son pouvoir sur la célébrité sur les médias sociaux. Par exemple, AOC (Alexandria Ocasio Cortez) est une célébrité, elle a une audience sur les réseaux sociaux, avec 3 millions d’abonnés sur Twitter. Même chose pour Salvini. Ces leaders sont avant tout des célébrités sur les médias sociaux. Cette célébrité a un pouvoir énorme, c’est de cela qu’ils tirent leur autorité. Ils agissent comme des influenceurs ou des youtubeurs, un peu comme Kim Kardashian et toutes ces célébrités, nous racontant tout ce qu’ils font, ce qu’ils mangent, ce qu’ils cuisinent, qui ils rencontrent, où ils vont en vacances. Salvini est incroyable : il n’est au Parlement que 2% du temps, il n’est presque jamais au Ministère de l’Intérieur, car il voyage constamment pour des raisons de campagne.

Pourquoi ? Parce qu’il parcourt le pays, se présente à de nombreux meetings, filme des vidéos, des livestreams… C’est une sorte de campagne permanente, qui ne finit jamais. Pourquoi ? Parce que nous vivons à une époque où il y a beaucoup de méfiance à l’égard des organisations collectives et des bureaucraties… C’est l’idéologie dominante, le néolibéralisme, qui nous a appris à ne pas faire confiance aux bureaucrates, ces figures sombres qui prennent des décisions à huis clos dans des salles pleines de fumée. Donc les gens sont plus enclins à faire confiance aux individus, aux personnalités auxquelles ils s’identifient. Ils pensent pouvoir leur faire confiance, car ils peuvent les voir directement, les suivre jour après jour. D’une certaine façon, il n’y a aucun moyen d’échapper à ce phénomène. Ce fut également la raison du succès de Bernie Sanders, de Jeremy Corbyn, de Mélenchon. Tout cela met avant tout l’accent sur l’individu. Pour la gauche, cela soulève des questions épineuses car le collectif devrait passer avant les individus. Et en même temps, tactiquement, on ne peut rien faire, on ne peut s’affranchir de cette réalité.

LVSL – Depuis quelques années, les primaires se sont multipliées en Europe, parfois même des primaires ouvertes où les non-membres du parti peuvent voter pour choisir le leader pour les prochaines élections. Par nature, ces primaires personnalisent la politique et ignorent l’appareil du parti. Est-ce un outil de démocratisation des partis ou un moyen de donner le pouvoir à des célébrités ?

PG – C’est un phénomène qui a une certaine histoire maintenant. Beaucoup de politologues décrivent un tournant plébiscitaire depuis une vingtaine d’années, non seulement dans le fait de recourir à un référendum sur des questions spécifiques comme le Brexit, mais aussi de manière plus générale. Dans le passé, par exemple dans les partis socialistes ou communistes, vous élisiez votre représentant local, puis de ces représentants locaux émergeait un congrès ou une convention nationale. Et cette assemblée était émancipée vis-à-vis du leader, du comité central, du trésor, etc. Aujourd’hui, on considère que toutes ces sphères doivent être élues de manière directe. Donc, est-ce démocratique ou pas ?

Je pense que bon nombre de ces représentants, ces figures intermédiaires, ne se préoccupent plus que d’eux-mêmes, se sont autonomisés, détachés de la circonscription locale qu’ils sont censés représenter. Pourquoi ? Parce que la participation aux réunions locales est très faible et principalement dominée par des activistes zélés qui ne représentent pas vraiment l’électorat. En fait, la base est devenue un peu trop paresseuse pour assister aux réunions. Lui permettre d’élire directement ses dirigeants, plutôt que de passer par des représentants qui ne sont pas représentatifs, garantit une meilleur respect de la volonté des membres.

On l’a vu dans le parti travailliste [du Royaume-Uni, ndlr], c’était assez paradoxal : Ed Miliband [prédecesseur de Jeremy Corbyn, candidat perdant aux élections de 2015] avait décidé de baisser le tarif des cotisations à seulement 3 livres pour vaincre définitivement la gauche, fortement dépendante des syndicats qui ont votes collectifs dans le parti ; ils votent pour tous leurs membres. Donc, en ouvrant le parti, Miliband pensait attirer des individualistes de classe moyenne qui voteraient pour des gens comme lui. En fait, ce fut exactement le contraire : plus de 60%, une majorité écrasante, ont choisi Corbyn. Et désormais, nous assistons à une lutte entre Corbyn et les adhérents contre les couches intermédiaires du parti. La machine du parti ne supporte pas d’être contrôlée par des adhérents dotés de pouvoirs.

Pour moi, ce qui est important, c’est que seuls les membres du parti puissent voter, pas comme avec le Partito Democratico [qui a récemment organisé sa primaire ouverte] où tout le monde peut voter. Là, c’est très dangereux : cela signifie que des personnes extérieures au parti peuvent le manipuler… La primaire du Parti Démocrate a réuni plus de 1,5 million de personnes. Cela ressemble à une grande réussite démocratique, mais cela contribue-t-il à forger une identité cohérente à ce parti ? Au minimum, nous devrions faire comme aux États-Unis, où les gens, même s’ils ne sont pas membres, doivent s’enregistrer en tant que Démocrates ou Républicains. Au moins, vous vous prémunissez des manipulations de personnes extérieures au parti.

LVSL – Que ce soit en Espagne, en France ou en Italie, les partis numériques, même s’ils ont bénéficié de la haine envers les élus sortants, ont plutôt bien réussi aux élections ces dernières année. Cependant, beaucoup de gens qui rejoignent ces partis ne se mobilisent pas vraiment à long terme, tandis que nous assistons à un déclin, du moins dans les sondages, du M5S, de la France Insoumise ou de Podemos. Les partis numériques sont-ils condamnés, comme les partis pirates, à n’être que des bulles temporaires ?

PG – Je pense qu’ils vont continuer à exister pendant un certain temps, tout simplement parce qu’une fois qu’un parti dépasse 20% ou même moins, il y a une inertie. Il est extrêmement difficile de créer et de consolider de nouveaux partis. Les systèmes partisans sont parmi les systèmes les plus immuables de nos sociétés. Dans n’importe quel système politique, d’une manière générale, de nouveaux partis n’émergent que tous les 40 ans. La dernière vague comparable a peut-être été celle de 1968, avec la formation de nouveaux partis de gauche, comme les partis verts, etc. Une fois fondés, il leur faut un élément majeur pour que les partis disparaissent. Et si déclin il y a, il est plutôt lent.

The Digital Party, dernier livre de Paolo Gerbaudo. ©Pluto Books

Très honnêtement, j’ignore où va le Mouvement cinq étoiles. La situation est extrêmement fluide dans le monde entier à présent, et donc très imprévisible. En France, nous verrons peut-être quelque chose de similaire au M5S, qui représenterait les revendications du mouvement des gilets jaunes. Dans le fond, il faut tout d’abord un élément de rupture pour qu’arrive une nouvelle génération de partis. Même si, intrinsèquement, cette nouvelle génération de partis est pleine de problèmes et de contradictions internes qui menacent leurs performances à long terme.

 

LVSL – À propos des gilets jaunes : dans un entretien avec Novara, vous expliquiez qu’à l’inverse du M5S, ils avaient une approche bottom-up plutôt que top-down. Les gilets jaunes sont résolument en faveur de plus de démocratie, ce sur quoi ils sont presque tous d’accord, et ils rejettent également tout type de leadership ou de structure. Comment analysez-vous ce mouvement ?

PG – Pour moi, cela ressemble beaucoup aux mouvements des places et à la vague Occupy de 2011, mais en plus populaire et plus col bleu que ces mouvements. Les mouvements de 2011 étaient en quelque sorte très novateurs car ils adoptaient une identité populiste en cessant de faire appel aux gens avec un langage minoritaire. Ils disaient : « Nous sommes la majorité, nous voulons représenter tout le monde sauf les super riches ». Les gilets jaunes suivent complètement cette vague. En comparaison, Nuit Debout était très bourgeois, très urbain, très parisien, et n’a pas percé en dehors de Paris ou dans les circonscriptions ouvrières. D’une certaine manière, les gilets jaunes sont la version plus populaire de Nuit Debout.

« Les mouvements de 2011 étaient très novateurs car ils adoptaient une identité populiste, ils cessaient de parler aux gens en termes minoritaires et disaient « nous sommes la majorité, nous voulons représenter tout le monde sauf les super-riches. » Les gilets jaunes suivent complètement cette vague. »

Ils contestent très vivement le président et le système de pouvoir, tout en formulant des revendications très concrètes, qui, au fond, concernent des problèmes de fin de mois. Ils ne se préoccupent pas des droits civils, et l’environnement est vu comme une chose abstraite… Leurs revendications concernent le salaire minimum, la limitation des impôts qui punissent les pauvres, les services publics, l’interventionnisme de l’État… Donc c’est principalement un populisme progressiste, qui récupère une part de la social-démocratie des Trente Glorieuses. Ces gens veulent plus de démocratie et veulent avoir leur mot à dire dans les décisions qui les concernent. Toni Negri a beau les percevoir comme une sorte de multitude de gens qui veulent une autonomie par rapport à l’État, c’est exactement le contraire. Ils veulent de l’État, mais pas de celui-ci [rires].

LVSL – Le rejet du leadership et de la structuration fait-il passer le mouvement à côté de tout son potentiel ? Les gilets jaunes veulent plus de démocratie directe, font des sondages sur Facebook, les porte-paroles ne se déclarent jamais leaders… Où conduira cet horizontalisme ?

PG – Dans certains domaines, c’est très horizontal, comme les petits groupes où ils se coordonnent, où pratiquement tout le monde peut prendre la parole… Mais ils ont aussi des leaders tel qu’Eric Drouet. On peut parfois penser qu’il n’y a pas de chef parce qu’il n’y a pas qu’un seul dirigeant. Mais c’est faux, le leadership peut être polycentrique, avec une multitude de dirigeants qui représentent différentes factions du mouvement ; c’est précisément ce qui s’est passé avec les gilets jaunes. Ils ont différentes sections, groupes, sensibilités, donc les leaders parlent à différentes catégories de personnes qui appartiennent au mouvement.

En fin de compte, c’est le rituel des marches du samedi et des ronds points qui maintient la cohérence. Il n’y a pas besoin d’un chef pour vous dire quoi faire car vous marchez chaque samedi jusqu’à l’acte 1000… C’est comparable aux mouvements des places, qui n’avaient pas besoin d’un leadership centralisé car un rituel était instauré : le rassemblement sur des places publiques. D’une certaine façon, les places ou les marches du samedi se substituent au chef. Mais cela ne signifie pas qu’il n’y a pas de leaders : de fait, il y a des gens qui ont essayé de créer des partis en dehors du mouvement.

LVSL – Il y a eu quelques tentatives, mais chaque fois que cela a été fait, presque tout le monde a immédiatement dit que ces personnes ne représentaient pas les gilets jaunes.

PG – Oui, parce que le passage au parti est souvent un processus assez laborieux, qui ne peut émerger du mouvement lui-même. Le mouvement est une chose et le parti en est une autre. Par exemple, Podemos est arrivé trois ans après les Indignados et était principalement constitué de personnes peu impliquées dans ces mouvements, même si elles avaient sympathisé avec celui-ci. Néanmoins, Podemos a réussi à se présenter comme représentant plus ou moins la sensibilité des indignés. Il en va de même pour le Mouvement cinq étoiles, issu des manifestations anti-corruption, anti-Berlusconi et en partie anti-mondialisation initiées par Grillo auparavant, et qui se présente comme le représentant de ces mobilisations. Les conséquences à long terme du mouvement des Gilets jaunes sur la scène politique prendront donc un certain temps à se manifester.

« La politique doit servir les intérêts des 99% » – Entretien avec François Boulo

Avocat rouennais, François Boulo s’est imposé comme figure médiatique du mouvement des gilets jaunes. Pour LVSL, il a accepté de revenir sur le mouvement en cours et ce qui structure sa vision de la société. Entretien réalisé par Marion Beauvalet et Dorian Bianco retranscrit par Valentin Chevallier.


LVSL – Est-ce vous pourriez tout d’abord revenir sur votre parcours, votre trajectoire et ce qui vous a mené à faire partie des gilets jaunes ?

François Boulo – Je vais revenir quelques années en arrière. Je viens d’une famille issue de la droite populaire, plutôt gaulliste sociale. En 2005 j’avais voté Oui au traité établissant une constitution pour l’Europe, puis en 2007 j’avais voté pour Nicolas Sarkozy. J’étais finalement absorbé par l’idéologie néolibérale dominante. J’étais dans le « coma politique ». Mais je me suis mis à me poser de plus en plus de questions, à construire un autre cheminement. Cela s’est traduit par mon abstention aux élections de 2012. En 2013, je faisais face à cette impasse entre, d’une part, le niveau de la dette publique et l’absence de ressources budgétaires et, d’autre part, l’impossibilité d’imposer les contribuables très riches comme les autres en raison de la menace de leur exil fiscal. Je me retrouvais, pardonnez-moi l’expression, dans la quadrature du cercle.

Je disais à mon entourage : « Si Macron est élu, dans six mois la France est dans la rue »

J’ai donc souhaité mener un travail de réflexion en partant de la question de la dette. J’ai étudié le budget de l’État. Je me suis d’abord dit « Où est-ce que je peux réaliser des économies ? ». Je me suis rendu compte que même en supprimant la moitié des élus en France, ce n’était pas cette mesure qui allait réduire le niveau de la dette. Je me suis donc penché sur le deuxième poste de dépenses de l’État : les intérêts de la dette. J’ai commencé à creuser le sujet, ne comprenant pas forcément la légitimité de la dette. Finalement, à qui on doit cet argent ? On le doit à des personnes privées à qui l’État souverain a emprunté. J’ai déroulé la pelote et grâce à ces recherches, j’ai commencé à lire Frédéric Lordon, Jacques Sapir et Emmanuel Todd pour ne citer qu’eux. Trois années ont été nécessaires pour mener ma réflexion et construire une pensée cohérente.

Cette construction personnelle m’a permis d’avoir une grille de lecture plus fine de l’actualité politique. J’avais évidemment identifié qu’Emmanuel Macron serait une catastrophe. Je disais à mon entourage : « Si Macron est élu, dans six mois la France est dans la rue ». Cela me semblait évident puisqu’on partait d’une fracture énorme qui s’était approfondie entre 2012 et 2017. En 2012, les partis d’opposition, que je regroupe grossièrement derrière Marine Le Pen, Jean-Luc Mélenchon et quelques autres petits partis, obtenaient 30%. En 2017, si on prend ces deux forces et qu’on y ajoute Nicolas Dupont-Aignan ou encore François Asselineau on atteint pratiquement les 50%. Ce score est plus élevé que celui d’Emmanuel Macron et François Fillon réunis qui prônaient tous deux la poursuite de la politique catastrophique que l’on subit depuis des dizaines d’années.

Quand le mouvement des gilets jaunes a démarré, j’étais un peu surpris du choix pris par la presse qui a été celui d’une forte médiatisation. C’était surprenant pas tant par l’ampleur de cette médiatisation que par la prise de conscience très tardive de ce qui se passait en France. J’ai très rapidement su que cela n’allait pas concerner uniquement la taxe carbone et que cela allait vite dépasser la journée du 17 novembre 2018. Je me suis donc déplacé le 17 novembre, près de chez moi, où il y avait des points de blocage. J’ai parlé un peu avec les gens et c’est là que j’ai compris qu’ils seraient toujours là le lendemain.

« Mon rôle est exclusivement de défendre le mouvement dans les médias et de porter ses revendications »

Je tentais initialement de faire converger le mouvement des avocats avec celui des gilets jaunes car nous étions en pleine réforme de la justice. Je voulais symboliquement faire porter à mes collègues avocats le gilet jaune par-dessus la robe mais, je dois le concéder, j’ai lamentablement échoué.

J’y suis donc retourné le lendemain ainsi que les jours suivants. Au bout d’une dizaine de jours, il y avait une réunion publique. C’était l’occasion de pouvoir prendre la parole. Par la suite qu’on m’a demandé d’être porte-parole du rond-point de la Motte. Le rond-point des Vaches puis celui du Zénith m’ont demandé la même chose. Je suis donc devenu progressivement porte-parole bien qu’il soit exclu que je discute ou négocie avec le gouvernement. Ce dernier prétendait à l’époque instituer des interlocuteurs pour dialoguer ou négocier, alors que chacun savait que les gilets jaunes n’en avaient nullement la volonté. Mon rôle est exclusivement de défendre le mouvement dans les médias et de porter ses revendications.

LVSL – Vous parliez d’auteurs que vous avez lu. Pourriez-vous revenir sur ceux qui ont le plus structuré votre pensée politique et votre vision du monde ?  

FB – Emmanuel Todd, bien évidemment. J’aime beaucoup également Frédéric Lordon. J’ai beaucoup lu et écouté Jacques Sapir. Si j’en avais trois à sélectionner, je choisirais ces trois auteurs car ce sont ces derniers qui m’ont permis de mieux construire mon identité politique.

LVSL – Par rapport aux gilets jaunes, bien que le mouvement soit très hétérogène, pourriez-vous revenir sur les valeurs, les combats et les revendications qui se distinguent au sein du mouvement ?

FB – Je dirais d’emblée que s’agissant des valeurs, c’est la fraternité qui est revenue au premier plan sur les ronds-points. On entendait souvent ces mots : « On a récupéré la fraternité. Maintenant nous allons devoir récupérer la liberté et l’égalité ». Après, je pense également que ce que revendique le mouvement est un droit à la dignité et au respect. Ces demandes sont une réponse à l’injustice fiscale et sociale que vivent les gens au quotidien.

Il faut ajouter à cela la forme insultante et méprisante que le président de la République a adoptée depuis le début de son quinquennat, et même auparavant lorsqu’il était ministre de l’Économie. Nous avions eu droit aux illettrés de GAD ou encore au « Faut bosser pour se payer un costard. » Les fainéants, les gaulois réfractaires au changement, les cyniques… Tous ces propos ont profondément meurtri les gens. C’est en partie pour cette raison qu’il y a aujourd’hui une haine aussi viscérale qui s’exprime à l’encontre de la personne d’Emmanuel Macron. Il incarne le mépris de classe à lui tout seul.

Concernant les revendications, il y a les deux grandes orientations. La première est la volonté d’instaurer de la démocratie directe, qui passe par le Référendum d’initiative citoyenne (RIC). Cela montre surtout que les gens estiment qu’ils ont été trahis depuis une quarantaine d’années par leurs représentants élus de droite comme de gauche. Désormais, ils considèrent que puisque tous nos élus ne poursuivent plus l’intérêt général, ils vont faire à leur place ce qu’ils n’ont pas su faire, et ils ne pourront pas faire pire qu’eux.

Pour ce qui est de l’injustice fiscale et sociale, je définis synthétiquement la revendication de la manière suivante : « La politique doit servir les intérêts des 99% et non plus des 1% les plus riches ». On comprend alors toutes les revendications catégorielles : revalorisation du SMIC et des salaires en général, des retraites, de l’ allocation adulte handicapé, le dégel du point d’indice des fonctionnaires, la suppression de la TVA sur les produits de première nécessité, etc.

Pour financer ces mesures, la première étape est de remettre en cause les dispositifs fiscaux injustes au bénéfice des ultras-riches, comme l’ISF, la Flat Tax, l’Exit Tax ou encore le CICE pour les grandes entreprises.

LVSL – Vous faites partie des leaders qui sont identifiés chez les gilets jaunes. Un sondage d’Éric Drouet est sorti il y a quelques jours et vous place comme le porte-parole du mouvement. Quels sont vos rapports avec les autres leaders du mouvement et comment essayez-vous de fédérer ?

FB – Le mouvement ne veut pas de leader. Il n’y a personne qui prend de décisions pour les autres. Moi je suis porte-parole, c’est le mandat qui m’a été donné et il consiste à porter le message dans les médias. Éric Drouet a réalisé un sondage, certes sans me consulter, mais je ne souhaite pas lui jeter la pierre. Maintenant je suis très réservé et en l’état ça ne me paraît pas être une très bonne idée. Premièrement, en raison du fait qu’il n’a jamais été question que je sois le seul porte-parole national.

Demain s’il doit y avoir des porte-paroles, cela doit être un collectif. Depuis l’origine, notre force est d’avoir plusieurs voix représentant les divers profils qui composent le mouvement. C’est cette diversité qui a permis de fédérer très largement. Après, c’est bien d’avoir le titre de leader, mais quel est l’intérêt ? Est-ce que cela sert le mouvement ? Je ne le crois pas. D’autant plus que depuis l’origine, l’exécutif n’a aucune envie de négocier. Il ne répond que sur le terrain de la répression policière et judiciaire pour essayer d’étouffer le mouvement. Enfin, nous ne sommes pas en capacité d’avoir un processus de désignation qui soit légitime.

On va donc se retrouver avec deux critiques. La première, d’une partie des gens en interne qui, à juste titre, vont considérer que les portes paroles ne sont pas légitimes car tout le monde n’a pas pu s’exprimer à ce sujet. La seconde, faite par les médias pour les mêmes raisons. Je vais donc passer cinq ou dix minutes à essayer de justifier cette décision alors que ce ne sera pas justifiable.

“Demain s’il doit y avoir des porte-paroles, cela doit être un collectif”

Le pire, c’est qu’en faisant cet exercice, je ne pourrai même plus jouer le rôle de celui qui porte les revendications des gilets jaunes. D’une manière générale, nous ne sommes pas légitimes de désigner des messagers. En revanche, on peut essayer de légitimer un message. C’est pour cela que j’ai poussé pour une charte des gilets jaunes afin de fédérer un message commun. Le projet est en bonne voie puisque plus de 105 000 personnes ont voté en ce sens avec 92% d’approbation.

LVSL – Nous aimerions rebondir sur la notion de souveraineté qui revient souvent dans votre argumentaire. Comment définiriez-vous la souveraineté ? quel est le lien avec les gilets jaunes et une éventuelle conquête du pouvoir ? 

FB – Nous connaissons tous la définition de la démocratie. On sait par ailleurs, malgré l’étiquette négative qu’on lui donne, qu’il n’y a pas de démocratie sans souveraineté. Charles De Gaulle expliquait que la démocratie se confondait, pour lui, exactement avec la souveraineté nationale. La démocratie est le terme qui renvoie au peuple, tandis que la souveraineté se réfère à l’État.

“Tant qu’on restera dans ces traités, nous serons bloqués car il est impossible de modifier notre politique économique.”

Ce dernier doit donc être souverain car il reçoit la délégation de pouvoir du peuple. Le pouvoir doit par conséquent être détenu par l’État car, à défaut, le peuple en est de facto dépossédé. Aussi, la souveraineté est au cœur des problématiques que nous rencontrons actuellement. On a consenti de telles délégations de souveraineté à l’Union européenne qu’aujourd’hui nous ne sommes plus maîtres de notre politique budgétaire, monétaire et commerciale. Tant qu’on restera dans ces traités, nous serons bloqués car il est impossible de modifier notre politique économique.

C’est la raison pour laquelle on a beau voter à droite ou à gauche, on arrive toujours à la même politique : la recherche de la croissance au profit de quelques-uns et l’austérité pour tous les autres.

Comment faire pour modifier cette trajectoire ? Je pense qu’à un moment ou un autre il faudra prendre le pouvoir par les institutions. Mon rôle ici est de générer de la sympathie dans l’opinion publique à l’égard du mouvement. Mais c’est également de faire de l’éducation populaire pour élever le niveau de conscience et qu’on traite réellement cette question des traités européens. Il faut que nous essayions de faire sauter le couvercle qui a été mis ces dernières années avec des phrases comme : « Si on sort de l’Union européenne c’est le chaos, si on sort de la zone euro c’est le chaos ». D’ailleurs, Macron nous explique aujourd’hui que nous n’avons pas le choix : nous devons voter pour lui sinon c’est le chaos.

LVSL – Justement, en matière économique, quelles seraient les mesures à prendre d’urgence ?

FB – L’urgence, actuellement, sans même parler des traités européens, est de rétablir l’ISF, mais en faisant une exonération à 100% pour les sommes qui s’investissent dans le capital des PME. Puis on relève le seuil de l’imposition à deux millions d’euros pour épargner les « petits riches » qui ont hérité d’un patrimoine immobilier, qui n’ont pas forcément de gros revenus mais qui sont imposés en raison de l’inflation des prix de l’immobilier.

Il faut en revanche imposer les ultra-riches qui ont un patrimoine composé essentiellement de valeurs mobilières (épargne et actions). Cependant, on les exonère dès que ce patrimoine est investi dans l’économie. On conditionne cette exonération à son action dans l’économie réelle. Là, depuis la suppression de l’ISF, ils sont exonérés alors même qu’ils n’investissent pas dans l’économie, et peuvent donc librement spéculer sur les marchés financiers.

Par ailleurs, en 2019, le CICE coûte pas moins de 40 milliards d’euros dont 20 milliards destinés aux grandes entreprises. Il faut réserver ce dispositif aux PME afin que celles-ci dégagent d’une part des marges, et d’autre part soient en capacité de supporter des augmentations de salaires. Il faut aussi supprimer la flat tax qui bénéficie en très large partie aux actionnaires du CAC 40. Au total, cela permettrait d’injecter environ 30 milliards d’euros dans l’économie réelle, qui à ce jour ne sert que la spéculation financière. Ce sont des mesures d’urgence, qui ne sont pas suffisantes mais qui auraient le mérite de remettre à plat certains choix économiques et surtout fiscaux.

Après, il faut préparer la sortie des traités européens pour reprendre le pouvoir sur la création monétaire, afin d’emprunter à taux 0. Ce qui fait que demain, nous n’aurions plus à payer les 40 milliards d’euros d’intérêts par an.

Au total, cela fait 70 milliards d’euros. Ce qui fait que la question du déficit public (75 milliards environ) est réglée. Il faudra ensuite prendre toute une série de mesures pour lutter contre l’évasion fiscale. C’est à peu près entre 80 et 100 milliards d’euros par an. Pour que cela soit effectif, il faudrait redonner des moyens aux services fiscaux, mais également fixer des peines planchers de trois ans de prison ferme. Nous devons remettre de la coercition pour que la loi retrouve son effet dissuasif et pour en finir avec le sentiment d’impunité des délinquants en col blanc. Il faut réinstaurer par ailleurs un contrôle plus fort sur la circulation et le mouvement des capitaux.

On constate d’ailleurs que l’un des problèmes majeurs en interne est que l’évasion fiscale se pratique au sein de l’Union européenne. Il faut donc inverser la charge de la preuve, en obligeant toute société ou toute personne qui réalise une grosse transaction à expliquer aux services fiscaux pourquoi il y a eu un tel mouvement, son origine, etc. Après, ne rêvons pas, la lutte contre l’évasion fiscale ne se fera pas en deux mois.

LVSL – À cet égard, est-ce qu’il faut nationaliser certaines entreprises ?  

FB – Oui, on peut commencer par renationaliser les autoroutes. Nous pouvons arrêter la privatisation d’ADP et de la FDJ. Tous ces biens qui rapportent de l’argent à l’État doivent être renationalisés. De manière plus générale, il ne faut ni être dans le dogme de tout nationaliser ni dans celui de tout privatiser. Simplement, il faut cibler les secteurs stratégiques où l’État a intérêt à être aux commandes.

La sortie des traités européens permettrait également d’octroyer des aides d’État qui seraient stratégiques pour certaines entreprises, ce qui est actuellement interdit, puisque nous porterions atteinte à la concurrence libre et non faussée.

LVSL – Vous avez finalement une vision assez keynésienne de l’économie…

FB – Oui, bien sûr. Mais, c’est très simple, il faut accepter une chose évidente qui est que nous sommes dans une économie mixte. Il y a le privé et il y a l’État. Ce dernier a vocation, lorsque le privé ne remplit pas sa part, qu’il y a une hausse des inégalités et du chômage, à intervenir dans l’économie pour la relancer et réduire les inégalités. Il agit comme un régulateur, où il est actif en fonction de l’état du marché et peut de nouveau se retirer lorsque l’économie se porte mieux. Au lieu que nous subissions de très grandes variations avec les crises, bien mises en évidence par les cycles économiques, l’État est là pour atténuer ces variations et stabiliser l‘économie.

LVSL – Comment envisagez-vous la suite pour le mouvement des gilets jaunes et pour vous-même ? Après les gilets jaunes, que pensez-vous faire ?

FB – Pour être très franc, je ne sais pas. La question derrière, c’est : « Est-ce que vous allez au suffrage ? ». Moi j’essaierai toujours d’aller là où on est le plus efficace pour changer la politique dans ce pays. Peut-être qu’un jour cela passera par le suffrage, mais il faudra qu’il y ait des conditions. Je ne souhaite pas faire de compromis avec mes convictions. Ce qui m’importe est que les idées arrivent au pouvoir. Peut-être que ça ne passera jamais par le suffrage et que je finirai d’écrire le livre que j’avais commencé à rédiger avant le début du mouvement. Peut-être que je ferai une chaîne YouTube, avec de l’éducation populaire pour mener le combat des idées.

Une fois que nous changeons les esprits, alors l’électorat change. Les conditions de l’élection ne sont plus les mêmes. Vous permettez à d’anciens endormis d’être émancipés et de faire revenir un certain nombre d’abstentionnistes qui vont ensuite voter de manière éclairée. Vous permettez aussi à d’autres, jusqu’à présent tournés vers des partis conservateurs, de voter pour d’autres programmes et idées. C’est avant toute chose ce travail qu’il faut mener et arrêter de voir simplement l’électorat comme des parts de marchés, ce qui est très souvent présenté de la sorte par les médias traditionnels.

La politique, c’est un exercice de conviction. Or, beaucoup de gens pensent que la politique se résume à des étiquettes de partis et à des personnalités politiques alors qu’il faut mettre les idées au premier plan. Il faut se saisir de cette extraordinaire occasion permise par le mouvement qui est de réinsérer de la politique dans les discussions, afin d’élever le niveau de conscience et faire de l’éducation populaire. En quelques mois, on a vu une progression considérable à ce niveau.

LVSL – Pour terminer, quelles sont vos orientations en matière de politique écologique ?

FB – Vous savez, je ne suis pas un spécialiste de l’écologie. Mais, il y a un constat très simple : l’impasse dans laquelle nous conduit l’idéologie néolibérale. Je n’apprécie pas forcément le terme car dans néolibéral, il y a le suffixe libéral qui renvoie à la liberté. Les gens qui ignorent la signification de cette idéologie estiment spontanément que la liberté, c’est beaucoup mieux que la prison. Ce terme ne décrit pas réellement ce que l’on vit quotidiennement. Il y a un terme que je préfère, celui de la dictature des ultras riches. Quand il y a des règles, c’est exclusivement dans leur intérêt et quand il n’y en a pas, c’est aussi dans leur intérêt.

Pour revenir sur cette chose très simple : nous sommes enfermés dans cette logique de croissance. La croissance permet d’imaginer qu’il y a un gâteau, qu’on ne peut changer la clef de répartition de celui-ci et que les plus riches prennent la majorité des parts. La seule solution consiste donc à augmenter le gâteau pour que les plus riches s’enrichissent encore plus et que les autres gagnent un peu plus. Pour augmenter le gâteau, on nous explique qu’il faut en donner encore et encore aux plus riches car ce sont eux qui créent et investissent dans l’économie.

“À partir du moment où on ne peut plus viser la croissance indéfiniment, il va falloir changer la clef de répartition du gâteau.”

Or, avec l’écologie, cette conception est terminée. On ne peut plus viser la croissance infinie avec des ressources qui sont limitées. Avec cet état de fait, on arrive à la situation où les gens n’acceptent plus qu’il y ait autant d’inégalités car il n’y a plus de croissance à terme.

À partir du moment où on ne peut plus viser la croissance indéfiniment, il va falloir changer la clef de répartition du gâteau. L’écologie permet, à mon avis, d’anéantir totalement l’idéologie néolibérale. Stratégiquement, cela permet d’aller convaincre les classes moyennes supérieures qui au départ sont réticentes à changer de modèle car elles en sont les gagnantes sur le plan matériel et individuel. L’écologie les oblige à penser l’intérêt général, l’avenir de leurs enfants et des générations futures. Elles sont amenées à s’interroger sur le modèle de la croissance. Ainsi, par ce prisme de l’écologie, elles arrivent à remettre en cause l’idéologie néolibérale, ce qui leur permet de rejoindre ceux qui sont dans la misère et qui réclament une répartition des richesses équitable.

En somme, l’objectif est que chacun comprenne qu’opérer la transition écologique est une impérieuse et urgente nécessité, mais que la condition préalable est d’instaurer une répartition des richesses équitable.

Les Gilets Jaunes sont-ils de dangereux iconoclastes ?

https://www.youtube.com/watch?v=FJTkzAU25yI
La destruction du Fouquet’s lors de l’acte 18, Paris le 16 mars 2019. Capture YouTube.

Les gilets jaunes seraient donc des agents de cette populace qui casse tout parce qu’elle ne respecte rien. La foule indifférente au sacré qui salit tout. En bref, un rassemblement de racailles et de canailles qui brise les vitrines en même temps qu’elle porte atteinte à la dimension sacrée de la République. Contre la sacralité factice d’un pouvoir dévoyé, les gilets jaunes ne seraient-ils pas, à l’inverse, porteurs d’une demande de resacralisation du politique ?


Les photos de Christophe Castaner en boîte de nuit le samedi 9 mars dernier ont fait le tour des réseaux sociaux. Quoi que l’on pense du droit d’un ministre de l’Intérieur à s’amuser après une journée occupée à maintenir l’ordre lors de l’Acte XVII, la polémique suscitée par la diffusion de ces images autorise que l’on s’interroge sur ce qu’elles disent du mouvement des gilets jaunes.

Peut-être les dirigeants actuels sont-ils plus durement attaqués que leurs prédécesseurs parce qu’ils ne sont pas jugés comme étant à la hauteur de leurs fonctions. Peut-être peut-on voir derrière l’anti-parlementarisme anarchisant supposé de la foule des gilets jaunes, quelque-chose de plus profond qui relèverait de la demande de resacralisation du politique.

Une demande de sacralité

Il faut dire que le règne d’Emmanuel Macron commençait bien. En fait d’une élection, s’est déroulé un véritable sacre. Aux images du Président élu marchant d’un pas lent et contrôlé sur l’Hymne à la joie au devant de la pyramide du Louvre – aussitôt perturbées par un hurluberlu à casquette, monté on ne sait comment sur la scène – a succédé la séquence de la remontée des Champs Élysées sur un véhicule militaire – gâchée quelques semaines plus tard par la démission du général de Villiers. Peu importe. Emmanuel Macron semblait prendre la fonction au sérieux. Après les présidences Sarkozy et Hollande, celle-ci devait s’annoncer “jupitérienne” selon le mot qui a ravi les commentateurs de tous bords. Pendant la campagne, le candidat Macron avait partagé sa vision de la fonction dans les colonnes du magazine Le 1. Reprenant une ritournelle célèbre tout droit sortie d’une copie de Sciences Po et mâtinée de Kantorowicz, il affirmait que les Français n’avaient pas voulu la mort du Roi et que les moments napoléonien et gaulliste ne répondaient pas à autre chose qu’à une volonté de combler ce vide laissé par la figure du Roi, celle du père… Philosophe, le nouveau Président serait aussi monarque assumé.

L’affaire Benalla, pourtant, a transformé le règne en farce. Affaire d’État ou simple barbouzerie, elle a eu l’effet d’un révélateur de l’inconsistance de la fable racontée jusque-là. Les rites et les symboles se sont effondrés ; les ors de la République ont semblé abriter des individus leur étant étrangers. C’était la valse des affaires qui recommençait, avec son cortège de faveurs, de prébendes, de trafics et de privilèges. Emmanuel Macron avait voulu prendre les habits de de Gaulle et ces habits semblaient soudain trop grands. Tout à coup, tout sonnait creux, un jeune homme issu de la banque semblait avoir braqué la République et installé ses amis aux fonctions les plus hautes, les désacralisant du même mouvement.

Crise sociale, les gilets jaunes ont remis la question sociale sur le devant de la scène. Les facteurs d’explication du mouvement sont multiples et les préoccupations d’ordre strictement matériel apparaissent les plus évidentes. Pourtant, cette crise est peut-être aussi spirituelle. André Malraux considérait déjà Mai 68 comme une crise de civilisation et on peut prolonger cette intuition. Qu’importent ses fondements réels ou sa vérité intrinsèque, l’entrée en décadence est un sentiment largement partagé. Par l’utopie et l’incarnation, le politique a pris le relais du religieux dans des temps désenchantés. Il a été cette “foi séculière” marquée du sceau du déni qui offrait une fiction d’unité, une impression de permanence et de sacré. Cette foi a été définitivement perdue dès lors que son sujet a été mis à nu. De Président jupitérien, chef de guerre et gardien du fil de l’Histoire de France, Emmanuel Macron s’est trouvé réduit au rôle de cache-sexe de l’oligarchie. Ni lui, ni Christophe Castaner, ni aucun autre membre du gouvernement ou de la classe politique n’est jugé digne de la République ou de la France. C’est aussi contre cette réalité crue que se sont élevés les gilets jaunes. Porteur d’une aspiration à la régénération du politique – avec tous les dangers que comporte cette idée – ce mouvement semble se battre pour la restauration d’une illusion nécessaire, pour faire vivre la fiction de la dimension sacrée du politique.

Briser les idoles, sacraliser le profane

Le 16 mars dernier, le Fouquet’s était en feu. La plus belle avenue du monde était recouverte de jaune et noyée d’un épais nuage de lacrymogène. L’est-elle seulement ? L’expression consacrée de plus belle avenue du monde cache mal la réalité d’une avenue où ne se rendent jamais les Parisiens. Tout y est trop cher et trop tape-à-l’oeil, en temps normal, les bourgeois du quartier disputent le pavé aux touristes blasés. Comment prétendre que quelques enseignes de luxe puissent exprimer la France ? Sans doute est-ce pour cela que les gilets jaunes en ont fait leur lieu de rassemblement de prédilection. Dans le conflit de classes qui se joue, l’avenue est un champ de bataille idéal. Tout y transpire le fric, le bling-bling et le paraître. Manifester sur les Champs, c’est reproduire l’antique geste iconoclaste : c’est l’idolâtrie des clients du Fouquet’s ou des magasins de luxe qui est condamnée.

Ainsi lors de l’Acte XVIII, régnait une ambiance carnavalesque, avec tout ce que ce terme comprend d’inversion des hiérarchies admises et des rôles sociaux. Il y a quelque-chose de fascinant à voir des ouvriers, des employés et des chômeurs déguster des chocolats Jeff de Bruges récemment pillés devant des départs de feu. Des gens ordinaires prenaient les chaises des terrasses et faisaient une pause, assis au milieu d’une avenue réappropriée. D’ordinaire, ils ne sont pas là chez eux. Trop pauvres, trop « beaufs », trop provinciaux, ils ne sont pas à leur place ; mais le temps d’une journée, l’avenue leur appartient. En miroir de ces scènes improbables, on croise un homme et une femme, la cinquantaine et bien habillés, effondrés, en larmes, complètement paniqués par le chaos ambiant, mais toujours cramponnés aux sacs Gucci ou Cartier qui contiennent les précieux effets qu’ils viennent d’acquérir lors d’une journée de shopping qui a mal tourné. Exproprier l’expropriateur, rarement la sentence de Max Weber s’est mieux appliquée.

En définitive, le combat pour l’endroit traduit un combat pour la dignité. Il est le reflet de l’affirmation de la vie contre les idoles réifiées qui remplissent les vitrines de luxe.

À la vue de ces scènes, on pense au slogan de 1968 “la beauté est dans la rue”. Comme si, par delà les revendications sociales immédiates, il y avait un enjeu à être plus beaux que Macron. Comme si l’esthétisation de la révolte d’un peuple était un levier pour la reconquête d’une dignité perdue.

Marcel, gilet jaune ©Catfish Tomei

Les vidéos des manifestations inondent les réseaux sociaux. À leurs côtés, on voit apparaître de véritables teasers détournés qui annoncent le prochain acte. Des clips de rap amateurs sont tournés en plein cœur des affrontements et enregistrent des millions de vues. Le mouvement s’incarne, aussi. Les leaders sont adulés ou haïs. Éric Drouet, Maxime Nicolle, Priscillia Ludosky sont sortis de nulle part et sont devenus des icônes. D’autres, Jacline Mouraud ou Ingrid Levavasseur, sont rejetées dès le moment où elles semblent vouloir prendre l’ascendant sur le mouvement qui a fait d’elles ce qu’elles sont. La révolte s’inscrit dans l’ordre du symbole et produit ses propres images, sa propre syntaxe, ses propres mythes. Jérôme Rodrigues est représenté en peinture à la manière des révolutionnaires de 1793 sur les physionotraces. Les morts et les blessés sont érigés en héros : une martyrologie pesante s’empare du mouvement.

Ainsi, la bataille esthétique qui se joue est d’abord l’expression d’un conflit plus vaste pour le sacré. Le carnaval inverse les rôles, les événements actuels renversent les valeurs. Le gigantesque portrait de Marcel, travailleur immigré marqué par la vie devenu le symbole d’un rond-point, que montre à voir François Ruffin dans J’veux du soleil, exprime cette idée mieux que tout le reste. Bataille politique et lutte sociale, le mouvement des gilets jaunes est d’abord l’exaltation de la vie permise par la parole libérée.

S’il laisse entendre la voix de ceux que l’on n’entend pas, il est aussi demande de réappropriation de la vie, du travail, de l’État, du pays, du politique. Iconoclaste dans ses modes opératoires, imprégné d’une lourde dimension symbolique depuis ses débuts, ce mouvement n’est pas celui d’une foule haineuse indifférente au sacré dont les commentateurs divers se plaisent à croire qu’ils en détiennent le monopole. Au spectaculaire ridicule de la mise en scène d’un pouvoir affaibli, les gilets jaunes opposent une demande de resacralisation du politique comme ressource partagée. Sans doute n’avait-on pas exprimé depuis des décennies avec autant de clarté, le sens véritable de la Res Publica comme chose publique et de ce fait sacrée.

Priscillia Ludosky : « Les gilets jaunes ont mis un coup de pied dans la fourmilière »

Priscillia Ludosky, le 23 mars 2019 à Paris © Clément Tissot / DR

Dès les premières semaines, le mouvement des gilets jaunes s’est imposé comme un événement historique majeur. Parti d’une revendication sur la hausse des taxes sur le carburant, il a libéré la parole et mis des centaines de milliers de Français sur les ronds-points et dans la rue. À l’approche du cinquième mois du mouvement, nous avons souhaité nous entretenir avec Priscillia Ludosky. En mai 2018, elle publiait une pétition intitulée « Pour une Baisse des Prix du Carburant à la Pompe ! ». Elle est depuis devenue l’un des principaux visages de la contestation. Avec elle, nous avons parlé services publics, patriotisme, répression, écologie et stratégie, mais aussi du rôle de l’État, d’Europe, de la singularité historique et de l’avenir d’un mouvement qui fera date. Propos recueillis par Antoine Cargoet et Vincent Ortiz. Retranscription réalisée par Agathe Contet. 


LVSL – Le mouvement des gilets jaunes dure maintenant depuis un peu plus de quatre mois. C’est une longévité qui surprend au vu du caractère profondément spontané du mouvement. Comment s’organisent concrètement les gilets jaunes au quotidien pour décider de la stratégie à mener face au gouvernement ? Quels outils sont utilisés ? Est-ce qu’il existe des formes d’organisations autres que les groupes Facebook que l’on connaît ?

Priscillia Ludosky – Il y a des collectifs qui se sont formés, des groupes de travail qui se réunissent régulièrement pour avancer sur certains sujets comme les dépôts de plaintes par exemple, avec la mise en commun de dossiers pour pouvoir mener des actions collectives auprès de la Cour pénale internationale (CPI). Depuis le début du mouvement, on se rend compte qu’il y a des personnes qui se réunissent par affinité de compétences et qui décident de travailler ensemble pour faire avancer certaines choses au sein du mouvement. En l’occurrence ce sont surtout les blessés et les violences qui poussent vers des actions collectives pour qu’elles aient du poids. Il y a aussi des personnes qui s’occupent des sujets liés à la démocratie et qui mettent en place des groupes ou des commissions pour pouvoir pousser la mise en place du RIC – Référendum d’initiative citoyenne. À côté de ça, pour que les citoyens puissent avoir des modes de consultations plus réguliers, une association appelée « démocratie ouverte » a été lancée et elle a mené à la rédaction d’une lettre ouverte adressée au président via Le Parisien. Elle n’a pas donné satisfaction puisqu’il n’y a pas eu de réponse ; cela dit le groupe s’y attendait et leur but était surtout de proposer de mettre en place un observatoire pour pouvoir analyser les résultats du Grand débat et du Vrai débat. Ensuite, on propose de mettre en place une assemblée citoyenne chargée de traiter certains sujets avec des citoyens tirés au sort qui devraient faire des référendums à questions et à choix multiples. Enfin, la troisième proposition dans cette lettre était de mettre en place des outils qui permettraient au citoyen de prendre des initiatives individuelles, pas forcément dans le cadre d’une entreprise ou d’un mouvement.

Il y a donc des petites initiatives qui sont prises, comme cette lettre, mais qui ne sont pas forcément médiatisées ou mises en lumière. Les gens peuvent alors se demander ce qu’on fait dans ce mouvement à part marcher le samedi. Il y a aussi ce que j’appelle des « vocations renaissantes » où des gens créent des associations pour venir en aide aux SDF, font des actions pour aider des personnes en passe de se faire expulser, créent des choses en lien avec l’écologie, le bio, les épiceries solidaires. En fait il y a des gens qui veulent aider et apporter leur pierre à l’édifice différemment que par l’organisation de manifestations, des gens qui ne sont pas purement dans l’activisme mais qui font des actions de solidarité. Au début on n’était que sur des actions de forme pour être vraiment dans la contestation pure mais, peu à peu, des gens se sont organisés en groupes pour faire avancer les choses. Il y a une évolution plus qu’un essoufflement comme on l’entend parfois.

LVSL – En parallèle de ces formes d’organisation horizontales et spontanées, il y a pourtant des leaders identifiés. Certains comme Jacline Mouraud ou Ingrid Levavasseur ont été désavoués dès le moment où ils semblaient prétendre prendre l’ascendant sur le mouvement. L’existence de figures telles que vous, Éric Drouet ou Maxime Nicolle ne témoigne-t-elle pas néanmoins d’un besoin d’incarnation et de représentation ?

PL – Je pense que ce rejet est dû à plusieurs choses. D’abord, au fait que c’est un mouvement purement citoyen et qu’il y a donc un refus d’utiliser le label gilet jaune pour aller en politique. Après, qu’on veuille aller en politique pour essayer de faire changer les choses soit en apportant du concret à des programmes déjà existants soit en créant un programme, pourquoi pas. Ce qui dérange c’est l’utilisation de ce label gilet jaune qui revient à créer un parti gilet jaune alors que c’est un mouvement qui dénonce plein de choses et dont on ne peut pas tirer un parti politique. Selon moi, c’est avant tout pour cette raison qu’il y a eu un rejet immédiat des personnes qui ont tenté d’aller dans cette direction. De plus, on a beaucoup mis en avant l’envie d’un nouveau système de représentativité. Dès lors, il est certain que lorsqu’un quelqu’un choisit tout de suite d’aller en politique et de créer une liste aux européennes, ce n’est pas en phase avec ce que les gens souhaitent.

Priscillia Ludosky, le 23 mars 2019 à Paris © Clément Tissot / DR

Concernant la représentation, c’est étonnant parce qu’il y a des personnes qui ont ce besoin et d’autres non. Parmi les « figures » comme on dit, il n’y a pas ce besoin. C’est assez gênant en fait parce qu’il y a des gens qui ont des attentes par rapport aux « figures » alors que c’est déplacé d’en avoir. Je n’ai pas la responsabilité de parler au nom de quelqu’un spécifiquement. Il y a des personnes qui viennent me voir en me demandant de dire ou de faire certaines choses et pourquoi je n’ai pas fait ou dit d’autres choses. Ce que moi je dis c’est qu’on pourrait faire ça ensemble. Lancez l’initiative et on viendra. On ne peut pas tous être sur tous les fronts et c’est ce qui fait la force du mouvement : c’est un panel de la population, il y a de tout et donc beaucoup de compétences. Le mouvement des gilets jaunes est un réseau énorme de toutes les qualifications qu’on peut retrouver dans le pays parce qu’on a des gens issus de tous les domaines. Il y a des personnes que je rencontre qui me disent qu’elles sont exclusivement sur la fabrication de tracts, d’autres sur la communication. C’est un peu comme s’il s’agissait d’une multinationale avec des branches partout. Si demain vous voulez lancer quelque chose, vous avez toutes les compétences nécessaires. Encore faut-il se connaître, être en lien et faire jouer un peu son réseau mais ça se trouve rapidement et je pense que c’est une force.

« Je pense qu’on a appris à se parler. »

Cependant, dans la mesure où certains ont besoin d’être très structurés, cette manière de fonctionner peut par moment devenir une faiblesse, notamment au niveau des actions. On aurait pu, par exemple, être aussi efficaces que les activistes du mouvement climat sur certains modes d’actions si on avait leur organisation. Seulement ce sont des associations très bien organisées et structurées depuis un certains temps. Ils ont des règles et des stratégies bien précises de par leur organisation alors que le mouvement des gilets jaunes, c’est une manifestation spontanée de personnes. On ne peut donc pas le traiter comme on traite des mouvements structurés. C’est à la fois une faiblesse et une force.

LVSL – La plupart des mouvements sociaux se focalisent sur une revendication particulière et ne prennent pas cette dimension globale capable de parler à tous. Comment est-ce que vous interprétez cette dimension du mouvement ?

PL – Je ne sais pas si c’était une question de timing, mais au moment où j’ai lancé la pétition j’ai été inondée de courriels et de messages sur Facebook de personnes qui me disaient qu’il y avait plein de choses qui n’allaient pas et qu’il fallait qu’on le dise maintenant. C’est comme s’il y avait une fenêtre qui s’était ouverte avec la pétition : il faut dire ceci, il faut dire cela, il faut tout dénoncer, sortir dans les rues. Certains décrivent cela comme une étincelle, une goutte d’eau, on m’a dit que les gilets jaunes ont mis un coup de pied dans la fourmilière. Les gilets jaunes sont toujours décrits comme étant une sorte de déclic, il y a eu ce besoin de dire collectivement ce qui ne va pas alors qu’avant on ne le disait pas, ou bien on le disait mais en cercle restreint. Je ne sais pas si, en faisant ça un an avant ou un an après, le résultat aurait été le même. J’ai l’impression qu’il y a eu une fenêtre qui a fait que le mouvement est apparu ainsi.

« On parlait justement du patriotisme, je pense que ce qui appartient à l’État appartient à la France. Donc l’idée de vendre, c’est vendre à l’insu de la France. »

Je pense qu’on a appris à se parler. Il y a eu l’arrivée spontanée sur les ronds-points qui sont tout de suite devenu un lieu d’échange. Habituellement on ne s’intéresse pas à son voisin, c’est métro, boulot, dodo : on rentre chez soi, on ne sait pas ce qui se passe dans notre bâtiment, on ne connaît pas les soucis de son voisin et même au sein d’une famille on apprend parfois les problèmes des autres seulement lorsqu’ils éclatent réellement. On est très cloisonnés, renfermés sur nous-mêmes, on a honte de notre situation alors qu’on est tous concernés par les mêmes choses. On pense amener les gens à s’exprimer, à les sortir de chez eux et de l’isolement et à découvrir qu’ils ne sont pas seuls dans leur situation, qu’on fait partie du même monde, de la même société, du même pays et que si on a quelque-chose à dire et à dénoncer à propos du système, il faut qu’on le fasse ensemble. Je pense que le mouvement est né de la réouverture du dialogue et de la prise de conscience de qui on est en tant que citoyen, de ce qu’on représente.

LVSL – Le mouvement est marqué par une réappropriation des symboles nationaux. On entonne la Marseillaise comme on chante des versions revisitées des chants de supporters de juillet dernier et on brandit le drapeau français comme complément du gilet jaune. Est-ce que ça s’inscrit dans la suite de la coupe du monde, ou même des attentats qui ont contribué à créer ce sentiment d’unité ? Est-ce qu’il y a une envie d’être ensemble, de faire peuple à nouveau ? Quels en sont les principaux déterminants ?

PL – Je crois que oui. Les événements sportifs aident, ils aident toujours, mais c’est très éphémère. Il est possible que ça ait été dans la continuité parce que le mouvement a débuté peu de temps après. Les moments comme ça où on se bat tous à travers une équipe pour obtenir quelque chose, que ce soit une place quelque part où une victoire lors d’un tournoi, ça réveille un petit sentiment patriotique. Alors je ne saurais pas dire si c’est dans la continuité mais je pense que ça y participe. D’ailleurs j’entendais des gens dire « On sort pour la coupe du monde et on ne sort pas pour les gilets jaunes ».

LVSL – De la disparition des services publics de proximité au blocage des péages jusqu’à la contestation de la vente d’Aéroports de Paris, les gilets jaunes accusent Emmanuel Macron de brader les biens nationaux. Quel rôle joue la défense des services publics dans le succès que rencontre ce mouvement ? Est-ce que, en dépit des procès en anti-étatisme et en poujadisme intentés aux gilets jaunes, il n’y a pas au contraire une volonté de se réapproprier l’État ?

Priscillia Ludosky, le 23 mars 2019 à Paris © Clément Tissot / DR

PL – Au départ on nous a beaucoup dit qu’on ne voulait pas payer de taxes. Moi je répondais que ce n’est pas que l’on ne veut pas payer de taxes, on en paye déjà et on sait ce que c’est censé financer, mais qu’on dénonce le fait qu’elles ne servent pas ce qu’elles devraient financer. C’est le manque de transparence et les grosses inégalités qui sont dénoncés. On parlait justement du patriotisme, je pense que ce qui appartient à l’État appartient à la France. Donc l’idée de vendre, c’est vendre à l’insu de la France. D’autant plus quand on sait ce qu’il s’est passé avec les autoroutes, où ils font des bénéfices énormes sur le dos des citoyens en augmentant constamment les prix des péages. À un moment donné, c’était tellement exorbitant qu’en 2015 le président, qui était ministre de l’Économie à l’époque, et Ségolène Royal, ont signé un contrat en catimini à l’intérieur. Ils sont en ce moment en train de ressortir les clauses du contrat mais on sait déjà que l’une d’elles, qui consistait à geler les tarifs, disait que les propriétaires des péages récupéreraient ce qu’ils avaient gelé sur les quatre années suivantes. Donc il y a aussi ces magouilles internes qui mènent à une certaine méfiance vis-à-vis de ce qui est en train de se faire avec ADP.

 

« On se demande si, en tant qu’État, on a encore le droit de décider de ce qui est bon pour le pays. »

En fait on vend, mais surtout on brade, et au final ce sont nous, les citoyens, qui payons les pots cassés. Je pense que c’est ça qui fait que ces sujets reviennent sur la table, après ce qu’ils ont fait avec les autoroutes, on se demande ce que ça va donner avec ADP.

LVSL – La réduction des dépenses publiques et même la privatisation de ces services publics est souvent justifiée par la contrainte européenne et les critères de convergence de Maastricht. La question européenne se pose-t-elle avec de plus en plus d’acuité à mesure que les mois passent ? Est-ce que c’est en train de devenir un objet d’attention central ?

PL – On le voit de plus en plus dans les débats des gilets jaunes où beaucoup de personnes se demandent s’il est utile de rester dans l’Union européenne ou s’il ne faut pas toucher à certains traités pour changer les choses. C’est encore lié au patriotisme et à ce qui l’entoure : on veut bien faire partie d’une communauté, mais dans la réalité on se rend compte qu’avec elle le chef de l’État n’a pas une grande marge de manœuvre. On sait que certaines grandes multinationales ne sont pas aussi taxées qu’elles le devraient par rapport aux TPE et PME, qui elles, incarnent l’économie du pays. On se rend bien compte qu’il y a ainsi de grosses inégalités et on se dit que ce sont encore les mêmes qui sont privilégiés parce que l’Europe le décide. On se demande si, en tant qu’État, on a encore le droit de décider de ce qui est bon pour le pays. Le sujet revient donc régulièrement dans le débat en ce moment.

LVSL – Est-ce que ça n’a pas constitué un point aveugle du mouvement pendant longtemps ?

PL – C’est un mouvement qui est jeune. Moi j’en entends parler depuis janvier mais peut-être que ça avait été discuté avant. Je trouve au contraire que la réflexion a été très rapide, surtout quand on voit d’où on est parti et là où on en est aujourd’hui, avec toutes les initiatives mises en place depuis janvier. Sachant qu’il y a eu les fêtes entre temps et le besoin de faire connaître le mouvement, pour moi c’est très rapide, peut-être même trop rapide.

LVSL – Les images des pillages, et particulièrement l’incendie du Fouquet’s le 16 mars dernier, ont fait le tour du monde. Quelle est la portée symbolique d’organiser des manifestations dans les quartiers et les arrondissements les plus bourgeois de la capitale ?

PL – Je pense qu’il s’agit d’un symbole des lieux de décisions et ce sont des vitrines à l’international. C’est différent de défiler dans un petit village, même si ça a un sens au niveau départemental. Je suis allée manifester dans d’autres villes et beaucoup de gens m’ont remercié de mettre la lumière sur leur ville parce qu’on n’en parle jamais alors qu’ils ont des problèmes comme des taux de chômage très élevés. Malheureusement, pour être vus à l’international, ce sont les lieux dont vous parlez qui attirent l’œil et c’est pour ça que ce sont les principaux lieux de destination des manifestations.

LVSL – Est-ce que vous pensez que c’est pour ça que le mouvement des gilets jaunes est plus efficace que n’importe quel autre mouvement social qui se contente de défiler dans les quartiers où il n’y pas d’enjeu symbolique ou matériel ?

PL – Je pense que ça vient en partie des lieux parce qu’il y a tout de suite un enjeu, on essaie systématiquement de nous détourner de certains quartiers lorsqu’un trajet est annoncé, ils réagissent sur certains points bien précis. Je pense par exemple à la fois où on avait voulu organiser un parcours qui passait par le quartier des ambassades, tout de suite il y avait eu des alertes. De toute façon, à Paris, on a l’impression qu’on ne peut rien faire : tous les lieux sont sensibles, Paris en elle-même est sensible. Donc effectivement, je pense que les lieux des manifestations participent au fait d’être plus écoutés, ainsi que le fait qu’on ne représente pas un corps de métier et que l’on n’a pas en face une personne avec qui négocier, à qui on peut promettre des choses qui ne vont jamais arriver plus tard. Il y a plusieurs profils qui représentent la population et qui sont dehors pour manifester pour tout ce qui ne va pas, donc c’est difficile à arrêter.

LVSL – Justement en termes de stratégie, Éric Drouet évoquait récemment l’idée de bloquer les dépôts pétroliers. Est-ce que vous pensez que ce genre d’actions consistant à s’attaquer aux secteurs stratégiques de l’économie, pourraient à terme être efficaces ?

PL – En réalité ce sont des choses qui se font tout le temps, il y a beaucoup de blocages et franchement si on devait les recenser, il y en aurait toutes les semaines depuis novembre. D’ailleurs il aurait été intéressant de faire ce travail, c’est peut-être trop tard maintenant mais si on l’avait fait on verrait qu’il y a beaucoup de blocages en province.

« Le Président nous a beaucoup vanté le Grand Débat, je pense qu’il est attendu au tournant, c’est le prochain grand rendez-vous. »

On n’en parle pas vraiment mais il y a aussi des groupes qui continuent à faire des actions un peu différentes, notamment les « gilets jaunes Opération spéciale », qui vont chez Starbucks, Facebook, qui demandent à prendre un rendez-vous, envoient des courriers recommandés pour être reçus et demander pourquoi ils ont des avantages fiscaux. Il y en a d’autres récemment qui sont allés chez Monsanto. Ils essaient en fait d’associer un message avec leurs actions pour qu’on comprenne pourquoi les gens investissent des lieux, dans quel but. De cette manière les personnes qui ne connaissent pas vraiment les raisons, qui pensent que ce sont des blocages uniquement pour bloquer, comprennent le message et voient aussi qu’en tant que citoyens, on n’a pas d’autres modes d’action possibles. Quand on fait un blocage devant Monsanto, ça figure dans les médias, parce que c’est Monsanto. Les gens ont peut-être du mal à comprendre ces actions de blocages donc je pense que c’est important de mettre le message qui va avec. Ce genre d’actions qu’Éric Drouet propose existent déjà et devraient plutôt être associées à un message qui puisse être diffusé après.

LVSL – Si le mouvement a eu autant d’impact, c’est aussi parce qu’il a investi les lieux de vie qu’étaient les ronds-points. Ces lieux de passages ont un impact sur chacun au quotidien, tandis que les manifestations le samedi sont beaucoup plus localisées. Si elles occupent l’agenda médiatique, elles ne touchent personne dans son quotidien. Est-ce que c’est pertinent de continuer à manifester tous les samedis ?

PL – C’est utile pour certaines choses. Il y a des gens qui vont trouver inutile d’investir les ronds-points alors qu’ils n’ont même pas idée de l’impact que ça a eu sur le mouvement, les personnes présentes pouvaient communiquer les unes avec les autres. Il y a aussi eu beaucoup de communication avec les automobilistes sur les péages et avec les passants sur les ronds-points qui s’arrêtaient pour discuter. Il y avait des personnes avec des difficultés quotidiennes sur les ronds-points et qui pouvaient ainsi partager leur quotidien et leurs conditions de vie en expliquant ce qu’ils font là aux passants. Le mouvement s’est tout de suite propagé comme une trainée de poudre, du moins en province, grâce à ces ronds-points. Les actions du samedi, ce sont des personnes qui ne sont pas forcément sur les ronds-points mais qui veulent aussi montrer leur mécontentement ou leur soutien. Au moins, il y a un peu plus de liberté le samedi parce que tout le monde ne travaille pas. D’autres personnes se consacrent exclusivement aux actions nocturnes comme les blocages. Je pense que tous ces types d’actions peuvent cohabiter parce que c’est nécessaire pour montrer que le mouvement est encore là, qu’il existe et qu’on attend des réponses.

LVSL – Est-ce qu’un nouveau type d’action d’envergure telle que l’occupation des ronds-points est prévue ces prochaines semaines ou ces prochains mois ? Est-ce que, finalement, le 16 mars n’était pas une sorte de baroud d’honneur et est-ce qu’il va être possible de redonner une vitalité au mouvement ?

PL – Je pense que c’est possible. Au départ les syndicats ne savaient peut-être pas vraiment comment se situer dans le mouvement parce qu’on a beaucoup dit qu’il s’agissait d’un mouvement citoyen, et c’est le cas, donc en tant que syndicat, faire valoir les intérêts des salariés dans un mouvement citoyen n’est pas évident. Aujourd’hui je pense qu’il est intéressant de converger en faisant des actions avec les syndicats, comme une grève générale qui pourrait impliquer tout le monde. Il faut vraiment travailler là-dessus pour que le mouvement soit plus étendu et que tout le monde s’y retrouve et n’ait pas l’impression d’être entre deux chaises. Je pense qu’on doit essayer d’arriver à faire des grèves générales mieux organisées, plus soutenues et qui durent plus longtemps. Il y a aussi les mesures qui doivent être annoncées par le président qui nous a beaucoup vanté le Grand Débat et je pense qu’il est attendu au tournant, c’est le prochain grand rendez-vous.

LVSL – La question de la grève générale s’est en effet posée. Les gens allaient sur les ronds-points le soir après le travail, la nuit, c’était épuisant mais le mouvement n’a pas investi les lieux de travail. Est-ce qu’il va être capable de le faire et est-ce que vous comptez sur les syndicats pour vous y aider ?

PL – Il y a des actions de convergence, je pense notamment à Castorama, où gilets jaunes et syndicats ont investi les lieux à cause de postes qui allaient être supprimés. En province aussi il y a des actions qui se font dans ce cadre-là. Cela dit, il n’y a pas de revendications purement syndicales attachées aux conditions de travail des employés, où on les voit beaucoup moins que les revendications liées au pouvoir d’achat. Dans le cadre de ces fameuses grèves, pourquoi ne pas justement faire valoir ces sujets-là, puisqu’ils sont maîtrisés par des groupes qui travaillent dessus depuis des années et qui pourraient véhiculer ces messages peut-être mieux que d’autres.

« On dissocie écologie et social alors que ce n’est pas dissociable : on a besoin de mieux respirer, de mieux vivre et de mieux consommer. »

Il y a aussi le sujet de l’écologie où on nous a dit qu’on était opposé aux écologistes alors que ce n’est pas le cas. Il y a ainsi eu des convergences d’actions avec des associations pour le climat et on a vu le 16 mars qu’il y avait un très grand nombre de personnes dans les rues avec ces associations et les gilets jaunes. Les gens allaient d’une manifestation à l’autre, il y a eu une convergence toute la journée. À côté de ça, il aurait fallu une grève générale qui aurait mis tout le monde dans la rue.

LVSL – Au départ le mouvement était analysé par les médias comme étant anti-taxe sur les carburants et donc forcément anti-écologiste. Quelles sont les actions ou les stratégies prévues pour faire converger les demandes issues des gilets jaunes et celles du mouvement écologiste ?

PL – En fait on dissocie écologie et social alors que ce n’est pas dissociable : on a besoin de mieux respirer, de mieux vivre et de mieux consommer. Ces sujets-là sont opposés volontairement selon moi, parce que si on se rend compte qu’il faut les traiter ensemble, il serait très facile d’obtenir des mesures cohérentes, ce qui n’est pas le but du pouvoir. Je considère le mouvement à la manière de phares : il met en lumière ce qui est dans l’ombre. Les gens qui travaillaient dans l’ombre, les travaux des associations, les injustices qui nous cloisonnent ou nous isolent, tout est mis en lumière. La couleur jaune n’est pas si mal finalement, elle met les phares sur ce qui ne va pas.

LVSL – Malgré quatre mois de contestation, les gains sociaux immédiats du mouvement sont relativement faibles, les annonces d’Emmanuel Macron n’ont peut-être pas été à la hauteur. Pourtant une rupture culturelle majeure semble s’être amorcée. Si le mouvement devait s’arrêter aujourd’hui, que resterait-il des gilets jaunes ?

PL – Je dirais qu’il resterait une grosse prise de conscience sur certains sujets qui a permis de se soucier beaucoup plus des autres et de donner un regain d’intérêt aux sujets liés au climat. On voit par exemple que les étudiants se mobilisent tous les vendredis et ça va s’intensifier. C’est bien parce que ça commence plus tôt, avec des générations beaucoup plus jeunes, ça donne de l’espoir pour le futur. On se dit que s’ils se rendent comptent des choses plut tôt, peut-être qu’il y a de l’espoir pour que ça se passe mieux à l’avenir et qu’il y ait des sujets qui soient vraiment pris en compte. Si on commence par des actions de désobéissance civile à cet âge-là, ça aura forcément un impact plus tard.

En ce qui concerne la démocratie, je pense qu’il n’y aura pas d’effets immédiats, mais qu’à long terme ce ne sera plus ignoré, je n’arrive pas à imaginer que ça puisse l’être.

Concernant les autres sujets sur la fiscalité et le pouvoir d’achat, je ne vois pas d’autres manières que de faire des rapports de forces avec les manifestations, sauf si le RIC est mis en place. Les choses pourront alors se passer comme ailleurs où, quand on veut proposer des choses et pousser des mesures, on a le droit de lancer un référendum et de faire des débats dessus. Le RIC nous dispenserait peut-être de faire des manifestations.

LVSL – Un article du Monde publié le 22 décembre dernier et intitulé « Depuis la crise des « gilets jaunes », la vie à huis clos d’Emmanuel Macron » évoquait le voyage chaotique du Président de la République au Puy-en-Velay après l’incendie de la préfecture lors de l’Acte III. À ce moment-là, avez-vous senti que le pouvoir avait peur ?

PL – Oui, rien qu’à la posture du président lorsqu’il a annoncé les mesures, c’était une posture très fermée, très crispée, pas du tout sereine et quand on se tient comme ça pour faire un discours, on n’est pas très à l’aise. Même au niveau du gouvernement, la façon dont les choses se passaient, des personnes ont été limogées ou s’en sont allées d’elles-mêmes et on sentait qu’il y avait une certaine fragilité. Il y a aussi eu le cafouillage quand ils ont annoncé des mesures mais que certains sont revenus dessus à plusieurs reprises en décembre, ils faisaient machine arrière et n’étaient pas d’accord entre eux. Certaines choses étaient annoncées puis décommandées publiquement. On sentait que quelque chose n’allait pas.

Priscillia Ludosky, le 23 mars 2019 à Paris © Clément Tissot / DR

LVSL – Êtes-vous êtes confiante pour la suite du mouvement ?

PL – Je ne dirais pas confiante non, je dirais même que ça fait peur parce qu’on se dit qu’on vit dans un pays libre mais on se rend compte que dès lors que quelque chose ne va pas dans leur sens, il y a de très fortes répressions. Je pense que beaucoup de gens ne se rendent pas compte de ce qu’il se passe dans la rue. Je ne parle pas d’une personne qui serait agressive et qui aurait en face une réponse qui correspond à son agressivité, mais je parle de gens qui marchent dans la rue et à qui on demande d’enlever leurs gilets. Ça paraît ridicule mais c’est extrêmement grave, c’est un peu comme si on me demandait d’enlever mon manteau sans quoi je ne pourrais pas traverser de l’autre côté de la rue.

« J’ai de l’espoir mais je ne suis pas confiante. »

Tout de suite, en pensant gilet jaune on pense à un mouvement activiste, à un militantisme dont il faudrait peut-être se méfier, mais il s’agit à la base d’un vêtement. Une personne a reçu une amende pour avoir porté un pull marqué « RIC », c’est grave et les gens ne se rendent pas compte de ce qui est en train de se passer. On ne parle pas de gens agressifs, il y a beaucoup de retraités, de couples, ce ne sont pas des délinquants qui sont dans la rue. Il faut se poser les bonnes questions et moi je ne suis pas confiante quand je vois ça, ça fait peur. Certaines personnes ont été éborgnées, elles ne lançaient pas de pavés, c’étaient des personnes qui filmaient, beaucoup d’entre elles étaient en train de faire des directs, c’est hallucinant. C’est triste, on se dit que ce n’est pas comme si on voulait instaurer une dictature et qu’on nous empêchait à tout prix de le faire ; on est sur des sujets basiques comme la fiscalité, l’écologie, la démocratie et je trouve inquiétant le fait que l’on soit attaqués de toutes parts. J’ai de l’espoir mais je ne suis pas confiante.

Il y a beaucoup de gens qui travaillent pour que les choses se fassent comme il faut et que les mesures auxquelles on croit puissent passer. Cependant on ne nous facilite pas la tâche. Il faut garder espoir parce que c’est pour le bien commun. Tout le monde ne peut pas être d’accord avec toutes les mesures mais le but final n’est pas de nuire, donc il n’y a pas de raisons pour qu’on subisse autant d’attaques.

Le totalitarisme : de catégorie scientifique à outil de disqualification politique

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Staline / Wikimedia commons

On ne compte plus les fois où, lors d’un quelconque débat, un participant accuse son contradicteur d’adhérer à une idéologie totalitaire, afin de le disqualifier et ainsi empêcher ledit débat d’avoir lieu. Cependant, si l’usage politique de la notion est bien assuré, une étude un peu moins superficielle permet de soulever de nombreuses questions sur sa pertinence et sa capacité à rendre compte des phénomènes qu’elle prétend décrire.


Le concept a tellement pénétré le langage politique et médiatique qu’il est régulièrement asséné comme argument massue sur les plateaux des chaînes d’info en continu, ou dans les colonnes de la presse mainstream. Cet usage des plus assurés en matière politique n’est cependant pas sans soulever de nombreuses difficultés d’un point de vue scientifique. Ces difficultés ne sont pas nouvelles et le débat sur la consistance de la notion était déjà vieux de plusieurs décennies quand Hannah Arendt publia Les Origines du totalitarisme en 1951 1. Qui dit débats, dit définitions différentes de la notion 2, ainsi, on distingue des définitions du “totalitarisme de gauche” ou “de droite”. Ces définitions sont à rapprocher de l’orientation politique de leur auteur, ainsi, le terme a été employé par des auteurs d’obédience libérale 3 autant que marxiste 4 et même par des nazis 5. Dans une définition a minima, un “régime totalitaire” se caractérise par sa volonté de contrôler non seulement les activités, mais aussi les pensées des individus, en imposant l’adhésion à l’idéologie qu’il promeut.

Il serait en effet vain de chercher, pour le moment, à proposer une définition plus poussée, tant celles-ci sont nombreuses, quand bien même on retrouve un noyau dur de propositions. Cette indétermination, si elle pose problème au niveau scientifique, est précisément ce qui en fait un fabuleux outil politique en tant que signifiant vide 6. Pis, en créant de fausses oppositions, le concept permet d’un point de vue politique d’empêcher une réflexion sur la nature de celui qui l’emploie, de le soustraire au champ de la critique. Enfin, le contexte historique de développement du concept (la guerre froide) a mené un certain nombre de scientifiques et intellectuels libéraux, d’Hannah Arendt à Edgar Morin, en passant par Raymond Aron, à tenter de mettre en conformité la définition scientifique de la catégorie avec les intérêts politiques du bloc de l’Ouest 7.

Une notion politique évolutive, forgée au cœur de la guerre froide

Le concept de totalitarisme peut être abordé de deux façons : soit par une approche matérialiste, visant à mettre au jour les conditions objectives menant à la mise en place d’un “régime totalitaire” et une approche déductiviste, consistant à définir un certain nombre de critères comme révélateurs de l’existence d’un totalitarisme. La seconde approche, principalement mobilisée par les auteurs d’obédience libérale, s’est largement imposée dans le champ politique, malgré d’incessantes modifications des critères élaborés, au gré des nécessités de la guerre froide.

Ainsi, l’application du qualificatif totalitaire a suivi les évolutions du jeu des blocs : l’Espagne de Franco, le Portugal de Salazar ou l’Italie post-mussolinienne ne relèvent pas de la catégorie selon Arendt 8, pas plus que la Yougoslavie titiste où les fidèles de l’URSS sont exterminés dans des camps de concentration. A l’inverse, la Chine et l’Inde présenteraient, a minima, un terrain favorable pour le développement d’un tel régime 9. Le fait que Tito ait alors rompu avec Staline, que le Portugal, l’Espagne et l’Italie fassent partie de l’OTAN et que l’Inde soit alliée à l’URSS ne sont bien évidemment que des coïncidences. On ne saurait soupçonner les “démocraties libérales” de transiger avec les droits humains pour accroître leur puissance ou conclure de juteux contrats (d’armement par exemple)… On le voit : l’emploi de la catégorie ne répond pas uniquement à des impératifs scientifiques et possède un véritable potentiel performatif politiquement. A partir de ce moment, le terme, s’il ne soulève guère de débats quant au régime nazi, va servir à y assimiler l’URSS puis, avec la disparition de cette dernière, tout ce qui se rapproche d’un mouvement de gauche. Il s’agit alors de lier ontologiquement marxisme et totalitarisme, afin de faire du premier le repoussoir idéal pour les régimes capitalistes, ou, pour reprendre les mots de Zizek : “dénoncer la critique de gauche de la démocratie libérale en la représentant comme le pendant, le double de la dictature fasciste de droite 10“.

C’est ce qu’entreprend Arendt dans la deuxième édition de son ouvrage, tout en considérant que le qualificatif “totalitaire” ne peut s’appliquer qu’à l’URSS de Staline 11, après que ce dernier avait fait liquider toutes les structures d’organisation collective mises en place par Lénine. Mais alors, si la mise en place d’un “régime totalitaire” en URSS répond à des circonstances précises (analyse matérialiste), comment l’idéologie marxiste pourrait-elle en être la cause directe et unique (approche déductiviste) ? Arendt avance piteusement que ceci s’expliquerait par le fait que “Lénine aurait été davantage guidé par son instinct de grand homme d’Etat que par le programme marxiste proprement dit 12“… Outre que cette explication méconnaît (volontairement) toute l’histoire des jeunes années de l’URSS, elle procède par une personnalisation et une naturalisation bien peu scientifique, qui est la marque de l’approche libérale du phénomène.

En effet, la conception déductiviste pose tous les problèmes inhérents à une approche typologique, recourant à des idéal-types et des critères plus ou moins arbitrairement choisis. D’une part, appliquer des critères identiques à des situations différentes (l’Allemagne hitlérienne et la Russie stalinienne) a peu de chances de permettre une analyse fine de chacun de ces cas. D’autre part, nombre des critères mobilisés par les tenants de cette approche peuvent s’appliquer indistinctement à des régimes qualifiés de “démocratiques” et de “totalitaires”. Ainsi quand Hannah Arendt considère que le totalitarisme “présuppose un rapport direct et immédiat entre chef charismatique d’un côté, et masse amorphe et atomisée de l’autre 13“, le lecteur de 2019 ne peut s’empêcher de sourire (jaune) en pensant à la méthode et au storytelling élyséen déployé par Macron. Le président qui dort peu parce qu’il se donne corps et âme à sa mission ? Staline l’avait déjà fait. Réduire la liberté de manifestation et procéder à des arrestations “préventives” ? Idem. Et ne parlons surtout pas de cette ultra-personnalisation du pouvoir et des rodomontades de cours de récré (“qu’ils viennent me chercher”… derrière mon parlement godillot et mes CRS…). Probablement que le stalinisme, comme l’enfer et le totalitarisme, “c’est les autres”…

Une qualification à géométrie variable pour mettre à bas le “péril idéologique”

Si la notion est historiquement variable, alors sur quoi se fonde cette approche déductiviste et quels sont les critères généralement mobilisés pour définir un “régime totalitaire” ? Ces indices sont : l’existence “[d’]une idéologie [d’État], […] un parti unique, généralement dirigé par un seul individu, […] une conduite terroriste, […] le monopole des moyens de communication, […] le monopole de la violence et […] une économie directement gouvernée par un pouvoir central 14“. Tous ces critères, sans exception, sont ou ont été remplis par des États régulièrement qualifiés de démocratiques. Des bombes atomiques larguées sur le Japon aux lois raciales aux États-Unis, de la prise de pouvoir du général de Gaulle en 1958, à la présence de l’État français au capital de nombreuses entreprises, en passant par les noyades de manifestants algériens sur ordre du préfet Papon en 1961…

C’est le caractère arbitraire de ces critères qui permet justement de faire entrer dans la catégorie “totalitarisme(s)” à peu près tout régime politique et l’État qui le matérialise. En réalité, un critère reste cependant fondamental, c’est celui de l’idéologie. Il est fondamental parce que c’est sur ce point précis qu’a porté, depuis Arendt et la guerre froide, le fond de l’accusation en totalitarisme. Il s’agit de faire de la revendication d’une idéologie le germe du totalitarisme, pour disqualifier immédiatement toute contestation de l’ordre dominant qui, par un effet de miroir, ne peut qu’être “désidéologisé 15“, pragmatique…

L’avantage est double : toute contestation de l’ordre dominant se fondant sur un conflit idéologique (par exemple l’exigence d’une redistribution équitable des richesses contre l’accaparement de ces dernières par une minorité) est totalitaire, car il est animé par une motivation… idéologique. Si tout mouvement contestant l’ordre dominant est idéologique, alors tout mouvement de ce type est totalitaire et l’ordre dominant ne peut être que démocratique. Pour peu que l’on pousse un peu plus le raisonnement, on en conclura que si l’ordre dominant est attaqué par un adversaire idéologique/totalitaire, il peut alors, afin de défendre la démocratie qu’il représente et incarne, employer “tous les moyens nécessaires”.

L’idéologie est le seul critère véritablement opérant dans la conception libérale du totalitarisme. Car il permet de désigner comme tel tout ce qui ne relève pas de lui ou, a minima, n’est pas compatible (ou inoffensif) avec lui et donc de ne pas remettre en cause ses propres fondements et pratiques. Cette conception n’est rendue possible qu’à la condition d’une cécité volontaire sur soi-même et sur la nature de l’État, envisagé comme une entité neutre, contrôlée par les citoyens. Mais l’État ne saurait être neutre. L’État est, par définition, politique, il est la cristallisation du rapport de force entre les différentes classes sociales et représente donc les intérêts, les modes de pensée et d’explication du monde de la classe dominante, bref, de son idéologie. Selon François Furet, (qu’on soupçonnera de tout sauf de gauchisme), les idéologies sont “des systèmes d’explication du monde à travers lesquels l’action politique des hommes a un caractère providentiel, à l’exclusion de toute divinité 16“. Il faut se donner la peine de le lire plusieurs fois et lentement pour bien se figurer l’aveuglement volontaire des auteurs et politiques libéraux, qui jurent leurs grands dieux à longueur de plateaux télés qu’ils ne sont que pur pragmatisme dénué de toute vilaine idéologie.

Le fait est que tout régime politique, tout Etat qui l’incarne, ne peut être fondé que sur une idéologie, c’est à dire un cadre rationnel (vis-à-vis de lui-même) fournissant des explications à des phénomènes observés, sur la base duquel sont construites les réponses apportées à ces phénomènes par le pouvoir politique. En témoigne l’utilisation d’éléments de langage et de logiques (circulaires) identiques par les classes dominantes mondiales, qui manient une novlangue 17 masquant ses présupposés idéologiques sous le masque (bien peu convaincant) du pragmatisme. Ainsi, si la mondialisation est un fait irréfutable, peut-on dire qu’il n’est pas possible de la contrôler, de l’orienter, qu’aucune autre forme de mondialisation n’est possible ? C’est bien là, d’ailleurs, qu’apparaît de la manière la plus flagrante la contradiction des “ennemis de l’idéologie” : si le politique ne peut qu’accompagner les marchés, sans contrôle sur eux, alors à quoi pourrait bien servir le politique ? C’est donc que, malgré les apparences qu’il tente de donner, le politique agit sur la base d’un choix : celui de tout mettre en œuvre pour satisfaire et faire croître les marchés – et donc les bénéfices de la classe dominante – au nom de la théorie, qu’il sait fausse, du ruissellement. “Des systèmes d’explication du monde à travers lesquels l’action politique des hommes a un caractère providentiel, à l’exclusion de toute divinité”… A moins de considérer le marché comme un Dieu, on voit mal comment un tel raisonnement ne serait pas idéologique.

Distinguer entre “régimes totalitaires” et “non totalitaires” ne permet pas de saisir la nature propre d’un quelconque régime politique, car la notion ne recoupe aucune réalité propre à un système particulier. Si aucun régime particulier ne possède les caractéristiques distinctives du régime totalitaire, c’est donc que tous les partagent, à des degrés plus ou moins prononcés.

État total, poudre de perlimpinpin et tendance totalitaire

Un “État totalitaire” est, par définition, total. C’est à dire qu’il “englobe toutes les activités d’un individu du berceau à la tombe 19“, en imposant une Weltanschauung 20, découlant de son idéologie. Serait-ce à dire qu’il existe, a contrario, des régimes partiels, des régimes politiques ne s’étendant pas à l’ensemble de la société dans laquelle ils sont dominants ? La réponse est bien évidemment négative pour deux raisons évidentes : tout d’abord un tel système ne pourrait fonctionner une fois ses limites atteintes. Un peu à la manière d’un “super droit d’asile médiéval” (lointain ancêtre du jeu du chat perché, consistant à déclarer insaisissable par la Justice un individu s’étant réfugié dans une enceinte religieuse). En effet, comment un système politique, qui a donc vocation à gérer la vie sociale dans sa globalité, pourrait-il se perpétuer si ses sujets peuvent s’en extraire sans contraintes ni difficultés ? Ensuite – et ce point répond directement au premier – un régime politique a, par définition, vocation à emplir l’espace disponible, afin de réguler la vie de la société. Il le fait par la voie de la contrainte, qu’elle soit normative (les lois et règlements) ou purement répressive (l’emploi de la force publique).

Loin d’être un concept valable, la notion de totalitarisme est une sorte de subterfuge théorique ; au lieu de nous donner les moyens de réfléchir, de nous contraindre à appréhender sous un jour nouveau la réalité historique qu’elle désigne, elle nous dispense de penser, et nous empêche même activement de le faire

Dans cette conception, nul besoin de mobiliser la catégorie du totalitarisme pour expliquer le phénomène : l’État impose sa volonté (ou plus précisément celle de ses acteurs), qui s’étend à la mesure du territoire sur lequel il exerce son autorité. Le fait qu’il emploie ou non la violence ne change rien au fait que l’État exerce son contrôle et étend perpétuellement sa capacité de contrôle. Autrement dit : “si le totalitarisme est un contrôle total, alors il s’accomplit véritablement lorsque le contrôle de la volonté des individus rend la terreur superflue. Le “vrai” totalitarisme, c’est la servitude volontaire 21“.

On arguera que le contrôle de l’État – disons français – et de ses émanations, n’est pas total, n’englobe pas toute la vie privée des individus relevant de sa compétence. Pourtant, qu’on veuille bien se rappeler qu’en France, il existe un état-civil, c’est à dire un registre créé et entretenu par l’État, par lequel il impose un recensement de tous les citoyens et qu’il est pénalement répréhensible de ne pas déclarer une naissance 22. On notera pourtant qu’il se garde bien d’intervenir dans certains secteurs, comme la finance, mais c’est là considérer que l’État est un outil neutre, qu’il représente “l’intérêt général”. C’est là oublier que l’État est le moyen de mise en œuvre d’un système politique, c’est à dire la cristallisation d’un rapport de forces entre les différentes classes sociales et qu’il est, avant tout, un outil de domination, pour assurer le maintien de l’ordre établi. Dit plus simplement, l’État n’a pas besoin d’une action positive pour s’étendre, si la classe dont il est l’outil de domination agit pour lui. L’État ne recule pas, mais se repositionne, en créant les conditions permettant à ses créanciers d’investir directement l’espace public. C’est là tout le sens du New Public Management et des thèses sur “l’État stratège 23“, qui ont trouvé un aboutissement dans la Révision Générale des Politiques Publiques (RGPP) engagée par Nicolas Sarkozy : étendre le contrôle de l’État en s’appuyant sur des “partenariats” avec la classe dominante.

L’opposition entre États ou régimes politiques “totalitaires” et “non totalitaires” a pour unique but de masquer que tout État vise à la totalité et que la seule distinction valable en la matière réside dans son caractère dictatorial ou démocratique. Preuve de l’incohérence de la notion, on peut considérer que le totalitarisme “pourrait être formellement indiscernable de la démocratie, dans la mesure où le pluralisme apparent est la condition d’une adhésion sans faille à une forme totale de contrôle social“. Autrement dit, la seule justification que peuvent avancer les tenants de la conception libérale du totalitarisme est que c’est parce que “les autres” ont une idéologie qu’ils sont mauvais et c’est parce qu’ils sont mauvais qu’ils ont une idéologie. Que ce genre de tautologie tienne lieu de pensée complexe pour éditorialistes ne devrait plus surprendre : perroquets du pouvoir, ils ne cherchent pas à comprendre ce qu’ils répètent.

Si on souhaite absolument sauver le terme (plus que la notion), on peut considérer que tout État est tendanciellement totalitaire. C’est à dire que, confronté à des situations mettant directement en jeu ses intérêts ou sa survie, tout État va mettre en œuvre des moyens plus ou moins exceptionnels, plus ou moins répressifs et violents pour le conserver. Le degré de violence et de “totalitarisation” de l’État étant fonction de facteurs spécifiques, dont l’étude permet de comprendre le processus en marche, et non de critères arbitraires appliqués de manière indifférenciée. Cependant, pour cela, on ne peut faire l’économie d’une réflexion sur la nature de la démocratie et donc remettre en cause l’ordre dominant. Car encore faut-il voir ce qu’on nomme démocratie et à quel point ce concept a, lui aussi, été vidé de son sens dans le discours politique grand public. La preuve par Macron et son opération de communication maquillée en “grand débat”, ou les innombrables “petites phrases” méprisantes et insultantes des membres du gouvernement envers les Gilets Jaunes.

Il y a fort à craindre que ce pouvoir aux abois 24, puisqu’il n’a toujours pas compris que ses catégories toutes faites, ses éléments de langage périmés et ses violences policières ne lui permettraient plus d’éviter de se remettre en question, s’obstine et radicalise le conflit. Il est impossible de répondre à la question de savoir jusqu’à quel point, jusqu’où, la “tendance totalitaire” de l’État ira. A vrai dire, la question est de peu d’intérêt à l’heure actuelle. En revanche, il est urgent de se demander par quels moyens on pourra l’empêcher de se déployer et d’accroître la répression. En frappant un grand coup ? Avec une grève générale ? Ce point devra être abordé dans les Assemblées Générales et partout où on souhaitera en parler, car à la défiance dont de nombreux Gilets Jaunes font preuve face à tout ce qui relève du politique, par dégoût des magouilles partisanes, il faut répondre par l’honnêteté. C’est ainsi et seulement ainsi qu’il sera possible de rendre aux concepts de “politique” et “d’idéologie” leur noblesse et leur sens.

1 Domenico Losurdo, “Pour une critique de la catégorie de totalitarisme”, Actuel Marx, 2004/1 (n° 35), p. 115-147.
2 Pour une présentation approfondie de ces différentes conceptions, se reporter à Domenico Losurdo, ibid, §2 – 11.
3 Hanna Arendt, “Les origines du totalitarisme”, Harcourt Brace & co, 1951. Enzo Traverso, “Le totalitarisme : le XXe siècle en débat”, Seuil, 2001, 928 p.
4 Slavoj Žižek, “Vous avez dit totalitarisme ? Cinq interventions sur les (més)usages d’une notion”, Éditions Amsterdam, 2013, 312 p.
5 Voir en ce sens : Wolfgang Ruge et Wolfgang Schumann, “Dokumente zur Deutschen Geschichte 1917 – 1919”, Röderberg, 1977, 146 p.
6 Ernesto Laclau, “La Raison populiste”, Seuil, 2008, 304 p. Voir en particulier p. 120.
7 Hanna Arendt, op-cit. Edgar Morin, “De la nature de l’URSS. Complexe totalitaire et nouvel Empire”, Fayard, 1983, 275 p. Raymond Aron, “Démocratie et totalitarisme”, Gallimard, 1965, 374 p.
8 Hanna Ardent, “Les origines du totalitarisme”, 2e édition augmentée, 1958, pp. 308 – 309.
9 Idem, p. 311.
10 Slavoj Žižek, op-cit.
11 Idem, pp. 318 – 319.
12 Domenico Losurdo, op-cit.
13 Domenico Losurdo, op-cit.
14 Carl Joachim Friedrich, Zbigniew Brzezinski, “Totalitarian Dictatorship and Autocracy”, Harvard University Press, 1956, p. 9.
15 Ainsi, face aux mouvement des Gilets Jaunes qui, produit de décennies de dénigrement des notions mêmes d’idéologie et de politique, le pouvoir ne sachant comment s’adapter puisqu’il refuse d’écouter le peuple, multiplie les tentatives pour le replacer dans sa grille de lecture : en tentant de faire passer ses membres pour des abrutis d’extrême droite…
16 François Furet, “Le Passé d’une illusion. Essai sur l’idée communiste au XXe siècle”, Robert Laffont / Calmann-Lévy, 1995, p. 18.
17 Pierre Bourdieu, Loïc Wacquant, “La Nouvelle vulgate planétaire”, Le Monde Diplomatique, mai 2000, pp. 6 – 7.
18 Slavoj Žižek, op-cit.
19 Friedrich Hayek, “The Road to Serfdom”, Ark Paperbacks, 1944, rééd. 1986, p 85.
20 Traduisible par “vision du monde”, c’est à dire, sommairement, la représentation que la société se fait d’elle même et du monde qui l’entoure, en un lieu et une époque donnée.
21 Nestor Capdevila, “Totalitarisme, idéologie et démocratie”, Actuel Marx, vol. 33, no. 1, 2003, pp. 167-187.
22 Arts 433-18-1 à 433-21-1 Code pénal.
23 Philippe Bezes, “La genèse de l’ « État stratège » ou l’influence croissante du New Public Management dans la réforme de l’État (1991-1997)”, Réinventer l’État. Les réformes de l’administration française (1962-2008), dir. Philippe Bezes, Presses Universitaires de France, 2009, pp. 341-420.Pour une exemplification de ces politiques : Jérôme Aust et Benoit Cret, “L’État entre retrait et réinvestissement des territoires. Les Délégués régionaux à la recherche et à la technologie face aux recompositions de l’action publique “, Revue française de sociologie, vol. 53, no. 1, 2012, pp. 3-33.
24 Frédéric Lordon, “Il est allé trop loin, il doit partir”, La Pompe à Phynance, 28.01.2019 : https://blog.mondediplo.net/il-est-alle-trop-loin-il-doit-partir

« J’veux du Soleil » : sur les routes d’une aventure politique

Marcel, gilet jaune ©Catfish Tomei

Décembre 2018, sur un sprint d’une semaine, le réalisateur Gilles Perret et le député-reporter François Ruffin ont sillonné les routes de France pour tourner J’veux du Soleil. Ce roadtrip documentaire esquisse un portait des gilets jaunes, à travers une mosaïque de rencontres avec les occupants des ronds-points, le tout sur un ton mêlant l’espièglerie à l’émotion. Monté en à peine quelques semaines, J’veux du Soleil sort le 3 avril 2019, alors que le sujet des gilets jaunes continue à faire l’actualité, à moins de deux mois des élections européennes. Loin d’être fatigués de parcourir le pays en long et en large sur des milliers kilomètres, les deux amis et coréalisateurs se sont lancés dans un véritable marathon de projections-débats à travers tout l’hexagone. C’est pourquoi, au-delà du film qui retrace des rencontres avec des gilets jaunes, cette tournée-événement est en miroir d’une œuvre très engagée, une aventure politique en soi, que l’on a pu suivre à Nantes et à Dijon, fin mars. En voici le récit, au plus près de ses acteurs.


Donner à voir sur les ronds-points, les cœurs qui battent sous le gilet jaune

Le 22 mars 2019 est la veille de l’acte XIX des gilets jaunes, celui pour lequel le gouvernement a décidé de mobiliser les militaires de Sentinelle, franchissant ainsi un cap dans la dramatisation du conflit entre l’exécutif et la rue : nous sommes à Nantes et comme partout en France, la bataille de l’image continue à faire rage. Une longue file s’est réunie devant le Concorde, cinéma indépendant situé au centre-ouest de la ville, pour assister à l’avant-première de J’veux du Soleil. Comme un refrain, la même idée revient : voir autre chose que les images de BFMTV, avoir un autre regard que celui de CNEWS, et un son de cloche différent de celui de la majorité des éditorialistes.

On entend la voix chantante d’un vendeur à la criée : « Le Figaro ! Qui veut le Figaro, je le vends deux euros ! ». L’homme est de petite taille, le sourire malicieux et, un gilet jaune sur les épaules, c’est en réalité le journal Fakir, dirigé par François Ruffin, qu’il est en train d’écouler : la foule répond en riant, plus ardemment encore lorsqu’un homme s’exclame « et moi, je vends des slips Emmanuel Macron ! ». On comprend que pour ces gens-là, les gilets jaunes incarnent bien autre chose qu’une bande de casseurs, de voyous ou d’extrémistes mal intentionnés. Sans doute est-ce moins un film qui convaincra les « anti-fluo », qu’il ne rassemblera les pros.

Quelques militants patientant avant l’arrivée de François Ruffin au cinéma le Concorde à Nantes, le 22 mars 2019, ©Florence Gascoin

Avant de débuter la projection, le responsable du cinéma explique au public qu’il a dû passer de deux à quatre séances d’avant-premières, tant la demande a été forte : « Avant même d’avoir le temps de communiquer sur Facebook ou autre, presque toutes les places étaient prises ! Plus fort encore que pour Merci Patron ! ». Et il encourage les personnes présentes à propager le buzz et il y a déjà dans ce geste, un acte presque militant : on vote aussi avec des tickets de cinéma.

C’est un acte presque militant : on vote aussi avec des tickets de cinéma.

Le film commence et l’on comprend rapidement le sujet : cela fait quelques semaines que les gilets jaunes sont dans la rue, et l’on entend les commentateurs ainsi qu’Emmanuel Macron accuser cette foule d’incarner la haine xénophobe, homophobe et porteuse de toutes les intolérances. Ces gens sont-ils réellement les fachos que l’on prétend ? s’est demandé François Ruffin avant de rapidement découvrir que ces gens qui occupent les ronds-points sont « fâchés mais pas fachos ». Le road-trip que lance alors le député de la France insoumise (FI) aux côtés de son ami Gilles Perret, derrière la caméra, c’est le moyen d’aller à la rencontre des gilets jaunes et d’en donner une autre vision que celle, très négative, véhiculée par la classe dominante.

L’ambition est d’autant plus complexe qu’en six jours de tournage, les deux compagnons de route n’ont le temps que de rencontrer un échantillon de personnes très limité. Par ailleurs, le chemin de leur Citroën Berlingo est souvent orienté par des proches qui recommandent tel ou tel rond-point. Alors plutôt que de tenter de révéler la vérité politique statistique du phénomène gilets jaunes, les réalisateurs font le pari de réaliser des portraits de qualité : autour des ronds-points, ils prennent le temps de rencontrer les femmes et les hommes qui ont installé là une part de leur quotidien, semaine après semaine. Les lieux ont souvent été aménagés avec des pancartes et des drapeaux porteurs de slogans, mais aussi d’espaces pour s’abriter et passer du temps ensemble, signe d’une véritable appropriation des lieux.

Gagnant la confiance de leurs interlocutrices et interlocuteurs, Perret et Ruffin se font souvent inviter chez eux et échangent là autour d’une bière ou d’un café, de manière plus intime et approfondie, au sujet des histoires et parcours de vie. Le film porté par une seule caméra est minimaliste, à l’image du mode de vie des personnes rencontrées, renforçant la sensation de proximité. Dans la salle, le spectateur rit et souvent s’émeut, à l’écoute de récits très sincères, emplis de leur lot de drame mais aussi, bien souvent, d’autodérision : alors, qui sont ces cœurs qui battent sous le gilet jaune ?

Perret et Ruffin, simples artistes de la question sociale ?

Est-ce que ce sont donc des fachos qui revêtent le fluo ? D’après Khaled, un gilet jaune, ce n’est pas absolument le cas : l’homme, amputé des deux jambes, explique qu’il ne trouve sur le rond-point que de la fraternité et de la solidarité. Un de ses compagnons de route, plus caucasien d’apparence, le décrit « comme un frère » : pour lui, s’il y en a bien « deux ou trois » qui ont des idées racistes, il explique comme beaucoup d’autres que la question raciale reste extrêmement secondaire sur les ronds-points.

Affiche du film, J’Veux du Soleil, ©Fakir-JOUR2FÊTE

En revanche, ce qui ressort de manière très saillante dans les témoignages, c’est la question sociale. Il y a Carine par exemple, on comprend qu’elle survit en gagnant des cartes d’achats dans les bingos et lotos organisés dans sa commune. On comprend qu’il y a un esprit de débrouille qui ne suffit pas toujours et qui se mêle à des solutions de court-terme comme les prêts à la consommation dont on imagine facilement les funestes spirales qu’elles impliquent. Il y a la honte d’un mari qui ne supporte pas d’aller mendier son repas et celui de ses enfants aux Restos du Cœur. Il y a Loïc, pizzaïolo et jeune papa, qui n’a pas mangé depuis trois jours lorsqu’il rencontre les réalisateurs, et qui raconte comment les galères de vie ont fini par avoir raison de son couple. Du pathos ? Bien entendu qu’il y en a, mais pas seulement.

Car à travers les « Corinne, les Carine, les Khaled, les Rémi, les Denis, les Cindy, les Marie » il y a un élan qui transforme les détresses individuelles en un élan commun. On cesse de s’isoler derrière les écrans et dans les autres errements chez soi pour se retrouver sur le rond-point, on parle, on partage, on pleure, on cesse de sentir seul, on se lie de riches amitiés, on tombe parfois amoureux, et on remplace la honte par une quête de dignité. Ce récit des gilets jaunes porté par Perret et Ruffin est tout sauf anodin, car il offre autre regard sur cette communauté, dont l’image est communément traitée d’une manière qui rappelle bien cet adage de la bourgeoisie du XIXème siècle : « classes laborieuses, classes dangereuses. »

On remplace la honte par une quête de dignité.

Des chercheurs en psychologie sociale comme Herbert Kelman, Albert Bandura ou encore Nick Haslam ont avancé plusieurs théories qui montrent comment un groupe humain met en œuvre, consciemment ou non, un processus de déshumanisation d’un autre groupe, pour des motifs sociaux, raciaux mais aussi économiques et politiques. À cet égard, J’veux du Soleil contribue fortement à « ré-humaniser » l’image des « gilets jaunes » après que nombre de paroles et d’actes de violence aient contribué à les chosifier, de l’ancien ministre de l’Éducation nationale, Luc Ferry, appelant à leur tirer dessus, aux différents actes de mutilation et d’éborgnement toujours justifiés et légitimés par les forces de l’ordre.

Pas étonnant donc, qu’après la projection à Nantes, un homme qui se présente comme un gilet jaune remercie Gilles Perret pour « ce film qui montre la beauté de ce qui se passe de notre côté », de même qu’une dame évoque, la voix tremblante d’émotion, une œuvre qui « réconcilie avec l’humanité ». Partout, les deux réalisateurs emmènent avec eux une grande fresque représentant Marcel soixante-dix-sept ans, ouvrier d’origine espagnole et gilet jaune : dans le film, les protagonistes le décrivent comme une personnification de leur mouvement, les traits marqués, tristes et en même temps, souriant, fier et relevant enfin la tête.

Marcel, gilet jaune ©Catfish Tomei

Et plus encore, il y a la réappropriation des mots et la force du passage à l’acte : c’est désormais Emmanuel Macron que l’on moque et à travers lui, l’absurdité des choses que l’on dénonce. Dans le film, on voit François Ruffin en dialogue avec deux gilets jaunes qui participent à une opération de péage gratuit. En plein contexte de suppression de l’ISF, le député insoumis leur explique qu’avec la privatisation des autoroutes entre 2005 et 2007, l’État s’est privé de 4,5 milliards d’euros par an de ressources. Comme l’une des deux femmes explique que ce montant est si grand qu’il ne signifie rien pour elles, François Ruffin leur explique qu’avec cet argent, on pourrait rendre les transports en commun gratuits partout en France. La mécanique de la honte est bel et bien inversée, dans la vie de ces gens comme dans l’écho renvoyé par le film. À ce moment comme à d’autres, on comprend que le J’veux du Soleil va plus loin que la simple exposition de la question sociale.

Un film politique, sur des gens qui se politisent, pour faire de la politique

Il faut dire que Gilles Perret et François Ruffin n’en sont pas à leur coup d’essai. Le premier a réalisé pléthore de film engagés, faisant des récits-hommages du programme du Conseil national de la Résistance (Les Jours Heureux, 2013), de la Sécurité Sociale (La Sociale, 2016) mais aussi, de manière plus engagée, de la campagne de Jean-Luc Mélenchon (L’insoumis, 2018). Quant au deuxième, il a éclos politiquement en 2016, passant d’un premier succès cinématographique Merci Patron ! à une visibilité grandissante à travers le mouvement social « Nuit debout », aboutissant à son élection comme député en 2017. Un film populaire pour un mouvement populaire, voilà qui nous rappelle quelque chose.

Les deux réalisateurs, Gilles Perret et François Ruffin ©Fakir

Lorsqu’on interroge Gilles Perret au sujet des résistances rencontrées au sujet de la diffusion du film, ce dernier explique que si tout s’est bien passé dans la majorité des cas, il y a eu tout de même quelques réticences. En premier lieu, certains responsables de cinéma ont craint pour la qualité d’un film tourné et monté en moins de quatre mois. Mais surtout, il y a eu des résistances plus purement politiques : à Amiens un cinéma d’art et d’essai, financé en grande partie par des subventions publiques, a refusé de projeter le film, a priori pour éviter de froisser l’équipe municipale aux couleurs de l’UDI. Indéniablement social, J’veux du Soleil est bel et bien devenu un objet politique.

Le témoignage de Cindy, l’une des gilets jaunes interviewée, cristallise cette dynamique entre le populaire, le social et le politique : « La politique, ça nous intéressait plus du tout parce qu’on était berné depuis des décennies. […] On se dit que peut-être on va changer le cours de l’histoire, du coup on a envie de retourner aux urnes, on a envie d’apprendre. » Et il est intéressant de noter comment en retour, une situation personnelle devient l’objet d’un débat politique.

« La politique, ça nous intéressait plus du tout parce qu’on était berné depuis des décennies. […] On se dit que peut-être on va changer le cours de l’histoire, du coup on a envie de retourner aux urnes, on a envie d’apprendre. »

À la sortie de la projection-débat à l’Eldorado, cinéma indépendant d’un faubourg au sud de Dijon, on a pu surprendre cette discussion sur Cindy. Il y a plusieurs années, cette femme alors mère célibataire et salariée dans le Nord, a laissé son emploi par amour, pour rejoindre son nouveau compagnon dans le sud de la France. Sur le trottoir devant le cinéma, deux personnes discutent et la première s’exprime : « La pauvre, elle en a connu des galères. Après, elle avait déjà un enfant, puis elle en a eu deux ou trois autres alors qu’elle avait déjà des problèmes… C’est pas responsable et quelque part, elle cherche un peu. Et je suis sûr qu’il y en a plein d’autres dans son cas, alors après, c’est pas toujours la faute du système. » L’autre lui répond : « Ouais je sais pas… Tu te rends compte, il y a une femme qui galère avec son mec tombé malade parce qu’il bossait comme un fou, on en a les larmes aux yeux, et la première chose qu’on fait, c’est chercher sa responsabilité… On la juge, on regarde peut-être trop la télévision… C’est doute pour ça que ce film est utile. »

La discussion est interrompue par François Ruffin qui surgit devant le grand portrait fluo de Marcel pour prendre la parole devant le cinéma. Soudain, on comprend que ce n’est plus seulement le réalisateur qui s’adresse à la foule, c’est aussi l’homme politique, élu député en 2017 mais déjà reconnu pour ses talents d’orateur. Dans J’veux du Soleil, surgit cette citation de Victor Hugo : « C’est de l’enfer des pauvres qu’est fait le paradis des riches ». Entre le grand poète français et François Ruffin, il y a des différences de style mais aussi nombre de parallèles : lui aussi a été parlementaire et en forte opposition au pouvoir, lui aussi a utilisé l’art et la plume pour mettre en lumière la question sociale et affronter ses adversaires politiques, lui aussi a su cultiver un certain art de la mise-en-scène, jouant sur l’ambivalence de l’artiste et du politique. Car si à l’écran, ce film politique sur des gens qui se politisent appartient à part égale aux deux réalisateurs, en dehors des salles, c’est bien François Ruffin qui utilise le plus directement son oeuvre pour faire de la politique.

Gilets jaunes et champion rouge : au cœur de la galaxie Ruffin, du soleil pour tous

On le voit bien à Nantes, c’est toute sa galaxie que le député de la Somme réunit autour de ce nouveau film-totem. Il y a bien entendu les équipes de Fakir qui font la promotion de J’veux du Soleil, de même que le film qui les a mises à contribution les valorise : à travers eux, il renforce son ancrage dans le tissu amiénois et le monde du journalisme. À la sortie du Concorde à Nantes, on est directement accueillis par un groupe de militants de la France insoumise : on se rappelle alors qu’au sein du mouvement, un certain Jean-Luc Mélenchon encourage son jeune camarade, étoile montante, à « ne pas fermer la porte de la présidentielle ».

Le soir même dans la salle des Égalités, à quelques rues du lieu de projection, François Ruffin apparaît devant une foule compacte de plusieurs centaines de personnes : sont présents des militants politique, des gilets jaunes, mais aussi beaucoup d’acteurs associatifs locaux ainsi que des curieux qui ont vu le film, ou pas encore. Hasard ou non, le timing est intelligent : le député-reporter est accompagné d’une candidate locale pour les Européennes, Édith James, qui accueillera quelques jours après à Nantes, Manon Aubry, tête de liste pour les mêmes élections.

La foule devant l’Eldorado et François Ruffin, le 29 mars 2019, à Dijon ©L’Eldorado

François Ruffin est-il le champion rouge qui réunira les gilets jaunes loin des teintes bleu marine et de l’abstention ? Ou cherche-t-il à trouver l’appui des gilets jaunes pour s’affirmer comme un héraut suffisamment légitime pour représenter son camp ? Il n’en dit mot mais lorsque l’on questionne les militants de la France insoumise présents, Mélenchon reste un repère primordial et, bien que populaire, Ruffin n’a pas encore remplacé le tribun renommé. Par ailleurs, le député affirme lui-même ne pas se sentir (encore) l’âme d’un homme d’État.

François Ruffin, Place Wilson à Dijon, le 29 mars 2019, ©Insoumis21

Pour lui, l’enjeu du soir semble être d’affirmer sa marque de fabrique. J’veux du Soleil a suscité l’émotion durant la journée et ouvert la brèche à des idées : c’est là que Ruffin sort sa deuxième arme, Ce pays que tu ne connais pas, ouvrage dans lequel il s’adresse à son alter-ego antagonique, son frère ennemi amiénois, qui n’est autre que le président de la République. Il lit des passages à voix haute. Issus du même lycée, François Ruffin raconte leur parcours à chacun, diamétralement opposés tant dans leur position sur le spectre politique, que dans leurs relations et leurs attitudes : incarnation de la « sécession des riches », Emmanuel Macron aurait choisi l’ENA, la capitale, les banquiers et le décorum des puissants du monde quand le député insoumis aurait choisi une carrière de terrain, au local dans sa province et auprès des gens.

À plusieurs reprises dans le film, le député insoumis se prête à un jeu avec ses interlocuteurs : « Si j’étais Emmanuel Macron, que me diriez-vous ? » Et l’air de rien, tout en accueillant l’émotion et le discours de ces gilets jaunes qu’il rencontre, il est un instant à la place du président de la République tout en le ramenant parmi le commun. Bien sûr, tout cela n’est pas forcément pensé ou calculé, mais François Ruffin aussi fait son passage à l’acte vis-à-vis du pouvoir en s’autorisant à le saisir, même de manière fictive et ludique : après tout, son oeuvre est aussi le produit du subconscient de l’artiste qu’il est.

Au surplomb d’un Jupiter qui discourt et impose lointainement comme un Roi-Soleil, François Ruffin se préfère ainsi comme celui qui écoute et propose du soleil à toutes et tous : c’est ainsi que se termine J’veux du soleil, sur une plage embrumée, poétiquement gagnée par le chant d’une jeune femme et l’astre lumineux qui perce à travers les nuages. Un moyen de se mettre à la hauteur d’un président de la République, pour pouvoir l’affronter comme champion de la France qu’il ne connait pas ? Ou bien même le remplacer ? C’est en tous cas ce qui se murmure autour des salles, à Nantes, à Dijon et sûrement ailleurs.

« Nos doléances sont sur vos murs » : quand les gilets jaunes se réapproprient l’espace public

https://larueourien.tumblr.com/post/184710963486
Graffiti en marge d’une manifestation des gilets jaunes. © Tumblr LA RUE OU RIEN

Les nombreuses manifestations qu’a initié le mouvement des gilets jaunes ont vu fleurir un certain nombre d’inscriptions murales. Tout mouvement social s’appuie sur l’usage d’un répertoire d’actions militantes qui vise à le rendre visible. Le graffiti en est un registre intéressant puisque tel une véritable forme de poésie urbaine, il permet la réappropriation de l’espace public. L’analyse du recours au graffiti éclaire sur ceux des gilets jaunes et met en lumière l’intérêt de cet outil de la lutte idéologique.


 

La dynamique des gilets jaunes s’appuie sur une forte symbolique dès ses prémices. Cela s’illustre d’abord par le nom du mouvement, puisque le gilet jaune devient l’emblème de la contestation. La couleur jaune atypique le rend visible, et choisir de porter la veste de signalisation fluorescente signifie alors le ralliement au mouvement. La dimension symbolique gagne progressivement les murs des villes dès les premières manifestations, où ceux-ci sont investis par des graffitis. Les manifestants rivalisent d’originalité pour inscrire la trace du mouvement.

À la source de l’inspiration

Les nombreuses références mobilisées apportent un éclairage sur les filiations des contestataires. La référence historique la plus récurrente est celle de la Révolution française. Date clef dans l’Histoire de France, elle est l’une des rares révoltes du peuple français vraiment connue. À la différence du mouvement contemporain, elle fut initiée par la bourgeoisie. Peu à peu, les classes populaires furent cependant intégrées politiquement dans la lutte. La Révolution française est un véritable marqueur dans l’Histoire de France. Les révolutionnaires de 1789, à l’image des gilets jaunes, luttaient pour une politique de l’égalité, mais aussi contre la personnalisation du pouvoir. Les graffitis « En marche sur la tête des rois », ou encore « Sortez les guillotines » témoignent de l’analogie faite entre Emmanuel Macron et Louis XVI. Au-delà des comparatismes historiques, c’est avant tout l’idée même de révolution, et l’idéal d’une rupture politique radicale qui explique le recours à cette référence.

Les graffitis des gilets jaunes sont également pour beaucoup des références à l’actualité du mouvement. Ainsi, de nombreuses inscriptions mettent en avant l’ignominie de la répression policière qui s’abat sur le mouvement. Cela s’illustre sur les murs des villes par des phrases percutantes : « Nous sommes borgnes vous êtes aveugles » ; par d’ingénieux jeux de mots : « condés sang dents » ; ou encore par une critique plus large de la doxa économique du pouvoir : « ton ruissellement c’est notre sang qui coule ». La thématique de la violence de la répression est omniprésente, et à raison : plus de 2 000 blessés, 210 blessures à la tête, et 22 éborgnés ont été recensés depuis le début du mouvement. Inscrire sur les murs de la ville l’ampleur de la répression, c’est la rendre visible aux yeux des passants. Le mouvement des gilets jaunes écrit aussi ses propres références. « On déclarera nos manifs quand ils déclareront leurs revenus », ou « Un peuple qui vit ne rond-point » sont des graffitis qui expriment les revendications du mouvement, et se réfèrent à l’organisation de celui-ci.

L’inscription murale peut être aussi mobilisée à des fins plus poétiques, en s’inspirant de la pop-culture et de la littérature. Ainsi cela s’illustre par exemple par les graffitis ; « Gilets jaunes is coming » en référence à la série télévisée Game of Thrones, , ou encore « Lisez la guerre des pauvres » en référence au livre d’Éric Vuillard. Ces citations interpellent et jouent avec l’imaginaire du passant. Les graffitis interrogent celui qui n’a d’autre choix que de lire ce qui accroche son regard. La poésie urbaine, à la portée de tous, peut donc renforcer la sympathie du mouvement par la proximité qu’elle instaure.

Le graffiti, un moyen politique

Longtemps mis au ban de la légitimité, l’inscription murale s’ancre cependant dans une longue tradition d’activisme politique. Le graffiti permet notamment la diffusion de slogans. Bien qu’éphémère, il accroche le regard du passant. Le graffiti comporte également une dimension d’illégalité qui lui confère un caractère légitime pour le militant qui souhaite s’exprimer contre le pouvoir en place.

L’utilisation du graffiti comme outil de lutte politique est initiée par le mouvement anarchiste. Cependant, de nombreuses formations politiques s’en sont progressivement saisi. Ainsi l’illustre Solidarnosc, le syndicat polonais qui a joué un rôle clef dans la chute de la République populaire de Pologne en 1989. Pour l’organisation, l’inscription murale faisait partie intégrante de la stratégie de diffusion des revendications sociales. Philippe Artières et Pawet Rodak¹ ont travaillé sur l’usage du graffiti par les militants de Solidarnosc, et l’analysent comme une « reconquête progressive de l’espace public » via une « lutte par l’écriture ». Dans une Pologne où la propagande était omniprésente, les murs apparaissaient comme un médium visible de diffusion pour mener la lutte idéologique.

L’utilisation de l’inscription murale pour mener le combat est également édifiante au Chili. Dès les années 1960 se mettent en place des « brigades murales » affiliées aux différents partis politiques chiliens, et dont le but est de rendre ceux-ci visibles sur les murs des villes. Interdites durant la dictature chilienne, les brigades refleurissent en 1989. Elles deviennent alors davantage apartisanes, mais les messages muraux restent éminemment politiques. Ces exemples internationaux mettent en évidence l’importance de l’arme de l’écriture dans l’espace public, et comme constitutive de l’histoire sociale.

Écrire la contestation

Le mur apparaît comme un support qui ne nécessite pas de relais entre l’auteur du message et son destinataire. L’auteur du message ne recourt donc pas aux lieux de diffusion d’idées politiques communément admis, à savoir par exemple les sommets de l’État ou les médias. Il diffuse dès lors son message en contournant les artères de diffusion qui l’excluent de fait. Suivant cette idée, Xavier Crettiez et Pierre Piazza² mettent en évidence que l’inscription murale exprime une politisation. Dans un ouvrage commun, les deux chercheurs écrivent :

« Le graffiti sert cette exigence de visibilité mais permet aussi de marquer les territoires contestés au pouvoir, de subvertir les marques de l’hégémonie du trait de la moquerie ou de l’humour et plus encore d’afficher aux yeux de tous son courage et sa résistance à l’oppression ».

Si le graffiti peut apparaître de prime abord comme un acte de vandalisme, il est en réalité un véritable outil de contestation politique. Le caractère éphémère de l’inscription entre en résonance avec l’exigence de temporalité du moment de révolte. Le recours de plus en plus fréquent à la photographie permet aujourd’hui d’en garder trace et de figer l’expression publique. Le compte Tumblr La rue ou rien recense ainsi les messages à caractère politique qu’on l’on peut voir dans l’espace public.

L’inscription murale est une réappropriation de la rue, essentielle dans un moment de révolte sociale. La pluralité des graffitis nés du mouvement des gilets jaunes reflète l’hétérogénéité de celui-ci. Le graffiti « Fin du moi, début du nous » observé à Paris lors de l’acte 9 met parfaitement en lumière l’intérêt fédérateur de cette pratique protestataire.

 

¹ Philippe Artières, Pawet Rodak, « ÉCRITURE ET SOULÈVEMENT. Résistances graphiques pendant l’état de guerre en Pologne », in Genèses, 2008/1 n° 70, Belin.

² Xavier Crettiez, Pierre Piazza, « Iconographies rebelles. Sociologie des formes graphiques de contestation », in Cultures & conflits, 2013/n°91-92, L’Harmattan.

La grande débâcle du grand débat

Michele Limina, Creative Commons
Emmanuel Macron au forum économique mondial. ©Michele Limina

Le grand débat, qui se termine ce samedi 16 mars, a été largement perçu par les gilets jaunes comme une mystification, une ruse visant à étouffer la contestation plutôt que d’y répondre par un changement de cap politique. L’étude de la théorie managériale et des stratégies mises en place par les multinationales depuis les années 70-80, pour contrer les activistes qui s’opposent à elles, éclaire de manière particulièrement crue les stratégies adoptées par le gouvernement Macron, afin de noyer le mouvement social le plus important de l’histoire récente.


L’étude de la théorie managériale depuis l’essor du néolibéralisme est riche d’enseignement. Le néolibéralisme est l’aboutissement pervers du capitalisme prétendument « libéral », mais en réalité appuyé sur la puissance autoritaire des États chargés de verrouiller la vie démocratique pour permettre toutes les dérégulations économiques et financières. L’un des principes fondamentaux de ce système est de ne jamais s’énoncer en tant que tel, et même de nier sa propre existence tout en accentuant son emprise médullaire sur la société.

Vous n’entendrez jamais Macron ou un de ses clones dire : « Je suis capitaliste ». Ce mot, largement absent des discours, n’est convoqué que lors de vagues annonces visant à le dompter – on se souvient de Sarkozy, notamment, après la crise des subprimes : « Une certaine idée de la mondialisation s’achève avec la fin d’un capitalisme financier qui avait imposé sa logique à toute l’économie et avait contribué à la pervertir »[i].

Non, Macron dira : « Je suis pour la liberté ». « Je suis pour le dialogue, la co-création de notre disruption, pour bâtir un destin en responsabilité partagée, etc. » Le langage du néolibéralisme vise à perpétuer, tout en les masquant, les dominations qui asservissent la société.

Ainsi, par exemple, le mot pauvre a pris la place du mot exploité, ce qui permet de nier le processus de l’exploitation. La figure du pauvre amène la compassion, tandis que penser l’exploitation suscite l’indignation, la révolte, la lutte. On ne parle plus d’augmenter les salaires, mais « le pouvoir d’achat » en supprimant des cotisations sociales par exemple (c’est à dire : augmenter le net en attaquant le salaire brut). Le mot entreprise a remplacé patron : Le Mouvement des entreprises de France, le MEDEF, c’est-à-dire le syndicat des grands patrons, s’appelait, jusqu’en 1998, le « Conseil national du patronat français ». Il fallait que le mot patron disparaisse pour que s’étouffe la critique des hiérarchies d’entreprise et de la « théorie policière de la firme », au moment précis où le management se faisait justement de plus en plus brutal. Il est plus difficile de se battre contre une entreprise, présentée comme une « co-construction collective », une « aventure en commun », que contre un patron.

Chaque loi antisociale votée par les pouvoirs successifs est toujours présentée sous un vernis réconfortant. On facilite les licenciements et instaure la précarité généralisée pour les travailleurs des classes populaires ? Non ! On sécurise les parcours professionnels ! On verrouille les portes de l’université en instaurant une sélection géographique et, fondamentalement, sociale ? C’est le contraire ! On organise l’orientation et la réussite des étudiants. Cela fonctionne aussi en-dehors du champ économique. Ainsi de la « vidéosurveillance », devenue, sous Nicolas Sarkozy, « vidéo-protection » : on peut s’indigner d’être espionné, mais pas d’être protégé ! Et ainsi de suite.

Derrière cette entreprise de destruction méthodique du langage, et à travers lui de la pensée, s’organisent des stratégies précises, parfois issues de la théorie militaire, afin de vaincre les poches qui résistent encore à cet ordre destructeur du monde que l’on impose sous l’enrobage du pragmatisme et de la rationalité. À ce titre, les stratégies employées par Emmanuel Macron et ses soutiens pour contrer le mouvement des gilets jaunes sont riches d’enseignements.

Macron au prisme du management guerrier

Quand on étudie l’histoire du néolibéralisme, dont le management actuel (qui inspire et fascine nos gouvernants) est à la fois l’expression pratique mais aussi théorique, on réalise que ces techniques ne sont pas du tout neuves. Au cours des années 70 et 80, de nombreuses multinationales furent mises en accusation par des réseaux d’activistes qui combattaient leurs pratiques : Nestlé fut accusée de vendre du lait en poudre toxique à des populations rongées par la pauvreté ; Shell de collaborer avec le régime Sud-Africain, etc.

Pour faire face à ces oppositions citoyennes qui menaçaient leur expansion et leur chiffre d’affaires, ces grandes entreprises eurent alors recours à des armées de conseillers occultes et de spin-doctors qui, sous couvert de redorer leur image, travaillaient en réalité à annihiler leurs opposants. Le mot armée n’est pas exagéré, puisque certains parmi les plus célèbres de ces drôles de docteurs venaient directement de l’institution militaire.

L’un d’eux, Ronald Duchin, qui fut assistant spécial au ministère de la Défense américain, a un jour détaillé au cours d’une conférence la méthode qu’il convenait d’employer pour faire face à des activistes. Ceux-ci se diviseraient en quatre catégories : les radicaux, qui s’attaquent à une entreprise en particulier mais veulent en réalité combattre le système dans son ensemble ; les opportunistes, qui cherchent de la visibilité, du pouvoir, parfois un emploi ; les idéalistes, qui sont à la fois sincères et crédibles – qui se battent réellement pour un monde meilleur–, mais aussi crédules, qui peuvent facilement se laisser manipuler ; et les réalistes, des pragmatiques prêts au compromis.

Pour Duchin, la stratégie est claire : il faut négocier avec les réalistes (sur des bases qui conviennent à l’entreprise attaquée) et « rééduquer » les idéalistes, c’est-à-dire les convertir en réalistes en leur faisant gober les maigres avancées qu’on aura concédées dans la négociation. Privés des réalistes et des idéalistes, les radicaux perdent en crédibilité et paraissent s’arc-bouter sur des positions extrémistes, dangereuses. Il est alors évident que les opportunistes sauront choisir le bon camp.

Grégoire Chamayou, dans son ouvrage La Société ingouvernable[ii], décrit ce processus et ajoute, en reprenant l’exemple de Nestlé, dont le « défenseur », R. Pagan, était un ancien des services de renseignement militaires américains : « Lors du boycott de Nestlé, l’objectif à moyen terme des activistes était d’imposer un ‘code de conduite’ aux firmes du secteur. Plutôt que de refuser cette perspective, Pagan la reprit à son compte et engagea d’interminables négociations sur les termes du code. Il s’agissait d’en embrasser officiellement le principe pour mieux en saboter le contenu. (…) C’était là une nouvelle tactique, fondée sur le dialogue. »

Quarante ans plus tard, ces doctrines semblent plus que jamais toujours en usage.

Retour sur le mouvement des Gilets Jaunes

Le 17 novembre 2018, une France restée trop longtemps silencieuse – celle des invisibles des villes et des campagnes, celle des déserts médicaux et du recul des services publics, celle des abstentionnistes, des humanistes et des écologistes orphelins de perspectives partisanes, celle des anarchistes et des communistes conséquents, celle des syndicalistes de terrain ulcérés par leurs bureaucraties fossilisées, celle des classes moyennes menacées par le déclassement et même de quelques bourgeois en sécession – surgit sous le tintamarre des klaxons enfiévrés en arborant un signe devenu, déjà, fédérateur et peut-être même universel : le gilet jaune.

“Plus de 80% des français soutenaient le mouvement, bien vite démultiplié par les actions de blocage et les manifestations en centre-ville, et la propagande qui avait d’ordinaire cours contre les oppositions s’était enrayée.”

Dès le départ, le pouvoir s’enfonça dans son aveuglement et sa surdité, lui qui avait vaincu, quelques mois plus tôt, les étudiants et les cheminots, réputés si coriaces ! Il croyait encore pouvoir répondre à une colère ancienne et aux ressorts multiples par de la communication et de l’enfumage, reprenant tous les classiques du genre technocratique, annonçant des reports de hausse et autres miettes distillées à dose homéopathique mais vendues à grands renfort d’hyperboles pour donner l’impression d’avoir pris la mesure du problème. Un flottement au sommet : la taxe à l’origine de la révolte serait repoussée de six mois ; non, finalement, elle serait annulée. Cette déroute dans la communication, devenue le mode principal (voire unique) de la gouvernance actuelle, dévoilait la cassure nette qui s’était produite : plus de 80% des français soutenaient le mouvement, bien vite démultiplié par les actions de blocage et les manifestations en centre-ville, et la propagande qui avait d’ordinaire cours contre les oppositions s’était enrayée.

Pourtant, les grands médias, relais serviles et obstinés de la glose gouvernementale, n’avaient pas ménagé leur peine : qu’il fut à la fois amusant et terrible de voir, semaine après semaine, d’acte en acte, les éditorialistes et leurs perroquets s’essouffler à prédire un essoufflement du mouvement qui perdurait pourtant, encore et encore, se propageait de ville en ville, et se poursuit toujours à l’heure où j’écris ces lignes. Comme il était drôle de voir enfin se révéler la faiblesse de ces procédés éculés : si cracher sur un mouvement de cheminots, uniquement soutenu, grosso-modo, par la galaxie traditionnelle de la gauche dont on connaît la déroute actuelle, était chose aisée, tenter d’abattre par les mêmes ressorts paresseux un mouvement populaire réellement intersectionnel, c’était se tirer une balle dans le pied tout en offrant un regain soudain de popularité à des médias situés hors de l’officialité : Le Monde Diplomatique, Le Média, Brut et Russia Today en tête.

Comme l’allocution larmoyante du président le 10 décembre et les clopinettes qu’il avait concédées au peuple soulevé n’avaient pas infléchi le cours de la mobilisation – qui a eu, au contraire, tendance à la fois à se démultiplier en élargissant le champ de ses revendications, et à se radicaliser devant l’afflux de blessés, de mutilés, d’emprisonnés et de morts directement imputables à la répression organisée par le pouvoir–, il fallait trouver d’autres astuces, changer de tactique.

On commença par réclamer aux gilets jaunes qu’ils se dotent de représentants ; certaines figures du mouvement, désignées comme modérées, furent investies, à la fois par le pouvoir et ses relais médiatiques, comme des interlocuteurs à-même de négocier avec le gouvernement. D’autres s’imposèrent par leur audience sur les réseaux sociaux et devinrent ce que l’on appelle des bons clients audiovisuels. Les premières – notamment Jacline Mouraud et Ingrid Levavasseur – furent rapidement et massivement rejetées par le reste des gilets jaunes, en raison de leurs liens ou de leurs sympathies passées ou actuelles avec le régime de Macron. Les autres, comme Eric Drouet ou Maxime Nicolle, sans jamais avoir été investis d’un quelconque rôle par le mouvement lui-même, devinrent les cibles de la hargne éditocratique, puis ministérielle et présidentielle, et, enfin, policière et judiciaire.

Comme la diversion par les représentants ne fonctionnait pas bien, le pouvoir chancelant eut alors recours à une nouvelle ruse bien vite reconnue comme telle : le grand débat. Outre les shows présidentiels – véritable campagne électorale aux frais de l’État complaisamment relayée par les chaines de désinformation en continu–, où le mépris du peuple et des élus et la novlangue technocratique le disputaient souvent au vide abyssal de perspectives ouvertes par ces « échanges », l’arnaque mise en œuvre par Emmanuel Macron et son équipe de communicants fut dénoncée, d’abord discrètement puis plus frontalement, par celle qui aurait dû être chargée de l’organisation de ces débats : Chantal Jouanno[iii].

Refusant de faire de ce moment, qu’elle voyait comme un processus de nécessaire refondation démocratique de notre vie collective, une simple opération de propagande, cette dernière avait fait part de ses réserves vis-à-vis de la mise en œuvre concrète des débats, de leur impartialité et de leur transparence, à qui de droit. Sourd, aveugle, mais pas indolent, le pouvoir avait rapidement réagi : une campagne de presse s’organisa aussitôt contre l’impudente, qui fut conspuée en raison de la hauteur de sa rémunération – certes scandaleuse, mais qui n’était pas de son fait à elle. Sa démission fut ainsi masquée en un pataquès moral profondément douteux : elle quittait le grand débat mais conservait son poste, et donc sa rémunération, objet du scandale. Macron était alors libre d’organiser sa mise en scène comme il l’entendait, c’est-à-dire avec des sujets de discussion préétablis d’avance et une parole du président (ou de ses mercenaires ministériels) mise au-dessus de celle des sans-culottes et du reste du tiers-état invité à communier dans le grand bain tiède de l’autoritarisme libéral travesti en démocratie.

Des ressorts anciens

Noyer la contestation dans des débats interminables avec des militants cooptés par la multinationale contestée, telle était la stratégie centrale de R. Pagan pour contrer les activistes qui attaquaient Nestlé.

Cette tactique fut employée dès après le 17 novembre par le gouvernement, sans grand succès. On se souvient de la façon dont le système avait tenté de diviser le mouvement en promouvant les soi-disant « Gilets jaunes libres », à renforts de couvertures dans la presse papier et d’adoubements éditocratiques divers. Là encore, le management néolibéral nous fournit la clé de lecture de cette stratégie : elle vise à la fois, selon Chamayou, à « donner aux opposants un os à ronger pour mieux les détourner des tâches offensives », mais permet aussi « de coopter certains groupes de pression adverses. » Il s’agit, au fond, d’identifier les fameux « réalistes ». Invités à la table des négociations, on leur offre, « en échange de la résolution du problème, du pouvoir, de la gloire et de l’argent. Une fois que cette organisation [ou, ici, ces gilets jaunes désignés] accepte, elle convainc le public que le problème est résolu. »

“L’objectif était de reprendre la main sur un ordre de la parole qui fuyait de toutes parts.”

Voyant échouer leur manœuvre, Macron, ses soutiens et l’oligarchie médiatique, toujours inspirés par le management guerrier façonné dans les années 80 (baptisées, en France, « les années fric »), ont alors sorti le grand débat de leur chapeau. Chamayou nous explique pourquoi en décortiquant les techniques mises en œuvre dès cette époque par les multinationales contestées de toutes parts : « L’objectif était de reprendre la main sur un ordre de la parole qui fuyait de toutes parts. (…) Le nouveau maître-mot fut le dialogue. (…) À la persuasion à sens unique, détestable pratique du passé, on préfère à présent l’écoute réciproque, l’entente mutuelle, la communication relationnelle, empathique, fondée sur le consensus, la cocréation d’une compréhension partagée entre les parties prenantes, l’horizontalité, la reconnaissance, le rapport à l’autre, et ainsi de suite ad nauseam. »

Cette novlangue constamment mobilisée par le pouvoir vise à camoufler ses véritables intentions, à nier, en l’énonçant, la réalité de ce qui se joue réellement : « Dialoguer avec les opposants permet de repérer au plus tôt les périls qui affleurent, d’identifier des problèmes potentiellement controversés avant qu’ils n’atteignent l’arène publique. » Ici, l’objectif est clair : il convient avant tout de « relocaliser la confrontation dans un forum privé, la confiner loin de l’espace public. On prive ce faisant les activistes de leur principale ressource, la publicisation des problèmes (…). »

L’aboutissement de cette stratégie, lorsqu’elle est victorieuse, est double : d’un côté, elle permet de disqualifier les « radicaux », c’est-à-dire la véritable menace qui pèse (au choix) sur les entreprises, le pouvoir, ou le système tout entier ; surtout, « en mettant l’accent sur le consensus comme objet du dialogue, il s’agit de disqualifier toute politique dissensuelle ». Soit de faire, en somme, de ses opposants des extrémistes. Par ailleurs, négocier des miettes bien enrobées avec les opposants que l’on aura cooptés permet aux entreprises ou aux pouvoirs de « bénéficier de transferts d’image », c’est-à-dire de s’arroger le pouvoir symbolique et la sympathie attachés aux activistes pour se refaire sa réputation à bon compte, puisque ceux qui me combattaient hier acceptent aujourd’hui de travailler avec moi, voire pour moi.

On le voit bien : lorsqu’un pouvoir refuse de céder sur le fond de sa politique – ce qui se comprend, pour Macron, puisqu’il est en service commandé par l’aristocratie financière du pays et du monde, qui saura le récompenser ensuite – il ne lui reste que deux armes : la communication et la ruse. Communiquer pour donner l’impression d’agir, sans bouger d’un millimètre ; et la ruse : c’est-à-dire une série de diversions (dont la campagne récente autour de l’antisémitisme est une belle illustration) afin de minorer le mouvement et le laisser pourrir sur pied.

Pour contrer la propagande hypnotique du gouvernement qui voudrait enfermer la contestation dans un dialogue qu’il a verrouillé d’avance, Grégoire Chamayou nous fournit dans son remarquable ouvrage une explication fondamentale qu’il serait bon de toujours garder à l’esprit : « Il n’y a d’opposant légitime, aux yeux du pouvoir, que celui qui est inapte à le menacer. »

Les gilets jaunes l’ont bien compris, eux qui reviennent chaque samedi agiter les centres-villes et empêcher la chape du grand débat de s’abattre comme un couvercle sur leur mobilisation ; qui reconstruisent opiniâtrement, semaine après semaine, leurs constructions de fortune sur les ronds-points que la police a pour ordre de détruire ; qui organisent des actions de blocage, des festivals, des débats publics, des assemblées générales, des commissions diverses, et bientôt une nouvelle “assemblée des assemblées” – une puissante expérience citoyenne et démocratique qui se tient à l’échelle du pays ; bref : qui luttent et saturent l’espace public de leurs revendications et contestations. Jusqu’à la victoire ?

[i] https://www.lemonde.fr/politique/article/2008/09/25/le-discours-de-nicolas-sarkozy-a-toulon_1099795_823448.html

[ii] La fabrique éditions, 2018.

[iii] https://reporterre.net/Les-vraies-raisons-du-depart-de-Chantal-Jouanno

 

Gilets jaunes : à défaut de justice sociale, une justice expéditive

© Patrice CALATAYU

Les méthodes orwelliennes du gouvernement dans la gestion du mouvement des gilets jaunes ne cessent de stupéfier. Repris en chœur par les médias, le mot d’ordre au sein de l’exécutif est à la criminalisation du mouvement. Loin de reprendre la main sur la situation du pays, cette stratégie de judiciarisation de la contestation traduit une ultime manœuvre d’un gouvernement en difficulté et sur la défensive. Dans un moment critique comme celui que traverse le pays, il est intéressant de constater une certaine porosité entre sphère judiciaire et exécutive, maintien de l’ordre et justice. Face aux gilets jaunes, les différentes instances semblent amenées à agir comme un seul homme et à s’exprimer d’une seule voix.


Crispation judiciaire et ingérence de l’exécutif

Plus de 8000 arrestations, 7500 gardes à vues, 1796 condamnations, plus de 350 personnes incarcérées, tels sont les chiffres éloquents de la répression judiciaire du mouvement des gilets jaunes à la mi-février. Une justice au caractère exceptionnel et sur laquelle la pesanteur de l’exécutif se fait sentir, le tout de façon quasiment assumé. Emmanuel Macron, l’élu, en un sens électoral, presque biblique, était censé être celui qui renverse l’ordre politique établi pour faire éclater une situation de blocage, de paralysie sociale. Un an et demi plus tard, les voilà devenus, lui et son gouvernement, les synonymes d’une répression aussi brutale que décomplexée.

La crainte de répercussions sur les élections européennes entraîne une volonté de casser le mouvement par un usage dégradant et abusif de l’appareil juridique. Les interprétations avancées pour légitimer cette justice sommaire sont au mieux accommodantes, voire idéologiques ou instrumentales. Les vagues d’arrestations préventives, pour rappel, 5 000 gardes à vues lors de la seule mobilisation du 8 décembre 2018, dont une infime partie (la plupart des gardes à vues étant établies sur des motifs insuffisants), ont été prises en charge en comparution immédiate dans les tribunaux correctionnels.

Mis en défaut par les gilets jaunes, son véritable adversaire politique, le gouvernement Macron a choisi de traiter le problème sur le terrain du judiciaire. Court-circuitant les racines socio-politiques du mouvement, l’exécutif entame une campagne de criminalisation en même temps que de judiciarisation de la contestation. Il est bien plus aisé de sensibiliser l’opinion publique sur une dialectique de la radicalisation, de l’extrémisme ou de la violence, une fois qu’on a extrait le contexte socio-politique explosif dans lequel tous ces phénomènes s’inscrivent. Derrière le paravent éhonté du « maintien de l’ordre » se tient tout un attirail répressif qui a pour but de neutraliser cet ennemi politique, dont il serait difficile de venir à bout par des moyens plus démocratiques et conventionnels.

Derrière le paravent éhonté du « maintien de l’ordre » se tient tout un attirail répressif qui a pour but de neutraliser cet ennemi politique, dont il serait difficile de venir à bout par des moyens plus démocratiques.

Cet octroi inavoué, quoique assumé, d’un arsenal juridique spectaculaire ne saurait durablement faire illusion. Il trahit une impuissance à faire émerger une solution politique à une sortie de crise des gilets jaunes. Les moyens mis à l’œuvre, dans le discours comme dans l’exercice du pouvoir, auraient été difficilement imaginables dans le pire des scénarios. Ils sont le symbole d’un exécutif mis en échec et acculé à une situation de repli, qui réagit, dans les mots comme dans les faits, de manière presque caricaturale.

Pour n’en citer qu’un, Emmanuel Macron, déjà coutumier du fait, multiplie les petites formules culpabilisantes. Le président français s’est désormais rendu spécialiste en la matière. C’est en effet une drôle de conception de la complicité qui est diffusée par le Président, qui assimile tous les manifestants à des « complices du pire » s’ils se rendent à des manifestations dans lesquelles il y aurait de la violence.

L’exécutif semble avoir à cœur de dégager l’image d’un gouvernement qui fait front, sorte de rempart qui « garde le cap ». Mais cette image doit aussi composer avec le paradoxe suivant : censé incarner le parti du progrès et des réformes, il en incarne aujourd’hui la rigidité face à ses nombreux détracteurs. Persuadés de leur supériorité intellectuelle, Macron et les représentants LREM persistent dans cette curieuse stratégie qui vise à croire que c’est en agissant brutalement et sans faire cas de l’hostilité d’une large partie de la population qu’on peut répondre à un mouvement social d’une telle ampleur.

Une dérive autoritaire à peine masquée

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© Twitter

Le décalage entre l’attitude du Premier ministre, fier d’annoncer des chiffres qui ne présagent rien d’autre qu’une impasse politique dans laquelle se trouve son gouvernement, et l’inquiétude que devrait susciter de telles statistiques pour l’état de la démocratie en France, a de quoi interpeller. À défaut de pouvoir se vanter d’avoir trouvé une issue politique à une sortie de crise des gilets jaunes, Édouard Philippe se vante de chiffres annonciateurs d’une justice expéditive et instrumentalisée par son gouvernement. Des peines spectaculaires sont distribuées dans une volonté de faire exemple, comme dans le cas de ce manutentionnaire de 28 ans qui s’est vu condamné à purger une peine de six mois pour avoir partagé un statut Facebook.

Selon les informations rapportées par le Canard enchaîné, les magistrats ont reçu pour instruction d’inscrire les manifestants interpellés au sein du fichier des « traitements d’antécédents judiciaires » (TAJ), sur la seule base de détention de lunettes de piscine pour se protéger d’éventuels jets de gaz lacrymogène. Le parquet est entre autre encouragé à retarder le plus possible la remise en liberté des manifestants interpellés afin d’éviter qu’ils ne reviennent renforcer les rangs de la mobilisation. Ce genre de recommandations révèle bien une volonté d’instrumentaliser la justice à des fins politiques. Les interpellations préventives se fondent sur l’intentionnalité présumée de manifestants (article 222-14-2 du Code pénal), c’est à dire qu’il est sous-entendu à partir du port d’un masque ou de lunettes protectrices, une intention de nuire à l’ordre public.

Il est d’autant plus étonnant que les arrestations préventives débutent avant même qu’aucun incident ne soit déclaré, comme c’est arrivé au matin du 8 décembre lors de la mobilisation parisienne. Sur ces même mobilisations ont été déployées des unités d’intervention de la Brigade de recherche et d’intervention (BRI), dont la formation n’implique pas le maintien de l’ordre. Ces unités sont plutôt familières de l’anti-terrorisme, ce qui peut paraître aussi bien disproportionné, que cohérent, dans une logique de criminalisation du mouvement des gilets jaunes.

« Lorsqu’on interpelle des gens qui n’ont rien fait, simplement parce que l’on considère qu’ils ont des intentions dangereuses, on change de régime, on change de paradigme ».

La garde des sceaux a laissé pour instruction aux procureurs lors des mobilisations du 1er décembre 2018 d’effectuer des contrôles d’identité sur de larges périmètres, sans pour autant qu’il soit nécessaire de saisir un objet pouvant servir d’arme. Bien que Nicole Belloubet réfute que ces procédures d’exception soient taxées « d’arrestations préventives », ce n’est pas l’avis d’Arié Alimi, avocat du Bureau national de la ligue des droits de l’homme, qui déclare dans une interview rapportée par Franceinfo :

« Je ne peux pas dire que faire du préventif soit quelque chose de nécessaire. On ne justifie jamais les fins par les moyens […] Aujourd’hui, interpeller quelqu’un, c’est uniquement quand il a commis un acte délictuel ou criminel, et là, on a interpellé des gens qui voulaient simplement aller manifester. Lorsqu’on interpelle des gens qui n’ont rien fait, simplement parce que l’on considère qu’ils ont des intentions dangereuses, on change de régime, on change de paradigme […]. Dès le départ, aller perquisitionner des voitures qui se dirigent vers des villes où il y a une manifestation, pour moi, il y a déjà une problématique de régularité de la procédure. Un manche de pioche, ce n’est pas forcément une arme. Ça peut être une arme par destination si on l’utilise comme telle mais trouver un manche de pioche dans un véhicule, ça n’est pas une infraction ».

Malgré des atours d’agissements en faveur du maintien de l’ordre public, il paraît évident que des manifestants ont été arrêtés pour seul fondement qu’ils avaient l’intention de manifester, au nom de la liberté d’aller et venir garantie par la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. Si cette liberté individuelle ne doit subir d’entorse juridique qu’au motif d’un risque de trouble à l’ordre public, l’interprétation qui en est faite paraît largement démesurée. La liberté de la presse a également été entravée au nom de cette sauvegarde de l’ordre public pour laquelle il conviendrait, semble-il, de tout sacrifier.

Permettre la demande sécuritaire d’une main, intimider de l’autre

Cette stratégie du gouvernement de dissuasion par la peur est indissociable d’une stratégie d’apparaître dépositaire de l’ordre comme fin en soi, faisant le choix d’un recroquevillement sécuritaire. Mais lorsque Loïc Prudhomme, député LFI, se retrouve matraqué au sein d’une manifestation, loin de représenter un affront à l’ordre républicain, il s’agit pour le ministre de l’Intérieur d’une situation certes regrettable, mais qui s’explique par la présence injustifiée d’un député au sein d’une manifestation de gilets jaunes.

Il réside une volonté d’ôter la dimension populaire et potentiellement sympathique des manifestations, en même temps que de rendre acceptable une dimension exemplaire et punitive de la répression menée par Emmanuel Macron.

La mise en œuvre d’un discours articulé autour du risque de violence et de désordre public fait le lit de l’opinion publique pour tolérer d’éventuelles largesses de la part de l’exécutif, que ce soit sur le déroulement habituel des processus juridiques, ou sur l’usage de l’appareil policier. Qualifier la contestation de forme d’extrémisme, en montant en épingle un caractère supposément violent et intrinsèque des manifestants, permet de disqualifier les mobilisations. Il réside une volonté d’ôter la dimension populaire et potentiellement sympathique des manifestations, en même temps que de rendre acceptable une dimension exemplaire et punitive de la répression menée par Emmanuel Macron. En face de « l’ultra violence » que voit le ministre de l’Intérieur dans les mobilisations, quoi de mieux que d’opposer une « ultra fermeté » ?

Hors des mobilisations hebdomadaires, les gilets jaunes des ronds-points risquent entre 1300 euros et 1500 euros d’amende et jusqu’à deux ans d’emprisonnement, sur le motif d’entrave à la circulation. En même temps qu’une provocation humiliante, le choix du gouvernement d’aborder un mouvement de contestation pacifique et citoyen par le biais du prisme juridique vise à amoindrir la portée sociale de ces actions de blocage. “Le gouvernement a donné pour consigne de nous criminaliser et de nous judiciariser individuellement. C’est une manière de faire taire notre mouvement”, comme en témoigne Thierry Dechaume, dans Le Figaro.

Une continuité de mots et d’actions entre l’exécutif et le judiciaire qui interroge

Il réside une confusion entre les missions de maintien de l’ordre, incombant au pouvoir exécutif, et celle de justice, qui devrait être l’affaire exclusive du pouvoir judiciaire, constituant ainsi un autre dysfonctionnement institutionnel mis en lumière par le mouvement des gilets jaunes.

Le zèle avec lequel le parquet s’exécute en distribuant des peines délirantes à l’encontre de citoyens venus faire entendre leur opinion est inversement proportionnel à la considération des violences policières qui mutilent des citoyens chaque samedi.

Le zèle avec lequel le parquet s’exécute en distribuant des peines délirantes à l’encontre de citoyens venus faire entendre leur opinion est inversement proportionnel à la considération des violences policières qui mutilent des citoyens chaque samedi. L’usage prouvé du LBD ou des grenades de désencerclement, vidéos à l’appui, en violation des règles prévues à cet effet, crée un sentiment d’impunité, qui est vécu par les manifestants et les Français qui les soutiennent comme une incroyable injustice. L’exemple sûrement le plus emblématique demeure l’usage, filmé, de violences arbitraires contre des manifestants par le commandant divisionnaire Didier Andrieux, qui seront balayées d’un revers de main par le procureur de Toulon, estimant qu’il s’agissait d’un recours à la violence exercé « proportionnellement à la menace ».

L’arrestation largement politique et symbolique d’Eric Drouet, figure des gilets jaunes, a été vécue comme une provocation, un message de l’exécutif, pour certains gilets jaunes. La mise en garde à vue excessive et les faits qui lui sont reprochés (organisation non déclarée d’une manifestation), ont souvent été mis en parallèle avec la mansuétude judiciaire dont a bénéficié à l’opposé Alexandre Benalla.

Depuis les mobilisations de décembre, les parquets font dans la répression de masse. Les procédures d’urgence et d’exception devenues monnaie courante débouchent sur des condamnations à l’emporte pièce. Cette mise au pas du parquet par l’exécutif est d’autant plus étonnante qu’elle semble se faire sans résistance particulière et en donnant un sens plus que controversé à une application audacieuse du droit pénal. Cette confusion des registres fait resurgir le risque d’une justice quantitative obéissant à un impératif politique de rétablissement de l’ordre plutôt que d’application d’une justice indépendante.