« Grâce à notre grève, 27 milliards de dollars ont été rendus aux travailleurs » – Entretien avec Shawn Fain, leader de l’UAW

Shawn Fain, leader de l’UAW. © Joseph Edouard

Leader du syndicat United Auto Workers (UAW) et ancien électricien chez Ford, Shawn Fain est devenu l’incarnation du renouveau du syndicalisme aux Etats-Unis. L’automne dernier, il a lancé une vaste grève contre les trois géants américains de l’automobile (General Motors, Ford et Chrysler/Stellantis), qui a abouti à de grandes victoires, jusqu’à 150% d’augmentation de salaires pour certains travailleurs. Dans cet entretien fleuve, il nous raconte sa bataille pour prendre le contrôle du syndicat à une élite corrompue, la façon dont il a organisé la grève pour infliger le maximum de dégâts aux constructeurs en faisant perdre le moins de salaire possible aux ouvriers ou encore son positionnement sur l’élection présidentielle américaine. Interview.

Le Vent Se Lève – Vous avez été élu président de l’UAW en mars 2023. Votre campagne a suscité un fort intérêt car elle visait à renverser une équipe marquée par la corruption et sa proximité avec le patronat du secteur automobile. Pouvez-vous revenir sur la façon dont vous avez mené cette campagne, jusqu’à votre victoire ?

Shawn Fain – Cela fait plusieurs décennies que des membres de l’UAW cherchent à réformer le syndicat. Avant l’élection de ma liste, il existait une instance appelée l’Administration Caucus, qui contrôlait les conventions et le message du syndicat. Lors des conventions, chaque syndicat local envoyait des représentants, puis l’Administration Caucus s’assurait du soutien de suffisamment de délégués en leur faisant différentes promesses, notamment en matière d’attribution de postes. Le syndicat était donc cadenassé par la cooptation et la peur et l’opposition n’avait jamais de vraie possibilité de gagner.

Suite à un scandale de corruption impliquant certains dirigeants du syndicats, de nombreux militants ont voulu mettre fin à cette gestion et ont fondé le UAWD (Unite All Workers for Democracy) début 2022. Nous savions que la seule solution pour gagner était d’obtenir des élections directes pour nos dirigeants nationaux, afin que les délégués ne puissent plus être cooptés. Nous avons donc d’abord mené campagne autour du slogan « un membre, un vote » et réussi à faire adopter cette résolution, alors que nous ne sommes qu’un petit millier à l’UAWD, sur un million de membres au total (dont plus 400.000 actuellement employés, le reste étant à la retraite, ndlr).

« Si nous n’avions pas obtenu cette élection directe, je serai en train de me taper la tête contre les murs en espérant que nos leaders se battent pour nous. Nous serions encore un syndicat contrôlé par les entreprises. »

Si nous n’avions pas obtenu cette élection directe, je ne serai sans doute pas là aujourd’hui, mais plutôt en train de me taper la tête contre les murs en espérant que nos leaders se battent pour nous. Nous serions encore un syndicat contrôlé par les entreprises, avec des conquêtes très médiocres. Nous n’aurions pas réussi à nous implanter au sein de Volkswagen et nous n’aurions pas mené de grève.

J’ai ensuite proposé ma candidature à l’UAWD et cherché des collègues pour monter une liste. Ça n’a pas été simple car beaucoup de travailleurs avaient peur des représailles de l’Administrative Caucus s’ils se présentaient. Nous avons toutefois réussi à rassembler des travailleurs de tous les secteurs. L’UAW n’est pas seulement un syndicat d’ouvriers automobiles, mais aussi de travailleurs dans les casinos, l’éducation, les soins de santé, les pièces détachées, l’agriculture, la défense, etc. Cette diversité de l’UAWD a été une grande force, cela fut décisif pour renverser un establishment aux commandes depuis 80 ans.

Tout au long de la campagne, j’ai beaucoup compté sur les réseaux sociaux pour toucher les membres, car je ne pouvais pas voyager comme le faisait l’ancien caucus, qui se déplaçait à travers le pays avec les fonds du syndicat. Nous avons organisé quelques déplacements durant nos congés pour rencontrer les travailleurs à la sortie des usines, mais on s’est souvent fait chasser ! Nous nous sommes donc beaucoup appuyés sur des plateformes comme Facebook Live pour interagir avec le maximum de membres.

LVSL – Une fois parvenu à la tête du syndicat, quelles ont été vos premières actions, notamment pour démocratiser son fonctionnement ? Comment s’est préparée la grande grève de l’automne 2023 ?

S. F. – J’ai été investi le 26 mars 2023. Le lendemain, nous avions une convention avec de nombreux délégués. Je n’avais aucune info, absolument rien. J’ai vu comment l’ancien caucus contrôlait tout : Ils avaient des employés qui leur étaient fidèles stratégiquement disposés dans la salle pour régir qui pouvait parler et quelles questions étaient posées. Dès le premier jour, j’ai exigé que le personnel quitte la salle et que les délégués élus par nos membres puissent s’exprimer librement, sans être interrompus ou manipulés. Cela n’a pas été simple, mais ce fut une première étape indispensable pour rétablir un vrai fonctionnement démocratique.

Nous avons alors immédiatement abordé notre volonté d’organiser une grève contre les « Big Three » (expression désignant les trois principaux constructeurs automobiles américains, à savoir General Motors, Ford et Chrysler, désormais intégré au groupe Stellantis, ndlr). Là encore, notre méthode a différé de celle de l’ancienne direction. Dans le passé, toute campagne était entièrement contrôlée par la direction du syndicat, aucun rassemblement ne pouvait se faire sans son approbation. Plutôt que de tout contrôler, nous avons demandé aux membres d’organiser eux-mêmes des premières actions, qu’il s’agisse de piquets de grève ou de rassemblement de soutien avec des t-shirts aux couleurs de l’UAW. Nous espérions organiser 14 événements sur deux mois, nous en avons eu 140 ! 

Rassemblement de soutien à la grève de l’UAW en 2023. © Free Malaysia Today

Cet engouement prouve à quel point nos membres veulent s’impliquer, se battre et s’exprimer. D’autre part, il illustre ce que peut accomplir un syndicat véritablement démocratique, plutôt que dominé par un petit groupe au sommet qui donne des ordres. Certes, ce travail est toujours en cours, il y a toujours des membres de l’ancienne direction au sein de l’UAW, mais notre objectif reste de donner le pouvoir aux membres.

Nous cherchons constamment à mettre les membres au cœur de nos actions. Nous voulons qu’ils apparaissent dans des vidéos, qu’ils prennent la parole pour décrire leur vie, et non que seule une poignée de dirigeants ne s’expriment en leur nom. Ce fut notre ligne de conduite lorsque nous avons lancé les négociations avec les « Big Three », puis durant la grève. Nous la poursuivons aujourd’hui dans nos actions pour syndiquer de nouveaux sites et d’autres entreprises et dans notre investissement dans la campagne électorale pour faire battre Donald Trump.

LVSL – Venons-en à la grève de l’automne dernier. Celle-ci a fait la une aux Etats-Unis, notamment à travers vos discours sur Facebook Live sur les salaires indécents des PDG, qui ont galvanisé de nombreux Américains. Comment cette grève s’est-elle organisée concrètement ?

S. F. – Notre communication a en effet été un grand atout durant cette grève. Pendant des décennies, l’UAW avait un service de relations publiques qui n’était que dans la réaction aux crises et pas dans l’offensive. Nous avons changé cela, à travers une stratégie axée sur la transparence : nous parlons des faits et nous expliquons les enjeux à nos membres. Dans le passé, la direction appelait à la grève sans que les travailleurs ne sachent vraiment pourquoi ils devaient se mobiliser. A l’inverse, nous avons commencé par fédérer nos membres autour de nos revendications.

« Nous sommes partis de faits concrets : les “Big Three” ont gagné 250 milliards de dollars au cours de la dernière décennie, les salaires des PDG ont augmenté de 40% en quatre ans, tandis que ceux des travailleurs reculaient. »

Nous sommes partis de faits concrets : les « Big Three » ont gagné 250 milliards de dollars au cours de la dernière décennie, les salaires des PDG ont augmenté de 40% en quatre ans, tandis que ceux des travailleurs reculaient. Ces chiffres sont devenus un cri de ralliement pour nos membres. Notre stratégie de communication a réussi à créer un immense mouvement de solidarité parmi les travailleurs, et cela a renforcé leur détermination. Les membres étaient prêts à se battre, car ils avaient été lésés depuis bien trop longtemps.

Les Facebook Lives, c’était ma manière de communiquer directement avec les membres. Dans le passé, le président du syndicat était souvent un homme en costume qui donnait des conférences de presse caché dans son bureau, entouré d’une équipe de communicants ; iI était impossible de l’approcher. Je voulais que les membres puissent interagir directement avec moi. C’est pour cela que je me suis rendu sur de nombreux piquets de grève et rassemblements de soutien aux grévistes. Les lives ont permis de diffuser cela partout, et à des gens de Californie ou de Floride de me poser une question même si j’étais à Detroit.

Cette stratégie nous a donné un vrai pouvoir de négociation. Nous avons souvent eu plus de 70.000 personnes connectés sur nos lives et les chaînes comme CNN les retransmettaient. Cela a porté notre lutte sur la scène nationale et internationale et fait peur aux patrons. À chaque fois, cinq ou dix minutes avant que je passe en direct sur Facebook, je recevais des appels de PDG prêts à céder. C’est par exemple comme ça que nous avons obtenu l’engagement de la PDG de General Motors, Mary Barra, sur le maintien de la production de batteries électriques dans une usine de l’Ohio et l’amélioration des salaires et conditions de travail des salariés du site.

LVSL – Au-delà de la communication, qui était effectivement très bien rodée, c’est aussi votre stratégie de grève, avec des annonces surprises de blocage de nouveaux sites, qui a désemparé les PDG des « Big Three ». Comment vous êtes-vous organisés pour infliger un maximum de perturbation aux constructeurs automobiles, tout en faisant perdre le moins de salaires possibles à vos membres ?

S. F. – Lorsque nous avons atteint la date limite de la grève le 14 septembre 2023 (aux Etats-Unis, une grève ne peut avoir lieu qu’après l’échec de négociations entre syndicats et employeurs et son déroulé est extrêmement encadré, ndlr), nos membres étaient prêts à se battre. Ils savaient qu’ils avaient été abusés pendant des décennies et étaient déterminés à obtenir ce qu’ils méritaient. Nous n’avons pas appelé tous nos membres à la grève d’un coup, ceux qui n’étaient pas concernés étaient frustrés ! C’est un problème que tout syndicaliste rêve d’avoir, qui nous a donné encore plus de pouvoir dans les négociations !

Il y avait deux raisons à ce choix de ne pas appeler tous nos membres à faire grève en même temps. D’une part, nous devions gérer notre caisse de grève avec précaution, pour bien soutenir nos grévistes tout en permettant de tenir la grève le plus longtemps possible. Nous avions évalué nos finances avec précaution et savions que ce fonds se viderait rapidement si tous nos membres se mettaient en grève en même temps, nous avons donc dû optimiser son usage. D’autre part, nous avons aussi beaucoup étudié les « Big Three » avec mon équipe avant de déclencher la grève, pour mieux connaître leurs faiblesses. Alors qu’elles pensaient que nous allions faire grève partout d’un seul coup, nous avons préféré agir de manière ciblée, en sélectionnant les usines et les sites stratégiques. Cela nous a donné un effet de surprise.

Cette grève tournante, que nous appelons « stand up strike », était vraiment révolutionnaire, à la fois pour nous et pour l’ensemble du mouvement syndical. Elle nous a donné encore plus de pouvoir que ce qu’on avait imaginé au départ. Après la première semaine où nous avons bloqué une usine de chacun des trois groupes, ce qui était déjà une première, nous avons sélectionné les sites et les entreprises de manière à accroître nos leviers de négociation. Par exemple, General Motors pensait qu’on allait frapper leur usine de Spring Hill dans le Tennessee. Quelques jours avant la date limite, ils avaient transféré tous les moteurs et transmissions assemblés dans cette usine vers une autre. Par chance, ils les ont envoyés dans l’usine que nous avions prévu de frapper. Quand nous avons annoncé la grève, l’usine où ils avaient envoyé ces pièces s’est arrêtée ; ils n’avaient plus accès à leurs équipements.

Chaque semaine, on donnait aux entreprises une liste de demandes. Si elles n’étaient pas acceptées, on frappait. A l’inverse, si elle acceptait, elle était épargnée pour la semaine. À un moment donné, Ford nous a présenté la même proposition pendant deux semaines consécutives. Je leur ai dit que cette offre n’était pas acceptable et nous avons lancé la grève dans l’usine Kentucky Truck, qui est un de leurs sites phares. Cela a permis de faire monter les enchères.

Toute cette stratégie les a pris par surprise. Ils étaient habitués à une direction syndicale qui parlait fort mais reculait toujours au moment d’agir. Ils ne croyaient pas qu’on irait jusqu’au bout et pensaient qu’on bluffait. Mais nous étions sérieux et ça les a déstabilisés.

LVSL – Cette grève s’est soldée par de très nombreuses victoires, sur les salaires et les conditions de travail, mais aussi des garanties de non-délocalisation. Comment se sont passées les négociations et qu’avez-vous obtenu exactement ?

S. F. – Historiquement, lorsqu’un accord avec l’une des entreprises expirait, on renégociait avec elle et cela fixait un modèle pour les autres (aux Etats-Unis, les accords entre entreprises et syndicats durent généralement 4 à 5 ans et interdisent souvent la grève en dehors des périodes de renégociation, ndlr). L’idée était d’avoir des salaires et des avantages cohérents dans toute l’industrie automobile. Mais cette fois-ci, nous voulions que les trois entreprises signent en même temps, ce qui nous permettait de mettre plus de pression sur celles qui ne suivaient pas et de les forcer à s’aligner sur leurs concurrents qui nous concédaient davantage.

L’une de nos priorités était de mettre fin au système inégal mis en place après 2007 (la crise économique ayant fortement mis en difficulté les constructeurs américains, les syndicats avaient fait des concessions pour préserver les emplois, ndlr) : les nouveaux employés n’avaient pas droit aux mêmes salaires et prestations sociales que ceux employés avant 2007, notamment en termes de santé (en l’absence de Sécurité sociale, la protection santé vient généralement de l’employeur aux Etats-Unis, ndlr) et de pensions de retraites. Nous avons réussi à éliminer les différences de salaires (à travers un rattrapage en trois ans, ndlr), c’est une énorme victoire. Mieux encore, d’ici la fin de l’accord (qui durera quatre ans et demi, ndlr) les travailleurs temporaires vont être embauchés avec des CDI et seront augmentés de 150 % !

« Nous avons réussi à éliminer les différences de salaires entre travailleurs. D’ici la fin de l’accord, les travailleurs temporaires vont être embauchés avec des CDI et seront augmentés de 150 % ! »

Il reste encore des différences dans les pensions de retraite : les travailleurs embauchés avant 2007 ont une vraie pension, tandis que ceux embauchés après ont un 401(k) (système de retraite par capitalisation, ndlr). Nous avons quand même obtenu une augmentation des contributions de l’entreprise aux 401(k) et une hausse des pensions de 15%, la première en quinze ans, mais nous aurions souhaité mettre fin au système par capitalisation. Nous devrons revenir sur ce point lors des prochaines négociations.

Nous avons aussi augmenté les salaires de l’ensemble des travailleurs de 11% dès la ratification et de 25% au total d’ici à la fin de l’accord. Ce n’est pas encore les 40 % d’augmentation auxquels ont eu droit les PDG, mais c’est déjà un immense progrès. Et nous avons obtenu le retour des Cost of Living Adjustments, c’est-à-dire une indexation des salaires sur l’inflation. En revanche, nous n’avons pas obtenu la semaine de 32 heures. Mais nous continuerons à la demander, car elle améliore la qualité de vie : si les gens travaillent moins, ils ont plus de temps pour leur famille et pour leurs passions, et ce sont de meilleurs travailleurs.

Un des indicateurs les plus tangibles pour mesurer le succès de cette grève est la valeur totale des coûts de main-d’œuvre supplémentaires de ce nouvel accord. Les augmentations que nous avions eu dans le cadre du précédent accord représentaient 2 milliards de dollars. Cette fois-ci, c’est plus de 9 milliards par constructeur. Au total, pour les « Big Three », cela représente 27 milliards de dollars qui vont aller dans les poches des travailleurs !

« Les patrons nous disent à chaque fois que les travailleurs sont avides et qu’ils n’ont pas les moyens, mais pour les actionnaires, ils trouvent toujours de l’argent. »

Durant les négociations, les employeurs nous disaient qu’ils allaient devoir augmenter le prix des véhicules, que cela allait les tuer etc. Mais dans les deux semaines qui ont suivi, General Motors a versé 10 milliards de dollars en dividendes et en rachats d’actions aux actionnaires. Et quatre mois plus tard, ils ont encore versé 6 milliards de dollars. Cela fait 16 milliards, soit presque le double de ce qu’ils ont rendu aux travailleurs (uniquement chez General Motors, ndlr). Ils nous disent à chaque fois que les travailleurs sont avides et qu’ils n’ont pas les moyens, mais pour les actionnaires, ils trouvent toujours de l’argent.

LVSL – Au-delà des « Big Three », il y a d’autres constructeurs importants implantés aux Etats-Unis, comme Volkswagen, Toyota et Tesla. Vous avez peu d’implantation dans ces entreprises et leurs sites. Comment vous organisez-vous pour syndiquer ces salariés et faire en sorte qu’ils bénéficient des mêmes avantages ?

S. F. – Récemment, nous avons réussi à créer un syndicat au sein de Volkswagen, sur leur site de Chattanooga, dans le Tennessee (aux Etats-Unis, chaque site de production doit être syndiqué séparément. Le processus, qui nécessite une pétition et un référendum victorieux et fait face à d’intenses pressions des employeurs, est extrêmement complexe, ndlr). Réussir cette implantation dans les usines du Sud du pays (peu syndiquées, ndlr) est une avancée majeure, que peu croyaient possible. 

Dès que nous aurons finalisé cette implantation chez Volkswagen, je pense que Mercedes va suivre (un référendum dans un site Mercedes pour la création d’une branche de l’UAW a été perdu en mai 2024, l’UAW a fait appel, en raison de pressions extrêmement fortes de l’entreprise pour peser sur le scrutin, ndlr). Comme je le rappelle souvent, quand on négocie de bons contrats, l’organisation suit, car les travailleurs veulent en faire partie et avoir droit aux mêmes avantages. À peine deux semaines après la fin des négociations avec les Big Three, Toyota a augmenté les salaires de 11 % et a réduit le rattrapage des salaires des travailleurs embauchés après 2007 de huit à quatre ans. Ils se sont donc alignés sur nos négociations. Honda et Nissan ont fait de même depuis.

LVSL – L’industrie automobile mondiale est aujourd’hui en pleine transition vers le véhicule électrique. Ce changement majeur a de nombreuses implications, puisqu’il faut notamment maîtriser la production de batteries et faire face à la concurrence chinoise. Plus largement, la nécessité de combattre le changement climatique questionne l’avenir de toute l’industrie automobile. Comment votre syndicat perçoit-il ces enjeux ?

S. F. – D’abord, en ce qui concerne les questions environnementales et la production de batteries, l’UAW a toujours été à l’avant-garde. Nous devons agir ; la terre est en feu et les émissions liées à l’automobile en sont un facteur majeur. Je me souviens qu’en 1970, lorsque nous avons ouvert notre centre de formation dans le Michigan, notre président de l’époque, Leonard Woodcock, parlait déjà des problèmes des moteurs à combustion et de leur impact environnemental. Cela fait 54 ans, et peu de progrès ont été réalisés depuis.

Shawn Fain en entretien avec LVSL.

Nous ne pouvons pas fermer les yeux en pensant que tout continuera comme avant, car cela ne fonctionnera pas. Il y a un grand débat sur la transition vers l’électrique. Le monde des affaires et les milliardaires instrumentalisent cette transition pour faire peur aux travailleurs, en leur disant qu’ils vont perdre leur emploi et qu’ils doivent donc accepter de travailler plus dur et plus longtemps. 

A l’inverse, nous voyons cette transition comme une opportunité : actuellement, plus de 30 usines de batteries sont en construction aux Etats-Unis. S’y implanter pour protéger les salariés est une nécessité, nous en avons donc fait une priorité durant notre grève. Nous avons obtenu que les travailleurs de ces usines de batteries soient couverts par nos accords avec les constructeurs, ainsi que des promesses de création d’emplois dans le secteur électrique. Stellantis voulait fermer une usine à Belvidere (Illinois), nous avons obtenu qu’ils y investissent plus de 3 milliards de dollars pour y créer une usine de batteries (l’UAW a depuis organisé de nouveaux rassemblements sur place pour que Stellantis respecte ses promesses, ndlr).

LVSL – Vous avez évoqué le fait que votre grève et vos victoires ont redonné espoir à tous les travailleurs de l’automobile, et pas seulement ceux des « Big Three ». Mais la solidarité allait au-delà de l’automobile : d’après un sondage, 75% des Américains soutenaient votre lutte, c’est considérable ! Pensez-vous que votre lutte ait des répercussions sur le reste du monde du travail aux Etats-Unis ?

S. F. – Nous avons en tout cas montré aux travailleurs que les entreprises leur mentent lorsqu’elles affirment qu’ils en demandent trop. Ces victoires redonnent espoir à énormément de travailleurs, qui ont compris que ces augmentations ont été obtenues par l’action syndicale et la lutte, et non en croisant les bras. Nous avons stoppé le déclin de notre syndicat et avons gagné beaucoup de nouveaux membres. L’UAW connaît par exemple une forte croissance du nombre de syndiqués dans d’autres secteurs, comme l’enseignement supérieur.

Plus largement, la perception du travail a beaucoup changé depuis la pandémie de COVID. Alors que des millions de personnes étaient menacées de mort, notre président de l’époque, Donald Trump, ne faisait rien. Les classes dirigeantes en ont profité de la crise pour extraire toujours plus de richesses. Elles ont exploité les consommateurs, ce qui a conduit à l’inflation. C’est de la pure cupidité ! Cela a aggravé les conditions de vie des travailleurs, qui devaient déjà faire face à la maladie. Cependant, cette crise a aussi permis aux travailleurs de prendre conscience de leur pouvoir. Beaucoup de gens ont refusé de se mettre en danger pour des salaires trop bas et des entreprises comme McDonald’s et Burger King ont été forcées de monter les salaires à 20 ou 25 dollars de l’heure pour trouver des employés. Cela a montré le pouvoir de la classe ouvrière : sans travail, rien ne fonctionne.

Bien sûr, la classe dirigeante continue de faire peur aux travailleurs et cherche à nous diviser pour nous empêcher de nous mobiliser. Actuellement, une poignée de personnes dirige tout et concentre la richesse à nos dépens. Notre mission est de rassembler la classe ouvrière à l’échelle mondiale. C’est pourquoi nous avons fixé la date d’expiration de notre accord avec les « Big Three » au 1er mai 2028. Nous voulons faire de cette date symbolique une grande journée de mobilisation dans tout le pays, ainsi qu’avec des syndicats étrangers.

LVSL – D’ici là, les Etats-Unis auront un nouveau locataire à la Maison Blanche. Cet été, vous avez pris la parole au Congrès démocrate en soutien à Kamala Harris en rappelant le rôle central des syndicats pour « rebâtir la classe moyenne américaine ». S’il y a bien sûr de nombreuses raisons de souhaiter une défaite de Trump, la politique des Démocrates sur les questions syndicales pose tout de même question : durant son mandat, Joe Biden a été le premier Président en exercice à se rendre sur un piquet de grève, qui était d’ailleurs un piquet de l’UAW. Malgré ce symbole, il n’a pas réussi à faire adopter le PRO Act, une grande loi visant à simplifier la création de syndicats et l’exercice du droit de grève. Pensez-vous que Kamala Harris pourra faire passer cette loi ?

S. F. – D’abord, l’élection présidentielle n’est pas la seule qui importe. Nos élections pour le Congrès vont aussi peser, il nous faut des représentants au Congrès prêts à signer les projets de loi et à les faire adopter. Cela étant dit, Kamala Harris a soutenu le PRO Act et nous appuie dans cette démarche. Elle s’était jointe à nous sur un piquet de grève chez General Motors en 2019. Son colistier Tim Walz a fait de même.

« Trump est anti-syndical à l’extrême, c’est un milliardaire qui représente sa classe. »

A l’inverse, Donald Trump et Elon Musk (qui soutient très fortement Trump, ndlr) ricanent quand on leur parle de lutte sociale et rêvent de licencier des travailleurs en grève. Tel est le contraste que nous montrons à nos membres et aux Américains en général : Trump est anti-syndical à l’extrême, c’est un milliardaire qui représente sa classe, il pense que vous devriez être viré pour avoir défendu vos droits, tandis que Kamala Harris et Tim Walz ont été à nos côtés sur les piquets de grève. Lorsqu’il était Président, Trump a renégocié l’ALENA (accord de libre-échange des Etats-Unis avec le Mexique et le Canada, ndlr), il prétend que cela a aidé les travailleurs, mais en réalité, cela a augmenté le déficit commercial de l’industrie automobile et des sous-traitants de 20 à 30 %. 

J’ai conscience que la politique se joue aussi sur le temps long. Je me souviens de l’ambiance lorsque Ronald Reagan a été élu en 1980 : on nous disait que la richesse des plus fortunés allait « ruisseler » jusqu’à nous. Pendant 40 ans, on nous a bassiné avec ça. Après huit ans de Reagan et quatre ans de Bush père, le Parti démocrate s’est déplacé vers le centre pour faire plaisir aux plus riches, en abandonnant les travailleurs. Avec Biden, je pense que nous avons eu un changement, il semble que les Démocrates aient compris que la classe ouvrière est leur base. 

S’ils nous défendent, les Démocrates gagneront chaque élection car les travailleurs américains les soutiendront. Mais si vous ne pouvez pas faire la différence entre les deux partis, des individus dangereux comme Donald Trump seront élus. En 2016, son élection était essentiellement un « fuck you » adressé à l’establishment. J’espère que suffisamment de gens ont maintenant compris qui est Donald Trump pour que cela ne se reproduise pas. S’il est réélu, nous mettrons en tout cas toutes les options sur la table, avec d’autres syndicats et organisations, y compris de nouvelles grèves.

Italie : quand le profit fait dérailler les trains

https://www.flickr.com/photos/bygdb/15869157881/
Ancona,Marche, Italy – Railroad – Men at work – 4.0© by Gianni Del Bufalo

Le secteur des chemins de fer italien est souvent cité comme l’exemple par excellence du succès des politiques de libéralisation du marché. Dans les années quatre-vingt-dix, la division des rôles entre le gestionnaire du réseau (Rfi, Rete ferroviaria italiana) et le gestionnaire des transports (Trenitalia) est réalisée avec un double objectif : d’une part, la mise en œuvre des politiques communautaires européennes visant à accroître la compétitivité, d’autre part la transformation du secteur ferroviaire vers un mode de gestion d’entreprise privée, afin de le rendre rentable. Une vision qui établit une différence manifeste avec toute autre perspective concevant la mobilité comme un service public à garantir, même en l’absence de profit. Par Giorgio De Girolamo, Lorenzo Mobilio et Ferdinando Pezzopane, traduit par Letizia Freitas [1].

Dans la droite ligne de cette approche, les conditions de travail du personnel ferroviaire et la dimension réglementaire de la Convention collective nationale accusent un retard considérable comparées à d’autres services publics (si l’on tient compte également de la taille de Fs, Ferrovie dello Stato, l’entreprise ferroviaire publique au statut de société anonyme par actions au capital détenu à 100% par l’État italien, Rfi et Treniralia sont des filiales de FS, ndlr). La recherche constante de réduction des coûts s’est imposée, au détriment des travailleurs de Trenitalia et de Rfi.

Responsable des infrastructures, Rfi a progressivement réduit sa masse salariale, passant de 38 501 employés en 2001 à 29 073 en 2022, un quart de moins en une vingtaine d’années. Une diminution principalement motivée, non pas par une absence de besoin en main d’œuvre, mais par l’externalisation du travail de construction et de manutention, confié à d’autres entreprises à travers un système d’appels d’offre et de sous-traitance.

Actuellement – selon les estimations des syndicats – 10 000 travailleurs externalisés opèrent sur les chemins de fers italiens. Il apparaît évident que cette gestion de la manutention rend la sécurité accessoire et les accidents, non pas des évènements tragiques et occasionnels, mais de tristes et amères certitudes. La stratégie de Rfi basée sur des coûts réduits et la rapidité d’exécution des travaux repose sur une dégradation structurelle des conditions de travail, qui se répercute sur la sécurité de tous les travailleurs FS, leur santé et la sécurité du service fourni. Avec des conséquences qui se transforment trop souvent en actualités dramatiques, comme dans le cas de Brandizzo (accident ferroviaire dans lequel un train de la ligne Turin-Milan, a tué cinq ouvriers qui travaillaient sur les rails, le 31 aout 2023, ndlr).

Dans cette phase de renouvellement de la Convention collective nationale de travail (Ccnl) – arrivée à échéance le 31 décembre 2023 – une assemblée autogérée de conducteurs de train et de chefs de bord s’est mise en place, avec un rôle de premier plan inédit. Cette assemblée a proposé – à travers deux grèves, dont l’une d’une durée de 24 heures, le 23 et le 24 mars, et une participation supérieure à 65 % au niveau national (et des pics à 90 % dans certaines régions) –  une plateforme de renouvellement de la Ccnl alternative à celle formulée par les syndicats signataires.

Une initiative qui ouvre des pistes de réflexion sur la place centrale du transport public ferroviaire dans un monde se voulant plus durable. Un horizon qui rend également possible une convergence avec les revendications des mouvements écologistes. Cette convergence des mouvements sociaux serait en mesure, et ce ne serait pas la première fois, de redonner de la force à une négociation collective affaiblie.

Nous en avons discuté avec Lorenzo Mobilio, Rsu (Rappresentanza sindacale unitaria) di Napoli-Campi Flegrei et membre de la coordination nationale de l’Union syndicale de base (Usb) qui participe à ce processus d’assemblée.

La grève du rail des 23 et 24 mars, d’une durée de 24 heures, n’est pas la première grève du secteur. En novembre 2023, la restriction du droit de grève demandée par le ministre Matteo Salvini avait fait scandale. Elle avait été réitérée en décembre par ordonnance, puis a été récemment annulée par le Tar Lazio (Tribunale amministrativo regionale de Lazio) pour excès de pouvoir. Ce conflit démarre donc dès 2023. Pourriez-vous préciser les processus qui ont conduit à cette grève, et ses implications en termes de participation ?

Le mouvement de grève actuel dans le secteur ferroviaire est né de la création en septembre 2023 de l’assemblée nationale PdM (personale di macchina, conducteurs de train) et PdB (personale di bordo, personnel de bord).

« L’assemblée a vu le jour spontanément, à l’initiative de militants inscrits auprès des fédérations syndicales et de travailleurs non-inscrits, tous néanmoins en désaccord avec la politique des syndicats signataires des conventions collectives du secteur. »

En septembre nous avons fait naître cette assemblée et nous avons conçu des étapes intermédiaires, comme un questionnaire qui a reçu plus de 3 000 réponses. À partir de ce questionnaire, nous avons mis en place une plateforme pour recueillir les revendications, puis nous l’avons transmise à tous les syndicats, qu’ils soient ou non signataires. Seuls Confederazione unitaria di base (Cub), Unione sindacale di base (Usb) et Sindacato generale di base (Sgb) ont répondu à l’appel. Chacun de ces syndicats a ensuite créé sa propre plateforme, ainsi que des assemblées autonomes qui ont tenté de négocier pour faire émerger un projet unique, à même de rassembler toutes les sensibilités présentes autour de la table

L’assemblée du PdM et du PdB, a alors décidé de lancer la première action de grève de 2024, centrée sur le renouvellement de la convention collective nationale. La première grève a donc eu lieu le 12 février et n’a duré que 8 heures, c’est la règle dans le secteur ferroviaire. En revanche les suivantes peuvent durer vingt-quatre heures. Le premier jour de grève a été très suivi, avec une participation de 50 à 55 % dans toute l’Italie. C’est un nombre significatif si l’on considère que la grève avait été lancée par une nouvelle entité (l’assemblée PdM et PdB), déclarée par trois syndicats, et que de nombreux collègues, en vertu de la loi 146/1990 (définissant les règles sur l’exercice du droit de grève dans les services publics essentiels et sur la sauvegarde des droits protégés par la Constitution, ndlr) considèrent la grève comme un outil peu adéquat.

Après le 12 février, l’objectif de l’assemblée a été de déterminer une nouvelle date pour une grève de 24 heures. Nous avons retenu un jour férié, car il n’y a pas de service minimum à assurer pour les trains régionaux et les trains de marchandises. En revanche, c’est le cas pour les trains interurbains et à grande vitesse, mais avec un service minimum plus réduit par rapport à un jour de semaine. Un choix qui, selon nous, garantirait une plus grande participation, et en effet les chiffres ont été plus élevés que ceux du 12 février. Le taux de participation était de 65 à 70 % sur tout le territoire national, avec des pics à 90 % dans certaines régions, comme la Campanie.

Les grèves des derniers mois ont déjà produit des résultats. Il est bon de rappeler que les négociations pour le renouvellement de la Ccnl ont débuté en août 2023. Nous avons vu que les syndicats signataires ont commencé à réviser certaines de leurs demandes, en les adaptant – bien qu’encore très partiellement – à ce qui est ressorti de l’assemblée du PdM et du PdB. 

Sur votre plateforme, il est fait référence aux shifts désormais insoutenables que les conducteurs de train et les chefs de bord sont contraints d’effectuer. Il est clair que des shifts fatigants, ou plutôt épuisants, représentent un problème de sécurité non seulement pour les travailleurs, mais aussi pour les voyageurs. De quoi parle-t-on ?

Tout d’abord, il est utile de rappeler que les conducteurs de train et les chefs de bord sont justement responsables de la sécurité du trafic ferroviaire et du convoi. Pourtant ces dernières années, l’entreprise nous a considérés uniquement comme des travailleurs à exploiter jusqu’à la limite de la durée du travail établie par la législation européenne. La loi sur la durée du travail et les directives européennes prévoient une durée de travail maximale de 13 heures, avec 11 heures de repos.

À ce jour, la réglementation établit une durée de travail quotidienne maximale de 10 heures et jusqu’à 11 heures pour les trains de marchandises. Ces derniers temps, l’entreprise a essayé de nous pousser à travailler jusqu’à la limite. En oubliant qu’il fallait veiller à garantir au personnel garant de la sécurité un certain repos physique et psychologique, afin qu’un train puisse circuler en toute sécurité.

Ils ne tiennent même pas compte du fait que lorsque vous allez dormir hors site, le temps de repos réel est bien inférieur à 8 heures, avec peut-être 5 heures de sommeil effectif.

« Ainsi, les conducteurs de train et le chef de bord n’auront pas bu ou ne se seront pas drogués – sur ces aspects l’entreprise effectue des contrôles répétés – mais ils ne se seront certainement pas non plus reposés. »

Nos shifts se succèdent sur 24 heures, pour une moyenne de 38 heures de travail hebdomadaire. Cela signifie qu’il peut y avoir des semaines au cours desquelles nous travaillons 44 heures, d’autres pendant lesquelles nous travaillons 30 heures, mais nous ne pouvons pas aller en deçà. Malgré ce que déclarent certains ministres, nous n’avons pas de repos le week-end. En réalité, nous avons droit au repos le week-end une seule fois par mois, car il est généralement calculé sur une base de 6 jours travaillés et parfois nous n’avons même pas deux jours de repos complets à la fin de notre service.

Au fil des années, nos conditions de travail se sont dégradées et les résultats sont visibles : on constate une augmentation des sauts d’arrêt en gare, qui ne sont donc pas desservis, des passages alors que la signalisation est rouge et d’autres symptômes de distraction. Tout cela se produit lorsqu’il n’y a qu’un seul conducteur de train pendant la journée, alors que la nuit, heureusement, il y en a encore deux. Par nuit, nous entendons la plage horaire allant de minuit à 5 heures du matin. Si un train part à 5 heures, il n’y a qu’un seul conducteur, qui pour pouvoir prendre son poste à cette heure-là, se sera certainement réveillé au moins à 3 h 30. Ce shift – étant de jour – peut durer jusqu’à 10 heures et donc, vous vous réveillez à 3h30 du matin en travaillant peut-être jusqu’à 14h00 ou 14h30. De plus, au lieu d’embaucher, l’entreprise préfère avoir recours aux heures supplémentaires.

En termes d’horaires, nous avons demandé de travailler 36 heures par semaine au lieu de 38. Pour le travail de jour, nous souhaitons la suppression du maximum de 10 heures par jour, contre un maximum de 8. Nous avons prescrit un maximum de 6 heures de travail la nuit – la nuit s’entendant de minuit à 6h00 et non 5h00- avec un nombre maximum de quatre nuits par mois, des périodes de repos hebdomadaires de 58 heures, deux jours complets de repos et un repos entre un shift et le suivant d’une durée de 16 heures contre 14 actuellement.

Un autre problème à ne pas sous-estimer : les horaires des repas prévoient seulement 30 minutes pour manger, en comptabilisant le temps nécessaire pour se rendre au restaurant en gare. Par conséquent, de nombreux collègues apportent leur propre repas et ne mangent pas sur site. Dans le cadre des revendications, nous avons demandé une augmentation du temps pour se restaurer qui tiennent compte des horaires d’ouverture des restaurants.

En référence à la question de la sécurité : comme vous le mentionniez, les trains de jour circulent actuellement avec un seul conducteur, une situation qui, ces dernières années, a conduit à une série d’accidents dus à des malaises soudains. Que proposez-vous ?

Au sujet du double conducteur, il y a eu une vive discussion sur ce qu’il fallait intégrer à la plateforme. Certains proposaient un retour au double conducteur, d’autres étaient partisans de créer une figure intermédiaire entre le conducteur et le chef de bord, qui serait habilitée à conduire. Ces derniers jours, la question de la sécurité est redevenue centrale, car un conducteur a perdu la vie alors qu’il conduisait.

Je crois qu’il est important de rappeler que le délai pour porter secours aux conducteurs et au personnel de bord en cas de malaise, a été établi par l’entreprise selon les délais généraux qui prévoient l’arrivée d’une ambulance en 8 minutes en ville et dans les centres urbains, en 20 minutes dans les espaces extra-urbains. Ce sont des délais calculés pour des cas fondamentalement différents. En 20 minutes, le temps nécessaire pour sauver un être humain d’une crise cardiaque, il est peu probable qu’une ambulance parvienne à secourir du personnel dans un train situé en dehors d’un centre-ville.

Pour cette raison, la présence d’un second conducteur ou d’un autre travailleur autorisé à conduire est cruciale, car en cas de malaise cela permettrait au train d’être amené en toute sécurité jusqu’à la gare, sans interruption soudaine et en réduisant les délais d’intervention du personnel médical.

« Nous parlons d’un enjeu fondamental pour la sécurité, non seulement des travailleurs, mais aussi des voyageurs. Pour l’heure, en cas de malaise du conducteur, il existe peu de contre-mesures et c’est le cas dans presque toute l’Europe, étant donné que la plupart des compagnies ferroviaires fonctionnent avec un seul conducteur. »

Toujours sur le plan de la sécurité et du travail, il nous semble important de souligner que l’espérance de vie des conducteurs de train est actuellement, selon diverses études – dont celle menée par l’Université Sapienza de Rome – égale à 64 ans, donc inférieure à l’âge de départ à la retraite fixé à 67 ans. Quels raisonnements avez-vous conduit sur les aspects liés à la sécurité sociale ?

Ce nombre provient d’une étude réalisée par la revue des conducteurs de train In Marcia, l’Université Sapienza de Rome, la Région Toscane et l’Asl Toscane (Azienda sanitaria locale de Toscane). Cette étude indépendante, publiée en 2010, a révélé que l’espérance de vie des conducteurs de train était, en effet, de 64 ans. Précédemment en tant que catégorie professionnelle, nous avions droit à la retraite à 58 ans. En 2012, avec la loi Fornero, nous avons été regroupés avec toutes les autres catégories. On n’a même pas reconnu la pénibilité de notre travail, ce qui nous aurait octroyé une réduction de trois ans sur l’âge de départ à la retraite.

Aucun syndicat n’a appelé à la grève en 2012. De ce fait, depuis il n’y a pas eu d’évolution, la pénibilité de notre travail n’a pas été reconnue et la loi nous permettant de prendre notre retraite à 58 ans n’a pas été rétablie.  Aucun gouvernement n’a pris en charge ces questions. Notre exigence – minimale, nous tenons à le préciser – est d’entrer dans la catégorie des métiers pénibles.

Qu’en est-il du versant économique de la convention collective ?

Sur l’aspect de la rémunération, nous n’avons pas voulu porter de revendications excessives. Nous avons déjà vécu des renouvellements contractuels avec des syndicats qui, avant la hausse de l’inflation, sont restés sur des augmentations barémiques du salaire minimum de l’ordre de 30 euros bruts par mois. Cependant, la rémunération des conducteurs de train et des chefs de bord se compose de nombreux éléments supplémentaires (et variables, ndlr), ce qu’on appelle les compétences complémentaires, qui une fois additionnées, créent une différence pouvant atteindre 500 euros par mois.

En réalité, ces compétences complémentaires stagnent depuis près de vingt ans : elles n’ont été ni augmentées ni réévaluées avec l’inflation. Alors que d’autres entreprises, y compris semi-publiques, ont appliqué des augmentations et des ajustements à l’inflation, sans passer par un renouvellement contractuel. Nous n’avons rien eu de tout cela et, bien qu’il y ait une renégociation de la convention en cours qui dure depuis août 2023, ni les syndicats signataires ni l’entreprise n’ont encore parlé de rémunération

« Nous, nous demandons à récupérer la valeur économique perdue au cours de ces vingt années sur les compétences complémentaires et d’adapter les salaires à l’inflation, ce qui correspond à une augmentation de 500 euros nets, de l’ordre de 800 euros bruts. »

Cela peut sembler être une grosse somme, mais ces compétences font partie de notre salaire et n’ont pas été ajustées depuis vingt ans. C’est le minimum qu’on est en droit d’exiger.

Les transports publics sont également au cœur des revendications des mouvements écologistes, qui demandent d’y investir beaucoup plus de ressources, notamment en raison des effets positifs sur l’emploi « vert ». En Italie pour tout le secteur, filière industrielle comprise, une étude de Cassa Depositi e Prestiti  (Caisse des Dépôts et Consignations) estime un potentiel de 110 000 emplois par an. Les mobilisations de ces mouvements dans des pays comme l’Allemagne les ont amenés à se joindre aux syndicats – notamment avec Ver.di, le premier syndicat du secteur des services – pour le renouvellement des conventions collectives. Partagez-vous l’idée d’un lien étroit entre les transports publics et la transition écologique et pensez-vous qu’une convergence de deux luttes différentes -seulement en apparence­- pourrait servir les deux causes ?

Nous pensons que le transport ferroviaire pourrait avoir un impact très positif sur l’environnement, en particulier le transport de marchandises, car on peut encourager le transport ferroviaire de marchandises, ce qui réduirait le fret routier. Ce n’est pas ce à quoi on assiste. Il y a encore trop peu d’entreprises dans ce domaine, qui par ailleurs entrent sur le marché avec la même logique de réaliser du profit sur le dos des travailleurs, avec une réglementation moins exigeante que la nôtre.

Pour le transport de passagers, il est tout aussi important de réaliser des investissements afin de diminuer le nombre de voitures sur les routes, mais dans des régions comme la Campanie, la Sicile, la Sardaigne, etc. nous connaissons le mauvais état du réseau ferroviaire – on pense de manière complètement irrationnelle à construire des infrastructures à la fois nuisibles à l’environnement et inutiles dans l’état actuel des chemins de fer siciliens, comme le pont sur le détroit (projet de pont suspendu sur le détroit de Messine visant à relier la Sicile et la Calabre, ndlr).

En tant qu’Usb, notre plateforme est plus large que celle de l’assemblée. Parmi nos revendications figure la protection de la fonction du service ferroviaire en tant que service public.

« Cela signifie investir des ressources dans des zones où il n’y a aucun retour économique : quand votre priorité est d’assurer une mission de service public, vous dépensez cet argent quand même. »

Lorsque le secteur ferroviaire est orienté vers la privatisation, la gestion privée devient incompatible avec une logique de service public et d’écologie. Le privé essaie d’économiser là où il le peut, en heures de travail, en sécurité, et exprime en amont une préférence pour le transport routier parce qu’il coûte moins cher. Pour l’Usb il pourrait donc facilement y avoir cette convergence. Dans nos revendications, elle existe déjà implicitement. Les opportunités futures ne manqueront pas pour l’expliciter et la mettre en œuvre.

Note :

[1] Article originellement publié par notre partenaire Jacobin Italia sous le titre : « Il profitto fa deragliare i treni ».

Aux États-Unis, les syndicats enchaînent les victoires

Le 27 septembre 2023, Joe Biden est venu soutenir les ouvriers de l’automobile en grève, organisés par le syndicat UAW. C’est le premier Président américain en exercice à faire une telle action. © Compte Twitter du syndicat UAW

La récente victoire des 146.000 membres du syndicat de l’automobile UAW dans leur grève contre le « Big Three » (Ford, General Motors et Stellantis) s’ajoute à une longue liste de succès syndicaux aux États-Unis. Le pays semble en proie à un renouveau du mouvement ouvrier qui s’observe aussi bien dans les conflits sociaux que la création d’antennes syndicales dans des secteurs réputés impossibles à mobiliser. Outre les augmentations de salaire et les améliorations des conditions de travail, les luttes portent parfois sur la gestion de la production et constituent une réponse efficace aux menaces induites par les bouleversements technologiques comme l’intelligence artificielle et la transition énergétique. Assistons-nous à un tournant dans l’histoire sociale du pays ?

Avec seulement 6 % des travailleurs du privé syndiqués, les Américains partent de loin. À ce taux de syndicalisation abyssal s’ajoute un droit du travail anémique et particulièrement favorable aux employeurs. Contrairement à la législation française, la représentation du personnel au sein des entreprises de plus de 50 salariés n’est pas automatique. L’écrasante majorité des Américains travaillent sans bénéficier d’un accord d’entreprise ou d’un accord de branche. L’utilité des syndicats n’est pourtant plus à démontrer : les Américains syndiqués bénéficient de meilleures conditions de travail et gagnent en moyenne 33% de plus que leurs homologues non syndiqués, à poste, qualification et localisation géographique comparable. De même, la stagnation du salaire des classes moyennes et laborieuses est parfaitement corrélée avec l’effondrement du taux de syndicalisation.

Si ce dernier est aussi bas, c’est d’abord car établir une présence syndicale dans une entreprise relève du parcours du combattant. Pour pouvoir négocier collectivement, les travailleurs doivent parvenir à implanter une antenne syndicale dans leur entreprise, ce qui nécessite deux étapes clés. Premièrement, une pétition doit réunir la signature d’un tiers des employés du site considéré. Une fois cette condition remplie et la validité de la pétition reconnue par les instances gouvernementales, l’entreprise a l’obligation d’organiser un référendum sous 45 à 90 jours. Une majorité des salariés doit alors voter en faveur de la création du syndicat. Une fois celui-ci mis en place, il sera habilité à négocier un accord salarial sous douze mois. Cette opération doit être renouvelée sur chaque site de production et dans chaque filiale. Ainsi, chaque café Starbucks et entrepôt Amazon – deux entreprises connues pour leur lutte contre les syndicats – est le théâtre d’une lutte acharnée. Ce processus est donc semé d’embûches à toutes les étapes pour les travailleurs qui désirent s’organiser collectivement.

Monter un syndicat, un travail de haute lutte

En outre, le patronat fait souvent appel à des consultants spéciaux (qui touchent, à l’échelle du pays, plusieurs centaines de millions de dollars de chiffre d’affaires chaque année) pour décourager les employés à se syndiquer lorsqu’une pétition est détectée ou un référendum prévu. Dernier obstacle, le droit de grève est strictement encadré et de nombreux accords d’entreprises prévoient – en contrepartie des concessions patronales – l’interdiction de la grève en dehors des périodes de négociations salariales prévues tous les quatre à cinq ans. Autrement dit, lorsqu’une entreprise décide de fermer une usine, impose un plan de licenciement ou une réorganisation de la production, les syndicats sont virtuellement impuissants. Et pour déclencher une grève à l’issue de négociations salariales infructueuses, les syndicats doivent obtenir l’autorisation préalable en faisant voter leurs membres par référendum. La grève est ainsi plus souvent utilisée comme une menace pour faire aboutir une négociation. Lorsqu’elle a lieu, elle représente l’aboutissement ou le durcissement d’un conflit plutôt que son commencement.

Le droit de grève est strictement encadré et de nombreux accords d’entreprises prévoient – en contrepartie des concessions patronales – l’interdiction de la grève en dehors des périodes de négociations salariales.

Ces faiblesses manifestes sont pourtant transformées en force lorsque la conjoncture économique est favorable aux travailleurs. L’échéance des négociations salariales étant connue à l’avance, elle fait office de date butoir pour le déclenchement potentiel d’une grève. Le vote préalable sert d’avertissement au patronat et permet de mobiliser les troupes en amont. Et la stratégie de négociation, tout comme la formulation des demandes et la préparation du conflit, peut s’organiser méticuleusement dans les mois qui précèdent la négociation salariale. Enfin, à l’exception des États où des lois existent (« right to work laws ») pour rendre cette pratique illégale, les accords d’entreprises incluent systématiquement des clauses forçant l’entreprise à ne recruter que des personnes syndiquées dans son personnel (ou à obliger ses employés à devenir membres du syndicat à l’embauche).

Ainsi, là où des syndicats sont implantés, leur représentativité est généralement très forte et leur capacité à mobiliser leurs membres pour mener une lutte est plus élevée que dans une entreprise française. Et ce, alors qu’il n’existe pas de grande centrale ou confédération syndicale aussi large que ce que l’on peut observer en France. L’essentiel des syndicats américains est propre à une entreprise ou un secteur, même si un grand nombre d’entre eux sont par ailleurs membres d’une des deux fédérations nationales (l’AFL-CIO ou American Federation of Labor étant de loin la plus large, ndlr) dont l’activité se limite essentiellement à du lobbying auprès des partis politiques et des élus du Congrès fédéral. Ce paradoxe explique en partie pourquoi la plus grande combativité des syndicats américains se limite aux luttes dans les entreprises.

Une combativité retrouvée

Ces dernières décennies, les syndicats américains avaient pris l’habitude de jouer en défense. Les négociations salariales consistaient à éviter de trop concéder au patronat tout en demandant des hausses de salaire modestes, dans une attitude de cogestion de l’entreprise, voire de collusion avec le patronat, par des directions syndicales gangrenées par la bureaucratie. Sur l’autre front, à savoir le taux de syndicalisation, les efforts se concentraient davantage sur l’enraiement du déclin dans des secteurs fortement impactés par les délocalisations ou les difficultés économiques que sur la création de nouvelles antennes syndicales.

Depuis quelques années, la tendance s’est inversée. Les syndicats repartent à l’offensive en affichant des revendications fortes, en déployant des efforts considérables pour s’implanter dans de nouvelles entreprises et en organisant des grèves massives. Cette combativité retrouvée s’explique par différents facteurs. D’abord, l’embellie économique affichée depuis 2015 et les conditions de travail dégradées depuis la récession de 2007-2009 ont créé un rapport de force plus favorable aux travailleurs. Ces effets structurels se sont amplifiés après la crise du Covid : les confinements ont provoqué une conscientisation des classes laborieuses américaines, que ce soit via les pertes d’emplois massifs qu’ils ont engendrés (le chômage partiel est rare aux Etats-Unis, ndlr) ou le travail des salariés « essentiels » en première ligne pendant la crise.

À cela s’est ajoutée la reprise économique qui a entraîné des tensions sur le marché du travail et une forte inflation. Les conditions sont ainsi réunies pour une mobilisation importante : les grandes firmes américaines engrangent des profits records pendant que leurs employés voient leurs conditions de travail dégradées et leurs salaires rognés par l’inflation provoquée par leurs employeurs. Compte tenu du manque de main-d’œuvre dans de nombreux secteurs, les syndicats bénéficient d’un rapport de force historiquement favorable.

Le soutien mitigé de Joe Biden aux syndicats

La fibre pro-syndicale de l’administration Biden, le regain de popularité des syndicats et l’intérêt électoral bien identifié par les élus démocrates aident également à créer des conditions favorables. Joe Biden cultive une image de politicien proche de la classe ouvrière, exhorte les entreprises à augmenter les salaires dans ses discours et fustige la théorie du ruissellement. À la place, il insiste fréquemment sur l’importance des syndicats dans la dynamique de croissance de l’économie et leur rôle historique pour construire la classe moyenne qui aurait fait le succès de l’Amérique.

Joe Biden cultive une image de politicien proche de la classe ouvrière, exhorte les entreprises à augmenter les salaires dans ses discours et fustige la théorie du ruissellement.

Derrière cette image pro-syndicale, le bilan de Biden sur la question est nuancé. D’un côté, il fut le premier Président en exercice à se rendre sur un piquet de grève pendant le récent conflit opposant l’UAW (United Automobile Workers) aux constructeurs automobiles. Il a également nommé des individus pro-syndicats à des postes clés de l’administration chargé d’arbitrer les conflits sociaux et soutient – du moins en théorie – le projet de loi « Pro Act » conçu pour renforcer le pouvoir syndical. Cet activisme a toutefois montré ses limites lorsque Biden a demandé au Congrès d’interdire la grève des travailleurs ferroviaires en forçant l’adoption de l’accord de branche négocié par les directions syndicales mais rejeté par la base. Il a également échoué à inclure des clauses pro-syndicales dans ses différents grandes lois d’investissement public (le Inflation Reduction Act, le Chips Act et le plan de rénovation des infrastructures) se limitant à des clauses pour distribuer les subventions publiques aux entreprises pratiquant le « Made in America » sans inclure des conditions sur l’emploi de travailleurs syndiqués. L’action de l’administration Biden en la matière est donc limitée. Celle des élus et proches de la gauche radicale américaine est en revanche plus palpable.

Après le mouvement « Occupy Wall Street » sous Obama et la campagne présidentielle de Bernie Sanders en 2016, de nombreux activistes et militants formés ou politisés pendant cette campagne ont réinvesti leurs forces et savoir-faire dans le syndicalisme. La gauche américaine s’est structurée et organisée et ces transformations ont produit des effets importants dans de nombreux syndicats. Des directions historiques ont été remplacées par de nouveaux leaders plus politisés, militants et motivés.

Certains syndicats ont ainsi été débordés par leur base après avoir déçu lors des cycles de négociations de 2017 à 2020. Cela a notamment été le cas dans le secteur du fret ferroviaire, de l’éducation et de l’automobile. Autrement dit, la mobilisation s’est d’abord faite par la base et par un travail de fourmi de militants labourant le terrain. Par exemple, la direction de l’UAW, principal syndicat de l’automobile, a été renversée début 2023 suite à des efforts internes partis de la base, soutenus par des campagnes de dons nationales organisées par des organisations issues de la gauche et parfois fondées par d’anciens cadres des campagnes de Bernie Sanders comme « More Perfect Union ». Ces efforts d’organisation par la base ont aussi reçu le soutien d’une presse indépendante et radicale qui emploie de nombreux délégués syndicaux ou spécialistes des conflits sociaux parmi ses journalistes, notamment Jacobin (par ailleurs partenaire de LVSL, ndlr), dont certains ont ensuite été recrutés par l’UAW pour organiser la grève. Autrement dit, la conjoncture économique et le poids des structures sociales n’expliquent pas tout. Le savoir-faire américain en matière d’organizing, c’est-à-dire l’organisation des travailleurs entre eux pour mener des luttes collectives, a aussi joué un rôle essentiel.

Des victoires impressionnantes

La grève des enseignants de Chicago de 2012 a, par de nombreux aspects, servi de modèle aux conflits sociaux suivants. Les vieilles directions syndicales avaient été renversées par des équipes venues de la base et bien plus combatives. Ces dernières ont réussi à fermer l’ensemble des écoles du comté de Chicago pour bloquer la privatisation de l’école publique et obtenir des hausses de salaires et de moyens. Pendant une semaine, vingt mille enseignants ont ainsi cessé le travail. Cet exploit a été renouvelé en 2017 et 2018 dans plusieurs États conservateurs (Virginie-Occidentale, Oklahoma…) où l’ensemble des écoles de ces gigantesques territoires ont fermé pendant une semaine ou plus. Puis le comté de Los Angeles a mené une grève historique (45.000 enseignants fermant toutes les écoles pendant cinq jours avant d’obtenir gain de cause) qui a fait des émules dans d’autres académies, comme à Denver. À chaque fois, ces mouvements avaient le soutien des parents d’élèves, souvent présents sur les piquets de grève. Le privé a pris le relais, avec des grèves ou conflits sociaux remarqués dans le secteur de l’aviation civile et de l’Industrie (General Motors et John Deere, en 2019). Après le Covid, la grande distribution et des enseignes comme Starbucks, Amazon et Trader Joe ont connu des vagues de syndicalisation de sites.

Mais c’est à partir de 2022 que les victoires les plus impressionnantes se sont succédé. Citons par exemple les 340.000 livreurs et chauffeurs d’UPS, qui ont obtenu des hausses de salaire de 15 à 40 % et une amélioration des conditions de travail par la simple menace de faire grève, ou les pilotes de ligne qui ont obtenu entre 30 et 46 % d’augmentation sur 4 ans. Les travailleurs de l’Université publique de Californie (doctorants, postdocs, assistants, laborantins, surveillants, administrateurs) ont eux obtenu jusqu’à 50 % d’augmentation après avoir fermé 11 campus pendant 6 semaines. Les 130.000 travailleurs du rail, qui n’ont été stoppés dans leur élan que par un vote du Congrès, mais ont néanmoins obtenu gain de cause sur la majorité de leurs revendications sans avoir à faire grève. Les 40.000 membres de l’entreprise paramédicale Kaisers, qui ont obtenu des augmentations de salaire à deux chiffres et le recrutement de davantage de personnel. Plus récemment, les 11.000 membres de la guilde des scénaristes d’Hollywood ont mené une grève victorieuse de 146 jours ayant arrêté l’ensemble de la production cinématographique du pays. Une lutte suivie par celle des 160 000 acteurs syndiqués d’Hollywood, qui vient également de se solder par une victoire. Et enfin, celle dont tout le monde parle, la grève historique de l’UAW contre les « Big Three » de l’automobile.

Tous ces succès ont été permis par une détermination sans faille à mener des grèves dures, massives, et longues. Aux États-Unis, il n’existe pas de préavis de grève pour une seule journée ; toute grève est automatiquement reconduite et peut donc durer des mois en étant suivie par près de 100 % du personnel. Cette capacité de mobilisation s’explique par le travail réalisé en amont par les « organizers » et les délégués syndicaux chargés de discuter en face à face avec tous les employés, de recueillir les doléances, de jauger l’appétit pour la grève et de mobiliser les troupes. Elle est facilitée par l’utilisation de caisses de grèves bien fournies et une forte solidarité avec les grévistes, avec la venue de délégués d’autres syndicats sur les piquets de grève. A titre d’exemple, les routiers membres du syndicat des Teamsters ont refusé de livrer les sites industriels en lutte, afin de faciliter l’arrêt de la production.

La grève de l’UAW, un modèle à suivre ?

Le principal syndicat automobile du pays occupe une place à part dans l’histoire du mouvement ouvrier américain. Ses victoires passées avaient l’effet d’un fer de lance et permis aux ouvriers du secteur automobile d’être les mieux payés du pays. Mais à partir des années 1980, les conditions se sont fortement dégradées, comme dans le reste de l’industrie. En 2009, les « Big Three » sont au bord de la faillite et l’UAW accepte de nombreuses concessions soi-disant temporaires pour sauver Ford et remettre GM et Stellantis (alors Chrysler) debout après la mise sous protection du régime des faillites et le plan de sauvetage de l’administration Obama. Depuis, ces trois entreprises ont connu une forte embellie, avec des profits records depuis la reprise économique post-Covid : 250 milliards de dollars entre 2013 et 2022, en hausse de 92 % sur la période. Shawn Fain, le charismatique délégué syndical et ancien électricien de Ford, a été élu à la tête du syndicat au printemps 2023, contre la direction historique, sur la promesse d’une approche plus militante et d’un bras de fer ambitieux lors des négociations salariales à venir.

Lui et ses équipes ont tenu leurs promesses. La première chose qui frappe dans la conduite du conflit est le sens stratégique déployé par l’UAW. Fait inédit, le syndicat a décidé de frapper les trois gros constructeurs automobiles en même temps, alors qu’il s’était jusqu’ici limité à des grèves contre un des trois constructeurs (celui jugé le plus prenable), l’idée étant que les deux autres firmes seraient forcées de s’aligner pour éviter une fuite de leur main-d’œuvre vers le concurrent. À cette grève menée sur tous les fronts s’est ajoutée une stratégie inédite de mise à l’arrêt progressive des usines une par une. Plutôt que de demander aux 146.000 membres de stopper le travail simultanément, le conflit a débuté par la fermeture de trois sites importants dans les chaines logistiques. Le simple fait de choisir les sites au dernier moment a désorganisé la production, les directions patronales ayant mal anticipé les sites visés et déplacé des stocks en vain.

Au fil des semaines et de l’avancée des négociations, de nouvelles fermetures de sites étaient décrétées en fonction des progrès réalisés. Les constructeurs ayant fait état d’une bonne volonté étaient parfois épargnés par la nouvelle vague de fermeture, tandis que ceux qui traînaient des pieds étaient durement sanctionnés. Cela a permis de faire jouer les trois entreprises les unes contre les autres, mais également d’économiser les forces des grévistes et la caisse de grève en évitant de mettre en grève des employés travaillant dans des sites secondaires. Économiser ces ressources a permis de verser à chaque gréviste (environ 50.000 sur les 146.000 au pic de la grève) un salaire de 500 dollars par semaine, tout comme aux employés placés au chômage technique par les directions patronales en guise de représailles. Enfin, cela a permis de maintenir la pression sur le patronat, qui savait que les 825 millions de dollars de la caisse de grève permettaient de financer un conflit de très longue durée.

À ces considérations tactiques s’est ajoutée une approche volontariste et offensive. L’UAW a déployé un langage de lutte de classe assumé, attaquant la « cupidité » du patronat et revendiquant des hausses de salaire de 46 %, soit le même pourcentage que les gains des PDG des Big Three sur les 4 dernières années. L’opinion publique a très rapidement pris parti en faveur de l’UAW, donnant lieu à des passages médiatiques désastreux de certains PDG sommés de s’expliquer sur leur refus d’augmenter leurs salariés dans les mêmes proportions que leurs propres augmentations. La rhétorique déployée par Shawn Fain a ainsi permis de mobiliser ses troupes tout en retournant l’opinion publique au point de créer une menace sur l’image de marque des constructeurs américains. Chaque semaine, Fain révélait les progrès réalisés dans les négociations lors de lives diffusés sur les réseaux sociaux et repris par la presse. Les entreprises ayant fait des concessions se voyaient félicitées et épargnées par un durcissement du conflit, les autres fustigées.

Le résultat parle de lui-même. L’UAW a obtenu 25 % d’augmentation des salaires, plus le rétablissement d’une prime pour juguler l’augmentation du coût de la vie qui avait été supprimée en 2009. Le système des deux types de contrats de travail (two tiers contract) qui permettait aux Big Three d’embaucher les nouveaux employés à une grille de salaire inférieure a été largement supprimé. Il s’agissait d’un poison du point de vue du syndicat puisque cela montait les employés les uns contre les autres, certains disposant d’un statut inférieur pendant les quatre à huit premières années d’ancienneté. De même, le recours aux intérimaires, idéal pour briser les grèves ou affaiblir les syndicats, va devenir bien plus coûteux. Certains employés intérimaires ou sous contrat « second tier » vont ainsi obtenir des hausses de salaire allant de 65 à 135 %. Chez Stellantis, l’UAW a obtenu la réouverture d’une usine et la promesse d’embauche de 5.000 nouveaux employés. Chez Ford et Stellantis, le droit de grève sera maintenu en cas de fermeture d’usine. General Motors, lui, s’est engagé à aligner les salaires de ses nouveaux employés dans les futures usines d’assemblages de batteries pour véhicules électriques sur ceux des employés syndiqués.

La victoire de l’UAW va au-delà des salaires. Elle renforce le pouvoir du syndicat, lui donne un droit de regard sur l’organisation de la production et met un coup d’arrêt à la menace qui pesait sur le secteur automobile du fait de la transition énergétique.

La victoire de l’UAW va donc au-delà des salaires. Elle renforce le pouvoir du syndicat, lui donne un droit de regard sur l’organisation de la production et met un coup d’arrêt à la menace qui pesait sur le secteur automobile du fait de la transition énergétique. En effet, les constructeurs espéraient profiter de ce bouleversement pour délocaliser la production de véhicules électriques dans des États du Sud des États-Unis, où les le droit syndical est beaucoup moins fort. L’UAW jouait en réalité sa survie, tant l’avènement de la voiture électrique pouvait signifier la disparition des emplois bien rémunérés et syndiqués. Contre toute attente, l’UAW a obtenu des avancées significatives sur ce front.

Vers un tournant du mouvement ouvrier américain ?

La victoire de l’UAW devrait faire boule de neige. Déjà, Toyota, qui a réussi à s’éviter la moindre présence syndicale, a promis des hausses de salaire conséquentes à ses employés pour s’aligner sur les « Big Three » et éviter les velléités syndicales dans ses usines. Shawn Fain a désormais une autre entreprise en ligne de mire : Tesla, qui résiste à toute implantation syndicale à coup de violation du droit du travail. Enfin, Fain a pris soin d’aligner les prochaines échéances du contrat d’entreprise sur le jour de la fête du Travail de 2028, donnant ainsi rendez-vous à tous les grandes entreprises et syndicats américains pour ce qu’il espère être un round de négociation qui se déroulera à l’échelle du pays. Ou au minimum, de l’Industrie automobile. « La prochaine fois, on ne s’attaquera pas qu’au Big 3, mais au Big 5 ou Big 6 », a-t-il déclaré, visant explicitement Volkswagen, Toyota et Tesla, qui n’ont pour l’heure pas de présence syndicale aux Etats-Unis.

Si on met en parallèle la victoire de l’UAW avec celle des scénaristes et des acteurs d’Hollywood, de nombreux points communs émergent. Dans les trois cas, c’est le travail de terrain en amont et la mobilisation de tous les employés qui a permis d’arracher une victoire significative. Ces succès s’opposent au récit d’une inéluctabilité des modifications du monde du travail par les nouvelles technologies. L’UAW a mis un coup d’arrêt au récit selon lequel la transition énergétique se ferait aux dépens des travailleurs et des emplois du monde d’avant. Les scénaristes et acteurs d’Hollywood ont eux réussi à contenir l’irruption de l’intelligence artificielle dans leurs métiers. Il était en effet à craindre que l’image d’acteurs soit utilisée pour des films sans qu’ils aient besoin de venir sur les tournages et que des scénarios de cinéma ou de séries soient écrits par des logiciels spécialisés. En outre, les travailleurs d’Hollywood ont également arraché la création de mécanismes de compensation financières pour récupérer une partie des gains réalisés par les plateformes de streaming. À chaque fois, des emplois promis à la disparition ont été sauvegardés.

Certes, ces victoires doivent être nuancées : le taux de syndicalisation continue de stagner aux Etats-Unis et les hausses de salaire ont du mal à compenser l’érosion du pouvoir d’achat par l’inflation (à l’échelle nationale). Néanmoins, l’enchaînement de victoires récentes et la politisation des questions liées au travail, notamment par Shawn Fain et l’UAW, offrent l’espoir d’inverser cette tendance.

Etats-Unis : la grève des ouvriers de l’automobile largement soutenue par les Américains

Grève de l’UAW aux Etats-Unis. © Adam Schultz

Depuis une semaine, le secteur de l’automobile connaît d’importantes grèves aux Etats-Unis. Après le refus des trois grandes entreprises  américaines – General Motors, Ford et Chrysler, rattaché au groupe Stellantis – de répondre aux revendications des travailleurs, le principal syndicat du secteur, l’United Automobile Workers (UAW) a déclenché un mouvement d’arrêt du travail, soutenu par d’importantes caisses de grèves. D’après les enquêtes d’opinion, les Américains se reconnaissent largement dans les paroles du président de l’UAW, qui a déclaré « se battre pour le bien de l’ensemble de la classe ouvrière ». Par Luke Savage, traduit par Jean-Yves Cotté [1].

Pour la première fois depuis presque quatre-vingt-dix ans, le syndicat United Automobile Workers (UAW) a entamé une grève chez les trois plus grands constructeurs automobiles. La décision audacieuse qui fait écho au ton offensif et très militant de sa nouvelle direction, élue lors d’un vote historique il y a quelques mois. Parmi les revendications de l’UAW figurent la fin du système des rémunérations à deux vitesses, l’amélioration de la protection sociale et des pensions de retraite et une augmentation des salaires de 40 %.

Dans la lignée des plus grandes heures de la tradition syndicale américaine, son président Shawn Fain n’a pas hésité à présenter cette grève comme un élément d’une stratégie de plus grande envergure menée au nom des ouvriers contre le pouvoir des grandes entreprises. « S’ils ont de l’argent pour Wall Street, ils en ont forcément pour les ouvriers qui fabriquent les produits. » a-t-il souligné récemment. « Nous luttons pour le bien de toute la classe ouvrière et des pauvres. » La conviction de Fain n’est pas infondée : rien qu’au cours de la dernière décennie, les trois grands constructeurs automobiles (Ford, General Motors et Stellantis) ont engrangé quelque 250.000 milliards de bénéfices – pour l’essentiel au cours des quatre dernières années, qui ont vu les profits exploser de 65 %.

Alors qu’on dit souvent les Américains réticents à la lutte des classes et à l’action sociale, un nombre considérable d’Américains semblent d’accord avec Fain. Le soutien de l’opinion publique aux syndicats a considérablement augmenté ces dernières années ; en 2021 l’institut de sondage Gallup a enregistré un niveau d’approbation de l’action syndicale de 67%, un chiffre jamais atteint depuis cinquante-six ans et qui demeure à peu près stable depuis. L’évolution est assez spectaculaire : en 2009, seuls 48% des Américains se disaient favorables aux luttes syndicales. Ce soutien massif de l’opinion explique sans doute pourquoi Joe Biden a eu des paroles plutôt positives à l’égard des syndicats – même si son action sur le sujet n’est pas brillante – comparé à son prédécesseur démocrate Barack Obama.

Si ces dernières années les syndicats ont recueilli toujours plus l’approbation de l’opinion publique dans son ensemble, le soutien apporté à l’UAW apparaît à la fois écrasant et transpartisan. Selon un autre sondage Gallup, réalisé juste avant la fête du Travail, quelque 75 % des Américains se disent solidaires des ouvriers de l’automobile. D’autres actions syndicales en cours, telle la grève des scénaristes de cinéma et de télévision et celle des acteurs, jouissent également d’un fort soutien.

Le climat actuel est donc sensiblement différent de celui qui régnait lors de la dernière crise économique d’ampleur que le pays a connue après 2008. Même si le paysage politique et culturel est sans doute plus polarisé aujourd’hui qu’à l’époque, la cause syndicale résonne désormais à un degré jamais atteint depuis au moins une génération.

À cet égard, la grève conduite par l’UAW est à même de déboucher sur un changement significatif, et potentiellement porteur de transformations, au-delà de l’industrie automobile – surtout si les ouvriers finissent par remporter la mise. Ainsi, comme le déclarait l’historien Nelson Lichtenstein, auteur d’un ouvrage sur le syndicalisme à Detroit, dans Jacobin : « Shawn Fain et les ouvriers de l’automobile retrouvent l’enthousiasme et le soutien dont jouissait l’UAW quand il était synonyme d’avant-garde en Amérique. »

Un chiffre témoigne de ce regain d’intérêt pour les syndicats et le recours à la grève : avant même que l’UAW ne se mette en grève, les débrayages avaient déjà augmenté de 40 pour cent en 2023 par rapport à l’an dernier. Partout aux États-Unis, les ouvriers cessent le travail et ce faisant bénéficient d’un large soutien de l’opinion publique. « Je sais que nous sommes du bon côté dans ce combat », a fait remarquer Fain en début de semaine avant que la grève ne commence. « C’est un combat de la classe ouvrière contre les nantis, des pauvres contre les riches, de ceux qui n’ont rien contre la classe des milliardaires. » Massivement, les Américains semblent en convenir.

Notes :

[1] Article originellement publié par notre partenaire Jacobin

Réquisitionner pour mieux régner

https://www.flickr.com/photos/mafate69/3443978311/in/photostream/
Manifestations à Lyon en 2009 © mafate69

Si le recours aux réquisitions de grévistes a été largement médiatisé, les fondements juridiques de tels dispositifs demeurent sibyllins pour le grand public. Retour sur l’histoire d’une procédure contestée.

Les ordres de réquisition peuvent légitimement être considérés comme des entraves à l’exercice du droit de grève. Comprendre l’histoire de ce procédé de droit administratif permet de mieux appréhender ses applications modernes et ses utilisations récurrentes par les pouvoirs publics.

Michel Pigenet est historien et a notamment dirigé avec Danielle Tartakowsky une Histoire des mouvements sociaux en France (La Découverte, 2014). Le chercheur note que « le droit de réquisition renvoie à un droit militaire, initialement prévu dans une perspective de défense nationale ». En 1938, une loi prévoie en effet des dispositions permettant de réquisitionner des travailleurs en temps de guerre et pour les besoins de la défense nationale.

En réalité, la IIIème République n’aura pas attendue la veille de la guerre pour restreindre le droit des grévistes. En 1910, le gouvernement dirigé par Aristide Briant – pourtant un des promoteurs de la grève générale – met fin à une grève de cheminots en les réquisitionnant pour une « période militaire ».

Quoi qu’il en soit, la loi votée en 1938 est appliquée dès novembre de la même année. Le Gouvernement souhaite alors remettre en cause la semaine des 40 heures. Face à de telles velléités, la Confédération Générale du Travail (CGT) appelle à une grève générale. Il suffit alors au Gouvernement de faire savoir que la situation internationale est dégradée et qu’une telle grève porte atteinte à l’effort de guerre du pays. Alors que la guerre prend fin, l’état de guerre est prolongé jusqu’au milieu de l’année 1946. Le Gouvernement convainc alors le Parlement de la nécessité d’élargir la loi de 1938 pour trouver une solution aux conflits posés par les grèves.

En 1950, une loi est votée pour pérenniser les mesures prévues par la loi de 1938 en temps de paix. L’administration a alors recours à cette loi pour réquisitionner en 1950 des employés du gaz et de l’électricité, en 1953 les cheminots et les postiers, ou encore en 1957 des fonctionnaires de l’administration pénitentiaire.

« Les finalités qui permettent de justifier un ordre de réquisition ont été élargies. »

Eloïse Beauvironnet

Une telle loi offre « un havre salvateur lui permettant de riposter aux grèves de fonctionnaires » fait savoir Eloïse Beauvironnet, docteur en droit public à l’Université Paris 5 Descartes et autrice de La réquisition en droit administratif français. Rappelons que, si le droit de grève a longtemps été refusé aux fonctionnaires pendant la IIIème République, il leur est finalement accordé en 1950 par la décision Dehaene du Conseil d’Etat. La loi sur les réquisitions de 1950 va alors « conduire à la pérennisation en temps de paix d’un dispositif initialement conduit en temps de guerre » estime Eloïse Beauvironnet.

Un risque de banalisation du dispositif

« Alors qu’il existait auparavant une conception très étroite de l’ordre public, peu à peu les finalités qui permettent de justifier un ordre de réquisition ont été élargies » constate Eloïse Beauvironnet. La juriste explique que les réquisitions ont initialement été fondées sur « les besoins généraux de la Nation », un critère qui caractérise une atteinte à l’ordre public au niveau national et qui présente de ce fait « un caractère restrictif ». La grève victorieuse de 1963 frappe de discrédit ce type de réquisitions et va conduire le législateur a introduire de nouveaux recours à ce procédé. Ainsi, les réquisitions de police, aux mains du préfet, sont déclenchées en cas d’atteinte à l’ordre public au niveau local et l’assignation qui permet d’assurer la continuité d’un service public essentiel. « C’est ce qui permet aussi à des entreprises privées gestionnaires de services publics de requérir des salariés grévistes sur le fondement de ce pouvoir d’assignation » explique Eloïse Beauvironnet. Par ailleurs, deux lois de 2003 et 2004 « facilitent le recours aux réquisitions et étendent le pouvoir des préfets » note Michel Pigenet.

« Certains ordres de réquisition n’étaient pas destinés à préserver l’ordre public mais à assurer la continuité de l’activité économique. »

Eloïse Beauvironnet

Pour qu’une réquisition soit justifiée, il faut que deux conditions soient réunies : la réquisition doit parer une urgence et l’administration ne doit pas avoir d’autre moyens pour faire face à cette situation. Ainsi, « on ne peut demander le retour d’un service normal de l’activité » estime Michel Pigenet. « En cas de grève, la réquisition doit normalement être la dernière alternative » conclue ainsi Eloïse Beauvironnet.

Préserver l’activité économique

Pourtant, selon la juriste, les grèves de 2010 contre la réforme des retraites ont illustré combien certaines réquisitions peuvent être « abusives », notamment concernant les installations pétrolières. D’après elle, pour qu’une réquisition de raffinerie soit décidée, il faut que la pénurie de carburant devienne une menace à l’ordre public, comme lorsque les véhicules de secours n’ont plus de carburant. Or, « certains ordres de réquisition n’étaient pas destinés à préserver l’ordre public mais à assurer la continuité de l’activité économique, qui est pourtant une finalité étrangère à l’intérêt général » explique pourtant Eloïse Beauvironnet.

Le Conseil d’État reconnait ainsi en 2010 que « la réalité des risques pesant sur le maintien de l’ordre public » justifient la réquisition du site pétrolier de Gargenville. L’institution estime alors que l’aéroport Roissy-Charles-de-Gaulle ne dispose plus « que de trois jours de stocks en carburant aérien ». L’épuisement total des stocks « aurait conduit au blocage de nombreux passagers ». De ce fait, le Conseil d’État conclut que « le préfet peut légalement […] prendre une mesure de réquisition à l’encontre des salariés en grève d’une entreprise privée dont l’activité présente une importance particulière pour le maintien de l’activité économique ». En commentant cette décision dans un article, le maître des requêtes au Conseil d’État Alexandre Lallet estime que la réquisition est devenu « un outil susceptible d’être légalement mobilisé lorsque le bilan coûts-avantages est (suffisamment) positif ». Pour Michel Pigenet, de telles procédures permettent « d’atténuer les effets de la grève ». « Pourtant une grève n’a d’effet que si elle a un impact » note le chercheur.

Néanmoins, les salariés ne sont pas sans défense face aux réquisitions de l’administration. Ils peuvent premièrement, lorsqu’ils sont assez nombreux, passer outre ces procédures et ne pas les respecter. De tels phénomènes ont été observés lors des grèves de 1953 ou de 1963.

Les grévistes peuvent également contester de telles réquisitions devant la justice. Plusieurs procédures d’urgence – à l’instar du référé liberté et du référé suspension – permettent au juge de statuer en urgence sur la légalité de ces recours en 48 heures. « Le salarié qui veut contester ces recours va devoir, dans un très court délai, rassembler les preuves de ses allégations. De même, le juge dispose de peu de temps pour diligenter une enquête et c’est alors une parole contre une autre » estime néanmoins Eloïse Beauvironnet. Ce court délai conduit les magistrats à « avoir tendance, surtout quand il s’agit d’allégations de menaces à l’ordre public, à s’incliner face à l’administration » estime la juriste.

Malgré ces difficultés, la justice donne parfois raison aux grévistes. La justice a ainsi suspendu le jeudi 6 avril 2023 la réquisition de la raffinerie TotalEnergies de Gonfreville-L’Orcher. La préfecture l’avait motivé par l’imminence du week-end de Pâques et l’augmentation « prévisible de 75 % de la circulation automobile ». Le tribunal administratif de Rouen a pourtant estimé qu’aucun « besoin non satisfait de carburant pour les besoins des services publics ne ressort des pièces du dossier » et que l’arrêté préfectoral porte « une atteinte grave et manifestement illégale au droit de grève ». 

Quand les grévistes mettaient les réquisitions en échec

Extrait du Drapeau Rouge. « Vers la grève générale de tous les mineurs ». 1924

Des réquisitions sont régulièrement imposées lors des conflits sociaux. Si elles portent généralement atteinte au succès du mouvement, ce ne fut pas toujours le cas. En 1963, une telle procédure est utilisée à l’encontre d’une grève de mineurs, mais ne parvient pas à les faire plier. Le Général de Gaulle, qui déclarait quelques années plus tôt que la grève apparaissait « inutile, voire anachronique », est contraint de céder. Et avec cette victoire, les grévistes ouvrent même « une brèche dans la digue antisociale de la Vème République », analyse l’historien Michel Pigenet.

En 1963, les mineurs français accusent un retard salarial – que la Confédération générale du travail (CGT) chiffre à 11% – par rapport à la moyenne nationale. À cette insécurité économique s’ajoute un malaise social quant à l’avenir de la profession. Si le charbon est encore dominant, sa part dans la consommation d’énergie primaire est passée de 58,3% en 1960 à 50,3% deux ans plus tard. Cette baisse est entérinée par le plan Jeanneney qui organise la diminution de la production de charbon en France. Des grèves ont déjà éclaté en 1961 et 1962 dans l’Aveyron pour contester la fermeture de l’exploitation de certains puits.

« La réquisition est une arme puissante mais, cette fois-ci, elle ne fonctionne pas et se retourne contre le pouvoir. »

Michel Pigenet

Une telle situation explosive ne tarde pas à favoriser les mécontentements. En 1962, Force Ouvrière (FO) propose l’idée d’une grève des rendements pour demander une hausse de salaire des mineurs. La Confédération Française des Travailleurs Chrétiens (CFTC, ancêtre de la CFDT) propose une grève illimitée que refuse la CGT, qui préfère les grèves perlées. Il faut dire que la grève de 1948, durement réprimée par le socialiste Jules Moch, est encore dans toutes les mémoires. Par ailleurs, Benoît Frachon, alors secrétaire général de la centrale, estime qu’il est primordial de s’assurer le soutien de l’opinion publique. Il est dès lors délicat de décider d’une grève illimitée alors qu’un hiver particulièrement froid frappe l’Hexagone.

Une réquisition mise en échec

Le ministre de l’Industrie Michel Maurice-Bokanowski organise une rencontre avec les « partenaires sociaux » le 27 février à qui il envoie une fin de non-recevoir. La fermeté du pouvoir n’est pas inattendue : depuis 1950, le gouvernement use de nombreuses fois des réquisitions qui permettent souvent de faire plier les grèves. « En 1959, les cheminots veulent faire grève et le gouvernement annonce une réquisition. La CFTC et FO se retirent, la CGT abandonne » rappelle Michel Pigenet – qui a dirigé avec Danielle Tartakowsky une Histoire des mouvements sociaux en France (La Découverte, 2014).

Confiant, le gouvernement adopte alors une posture d’extrême fermeté. Les syndicats appellent à la grève le 1er mars tandis que le Général de Gaulle signe un décret de réquisition de grévistes fondé sur « les besoins généraux de la Nation » le 3 mars. Le Journal officiel est publié un dimanche pour permettre la réquisition le lendemain. Le Général table alors sur la division du mouvement syndical : le lundi étant férié dans le Nord-Pas-de-Calais, les arrêtés de réquisitions ne frappent le premier jour que les bassins lorrains, réputés être peu enclins à la révolte. Contre toute attente, l’ordre de réquisition n’est pas respecté par les mineurs lorrains. Et le mardi, c’est le Nord-Pas-de-Calais qui entre en grève.

« C’est l’attitude qu’il ne fallait pas avoir : le gouvernement pensait être en position de force » explique Michel Pigenet. Selon le chercheur, « le refus de négocier se retourne très tôt contre le gouvernement ».

L’ordre de réquisition est rapidement mis en échec : on compte 178 000 grévistes pour 197 000 mineurs, soit un taux de 90 %. Le gouvernement convoque en avril une « commission des sages ». Cette dernière, présidée par le Commissaire général au Plan Pierre Massé, reconnaît le retard accusé par les mineurs, recommande de réduire leur temps de travail et de leur accorder des congés supplémentaires. Elle permet au gouvernement de « ne pas perdre la face tout en donnant satisfaction aux mineurs : le gouvernement cède sur l’essentiel » note Michel Pigenet. « La réquisition est une arme puissante mais, cette fois-ci, elle ne fonctionne pas et se retourne contre le pouvoir », ajoute savoir l’historien. La grève est telle que, contrairement aux réquisitions de 1953, aucune poursuite n’est engagée à l’encontre des grévistes.

Une solidarité qui assure le succès de la grève

Une telle réussite n’était pourtant pas assurée. « La guerre d’Algérie a étouffé les mobilisations sociales entre 1955 en 1962, année qui marque une double victoire électorale gaulliste » note Michel Pigenet. Le mouvement social apparaît divisé et affaibli. Deux ans auparavant, lors de la grève des mineurs de Decazeville, Charles de Gaulle n’a-t-il pas déclaré à la télévision que « la grève paraît inutile, voire anachronique » ?

Pourtant, l’opinion publique semble favorable aux grévistes. Un sondage estime alors que près de 80 % de la population soutient le mouvement. Il faut dire que la communication du gouvernement n’a pas été parfaitement maîtrisée : les interventions à la télévision du premier ministre Pompidou et du ministre de l’information Peyrefitte ne convainquent pas.

Des mécanismes de solidarité financière se mettent alors en place : des collectes sont organisées un peu partout en France pour venir en aide aux mineurs tandis que les enfants des grévistes sont accueillis dans des familles volontaires. Le mouvement peut également compter sur la solidarité d’autres bassins miniers et de diverses professions. « Il y a des manifestations de solidarité, des gaziers et électriciens débraient, des dockers refusent de décharger du charbon qui vient de l’étranger, des caisses de grève sont mises en place » explique Michel Pigenet. Johnny Hallyday organise même un concert au profit des mineurs tandis que des évêques se distinguent par des déclarations de compréhension et de sympathie pour le mouvement, note l’historien.

Ce succès se traduit par la première mise en échec du Général sur le plan social, dont le taux d’approbation dans les sondages dégringole. Certains des acquis arrachés par les mineurs, notamment l’obtention d’une quatrième semaine de congés payés, profitent par ailleurs à une large partie de la population. Michel Pigenet estime également que « les mineurs ont ouvert une brèche dans la digue antisociale de la Vème république. C’est le début d’un cycle de contestations sociales qui aboutit avec 1968 ». Néanmoins, la victoire des mineurs n’est pas totale sur tous les points : les fermetures de mines ne seront pas remises en cause par ces grèves, « mais sont plutôt accélérées » note Michel Pigenet.

La déroute du gouvernement limite à l’avenir les réquisitions fondées sur « les besoins généraux de la Nation ». Inventive, l’administration met néanmoins en place d’autres procédures pour restreindre le droit de grève…

« Nous aurons prochainement l’occasion de fêter une victoire historique » – Entretien avec Olivier Mateu

Olivier Mateu Le Vent Se Lève LVSL
Olivier Mateu / Ed. LHB

Avec son franc-parler et son attitude déterminée, Olivier Mateu est devenu l’une des figures emblématiques de la mobilisation contre la réforme des retraites. Assumant une ligne radicale et un syndicalisme de lutte des classes, ce natif de Port-de-Bouc, issu d’une famille communiste qui a lutté contre le franquisme en Espagne, est depuis 2016 secrétaire de l’Union départementale de la CGT des Bouches-du-Rhône. Se démarquant d’une direction cégétiste plus modérée, Olivier Mateu prône l’auto-organisation à la base pour s’opposer au gouvernement et au patronat, mais aussi une certaine conception de la lutte syndicale, renouant avec l’ambition de construire une société nouvelle. Dans cet entretien, il revient sur l’actualité de la mobilisation contre la réforme des retraites, à la veille d’une nouvelle journée de mobilisation, sur la stratégie de la grève reconductible, sur la lutte menée à Fos-sur-Mer contre les réquisitions de grévistes, sur son parcours militant ou encore sur le congrès de la CGT qui aura lieu du 27 au 31 mars. Entretien réalisé par Léo Rosell.

LVSL – Alors que le texte vient d’être adopté par défaut, à la suite de l’échec des motions de censure, quel bilan faites–vous de cette première phase de mobilisations contre la réforme des retraites ?

Olivier Mateu – C’est une déroute complète pour le président de la République et son gouvernement. Après des semaines à essayer d’acheter une majorité face à un mouvement social d’une ampleur inédite depuis 1995 voire 1968, leur incapacité à créer une majorité autour de cette réforme est un échec retentissant, alors même qu’ils ont mis des millions sur la table pour convaincre les députés de la défendre dans leurs circonscriptions…

Durant cette séquence, l’attitude des ministres et des responsables politiques du camp présidentiel a relevé de l’ignoble. Il s’agit d’un personnel politique qui n’est non seulement pas à la hauteur de ses fonctions, mais qui ne parvient pas non plus à cacher qu’il est au service d’intérêts différents des travailleurs et du peuple français.

Du point de vue de la stratégie syndicale, je pense que l’on n’en est pas encore au moment du bilan. En règle générale, rien ne marche mieux que quand ce sont les travailleurs et les travailleuses qui décident et s’organisent à la base. D’ailleurs, le fait que depuis deux mois et demi l’intersyndicale survive dans sa forme résulte de cette unité des travailleurs et des populations mobilisées à la base, puisqu’il y a également des jeunes et des personnes éloignées du monde du travail qui viennent prêter main forte.

LVSL – À la veille d’une nouvelle journée de grève et de manifestations, quelle suite attendez–vous pour ce mouvement ? Que lui manque–t–il pour faire définitivement battre Macron en retraite ?

O. M. – Très concrètement, je pense que nous n’avons jamais été aussi prêts de remporter une victoire interprofessionnelle et intergénérationnelle qu’aujourd’hui. Il faut organiser et réussir ces journées d’action, même si elles peuvent sembler trop espacées, et en même temps travailler partout à installer la grève reconductible, qui selon nous ne doit pas être « 24h ou rien ».

« Quiconque peut mettre une heure, deux, quatre, huit heures par jour, une, deux ou trois fois par semaine participe à gagner cette bataille. »

Notre stratégie de grève reconductible est liée y compris à la structuration de l’économie, voulue par le patronat et les gouvernements qui le servent depuis des décennies. L’accumulation de toutes les modalités de grève reconductible fera qu’à un moment donné, l’économie fonctionnera tellement mal et sera tant affectée que ce sera le MEDEF lui–même qui demandera au président de retirer sa réforme.

En ce sens, tout le monde a une part à prendre au combat. Quiconque peut mettre une heure, deux, quatre, huit heures par jour, une, deux ou trois fois par semaine participe à gagner cette bataille. Et ce, dans tous les secteurs, que l’on soit dans le public ou le privé. À titre d’exemple, si les personnels des crèches qui accueillent les enfants le matin, démarrent avec une heure de retard la journée, cela se répercute sur les parents qui doivent garder une heure de plus leur enfant, de telle sorte que les effets de cette heure de grève sont multipliés au moins par deux. Qu’on le veuille ou non, on pèse aussi sur l’économie de cette façon.

LVSL – On vous a vu en première ligne contre les réquisitions de grévistes, notamment dans les raffineries. En quoi ces pratiques constituent–elles selon vous des atteintes au droit de grève, et quels moyens existent pour lutter contre ?

O. M. – Très souvent, ces réquisitions, que le gouvernement et les médias à sa solde estiment légales, se trouvent battues dans les tribunaux. Le problème étant que ces jugements se font a posteriori, alors que sur le moment, cela met un coup au moral des grévistes. C’est d’ailleurs comme cela qu’ils ont évité le mouvement en octobre, en imposant une forte pression médiatique et des réquisitions.

Dans mon département des Bouches-du-Rhône, les réquisitions n’ont pas concerné les raffineries mais le dépôt pétrolier de Fos–sur–Mer, qui est le plus gros dépôt de carburant du pays. Quelle a été la réaction des salariés à l’intérieur, pour ceux qui n’étaient pas réquisitionnés ? Ils ont décidé de maintenir la grève, ce qui a empêché de réaliser la moitié du programme qui était prévu. Ces réquisitions ont donc davantage créé du « buzz » qu’elles n’ont eu d’efficacité réelle. Une autre conséquence est que certains secteurs, comme les remorqueurs qui jusqu’ici n’étaient pas en grève, le sont depuis hier.

Cela rajoute donc du monde dans la lutte, comme les « opérations escargot », notamment une il y a quelques jours vers l’aéroport de Marignane qui a finalement convergé vers le dépôt pétrolier de Fos. Certes, on s’est fait gazer, mais cela a bien perturbé le fonctionnement du site. Encore aujourd’hui, et à la veille de la journée du 23 mars, nous sommes mobilisés sur plusieurs points dans tout le département, ce qui fait que le chargement des camions et l’ensemble des activités économiques du département sont très perturbés.

« Contraindre en les réquisitionnant des travailleurs qui ont accepté de perdre des jours de salaire pour défendre leurs droits, et ce sous le contrôle des policiers, est absolument inacceptable. »

J’insiste à nouveau sur le fait que ces réquisitions sont bien souvent jugées par la suite illégales, mais ne serait–ce que du point de vue moral, contraindre en les réquisitionnant des travailleurs qui ont accepté de perdre des jours de salaire pour défendre leurs droits, et ce sous le contrôle des policiers, est absolument inacceptable. S’ils veulent se servir de policiers, qu’ils les mettent à la frontière suisse et qu’ils arrêtent les évadés fiscaux.

LVSL – Vos positions et votre ton combatifs ont été mis en lumière lors de cette mobilisation. Quel a été jusqu’ici votre parcours militant et syndical ? Quelle est votre conception de l’engagement syndical ?

O. M. – J’ai adhéré à la CGT quand je n’avais pas encore 22 ans, en 1996. Depuis, je ne l’ai jamais quittée. Je suis devenu secrétaire de l’Union départementale des Bouches–du–Rhône en 2016. Ma conception de l’engagement militant se situe donc à la fois sur un plan personnel – chacun s’engage comme il l’entend –, et sur le plan collectif, pour décider d’avancer ensemble vers autre chose que ce système dans lequel nous sommes aujourd’hui enfermés. Partant de là, je ne considère pas qu’il y ait de petites ou de grandes luttes. Tout ce qui vient mettre un coup au capitalisme est bon à prendre et doit aller à son terme.

Dans le même temps, pour ne pas reproduire les mêmes erreurs, nous devons penser très concrètement la société nouvelle dans laquelle on souhaiterait vivre, en dehors du capitalisme. Ce qui me pousse personnellement à m’engager, pour le dire très franchement, c’est le refus de laisser un monde à nos enfants dans lequel ils ne connaîtront que la souffrance et la frustration, pendant que d’autres continuent de se gaver de caviar et de champagne.

Voilà ce que je trouve insupportable et ce qui me pousse au combat. Quand on voit les richesses produites, il y a quand même de quoi faire en sorte que chacun puisse vivre bien, en harmonie, sans que quelques privilégiés sur la planète maintiennent des milliards de personnes dans la misère.

LVSL – En parlant de vie en harmonie sur la planète, et de meilleur avenir pour vos enfants, comment articulez–vous l’action syndicale avec les préoccupations en matière environnementale ?

O. M. – C’est fondamental. Il faut que l’on sorte ensemble du piège dans lequel certains veulent nous faire tomber, à savoir le choix entre mourir les poumons tout noirs ou le ventre vide. Il y a largement matière dans le pays – pour rester à notre échelle – de produire afin de répondre à nos besoins, sans abîmer la planète, à un point qui est devenu inacceptable.

« La logique à imposer est donc celle de reprendre la main sur la définition des besoins et sur les outils de production pour faire en sorte qu’ils répondent à l’intérêt général. »

De façon très concrète, il faut donc penser de nouveaux processus de production et sortir des logiques capitalistes. En revenir à une définition des besoins par les populations elles–mêmes, et plus généralement pour défendre le pays tout entier, non pas pour s’opposer au reste du monde mais parce que, si l’on conquiert une indépendance réelle en matière de production, cela nous permet de sortir du chantage et de la concurrence que les capitalistes nous imposent, et de parler davantage de coopération entre les peuples.

La logique à imposer est donc celle de reprendre la main sur la définition des besoins et sur les outils de production pour faire en sorte qu’ils répondent à l’intérêt général et pas aux intérêts particuliers de quelques capitalistes.

LVSL – La semaine prochaine aura lieu le congrès de la CGT. Comment l’appréhendez–vous, et comment faire en sorte que les lignes qui s’y opposent ne divisent pas l’action syndicale, dans un contexte social aussi tendu ?

O. M. – Je l’aborde de la façon la plus sereine qui soit. C’est le congrès de mon organisation et je n’ai pas d’ennemi en son sein. Si l’on veut s’éviter la division, il faut simplement redéfinir ensemble notre objectif final et créer les conditions nécessaires à la réalisation de cet objectif, en termes de stratégie, de démarche et de structuration de l’organisation.

Au sortir du congrès, l’équipe qui sera désignée doit être la plus à même de porter ces objectifs, pour mettre toutes nos organisations sur le terrain dans la meilleure disposition et redonner confiance aux travailleurs et aux travailleuses de ce pays, dans la pratique de leur travail, dans leur action collective et dans la nécessité de s’organiser face au gouvernement et au patronat. Voilà selon moi l’objectif auquel devraient s’assigner tous les responsables de la CGT et tous ceux qui seront délégués à ce congrès.

« Par-delà la couleur des gilets ou des drapeaux, nous sommes arrivés à faire des choses tous ensemble qu’il faut mener à leur terme, c’est-à-dire à la victoire, au retrait de la réforme. »

Pour finir, je dois avouer que je suis très enthousiaste face aux mobilisations que l’on est en train de vivre. On a déjà vu des choses extraordinaires dans ce mouvement, et cela va continuer. Par-delà la couleur des gilets ou des drapeaux, nous sommes arrivés à faire des choses tous ensemble qu’il faut mener à leur terme, c’est-à-dire à la victoire, au retrait de la réforme. Nous allons reconquérir tout ce qui nous revient. Je pense sincèrement, et je n’applique pas la méthode Coué, que nous aurons prochainement l’occasion de fêter une victoire historique.

Réforme des retraites : Macron face au pays

Si la mobilisation dans la rue et l’opposition à la réforme des retraites grandit, le gouvernement reste pour l’instant inflexible. Une opposition frontale qui risque de durer : la détermination des manifestants s’explique par la dureté des conditions de travail et la certitude que cette bataille sera déterminante pour bloquer l’agenda néolibéral d’Emmanuel Macron. Une analyse partagée par la majorité, ce qui explique qu’elle n’entende rien lâcher. Alors que la bataille se déroule désormais sur deux fronts, le Parlement d’un côté, la rue et les entreprises de l’autre, une défaite des syndicats offrirait un boulevard vers le pouvoir pour l’extrême-droite. Seule une grande vague de grèves peut entraver ce scénario.

Plus le temps passe et plus l’opposition à la réforme des retraites s’étend. Après une première journée très réussie le 19 janvier, le gouvernement a passé les deux dernières semaines à se prendre les pieds dans le tapis. Arguments contradictoires, refus de toute modification du cœur du projet, tentative de manipulation de l’opinion par un dîner entre Macron et 10 éditorialistes, humiliation du Ministre du travail Olivier Dussopt durant des débats télévisés… Le plan de bataille concocté par les cabinets de conseil et les technocrates a lamentablement échoué. Comme lors du référendum de 2005 sur la Constitution européenne, plus les élites font de la « pédagogie », plus les Français s’informent et leur opposition s’étend. Résultat : le 31 janvier, le nombre de manifestants a augmenté de 40% et atteint des niveaux historiques depuis 30 ans avec 2,8 millions de personnes dans la rue selon les syndicats. En parallèle, les sondages successifs indiquent tous une hausse du soutien à la contestation et une colère croissante contre la réforme et le gouvernement.

Pourquoi la réforme passe si mal

Si l’issue de la réforme est encore incertaine, la bataille de l’opinion aura donc été gagnée rapidement. Outre les couacs et la suffisance des ministres et des députés macronistes, cette victoire écrasante des opposants s’explique par trois facteurs : l’absence de justification de la réforme, un changement de perception du travail et un contexte de colère sociale latente depuis des mois.

D’abord, la réforme elle-même. A mesure qu’elle est étudiée sous tous les angles, chacun découvre une nouvelle injustice. On pense notamment aux femmes, pénalisées par leurs carrières souvent incomplètes de l’aveu même du ministre Stanislas Guérini ou au minimum vieillesse à 1200 euros rendu incertain par des « difficultés techniques » (sic). Surtout, la grande majorité des Français a compris que le régime actuel de retraites n’est pas en péril et que cette réforme n’a rien d’inéluctable, comme l’a rappelé à plusieurs reprises le Conseil d’Orientation des Retraites (COR). Les arguments de la gauche, qui propose d’autres méthodes pour équilibrer le système et ramener l’âge de départ à 60 ans, ont aussi réussi à percer : l’augmentation des salaires, la suppression des innombrables exonérations de cotisations, l’égalité de salaires entre les femmes et les hommes, la taxation des patrimoines et dividendes, voire la hausse des cotisations sont d’autres possibilités, bien plus justes que de forcer les Français à travailler deux ans de plus. A force de miser sur le caractère technique de la réforme pour la faire passer, le gouvernement aura finalement réussi à intéresser les citoyens au fond de son projet. Le mépris permanent des macronistes a fait le reste. Comme l’a résumé Richard Ramos, député MODEM (parti membre de la majorité), « la pédagogie c’est dire “j’ai raison, vous êtes des cons” ».

Si les Français restent attachés à la « valeur travail », ils sont également 45% à déclarer se lever uniquement pour le salaire.

Outre le caractère injustifié de la réforme, celle-ci se heurte aussi à un changement de regard sur le travail. Rester deux ans de plus dans l’emploi est d’autant plus impopulaire que cela paraît impossible pour beaucoup. D’abord, il y a ceux qui craignent de mourir avant la retraite. Pour les autres, il faut conserver son poste dans un pays où le taux d’emploi des seniors est particulièrement bas (35,5% chez les 60-64 ans). Un problème sérieux auquel le gouvernement entend répondre par un index, un dispositif qui a déjà montré son inutilité totale contre les inégalités de salaires entre hommes et femmes. En outre, le travail devient plus dur pour beaucoup : le nombre de travailleurs cumulant au moins trois critères de pénibilité physique a triplé depuis les années 80 en raison de l’intensification du travail. La souffrance psychique et les burn-outs ont eux aussi explosé. S’ajoute aussi la crise de sens du travail, un phénomène d’autant plus important (60% des actifs sont concernés) qu’il peut s’expliquer par des facteurs très divers (sentiment d’exercer un « bullshit job », manque de moyens pour bien faire son travail, contradiction avec ses valeurs…). Enfin, ce panorama est complété par une instabilité croissante de l’emploi avec la multiplication des CDD, intérim et autres régimes précaires. Ainsi, si les Français restent attachés à la « valeur travail », ils sont également 45% à déclarer se lever uniquement pour le salaire. Dans ces conditions, on comprend que 93% des actifs rejettent la perspective de se voir confisquer deux années de repos mérité.

Enfin, cette contre-réforme arrive dans une période de grande tension sociale dans le pays. Alors que les salaires sont rognés par une inflation inédite depuis des décennies, le sentiment de déclin et d’appauvrissement se généralise. Les petits chèques, la remise à la pompe ou le bouclier tarifaire n’ont en effet pas suffi à contenir la baisse de pouvoir d’achat de la majorité de la population. Pendant ce temps, les multinationales de certains secteurs (énergie, transport maritime, négoce de céréales…) ont réalisé des superprofits colossaux que le gouvernement se refuse à taxer. Un deux poids deux mesures qui a de plus en plus de mal à passer. L’inaction face à la dégradation de plus en plus visible des services publics (santé, éducation, justice) et au changement climatique après un été caniculaire et une sécheresse historique inquiète aussi une grande part de la population, qui craint de laisser un pays « tiers-mondisé » à ses enfants. Ajoutons enfin que les élections de 2022 dont se prévaut le Président de la République pour justifier sa réforme ne lui ont pas donné une grande légitimité : il a en effet été réélu en grande partie par défaut et a perdu sa majorité absolue au Parlement. Dans un tel contexte, l’écrasante majorité de la population ne comprend pas pourquoi cette réforme non nécessaire est une priorité politique.

Une bataille parlementaire compliquée

La réponse à cette interrogation est double. D’une part, Macron ne digère toujours pas de ne pas avoir pu aller jusqu’au bout de sa tentative d’attaque du système de retraites en 2020. Son électorat attend d’ailleurs de lui qu’il renoue avec l’ardeur néolibérale dont il faisait preuve jusqu’à la crise sanitaire. Affaibli par les dernières élections, le chef de l’Etat compte sur cette réforme pour indiquer à ses soutiens qu’il ne compte pas se « chiraquiser », c’est-à-dire être un Président plutôt absent et sans cap pour son second mandat. D’autre part, Emmanuel Macron veut achever ce qui reste des Républicains, en les forçant à le soutenir ou à rejoindre Marine Le Pen. Or, la réforme des retraites est depuis longtemps une revendication majeure des élus LR. Macron espère donc leur tendre un piège : soit ils la votent et devront finir par assumer que le locataire de l’Elysée applique leur programme, et donc le soutenir; soit ils ne la votent pas et leur retournement de veste les pulvérisera à la prochaine élection.

Initialement, ce calcul politique semblait habile. Mais l’ampleur de la contestation inquiète jusque dans les rangs de la Macronie et des LR. Or, 23 défections dans le camp présidentiel ou chez les Républicains suffisent à faire échouer l’adoption du texte à l’Assemblée Nationale. Un scénario possible selon les derniers décomptes menés par Libération et France Inter, qui indiquent un vote très serré. Pour trouver une majorité, le gouvernement n’a donc plus d’autre choix que de menacer les parlementaires : sans majorité, il dégainera l’article 49.3 et envisagera sérieusement de dissoudre la chambre basse. Or, nombre de députés ont été élus par une très fine majorité en juin dernier et craignent de voir leur siège leur échapper. Cette perspective peut les conduire à réfléchir à deux fois avant de rompre la discipline de vote.

Cette réforme est une occasion en or pour Marine Le Pen de faire croire qu’elle défend les conquêtes sociales, tout en ne prenant aucun risque.

Pour les deux autres blocs politiques, la NUPES et le Rassemblement National, cette séquence paraît plus simple à aborder : leur opposition au texte les place du côté de la majorité des citoyens. A gauche de l’hémicycle, on se prend à espérer une première victoire majeure contre Macron. Un succès dont l’alliance bâtie hâtivement à la suite des présidentielles aurait bien besoin pour survivre : l’affaire Quatennens, le congrès du PS, les petites polémiques successives et la perspective des élections européennes fragilisent fortement l’union. Une attaque sur un symbole aussi fort dans l’imaginaire du « modèle social » français – ou du moins ce qu’il en reste – offre donc une occasion de tourner la page des derniers mois. Toutes les armes sont donc sorties : réunions publiques en pagaille, participation aux manifestations, tournée des plateaux, tsunami d’amendements…

Du côté du Rassemblement National, on jubile. Cette réforme est une occasion en or pour Marine Le Pen de faire croire qu’elle défend les conquêtes sociales, tout en ne prenant aucun risque. Le RN doit en effet faire oublier qu’il a voté contre l’augmentation du SMIC et proposé de supprimer des cotisations patronales, ce qui revient à fragiliser la Sécurité sociale dont le système de retraites fait partie. Heureusement pour la dynastie Le Pen, le gouvernement lui a offert une belle opportunité de marquer des points. Ainsi en est-il de la demande de référendum sur la réforme des retraites, une proposition initiée par les communistes, reprise ensuite par la NUPES et le RN : au terme d’une procédure contestable, la défense de cette motion référendaire a été confiée à l’extrême-droite. D’ores-et-déjà, le PS et EELV annoncent qu’ils ne la voteront pas afin de ne pas légitimer le RN. Avant même le vote le 6 février prochain, Marine Le Pen a donc déjà gagné : si cette motion est soutenue par la FI et le PCF, elle pourra affirmer qu’elle est rassembleuse; si les députés de gauche la rejettent, elle pourra les accuser de sectarisme et de malhonnêteté.

L’urgence d’une grève générale

Pour chacun des trois blocs politiques majeurs, la bataille des retraites est donc décisive. Du côté de la Macronie, arriver à passer en force contre les syndicats et la majorité de la population sur un sujet aussi essentiel serait une victoire comparable à celle de Margaret Thatcher contre les mineurs britanniques en 1984. Le pouvoir espère qu’une telle démonstration de force permettra de réinstaurer un climat de résignation et de nihilisme pour un moment, lui permettant de terminer son œuvre de destruction du pays. Dans le cas où ce scénario deviendrait hors de portée, Macron a cependant élaboré un plan B : la dissolution de l’Assemblée. « Au mieux, ce serait l’occasion de retrouver une majorité absolue dans l’hémicycle. Au pire, le Rassemblement national (RN) remporterait une majorité de sièges » estime le camp présidentiel. Macron ne paraît pas très inquiet par cette seconde éventualité : si Marine Le Pen accepte Matignon, il espère que cela l’affaiblira; si elle refuse, il pourra affirmer qu’elle ne veut pas le pouvoir ou n’est pas capable de l’exercer.

Si ce scénario est évidemment risqué, le chef de l’Etat sait que son camp a tout intérêt à affronter l’extrême-droite au second tour. Il espère donc la renforcer juste assez pour qu’elle passe devant la gauche au premier tour, puis la battre au second. Ce calcul cynique convient très bien à Marine Le Pen, puisqu’il la renforce sans qu’elle n’ait besoin de faire de grands efforts. La cheffe des députés RN a également un discours bien rodé en cas de passage de la réforme : comme avec la NUPES dans l’hémicycle, elle n’hésitera pas à accuser les syndicats d’incompétence et d’hypocrisie, en arguant que ceux-ci ont appelé à la faire battre au second tour. La combinaison de cette délégitimation du mouvement syndical et de la gauche avec la colère de Français exaspérés par la dégradation de leur niveau de vie lui offrirait alors un boulevard vers l’Elysée.

Le mouvement social compte un soutien de poids : l’opinion. 64% des Français tiendraient le gouvernement pour responsable en cas de blocage du pays.

Ainsi, au-delà de la protection d’une conquête sociale majeure, la bataille actuelle risque de peser lourd dans la prochaine élection présidentielle. Casser la relation vicieuse de dépendance mutuelle entre le bloc bourgeois et l’extrême-droite nécessite une victoire du mouvement social contre cette réforme. Si la mobilisation des députés dans l’hémicycle et des manifestants dans la rue constitue deux points d’appui importants, ils risquent cependant de ne pas suffire. Au Parlement, le temps contraint du débat, le probable retour à la discipline de vote chez Renaissance et LR et la possibilité d’un 49.3 laissent peu d’espoirs. Dans la rue, la mobilisation considérable est encourageante, mais elle risque de s’étioler au fil des semaines et la répression – pour l’instant très faible – peut faire rentrer les manifestants chez eux. 

Seules de grandes grèves peuvent faire plier le gouvernement : si les salariés ne vont plus travailler ou que l’approvisionnement des entreprises est remis en cause, le patronat se retournera contre le gouvernement, qui n’aura d’autre choix que de reculer. Pour l’instant, les syndicats se montrent plutôt timides, préférant des « grèves perlées » environ un jour par semaine à des grèves reconductibles. Bien sûr, l’inflation et l’affaiblissement du mouvement ouvrier rendent l’organisation de grèves massives plus difficile que par le passé. Mais le mouvement social compte un soutien de poids : l’opinion. Selon un récent sondage, 64% des Français tiendraient le gouvernement pour responsable en cas de blocage du pays. Un tel chiffre étant particulièrement rare, les syndicats ont tout intérêt à s’en saisir. En outre, des actions comme le rétablissement de l’électricité à des personnes qui en ont été coupé pour impayés ou sa gratuité pour les services publics conforte l’appui des Français à la lutte des salariés. Après la victoire de la bataille de l’opinion et du nombre dans la rue, il est donc temps de passer à l’étape supérieure : la grève dure. Face aux tactiques immorales du gouvernement et de l’extrême-droite, cette stratégie apparaît désormais comme la seule capable de les faire battre en retraite.

« Les mouvements sans grève ne gênent personne » – Entretien avec Jean-Marie Pernot

Manifestation contre la réforme des retraites le 19 janvier 2023 à la Place de la République (Paris). La manifestation parisienne a rassemblé environ 400.000 personnes. © Capture d’écran BFMTV

La forte opposition à la réforme des retraites met de nouveau les syndicats au centre du jeu politique. Après une mobilisation historique le 19 janvier dans la rue, de nouvelles manifestations sont prévues et des grèves se préparent dans plusieurs secteurs. Mais pour Jean-Marie Pernot, politologue et spécialiste des syndicats, un mouvement social se limitant à des manifestations et à quelques « grèves par procuration » ne sera pas suffisant pour faire reculer le gouvernement. L’organisation de grèves dures sera néanmoins ardue, tant les syndicats se sont affaiblis durant les dernières décennies. Dans cet entretien fleuve, l’auteur de l’ouvrage Le syndicalisme d’après. Ce qui ne peut plus durer revient sur les raisons de ce déclin, entre bureaucratisation, incapacité de la CGT et de la CFDT à s’unir, liens compliqués avec les partis politiques ou encore inadéquation entre la structuration des grandes confédérations et l’organisation du salariat contemporain. Propos recueillis par William Bouchardon.

Le Vent Se Lève : La mobilisation contre la réforme des retraites a débuté par une grande manifestation jeudi 19 janvier, avec entre 1 et 2 millions de personnes dans la rue, ce qui est assez historique. Néanmoins, malgré l’unité syndicale, le choix d’une prochaine date de mobilisation tardive le 31 janvier et des suites un peu incertaines suivant les secteurs donnent l’impression d’une fébrilité des syndicats. Comment analysez-vous ce début de mobilisation ?

Jean-Marie Pernot : D’abord, si je peux bien sûr être critique des syndicats, il faut quand même relever qu’ils ne sont pas morts. Qui est capable dans ce pays de mettre un à deux millions de personnes dans la rue ? Tout affaiblis qu’ils soient, on constate quand même que les syndicats ont réussi cela, grâce à une certaine unité. Certes, cette unité est défensive car les syndicats n’ont pas tous le même avis sur les retraites, mais l’opposition à la réforme les réunit. Ce qui me frappe beaucoup dans cette première journée de mobilisation, même si on l’a déjà vu en 2010, c’est la mobilisation dans les petites villes. 1500 personnes à Chaumont (ville de 22.000 habitants en Haute-Marne) par exemple. C’est assez rare pour le souligner. Donc les syndicats ne sont pas morts. Bien sûr, les retraites sont au cœur du pacte social et c’est un sujet très sensible, d’où l’ampleur de la mobilisation.

Une fois dit cela, l’analyse doit se faire non pas sur une journée mais sur une séquence. Depuis 1995, ces conflits se font en effet sur de grandes séquences et les mouvements acquièrent une dynamique propre. Cette première journée était-elle l’acmé du mouvement ou seulement un point de départ ? Il est encore trop tôt pour le dire. En outre, les rythmes de mobilisation sont différents secteur par secteur, selon les syndicats qui dominent. On sait que la CGT va pousser à la grève reconductible dans certains secteurs, mais même au sein de ce syndicat, les stratégies diffèrent. Les grèves dans les transports par rail et les transports urbains vont probablement tenir un certain temps. Outre les habitudes de mobilisation à la SNCF et à la RATP, je rappelle que leur régime spécial est menacé. Mais de manière générale, on va avoir toutes les configurations sectorielles et géographiques. Il y a une immense variété de stratégies syndicales, d’habitudes, de puissance par secteur etc. et donc beaucoup d’inconnues.

Je retiens deux facteurs importants pour la suite. D’abord la question de la grève : en 2010, contre la réforme des retraites de Nicolas Sarkozy, on avait eu une protestation presque sans grève. La vague de manifestations était considérable, sans doute la plus forte depuis 1968, plus forte même qu’en 1995. Même dans les petites îles au Nord de la Bretagne, dans des villages de 300 habitants, il y avait systématiquement des manifestations. Et pourtant il ne s’est rien passé : Sarkozy se fichait de ces manifestations et a fait sa réforme. Macron a sans doute en tête le même scénario : que les gens manifestent une, deux ou dix fois, puis qu’ils finissent par se lasser, que le front syndical se lézarde etc… Si c’est de nouveau un mouvement sans grève, comme en 2010, je ne vois pas en quoi l’issue serait différente. Les mouvements sans grève ne gênent personne. Bruno Le Maire l’a d’ailleurs rappelé il y a quelques jours : il respecte le droit de manifester mais espère un mouvement indolore, qui ne « bloque » pas le pays.

En effet, face à un mouvement de manifestations mais peu de grèves, les patrons ne disent rien car ils ne sont pas directement visés. En revanche, s’il y a des grèves, que la production et l’économie sont pénalisées, ça peut changer la donne. Si le conflit grippe la machine économique, le patronat va se réveiller, alors qu’il est globalement pour la réforme pour l’instant, du moins en ce qui concerne les gros patrons du MEDEF. Ce n’est pas évident bien sûr : avec l’inflation, les gens réfléchissent à deux fois avant de faire grève. Certains secteurs tiennent des discours de grève dure, mais il faudra voir sur la durée. Dans les raffineries par exemple, cela peut avoir des impacts à la pompe à essence mais aussi pour l’approvisionnement des entreprises. Je suis incapable de connaître la suite, mais en tout cas, contrairement aux manifs, le mouvement syndical a perdu de sa puissance sur ce point.

Le deuxième point, c’est la mobilisation des jeunes. Lorsque les jeunes s’en mêlent, on ne sait jamais où ça va s’arrêter. Il suffit de penser au CPE en 2006, où c’était devenu difficile à gérer. Là-dessus aussi, difficile de trop s’avancer : il y avait beaucoup de lycéens ou d’étudiants le 19 janvier dans la rue, mais pas sûr que la question des retraites les mobilise jusqu’au bout. 

Enfin, il y a un troisième facteur, que j’ose à peine évoquer, c’est la violence. Depuis 2010, nous avons eu les gilets jaunes, qui n’étaient pas un mouvement institutionnalisé. Ils ne suivaient pas les habitudes des syndicats : déposer un trajet, assurer le service d’ordre, se disperser tranquillement… Ils faisaient le trajet qu’ils souhaitaient et cela pouvait dégénérer, pour le meilleur comme pour le pire. Ce qui peut jouer dans cette affaire, c’est l’incroyable mépris de Macron. Sarkozy n’était pas un modèle, mais au moins il n’allait pas parader en Espagne le jour où il y avait deux millions de personnes dans la rue. Ce mépris total peut radicaliser un certain nombre de gens, se transformer en haine et susciter de la violence. Ce n’est pas le pari des syndicats bien sûr, mais la situation peut leur échapper. 

LVSL : Je reviens au premier facteur que vous évoquiez : la grève. On sait qu’il y en aura un certain nombre, même si leur forme et leur durée sont encore inconnues. Mais n’y a-t-il pas un risque, comme c’est souvent le cas depuis 1995, que les grèves se concentrent dans quelques bastions comme la SNCF, la RATP ou quelques services publics, les salariés d’autres secteurs se contentant de les soutenir sans y participer ? La « grève par procuration » est-elle devenue la norme ?

JM Pernot : C’est fort probable. Dans d’autres secteurs, notamment le secteur privé, il est devenu difficile de faire grève : comme c’est une pratique minoritaire, elle est d’autant plus risquée pour ceux qui s’y livrent. D’autant que la question du pouvoir d’achat n’encourage pas à la grève. Il y a donc un risque de délégation ou de procuration, avec des gens qui posent des RTT pour aller manifester en soutien aux grévistes, mais sans se mobiliser dans leur entreprise. Bien sûr, cela rendra une victoire du mouvement moins probable.

Une grève par procuration est donc un signe que les gens ont du mal à tenir une grève sur la durée. Mais s’ils soutiennent les grévistes, notamment via les caisses de grèves, c’est déjà pas mal. En 1995, par exemple, les transports en Île-de-France étaient tous à l’arrêt et c’était très pénible, mais les gens ont soutenu le mouvement. La droite avait essayé d’organiser les usagers contre les grévistes, mais excepté un petit rassemblement ponctuel dans les beaux quartiers, ça n’avait pas pris. 

Donc oui, c’est sûr que s’appuyer sur un faible support gréviste fragilise le mouvement. On connaît la liste des secteurs à l’avance. Mais le fait que la CFDT soit contre la réforme peut jouer, notamment chez les routiers. En 1995 et en 2003, les routiers avaient été très mobilisés et cela avait pesé. Or, la CFDT y est majoritaire. Ce n’est pas rien : contrairement au fret ferroviaire qui ne représente plus grand chose, le fret routier est essentiel pour les entreprises. Mais attention : les pouvoirs publics ont appris de ces mobilisations passées et y sont très attentifs, ils essaieront d’éviter le blocage des routes. 

Plus largement, ce phénomène de grève par procuration traduit des changements de l’organisation du travail. Avant, les grandes entreprises étaient des points forts de la mobilisation syndicale. Aujourd’hui les grandes entreprises sont en majorité composées de cadres et le travail ouvrier est sous-traité dans tous les sens. Or, les syndicats ont très peu d’appuis chez les sous-traitants.

LVSL : En effet, la grève par procuration est le symptôme d’un syndicalisme affaibli. Vous l’évoquez d’ailleurs dans votre livre, qui s’ouvre sur un paradoxe : l’exploitation au travail est toujours bien présente, nombre de cadres font face à une crise de sens, les salaires ne suivent plus l’inflation… Bref, les demandes portées par les syndicats sont tout à fait actuelles et même parfois majoritaires dans l’opinion. Pourtant le nombre de syndiqués est en baisse, comme la participation aux élections professionnelles. Pourquoi ?

JM Pernot : On peut retenir deux causes majeures de l’affaiblissement des syndicats. La première, c’est le serpent de mer de la désunion syndicale. Les gens ne comprennent pas bien pourquoi il y a autant de syndicats et pourquoi ils n’arrivent pas à se mettre d’accord. Beaucoup se disent « mettez-vous d’accord et ensuite on s’intéressera à ce que vous faites ». Ça ne veut pas dire que les divergences n’ont pas de bonnes raisons, mais il faut regarder la réalité en face : les débats stratégiques entre la CGT et la CFDT, ça n’intéresse pas les gens. D’autant qu’aucune des deux stratégies ne donne des résultats. Donc ils continuent de se battre mais leurs stratégies sont chacune perdantes de leur côté et ces bagarres rebutent les gens. Certes, quand les gens ont un problème dans leur boîte, ils vont toujours voir le militant syndical quand il y en a un, mais c’est un service élémentaire de soutien aux salariés en difficulté. Mais pour les syndicats qui parlent de transformation sociale, on est loin de passer de la parole aux actes.

« Désormais, tout le monde sous-traite tout. Cela déstructure les collectifs, éclate les communautés d’action, dissout les solidarités entre travailleurs. »

Le second problème, c’est cette dynamique du salariat que j’aborde dans mon livre, alors que les syndicats sont restés scotchés à leurs structures antérieures. Nous avons eu un grand mouvement de transformation de l’entreprise et des interrelations entre entreprises. C’est notamment le cas avec la sous-traitance, qui est particulièrement forte en France. Désormais, tout le monde sous-traite tout. La question n’est plus qu’est-ce qu’on sous-traite, mais que garde-t-on en interne ? Évidemment, cela déstructure les collectifs, éclate les communautés d’action, dissout les solidarités entre travailleurs.

En revanche, la négociation collective n’a pas changé. Elle a lieu à l’échelle des branches et des entreprises, alors que ces lieux ont perdu de leur substance. Il se passe encore des choses dans les branches, mais les entreprises sont devenues des palais des courants d’air, avec parfois une majorité de travailleurs dont le contrat de travail est ailleurs que dans l’entreprise. Donc les syndicats se sont retrouvés atomisés boîte par boîte et accompagnent l’éclatement des travailleurs. Cela est contraire à la logique inclusive qui est au fondement du syndicalisme confédéré. Normalement, un syndicat emmène un groupe social avec lui. Là, ils font face à des divisions permanentes entre personnes qui travaillent ensemble mais qui sont rattachées à des entreprises ou des branches différentes. Il y a là un énorme hiatus.

LVSL : Oui, vous rappelez d’ailleurs dans votre livre qu’un quart des syndiqués CGT ne sont rattachés à aucune union professionnelle, c’est énorme. Pourtant le problème n’est pas nouveau et les syndicats ont déjà fait face à d’autres réorganisations du monde du travail, au début du XXème siècle et ils avaient réussi à se réformer. Comment expliquer l’inertie actuelle ? Pourquoi les syndicats ne parviennent-ils pas à créer de la solidarité entre des gens qui ne sont peut-être pas rattachés à la même entreprise de par leur contrat de travail, mais travaillent de fait ensemble ?

JM Pernot : Oui, c’est le grand problème. La différence majeure avec le début du XXème siècle, c’est que les syndicats de l’époque n’étaient pas du tout institutionnalisés. Au contraire aujourd’hui, leur organisation, leur mode de financement, leur mode de décision en interne, etc. doit faire face au poids des fédérations professionnelles qui se sont formées au cours de plusieurs décennies. Remettre ça en cause est très compliqué : même si ces fédérations sont en crise, elles font peser une chape de plomb sur les confédérations syndicales. Je lisais récemment les textes du prochain congrès de la CGT, ces questions sont certes abordées. Mais ça fait six ou sept congrès, c’est-à-dire une vingtaine d’années, que l’on dit qu’il faut réformer l’organisation pour mieux refléter le monde du travail !

Cette inertie totale renvoie à l’épaisseur bureaucratique des organisations. Les syndicats sont de grosses bureaucraties avec des rapports de pouvoir et des chefs, ce qui concourt à l’immobilité. C’est paradoxal : ils se vident de leurs adhérents, mais ils restent dans ce fonctionnement bureaucratique. Il faut aussi dire que beaucoup de financements passent par les branches, ce qui contribue à figer les structures. Bernard Thibaut (ancien secrétaire général de la CGT, ndlr) avait tenté de faire bouger les choses, mais tout ça a été étouffé par les fédérations.

« Les syndicats sont de grosses bureaucraties avec des rapports de pouvoir et des chefs, ce qui concourt à l’immobilité. »

En 1901, les syndicats constatent que le capitalisme change, que l’on passe d’une logique de métiers à une logique d’industrie et ils s’adaptent. Bien sûr, cela a été compliqué : dans la métallurgie, cela a pris 20 ans. Cela a secoué les routines et les hiérarchies internes au monde ouvrier. Par exemple, à la SNCF on n’a jamais réussi à syndiquer les conducteurs de locomotive dans le même syndicat que ceux qui posent le ballast sur les voies. Donc bien sûr c’est compliqué. Mais aujourd’hui, on sent qu’il n’y a pas de volonté réelle de changer.

LVSL : En effet, les syndicats sont de grosses machines bureaucratiques. Pour beaucoup de travailleurs, les syndicats apparaissent comme une réalité lointaine : on pense aux délégués du personnel ou aux chefs des centrales chargés de mener un vague « dialogue social » avec le patron ou le gouvernement. Les syndicats ne se sont-ils pas bureaucratisés et éloignés de leur base ?

JM Pernot : Attention, une certaine bureaucratie est nécessaire. S’il n’y en a pas, cela donne ce que l’on observe avec ces nouveaux collectifs de travailleurs qui émergent ces dernières années, par exemple les contrôleurs SNCF qui ont fait grève à Noël. Avec les réseaux sociaux ou une boucle Whatsapp, c’est facile de mettre en lien les travailleurs entre eux. Pour entrer dans l’action, c’est facile. Mais ensuite la direction fait une proposition. Là, le problème débute : comment arbitrer, comment décider ? Est-ce qu’on continue ? Comment négocie-t-on ? Comment vérifier ensuite que l’accord est respecté ? Tout cela, une coordination de travailleurs ne sait pas le faire. Donc toute forme d’action sociale a besoin d’un minimum d’institutionnalisation et de représentation, ne serait-ce que pour négocier. La bureaucratie, c’est ce qui assure la continuité de son action, la reproduction du collectif et l’interface avec les autres institutions.

« Le problème des syndicats, c’est qu’ils ont des bureaucraties bien constituées qui n’ont pas besoin de beaucoup d’adhérents pour survivre. »

Cela étant dit, il faut aussi que l’organisme reste vivant. Qu’est-ce qui prend le dessus ? Le mouvement ou la bureaucratie ? Il y a toujours une tension entre ces deux pôles. Il faut à la fois une représentation et des structures, mais aussi ne pas se figer dans des luttes de pouvoir internes. Or, toute organisation, même un groupe de locataires, est toujours marquée par des jeux de pouvoir pour des postes, pour des rétributions matérielles ou symboliques… Le problème des syndicats, c’est qu’ils ont des bureaucraties bien constituées qui n’ont pas besoin de beaucoup d’adhérents pour survivre. Si on compare l’appareil de la CGT à celui d’IG Metall en Allemagne, ce sont deux mondes différents. Par exemple, je défends, comme d’autres, l’idée de redistribuer des moyens vers l’action locale, donc les Unions locales (UL) et les Unions départementales (UD). Mais c’est un débat à couteaux tirés. La bataille pour la répartition de la ressource est ici comme ailleurs assez compliquée mais aussi très politique.

LVSL : Face à l’inertie des syndicats, des « collectifs » de travailleurs qui ont vu le jour ces dernières années comme vous le rappeliez. On pense par exemple au collectif inter-hôpitaux, aux livreurs à vélo ou encore à celui des contrôleurs SNCF. Finalement, là où les syndicats ont la bureaucratie pour négocier et assurer la représentation, ces collectifs ont eux le lien avec la base. Est-ce que syndicats et collectifs arrivent à travailler ensemble ?

JM Pernot : Ça dépend des secteurs. Par exemple, chez les livreurs à vélo, qui ont été bien étudiés par de jeunes sociologues, des connexions se sont faites avec les syndicats dans certaines villes comme Bordeaux ou Toulouse. Concrètement, les coordinations de livreurs n’affichent pas une étiquette syndicale, mais on leur prête un petit local dans les unions départementales, quelques jeunes se sont syndiqués pour faire un lien, etc. En l’occurrence avec l’économie de plateforme, c’est plutôt la CGT, Solidaires ou la CNT qui sont présents dans ce genre d’univers. Mais la liaison existe.

Jean-Marie Pernot, politologue à l’Institut de Recherches Economiques et Sociales (IRES).

Pour la SNCF, ça reste encore à voir. En 1986, il y avait déjà un mouvement social qui était parti d’un collectif de conducteurs, et cela avait heurté la FGAAC (Fédération Générale Autonome des Agents de Conduite) et la CGT. La CGT s’était remise en question par la suite et elle reste attentive à cela, donc je pense que des coopérations sont possibles.

Dans la santé, la bataille est plutôt perdue pour les syndicats. Ce sont les collectifs inter-urgence ou inter-hôpitaux qui mènent le combat depuis 3 ou 4 ans. Mais dans ces collectifs, il y a des syndiqués. Par exemple l’urgentiste Christophe Prudhomme : tout le monde sait qu’il est syndiqué à la CGT, mais on lui fait confiance car c’est un bon organisateur, il s’exprime bien et ne la ramène pas toujours à son syndicat. Donc les syndicats ne sont pas au cœur des mots d’ordre, mais ne sont pas totalement extérieurs non plus. Lorsqu’il y a eu les négociations pour le Ségur de la santé, ce sont les syndicats qui ont négocié et il y a eu un lien : il n’y a pas eu de soulèvement contre les syndicats, donc ça a plutôt fonctionné. Bref, les formes sont très diverses, mais l’important c’est que ça marche.

LVSL : Vous parliez tout à l’heure de l’unité syndicale. La France a connu une multiplication des syndicats depuis une trentaine d’années, mais les deux principaux restent la CGT et la CFDT. Tout semble les opposer : la CGT est un syndicat de rapport de force, parfois qualifié de « jusqu’au boutiste », tandis que la CFDT est un syndicat « réformiste » souvent accusé de complaisance avec les patrons et le gouvernement. Cette opposition frontale entre « réformistes » et « syndicats de rapport de force » rebute beaucoup de monde. Est-il possible de dépasser ces guerres intestines, au-delà de quelques mobilisations défensives comme en ce moment avec la réforme des retraites ?

JM Pernot : En effet, pour l’instant sur les retraites, l’unité est défensive et la désunion peut revenir par la suite. Alors bien sûr, les stratégies peuvent être différentes, mais tant la CGT que la CFDT ont une stratégie en partage : chacun pense pouvoir faire sans l’autre. Du moins, c’est ce qui a dominé les dix dernières années. Je reste sceptique car la volonté de travailler ensemble semble faible, mais je préfère continuer à rêver que c’est possible. Sinon chacun va continuer dans son coin et tout le monde va se planter. Cette unité peut donc venir d’une nécessité, lorsque chaque bloc a compris qu’il ne parvenait à rien seul.

En ce moment, il y a peut-être un mouvement de la part de la CFDT. Comme c’est un syndicat réformiste, ils ont besoin de bons liens avec le gouvernement ou le patronat pour espérer des victoires. En 2017, la CFDT a accompagné l’arrivée de Macron au pouvoir et ses sympathisants ont voté Macron à plus de 50% dès le premier tour (45% en 2022). Donc idéologiquement, la CFDT n’est pas très loin de Macron. Sauf que Macron ne veut pas négocier, il veut passer en force. Donc Berger se retrouve bien seul et il y a un malaise en interne. Ils sont en train de se rendre compte que Macron, ce n’est pas la deuxième gauche, mais juste la droite. Beaucoup commencent à en avoir marre de servir de faire-valoir du gouvernement sans rien obtenir. Berger fait des propositions unitaires depuis quelque temps, mais tout dépend de la réaction qu’aura la CGT.

« La CFDT est devenue d’autant plus caricaturalement « dialogue social » que la CGT est devenue caricaturalement « grève générale et convergence des luttes ». La dérive de l’une nourrit la dérive de l’autre. »

Or, il y a une dialectique négative entre les deux organisations. La CFDT est devenue d’autant plus caricaturalement « dialogue social » que la CGT est devenue caricaturalement « grève générale et convergence des luttes ». La dérive de l’une nourrit la dérive de l’autre. Quand la CFDT veut justifier sa stratégie, ils disent « c’est contre la CGT » et vice-versa. Il faut sortir de cela, c’est mortifère : la CGT et la CFDT doivent se définir par rapport aux enjeux du moment et non pas l’une par rapport à l’autre.

On verra ce qui va se passer au congrès de la CGT, mais je ne suis pas sûr qu’un rapprochement soit à l’ordre du jour. Les relations sont très mauvaises depuis 10 ans : la CFDT a joué à fond la carte du mandat Hollande, puis Macron, alors que la CGT n’a jamais fait ce pari. Désormais, les conditions pour l’unité sont là. D’autant plus que les grands mouvements sociaux comme celui des retraites posent la question du gouvernement d’après. Si le gouvernement s’entête, les perspectives s’assombrissent : la NUPES, et la France insoumise en particulier, auront beau essayer de surfer sur la colère populaire, une victoire du RN est plus probable. Cela peut contribuer à rapprocher les syndicats.

Donc même si rien n’est fait, je préfère croire que c’est encore possible. Sinon l’histoire est écrite : les syndicats ne susciteront plus que de l’indifférence. J’avais même proposé par le passé une convention citoyenne sur la réorganisation du syndicalisme. En tout cas, il faut essayer des choses sinon les syndicats vont à la marginalisation assurée.

LVSL : Ce divorce des syndicats avec la société se voit aussi par un autre aspect. Bien qu’ils continuent à formuler des propositions intéressantes, les syndicats ne semblent plus porter de vision du monde comme cela a pu être le cas à d’autres époques. Ceux qui veulent s’engager sur cette voie choisissent d’ailleurs plutôt de rejoindre des associations ou des ONG. Est-ce une fatalité ? Les syndicats ne pourraient-ils pas faire émerger de nouvelles idées et élargir leur champ de réflexion, au-delà du travail, sur des questions majeures comme le féminisme ou l’écologie ?

JM Pernot : Oui, il faut que le syndicalisme s’élargisse à de nouvelles problématiques, par exemple, la question du sens du travail, qui est très actuelle. Cela ne doit pas faire oublier que les salaires, les conditions de travail, les retraites, etc. sont toujours des sujets majeurs. Mais votre constat est juste : les syndicats sont peu porteurs d’idées alternatives aujourd’hui. La raison est simple : 30 ans de chômage de masse, cela pèse sur la capacité à penser un autre monde. Depuis le milieu des années 1970, quand la crise s’est installée et que l’élan de mai 68 s’est dissipé, le mouvement social a été dominé par une conjoncture marquée par le chômage de masse. Certes, il y a eu quelques projets intéressants avec l’arrivée de la gauche au pouvoir en 1981 autour des nationalisations ou des lois Auroux par exemple. Mais le tournant de la rigueur a très vite cassé cette dynamique et durablement abîmé les relations entre la CGT et la CFDT.

« 30 ans de chômage de masse, cela pèse sur la capacité à penser un autre monde. »

Il est difficile de maintenir un discours de transformation lorsque les travailleurs pensent moins à l’autogestion qu’à la sauvegarde de leur emploi. Inverser la tendance ne sera pas simple. On nous répète que le chômage baisse, mais en réalité il reste beaucoup de chômeurs et la précarité s’accroît. Le capitalisme nous mène de crise en crise : crise financière en 2008, crise du pouvoir d’achat avec la guerre en Ukraine… Avant, les gens s’engageaient en se disant que leurs enfants vivraient mieux qu’eux grâce à leurs combats, aujourd’hui ce n’est plus le cas. L’optimisme qui prévalait dans les années suivant mai 68 a disparu. Et je ne parle même pas du climat !

Donc le champ des luttes s’est plutôt élargi, mais les syndicats doivent aider les travailleurs face à une succession de crises. Les syndicats savent qu’ils ont besoin de la société civile pour penser des alternatives : tant la CFDT que la CGT se sont engagées dans des alliances élargies avec des ONG. On peut citer l’alliance « Plus Jamais ça » ou le « Pacte de pouvoir de vivre ». Mais là encore, ce n’est pas simple et cela cause de vifs débats en interne.

LVSL : La question du lien avec la société civile amène celle des relations avec les partis politiques. En France, les syndicats ont toujours été soucieux de leur indépendance à l’égard des partis, même si les liens entre la CGT et le Parti Communiste ont longtemps été forts. Bien sûr, ils remplissent des rôles différents : les syndicats sont là pour représenter le monde du travail, tandis que les partis politiques ont en charge la représentation des citoyens dans l’arène institutionnelle. Mais beaucoup de citoyens ne comprennent pas que syndicats et partis de gauche n’arrivent pas à travailler ensemble. La « marche contre la vie chère » organisée cet automne par la NUPES a ainsi été critiquée par la CGT, alors que celle-ci partageait globalement les mots d’ordre de la manifestation. Pourquoi aucune coopération ne semble-t-elle possible ? Peut-on dépasser cette situation ?

JM Pernot : Comme vous le rappelez, les syndicats et les partis ont des fonctions différentes. Les syndicats ont un rôle de rassemblement du monde du travail autour de revendications et de construction d’une vision partagée sur certains sujets. Les partis politiques ont la responsabilité inverse : ils sont là pour partitionner l’opinion et faire émerger des visions du monde différentes. Donc on peut comprendre que chacun soit dans son propre sillon.

« Si le mouvement social est trop marqué par la France Insoumise, cela risque de mettre des gens à l’écart. »

Bien sûr, il peut y avoir des coopérations et des convergences programmatiques entre la NUPES et la CGT existent. Mais attention, les convergences sont plus faibles avec la CFDT, sans parler de la CFE-CGC (syndicat de cadres, ndlr) ou de la CFTC (syndicat chrétien-démocrate, ndlr) et il faut aussi préserver l’intersyndicale. Par ailleurs, la NUPES, et notamment la France Insoumise qui en est le cœur, a tenté de prendre la tête du mouvement social et cela n’est pas bien passé. Que la NUPES ou la FI aient des choses à dire sur les questions sociales, essaient d’agréger d’autres groupes sociaux comme les jeunes ou fassent des propositions alors que les syndicats en font peu, très bien. Mais si les partis tentent de prendre la tête de l’organisation des manifestations, cela se passera mal.

Ce serait même contre-productif : beaucoup de travailleurs peuvent venir à une manifestation syndicale ou se retrouver dans les mots d’ordre d’une mobilisation sans pour autant être électeurs de la France Insoumise. Par exemple à Marseille, mais aussi ailleurs, quand il y a autant de monde dans les rues, on sait très bien qu’on retrouve aussi beaucoup d’électeurs RN dans les cortèges. Bon et alors ? N’était-ce pas Mélenchon qui parlait des « fâchés pas fachos » ? Tous syndicats confondus, environ 15 à 20% de leurs sympathisants ont voté RN. De même avec la CFDT et les électeurs de Macron. On ne va pas jeter ces personnes hors des cortèges. Les syndicats doivent rassembler, la CGT doit viser au-delà des gens que la NUPES intéresse. Si le mouvement social est trop marqué par la France Insoumise, cela risque de mettre des gens à l’écart. Donc les convergences peuvent exister mais il faut faire attention et préserver l’intersyndicale. Les politiques peuvent aider à mobiliser, mais dans un moment comme celui-ci, je pense qu’il faut laisser la main aux syndicats sur la mobilisation.

Le syndicalisme d’après. Ce qui ne peut plus durer. Jean-Marie Pernot, Editions du détour, 2022, 18,90 €.

Au Royaume-Uni, le grand retour de la lutte des classes

Manifestation dans les rues de Londres le 1er octobre 2022. © Compte Twitter du mouvement Enough is enough

Écrasés par une inflation à 10%, les Britanniques sont de plus en plus nombreux à ne plus pouvoir payer leurs factures et à se rendre dans les banques alimentaires. Vénérant l’idéologie thatchérienne, le nouveau gouvernement de Liz Truss préfère cependant multiplier les cadeaux fiscaux aux plus riches et déréguler encore davantage l’économie. Un programme de guerre sociale qui a conduit à une chute spectaculaire des conservateurs dans les sondages et que même le Fonds Monétaire International et les marchés financiers jugent inapproprié. Si le Labour bénéficie de son statut de parti d’opposition, la timidité de ses propositions déçoit largement. Face à cette crise politique, les syndicats paralysent depuis plusieurs mois le pays par des grèves largement soutenues.

« Enough is enough ! » (« trop c’est trop ! »). Samedi dernier dernier, plus de 100.000 personnes ont manifesté au Royaume-Uni autour de ce slogan et réclamé des mesures fortes pour faire face à l’explosion du coût de la vie. Avec une inflation à plus de 10% et des salaires qui n’ont augmenté que d’environ 5%, de très nombreux Britanniques connaissent en effet un appauvrissement rapide. 

Un appauvrissement à grande vitesse

Comme dans le reste de l’Europe, les prix de l’énergie sont le principal moteur de l’inflation. Mais le choc est plus fort qu’ailleurs : selon les statistiques officielles, en août 2022, le prix du gaz s’est envolé de 96% en un an et celui de l’électricité (produite à environ 40% grâce au gaz) de 54%. En cause : l’arrêt des exportations russes et la spéculation qui l’accompagne bien sûr, mais aussi de faibles capacités de stockage et une production particulièrement faible en Mer du Nord en raison d’opérations de maintenance et de l’épuisement progressif des gisements exploités. Grand importateur de nourriture, le Royaume-Uni subit aussi une forte hausse du prix des aliments : +13% sur un an.

Ces augmentations sont d’autant plus violentes qu’elles percutent un pays où beaucoup peinaient déjà à finir le mois. Depuis plusieurs décennies, et notamment suite à la privatisation des logements sociaux par Margaret Thatcher, le coût exorbitant des logements absorbe en effet une part considérable du budget des britanniques. Cette situation s’est encore aggravée depuis 2010, date du retour au pouvoir des conservateurs, avec l’enchaînement des politiques d’austérité qui ont décimé les services publics et les aides sociales. Le regroupement de six prestations sociales majeures (crédit d’impôt parental, allocation chômage, allocation logement…) en un seul « universal credit » a notamment plongé de nombreux ménages précaires dans la pauvreté. D’une complexité incroyable, son déploiement, toujours pas terminé, devrait au total coûter 12 milliards de livres…

Avant le déclenchement de la guerre en Ukraine, la pauvreté touchait déjà 14,5 millions de personnes, soit 22% de la population.

Ainsi, avant le déclenchement de la guerre en Ukraine et de ses conséquences en chaîne sur le niveau de vie, la pauvreté était déjà particulièrement élevée : en janvier, celle-ci touchait déjà 14,5 millions de personnes, soit 22% de la population, un chiffre qui monte même à 31% chez les enfants. De même, le Trussell Trust, une ONG humanitaire responsable de nombreuses banques alimentaires, annonçait au début de l’année une augmentation de 81% du recours à l’aide alimentaire sur les cinq dernières années. Autant de chiffres qui ont sans aucun doute encore augmenté depuis.

Enfin, contrairement à la France, le Royaume-Uni n’a pas mis en place de bouclier tarifaire sur les prix de l’énergie, ce qui explique donc l’envolée des factures. Pendant des mois, les Tories ont en effet augmenté régulièrement les plafonds des factures, leur gel étant considéré trop coûteux pour les finances publiques. Face à la contestation grandissante, notamment du mouvement Don’t Pay UK, qui invitait à refuser de payer ses factures d’énergies, les prix ont finalement été plafonnés très récemment à 2.500 livres par an pour un ménage moyen, soit tout de même le double de la facture de l’an dernier. Si les superprofits des entreprises énergétiques sont certes taxés à 25% – avec une possibilité de déduire des investissements de cette taxe – ce plafonnement des coûts énergétiques, en place pour deux ans, devrait coûter une fortune au gouvernement britannique : entre 130 et 150 milliards de livres selon les estimations

Liz Truss, le retour du thatchérisme au pire moment

Si la réaction du gouvernement, bien que très insuffisante, a tant tardé, c’est aussi en raison de la crise interne du parti conservateur. A la suite de plusieurs scandales, notamment l’organisation de soirées arrosées en plein confinement, Boris Johnson a dû se résoudre à la démission début juillet. De plus en plus critiqué par les députés de son propre parti, « BoJo » traînait en effet une image de menteur arrogant largement méritée. L’été a donc été marqué par le scrutin interne aux Tories, où les 170.000 membres du parti ont dû se prononcer sur le successeur de Johnson. Surfant sur son image de « Dame de fer » et sur l’impopularité de son adversaire Rishi Sunak, perçu comme un traître par certains conservateurs pour avoir abandonné Johnson qui l’avait nommé ministre des finances, Liz Truss l’emporta assez facilement. Si Truss n’a eu aucun mal à convaincre les membres de son parti grâce à ses promesses thatchériennes, l’électorat britannique est cependant beaucoup plus sceptique à son égard, voire franchement opposé.

Élue avec 81.000 voix, l’héritière proclamée de Margaret Thatcher a en effet d’emblée connu une crise de légitimité. Pour séduire son camp, elle a promis un retour aux grandes heures du néolibéralisme, à travers des baisses d’impôts drastiques et une dérégulation de l’économie. Un projet qui s’inscrit dans la dérive libertarienne d’une frange du parti, qui voit dans le Brexit une opportunité de se défaire de toutes les normes précédemment imposées par l’UE et de signer des accords de libre-échange à tout-va. Leur objectif ? Transformer la Grande-Bretagne en un gigantesque duty free, où les businessmen pourront mener leurs affaires sans entraves et où la finance pourra s’épanouir sans aucune limite, transformant Londres en « Singapour sur Tamise ».

Si Truss n’a eu aucun mal à convaincre les membres de son parti grâce à ses promesses thatchériennes, l’électorat britannique est cependant beaucoup plus sceptique à son égard, voire franchement opposé.

Après l’annonce d’un bouclier tarifaire sur l’énergie et une courte pause en raison des funérailles de la reine Elizabeth II, Liz Truss a choisi de marquer les esprits en annonçant des mesures fortes. Kwasi Kwarteng, nouveau chancelier (équivalent du ministre des finances) a donc présenté un « mini-budget » prévoyant la fin du taux d’imposition à 45% sur les plus hauts revenus et du plafond sur les bonus des traders. Pour répondre aux besoins d’énergie, Truss a par ailleurs levé le moratoire sur la fracturation hydraulique afin d’exploiter au plus vite les réserves de gaz de schiste, qu’importe les conséquences environnementales. La surenchère devrait se poursuivre : 570 règles relatives aux pesticides, à la qualité de l’alimentation et à la santé des consommateurs doivent être abrogées prochainement. Le nouveau ministre de l’économie, Jacob Rees-Mogg, multimillionnaire gestionnaire de hedge fund et figure de l’aile libertarienne des Tories, souhaite quant à lui supprimer toutes les lois s’appliquant aux entreprises de moins de 500 salariés. Comblé de voir ses propositions les plus délirantes être reprises par le nouveau gouvernement, l’Institute of Economic Affairs, qui se décrit comme « le think tank originel du libre marché » réfléchit déjà à la suite, par exemple en organisant des conférences avec des climatosceptiques pour pousser l’exécutif à renoncer à l’objectif de neutralité carbone en 2050.

Les Tories dans une impasse politique

En pleine crise sociale, l’annonce de nouveaux cadeaux fiscaux aux plus riches a évidemment excédé la population. Plus surprenant, ces mesures ont aussi suscité des réactions très négatives des marchés financiers. En effet, les baisses d’impôt et les nouvelles dépenses considérables du bouclier énergétique doivent être financées uniquement par l’emprunt. Un choix pour le moins hasardeux en pleine période de remontée des taux d’intérêt des banques centrales. Inquiets de cette fuite en avant par la dette et de l’absence d’investissements parmi toutes ces nouvelles dépenses, les marchés ont vivement réagi. La valeur de la livre sterling a plongé à son plus bas niveau, pratiquement à parité avec le dollar. Une chute qui a cependant permis à un proche de Kwasi Kwarteng d’empocher plusieurs millions. Les taux d’intérêt sur la dette britannique se sont eux envolés, obligeant la Bank of England à intervenir en urgence en rachetant pour 65 milliards de livres d’obligations, avec des résultats limités. Dans la foulée, le Fonds Monétaire International a officiellement demandé au gouvernement de « reconsidérer » son budget, jugé inflationniste et trop inégalitaire. Un désaveu d’autant plus violent qu’il émane d’institutions éminemment néolibérales.

Comme le souligne l’économiste James Meadway, le nouveau gouvernement britannique pensait sans doute pouvoir imiter les Etats-Unis et s’endetter sans compter. Mais si les Etats-Unis peuvent s’appuyer sur le « privilège exorbitant » du dollar, monnaie de référence mondiale, le Royaume-Uni ne peut pas en dire autant. Sous la pression des marchés, Kwarteng a donc dû se résoudre à renoncer à son projet de supprimer la tranche supérieure d’impôt à 45%. Exaspérés par l’incompétence d’un gouvernement aux manettes depuis moins d’un mois, des députés conservateurs ont déjà envoyé des lettres pour demander le départ de Truss et de son équipe. L’inquiétude des parlementaires conservateurs se comprend aisément : les derniers sondages indiquent environ 50% d’intentions de vote pour le Labour, contre environ 20 à 25% pour les Tories ! Si une élection avait lieu prochainement, les travaillistes obtiendraient donc la plus forte majorité de l’histoire et les Conservateurs perdraient près de 250 sièges.

D’ores-et-déjà, de nombreux conservateurs regrettent Boris Johnson. Si ce dernier était sans aucun doute un personnage fantasque et un tartufe, il a néanmoins toujours été doué d’une certaine clairvoyance politique. En 2016, sentant l’ampleur du rejet de l’Union européenne, il se rangea du côté des Brexiters dans le seul but de sa propre ascension politique. Cette stratégie sera payante : trois ans plus tard, remplaçant une Theresa May impuissante car dépourvue de majorité, il écrase Jeremy Corbyn en axant presque tout sa campagne sur la nécessité de respecter le verdict du référendum. Par ailleurs, s’opposant à la frange austéritaire de son parti, il prit soin de promettre des investissements importants dans le NHS (service de santé public), la police et les infrastructures nécessaires pour développer le Nord de l’Angleterre, particulièrement pauvre. Malgré ses nombreux défauts, Johnson avait ainsi créé une offre politique populiste répondant aux demandes de l’électorat, ce qu’aucun politicien de son camp ne semble capable de faire aujourd’hui. Là encore, les sondages sont cruels pour Truss : 30% des électeurs pensent que Johnson serait meilleur qu’elle (contre 13% dans l’autre sens), un chiffre qui monte à 48% (contre 19%) chez les électeurs conservateurs.

Le Labour, nouveau parti préféré des élites

Pour le Labour de Keir Starmer, le départ de Boris Johnson offre une opportunité sans précédent. Étant donné les niveaux d’impopularité de Liz Truss, le leader travailliste n’a pas à promettre grand chose pour être plus attirant. Un rôle qui convient tout à fait à Starmer, qui n’a eu de cesse de renoncer au programme radical de Jeremy Corbyn et d’attaquer la gauche de son parti en l’accusant d’antisémitisme depuis qu’il est devenu le chef de l’opposition en avril 2020. Pendant près de deux ans, la stratégie centriste de Starmer n’a guère fonctionné : ses différences avec les politiques menées par Boris Johnson étaient minces et les conflits internes au Labour donnaient l’impression que le parti n’était pas prêt à gouverner. Avec le départ de Johnson et avec la folie thatchérienne de Liz Truss, le contexte devient soudainement très différent : Starmer peut se targuer d’être l’opposition de bon sens, représentant le « centre de la vie politique britannique » comme il l’a affirmé lors de son discours au congrès de son parti en septembre.

Bien sûr, face à l’angoisse du déclassement et de l’appauvrissement, Starmer a fait quelques concessions à sa gauche. En matière énergétique, il promet notamment un énorme plan d’investissement dans le renouvelable et le nucléaire pour arrêter la production électrique d’origine fossile dès 2030 et souhaite créer une nouvelle entreprise nationale de production électrique, Great British Energy. Enfin, pour se différencier des Conservateurs qui avaient privatisé la rente des gisements gaziers de la Mer du Nord dans les années 1990, il entend créer un fonds souverain sur le modèle de celui de la Norvège. Ce fonds, qui serait alimenté par les revenus issus des énergies renouvelables, permettrait de financer des investissements stratégiques pour l’avenir du pays. Un programme intéressant, mais qui se garde bien d’évoquer la renationalisation du secteur énergétique comme le proposait son prédécesseur. Pour Starmer, pas question de reprendre possession des entreprises énergétiques, il suffit que l’Etat pallie les déficiences du marché en accélérant la transition écologique. 

De même en matière de logement : Starmer s’inscrit dans le rêve thatchérien d’un pays de propriétaires. Pour que davantage de Britanniques puissent acquérir leur logements malgré des prix exorbitants, il promet par exemple des emprunts garantis par l’Etat et une préférence aux acheteurs qui ne possèdent pas déjà plusieurs logements. Des mesurettes qui évitent soigneusement d’aborder les vrais enjeux : la lutte contre la spéculation, la protection des locataires, l’encadrement des loyers et bien sûr la construction de logements sociaux. Si le discours de Starmer ne suscite pas l’enthousiasme des foules, il apparaît cependant correct face à celui, totalement surréaliste, de Truss. Les acteurs économiques et les grands médias ne s’y sont pas trompés : rassurés par la mise à l’écart de la gauche et le programme très modéré de Starmer, ils le dépeignent déjà en futur Premier ministre. Mais les prochaines élections ne devraient pas avoir lieu avant deux ans, ce qui laisse encore le temps aux Tories de corriger le tir et de remplacer Truss par quelqu’un de plus compétent, voire de faire revenir au pouvoir Boris Johnson.

Le retour en force du syndicalisme

Si les intentions de vote indiquent un vote massif pour le Labour faute d’alternative, nombreux sont les Britanniques à ne pas se satisfaire des demi-mesures proposées par l’opposition. Dans ce contexte, les syndicats sont constamment sur le devant de la scène ces derniers mois. Dans de très nombreux secteurs de l’économie, les grèves se multiplient depuis cet été, atteignant un niveau jamais vu depuis l’offensive thatchérienne il y a 40 ans. Les cheminots, les dockers, les travailleurs d’Amazon, les enseignants, les postiers, les chauffeurs de bus, les infirmières du NHS, les éboueurs, les avocats… tous se mobilisent pour exiger des hausses de salaires. Même les employés du Daily Express, un journal connu pour ses positions très hostiles aux syndicats, ont pris part à des journées de grève.

Ce niveau de contestation sociale est d’autant plus impressionnant qu’organiser des grèves est particulièrement compliqué outre-Manche : d’une part, les grèves non-déclarées et reconductibles sont totalement interdites, tandis que le droit individuel à faire grève n’existe pas. D’autre part, une grève n’est légale que si les syndicats consultent l’ensemble de leurs membres lors d’un scrutin dans lequel la participation doit s’élever à au moins 50% et le souhait de faire grève à 25% des votants (40% dans certains secteurs jugés essentiels), la voix des absents étant considérée comme une voix contre. Un processus extrêmement laborieux instauré notamment par Margaret Thatcher afin d’affaiblir le pouvoir des syndicats. Malgré ces obstacles, ceux-ci ont réussi à fédérer largement ces derniers mois et n’entendent pas s’arrêter tant que leurs revendications n’auront pas été satisfaites, notamment une hausse des salaires au niveau de l’inflation. Malgré les attaques habituelles des médias évoquant des blocages gênant la population, les syndicats sont pour l’instant très bien vus, leur action étant jugée légitime étant donné la situation économique.

Malgré les attaques habituelles des médias évoquant des blocages gênant la population, les syndicats sont pour l’instant très bien vus, leur action étant jugée légitime étant donné la situation économique.

Dépassée par l’ampleur du mouvement, Liz Truss compte compliquer encore l’organisation de grèves et réagir avec la même fermeté que Thatcher. Mais contrairement à celle dont elle se veut l’héritière, elle ne peut s’appuyer sur une base sociale solide. Sa stratégie de confrontation risque donc de galvaniser encore le soutien de la population aux grévistes. La percée médiatique de Mick Lynch et d’Eddie Dempsey, leaders du RMT (syndicat des cheminots, des travailleurs maritimes et des transports), inconnus jusqu’à il y a peu et devenus de véritables stars sur les plateaux télé, témoigne de l’inversion de la situation par rapport à celle des années 1980. Mais si la population soutient les grèves, le bras de fer social est encore loin d’être gagné : peu d’entreprises ont pour l’instant accédé aux revendications des travailleurs. Or, une grève qui s’éternise signifie l’épuisement et l’appauvrissement de ceux qui s’y sont impliqués, d’où une démoralisation et des divisions parmi les grévistes.

Par ailleurs, la traduction politique de ce mouvement social n’est pas encore évidente. Fondé par des syndicats, le Labour devrait être le débouché naturel des revendications des travailleurs dans l’arène politique. Mais depuis la reprise en main par Keir Starmer, le parti s’est montré très distant à l’égard des mobilisations sociales. Starmer lui-même est incroyablement silencieux sur les grèves qui paralysent le pays. Pour tenter de lui forcer la main, des syndicalistes, des représentants de l’aile gauche du Labour et le journal socialiste Tribune se sont réunis pour lancer le mouvement Enough is Enough, qui espère fédérer la colère sociale autour de cinq revendications phares : la hausse des salaires (avec à terme un salaire minimum à 15£/heure), la baisse des coûts de l’énergie grâce à la renationalisation des entreprises du secteur, un grand plan contre la faim, un programme de construction de logements sociaux et de protection des locataires et une taxation des grandes fortunes. Pour l’heure, le mouvement a réussi son lancement, en organisant des meetings dans de nombreuses métropoles et villes moyennes, puis une grande journée d’action nationale le 1er octobre. Mais la suite est encore incertaine : l’épuisement et la division mineront-ils le mouvement ou celui-ci sera-t-il galvanisé par quelques victoires et par la fragilité du gouvernement ? Quel que soit le dénouement du mouvement en cours, Liz Truss aura au moins réussi sur un point : être autant détestée que la « Dame de fer ».