Rwanda : comment parler des crimes commis par le FPR ?

À gauche : Juvénal Habyarimana, ancien président du Rwanda (1973-1994). À droite Paul Kagame, chef du Front patriotique rwandais et président du Rwanda (2000-). © Aymeric Chouquet pour Le Vent Se Lève

Le génocide des Tutsis au Rwanda en 1994 a fait l’actualité en France en 2021, en raison de la publication du rapport Duclert établissant les « responsabilités lourdes et accablantes » de la France dans ces faits. Pourtant, peu de Français savent que le Front patriotique rwandais de Paul Kagame a commis des crimes de masse contre des civils pendant la guerre civile rwandaise (1990-1994) et la première guerre du Congo (1996-1997), et que son régime autoritaire pratique l’assassinat politique. LVSL publie à ce sujet un texte du politologue américain Scott Straus, tiré de l’ouvrage collectif Violences extrêmes. Enquêter, secourir, juger. République démocratique du Congo, Rwanda, Syrie [1]. Scott Straus est professeur de sciences politiques à l’université de Wisconsin-Madison et auteur notamment de The Order of Genocide: Race, Power, and War in Rwanda et de Making and Unmaking Nations. War, Leadership, and Genocide in Modern Africa, (University Press, 2006 et 2018). Son texte est précédé d’une introduction de Tangi Bihan, directeur du pôle Afrique du Vent Se Lève.

Introduction, par Tangi Bihan

L’histoire de l’Afrique des Grands Lacs continue de brûler les mains de ceux qui la touchent. Et pour cause, elle est une immense tragédie : la série de conflits qui a frappé cette région fut la plus meurtrière depuis la Seconde Guerre mondiale. De nombreux livres continuent à être publiés sur ce sujet loin d’être épuisé. Les « cadavres noirs », comme les appelle l’historien Gérard Prunier, ne doivent plus laisser le monde indifférent. D’autant que les braises de ce conflit sont encore incandescentes, et notamment dans la région congolaise du Kivu.

Pour commencer, il importe d’opérer un rapide retour historique. Au Rwanda, les colonisateurs allemand puis belge mettent en place une « administration indirecte » en se fondant sur des théories racistes. Ils cooptent l’élite Tutsie, qui dirigeait le royaume précolonial, pour gouverner un pays peuplé majoritairement de Hutus. Du même coup, ils accentuent puissamment et durablement le clivage ethnique. En 1959, peu avant l’indépendance de 1962, des leaders Hutus mènent la « Toussaint rwandaise », une révolution évinçant les Tutsis de la sphère du pouvoir et provoquant l’exil plusieurs centaines de milliers d’entre eux dans les pays voisins, notamment l’Ouganda. Cet épisode est suivi d’autres pogroms, notamment en 1963, à la suite d’une tentative d’invasion menée par un groupe armé de Tutsis de l’extérieur. En 1973, le général Juvénal Habyarimana prend le pouvoir par la force et obtient rapidement la protection de la France. Ce régime poursuivra la propagande ethnique de son prédécesseur, maintiendra la mention de l’ethnie sur les papiers d’identité et instaurera un quota discriminatoire plafonnant à 9 % – leur proportion supposée dans la population rwandaise – les Tutsis dans les écoles et les emplois.

En 1990, le Front patriotique rwandais (FPR) – créé quelques années plus tôt par des Rwandais tutsis réfugiés à l’extérieur et dirigé par Paul Kagame – lance, depuis l’Ouganda, une offensive contre le régime d’Habyarimana : c’est le début de la guerre civile, que les accords d’Arusha de 1993 ne parviendront pas à stopper. Le 6 avril 1994, l’avion transportant Habyarimana est abattu, point de départ du génocide des Tutsis. En trois mois, 800 000 Tutsis sont systématiquement massacrés, jusqu’à la victoire et la prise de pouvoir du FPR.

Mais l’histoire ne s’arrête pas là. Si le FPR, avec Kagame comme chef d’État à partir de 2000, a spectaculairement reconstruit le pays, il est lui aussi à l’origine de crimes de masse, au Rwanda et en République démocratique du Congo (RDC). Mais, encore aujourd’hui, ces crimes peinent à être reconnus, pour une raison principale : la « communauté internationale » ne s’est pas donné les moyens d’empêcher le génocide des Tutsis, entravant tout discours critique envers le régime du FPR. En effet, ce dernier, pour légitimer son pouvoir, s’appuie sur le mérite qu’il a d’avoir stoppé le génocide.

En tant que journaliste ou chercheur, il est nécessaire de savoir « tenir les deux bouts » : admettre clairement que les Forces armées rwandaises et leurs milices ont commis un génocide contre les Tutsis ; et admettre clairement que le régime du FPR est à l’origine de crimes de masse, que ce soit contre les populations hutues durant la guerre civile et, après la guerre civile, en RDC, contre des réfugiés hutus et des Congolais, au cours de deux guerres qui ont fait entre 3 et 5 millions de morts directs et indirects. Admettre que le FPR a commis des crimes de masse ne revient pas à dire qu’il a commis un « second génocide », non plus que l’on « nie » le génocide des Tutsis, accusations souvent portées par Kagame. Dire cela, c’est simplement dire la totalité des faits.

Deux livres parus récemment en français sont une nouvelle preuve de cette difficulté à évoquer la totalité des faits. Ils ont été écrits par deux journalistes, la canadienne Judi Rever et le français Patrick de Saint Exupéry. La première a publié L’éloge du sang (Max Milo, 2020), traduction de In Praise of Blood (Random House Canada, 2018). Passons sur la médiocrité de l’ouvrage : l’auteure se pose en cavalière d’une prétendue réalité cachée, expose ses problèmes familiaux et, surtout, elle ne recoupe pas les témoignages qu’elle présente et prétend faire des révélations avec quelques documents prétendument « secrets » du Tribunal pénal international sur le Rwanda, alors que cette institution en a produit des dizaines de milliers… Pire, l’auteure affirme que le FPR a infiltré les milices interahamwe pour participer au génocide des Tutsis. Autrement dit, Kagame aurait contribué à l’extermination des Tutsis, afin de légitimer sa prise de pouvoir ; et qu’ensuite il aurait commis un second génocide contre les Hutus. Un récit délirant, empreint de complotisme, et rejeté par la communauté des historiens.

Le cas de Patrick de Saint Exupéry est plus complexe. Il a assisté aux premières loges au génocide des Tutsis en tant qu’envoyé spécial pour Le Figaro. Il fut l’un des premiers à documenter avec précision le rôle de la France dans le génocide, ce qui aboutira à la publication de L’inavouable : La France au Rwanda (Les Arènes, 2004). Mais, c’est son dernier livre, La Traversée. Une odyssée au cœur de l’Afrique (Les Arènes, 2021), qui étonne. L’auteur y remet en cause les conclusions du rapport Mapping, fruit d’un travail mené par une vingtaine de professeurs et d’enquêteurs pendant douze mois sous l’égide du Haut-commissariat des Nations unies aux droits de l’homme. Ce rapport documente plusieurs centaines de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité commis au Congo entre 1993 et 2003. Pour prétendre contester un tel rapport, il faut s’en donner les moyens ! Traverser le Congo – en prenant soin, au passage, de mettre en scène cette « prouesse » – et interroger au hasard quelques habitants sur des faits qui sont se déroulés il y a environ vingt ans, ne suffit pas. Dès lors, le lecteur est forcé de se demander : pour quelles raisons l’auteur cherche-t-il à minimiser les crimes commis au Congo ? Par peur que le génocide des Tutsis soit relativisé ? Pour écarter définitivement la théorie du « double génocide » ? Deux nobles combats. Pour redorer l’image du dictateur Kagame ? Combat moins noble…

Dès lors, l’exposition complète, précise et mesurée des faits est précieuse. Car, avant de proposer une qualification des crimes du FPR, il importe de s’accorder sur les faits. C’est tout le mérite qu’a Scott Straus dans le texte que nous publions.

Rwanda : comment parler des crimes commis par le FPR ?

Ma réflexion portera sur l’histoire des violences durant les années 1990 au Rwanda. Elle traitera du génocide contre les Tutsis commis en 1994 mais aussi des autres cas de violences de masse. Il s’agit d’une question sensible, c’est pourquoi je souhaite clarifier ma position le plus explicitement possible. Je ne suis pas rwandais, mais le Rwanda me tient profondément à cœur. En outre, j’estime que les étrangers doivent prendre la responsabilité de parler de ce qui s’y est passé. Depuis le génocide, des hommes politiques, des chercheurs (dont je suis), des juristes et des professionnels de la mémorialisation ont travaillé à constituer un champ de narrations qui mettent en lumière les crimes du génocide tandis que les autres crimes de masse restaient dans l’ombre. C’est là le sujet de ce travail. J’envisage de mettre en question ce champ de narrations que les étrangers ont contribué à produire. En effet, je prends la responsabilité de parler haut et fort de ces crimes de masse qui sont ignorés des commémorations publiques et des tribunaux au Rwanda. De nombreux Rwandais m’ont fait part de leur expérience de victime et de celle de leurs familles. Attirer l’attention sur ces autres crimes est risqué pour des Rwandais vivant dans leur pays, c’est pourquoi je pense que nous autres, étrangers, nous devons transmettre à l’extérieur ce qu’ils nous ont confié.

Les conditions de l’invisibilité des crimes de masse

Le génocide fut un moment de violence extraordinairement dévastateur. Ce fut un moment d’horreurs sans précédent dans la deuxième moitié du XXe siècle. Sur le plan international, personne ne tenta d’intervenir pour les stopper. Il y eut entre 500 000 et 800 000 victimes civiles d’avril à juillet 1994. Durant cette période, les cibles de la violence furent les Tutsis. Violence dirigée et organisée par l’État, elle fut systématique et avait pour objectif la destruction d’un groupe humain. Je n’ai donc aucune réserve pour la qualifier de « génocide ». Cependant le génocide et les crimes contre les opposants au gouvernement génocidaire ne furent pas les seules formes de violence de masse subies par les Rwandais durant les années 1990. Il y eut simultanément celles commises à l’intérieur du Rwanda pour prendre le contrôle du territoire et celles perpétrées au Zaïre (devenu la République démocratique du Congo en 1997).

Or, en 2019, la vingt-cinquième commémoration du génocide nous a rappelé avec acuité à quel point ces autres crimes de masse étaient rendus invisibles. En effet, les multiples cérémonies de commémoration peuvent être considérées comme autant de tentatives pour définir un cadrage de l’histoire des violences dans la région des Grands Lacs, un cadrage partial qui concentre l’attention sur les actes criminels du génocide contre les Tutsis. Comment expliquer un tel déséquilibre mémoriel ? Une raison évidente est que le gouvernement post-génocide y trouve un intérêt politique, c’est pourquoi il a façonné le processus judiciaire et les conditions du savoir académique sur l’histoire de la violence. De fait, seuls les crimes de génocide ont fait l’objet d’un nombre considérable de procédures judiciaires, mais rien de tel, ni au Rwanda, ni sur le plan international, pour les autres crimes de masse. Ainsi est-il pratiquement impossible d’être autorisé à enquêter sur les violences contre les Hutus. En outre, il peut même être dangereux d’enquêter au Rwanda sur ces autres crimes. Ces formes de violences qui ne sont pas des génocides, avec une éventuelle exception évoquée plus bas, sont donc peu documentées et ceux qui leur ont survécu n’ont droit à aucune reconnaissance dans l’espace public.

Cependant, cette situation n’est pas seulement liée à l’intérêt politique. Je fais l’hypothèse qu’il faut aussi tenir compte du concept même de génocide. En tant que « crime des crimes », le génocide a un statut particulier, exceptionnel, il fascine. De plus, appeler à faire des recherches sur d’autres crimes entraîne le risque de se voir accusé d’affirmer une équivalence entre crimes, de minimiser le génocide, voire même de le nier [2]. Il en résulte un défi pour les chercheurs et les observateurs : comment rendre compte de la spécificité du génocide et, en même temps, identifier d’autres formes de violences de masse ?

Certains, pour attirer l’attention sur ces autres crimes de masse, ont affirmé qu’un deuxième génocide avait été perpétré au Rwanda en 1994, un génocide contre les Hutus commis par le Front patriotique rwandais (FPR). Cette approche a été revendiquée par des opposants politiques au FPR, particulièrement par des figures politiques vivant en exil. Récemment la journaliste Judi Rever, dans le livre L’éloge du sang, a réactivé cette thèse en adoptant un langage sensationnaliste et conspirationniste. Ainsi évoque-t-elle une « conspiration du silence » et se déclare-t-elle menacée hors des frontières rwandaises par des agents du FPR. Relançant la thèse dite du « double génocide », elle cherche à capter la fascination qu’exerce le label génocide. Il reste que, pour ma part, je n’approuve pas l’usage du label « double génocide » et que, en vérité, les enquêtes empiriques conduites au Rwanda ne soutient pas la rhétorique de Judi Rever. Je réaffirme donc que mon objectif, par rapport aux controverses passionnées, est de trouver une voie évitant le conspirationnisme et le sensationnalisme ; je préconise une recherche qui affirme la spécificité du génocide commis contre la population tutsie et respecte les souffrances qu’elle endure ; mais la recherche doit produire une histoire complète incluant les autres violences de masse commises au Rwanda.

Les violences contre les Hutus

L’histoire de la violence au Rwanda gagnerait à être replacée dans une perspective régionale. Ainsi les travaux de René Lemarchand, notamment son livre The Dynamics of Violence in Central Africa, retracent-ils une histoire de la violence dans la région qui comprend entre autres la succession des atrocités au Burundi, en 1972, 1988, 1993 et après. En 1972, ce fut le pire épisode : la minorité tutsie au pouvoir organisa le massacre de quelque 200 000 civils hutus qui avaient été scolarisés et commit ce que l’auteur appela un « génocide sélectif ». Par ailleurs, la violence qui débuta en République démocratique du Congo durant les années 1960 puis s’aggrava au début des années 1990 et 2000 fit des millions de morts. Les deux guerres de 1996-1997 et de 1998-2004 provoquèrent un nombre de morts évalué à plusieurs millions de civils, la plupart à cause de la disparition de l’État et des services publics dans l’Est du Congo. En Ouganda également, la violence culmina sous Milton Obote au début des années 1980 et, avant lui, sous Idi Amin Dada. Rapporté à ce contexte régional des Grands Lacs, le génocide perpétré au Rwanda n’est pas l’unique épisode de l’extraordinaire violence de masse qui bouleverse cette région depuis des décennies, et le rappeler ne revient pas à dénier sa particularité.

Première période : 1990-1995

Cette période de violence comprend trois moments différents : durant la guerre civile avant l’assassinat du Président Habyarimana (1990-début 1994), pendant le génocide (avril à juillet 1994), puis après le génocide quand le FPR continuait de combattre pour consolider son pouvoir (août 1994-mi-1995).

Le FPR attaqua des civils au Rwanda durant les trois ans et demi de la guerre civile (1990-1994), principalement dans les préfectures du Nord. Environ un million d’habitants fuirent la région en 1993. Leur exode n’était pas seulement lié à la guerre. En effet, des rapports émanant d’ONG des droits humains, ainsi que des déserteurs de l’armée du FPR, ont accusé très tôt ce dernier de mener délibérément des attaques contre les populations civiles dans le but de dépeupler une région considérée comme hostile. Cependant, la documentation concernant les atteintes aux droits humains est restreinte [3]. Dans le rapport Aucun témoin ne doit survivre, Alison Des Forges cite Human Rights Watch et la Fédération internationale des droits de l’homme, qui ont estimé que plusieurs centaines de civils avaient été tués durant l’attaque de la ville de Ruhengeri au nord. Mais sur le nombre des morts ainsi que sur l’extension géographique des violences, la documentation reste pauvre.

Entre avril et juillet 1994, des civils hutus furent massacrés durant la guerre menée par le FPR contre le gouvernement intérimaire. Ces violences sont mieux documentées que celles perpétrées avant 1994. Selon A. Des Forges, le FPR aurait tué des milliers de civils pendant les combats mais aussi pendant qu’il prenait le contrôle d’une région. A. Des Forges, s’appuyant sur des témoins oculaires, décrit trois modalités principales des violences : quand le FPR tue des civils mêlés aux miliciens, quand il convoque des gens à des meetings et les massacre, quand il procède à des exécutions sommaires de personnalités officielles, de prêtres, d’intellectuels et d’individus suspectés d’avoir participé au génocide. Il existe d’autres documents publiés par des ONG et des chercheurs qui relatent ces mêmes modalités. Dans son rapport daté de 1994, Amnesty International décrit des exécutions sommaires, des meurtres de vengeance et des massacres commis durant des meetings. Ainsi A. Des Forges se réfère-t-elle au « rapport Gersony » dont les conclusions confirmaient les siennes [4]. L’armée du FPR avait bien commis des massacres systématiques de civils entre avril et août 1994, et Robert Gersony estimait entre 25 000 et 40 000 le nombre des victimes. Un résumé de ce rapport, disponible sur Internet, concorde avec les éléments rapportés par A. Des Forges. Dans son récent livre Rwanda: From Genocide to Precarious Peace, l’universitaire Susan Thomson cite un membre de l’enquête Gersony : « Ce que nous avons vu était une opération militaire bien organisée, avec commandement et contrôle militaire, et des massacres de masse commis au cours de campagnes de type militaire ». Le FPR est aussi mis en cause dans des massacres qui ont eu lieu après août 1994 et en 1995. Le plus connu fut perpétré à Kibeho en avril 1995 dans un camp de déplacés et fit plusieurs milliers de morts.

Finalement, des preuves crédibles permettent d’affirmer que le FPR a été l’auteur de violences systématiques durant cette période 1990-1995 contre des civils hutus, pendant la guerre qui a précédé le génocide, puis pendant et après le génocide.

Peut-on qualifier cette violence contre les Hutus de génocide ? Bien que, faute d’études, nous ayons beaucoup à apprendre sur la logique des violences commises par le FPR, à nouveau je n’affirme pas que cette violence constitue un génocide. En termes de sciences sociales, je subsumerai ces tueries sous la catégorie « violence de masse » : une violence de grande échelle, répétée, et visant systématiquement un groupe de civils (les Hutus rwandais), tandis que la caractéristique du génocide (à mon sens) réside dans la volonté de détruire un groupe spécifique. Or, durant cette période, au Rwanda, je n’ai pas constaté la volonté de détruire la population hutue rwandaise mais celle de recourir à des violences massives pour contrôler cette population et la punir. En termes légaux, ces dernières constituent des crimes contre l’humanité. Quoi qu’il en soit – et bien sûr de nouvelles preuves peuvent suggérer des conclusions différentes –, des milliers de Hutus furent tués et ceci doit être reconnu, pris en compte et mémorisé.

Deuxième période : 1996-1997, violences au Zaïre

Une autre forme de violence de masse est celle dont sont responsables le FPR et ses alliés durant l’invasion du Zaïre, engagée en octobre 1996. En furent victimes des Congolais, y compris des Tutsis congolais, mais je mettrai l’accent sur le sort des Rwandais.

Après avoir violemment pris le contrôle de l’ensemble des camps de réfugiés situés à l’est du Zaïre, les forces militaires rwandaises contraignirent au retour vers le Rwanda une masse importante de ces réfugiés. L’estimation généralement admise de ces retours varie entre 500 000 et 700 000 personnes durant les mois de novembre et décembre 1996. D’autres réfugiés prirent la fuite vers l’ouest, c’est-à-dire vers l’intérieur du Zaïre. Parmi les fuyards se trouvaient des éléments de l’ancienne armée rwandaise (ou Forces armées rwandaises, les ex-FAR) ainsi que des interahamwe [5] et d’autres Rwandais impliqués dans le génocide de 1994. Tous ces fuyards furent poursuivis par l’Armée patriotique rwandaise et ses alliés congolais ; ils furent massacrés en grand nombre.

L’importance de ces massacres n’a pas été précisément mesurée mais une estimation raisonnable retient le nombre de dizaines et peut-être de centaines de milliers de victimes.

Jason Stearns, dans Dancing in the Glory of Monters: The Collapse of the Congo and the Great War of Africa, discute le problème des estimations. Il conclut que « des dizaines de milliers de réfugiés furent tués tandis que probablement les plus nombreux sont morts de maladie et de famine alors qu’ils étaient forcés de fuir vers l’ouest dans des forêts absolument inhospitalières ». De son côté, Kisangani Emizet, fait une estimation de 230 000 tués [6]. Pour sa part, Filip Reyntjens cite une estimation de 200 000 tués [7]. Plusieurs comptes rendus relatent des massacres répétés et systématiques. Un rapport du projet Mapping effectué par les Nations unies, visant à recenser les massacres, documente ces violences. Des témoignages ont été publiés, par exemple celui de Marie-Béatrice Umutesi dans Fuir ou mourir au Zaïre. Le vécu d’une réfugiée rwandaise. Dans sa version finale, le rapport Mapping évoque la possibilité qu’un génocide ait été commis en RDC :

« Plusieurs incidents répertoriés dans ce rapport, s’ils sont enquêtés et prouvés devant un tribunal compétent, révèlent des circonstances et des faits à partir desquels un tribunal pourrait tirer des inférences de l’intention de détruire en partie le groupe ethnique hutu en RDC, s’ils sont établis hors de tout doute raisonnable. L’ampleur des crimes et le nombre important de victimes, probablement plusieurs dizaines de milliers, toutes nationalités confondues, sont démontrés par les nombreux incidents répertoriés dans le rapport (104 incidents). L’usage extensif d’armes blanches (principalement des marteaux) et l’apparente nature systématique des massacres de survivants après la prise des camps pourrait indiquer que les nombreux décès ne sont pas imputables aux aléas de la guerre ou assimilables à des dommages collatéraux. Parmi les victimes, il y avait une majorité d’enfants, de femmes, de personnes âgées et de malades, souvent sous-alimentés, qui ne posaient aucun risque pour les forces attaquantes. De nombreuses atteintes graves à l’intégrité physique ou mentale de membres du groupe ont été également commises, avec un nombre très élevé de Hutus blessés par balle, violés, brûlés ou battus. Si elle est prouvée, la nature des attaques contre les Hutus, qui ont été répertoriées, apparaît comme systématique, méthodique et préméditée […]. Ainsi les attaques qui apparaissent systématiques et généralisées telles que décrites dans le présent rapport révèlent plusieurs éléments accablants qui, s’ils sont prouvés devant un tribunal compétent, pourraient être qualifiés de crimes de génocide. »

Cependant, le rapport livre des contre-arguments à la qualification de génocide ; il avance des preuves que l’« intention de détruire » la population hutue parce que hutue n’était pas radicale. Ainsi sont notées les importantes activités de rapatriement au Rwanda à partir de la RDC.

De mon point de vue, selon le rapport Mapping, en 1997, plusieurs épisodes de violence contre les Rwandais hutus pourraient être qualifiés de génocide. La logique de destruction d’un groupe est l’une des caractéristiques des génocides. De fait, cette logique de destruction exista, au Zaïre, il me semble, en 1997, après la phase de rapatriement. Durant la poursuite des réfugiés hutus à l’intérieur du Zaïre, la stratégie dominante de l’Armée patriotique rwandaise et de ses alliés fut une logique de massacre. Donc, après le rapatriement de 1996, soit durant plusieurs mois en 1997, il est pensable qu’au Zaïre, il s’agisse d’un cas de génocide.

Que la qualification de génocide soit appropriée ou non, un nombre très important de Rwandais furent tués en 1997. Cependant, aucun processus judiciaire n’a été initié et les violences contre des Rwandais au Zaïre demeurent exclues de toute commémoration officielle au Rwanda, du moins à ma connaissance.

La violence contre-insurrectionnelle au Rwanda en 1996 et 1998

Il y eut aussi, principalement en 1997 et 1998, les violences contre-insurrectionnelles que les forces gouvernementales ont commises dans le Nord-Ouest du Rwanda. En effet, à la suite du rapatriement des réfugiés rwandais, une insurrection contre l’État dirigé par le FPR prit de l’ampleur. La campagne contre-insurrectionnelle entraîna des disparitions, des meurtres, des déplacements de population et d’autres formes de violences et d’intimidation. Les insurgés tuèrent eux aussi des civils mais les forces gouvernementales ont été responsables de la plus grande partie des crimes.

Répression générale et assassinats politiques au Rwanda depuis 2000

Enfin, il faut considérer la violence généralisée et la répression que le FPR a instaurée depuis qu’il a pris le pouvoir. Cette violence a pour objectif principal l’intimidation de l’opposition. Des acteurs politiques, des personnalités de la société civile ont été assassinés ou ont disparu, tant au Rwanda qu’à l’extérieur du Rwanda. On ne peut en évaluer le nombre. Cependant, les grandes organisations de défense des droits humains, telles Amnesty International ou Human Rights Watch, ont publié des rapports sur le caractère autoritaire et répressif de l’État depuis les années 1995.

Pourquoi procéder à ces décomptes macabres ? Le point principal est que le génocide commis en 1994 contre les Tutsis par des autorités hutues ne fut pas l’unique épisode de violence systématique et à grande échelle dirigée contre des civils, ni en 1994 ni durant les années 1990. Mais il reste d’importantes lacunes dans les connaissances concernant ces épisodes. Les documents sont dispersés en grande partie faute de procès publics ou d’autres modes d’enquête ; quant à la recherche universitaire sur ce sujet, elle n’est pas abondante.

Cependant, nous en savons assez pour affirmer qu’il y eut une terrible violence de masse. Cette violence fut une expérience majeure pour ses victimes et leurs familles, une expérience qui devrait être reconnue et mémorialisée. Tout travail de recherche sur l’histoire de la violence au Rwanda est incomplet s’il s’en tient au seul génocide contre les Tutsis, comme c’est maintenant l’usage.

Les Rwandais savent, je l’ai expérimenté. Ils n’oublient pas. Si certains d’entre eux en rencontrent d’autres qui ont perdu des membres de leur famille en 1994, au milieu ou à la fin des années 1990, ils savent tous très bien ce qui s’est passé. Ils savent aussi que si le FPR a commis des crimes, ils ne peuvent en parler ouvertement dans leur pays. Mais nous, en tant qu’étrangers, nous devons prendre la responsabilité d’en parler, de dire de façon responsable et claire ce que tant de Rwandais craignent de dire. En parler de façon responsable et attentive signifie refuser tout discours sensationnaliste, tout discours conspirationniste, et ne pas recourir à un langage qui pourrait être utilisé par des négationnistes.

Notre tâche, je le crois, n’est pas de renverser ce que nous avons appris sur le génocide de 1994, mais plutôt d’y ajouter les autres expériences de violence afin d’écrire une histoire plus équilibrée et détaillée des violences de masse qui eurent lieu durant les années 1990.

Notes :

[1] LVSL publie une version légèrement remaniée d’un texte de Scott Straus initialement publié sous le titre « Écrire l’histoire des violences durant les années 1990 au Rwanda », tiré de l’ouvrage collectif : Violences extrêmes. Enquêter, secourir, juger. République démocratique du Congo, Rwanda, Syrie, Laëtitia Atlani-Duault, Jean-Hervé Bradol, Marc Le Pape et Claudine Vidal (dir.), Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2021. Le texte de Straus a été traduit de l’anglais par Marc Le Pape et Claudine Vidal. LVSL remercie l’auteur, les directeurs et l’éditeur de l’ouvrage de nous avoir autorisé à le publier.

[2] Ainsi les critiques de la politique étatique que j’ai émises ont-elles incité des officiels rwandais à me qualifier (ainsi que d’autres collègues) de chercheur étranger négationniste. Je ne nie pas, et je n’ai jamais nié qu’un génocide a été perpétré au Rwanda en 1994. Je rappelle que mon livre principal sur le génocide, The Order of Genocide: Race, Power and War in Rwanda, utilise le terme « génocide » dans le titre et que son objectif est de chercher à en expliquer les dynamiques de mobilisation et de perpétration.

[3] Les rapports concernant les droits de l’homme datant d’avant 1994 donnent quelques rares informations sur les crimes du FPR à cette époque. Cette rareté tient au fait que le FPR a interdit des zones d’enquête aux investigateurs. Voir par exemple le rapport publié en 1993 par la Fédération internationale des ligues des droits de l’Homme, « Rapport de la Commission internationale d’enquête sur les violations des droits de l’homme au Rwanda depuis le 1er octobre 1990 (7-21 janvier 1993) ».

[4] Robert Gersony, à la demande du Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés, mena une enquête au Rwanda (dans 41 communes sur 145) et à l’extérieur, dans les camps de réfugiés. Le but était de prévoir un retour rapide des réfugiés. Le rapport ne fut pas publié et demeura confidentiel. Cependant, A. Des Forges put en prendre connaissance.

[5] Interahamwe signifie « ceux qui travaillent ensemble ». C’était le nom donné à l’organisation des jeunesses du Mouvement révolutionnaire national pour le développement (MRND), parti unique jusqu’en 1991. Elle devint rapidement une milice organisée et entraînée qui pratiqua l’intimidation politique de façon de plus en plus violente. Durant le génocide, le terme désigna toutes les bandes qui participèrent au massacre des Tutsis.

[6] Kisangani Emizet, « The massacre of refugees in Congo: A case of UN peacekeeping failure and international law », Journal of Modern African Studies, vol. 38, n° 2, pp. 163-202, 2000.

[7] Filip Reyntjens, « Waging (Civil) war abroad: Rwanda and the DRC », dans S. Straus et L. Waldorf (dir.), Remaking Rwanda. State Building and Human Rights after Mass Violence, Madison [WI], University of Wisconsin Press, pp. 132-151, 2011.

Rwanda : déstabiliser le Congo pour mieux le piller

À gauche : Paul Kagame, chef du Front patriotique rwandais et président du Rwanda (2000-). À droite : Laurent-Désiré Kabila, ancien président de la République démocratique du Congo (1997-2001). © Aymeric Chouquet.

Le Rwanda est souvent affiché comme un modèle de développement pour l’Afrique, mais sa face sombre est moins connue. Le régime de Paul Kagamé a mis fin au génocide des Tutsis en vainquant le gouvernement rwandais et les extrémistes hutus durant la guerre civile de 1994. Deux ans plus tard, l’armée de Paul Kagamé envahit l’Est de la République démocratique du Congo (RDC) et y exporte le conflit. L’armée rwandaise, appuyée par ses supplétifs congolais, a commis des crimes de masse et a pillé les riches mines de la région, contribuant au décollage économique du Rwanda et à la déstabilisation, jusqu’aujourd’hui, des Kivus. Retour sur l’histoire des guerres du Congo par Bienvenu Matumo et Stewart Muhindo.

Lors de son dernier séjour à Paris en mai 2021, le président rwandais Paul Kagamé fut interrogé par France 24 sur les déclarations du docteur congolais et prix Nobel de la paix 2018 Denis Mukwege, auditionné à l’Assemblée nationale française quelques jours plus tôt. Le Dr Mukwege plaide pour une meilleure reconnaissance des crimes de masse commis en RDC et pour la création d’un tribunal pénal international visant à établir les responsabilités pénales de leurs auteurs.

Le Rwanda, un modèle ?

Devant les journalistes français, Paul Kagamé accuse le prix Nobel d’être « un outil des forces qu’on n’aperçoit pas » et affirme qu’« il n’y a pas eu de crimes » dans l’Est de la RDC. L’agacement affiché par le président rwandais montre à quel point la démarche de reconnaissance et de justice pour les victimes des crimes graves commis en RDC dérange dans son pays. L’élite politico-militaire rwandaise, et en premier lieu le chef de l’État, n’est pourtant pas étrangère aux désastres sécuritaires et économiques que connaît la région depuis 1996.

Le régime de Kagamé est régulièrement affiché par les médias internationaux comme un modèle pour l’Afrique en termes de développement, d’égalité femmes/hommes, d’innovation technologique ou de protection de l’environnement. Il symboliserait l’« afro-optimisme », cet espoir de développement pour le continent. Mais ces succès ne peuvent occulter la face sombre de ce régime : celui-ci tire pleinement profit de la déliquescence de l’État congolais et de l’état de guerre permanente qui frappe l’Est de la RDC depuis vingt-cinq ans.

La communauté internationale, se reprochant son inaction lors du génocide des Tutsis du Rwanda en 1994, a toujours traité Paul Kagamé avec beaucoup d’égards. Celui-ci en tire un soutien diplomatique et des financements internationaux, malgré l’exploitation illégale des richissimes mines du Kivu et les crimes que commettent ses troupes dans cette région, qui ne sont que rarement dénoncés dans la presse. Cette immunité politique et diplomatique ne doit pourtant pas l’exonérer de la responsabilité des crimes commis par ses forces. Elle est une entrave à la pacification de la région des Grands Lacs.

Le droit à la justice des millions de citoyens congolais et de réfugiés rwandais, déplacés et massacrés depuis 1996, peine à être reconnu. L’accès à ce droit devrait pourtant leur être facilité après la publication du rapport Duclert et du rapport Muse, reconnaissant le rôle de la France dans le génocide des Tutsis au Rwanda. Ces deux événements sont intimement liés : la guerre civile rwandaise et le génocide des Tutsis sont le point de départ des conflits qui frappent encore aujourd’hui l’Est de la RDC. Fermer les yeux sur ces pillages et ces crimes revient à consacrer l’impunité de leurs auteurs et accepter leur perpétuation. Seule la justice transitionnelle peut aboutir à la réconciliation et au retour de la paix dans la région.

Lire l’article de Frédéric Thomas « Rwanda 1994 : dernière défaite impériale de la France ? » et notre entretien avec François Graner « Rwanda : le rapport Duclert enterre-t-il le dossier ? »

1996, le conflit rwandais s’exporte en RDC

En 1994, la guerre civile rwandaise, le génocide des Tutsis et le déplacement des populations hutu rwandaises vers la RDC conduit à l’exportation du conflit vers le pays voisin. L’épicentre du conflit se déporte alors vers le Nord-Kivu et le Sud-Kivu voisins. Après le génocide et la victoire du Front patriotique rwandais (FPR) – parti politique constitué par les Tutsis réfugiés en Ouganda à la suite de plusieurs vagues de persécutions par le pouvoir hutu depuis 1959 –, plus d’un million de Hutus fuient vers l’Est de la RDC. Il s’agit de civils tous âges confondus qui craignent des représailles de la part du FPR ou de civils tutsis, mais aussi des cadres de l’organisation génocidaire : d’anciens militaires des Forces armées rwandaises (FAR), des gendarmes et des miliciens Interahamwe.

Incursions du FPR au Kivu durant la première guerre du Congo (1996-1997) © Keïsha Corantin

Ces différentes forces prennent rapidement le contrôle des camps de réfugiés situés à proximité des villes de Goma et de Bukavu pour se réorganiser dans le but de ré-envahir le Rwanda, renverser le FPR et « finir le travail », c’est-à-dire exterminer les survivants Tutsis. Profitant de la déliquescence de l’État congolais et de l’isolement diplomatique du président Mobutu Sese Seko, lâché par les États-Unis, les autorités rwandaises décident, en novembre 1996, d’envahir l’Est de la RDC pour neutraliser les anciens militaires rwandais et les miliciens Interahamwe. C’est le début de la première guerre du Congo.

La première guerre du Congo fut menée pendant six mois par l’Alliance des forces démocratiques pour la libération du Congo (AFDL) dirigée par Laurent-Désiré Kabila, opposant historique à Mobutu. L’AFDL est largement soutenue par le FPR – lequel a demandé à plusieurs reprises, en vain, au gouvernement congolais de renvoyer les réfugiés rwandais au pays pour juger les criminels –, mais aussi par le Burundi et l’Ouganda, chacun ayant ses propres intérêts sécuritaires et économiques. Ces opérations, visant à neutraliser les extrémistes hutus, aboutissent à des massacres de Rwandais, Congolais et Burundais innocents, soupçonnés, sur la simple base de leur appartenance ethnique, de soutenir les extrémistes. Non contente de rapatrier de force au Rwanda plusieurs centaines de milliers de Rwandais hutus et de pourchasser les fuyards jusqu’au cœur de la forêt congolaise, la coalition composée par l’AFDL, le FPR et leurs alliés prennent Kinshasa, renversent un Mobutu malade et placent Laurent-Désiré Kabila à la tête de l’État.

En réalité, de nombreux cadres de l’AFDL étaient des membres du FPR. Au point que, après la chute de Mobutu de nombreux civils rwandais intègrent les hautes sphères du pouvoir politique à Kinshasa tandis que l’armée congolaise passe sous le contrôle du général rwandais James Kabarebe, devenu chef d’état-major. Mais Laurent-Désiré Kabila, qui s’était appuyé sur le FPR pour arriver au pouvoir, se retourne subitement contre lui en juillet 1998, en relevant Kabarebe de ses fonctions et en expulsant les militaires rwandais.

La deuxième guerre du Congo

La réaction rwandaise ne se fait pas attendre : dès août 1998, le FPR s’associe aux rebelles du Rassemblement congolais pour la démocratie (RCD), envahit une nouvelle fois la RDC et prend le contrôle de nombreuses villes du Kivu, de la province orientale et du Nord-Katanga. L’armée rwandaise en profite pour organiser le pillage des mines, tandis que les crimes commis contre les populations congolaises se multiplient. Le 24 août, en représailles après une embuscade, le FPR et le RCD massacrent plus d’un millier de personnes à Mwanga, dans le Sud-Kivu, et commettent des exactions particulièrement sordides : viols et mutilations des parties génitales, jet d’enfants et de bébés dans des latrines. Ces crimes n’ont pas cessé après le retrait des forces rwandaises et la fin de la deuxième guerre du Congo, en 2003.

Les massacres commis par les le FPR et l’AFDL ont pris une proportion telle que certains observateurs ainsi que le rapport Mapping, publié par le Haut-commissariat des Nations unies aux droits de l’homme en 2010, ont pu évoquer l’hypothèse d’un génocide commis contre les hutus rwandais et congolais [1].

L’hypothèse d’un second génocide perpétré par le FPR contre les Hutus réfugiés en RDC est écartée par la communauté des chercheurs. Il n’en reste pas moins que des massacres à grande échelle et des tortures particulièrement cruelles ont été perpétrés par le FPR et l’AFDL. De nombreux crimes de guerre et de crimes contre l’humanité ont été commis. Le rapport Mapping relate des cas de massacres au marteau, d’enrôlements massifs et forcés d’enfants soldats, d’incendie de villages, de viols ou de mutilations. Les victimes sont rwandaises et congolaises.

Aujourd’hui, des chercheurs tels que Roland Pourtier ou Gérard Prunier, estiment qu’il y a eu entre 3 et 5 millions de morts en RDC durant la période 1996-2003, soit lors des deux guerres du Congo. Il est nécessaire de rappeler qu’un génocide se définit comme la destruction systématique de tout ou partie d’un peuple. Le critère est donc qualitatif, et non quantitatif. Un nombre de morts, aussi élevé soit-il, ne suffit pas à qualifier des crimes de génocide. D’autre part, la majorité des morts durant ces deux guerres n’ont pas été tué lors de combats ou de massacres, mais sont morts de privations et de maladie, dues aux désordres engendrés par les conflits. Enfin, le gouvernement rwandais a réalisé plusieurs rapatriements de Hutus réfugiés en RDC. Mais ceux qui ont fui vers la forêt ont été pourchassés et massacrés de manière systématique.

Les chiffres sur les morts ont fait l’objet de vives polémiques, car ils sont un fort enjeu politique. L’Est du Congo est une région montagneuse et forestière, où il y a très peu d’infrastructures, il est donc particulièrement difficile d’avancer un nombre de morts des suites du conflit, d’autant plus que les enquêtes disponibles ont été réalisées plusieurs années après. Il n’existe que des estimations : l’ONG américaine International Rescue Committee (IRC) a avancé le chiffre de 4 millions de morts, repris notamment par Pourtier [2]. C’est en surfant sur cette polémique que Paul Kagamé peut nier les crimes de son armée sur le sol congolais.

Si le rapport Mapping, publié en 2010, s’est limité à documenter et à tenter de qualifier les crimes commis avant 2003, c’est en raison de l’espoir de paix suscité cette année-là. En effet, après avoir signé un accord de retrait des troupes rwandaises (le 30 juillet 2002, à Pretoria) et des troupes Ougandaises (le 6 septembre 2002, à Luanda), les autorités Congolaises signent avec les rébellions Congolaises l’« Accord global et inclusif de Pretoria », le 17 décembre 2002, ratifié par toutes les parties prenantes le 1er avril 2003.

Après la deuxième guerre du Congo, la déstabilisation perdure

La mise en place officielle, le 30 juin 2003, des institutions de transition regroupant tous les belligérants devait signer la fin des hostilités et le lancement du processus de démocratisation. Ce processus a abouti à l’adoption d’une nouvelle constitution et à l’organisation d’élections générales en 2006. Les différents groupes armés rebelles, comme le RCD et le MLC, se constituent alors en partis politiques et leurs troupes sont intégrées aux forces armées congolaises, ce qui fut une réussite relative du processus de démocratisation. Les incursions rwandaises directes ou par milices interposées n’ont pas cessé pour autant.

Que ce soit en soutien au Congrès national pour la défense du peuple (CNDP) du chef de guerre Laurent Nkunda en 2008 ou au Mouvement du 23 mars (M23) en 2012, le Rwanda a continué d’apporter un appui de taille à des mouvements rebelles qui déstabilisent la RDC et y commettent des crimes contre la population [3]. Alors que le gouvernement rwandais s’était engagé à Nairobi le 9 novembre 2007 à « prendre toutes les mesures nécessaires pour sécuriser sa frontière, empêcher l’entrée ou la sortie de membres de tout groupe armé et empêcher que toute forme de soutien – militaire, matériel ou humain – soit fourni à aucun groupe armé en RDC [4] », il a activement participé au recrutement de soldats – dont des enfants – à la fourniture de matériel militaire et a envoyé des officiers et des unités des Forces de défense rwandaises (RDF) en RDC, selon un rapport du Groupe d’experts des Nations unies sur la RDC et un rapport d’Human Rights Watch [5].

Malgré le départ du président Joseph Kabila et le réchauffement diplomatique entre le Rwanda et la RDC sous la houlette du président Félix Tshisekedi, les incursions illégales de l’armée Rwandaise sur le sol Congolais se poursuivent. Dans son rapport publié en février 2021, le Kivu Security Tracker (KST) [6] souligne que l’ingérence des puissances régionales dans l’Est du Congo s’est accrue ces dernières années, « en particulier dans des zones sensibles telles que les Hauts Plateaux du Sud-Kivu [7] ». Le groupe d’experts des Nations unies chargé de veiller au respect de l’embargo sur les armes en RDC fait le même constat : dans son rapport publié en 2020, il prouve la présence active de l’armée Rwandaise dans les territoires de Nyiragongo, Masisi et Rutshuru (province du Nord-Kivu) entre fin 2019 et octobre 2020, malgré les dénégations de Kagame [8].

Le pillage des mines congolaises

Le Rwanda et toutes les autres parties prenantes aux conflits armés qui secouent la RDC depuis trois décennies ont toujours évoqué des considérations politiques, ethniques et surtout sécuritaires pour justifier les interventions militaires répétées et le soutien aux milices locales. Pourtant, l’Est de la RDC est une des régions minières les plus riches du monde, on y trouve notamment d’immenses réserves de coltan, mais aussi de l’or et d’autres métaux précieux ou des terres rares, utilisées dans les technologies numériques.

Lire notre entretien avec Guillaume Pitron : « L’espace et la mer, nouveaux horizons de la guerre des métaux rares ? »

Si, durant la première guerre du Congo (1996-1997), on ne note pas de pillage des ressources minières par le Rwanda – celui-ci poursuivant essentiellement un objectif sécuritaire –, il n’en est pas de même lors de la deuxième guerre (1998-2003). En effet, on observe depuis 1998 trois activités illégales pratiquées par le Rwanda sur le territoire congolais : le pillage systématique des mines, l’exploitation minière directe et l’imposition de taxes sur les activités minières. Selon le chercheur Pierre Jacquemot, « pour les nouveaux potentats, la persistance de l’insécurité devint le moyen principal d’enrichissement » et ces guerres furent « le début de la mainmise des lobbies militaro-commerciaux rwandais et ougandais sur les ressources naturelles des zones qu’ils contrôlaient [9]. »

Qu’il s’agisse de minerais, de produits agricoles et forestiers, de l’argent ou du bétail, les militaires rwandais et leurs alliés ont organisé, coordonné, encouragé et mené des activités de pillage systématique dans les zones sous leur contrôle en RDC. Par exemple, dans le secteur minier, l’armée rwandaise et ses alliés ont, en 1998, pillé un stock de sept ans de coltan appartenant à la Société minière et industrielle du Kivu (Sominki). Il a fallu près d’un mois aux rwandais pour transporter le précieux minerais jusqu’à Kigali !

Autre exemple, dans le secteur financier : les mêmes protagonistes ont attaqué les banques locales, pillé et emporté l’argent. En 1999, l’équivalent de 1 à 8 millions de dollars ont été volés à la banque de Kisangani, amené sous escorte militaire à l’Hôtel Palma Beach de la même ville avant d’être acheminé par avion à Kigali, en passant par Goma.

Au-delà des pillages, l’armée rwandaise s’est livrée à l’exploitation directe des ressources minières sur le territoire Congolais qu’elle contrôlait. L’extraction des ressources naturelles était tellement intense que le Rwanda importait de la main-d’œuvre : il utilisait des prisonniers rwandais pour extraire le coltan et, en contrepartie, leur octroyait une réduction de peine ou un versement. En mars 2001, ils étaient plus de 1 500 prisonniers rwandais à extraire le coltan à Numbi (territoire de Kalehe) sous la surveillance des forces rwandaises. L’importance de la main-d’œuvre employée donne une idée de la quantité de minerai extrait et volé. L’enquête de l’ONU a également prouvé que Rwanda Metals, tenue par le FPR, et parmi d’autres entreprises publiques ou proches du gouvernement rwandais, a exploité le coltan en RDC [10].

Les statistiques officielles de l’État rwandais mènent aux mêmes conclusions. Le Rwanda produisait 54 tonnes de coltan en 1995, soit avant les incursions de son armée. En 1999, la production passe à… 224 tonnes [11]. Même chose pour la cassitérite : la production passe de 247 tonnes en 1995 à 437 tonnes en 2000. Cette tendance s’observe aussi dans les exportations rwandaises de diamant. Elles passent de 13 000 carats (d’une valeur de 720 000 dollars) en 1997 à 30 500 carats (d’une valeur de 1,8 millions de dollars) en 2000 [12]. Ceci alors que le Rwanda ne possède pas de gisements significatifs de ces minerais [13].

Cette exploitation illégale s’est poursuivie même après le retrait officiel des troupes rwandaises en 2003. En plus de l’extraction illégale par les groupes armés soutenus par le Rwanda, notamment le CNDP et le M23, un réseau de contrebande de minerais congolais a proliféré au profit du Rwanda et au mépris du devoir de diligence et de traçabilité imposés par la loi Dodd Frank américaine, la Conférence internationale sur la région des Grands Lacs (CIRGL), l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) et l’Union européenne. L’agence écofin signale même que « le Rwanda est devenu entre 2013 et 2014 le premier exportateur mondial de coltan [14] ». Ces exportations, à quoi s’ajoute la perception de taxes et impôts transitant via les rebelles du RCD-Goma, ont fortement contribué à l’essor économique du pays.

Le régime de Paul Kagamé a su adapter sa politique étrangère et sa stratégie d’exploitation du Congo oriental face à ses homologues successifs, de Laurent-Désiré Kabila à Félix Tshisekedi, en passant par Joseph Kabila. En témoignent les accords signés en juin 2021 sur l’or. Kagamé a su profiter de la volonté du président Tshisekedi de renouer des relations avec lui pour « réguler » ce secteur… et aboutir à ce que l’or congolais soit transformé dans une fonderie rwandaise. Ainsi, la prédation pourra perdurer légalement.

Notes :

[1] Le rapport Mapping est un projet du Haut-commissariat de Nations unies aux droits de l’Homme qui a mobilisé plus d’une vingtaine d’enquêteurs indépendants. Pendant presque un an, ils ont recensé par ordre chronologique et par province 617 « incidents » : des crimes de guerre, des crimes contre l’humanité et de « possibles » crimes de génocide commis en RDC entre 1993 et 2003.  

[2] Roland Pourtier, « Le Kivu dans la guerre : acteurs et enjeux », EchoGéo, Sur le Vif, 2009.

[3] « République démocratique du Congo. Crise dans le Nord-Kivu », Amnesty International, 21 novembre 2008.

[4] « Communiqué conjoint du Gouvernement de la République Démocratique du Congo et du Gouvernement du Rwanda sur une approche commune pour mettre fin à la menace pour la paix et la stabilité́ des deux pays et de la région des Grands Lacs », 9 novembre 2007.

[5] « RD Congo : Les rebelles du M23 commettent des crimes de guerre », Human Rights Watch, 10 septembre 2012.

[6] Projet mis en place par le Groupe d’étude sur le Congo (GEC), un centre de recherche de l’université de New York, et Human Rights Watch (HRW).

[7] « La cartographie des groupes armés dans l’Est du Congo », Baromètre Sécuritaire du Kivu, février 2021.

[8] « Rapport de mi-mandat du Groupe d’experts conformément au paragraphe 4 de la résolution 2528 (2020) », 23 décembre 2020.

[9] Pierre Jacquemot, « Ressources minérales, armes et violences dans les Kivus (RDC) », Hérodote, vol. 134, n° 3, 2009, pp. 38-62.

[10] Rapport du Groupe d’experts sur l’exploitation illégale des ressources naturelles et autres richesses de la République Démocratique du Congo, 2001.

[11] Rwanda Official Statistics, cité dans le « Rapport du Groupe d’experts sur l’exploitation illégale des ressources naturelles et autres richesses de la République Démocratique du Congo », 12 avril 2001.

[12] Conseil supérieur du diamant, cité dans le « Rapport du Groupe d’experts sur l’exploitation illégale des ressources naturelles et autres richesses de la République Démocratique du Congo », 12 avril 2001.

[13] Pierre Jacquemot, « Le Rwanda et la République démocratique du Congo. David et Goliath dans les Grands Lacs », Revue internationale et stratégique, vol. 95, n° 3, 2014, pp. 32-42.

[14] Louis-Nino Kansoun, « Le coltan, pour le meilleur et pour le pire », Agence Ecofin, 15 décembre 2017.

Ira-t-on sans discussion vers de nouvelles guerres ?

La menace d’un conflit majeur devient chaque jour plus tangible. Qu’il s’agisse de l’océan pacifique, de l’Europe de l’Est ou du Moyen-Orient, les points chauds se multiplient, tout comme les déclarations martiales des principales puissances. Bien des guerres ont été menées au nom de causes généreuses – défense de minorités nationales, sauvegarde de la démocratie, ou nécessité de stopper un tyran brutal. Mais au cours du siècle passé des figures intellectuelles et des forces politiques venaient questionner ces motifs, critiquant la marche vers la guerre et ses conséquences funestes. Notre époque est au contraire marquée par un surprenant désintérêt pour la question. Au-delà de quelques spécialistes et des décideurs politico-économiques, les conflits proches ou lointains sont presque totalement absents du débat public. L’anomie qui prévaut pourrait pourtant avoir des effets catastrophiques sur nos sociétés en les entraînant dans une spirale incontrôlable. Quelles en sont les causes ?

Mobiliser pour la guerre

Disons-le d’emblée : dans les démocraties libérales, et singulièrement dans le cas français, les positions de l’intelligentsia médiatique reflètent peu ou prou la ligne générale de la diplomatie nationale. Dans une séquence marquée par l’escalade des tensions entre la Chine et les pays occidentaux rangés derrière les États-Unis, pas un jour ne se passe sans que les principaux quotidiens dénoncent les crimes du régime chinois. De la persécution des minorités à l’influence pernicieuse dans l’université française en passant par les nouvelles technologies, chaque sujet est traité de manière à conduire à une évidence martelée à longueur d’éditorial : il faut briser la Chine. Il en va de même pour la Russie, dont les menées guerrières et les pratiques illibérales occupent une place croissante dans le traitement de l’actualité internationale. Les interventions désastreuses en Afghanistan puis en Libye une décennie plus tard ont été faites avec le soutien de l’immense majorité de l’opinion publique des pays participants, opinion mobilisée et électrisée par un traitement médiatique intense et unilatéral portant sur l’urgence d’une action militaire.

Il est hors de question de nier la réalité et l’ampleur de la plupart des crimes dénoncés. Mais la différence de traitement flagrante dont pâtissent les sujets internationaux devrait interpeler toute personne soucieuse de la liberté de la presse. Pensons à l’Égypte, partenaire économique important, dont le président-maréchal Abdel Fattah al-Sissi est pourtant responsable du massacre de milliers d’opposants et de la généralisation de la torture. Ou au cas de l’Arabie Saoudite. Ni l’assassinat sordide du journaliste Jamal Khashoggi, ni l’implication directe dans l’interminable guerre yéménite, ni le cadre légal proche de celui de l’État islamique n’empêchent Emmanuel Macron de visiter ce pays client de l’industrie militaire tricolore. Le général émirati Ahmed Naser Al-Raisi était par ailleurs nommé fin novembre à la tête d’Interpol, institution dont le siège est situé à Lyon. L’homme est pourtant accusé d’employer la torture, y compris contre des critiques du régime. Plus proche de nous, un membre de l’Otan comme la Turquie d’Erdogan peut enfermer des milliers d’opposants politiques et raser des quartiers de villes entiers dans les régions kurdes sans être mis au ban des nations. Aucun édito n’appelle à intervenir militairement pour restaurer la démocratie dans ces pays. Les intérêts économiques et géostratégiques prévalent sur les droits humains.

Démobiliser pour la paix

Dans l’histoire contemporaine, l’échec de l’immense mobilisation contre la guerre d’Irak en 2003 a constitué un tournant dans les mobilisations anti-guerre. Les intérêts économiques américains derrière l’intervention de la coalition étaient connus du grand public et le refus français d’y participer avait permis de débattre du bien-fondé des actions envisagées. Aujourd’hui, l’Irak vient s’ajouter à la trop longue liste de pays dévastés par la guerre, terrains de jeu de factions rivales liées aux intérêts étrangers proches ou lointains. La fiole agitée par Colin Powell pour justifier de l’existence d’armes de destruction massives aux mains de Saddam Hussein est devenue le symbole des prétextes mensongers aux guerres d’agression impérialistes. Ces « fake news » d’État, aux conséquences bien plus tragiques que celles propagées par des particuliers et « débunkées » dans les médias, sont une constante historique. Souvenons-nous de l’affaire des « couveuses » au Koweït ayant permis de faire admettre au grand public le bien-fondé de la Guerre du Golfe de 1991. En 1964 déjà, les incidents du golfe du Tonkin servaient de prétexte au président des États-Unis pour intervenir au Vietnam. Des millions de morts plus tard, ces « fake news » sont reconnues comme telles, mais le mal est fait. Il serait illusoire de croire que de telles pratiques n’ont plus court : les accusations d’ingérence russe dans la victoire de Donald Trump ou dans le mouvement des Gilets Jaunes en constituent autant d’exemples plus récents.

La passivité complice croissante de la société civile de démocraties libérales responsables de tant d’interventions militaires s’explique en partie par l’incompréhension des enjeux, notamment dans le cadre de conflits considérés comme lointains. Mais le poids des relais médiatiques de la parole officielle est également considérable. Il n’y a pas besoin d’imaginer d’obscures conspirations tirant les fils en coulisses : le manque de culture politique de la majeure partie du personnel des principaux médias, la précarité du métier et l’existence d’impératifs d’immédiateté produisent une information médiocre, relayant sans nuances les positions de la classe dominante. Ainsi, des intellectuels de plateaux télé au pedigree discutable peuvent jouer les va-t’en guerre au nom de grands principes sans rencontrer de contradiction sérieuse. Le message est passé : approuvez les opérations ou désintéressez-vous en. Dans un régime aussi présidentialisé que la France, l’espace démocratique pour discuter de la politique internationale du pays est de toute façon réduit à sa plus simple expression. On ne transige pas avec le pouvoir discrétionnaire du prince en ses domaines régaliens.

Mourir pour Donetsk ou pour Taipei

Dans une diplomatie qui n’en est plus à une contradiction près, notons le poids de conceptions anachroniques héritées de la Guerre froide. La logique de blocs, de superpuissances, correspond peu à un monde de plus en plus multipolaire. Elle est pourtant employée et appliquée au forceps pour faire entrer chaque pays dans un camp supposé. Le dernier Sommet pour la démocratie à l’initiative du président des États-Unis est dans la droite ligne des dernières rencontres de l’Otan ou du G7. Joe Biden y avait convié la RDC ou le Brésil mais non la Tunisie ou la Hongrie, déclenchant une polémique sur la sélection des invités. Rappelons que l’Indice de liberté économique créé par l’Heritage Foundation et le Wall Street Journal propose un classement conforme à la doxa libérale selon laquelle la dérégulation du marché correspond au niveau de démocratie. La Bolivie ou l’Algérie y figurent en rouge, tandis que les bons élèves incluent le Qatar, Taïwan et le Kazakhstan… In fine, les pays sont triés selon qu’ils fassent partie du camp des démocraties ou de l’axe « illibéral », plus en fonction de leurs affiliations économiques et diplomatiques que selon leur régime réel.

L’objectif affiché des derniers sommets internationaux est d’isoler la Russie (et, à moyen terme, la Chine) dans la perspective d’opérations à la frontière ukrainienne. Les déclarations martiales qui se succèdent sont au diapason de l’accumulation de matériels militaires dans cette zone contestée. Moscou entend annexer de nouveaux territoires et bloquer l’adhésion de l’Ukraine à l’Otan pour reconstituer un glacis à ses portes. Ses adversaires se déclarent prêts à aller au conflit pour sauvegarder l’intégrité d’un territoire ukrainien de plus en plus militarisé. Les populations civiles n’ont plus leur mot à dire : on les somme de se tenir prêtes à mourir pour Donetsk, et demain pour Taipei. Mais certainement pas pour des villes-martyres oubliées telles que Sanaa ou Stepanakert, les principes libéraux restant sujets à la logique de blocs.

L’expansionnisme russe comme la montée en puissance de l’impérialisme chinois sont des phénomènes majeurs de ce début de siècle comme le nationalisme allemand de 1914. Est-ce à dire que leurs cibles sont pour autant des parangons de la démocratie, forteresses de la liberté assiégées ? Voire. Les régimes inquiets des menées russes en Europe de l’Est ont aussi leurs propres penchants chauvins et autoritaires. Dans le Pacifique, rappelons que Taïwan a longtemps été une dictature opprimant sa propre population – tout comme la Corée du Sud d’ailleurs, certes alliée indéfectible du bloc occidental, mais ayant éliminé toute opposition, du massacre de la ligue Bodo aux répressions récentes des mouvements sociaux. Les pays européens eux-mêmes ont connu des restrictions des libertés massives et brutales au cours des dernières décennies, au nom de la lutte contre le terrorisme puis contre la pandémie. Quand des dirigeants de pays autoritaires pointent du doigt la répression dans des nations dites libérales, il faut prendre leur message pour ce qu’il est : un retournement accusatoire calquant les critiques les visant habituellement. L’historiographie occidentale marquée par la Guerre froide tend pourtant à concevoir le monde selon une vision binaire et datée, faisant l’impasse sur l’impact des politiques guerrières occidentales selon la règle du moindre mal. Cette vision continue d’influencer profondément les conceptions des principaux acteurs politiques en mal de récits mobilisateurs.

Dans un monde de plus en plus volatile, une information objective et critique se situe donc sur une ligne de crête. Le traitement de chaque sujet choisi – ou le refus d’évoquer un fait – seront considérés comme un signe d’allégeance à un camp ou à un autre. Il semble pourtant vital de s’extraire de ces schémas binaires conduisant mécaniquement à des simplifications abusives et à des postures caricaturales. Au regard des tensions géopolitiques de notre temps, les médias ont un rôle important à jouer. À eux de décider s’ils accompagneront docilement la marche vers la guerre ou s’ils tenteront au contraire de prendre de la hauteur.

Afghanistan : aux racines de l’hystérie médiatique

© Aymeric Chouquet pour Le Vent Se Lève

Loin d’être salué pour sa détermination à mettre fin à une guerre jugée ingagnable par l’armée américaine elle-même, Joe Biden a essuyé un torrent de critiques d’une rare violence. Arguments fallacieux et techniques manipulatoires déployés par la presse américaine ont souvent été repris – plus ou moins consciemment – en France, empêchant toute prise de recul sur un dénouement pourtant inévitable.

Après vingt ans de conflit, plus de deux cent cinquante mille morts, des centaines de milliers de blessés et de déplacés, la pratique du viol et de la torture systémique, l’emploi de milices et de mercenaires, les massacres de civils, 2 000 milliards de dollars dépensés (trois fois le budget de l’État français et cent fois le PIB de l’Afghanistan), l’OTAN n’a pu empêcher le retour au pouvoir des talibans. En 2001, ils ne contrôlaient qu’une partie du territoire et combattaient le trafic d’opium. Al Qaeda demeurait une organisation obscure, essentiellement localisée dans les montagnes afghanes. Désormais, les talibans sont maîtres de la totalité du pays. Ils produisent 80 % de l’opium mondial – soit 400 millions de dollars de recette annuels – et le terrorisme islamique s’est répandu à travers le monde, jusqu’à devenir endémique aux États-Unis et en Europe. Le terme fiasco n’est probablement pas assez fort pour décrire l’étendue de l’échec occidental.

NDLR : pour une analyse des modalités de l’occupation américaine en Afghanistan, lire sur LVSL l’article d’Ewen Bazin : « L’Afghanistan, paradis des sociétés militaires privées »

Loin d’en tirer la conclusion logique sur la futilité des guerres humanitaires et les efforts pour « exporter la démocratie », la majorité des commentateurs, acteurs politiques et de la presse – en particulier aux États-Unis – semblent en vouloir davantage. Davantage d’interventions en Afghanistan et davantage d’ingérence occidentale de par le monde.

À l’instar de BHL s’exprimant sur BFMTV, ce ballet de pseudo-experts disqualifiés relèverait du registre de l’absurde et du comique si leur argumentaire halluciné ne trouvait un écho positif dans l’opinion américaine et la presse française.

Coupable de s’être opposé à l’avis de ses généraux, du Pentagone, du corps diplomatique et des services de renseignements – qu’on désigne généralement par le terme État profond -, Joe Biden fait face à un barrage médiatique sans réel précédent. Pourtant, depuis les années 2010, le quatrième pouvoir se divise en deux camps épousant plus ou moins fidèlement les positions des deux partis politiques majeurs. D’un côté l’incontournable Fox News, le New York Post et le Wall Street Journal. De l’autre le New York Times, le Washington Post, MSNBC, CNN et les hebdomadaires libéraux. Moins partisanes, mais solidement ancrées au centre, figurent les chaînes nationales (ABC, NBC, CBS), et la presse régionale.

Lorsque Joe Biden avait arraché un compromis au Parti républicain pour faire adopter son plan d’investissement dans les infrastructures du pays, Fox News dénonçait le coût « astronomique » tandis que le New York Times louait « l’incroyable talent de négociateur » de Joe Biden. Sur le dossier afghan, à l’inverse, tous les principaux médias ont fait bloc contre l’occupant de la Maison-Blanche. Fait rarissime, le prestigieux New York Times, le très conservateur National Review et le tabloïd d’extrême droite Washington Times ont tous les trois reproduit la même attaque personnelle contre Joe Biden, l’accusant d’instrumentaliser la mort brutale de son fils aîné pour défendre la fin du conflit afghan.

De manière sidérante et caricaturale, les principaux architectes de cette débâcle militaire et diplomatique, en particulier les cadres de l’administration Bush et les généraux ayant perdu l’Afghanistan sur le terrain, ont été invités à dire tout le mal qu’ils pensaient de la politique de Joe Biden sur les plateaux audiovisuels et les colonnes des grands journaux. Même les anciens conseillers d’Obama se sont acharnés contre son ex-vice-président. Le Washington Post a beau avoir exposé leurs mensonges répétés en publiant les Afghanistan papers, tous ces pompiers-pyromanes ont eu les égards des plus grands médias américains.

À l’instar de Bernard-Henri Lévy (BHL) s’exprimant sur BFMTV, ce ballet de pseudo-experts disqualifiés relèverait du registre de l’absurde et du comique si leur argumentaire halluciné ne trouvait un écho positif dans l’opinion américaine et la presse française. La cote de popularité de Joe Biden décroche pour différentes raisons, mais la couverture résolument négative du retrait de l’Afghanistan a incontestablement fragilisé le président américain le plus progressiste de ces cinquante dernières années.

NDLR : pour une analyse des cent premiers jours de la présidence Biden, lire sur LVSL l’article du même auteur : « Après 100 jours, pourquoi Joe Biden impressionne la presse française »

Analyser pourquoi et comment les médias font bloc pour défendre la poursuite du conflit afghan avec une telle obsession fournit un exemple éloquent de ce qui attend tout chef d’État désireux de s’attaquer au statu quo défendu par l’establishment et aux intérêts du capital – que ce soit en matière de politique étrangère ou économique.

Amnésie journalistique et impensés stratégiques

Dès avril 2021, le New York Times regrette que « Joe Biden ne se soit pas laissé persuader par le Pentagone » de poursuivre le conflit afghan. Dans une série d’articles alimentée par des fuites anonymes, on apprend qu’à peine entré à la Maison-Blanche, Joe Biden a subi de multiples pressions de la part du département de la Défense et de l’armée pour le contraindre à renoncer aux accords de Doha signés par Donald Trump en février 2020. Cet accord, certainement critiquable, avait mis fin aux attaques talibanes contre les troupes de l’OTAN et les civils occidentaux, contre la promesse du départ de l’armée américaine avant le 31 mai 2021. Biden a négocié une extension de trois mois, tout en continuant d’appuyer les forces militaires afghanes depuis les airs.

Mais contrairement à ses deux prédécesseurs, qui avaient été poussés par le même État profond à renier leurs promesses de campagne pour redoubler les efforts militaires en Afghanistan quelques mois à peine après avoir été élu, Joe Biden n’a pas flanché. Il connaissait les ficelles, lui qui avait conseillé Obama contre le déploiement massif de soldats réclamés par le Pentagone en 2009. Cette fois, les efforts répétés des militaires n’auront pas suffi à faire changer d’avis le président tout juste élu, qui faisait face à un dilemme : rompre les accords avec les talibans et redéployer des milliers d’hommes pour faire face à leur offensive, ou mettre fin au conflit.

Une conflit perdu depuis longtemps, comme l’avait démontré le Washington Post en publiant les Afghanistan papers, cette compilation de rapports internes au ministère de la Défense rédigés par le Special Inspector General for Afghanistan Reconstruction (SIGAR). Rendus publics en décembre 2019, ils dressent un bilan catastrophique de l’occupation occidentale. Militairement, l’OTAN brillait par son absence de stratégie, son manque d’objectif clair, son soutien répétés aux crimes commis par ses alliés afghans et son incapacité à déterminer qui étaient ses véritables ennemis.

Financièrement, les sommes gigantesques déversées sur le pays ont surtout servi à enrichir les entreprises occidentales impliquées dans l’effort de guerre et de reconstruction, tout en provoquant un niveau de corruption inouïe au sein du gouvernement afghan, qui s’est rapidement auto-organisé en kleptocratie. Cette corruption ne se limite pas à l’accaparement de l’aide occidentale par les dignitaires locaux, elle a provoqué des pratiques terrifiantes de la part des fonctionnaires, de la police et de l’armée afghane : viols systémiques de femmes et d’enfants, rackets, extorsion, harcèlement, massacres de civils, torture, attaques délibérées de convois occidentaux pour justifier a posteriori la rémunération des seigneurs de guerres… Autant de comportements qui ont fini par pousser une partie de la population dans les bras des talibans, épuisée par les morts et la violence engendrés par l’occupation de l’OTAN.

Mais les informations cruciales de cette nature ont été occultées par la presse, qui s’est découvert une nouvelle passion pour le conflit uniquement après le retrait des troupes américaines. Le 8 juillet, lors d’une conférence de presse qui fera date, Biden est assailli de questions sur l’Afghanistan. Lui qui souhaitait évoquer son plan d’investissement massif dans l’économie américaine se voit contraint de spéculer sur la capacité militaire de l’armée régulière afghane. Dire que le régime en avait pour trois ans au maximum et probablement pas pour plus de six mois, comme l’assurait alors le Pentagone, aurait précipité sa chute.

“On nous a rapporté des histoires terrifiantes, à propos des veuves de l’armée afghane [pro-occidentale]. Elles devaient offrir des faveurs sexuelles pour obtenir leur pensions. Aucun américain n’accepterait pareil traitement.”

Special Inspector General for Afghanistan Reconstruction (SIGAR) – 2017,

Pendant des mois, son administration a pressé les ressortissants occidentaux de quitter le pays, tout en distribuant des visas aux Afghans les plus exposés aux représailles talibanes. Si le traitement des fameux visas fut compliqué par les nombreuses barrières administratives mises en place par l’administration Trump à dessein – une difficulté que Joe Biden n’avait pas anticipée – il demeurait difficile de faire plus vite. À part embarquer de force les civils, au risque de saper davantage le moral des troupes afghanes qui auraient effectivement été réduites à l’état de bouclier humain destiné à gagner du temps, le retrait ne pouvait que se terminer par une situation chaotique.

Puisque le Pentagone était convaincu de la chute inévitable du régime, l’effondrement rapide du gouvernement et la prise de Kaboul sans le moindre coup de feu était rétrospectivement préférable à une longue guerre civile minée par d’innombrables morts, déplacés et atrocités. Pour éviter les nombreux drames qui se sont produits à Kaboul, Joe Biden aurait dû capituler en bonne et due forme dès sa prise de fonction. Mais donner les clefs du pays aux talibans sans combattre aurait été interprété comme une haute trahison et indéfendable face à l’opinion publique. L’unique alternative à l’évacuation tragique à laquelle nous venons d’assister aurait été une reprise des combats – et des morts occidentaux.

À ce titre, l’attentat commis par Daech aux abords de l’aéroport, qui a causé 170 morts dont 13 marines américains et 28 talibans, illustre parfaitement vers quoi le maintien de la présence occidentale aurait débouché. Tout comme la frappe de drone américaine sur une voiture suspectée d’abriter des terroristes, mais qui s’est avérée transporter une famille d’Afghans possédant des visas pour les États-Unis. Ici, le bilan s’élève à 10 morts, 7 enfants, dont 2 de moins de 2 ans.

Un criminel de guerre pour faire le procès du retrait de l’Afghanistan, quoi de plus normal de la part d’un journal dont 93% du lectorat vote démocrate ?

Enfin, il ne faut pas oublier l’exportation de ce conflit en Occident, à travers le terrorisme islamique endémique qu’il facilite et le terrorisme d’extrême droite aux États-Unis qu’il provoque. 750 000 soldats américains ont été déployés en Afghanistan, nombre d’entre eux issus de milieux défavorisés et désormais victimes de syndromes post-traumatiques (PTSD). La semaine dernière, un vétéran a pénétré dans la maison d’une famille de Floride et tué quatre personnes à l’arme semi-automatique, dont une mère et son bébé de trois mois. Il souffrait de troubles psychologiques liés à son déploiement en Afghanistan.

Ce genre de considérations et de critiques n’a pas eu droit de cité dans la presse américaine, qui a produit une couverture médiatique hystérique et univoque en faveur de la poursuite du conflit.

Propagande médiatique et fabrique du consentement

La chute de Kaboul a été immédiatement décrite par les médias américains comme une « débâcle » (CNN), un « fiasco » (MSNBC) et une « humiliation » (Fox News). Certes, les images de talibans posant dans le palais présidentiel avec leurs kalachnikovs et les vidéos tragiques des civils s’accrochant aux avions américains ne favorisaient pas la prise de recul. Mais une fois la situation revenue sous contrôle – 122 300 personnes évacuées en trois semaines, du jamais vu, la presse américaine a continué sa couverture hystérique des événements, avec une volonté de plus en plus apparente de nuire au président Biden.

Par le volume d’abord. Pendant deux semaines, en dépit de la hausse massive de décès liés au variant delta, des multiples catastrophes environnementales et du projet historique de réforme économique débattu au Congrès, le New York Times a fait systématiquement sa Une sur la situation en Afghanistan. La page d’accueil du Times, site d’information le plus consulté du pays et l’un des plus influents du monde occidental, a donné le ton à l’ensemble des médias, qui ont consacré un temps d’antenne impressionnant aux évènements, y compris en France.

Par l’angle ensuite. Puisque trois Américains sur quatre continuent de soutenir le retrait des troupes américaines, les critiques se sont essentiellement portées sur l’exécution de cette décision. Pas pour vanter la logistique qui a permis d’évacuer par les airs un nombre record de réfugiés en une dizaine de jours. Mais pour taxer l’administration Biden d’incompétence. Afin de retourner l’opinion publique contre la Maison-Blanche, les principales techniques déployées pour vendre la guerre en Irak ont été ressuscitées.

En premier lieu, la multiplication d’articles mensongers ou invérifiables, reposants sur des fuites anonymes. La presse a d’abord cherché à faire croire que Biden avait été averti par les agences de renseignement de l’imminence du désastre. Une idée réfutée par le haut commandement militaire (Joint Chief of Staff) et le simple fait que le directeur de la CIA était en déplacement dans les jours qui ont précédé la chute de Kaboul, clairement pas préoccupé par un risque d’effondrement soudain. Ensuite, en alimentant le récit douteux d’une administration Biden totalement dépassée par les évènements, incompétente et paniquée. Toujours à l’aide de « déclarations anonymes » de sources « proches du pouvoir » et souvent directement relayées par les correspondants français à Washington, sans le moindre recul. Enfin, l’enregistrement audio d’une conversation entre Biden et le président afghan fuité à l’agence Reuters – un délit passible d’emprisonnement – devait prouver le manque d’anticipation de la Maison-Blanche. Sous la présidence Trump, des fuites similaires et tout aussi illégales avaient été fréquemment déployées contre le milliardaire pour entraver sa politique étrangère.

À ces pratiques s’ajoute la complicité médiatique, qui débute par la suppression éditoriale de toute opinion contraire au récit dominant.

Selon de nombreux témoignages, les agents audiovisuels qui ont proposé des intervenants favorables au retrait des troupes ont été placés sur liste noire par les chaînes de télévision. Qu’il s’agisse d’élus, des innombrables journalistes et officiers vétérans qui soutiennent le retrait des troupes, ou simplement du reporter du Washington Post à qui l’on doit les Afghanistan papers, pratiquement aucun n’a eu droit de cité sur les plateaux télévisés et les éditoriaux de la presse papier. À la place, une farandole de commentateurs désirant la poursuite de la guerre est venue expliquer en quoi Joe Biden avait bâclé son retrait. Dont les ministres et conseillers emblématiques de W Bush : Condoleezza Rice dans le Washington Post, Karl Rove et Paul Wolfowitz dans le Wall Street Journal, John Bolton sur CNN… Le plus caricatural reste probablement l’éditorial acerbe d’un général afghan, en une du New York Times, intitulé « J’ai commandé des troupes afghanes cette année, nous avons été trahis. » Deux semaines plus tard, il s’est avéré que ce commandant ordonnait à ses troupes de massacrer les civils des régions qu’il abandonnait aux talibans. Un criminel de guerre pour faire le procès de Joe Biden, quoi de plus normal de la part d’un journal dont 93% du lectorat vote démocrate ?

De même, l’ancien ambassadeur de Barack Obama à Kaboul Ryan Crocker, dont les mensonges ont été exposés par les Afghanistan papers, a eu l’honneur des colonnes du Times pour écrire une tribune sobrement intitulée « Pourquoi le manque de patience stratégique de Biden a provoqué un désastre. » Selon lui, Joe Biden aurait dû attendre pour exécuter le retrait, jugeant que le statu quo pouvait être « maintenu indéfiniment et à moindres coûts humain et financiers ». En supposant que la rupture des accords de Doha ne remette pas en cause ce fameux statu quo, on parle de 15 000 morts par an et 300 millions de dollars par jour, comme le rappelle The Economist.

Ce genre d’argumentaire invraisemblable et inhumain a été reproduit ad nauseam par les premiers responsables du fiasco afghan, de Tony Blair à John Bolton en passant par le général David Petraeus. Ce dernier, pourtant passible de condamnation pour haute trahison pour avoir partagé des secrets défense à sa maîtresse lorsqu’il dirigeait la CIA, avant que celle-ci ne s’en serve pour le faire chanter, ne croupit pas en prison comme les lanceurs d’alertes qui ont révélé les crimes de l’armée américaine. Au contraire, il siège au sein du conseil d’administration d’une entreprise liée à l’industrie de l’armement et a pu donner un long interview au New Yorker, hebdomadaire progressiste dans lequel il plaide pour le retour de sa stratégie manquée de « contre-insurrection » qui avait nécessité la mobilisation de 100 000 soldats américains sous Barack Obama.

Où étaient l’indignation lorsque l’OTAN rasait un hôpital ou tuait une famille entière de soixante civils en bombardant un mariage ?

Le message est clair : tant que vous ne remettez pas en cause le complexe militaro-industriel et la vision impérialiste de la politique étrangère, tout vous sera pardonné. Joe Biden, lui, a franchi une ligne rouge. C’est ce qui ressort des conférences de presse, où les questions portent exclusivement sur l’exécution du retrait et les futures interventions militaires, sans jamais interroger la décision d’envahir l’Afghanistan ni les erreurs commises ensuite. Deux questions sont néanmoins sorties du lot par leur bellicisme : la première demandait le retour des frappes aériennes contre les talibans, alors que ces derniers avaient la vie de plusieurs milliers de ressortissants américains entre leurs mains. La seconde visait à obtenir la garantie explicite que Biden n’avait pas perdu sa détermination à envahir d’autres pays, si nécessaire.

Indignation sélective et instrumentalisation de la souffrance

Enfin, les médias ont cherché par tous les moyens à mobiliser les affects de l’opinion publique en pratiquant une indignation sélective frisant l’indécence, car limitée aux derniers jours du conflit et à Kaboul. Les récits et témoignages de militantes s’exprimant dans un parfait anglais ont alterné avec les rapports d’exactions talibanes. Mais où étaient l’indignation, les caméras et les micros tendus pour recueillir des témoignages lorsque l’OTAN rasait un hôpital ou éradiquait des familles entières en bombardant au moins huit fêtes de mariages depuis le début du conflit ?

Les rapports officiels du recours à la torture par l’armée américaine puis afghane – avec le soutien de l’OTAN – n’ont pas provoqué d’émoi médiatique particulier. Pas plus que la révélation du viol systémique d’enfants commis par les milices afghanes pro-occidentales, sur lesquels les soldats coalisés avaient ordre de fermer les yeux. Ni les révélations sur l’emploi d’escadron de la mort par la CIA, afin d’exécuter des enfants dans des villages dans le but d’instiguer la terreur. La présence puis la réhabilitation d’un tortionnaire et violeur notoire au cœur du pouvoir pro-occidental n’avaient déclenché aucun outrage.

Pire : les Afghanistan papers, qui ont montré à quel point les diplomates et militaires ont constamment menti au public pour vendre la poursuite du conflit, tout en couvrant de nombreuses atrocités – abus sexuel systémique des veuves des combattants afghans compris – n’ont fait l’objet d’aucune couverture médiatique significative. Les multiples frappes aériennes ciblant les mosquées, écoles, les enterrements, les mariages, tout comme les décisions de raser entièrement des villages n’ont jamais suscité l’émotion observée après la chute de Kaboul.

Si le sort des femmes afghanes vivant dans les grandes villes s’est considérablement amélioré sous l’occupation occidentale, celui des femmes rurales – soit 70 % de la population – a tellement empiré que nombre d’entre elles applaudissent le retour au pouvoir des talibans ou les soutiennent activement.

Les milliards de dollars d’argent public dépensés lors de l’occupation de l’Afghanistan ont avant tout bénéficié aux entreprises américaines, qui savent défendre leurs intérêts

Une fois le retrait achevé, le principal correspondant de la chaîne NBC a solennellement déclaré qu’il s’agissait « de la pire capitulation des valeurs occidentales de notre vivant ». Mais de quelles valeurs parle-t-on ? L’UNICEF a estimé que les sanctions occidentales imposées à l’Irak de Saddam Hussein ont tué un demi-million d’enfants. Celles imposées à l’Iran, Cuba, au Venezuela, en Syrie et au Liban en pleine pandémie tuent des dizaines de milliers de civils. En Afghanistan, où plusieurs millions de personnes sont exposées à la famine, ces sanctions économiques s’annoncent particulièrement brutales. L’accès au système financier mondial a déjà été coupé, l’aide humanitaire suspendue et les routes commerciales entravées. L’Afghanistan s’achemine vers une crise humanitaire comparable à celle provoquée par l’Occident et ses alliés au Yémen, dont les dégâts sont tout bonnement inouïs. Mais de ces aspects, la presse ne parle pas. Les souffrances s’arrêtent à Kaboul et commencent avec le retrait des troupes…

Derrière le fiasco diplomatique, militaire et journalistique : les intérêts privés

Le refus d’accepter les multiples demandes d’armistices envoyées par les talibans fin 2001 s’explique en partie par des calculs politiques, l’administration Bush refusant de « négocier avec les terroristes » et cherchant à vendre à l’opinion sa « guerre contre la terreur », quitte à refuser de se faire livrer Ben Laden au risque de provoquer l’enlisement des troupes occidentales qui sèmera les graines de l’insurrection talibane.

Mais depuis que la guerre est clairement perdue, c’est-à-dire au mieux 2006, comment expliquer ce refus de mettre un terme à ce formidable gâchis ? Outre les arguments géopolitiques discrédités et la vision exceptionnaliste des États-Unis partagée par l’essentiel des élites de Washington, il faut comprendre la poursuite du conflit comme une formidable opération de racket. Les milliards de dollars d’argent public dépensés ont avant tout bénéficié aux entreprises américaines, qui savent défendre leurs intérêts. Les huit généraux à la retraite qui ont successivement commandé les opérations en Afghanistan sont employés par l’industrie de l’armement. De même, l’écrasante majorité des analystes et experts sollicités par les médias américains pour commenter le retrait afghan sont également payés par cette industrie, en tant que conseiller, consultant, lobbyiste ou membre des conseils d’administration.

«  Peut-être bien que notre plus grande et unique réalisation, malheureusement — et par inadvertance, bien sûr —, a été le développement de la corruption de masse. »

Ryan Crocker, ambassadeur américain à Kaboul sous Obama – cité dans les Afghanistan paper en 2016, traduction Le Monde diplomatique (septembre 2021)

Des conflits d’intérêts cachés au public, alors que les chaines d’informations emploient de plus en plus souvent des anciens cadres du renseignement pour commenter l’actualité. Les grands titres de presse sont par ailleurs dépendants ou influencés par leurs sources gouvernementales, elles-mêmes orientées par l’idéologie dominante et les perspectives de pantouflages. D’autant plus que la majorité des membres de l’administration Biden ont fait des allers-retours spectaculaires entre le public (sous Obama) et le privé, souvent dans des entreprises en lien avec l’industrie de l’armement.

En mettant fin au conflit afghan, Biden a également tué la poule aux œufs d’or. Pas étonnant qu’on lui fasse payer le prix fort.

Taxer les « profiteurs de crise », une fausse bonne idée ?

© Robert Anasch

La pandémie de Covid-19 et les mesures qui lui sont associées ont fait ressurgir le thème des « profiteurs de guerre », dénonçant les bénéfices illégitimes effectués par certains lors de la crise sanitaire. Si la possibilité d’une taxation exceptionnelle est à considérer, cette insistance sur le caractère exceptionnel de la situation risque de valoriser comme seul horizon un « retour à la normale », c’est-à-dire à la persistance des problèmes structurels préexistants.

En juin 2020, le député insoumis de la Somme François Ruffin proposait la création d’un « impôt Covid », se justifiant par le caractère exceptionnel de la situation. Celui-ci taxerait à 50% le surplus de chiffre d’affaires réalisé par le e-commerce pendant le confinement, et instaurerait une contribution exceptionnelle sur les sociétés d’assurances excédentaires ou ayant versé des dividendes ; le tout alimenterait un fonds de solidarité pour le petit commerce. L’idée : « que les « gagnants » reversent aux « perdants » », selon le titre de la proposition de loi. Réémerge ainsi en filigrane le thème des « profiteurs », qu’ils soient « de crise », comme les désigne Ruffin, ou de guerre – ceux ayant reçu des bénéfices indus dans une situation critique.

Si une bonne partie de la gauche a refusé l’assimilation de la crise sanitaire à une « guerre » par Emmanuel Macron, comme métaphore militariste malvenue, l’origine de la notion de profiteurs est à interroger. Son arrivée dans le débat public est survenue dans un contexte guerrier, via les pacifistes dénonçant les « marchands de canons » au lendemain de la Première Guerre Mondiale. Il semble alors étonnant de réactiver ce thème si l’on refuse toute perspective guerrière envers la crise sanitaire. Sur quelles analogies se fonde alors le réinvestissement de la dénonciation des profiteurs de crise ? La situation actuelle justifie-t-elle l’emploi de cette catégorie ? Et surtout est-ce une stratégie pertinente politiquement ?

Profiteurs de guerre du passé et du présent

Historiquement, la catégorie de profiteurs de guerre s’est déployée à plusieurs niveaux, que l’on peut chacun considérer au regard de la situation actuelle. Le premier est celui de la trahison avec l’ennemi, duquel participaient aussi les espions. Celui-ci visait surtout les industriels qui continuaient à faire tourner leurs usines comme d’habitude alors que le territoire était occupé par l’ennemi. Dans un contexte de guerre, ce business as usual signifiait qu’une partie de la production serait accaparée par l’ennemi pour son effort de guerre, ce qui était jugé inadmissible. Un paradoxe puisque cette poursuite de l’activité assurait aussi l’approvisionnement indispensable à la population nationale. Ainsi, en Belgique, le baron Evence Coppée, qui avait laissé tourner ses charbonnages durant la guerre, resta coupable aux yeux de l’opinion publique, malgré son blanchissement judiciaire.

Dans le contexte de la crise sanitaire, l’on voit mal qui pourrait être taxé d’ennemi, dans la mesure où le conflit n’est pas inter-étatique. Même si l’on admet que le Covid-19 est ledit ennemi, on se demande qui seraient les « traîtres à sa patrie » s’étant rangé sous les ordres du virus ennemi. Si l’on tenait absolument à maintenir cette catégorie de traître à la patrie, ce serait en réinvestissant le champ géopolitique classique. Il s’agirait par exemple de fustiger une entreprise française ayant refusé d’accorder au marché français un traitement préférentiel. Mais cela reviendrait à positionner le débat exclusivement vis-à-vis d’un autrui extra-national. Or, une pandémie étant par définition internationale, la lutte contre celle-ci l’est aussi. Si les tensions géopolitiques liées à l’accaparement des masques ou des vaccins ne sont pas à sous-estimer, la gestion de l’épidémie ne peut se limiter à la communauté nationale.

Cela nous amène au deuxième mode de compréhension de la notion de profiteur de guerre : seraient qualifiés ainsi ceux qui auraient sacrifié le bien commun à leur intérêt personnel. Cet élément est transposable de la guerre à la crise sanitaire, en vertu d’une tendance commune de l’économie dans ces périodes : la monopolisation. Les périodes de crise favorisent souvent la concentration des activités économiques au sein d’une poignée d’entreprises, plus à même de répondre aux besoins dans l’urgence. En 1914-1918, le nombre d’entreprises dans le secteur de la sidérurgie avait drastiquement diminué, laissant la production aux mains d’un petit cartel d’industriels. De même, la crise sanitaire a fait bondir le chiffre d’affaires de l’industrie pharmaceutique, secteur concentré s’il en est. Ce n’est pas un hasard : les mécanismes de monopolisation ou de concentration à l’œuvre dans les branches utiles pour répondre à la crise permettent la maximisation du surplus du producteur. En théorie économique néoclassique, du moins, le monopole a un pouvoir de fixation du prix au-delà du prix de marché, car il évite le jeu de la concurrence. Se superpose à cette concentration industrielle la propriété intellectuelle des vaccins rendue exclusive par les brevets, qui instaure une concurrence monopolistique. En bref, sans régulation, les mécanismes de concentration propres aux moments de crise enrichissent les propriétaires des entreprises au détriment du bien commun, en renchérissant le prix de leurs biens pourtant essentiels dans l’urgence.

En bref, sans régulation, les mécanismes de concentration propres aux moments de crise enrichissent les propriétaires des entreprises au détriment du bien commun, en renchérissant le prix de leurs biens pourtant essentiels dans l’urgence.

Mais avant tout, la dénonciation des profiteurs de guerre se fonde surtout sur une indignation morale. Ce n’est pas tant l’arbitrage entre intérêt personnel et commun qui semble compter, mais bien l’absence de sacrifice de son intérêt personnel, indépendamment de ses conséquences sur la communauté. Dans une crise affectant a priori l’intégralité de la population, il semble intolérable que quelqu’un ne participe pas de l’effort commun, ne souffre pas, ou tout simplement qu’il continue à vivre comme auparavant. Il y aurait une forme de scandale moral à ce que cette crise en épargne certains arbitrairement, au point même qu’ils pourraient en « profiter ». Cette remise en cause de « l’égalité des conditions devant les coûts et les sacrifices de la guerre » semble alors miner les fondements mêmes de la citoyenneté. Comme si la situation de crise hypostasiait cette citoyenneté, la rattachant non plus aux simples droits et devoirs formels du citoyen abstrait, mais l’indexant sur la stricte égalité des conditions matérielles d’existence. D’où la nécessité de parvenir à celle-ci par la justice, qui voudrait que nul ne pourrait s’approprier personnellement des bénéfices effectués en temps de guerre – qui seraient alors redistribués à la collectivité. François Ruffin insiste notamment sur l’exemple de l’impôt sur le revenu, mis en place en juillet 1914 pour financer la guerre.

L’État, matrice de l’exceptionnalité de la situation

Si la mise en place d’un impôt exceptionnel se justifie, ce n’est pas tant parce que certains ont gagné plus que d’autres. C’est surtout que ces gains exceptionnels sont dus à une conjoncture sanitaire sur laquelle les acteurs eux-mêmes n’avaient pas de prise, face à laquelle ils étaient impuissants. Les contraintes imposées sur la consommation par la crise sanitaire ont modifié sa répartition, et donc la structure des profits selon les secteurs. Dès lors, la croissance du chiffre d’affaires de certains secteurs ou entreprises semble indue. Mais pourquoi ? En réalité, ce n’est pas tant l’arbitraire de l’épidémie qui pose problème ; si tel était le cas, les secteurs en croissance auraient simplement été ceux qui étaient les plus à même de répondre à de nouveaux besoins conjoncturels.

Avant tout, ce sont les choix politiques de confinement ou de couvre-feu, ainsi que les mesures restrictives ayant ciblé des secteurs particuliers, qui ont modifié la structure de la consommation. Dès lors, les bonnes performances de certaines branches ne sont que le reflet de leur possibilité d’exercer en dépit de la restriction générale de l’activité économique. Il ne s’agit pas là d’affirmer que la politique sanitaire du gouvernement fut déconnectée des réalités épidémiologiques, ou que le choix de fermer par exemple les boîtes de nuit ne se justifiait pas vis-à-vis de la propagation du virus. Mais, précisément parce qu’elles sont censées être mûrement réfléchies, les décisions gouvernementales peuvent être bien plus amères lorsqu’elles apparaissent arbitraires. Ainsi, on se souvient des débats sur le caractère essentiel ou non des librairies, et de l’impression tenace que le sort d’une foule de petits commerces dépendait de choix hasardeux ou d’une intervention des lobbies que d’une modélisation épidémiologique rigoureuse. L’argument schumpétérien de la destruction créatrice en devient encore moins pertinent qu’en temps normal : les faillites annoncées ne seraient pas le fruit d’un supposé libre jeu du marché, mais bien directement de décisions politiques conjoncturelles.

Les bonnes performances de certaines branches ne sont que le reflet de leur possibilité d’exercer en dépit de la restriction générale de l’activité économique.

D’où la nécessité d’un rééquilibrage postérieur, l’État garantissant la survie de secteurs autrement condamnés à péricliter. C’est d’ailleurs aussi pour cette raison que l’État a mis en place divers mécanismes de soutien, au premier rang desquels la généralisation du chômage partiel. Le postulat néolibéral selon lequel l’issue au chômage serait la réduction des aides aux chômeurs pour inciter au travail ne peut plus, dans cette situation, avoir la moindre prise. L’État est donc déjà plus interventionniste en ces temps de pandémie qu’en temps normal. Il serait absurde de lui dénier la légitimité d’intervenir ex post pour rééquilibrer les profits, en arguant que ce n’est pas son rôle d’adoucir les effets d’une inexistante concurrence. La mise en place d’une taxation exceptionnelle se révèle indispensable, pour compenser les déséquilibres économiques entraînés par la crise.

Prenons l’exemple de Doctolib. Sa réussite exceptionnelle – entre 150 et 200 millions de chiffre d’affaires en 2020 – est en grande partie due à la promotion par le gouvernement de la téléconsultation pour les rendez-vous médicaux. Comment justifier ces profits privés réalisés grâce aux encouragements des pouvoirs publics ? Déjà actionnaire de Doctolib via la Banque Publique d’Investissement, l’État ne devrait-il pas le nationaliser, du moins le temps de la crise ? On voit mal, ne serait-ce qu’en termes de protection des informations personnelles et du secret médical, ce qui justifierait qu’une entreprise privée soit à ce point responsable de la mise en place de la stratégie de vaccination. Surtout, cela lui confère sur le long terme une position de premier plan, quasi monopolistique, dans la gestion des relations entre médecins et clients. L’État, particulièrement en temps de crise, doit savoir agir au-delà de la préservation du libre jeu du marché à laquelle se livre frileusement l’Autorité de la concurrence. En l’occurrence, la formation d’un monopole aussi incontournable dans cette conjoncture requiert manifestement une intervention étatique, par exemple sous la forme d’une « taxe Covid ».

Réponse d’urgence et stratégie de long terme

La dénonciation des profiteurs de crise semble alors se justifier. Ainsi, certaines entreprises ont pu frauder vis-à-vis du chômage partiel, ou simplement toucher des aides alors qu’elles se portaient relativement bien. Mais le choix de mobiliser ce registre des profiteurs est risqué, politiquement parlant, dans la mesure où cela circonscrit le débat à la conjoncture actuelle. En effet, prendre appui sur les distorsions conjoncturelles du marché pour justifier la régulation étatique risque parallèlement d’ériger en norme l’idéal du marché libre, confusément assimilé à la situation antérieure.

Prendre appui sur les distorsions conjoncturelles du marché pour justifier la régulation étatique risque parallèlement d’ériger en norme l’idéal du marché libre, confusément assimilé à la situation antérieure.

De même, paradoxalement, fixer son attention sur les pertes imposées aux entreprises durant la crise sanitaire alimente la rhétorique d’un besoin vital d’aides étatiques aux entreprises. Certes, le besoin d’aides pour certains secteurs était réel et seul l’État peut assumer ce rôle. Mais n’oublions pas pour autant le devoir de responsabilité qui devrait s’imposer par ailleurs aux entreprises. Non pas, bien sûr, que les entreprises soient responsables de leur activité ou non durant la crise, ni qu’elle devraient l’avoir anticipée en se constituant une trésorerie abondante. Mais sans vision de long terme, les diverses aides aux entreprises risquent bien d’entériner le principe néolibéral de socialisation des pertes et de privatisation des gains.

Si un impôt exceptionnel était mis en place, il y aurait certes une forme de rééquilibrage des gains effectués durant la crise. Mais il y a fort à parier que, si cet impôt ne se pérennisait pas au-delà de la crise, les entreprises reviendraient à un paradigme d’irresponsabilité totale vis-à-vis de la collectivité. Les divers impôts sur les entreprises ne seraient toujours vus que comme une forme de « matraquage fiscal », l’État étant supposé illégitime à interférer dans les affaires du privé. Or, il est désormais de plus en plus évident que les crises vont continuer à se multiplier, notamment en raison de la catastrophe climatique et environnementale. Dans ce contexte, si les entreprises en difficulté peuvent se faire aider par l’État en cas de besoin, alors il n’y a aucune raison qu’elles échappent à l’impôt en temps normal, précisément pour rééquilibrer la transaction. L’État ne peut être cantonné au rôle de sauveur en dernier ressort si les entreprises n’assument pas leur responsabilité dans le financement de ces politiques.

Iran contre Arabie saoudite : l’illusion d’un conflit religieux

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© القدس

Le 3 janvier 2016, l’Arabie saoudite et l’Iran annonçaient une rupture diplomatique. Bien que soudaine, cette dégradation des relations entre les deux grandes puissances de la région n’a pas pour autant été perçue comme un coup de tonnerre ; les rapports qu’entretenaient Ryad et Téhéran étaient en effet loin d’être au beau fixe, les deux États s’opposant sur le plan politique et religieux, dans une région minée par les conflits confessionnels. Doit-on, dès lors, présenter la guerre froide que se livrent l’Arabie saoudite et l’Iran comme une rivalité d’ordre religieux ? Si la variable confessionnelle ne doit pas être négligée, elle est loin d’être le principal paramètre expliquant l’antagonisme entre les deux puissances régionales. Sous couvert d’une apparente lutte opposant le sunnisme au chiisme, le conflit entre l’Arabie saoudite et l’Iran est avant tout géopolitique, les deux États se livrant une véritable guerre d’influence dans la région.


Aux origines du schisme de l’islam

À la mort du Prophète Mahomet en 632, la question de sa succession se pose. À la suite de quelques dissensions d’ordre politique, une véritable guerre civile éclate en 655. Pour les sunnites, défenseur de la sunna — la tradition —, le premier successeur du Prophète n’est autre qu’Abou Bakr, fidèle compagnon de Mahomet, nommé calife à la disparition de ce dernier. Pour les chiites, il s’agit d’Ali, gendre et cousin du Prophète, proclamé calife en 656. De ce schisme naissent alors deux conceptions doctrinales divergentes de l’islam. Pourvus d’un clergé très hiérarchisé, les chiites laissent place à une certaine interprétation de l’islam et du Coran ainsi qu’au culte des martyrs, tandis que les pouvoirs politique et religieux sont séparés. Les sunnites, quant à eux, prônent une application plus stricte du Coran, considéré comme une œuvre divine, et refusent son interprétation, tandis qu’ils consentent à ce que les pouvoirs politique et religieux soient exercés par la même autorité.

Majoritaires, les sunnites représentent aujourd’hui près de 85% des 1,8 milliards de musulmans. Les chiites, qui en représentent moins de 15%, se concentrent presque exclusivement dans la zone du Moyen-Orient. Majoritaires en Iran, en Irak, en Azerbaïdjan et à Bahreïn, ils constituent également d’importantes minorités religieuses en Syrie, au Liban, en Turquie, en Afghanistan, au Yémen et en Arabie saoudite. En revanche, leur présence au Maghreb, en Europe, en Afrique et en Asie reste très ténue.

Près de la moitié des chiites vit en Iran, seul État au monde ayant adopté le chiisme comme religion d’État — et ce dès le 16ème siècle, lorsque la dynastie safavide qui régnait sur la Perse en a fait la religion officielle. Suite à la Révolution de 1979 ayant déposé le Shah, l’ayatollah Khomeyni, figure de proue du chiisme iranien, proclame la République islamique d’Iran dont il devient le guide spirituel suprême. Au sein de cette théocratie « reposant à la fois sur les principes islamiques et sur des institutions républicaines et le suffrage universel »[1], le chiisme imprègne tant la sphère religieuse que la sphère politique.

Bien que l’on trouve également des chiites en Arabie saoudite, plus de 90% des saoudiens se réclament de la branche sunnite de l’islam. Il faut remonter au 18ème siècle pour que soient posés les premiers jalons d’un État saoudien, lorsque le chef tribal Mohammed ibn Saoud s’allie au prédicateur sunnite Mohammed ben Abdelwahhab, instigateur du wahhabisme, dans l’optique de se partager le pouvoir. En 1932, après avoir pris le contrôle de Médine et de La Mecque, Abdelaziz ibn Saoud fonde le royaume d’Arabie saoudite. Le wahhabisme, branche dérivée du sunnisme qui prône une application stricte de la charia, devient alors religion d’État de cette monarchie absolue. Très rigoriste, la doctrine wahhabite condamne l’interprétation du Coran propre au chiisme et tient les musulmans chiites pour mécréants.

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La distribution de l’islam dans le monde. En jaune, les régions à majorité chiite. En vert, les régions à majorité sunnite. En violet, les régions à majorité ibadiste, un troisième courant de l’islam majoritaire à Oman. © Ghibar

Une simple rivalité réligieuse ?

Les divergences, dans un premier temps d’ordre religieux, entre l’Arabie saoudite et l’Iran, s’ajoutent alors à l’ancestrale opposition entre le monde arabe et le monde persan. Cependant, comme le dit Bernard Hourcade, spécialiste de l’Iran : « ces explications ethniques et religieuses ont évidemment leur part, mais il serait absurde de vouloir donner ces deux facteurs comme explication fondamentale alors que l’opposition est politique et économique »[2].

En réalité, les rapports économicopolitiques qu’entretiennent Ryad et Téhéran sont relativement récents. En 1929, Saoudiens et Iraniens scellent en effet leurs relations diplomatiques par un traité d’amitié. Mais si l’Iran et l’Arabie saoudite cohabitent dans la région, les liens entre les deux États connaissent des périodes de fortes tensions religieuses (Ryad fait décapiter un pèlerin iranien en 1943) et géopolitiques (l’État iranien, sous le règne des Pahlavi, revendique le territoire de Bahreïn jusqu’en 1970, suscitant l’ire de Ryad).

Ainsi, l’avènement de la République islamique vient en effet considérablement bouleverser le contexte géopolitique au Moyen-Orient ; elle signe dans un premier lieu la fin de la bonne entente de l’Iran avec les États-Unis et Israël, désormais respectivement considérés comme le « Grand Satan » et le « Petit Satan ». En outre, « les Iraniens remettent en cause la prétention saoudienne à être les leaders hégémoniques de l’Islam »[3] d’une part, et rejettent de plus le modèle organisationnel saoudien et son idéologie wahhabite.

Ivre de son succès, la République islamique d’Iran entend exporter sa révolution — pourtant plus islamique que simplement chiite — à travers le monde musulman au nom d’un certain panchiisme. Dès lors, pour Téhéran, il convient de lutter contre la marginalisation des musulmans chiites et de soutenir l’émancipation globale du chiisme.

Ce « réveil chiite » et cet islam révolutionnaire ne sont pas sans inquiéter Ryad qui s’emploie alors à diaboliser la Révolution iranienne et l’idéologie que celle-ci entend véhiculer. À grand renfort de prosélytisme religieux, l’Arabie saoudite s’efforce d’exporter sa doctrine wahhabite dans la région. Elle utilise notamment le pèlerinage du hadj, et sa souveraineté sur Médine et La Mecque, lieux saints de l’islam, pour conforter sa qualité de représentant des musulmans. Après la Révolution iranienne, elle soutient également des mouvements islamistes et salafistes, allant même jusqu’à financer des groupes sunnites radicaux — à l’instar de nombreux groupes armés islamistes afghans dans les années 1980.

Les deux États s’affrontent alors sur le terrain religieux en opposant deux visions radicalement opposées de la même religion, se disputant ainsi la domination du monde musulman. Mais l’Arabie saoudite et l’Iran se disputent également une hégémonie régionale où « cette opposition entre chiites et sunnites va très rapidement dépasser la seule logique religieuse »[4]. En effet, « la Révolution islamique engendre une volonté de l’Arabie saoudite comme de l’Iran d’étendre leurs systèmes et donc leurs sphères d’influence »[5] dans la région, instrumentalisant pour ce faire le volet religieux de leur opposition. Commence alors une véritable guerre par procuration dans laquelle le volet confessionnel ne sert qu’à légitimer des intérêts purement stratégiques.

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Le président iranien Hassan Rohani à l’occasion d’une parade militaire.
© Mahmood Hosseini

Une instrumentalisation de la religion dans un conflit par procuration pour une hégémonie régionale

Si la révolution iranienne ne s’étend pas à l’ensemble du monde musulman, au grand dam de Téhéran, la création du Hezbollah au Liban en 1982 à la faveur de la guerre civile (1975-1990) confortera l’influence iranienne hors de ses frontières. Cet influent parti chiite, qui est également un mouvement politique et paramilitaire, sert de relai à la politique et à l’idéologie iraniennes dans la région. L’Iran soutient militairement et financièrement le Hezbollah, aussi les liens de l’organisation avec le régime iranien sont-ils très forts. L’Arabie saoudite, quant à elle, assiste largement la communauté sunnite libanaise, tout en exerçant une très forte influence sur la vie politique du pays : en mai 2008, elle contraint le Courant du futur, parti sunnite dirigé par Saad Hariri, à refuser un accord d’entente entre les groupes sunnites et le Hezbollah qu’elle considère comme le bras armé de son ennemi iranien. Elle ira même jusqu’à classer le Hezbollah comme organisation terroriste en 2016. En 2017, alors qu’il se trouve à Ryad, le premier ministre libanais Saad Hariri annonce sa démission en la justifiant par la trop forte emprise du Hezbollah et de l’Iran sur le Liban. Derrière cette annonce surprise se cache en réalité la main de la monarchie saoudienne qui, jugeant Hariri trop doux avec le Hezbollah, veut le contraindre à quitter le pouvoir. Découverte, la manœuvre saoudienne provoque un tollé, mais les négociations portées par la France permettent cependant à Hariri de regagner le Liban et de se maintenir au pouvoir. Parallèlement, Téhéran accroît son emprise sur son proxy libanais, réduisant l’indépendance de ce dernier. Acteur incontournable sur la scène libanaise, le Hezbollah, s’il s’oppose avant tout à Israël, se veut également très offensif à l’égard du régime saoudien. En septembre 2019, Hassan Nasrallah, secrétaire général du Hezbollah, met ainsi en garde les Saoudiens en les intimant de ne pas parier « sur une attaque contre l’Iran, parce qu’ils vous détruiront ». Véritable otage du conflit irano-saoudien, le pays du Cèdre est alors aux premières loges de cette lutte d’influence.

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Des militants du Hezbollah.
© khamenei.ir

Monarchie à majorité chiite, Bahreïn est gouverné par une dynastie d’obédience sunnite, la famille al-Khalifa, très proche de l’Arabie saoudite ; d’aucuns considèrent ainsi Bahreïn comme un véritable vassal de Ryad. Ce faisant, la minorité sunnite détient l’essentiel du pouvoir, tandis que la majorité chiite est marginalisée. En 2011, lorsqu’éclate le Printemps arabe, Bahreïn n’est pas épargné par les contestations. Revendiquant la démocratisation du pays, la mise en place d’une monarchie constitutionnelle et davantage de droits pour les populations chiites, les protestataires occupent pendant un mois la place de la Perle, dans le centre de la capitale, Manama. L’Iran observe la situation avec attention et apporte un soutien timide aux manifestants. S’inquiétant d’un possible renversement de la monarchie bahreïnite et des conséquences que ce mouvement populaire pourrait avoir sur sa propre minorité chiite, l’Arabie saoudite intervient militairement à Manama pour écraser les protestations. La répression est brutale et Ryad met l’accent sur la confession chiite des manifestants, qui se retrouvent alors accusés de complicité avec l’Iran. Ainsi, le mouvement populaire est fustigé et le coupable tout trouvé : l’Iran, pointé du doigt par Bahreïn et l’Arabie saoudite, se voit accusé d’être à l’origine des troubles. Cette confessionnalisation forcée de la contestation permet alors à l’Arabie saoudite de placer l’épisode bahreïnite dans le prisme du conflit chiisme/sunnisme, l’inscrivant ainsi dans sa guerre par procuration contre l’Iran.

L’année 1979 ne voit pas seulement triompher Khomeiny et la Révolution islamique ; musulman sunnite apôtre du baasisme et du nationalisme arabe, Saddam Hussein accède également au pouvoir en Irak, cette année-là. En 1980, l’Irak attaque l’Iran, et au cours des huit années de guerre qui suivront, de nombreux militants chiites opprimés par les autorités irakiennes trouveront refuge en Iran, tandis que l’Arabie saoudite financera largement le régime de Saddam Hussein. Si d’aucuns considèrent cette guerre comme empreinte d’une dimension religieuse, les véritables motivations en sont d’ordre géopolitique. Au prix d’un million de morts, le conflit prend fin en 1988 sans que l’on puisse réellement distinguer de vainqueur. Suite à cette guerre, « l’Irak joue le rôle de tampon entre les deux puissances, jusqu’à ce que l’intervention militaire menée par les États-Unis en 2003 bouleverse les équilibres régionaux »[6]. Aussi, à la chute du régime de Saddam Hussein, « les deux puissances essaient immédiatement d’occuper le terrain »[7]. Téhéran y voit une aubaine d’étendre son influence et de soutenir la mise en place d’un nouveau gouvernement pro-chiite — et ce avec, paradoxalement, l’approbation des États-Unis qui souhaitent avant tout tourner la page des années Saddam. À grand renfort de puissance douce, l’Iran étend donc son influence en Irak : il multiplie les gestes à l’égard de la population chiite irakienne et renforce ses relations diplomatiques avec son voisin — le tout accompagné d’un fort prosélytisme religieux. À partir de 2014, quand l’État islamique prend de l’essor, l’Iran apporte son aide militaire au gouvernement de Bagdad et pilote la création de puissantes milices chiites irakiennes qui lui assurent un relai politique efficace.

En Syrie, l’Iran est depuis longtemps en terrain conquis. Dès 1980, le régime syrien d’Hafez al-Assad signe une alliance avec Téhéran. Alors que la majorité des syriens sont sunnites, le clan al-Assad est de confession alaouite (une branche du chiisme). Ce faisant, le gouvernement d’Hafez al-Assad, puis celui de son fils Bachar, partagent bon nombre d’intérêts en commun avec le régime iranien. Leur proximité religieuse, leur opposition commune au sionisme et leur coopération politico-économique en font des partenaires privilégiés et permet à Téhéran d’avoir un soutien solide parmi les États arabes de la région. À partir de 2011 et du déclenchement de la guerre civile syrienne, dans le contexte du Printemps arabe, l’Iran comme l’Arabie saoudite tentent de prendre l’avantage. Puissant soutien politique et militaire du régime de Bachar al-Assad, Téhéran déploie ses Gardiens de la révolution et des miliciens chiites pour combattre rebelles et djihadistes et épauler son allié. Géopolitiquement parlant, Téhéran ne peut pas se permettre de voir son allié alaouite être renversé au profit d’un gouvernement rebelle ; ou pire encore, de voir des groupes sunnites radicaux comme Al-Qaïda ou l’État islamique entrer dans Damas. L’Arabie saoudite, quant à elle, soutient les groupes rebelles — y compris les factions djihadistes les plus radicales – en leur conférant armes et financement. Pour Ryad, l’avantage tiré de la chute du régime al-Assad serait double : il permettrait de voir un gouvernement sunnite prendre pied à Damas tout en refoulant les iraniens hors de Syrie. Cependant, grâce au soutien russe et iranien, le régime syrien reprend l’avantage et enchaîne les victoires. Aujourd’hui, bien que quelques régions échappent toujours à son contrôle, Bachar al-Assad semble avoir remporté la partie. La défaite est cuisante pour l’Arabie saoudite, qui a fini par reconnaître en 2018 que « Bachar al-Assad restera au pouvoir ». Pour l’Iran, le succès est total. Téhéran s’impose désormais comme un acteur majeur dans le dossier syrien et a considérablement renforcé son influence sur le régime al-Assad, lequel lui est plus acquis et subordonné que jamais.

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Le président syrien Bachar al-Assad et l’ayatollah iranien Ali Khamenei. © khamenei.ir

Depuis 2014, le Yémen est secoué par un violent conflit qualifié par les Nations Unies de pire crise humanitaire au monde. Dans le sillage du Printemps arabe, les rebelles houthistes, qui se revendiquent du chiisme zaydite (groupe qui représente environ un tiers de la population yéménite), renversent en 2014 le président Hadi et prennent le contrôle de larges pans du territoire. En 2015, arguant de la menace sécuritaire qu’ils représenteraient, une vaste coalition sunnite emmenée par l’Arabie saoudite lance une offensive contre les Houthistes, qu’elle accuse de collusion avec l’Iran et le Hezbollah. L’Arabie saoudite craint l’implantation d’un régime chiite à sa frontière et de perdre l’accès aux infrastructures portuaires stratégiques du détroit de Bab al-Mandab et du Golfe d’Aden. Condamnant l’intervention saoudienne, l’Iran apporte son soutien aux Houthistes. Pour autant, Téhéran n’intervient pas militairement au Yémen ; le régime iranien finance et arme cependant les rebelles. Les houthistes disposent ainsi d’équipements militaires leur permettant de résister aux offensives de la coalition et de frapper le territoire saoudien ; en témoigne l’attaque ayant détruit deux sites pétroliers saoudiens d’envergure le 14 septembre 2019. La guerre au Yémen s’est progressivement transformée en un conflit géostratégique qui n’a malgré les apparences rien de confessionnel, l’Iran comme l’Arabie saoudite espérant en tirer profit pour renforcer leur influence dans cette région au détriment de l’autre.

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La situation militaire au Yémen au 1er juin 2020. En rose, les territoires contrôlés par les loyalistes fidèles au gouvernement d’Hadi. En vert, les territoires contrôlés par les houthistes. En jaune, les territoires contrôlés par les séparatistes du Conseil de transition du Sud.
© TheMapLurker

S’ils ne se combattent donc pas directement, l’Iran et l’Arabie saoudite s’affrontent par acteurs interposés. Dans cette guerre par intermédiaires, les motivations ne sont pas confessionnelles ; elles sont géostratégiques.

Le croissant chiite, réelle menace ou chimère saoudienne ?

La stratégie iranienne visant à soutenir gouvernements et entités chiites à l’extérieur de ses frontières lui permet, si ce n’est d’exporter sa révolution, d’étendre considérablement son influence dans la région. Les gouvernements sunnites s’inquiètent alors de l’émergence de ce « croissant chiite ». L’expression est utilisée pour la première fois en 2004 par le Roi Abdallah II de Jordanie qui craint l’apparition d’une zone d’influence chiite s’étendant de l’Iran au Liban, en passant par l’Irak et la Syrie. Seize ans plus tard, force est de reconnaître la justesse de ses propos. De Beyrouth à la frontière irano-afghane, les chiites sont en position de force et disposent d’une certaine continuité territoriale. Le croissant chiite est devenu une réalité géopolitique concrète. Face à cette menace, l’Arabie saoudite sonne l’alarme et se pose en rassembleur du bloc sunnite. Mais dénoncer ce péril sert aussi les intérêts de Ryad : « l’Arabie saoudite se positionne ainsi comme le leader du monde arabo-musulman » afin de « devenir le fer de lance de la majorité sunnite »[8]. En outre, bien qu’authentique, le croissant chiite se doit d’être relativisé ; il ne s’agit nullement d’un bloc homogène. Les courants confessionnels divergent (houthistes zaïdites au Yémen, chiites duodécimains en Iran, alaouites en Syrie), tandis que tous les chiites ne sont pas unis derrière la bannière iranienne. Et les alliances nouées entre partenaires chiites reposent avant tout sur des intérêts stratégiques réciproques : rappelons-le, les États n’ont pas d’amis, ils n’ont que des intérêts.

Le croissant chiite. Une carte établie par Manon Fribourg et diffusée avec son aimable autorisation.

Une rivalité économique placée sous le signe de l’or noir

Le volet économique du bras de fer que se livrent l’Arabie saoudite et l’Iran ne doit pas être négligé. Dans ce conflit, l’arme privilégiée porte un nom : le pétrole. Ryad et Téhéran comptent parmi les principaux producteurs d’or noir de la région et ont participé à la création de l’OPEP en 1960. Néanmoins, à la suite du sommet de Caracas en 1977, l’OPEP s’aligne sur l’Arabie saoudite, dont la doctrine productiviste s’oppose à celle de l’Iran[9]. Dans les années 1980, l’Arabie saoudite a ainsi augmenté sa production de pétrole et manipulé le cours des barils à la baisse afin de faire pression sur l’Iran[10]. Par ailleurs, à partir des années 1990, les sanctions économiques américaines rajoutent une pression supplémentaire sur les exportations de pétrole de Téhéran. La levée de ces sanctions suite à l’accord de Vienne de 2015 suscite alors l’ire de Ryad qui s’inquiète de voir l’économie iranienne supplanter la sienne ; en effet, l’économie saoudienne est intimement liée à ses exportations de pétrole, là où l’Iran dispose de revenus économiques plus hétéroclites. Une augmentation de la production iranienne de pétrole affaiblirait considérablement le royaume wahhabite, qui soutient donc corps et âme la reprise des sanctions par l’administration Trump. Signe de l’importance du pétrole pour l’économie saoudienne, l’attaque précédemment mentionnée menée en septembre 2019 sur deux de ses installations pétrolières avait contraint le royaume à diviser sa production de pétrole par deux. Bien que l’action fût revendiquée par les rebelles houthistes, l’Arabie saoudite et les États-Unis n’ont pas hésité à accuser l’Iran d’en être à l’origine — ce que Téhéran a toujours démenti — en brandissant la menace de nouvelles sanctions.

La géopolitique avant la religion

Si l’Iran et l’Arabie saoudite instrumentalisent la religion dans le cadre de cette guerre froide, force est de constater que leur positionnement géopolitique ne tient pas toujours compte de leurs sensibilités confessionnelles.

En premier lieu, notons le soutien indéfectible de l’Iran à la Palestine. L’ayatollah Khamenei rappelait encore, en mai dernier, que la lutte pour la libération de la Palestine constituait un devoir islamique. Si Téhéran n’entretient pas de relations avec l’Autorité palestinienne, il compte parmi les plus précieux alliés du Hamas ; les autorités iraniennes apportent ainsi une aide financière et militaire à l’organisation dans sa lutte contre Israël — qui, rappelons-le, est la bête noire de Téhéran dans la région. Pourtant, le Hamas est un mouvement sunnite, de même que la grande majorité des palestiniens. Le positionnement iranien transcende ainsi le clivage sunnisme/chiisme dans une optique de rassemblement des musulmans afin de libérer la Palestine. Faisant fi des divergences religieuses, la relation qu’entretiennent l’Iran et le Hamas se fonde sur des motivations politiques et stratégiques.

À l’inverse, l’Arabie saoudite, bien que sunnite, se détourne progressivement de la question palestinienne. Bien qu’elles ne soient toujours pas normalisées, les relations qu’entretient Ryad avec Israël sont désormais beaucoup plus chaleureuses qu’auparavant. Bahreïn et les Émirats Arabes Unis, deux pétromonarchies sunnites, ont quant à eux normalisé leurs relations avec l’État hébreu en septembre 2020. S’il apparaît politiquement compliqué pour l’Arabie saoudite de sauter le pas, nul doute ne fait que derrière les décisions de Manama et Abu Dhabi se trouve la main de Ryad. Alors, pourquoi ces États aux gouvernements sunnites se rapprochent-ils d’Israël ? Pourquoi délaissent-ils la cause palestinienne ? Une fois encore, les motivations sont géostratégiques. Pour les monarchies sunnites du Golfe, la principale menace régionale n’est plus Israël, mais l’Iran chiite. Du fait de l’inimitié qu’entretient Israël à l’égard de Téhéran et de son incontestable puissance militaire, elles ont alors tout intérêt à se rapprocher de l’État hébreu. Et ce, au détriment des palestiniens.

Au Haut-Karabakh, face à la guerre ayant opposé l’Arménie à l’Azerbaïdjan de septembre à novembre 2020, l’Iran a appelé les deux parties à cesser les hostilités, tout en proposant sa médiation. Pourtant, Téhéran se veut plus proche de l’Arménie. L’Iran entretient en effet des liens étroits avec l’Arménie chrétienne, tout en se méfiant de l’Azerbaïdjan chiite. Bien qu’alignés sur le plan religieux, l’Iran et l’Azerbaïdjan ont pu connaître des relations politiques compliquées. Téhéran voit d’un mauvais œil la relation fraternelle que Bakou entretient avec la Turquie, tandis que le gouvernement iranien s’est offusqué des accords de ventes d’armes (l’armée azérie utilisait notamment des drones israéliens au Haut-Karabakh) passés entre l’Azerbaïdjan et Israël. Enfin, face au nationalisme de l’Azerbaïdjan, Téhéran craint des déstabilisations dans le Nord du pays, où réside une importante minorité azérie. À l’inverse, l’Iran dispose de nombreux accords politiques et commerciaux avec l’Arménie, notamment en termes d’exportation de gaz et de pétrole. Les affinités confessionnelles ne résistent pas aux intérêts politiques et géostratégiques.

Une guerre qui restera froide ?

Délétères depuis 1979, en constante dégradation depuis le début du Printemps arabe, à leur paroxysme depuis 2016, les tensions irano-saoudiennes ponctuent la géopolitique du Moyen-Orient. Jusqu’où peut conduire cette rivalité ? Une guerre ouverte entre l’Iran et l’Arabie saoudite est-elle envisageable ? Début 2020, l’assassinat par les États-Unis du général iranien Qassem Soleimani, figure dirigeante de l’emblématique force Al-Qods des gardiens de la Révolution, avait fait craindre un embrasement de la région. Alors que l’Iran menait des représailles sur des bases américaines en Irak, le monde retenait son souffle. Mais la désescalade fut immédiate. L’Iran s’est déclaré vengé et les États-Unis n’ont pas souhaité riposter, tandis que l’Arabie saoudite s’est empressée d’appeler à la retenue. Un conflit entre l’Iran et les États-Unis aurait inexorablement emmené Ryad, solide allié de Washington, dans la bataille. La Russie, proche de l’Iran, entretient quant à elle de bonnes relations avec Téhéran et verrait d’un mauvais œil le déclenchement d’un conflit d’envergure dans la région.

“La lutte d’influence entre l’Arabie saoudite et l’Iran”, par Christophe Chabert.
© Christophe Chabert

En dépit de leurs différends et de la guerre par procuration qu’ils se livrent dans les États limitrophes, Ryad comme Téhéran souhaitent limiter tout affrontement ouvert. Dès 2019, le prince héritier saoudien Mohammed ben Salmane mettait ainsi en garde contre « un effondrement total de l’économie mondiale » si l’Iran et l’Arabie saoudite venaient à entrer en guerre ; d’autant plus que l’issue d’un tel conflit serait plus qu’incertaine. Longtemps en position de force dans la région, l’Arabie saoudite est aujourd’hui en perte de vitesse face à l’Iran. La trop grande dépendance de son économie au pétrole et son incapacité à venir à bout des rebelles houthistes l’ont considérablement fragilisée et ont mis à mal ses prétentions hégémoniques. Ryad compte alors sur les sanctions américaines pour maintenir une pression maximale sur son ennemi iranien qui, bien qu’étranglé, est loin d’être asphyxié.

Cependant, la récente victoire de Joe Biden aux élections américaines pourrait changer la donne, le candidat démocrate ayant annoncé qu’il réintégrerait les États-Unis dans l’accord sur le nucléaire iranien. Tout en accueillant cette victoire avec prudence, l’Iran appelle ainsi Joe Biden à ouvrir une nouvelle page dans les relations irano-américaines. Quoi qu’il en soit, les États-Unis ne peuvent plus se permettre de maintenir des relations conflictuelles avec l’Iran ad vitam aeternam. Ils ont au contraire tout intérêt à se rapprocher du géant perse avant que celui-ci ne tombe dans le giron chinois, quitte à froisser Ryad. L’antagonisme avec l’Iran ne sera pas éternel, à l’heure où se profile un combat sino-américain.

La levée des sanctions et la mise en œuvre durable de l’accord sur le nucléaire pourraient ainsi permettre à l’Iran de tirer son épingle du jeu et de revenir sur le devant de la scène avec un solide atout géopolitique. Reste à savoir comment réagira l’Arabie saoudite, qui misait sur la réélection du président républicain et qui n’acceptera pas aussi facilement un hypothétique rapprochement irano-américain sous l’administration Biden. Sur ce terrain, Ryad peut compter sur un allié de circonstance : Israël.

L’État hébreu, hostile à l’accord sur le nucléaire iranien, partage les mêmes préoccupations et tente de faire pression sur la future administration Biden, allant même jusqu’à affirmer que la position du candidat démocrate pourrait conduire à une confrontation ouverte entre Israël et l’Iran. Une réintégration américaine dans l’accord sur le nucléaire iranien pourrait ainsi remodeler la géopolitique régionale et sceller le rapprochement israélo-saoudien ; en témoigne la rencontre secrète entre le Premier ministre israélien Benjamin Netanyahu et le prince héritier saoudien Mohammed ben Salmane qui s’est tenue le 22 novembre dernier. Y participait également le secrétaire d’État américain Mike Pompeo, connu pour son hostilité à l’égard de Téhéran. En effet, Joe Biden n’est pas encore président et Donald Trump peut toujours accentuer la pression sur Téhéran. Les États-Unis viennent ainsi d’imposer de nouvelles sanctions contre l’Iran.

L’Arabie saoudite comme l’Iran suivront alors avec attention la tumultueuse période de transition américaine jusqu’à l’investiture de Joe Biden en janvier prochain, chacun espérant pouvoir en tirer avantage. Dans ce conflit qui ne dit pas son nom, les jeux ne sont pas encore faits. Cependant, si nul ne peut dire avec certitude qui de l’Arabie saoudite ou de l’Iran remportera cette guerre froide, il ne fait aucun doute que son grand perdant ne sera autre que l’harmonie confessionnelle de la région.

Notes :

[1] BURDY Jean-Paul, « Arabie saoudite Iran : rivalité stratégique, concurrence religieuse », in Vie-publique.fr, 13 octobre 2019. Disponible au lien suivant : https://www.vie-publique.fr/parole-dexpert/271102-arabie-saoudite-iran-rivalite-strategique-concurrence-religieuse

[2] DEVEAUX-MONCEL Arthur, « Iran – Arabie saoudite : Cette guerre froide… qui ne dit pas son nom ! », in Classe Internationale, 26 mars 2020. Disponible au lien suivant : https://classe-internationale.com/2020/03/26/iran-arabie-saoudite-cette-guerre-froide-qui-ne-dit-pas-son-nom/

[3] FRIBOURG Manon, Les sphères d’influence de l’Iran et de l’Arabie saoudite au Moyen-Orient de 1979 à 2016, Mémoire de recherche, Sciences Po Lille, 2020, p.21.

[4] TEILLARD D’EYRY Julie, « Les fondements religieux de la rivalité entre l’Iran et l’Arabie saoudite dans la région Moyen-Orient », in MyPrepa, 5 mars 2020. Disponible au lien suivant : https://www.myprepa.fr/news/les-fondements-religieux-de-la-rivalite-entre-liran-et-larabie-saoudite-dans-la-region-moyen-orient/

[5] FRIBOURG Manon, Les sphères d’influence de l’Iran et de l’Arabie saoudite au Moyen-Orient de 1979 à 2016, op. cit., p.27.

[6] DEVEAUX-MONCEL Arthur, « Iran – Arabie saoudite : Cette guerre froide… qui ne dit pas son nom ! », op. cit.

[7] Idem.

[8] Idem.

[9] Idem.

[10] FRIBOURG Manon, Les sphères d’influence de l’Iran et de l’Arabie saoudite au Moyen-Orient de 1979 à 2016, op. cit., p.35.

La mèche a t-elle été allumée dans la poudrière du Caucase ?

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Soldats du 8ème régiment de la république auto-proclamée du Nagorno-Karabakh (Artsakh) sortant d’une tranchée du front d’Agdam en 2004

La récente opération militaire menée par l’Azerbaïdjan a pour but l’affirmation de son autorité sur une région au statut contesté : l’Artsakh. Membre à part entière de l’Azerbaïdjan au regard du droit international, elle est dans les faits largement indépendante. Ces événements s’inscrivent dans la continuité de plusieurs décennies de tensions entre l’Azerbaïdjan et l’Arménie voisine, qui a longtemps convoité l’Artsakh pour y soutenir la population majoritairement arménienne avant de soutenir son droit à l’exercice de la souveraineté. Derrière ce conflit de légitimité, où s’affrontent les principes du droit à l’autodétermination et du respect de l’intégrité territoriale, on trouve les intérêts des puissances régionales qui profitent de l’instabilité ambiante pour avancer leurs pions. 


Ce dimanche 27 septembre, l’Azerbaïdjan a lancé une opération militaire offensive de grande envergure à l’aide de drones, hélicoptères, chars et artillerie. Le pays, par l’intermédiaire de son ministre de la Défense, affirme lancer une contre-offensive pour répondre à de récentes opérations militaires de la part de l’Artsakh et de l’Arménie. Néanmoins, plusieurs pays dont la France affirment que, selon toute vraisemblance, l’offensive serait injustifiée.

Plusieurs villes et lignes de front subissent des bombardements azéris continus, mais l’Artsakh et l’Arménie prétendent contenir l’offensive. Des combats d’une grande violence ont provoqué de nombreuses victimes, entre 1000 et 4000 pour le moment, azéries et arméniennes confondues. Les chiffres concernant les victimes civiles sont régulièrement communiqués par les trois parties, probablement dans le but de susciter une réaction d’empathie : à la date du 30 septembre, l’Azerbaïdjan en déclarait 19, et l’Arménie 13. Le bilan n’a fait que grimper au fil des jours. Des journalistes du journal “Le Monde” ont même été blessés puis rapatriés à la suite d’un bombardement azéri sur une ville arménienne. L’Arménie accuse par ailleurs l’Azerbaïdjan, vidéo à l’appui, de positionner ses véhicules d’artillerie lourde au milieu de villages pour utiliser sa population civile comme bouclier humain.

Si l’on peut d’ailleurs considérer la Turquie comme un allié évident de l’Azerbaïdjan du fait de leurs liens économiques, culturels et militaires, Recep Tayyip Erdogan  semble davantage se servir du conflit arméno-azéri pour concurrencer la Russie à ses frontières sud que pour son projet pan-turc.

L’Artsakh, une région convoitée aspirant à l’indépendance

Les conflits contemporains relatifs à la souveraineté de l’Artsakh remontent à l’écroulement du bloc soviétique. Région membre à part entière de la République socialiste soviétique d’Azerbaïdjan, l’Artsakh a profité du cadre législatif puis de l’écroulement de celle-ci pour se proclamer indépendante. Elle a rapidement été disputée à la fois par l’Azerbaïdjan, qui souhaitait la conserver sous sa tutelle, et par l’Arménie, qui souhaitait l’annexer – avec le soutien non négligeable d’une partie de la population. Au prix de violents conflits, la République d’Artsakh a conquis une relative autonomie de facto, tout en demeurant de jure sous l’autorité de l’Azerbaïdjan, seuls trois pays au monde reconnaissant son caractère d’État souverain.

L’Arménie a depuis de nombreuses années abandonné toute revendication de rattachement de cette enclave à son territoire. Elle soutient aujourd’hui le droit à l’autodétermination de la population de l’Artsakh. Elle considère dès lors ce territoire comme souverain et souhaite permettre sa reconnaissance comme État. Elle lui offre notamment un soutien militaire et économique.

L’Azerbaïdjan, par la voix de son président et de ses gouvernements successifs, invoque le droit au respect de l’intégrité territoriale. La rhétorique azérie s’appuie sur les principes légaux relatifs à la décolonisation, et pose l’inviolabilité des frontières administratives de l’Azerbaïdjan du temps de la période soviétique. Elle accuse notamment l’Arménie de vouloir annexer le territoire de l’Artsakh.

Il est à noter que pour Nikol Pashinyan, premier ministre d’Arménie qui cherche à sortir du giron russe et multiplie les initiatives diplomatiques à l’égard de son voisin, ce dossier constitue une épreuve du feu. Pour Ilham Aliyev, président d’Azerbaïdjan, c’est une épée à double tranchant : la question de l’Artsakh lui permet de se maintenir au pouvoir – surtout en période de crise liée à la chute des prix du pétrole et à aux actions de l’opposition politique azérie –, mais sa rhétorique anti-arménienne pourrait se révéler dangereuse s’il échoue aux yeux de l’opinion.

Les luttes d’influence au Caucase du Sud

Qui soutient qui ? La réponse n’a rien d’aisé. La Turquie, dont l’agenda expansionniste devient plus manifeste au fil des années, joue sur l’instabilité de son voisinage pour avancer ses pions. Si l’on peut d’ailleurs considérer la Turquie comme un allié évident de l’Azerbaïdjan du fait de leurs liens économiques, culturels et militaires, Recep Tayyip Erdogan semble davantage se servir du conflit arméno-azéri pour concurrencer la Russie à ses frontières sud que pour son projet pan-turc.

Les tensions grandissantes entre la Russie et la Turquie depuis la crise de 2015 et à propos du conflit syrien semblent aller dans ce sens. De même que la multiplication des actions militaires et diplomatiques en mers Égée et Méditerranée, en Syrie, en Grèce, à Chypre et en Libye, atteste de la volonté d’Erdogan de s’imposer comme un acteur incontournable des régions qui bordent son pays. Cette stratégie peut aussi trouver un écho dans la crise politique et économique qui agite la Turquie depuis plusieurs années.

Le jeu des États-Unis n’est pas des plus clairs. Il est nécessaire de garder à l’esprit que l’Azerbaïdjan est resté un allié de choix pour les gouvernements américains successifs du fait de sa proximité géographique avec la Russie. Bien qu’entretenant avec cette dernière des relations cordiales, la République azérie a été intégrée dans un réseau d’oléoducs passant par la Géorgie, historiquement plus proche des États-Unis et de l’Union européenne, puis par la Turquie, membre de l’OTAN. L’oléoduc Bakou-Tbilissi-Ceyhan (respectivement capitale d’Azerbaïjan, capitale de Géorgie et ville de Turquie) permet d’alimenter l’Union européenne en pétrole issu d’Asie centrale. Cette configuration a pour but d’isoler énergétiquement la grande productrice de pétrole qu’est la Russie, frappée par des sanctions qui l’empêchent d’exporter pétrole et gaz vers l’Europe. 

L’Azerbaïdjan, producteur de pétrole incontournable aux yeux de l’administration américaine pour permettre aux Européens de s’alimenter sans en passer par la Russie © US Energy Information administration

À l’inverse, l’Arménie, tout en négociant des accords avec l’Occident, a tissé des liens significatifs avec la Russie, notamment à travers des alliances économiques et stratégiques.

À quel jeu joue la Russie ? Malgré sa présence militaire à Gyumri (ville arménienne), elle est le plus grand exportateur d’armes et de systèmes d’armement en direction de l’Arménie et de l’Azerbaïdjan, ce qui ne fait pas d’elle un allié de l’un ou de l’autre. Elle laisse depuis plusieurs années la Turquie étendre son influence au Levant, en Europe et dans le Caucase sans y opposer de résistance significative. En ne réagissant pas aux manœuvres d’Erdogan, Vladimir Poutine risque de voir son hégémonie affaiblie, voire d’assister à une guerre ouverte à ses portes. Les exercices militaires à grande échelle pourraient se montrer insuffisants pour dissuader la Turquie de ne pas empiéter dans la zone d’influence russe.

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Rencontre entre Vladimir Poutine et Recep Tayyip Erdogan en mars 2017

Autre fait surprenant de ces escarmouches de juillet, mais également de septembre : l’intervention de l’Iran, sa demande de cessez-le-feu et sa proposition de médier. Si le pays avait soutenu l’Azerbaïdjan dans les années 1990, sa position a progressivement changé en faveur de l’Arménie, avec laquelle il entretient des liens économiques permettant de supporter les sanctions, mais surtout en faveur de l’Artsakh, auquel il offre soutien alimentaire, énergétique et logistique. Ce revirement prend sa source dans les conflits à la frontière irano-azérie et dans les tensions ethno-culturelles qui agitent le nord de l’Iran, où vit une population azérie plus nombreuse qu’en Azerbaïdjan.

Par ailleurs, ce mardi 29 septembre, selon des sources non vérifiées et des vidéos circulant sur les réseaux sociaux, l’Iran a été accusé par la Turquie et l’Azerbaïdjan d’autoriser le transport d’armes vers l’Arménie par camions, et ces derniers auraient été mis à feu par la population azérie du nord du pays. Il y a toutefois peu de probabilités que l’Iran prenne le parti de l’Arménie de manière trop marquée, risquant une dégradation de sa situation domestique.

Les velléités expansionnistes d’Erdogan, notamment sous fond de tension avec la Grèce, Chypre et même la France, après son intervention en Syrie avec son lot d’atrocités, en Libye et en Méditerranée, profitent de l’instabilité ainsi créée.

Quant à Israël, le pays soutient diplomatiquement l’Azerbaïdjan depuis de nombreuses années et compte l’État pétrolier parmi ses cinq plus gros clients en termes de vente de drones et d’armes. Les relations ont pu se dégrader au fil des dernières années à cause de l’utilisation faite des drones israéliens par l’Azerbaïdjan contre des civils, scandalisant l’opposition à la Knesset – mais non au point de mettre en danger le lucratif commerce d’armes entre les deux pays. L’ouverture de voies diplomatiques avec l’Arménie constitue un autre point de tension entre Netanyahou, Aliyev et Erdogan, qui voit s’agiter devant lui la reconnaissance du génocide des Arméniens comme avertissement aux agissements turcs dans la région. Il reste néanmoins peu certain qu’Israël change de camp car l’Azerbaïdjan a vu ses relations avec l’Iran se dégrader, un avantage pour Benyamin Netanyahou dont l’une des priorités est de contenir la république des Mollahs. Quoi qu’il en soit, Israël approvisionne l’Azerbaïdjan en drones depuis le début des hostilités en passant par la Turquie et ne semble en aucun cas prêt d’arrêter. Ce pays constitue en effet une pièce trop centrale dans l’axe qui rassemble les adversaires de Téhéran, pour qu’Israël se risque à compromettre sa bonne entente avec lui.

Les événements de juillet 2020, précurseurs d’une guerre ouverte ?

Tous les éléments semblent être réunis pour annoncer le début d’une guerre ouverte : le recours aux pleines capacités militaires, la loi martiale, la mobilisation des conscrits, les bombardements massifs… Ce qui se passe aujourd’hui n’est pourtant pas le fruit d’une escalade subite de la violence et prend sa source dans les événements de cet été.

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Des TOS-1A russes (utilisés dans l’armée de l’Azerbaïdjan) en train de tirer pendant un exercice tactique RCB au terrain d’exercice Shikhani en Russie

Le 12 juillet 2020, en pleine pandémie, un affrontement éclate à la frontière entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan. Les deux pays rejettent l’initiative de l’attaque, s’accusent mutuellement de violer le droit international.

A l’occasion de ces escarmouches, des centaines de morts et de blessés sont recensés par les deux côtés, de même que la destruction de centaines d’équipements militaires tels que des drones, des chars, des batteries d’artilleries, des véhicules d’infanterie. Une manifestation pro-guerre réunissant entre 10 000 et 30 000 Azéris éclate alors à Bakou, menant à l’intrusion dans le parlement azéri de manifestants réclamant la guerre, scandant des slogans tels que « Mort à l’Arménie », « Annulez les mesures contre le COVID et donnez-nous des armes ». Le conflit va ensuite s’étendre sur internet avec de nombreuses cyberattaques.

Au-delà de l’aspect local qu’a pris le conflit de juillet avec la fabrication et la prolifération de drones, ou avec le déplacement de la ligne de front, c’est toute une région qui a été déstabilisée par cette guerre. Les velléités expansionnistes d’Erdogan, notamment sur fond de tension avec la Grèce, Chypre et même la France, ou après son intervention en Libye, en Méditerranée, et en Syrie avec son lot d’atrocités, profitent de l’instabilité ainsi créée. Une crainte supplémentaire s’ajoute alors que des média pro-kurdes et syriens indiquent des recrutements de mercenaires de l’Armée syrienne libre par la Turquie pour le front en Azerbaïdjan, sans que l’on puisse confirmer ces faits, réfutés par les officiels turcs et azéris.

Ces mouvements semblent cependant avoir été confirmés au cours des derniers jours par l’Observatoire syrien des droits de l’Homme, par des sources kurdes et grecques, et surtout par les canaux de communication de la divisions Hamza elle-même (mercenaires djihadistes déployés par la Turquie en Lybie), dont des documents montrent des hommes en civil transportés par cargo militaire. En réponse aux accusations de recours au mercenariat, Erdogan accuse à son tour l’Arménie de faire intervenir dans le conflit des organisations comme le PKK ou de l’YPG, ces dernières étant désignées comme ennemis majeurs de la Turquie à l’international comme à l’intérieur du pays. Jeudi 1er octobre, à l’occasion d’un sommet européen, Emmanuel Macron a confirmé que des sources françaises et russes attestent de la présence de 300 djihadistes ayant été transportés par la Turquie en passant par Gaziantep (ville turque).

L’offensive à grande échelle de ce dimanche a suscité les réactions rapides de nombreux médias en France et à l’étranger. Des parlementaires ont massivement réagi pour dénoncer l’attaque de l’Azerbaïdjan, là où l’été dernier, la responsabilité des affrontements n’était pas établie. Depuis, les diasporas des communautés arménienne et azéri, comme à chaque conflit, luttent activement sur les réseaux sociaux pour le contrôle et la diffusion de l’information. C’est sans doute la raison pour laquelle le gouvernement azéri, qui a banni l’utilisation de plusieurs réseaux sociaux, n’a émis aucune restriction à l’usage de twitter, instrument de propagande indispensable à l’international.

Cette guerre de l’information sur internet s’est manifestée ces derniers jours sous la forme de faux profils sur les réseaux sociaux, surtout azéris, dont le but a été de propager des fausses informations aux habitants de la république d’Artsakh au sujet d’une « potentielle évacuation de la région ». Les médias anglophones n’ont pas été épargnés avec un nombre croissant de profils récents propageant des commentaires haineux sous les articles ne prenant pas le parti de l’Azerbaïdjan. On trouve une autre manifestation de cette guerre psychologique dans la volonté du régime azéri de faire croire aux attaques victorieuses de son armée en publiant des déclarations sur des prises d’objectifs stratégiques, démenties par les autres protagonistes.

Une situation qui empire, mais aucune issue pour les belligérants

Il faut ajouter aux tensions géopolitiques structurelles entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan des difficultés conjoncturelles que connaissent ces deux pays. L’Azerbaïdjan est agité par une crise économique du fait des prix bas du pétrole, et par une crise politique qui voit se succéder limogeage, remplacement et arrestation d’opposants. Le Premier ministre arménien Nikol Pashinyan, récemment élu, doit de son côté gérer une situation sanitaire critique tout en renforçant sa position fragile après la révolution de Velours [une révolution pacifique qui a induit des changements politiques profonds en Arménie en 2018 ndlr].

La transition démocratique de l’Arménie est de ce fait en danger, et la perspective d’une guerre ouverte risque de pousser Nikol Pashinyan dans le giron de la Russie, dont il souhaite pourtant s’éloigner. En face, une situation de tension extrême peut pousser le régime azéri à employer des mesures de dernier recours contre ses ennemis tant à l’international qu’à l’intérieur du pays, et augure d’un durcissement du régime.

La communauté internationale se signale par la lenteur de ses réactions. Les défaillances du groupe de Minsk [organisation internationale constituée notamment des États-Unis, de la Russie et de la France, chargée de trouver une solution aux conflits entre l’Azerbaïdjan et l’Arménie ndlr], miné par les intérêts géopolitiques divergents et son manque de moyens d’action, sont visibles dans les difficultés qu’il rencontre à réaliser ses missions : non surveillance de la fortification des lignes, manquement aux sanctions contre les deux pays qui parfois refusent d’amener les observateurs au front, absence de contrôle du cessez-le-feu…


L’auteur remercie Léa Meyer, Marie Minzikian et Sevag Sarikaya pour leur contribution à l’écriture de cet article.

L’émergence des sociétés militaires privées : la guerre à l’heure du néolibéralisme

© Logo officiel de Blackwater

La dernière tentative de coup d’État contre le président du Venezuela Nicolas Maduro n’a pas été menée par une agence liée au gouvernement américain, mais par une société militaire privée, basée aux États-Unis. Elle est symptomatique de la montée en puissance fulgurante de ces acteurs sur l’échiquier géopolitique. Plus d’un million de personnes travaillent aujourd’hui pour une société militaire privée dans le monde. Blackwater (américaine) en Irak ou Wagner (russe) en Libye [1] : ces compagnies ont pignon sur rue en zone de conflits. La privatisation de missions habituellement prises en charge par l’État ne touche dorénavant plus seulement le secteur économique, mais également les questions de défense et la gestion de la politique extérieure. La libéralisation des structures étatiques a rendu possible l’éclosion de ces sociétés. Censées combler les défaillances des armées, elles prennent aujourd’hui une importance croissante dans la conduite des affaires militaires.


Mercenaires et sociétés militaires privées

Pour nuancer le caractère supposément inédit du recours à des groupes privées par les États, il faut comprendre que ce n’est pourtant pas un fait nouveau dans l’histoire. Afin de pallier les manquements de l’armée, les structures dirigeantes ont souvent fait appel à des groupes qu’on qualifiera de « mercenaires ». Pour l’historien Yvon Garlan ce terme fait explicitement référence à « un soldat professionnel dont la conduite est avant tout dictée, non par son appartenance à une communauté politique, mais par l’appât du gain ». Stricto sensu, le recours aux mercenaires est aussi vieux que l’histoire.

«Vous ne savez donc pas que je vis de la guerre et que la paix me ruinerait »

Le cas de la Compagnia bianca (compagnie blanche) constitue réellement ce que l’on peut identifier comme l’ancêtre le plus lointain du modèle entrepreneurial des sociétés militaires privées actuelles. Créée en 1361 par John Hawkwood, cette structure rassemblait des soldats de plusieurs nationalités – Français, Anglais ou Allemands (pour beaucoup des rescapés de la guerre de Cent Ans). Cette compagnie n’a cessé de changer d’allégeance afin de se mettre au service du plus offrant, et a remporté de nombreuses batailles avant sa dissolution en 1394. Dans sa réponse à des moines qui lui souhaitaient que Dieu lui apporte la paix, Hawkwood résuma la raison d’être de sa société en une formule lapidaire : « Vous ne savez donc pas que je vis de la guerre et que la paix me ruinerait » [2]. Ces organisations dépendent essentiellement de l’existence de conflits armés entre pays.

Plus tard, le Royaume-Uni aura recours à de nombreuses reprises à ces armées privées en les dotant de prérogatives toujours plus élargies. Ce sera le cas en 1600, avec la naissance par décret royal de la Compagnie britannique des Indes orientales qui défendra le monopole du commerce dans l’océan Indien pendant plus de deux siècles.

Le recours à des contractants militaires n’est donc pas un fait nouveau, singulièrement en cas de guerre. Pourtant il est indéniable que la puissance, les missions et le statut de ces groupements ont bien évolué ces dernières décennies. On s’intéressera ici uniquement aux sociétés militaires privées qui agissent pour le compte des États et non aux entreprises de sécurité privées, employées par exemple par des ONG ou des grandes firmes.

La notion de simple « mercenaire » se retrouve dépassée par l’ampleur qu’a pris le phénomène depuis les années 90. On observe la formation d’un nouveau concept entrepreneurial bien plus complexe avec des compagnies d’envergure internationale qui ont élargi leur champ d’activité. Loin de seulement compenser les écueils de l’armée régulière, les missions déléguées aujourd’hui à ces groupements les font remplacer les États dans certains domaines. Les sociétés militaires privées sont dorénavant autonomes et agissent en dehors des cadres étatiques, avec parfois des objectifs qui divergent de ceux de leur État d’origine.

Comme l’observe le chercheur Pascal Le Pautremat, on peut également ajouter que « les frontières entre guerre ouverte et guerre secrète sont de plus en plus nébuleuses » au fil du temps. Il n’est plus aussi aisé qu’avant de discerner si l’engagement militaire est officiel ou non de la part des États.

Pour essayer de définir de façon assez simple ce que représente aujourd’hui une société militaire privée, on peut reprendre les mots de Peter Singer l’auteur de Corporate Warriors – the Rise of the Privatised Military Industry : « Une compagnie militaire privée ou CMP est une compagnie qui se charge de jouer le rôle traditionnellement joué par l’armée et les services secrets, et en général par l’appareil de sécurité national » [3].

Le marché global de ces entreprises est en constante expansion ces dernières années avec une demande toujours plus importante. Mais pourquoi les États font-ils véritablement appel à ces compagnies privées ?

Les raisons de cette externalisation

Le recrutement s’explique d’abord par la symbolique qui ressort de la réputation et de l’image de ces entreprises. Lors d’un conflit chaque mort de soldat est l’apport d’une nouvelle pierre à l’édifice des opposants de la guerre. Plus les victimes sont nombreuses, plus les gouvernants doivent gérer une opinion publique qui leur devient défavorable. A contrario, la mort de contractants n’est pas comptabilisée officiellement. La capture ou le décès de mercenaires en zone de guerre est un coût bien plus tolérable pour eux en terme d’image publique.

En plus de cela, les bavures et les éventuels cas de corruption sur le sol étranger leur sera bien moins reproché (ou seulement par ricochet). Ils peuvent donc s’ériger comme des parangons de vertus tout en menant des missions en sous-main dans le monde entier. Cette présence militaire informelle leur permet de conserver un ancrage dans des zones de conflits, dont ils se sont pourtant officiellement retirés.

La deuxième raison touche à l’impératif de rentabilité. Externaliser et donc déléguer des opérations est bien moins coûteux pour les États. Comme l’évoquait Sami Makki dans le Monde Diplomatique, le département de la défense américain estimait ainsi, en 2002, « qu’il pourrait économiser plus de 11 milliards de dollars entre 1997 et 2005 grâce à l’externalisation » [4]. Des sommes colossales donc, qui achèvent de convaincre nombre de gouvernements. L’évolution de ces organisations et la multiplication de leurs missions rendent même ces économies bien plus importantes aujourd’hui.

La période post-seconde guerre mondiale fut réellement une période faste pour les mercenaires. La décolonisation a poussé nombre de dirigeants à les employer pour contrecarrer les projets des différents mouvements indépendantistes notamment en Afrique noire, que ce soit en Guinée ou au Zaïre. Les Anglo-saxons vont profiter de cette époque fertile pour poser les bases de sociétés militaires privées. Ce sera également un des objectifs du renommé mercenaire français Bob Denard (singulièrement en « République des Comores»).

Mais c’est véritablement l’écroulement du bloc soviétique qui va permettre la formation de ce qu’on appelle aujourd’hui les sociétés militaires privées. Les États vont progressivement diminuer leur budget de la défense (notamment les États-Unis) durant cette période de détente [5]. En réponse à ces coupes majeures, des groupements conservateurs et néoconservateurs vont pousser à une externalisation de leurs moyens de défense pour éviter un retrait du pays de la scène internationale. Un lobbying assuré en particulier par des personnages comme Dick Cheney ou Paul Wolfowitz qui revendiquent le fait que les USA conservent une emprise sur le monde en tant que leader incontesté. Cette demande de délégation de la défense sera facilitée par la démultiplication des crises régionales dans le monde, que ce soit au Moyen-Orient ou dans les Balkans. La création des sociétés militaires privées résultera donc en premier lieu d’une banale logique d’offre et de demande.

Pour se distancier du mercenariat traditionnel qui avait mauvaise presse, ces sociétés vont essayer de se vendre comme des entreprises comme les autres en normalisant leur activité.

Executive Outcomes va être répertoriée comme la première organisation assimilable à une société militaire privée. Créée en 1989, elle officiera notamment en Angola et en Sierra-Leone pour lutter contre des mouvements révolutionnaires mais surtout sécuriser des territoires pour des entreprises pétrolières américaines.

Ce sera ensuite l’explosion. Près de 3000 contrats vont être signés entre le gouvernement étasunien et ces nouvelles sociétés entre 1994 et 2004 [6]. On peut penser entre autre à la guerre dans les Balkans où interviendra le groupe MPRI (Military Professional Resources Incorporated) qui aidera de façon décisive l’armée croate en modernisant son matériel tout en adaptant sa stratégie (avec le soutien de Bill Clinton).

Mais c’est une autre compagnie qui obtiendra le succès le plus retentissant : Blackwater, une société fondée par l’ultraconservateur et ancien Navy Seal, Erik Prince [7]. Cette société militaire privée va connaître une expansion express à la faveur d’un événement qui va véritablement propulser le groupe et avec lui l’activité des sociétés militaires privées.

L’attentat du 11 Septembre 2001 va rebattre les cartes de la défense américaine. Un régime ultra-sécuritaire va se mettre en place avec une demande accrue sur les questions régaliennes notamment après le Patriot Act. Les sociétés militaires privées vont se mettre en avant et seront bien servies aux moments des lancements des deux guerres en Irak et en Afghanistan. Al Clarck, un des fondateurs de Blackwater le reconnaîtra lui-même : « C’est Oussama ben Laden qui a fait de Blackwater ce qu’elle est aujourd’hui ».

Les contractants des sociétés militaires privées réussiront à investir massivement les zones de conflits avec un soutien total de l’administration Bush qui va encourager cette externalisation. Cette période marque l’ouverture d’une nouvelle ère pour les questions de défense, la privatisation va progressivement grignoter l’armée régulière depuis lors. Si les multiples bavures ont entamé la crédibilité des contractants, la parenthèse ouverte après l’attentat du World Trade Center ne s’est jamais refermée. Le nombre de compagnies s’est démultiplié avec des plate-formes de lobbying pour soutenir leur cause auprès des États.

Crimée, Libye, Sahel… les sociétés militaires privées sont aujourd’hui présentes dans la majeure partie des zones de conflits avec un pouvoir toujours plus colossal.

Une explosion du recours aux sociétés militaires privées

Après l’Irak, on observe une évolution progressive de ces entreprises. En se développant, elles vont assurer la prise en charge d’opérations toujours plus variées : interventions anti-pirates en Somalie, lutte contre le terrorisme au Sahel, opérations humanitaires… Suivant les Anglo-saxons, les autres grandes puissances vont se décider également à investir massivement dans ce type de compagnies. Des sociétés chinoises se sont par exemple implantées en Afrique, ce sera le cas pour la Crimée ou plus tard la Libye pour les Russes… (France Info a d’ailleurs tenté d’établir un bref état des lieux des opérations de sociétés militaires privées en Afrique [8]). Le nombre de contractants sur les zones de conflit n’est plus anodin. Au début de la guerre en Irak en 2003 on pouvait comptabiliser 1 contractant privé pour 10 membres de l’armée américaine et ce sera même le double quatre ans plus tard. En terme de comparaison le ratio n’était que de 1 pour 100 lors de la première guerre du Golfe.

En 2019, on pouvait même recenser 53 000 contractants américains pour seulement 35 000 soldats de l’armée régulière au Moyen-Orient [9]. Actuellement, les sociétés militaires privées emploient plus d’un million de personnes [10] pour près de 1 500 compagnies existantes [11] (chiffre de 2012). Si on rapportait ce chiffre aux armées nationales régulières, cela représenterait la seconde armée du monde.

Les missions touchent aujourd’hui un large éventail de possibles : soutien aux opérations militaires, conseil militaire (entraînement, armement…), soutien logistique (hébergement, maintenance…), sécurité civile, ou encore prévention de la criminalité (dont une bonne part de renseignement) [12]. Ces entités toujours plus volumineuses ont développé au fur et à mesure de leur évolution une capacité d’adaptation aux situations périlleuses.

Dissocier le pouvoir politique américain de ces entreprises militaires est devenu aujourd’hui impossible. (…) La soeur du fondateur de Blackwater, Erik Prince, assure actuellement le rôle de Secrétaire à l’Éducation du gouvernement Trump.

La première puissance est souvent vue comme une source d’inspiration pour le meilleur comme pour le pire. L’ampleur qu’ont pris les sociétés militaires privées dans le pays commence ainsi à devenir progressivement une tendance pour le reste du monde. Si les États-Unis ont été un vivier pour ces compagnies c’est en grande partie dû à la logique néolibérale qui s’est ancrée dans la société depuis les années 80. Pour les penseurs de ce paradigme, la privatisation entraîne une baisse des coûts tout en accroissant la qualité du service. De grandes fondations libérales accompagnées par des groupes politiques ont défendu cette vision dans les plus hautes strates de l’État, ce qui n’a pas manqué d’impacter le secteur de la défense.

Les liens entretenus entre ces sociétés et le monde politique ont favorisé l’explosion de cette délégation. Pourtant l’idée même de la rentabilité imputable à cette externalisation devrait être relativisée. En 2019, 45% des contrats signés entre le département de la défense et des contractants étaient jugés « non-compétitifs ». Il n’existait donc aucun phénomène de concurrence pouvant entraîner une baisse substantielle des coûts [13].

Mais rien n’arrête la cécité de la logique néolibérale étasunienne. Près de la moitié du budget de la défense américain de 2019 (environ 370 milliards) était ainsi consacré à des entrepreneurs privés. Cette somme a été multiplié par deux fois et demi en moins de vingt ans. Une délégation qui s’étend de la construction d’infrastructures jusque ce recours aux services de mercenaires.

Les subventions colossales sous lesquelles sont noyées leurs sociétés militaires privées explique leur succès inédit à l’aune de cette exception américaine. A titre d’exemple, la compagnie KBR (Brown & Root, and Kellogg) a pu collecter près de 50 milliards de dollars de contrats issus du Department Of Defense entre 2001 et 2019.

Les sociétés militaires privées et le complexe militaro-industriel : le cas des États-Unis

Les États-Unis constituent un cas particulier en la matière.

La gestion néolibérale de la chose militaire n’équivaut pas, de l’autre côté de l’Atlantique, à un retrait de l’État : les entreprises militaires privées doivent au contraire leur fulgurante émergence aux généreuses subventions étatiques, dont elles ont été arrosées des décennies durant. L’externalisation du secteur de la défense s’est opérée, aux États-Unis, sous le strict contrôle de l’administration. Il est donc permis de relativiser le caractère “privé » des sociétés militaires américaines, dont les actions s’inscrivent presque toujours en continuité avec les visées géopolitiques du gouvernement américain. Les États-Unis n’ont-ils pas mené à bien une étatisation du secteur militaire privé, en même temps qu’une privatisation de la défense ?

Dissocier le pouvoir politique américain de ces entreprises militaires est devenu aujourd’hui impossible. Que la famille du fondateur de Blackwater Erik Prince soit une de plus grosse contributrice du parti Républicain (auquel il a donné lui-même des sommes incalculables) n’est sans doute pas pour rien dans les liens fusionnels entre l’administration Bush et son entreprise. Une bonne partie de la famille Prince est d’ailleurs ancrée dans le monde politique. Sa propre sœur Betsy DeVos assure actuellement le rôle de Secrétaire à l’Éducation du gouvernement Trump.

Les dirigeants de la compagnie Diligence Llc, Lanny Griffiths and Ed Rogers, étaient par exemple aussi membres du lobby républicain Team Barbour Griffiths and Rogers. Mack McLarty, ancien chef de cabinet de Bill Clinton deviendra quant à lui consultant de la société après avoir quitté son poste [14].

Une relation de proximité qui touche également les hauts gradés de l’armée. « Il serait rare de trouver un officier supérieur à la retraite qui ne soit pas lié d’une manière ou d’une autre à un entrepreneur militaire », déclarait Christopher Preble, vice-président de la défense et de la politique étrangère de la Cato Institute (l’une des grandes fondations libérales américaines) [15].

Ces relations incestueuses aboutissent à des hausses régulières des subventions étatiques allouées à ces sociétés militaires privées, qui en sortent par là-même renforcées… et avec davantage de moyens pour intensifier leur lobbying visant à accroître leurs subventions. Ce cercle vicieux est aujourd’hui l’une des composantes essentielles du complexe militaro-industriel américain.

Ces sociétés militaires privées ne se contentent pas de militer pour recevoir des subventions. Elles ont également un agenda géopolitique. Leur prospérité étant liée à l’existence de conflits, c’est sans surprise qu’on les retrouve soutenir les options les plus belliqueuses sur tous les théâtres d’opération. Elles ont par exemple pesé de tout leur poids, après le 11 septembre, pour convaincre les autorités américaines que Saddam Hussein détenait bien des armes de destruction massive. Devant le comité des forces armées du Sénat, David Kay, l’un des hiérarques de la société militaire Science Application International Corporation, ira jusqu’à promouvoir une intervention armée en se cachant derrière sa fonction d’expert indépendant.

L’administration Trump semble satisfaire en tous points l’agenda des sociétés militaires privées. Accroissement sans précédent du budget militaire, explosion des contrats signés entre le Pentagone et les sociétés militaires, accroissement des tensions avec l’Iran, le Venezuela ou la Chine : depuis près de quatre ans, elles bénéficient d’une politique budgétaire, de choix géopolitiques et d’un climat médiatique qui leur sont résolument favorables.

Si ces liens incestueux avec le pouvoir politique sont possibles, c’est aussi que l’encadrement de ces sociétés laisse à désirer, ce néo-mercenariat restant encore aujourd’hui une activité au périmètre loin d’être clairement délimité.

Une activité aux statuts relativement peu définis

Un flou juridique entoure l’utilisation de cette armée auxiliaire alors que les sociétés sont pourtant souvent dépendantes de conventions internationales et de réglementations nationales.

Lors d’un conflit, le statut des personnes physiques est déterminé par la convention de Genève de 1949 et des différents protocoles qui ont par la suite enrichi le texte (notamment l’article 47 ajouté en 1977). La plupart des participants seront étiquetés en tant que « combattants ». Rentrent dans cette case à la fois l’armée régulière mais également les milices, des mouvements de guérilla (comme les FARC), etc… Ces derniers seront tenus au droit international (et donc aux questions humanitaires) en tant que potentiels utilisateurs d’armes.

Une autre catégorie serait celle des « mercenaires », mais ils sont normalement employés par une partie au conflit et participent clairement et officiellement aux combats. Les employés des sociétés militaires privées (qui sont donc des contractants) rentrent difficilement dans cette deuxième classification. Le recrutement s’effectue via une société, non par un État, et ils n’ont pas forcément pour ordre de participer au conflit (du moins officiellement). Si ce protocole lutte en partie contre le mercenariat, ce flou laisse un haut degré d’appréciation et les incriminations pénales sont peu mises en avant. Pourtant cette convention a été signé par près de 161 États ce qui en fait le seul véritable texte de loi ayant une portée quasi universelle [16].

D’autres textes internationaux ont tenté de préciser ce qu’englobe la notion de mercenaire avec des réglementations plus strictes mais rares sont les États qui en sont partie prenante (exemple du document de Montreux en 2008). S’il n’y a pas de législation stricte commune c’est aussi que les approches des gouvernements ne sont pas convergentes, notamment sur la CPI par exemple.

En parallèle, chaque État dispose de sa propre législation nationale concernant le mercenariat. Les USA se reposent ainsi sur un certain nombre de textes qui réglementent par exemple l’exportation de connaissances, de biens et de services en matière de défense. Un certain contrôle de la part de la justice et des législateurs a été également prévu. Le Congrès a un droit de regard, mais uniquement sur les contrats dont la somme est supérieure à cinquante millions de dollars. En cas de bavure dont la gravité est constatée, les contractants peuvent aussi tomber sous la juridiction de la Cour martiale.

Des élus comme Jan Shakowsky (élue de l’Illinois à la Chambre des représentants) poussent depuis plusieurs années pour que des normes plus strictes soient adoptées en matière de transparence des activités des sociétés militaires privées.

La France défend pour l’instant une position bien plus ferme sur le sujet. La loi relative à ces compagnies adoptée en Avril 2003 réprime assez durement l’activité de mercenariat. Pourtant elle conserve une certaine ambiguïté, n’interdisant pas les sociétés qui travaillent selon les lois anglo-saxonnes [17].

Les sociétés militaires privées disposent d’un arsenal juridique qui leur permet de s’adapter et de trouver des failles aux réglementations nationales et internationales. Après que l’Afghanistan et l’Irak aient interdit la présence de ces compagnies sur leur territoire, nombre d’entre-elles ont tout simplement changé l’appellation de leur fonction devenant des “entreprises de gestion des risques”. Malgré l’interdiction officielle, des sociétés-écrans continuent leurs activités. Suite à l’interdiction de Blackwater, Erik Prince a ainsi tout simplement créé une nouvelle compagnie : Frontier Services Group, très active en Afrique.

Incontestablement, les législations actuelles sont incapables de contrôler réellement ce qui se passe lors des conflits.

Une impunité quasi totale en zone de guerre malgré les scandales

Si les sociétés militaires privées ont eu souvent droit à une médiatisation défavorable c’est aussi que certaines de leurs opérations ont pu mal tourner. On ne compte plus le lot de scandales relevant d’affaires de contractants de sociétés militaires privées.

La plupart du temps, ces bavures ne sont pas relevées et restent impunies. Aucune transparence n’est requise de la part des sociétés militaires privées qui se défaussent bien souvent de leur responsabilité en cas de complications. Les objectifs de l’armée ne sont pas ceux des compagnies, le désordre peut leur servir pour assurer leur sécurité.

Il arrive que certaines affaires n’arrivent pas à être camouflées et finissent par être médiatisées. Ce fut le cas par exemple pour la compagnie DynCorp poursuivie pour un scandale d’esclavage sexuel impliquant des mineurs en Bosnie en 1999 [18] .

Ou encore pour la société CACI International, Inc, accusée d’avoir fait usage de la torture dans la prison d’Abou Ghraib entre 2003 et 2004 [19] .

Plus retentissant, la société Blackwater ne put échapper à des poursuites après que cinq de ses gardes privés aient ouvert le feu et causé la mort de dix-sept civils irakiens (et une vingtaine d’autres blessés) le 16 Septembre 2007 [20]. À son audition devant le Congrès le 2 Octobre 2007, Erik Prince déclarera simplement que « les civils sur lesquels il a été fait feu étaient en fait des ennemis armés ». Malgré plusieurs preuves démontrant une certaine préméditation de la part de certains gardes, le procès s’étalera sur plusieurs années avant de finir par la condamnation de trois agents à des peines réduites (entre douze et quinze ans de prison).

Le marché global de ces compagnies, qui s’élève à plus de 210 milliards de dollars, pourrait atteindre 420 milliards en 2029. Sera-t-il alors possible d’opérer un retour en arrière, lorsque cette logique de délégation au privé aura atteint de telles proportions ?

Blackwater est le symbole de l’impunité dans laquelle prospère les compagnies privées. On reproche à la société plus de 195 crimes et délits graves simplement sur le sol irakien [21], mais dans la plupart des cas ils ne furent suivis d’aucune poursuite.

Le New York Times dévoilera même une note en 2014 qui nous montre que l’administration américaine était parfaitement au courant des dérives de Blackwater [22]. En Août 2007, Jean Richter, un enquêteur du département d’État américain s’est rendu en Irak afin « d’évaluer les performances » de la compagnie. Il y détaillera un nombre incalculable de fautes graves, jusqu’à sa prise de contact avec le responsable de la société en Irak qui ira jusqu’à menacer sa vie [23]. Une toute puissance que les États-Unis ne remirent jamais en cause. Blackwater, devenu depuis Academi, conserve un haut niveau de responsabilité aujourd’hui qui n’est que peu contesté (Erik Prince défendait encore la privatisation de la guerre en Afghanistan l’année dernière [24]).

Cette concentration des critiques autour du cas ultra-médiatisé de Blackwater finira pourtant par masquer des affaires autrement plus importantes avec d’autres compagnies. Si la société a fini par être célèbre en acquérant une réputation désastreuse, elle reste l’arbre qui cache la forêt et permet de passer sous silence l’intervention d’autres organisations comme Kellogg Brown and Root. Peter Dale Scott l’établit de manière convaincante dans son ouvrage The American War Machine : la sulfureuse compagnie assure une fonction de paravent en détournant l’attention des affaires des autres sociétés.

La récente déconfiture vénézuélienne

Récemment, l’intervention ratée d’une société militaire privée a été en partie oblitérée du champ médiatique malgré l’importance qu’aurait pu prendre l’opération. Une tentative de coup d’état au Venezuela qui s’est déroulée dans la nuit du 2 et 3 Mai et qui a rapidement tournée au fiasco pour les instigateurs [25]. « L’Opération Gedeon » avait été préparée depuis des pays voisins dont la Colombie et impliquait plus d’une dizaine de paramilitaires et plusieurs autres dizaines d’hommes. Parmi ces soldats deux d’entre eux ont retenu l’attention : Luke Denman et Airan Berry deux citoyens américains, respectivement ancien béret vert et ancien soldat des Forces spéciales. Après l’échec de leur opération et leur arrestation, les deux hommes avoueront publiquement leurs objectifs dans une confession filmée et diffusée à la télévision vénézuélienne [26]. Denman expliquera qu’il était chargé d’entraîner des soldats vénézuéliens près de la frontière du pays et que le plan devait permettre de sécuriser Caracas et son aéroport principal. Un prérequis avant de faire tomber et d’exfiltrer Nicolas Maduro jusqu’aux États-Unis.

Il donnera également l’identité des commanditaires de l’expédition : une société militaire privée du nom de Silvercorp USA, dirigé par un ancien béret vert, Jordan Goudreau. La compagnie n’est pas la première venue, elle aurait même assuré la sécurité de plusieurs meetings du président américain depuis 2018. Si beaucoup ont douté du bien fondé de l’opération qui finira par renforcer Maduro, Jordan Goudreau finira lui-même par reconnaître publiquement l’implication de sa société. Il apparaîtra dans une vidéo au côté de Javier Nieto Quinter (ancien capitaine de la garde nationale vénézuélienne) en assumant la légitimité de l’intervention.

Pour Juan Guaidó l’opposant principal de Maduro, et pour Washington, tout sera fait pour ne pas être relié à ce fiasco qui rappelle furieusement la fameuse opération de la « baie des cochons ». Pourtant pour Guaidó les choses seront plus compliquées. Denman l’impliquera nommément dans sa vidéo confession. Du coté de Silvercorp également, on diffusera l’extrait d’un contrat de 213 millions de dollars sur lequel apparaît la signature de Guaidó. Le Washington Post finira même par publier un second contrat reliant la société militaire privée à des proches de l’opposant vénézuélien [27]. Ces derniers, sous pression, tenteront de se dédouaner en affirmant que « ce n’était qu’un contrat exploratoire » et que les liens avec la compagnie étaient rompus bien avant l’intervention.

Cette histoire sera un ratage complet du début jusqu’à la fin. Guaidó finira affaibli, Silvercop discrédité, et des soupçons pèseront sur une possible implication des États-Unis.

L’opération aurait cependant pu avoir de forts retentissements si elle avait été mieux préparée et plus volumineuse. Elle pose dans tous les cas la question de la souveraineté des États, notamment ceux de l’hémisphère Sud, face aux sociétés militaires privées.

Quel avenir pour les sociétés militaires privées ?

L’idéologie néolibérale s’est parfaitement ancrée dans le milieu de la défense, le recours aux contractants risque de se démultiplier dans les prochaines décennies.

Le marché global de ces compagnies, qui s’élève à plus de 210 milliards de dollars, pourrait atteindre 420 milliards en 2029, selon le centre d’analyse Visiongain [28]. Sera-t-il alors possible d’opérer un retour en arrière, lorsque cette logique de délégation au privé aura atteint de telles proportions ?

À trop déléguer, les pays finissent par se déposséder peu à peu de l’emprise qu’ils avaient sur la chose militaire. Tous les États ne sont évidemment pas au même niveau en terme de recours aux sociétés militaires privées – la France, par exemple, étant plutôt en défaveur de cette externalisation, bien qu’elle ne rejette pas l’utilisation d’entreprises de « conseil » dans le domaine (comme GEOS). Pourtant, la plupart des gouvernants tendent vers une légalisation progressive de l’activité. Même en hexagone, des groupes de pressions se forment pour faire accepter cette délégation [29] (comme l’atteste le rapport de 2012 présenté par les députés Christian Menard (UMP) et Jean-Claude Violet (PS), en faveur des sociétés militaires privées).

Plusieurs raisons peuvent faire craindre cette utilisation intensive de groupes privés en remplacement de l’armée régulières [30]. On a déjà évoqué le peu d’emprise des gouvernements sur ces compagnies avec une autonomie quasi totale dans leurs décisions. Du fait du lien intrinsèque entre sécurité et confidentialité, il est extrêmement difficile pour les gouvernements d’avoir accès aux clauses des contrats signés par ces entreprises.

Mais comme le souligne Elliott Even, il est également à craindre de voir se profiler une perte de savoir-faire et ce qui pourrait constituer un brain drain des forces armées vers les sociétés privées. La logique d’externalisation et les salaires avantageux du privé ne peuvent que pousser les spécialistes (dans le secteur des nouvelles technologies notamment) à se détourner du service de l’État. Certains domaines de compétence risquent ainsi de devenir la possession exclusive des sociétés militaires privées dans plusieurs années. À l’horizon de la délégation, la dépendance.

Enfin comme l’évoquait en son temps Hawkwood, les compagnies militaires privées vivent de la guerre. Attiser les braises pour provoquer des affrontements entre pays n’effraierait pas nombre d’entre-elles (tout comme faire du lobbying auprès de gouvernements pour obtenir une guerre). Elles ne sont mues que par l’impératif de maximisation du profit. Elles n’hésitent donc pas à dramatiser les risques que courent les populations pour vendre leurs matériel de contrôle et proposer leurs services, favorisant les factions les plus belliqueuses au sein des États et recourant à la propagande de guerre pour légitimer leur existence.

Déléguer, oui… mais à quel prix ?

Notes :

[1] : https://www.rfi.fr/fr/europe/20200201-groupe-wagner-une-soci%C3%A9t%C3%A9-militaire-priv%C3%A9e-russe (Wagner)

[2] : https://www.cairn.info/revue-inflexions-2007-1-page-137.htm

[3] : https://www.youtube.com/watch?v=6LaSD8oFBZE (Vice)

[4] : https://www.monde-diplomatique.fr/2004/11/MAKKI/11663

[5] : https://journals.openedition.org/sdt/20562

[6] : https://www.persee.fr/doc/polit_0032-342x_2004_num_69_4_1117

[7] : https://www.lesechos.fr/2009/07/blackwater-une-armee-tres-privee-474501

[8] : https://www.francetvinfo.fr/monde/afrique/guinee-equatoriale/passage-en-revue-des-mercenaires-chiens-de-guerre-et-autres-societes-militaires-privees-presents-en-afrique_3749699.html

[9] : https://www.washingtonpost.com/national-security/2020/06/30/military-contractor-study/

[10] : https://www.lexpress.fr/actualite/monde/afghanistan-irak-des-guerres-tres-privees_894324.html

[11] : http://www.assemblee-nationale.fr/13/rap-info/i4350.asp (Rapport parlementaire AN 2012)

[12] : https://www.cairn.info/revue-inflexions-2007-1-page-107.htm

[13] : https://watson.brown.edu/costsofwar/files/cow/imce/papers/2020/Peltier%202020%20-%20Growth%20of%20Camo%20Economy%20-%20June%2030%202020%20-%20FINAL.pdf

[14] : https://www.sourcewatch.org/index.php/Diligence,_LLC

[15] : https://www.washingtonpost.com/politics/pentagon-nominees-ties-to-private-firms-embody-revolving-door-culture-of-washington/2017/01/19/3524e8f4-dcf9-11e6-918c-99ede3c8cafa_story.html?utm_term=.3650925cd8bf

[16] : https://www.youtube.com/watch?v=37FPLhAU9uU (RT France)

[17] : https://www.monde-diplomatique.fr/2004/11/VIGNAUX/11674

[18] : https://www.theguardian.com/world/2001/jul/29/unitednations (DynCorp)

[19] : https://www.washingtonpost.com/local/public-safety/abu-ghraib-contractor-treatment-deplorable-but-not-torture/2017/09/22/4efc16f4-9e3b-11e7-9083-fbfddf6804c2_story.html (CACI International Inc)

[20] : https://www.liberation.fr/planete/2007/10/08/en-irak-blackwater-accuse-de-massacre-delibere_12437 (Blackwater)

[21] : https://www.reuters.com/article/us-iraq-usa-blackwater/blackwater-involved-in-195-shootings-report-idUSN0150129520071002

[22] : https://www.marianne.net/monde/blackwater-en-irak-la-securite-sans-foi-ni-loi

[23] : https://www.nytimes.com/interactive/2014/06/30/us/30blackwater-documents.html

[24] : https://www.youtube.com/watch?v=KOB4V-ukpBI (interview de Erik Prince pour Al Jazeera en faveur de la privatisation de la guerre en Afghanistan en 2019)

[25] : https://www.mediapart.fr/journal/international/150520/au-venezuela-l-echec-d-une-operation-de-mercenaires-embarrasse-l-opposition (Venezuela)

[26] : https://www.theguardian.com/world/2020/may/06/venezuela-maduro-abduction-plot-luke-denman-americans-capture   

[27] : https://www.washingtonpost.com/world/2020/05/07/de-miami-venezuela-fall-el-plan-de-capturar-maduro/ (contrat Guaido)

[28] : https://www.visiongain.com/private-military-security-services-market-set-to-grow-to-420bn-by-2029-says-new-visiongain-report/ (Rapport centre d’analyse Visiongain)

[29] : https://www.lemonde.fr/international/article/2013/05/29/les-societes-militaires-privees-francaises-veulent-operer-plus-librement_3420080_3210.html

[30] : https://www.cairn.info/revue-inflexions-2014-1-page-149.htm

Covid-19, temps de guerre contre les grands précaires

Tente lacérée
Des associations d’aides aux migrants comme Utopia 56 constatent la multiplication des actes de destruction des biens des migrants par la police. Ici, on voit une tente lacérée. ©Utopia 56 Paris / Ile-de-France

Des centaines milliers de précaires abandonnés face au coronavirus et dans la misère grandissante, l’impréparation d’un État face à la pandémie de pauvreté qui arrive, des actes de harcèlement et de violences des forces de l’ordre qui se multiplient, des migrants confinés dans des camps insalubres dont ils sont inlassablement expulsés. Et si dans un pays où le chef de l’État vient de promettre d’aider “les plus fragiles et les plus démunis”, la crise du Covid-19 était en fait devenue l’opportunité d’un temps de “guerre” contre les grands précaires ?


Après un discours du 16 mars 2020 moralisateur et martial marqué par son fameux « nous sommes en guerre », Emmanuel Macron a adopté un ton beaucoup plus satiné pour son allocution du 13 avril 2020. Comme pour les services publics, cette « première ligne » dont il semble avoir découvert l’utilité, le Président de la République a également appris aux Français que « pour les plus fragiles et les plus démunis, ces semaines sont aussi très difficiles. »

Comme pour l’hôpital public en surchauffe depuis des années qui a enfin bénéficié de moyens supplémentaires, on s’attendrait donc à voir des renforts arriver pour les plus pauvres qui vivent dans la rue, sous des tentes ou dans des hébergements d’urgence. Pourtant, alors que la crise sanitaire frappait, le secteur médico-social a été contraint par l’impréparation de l’État à la fermeture de nombreux points de contact et services répondant aux besoins les plus nécessaires et urgents des grands précaires. Là aussi, les conséquences de la logique comptable et de la baisse constante des moyens financiers se dévoilent.

Paradoxalement, la « guerre » déclarée par le Président de la République au coronavirus, se traduit depuis plusieurs semaines par une aggravation de la situation des plus pauvres qui sont plus que jamais privés de la possibilité de se défendre contre la maladie. Et c’est finalement en observant les violences exacerbées qui leur sont faites que l’on découvre le véritable champ de bataille. Il se trouve dans les rues désertées, et de plus en plus, dans les zones périphériques et les no man’s land où les matraques et les gaz lacrymos des forces de l’ordre peuvent se libérer plus discrètement.

Alors que le confinement des Français rend notre société aveugle, celles et ceux que l’on ne regarde pas habituellement sont plus que jamais dans les angles morts du regard social parfois protecteur. La crise du COVID-19 deviendrait-elle un temps de guerre contre les grands précaires ?

Confinés dehors, des êtres humains assignés à l’indignité

Durant la première quinzaine d’avril, on accompagne à plusieurs reprises des bénévoles d’associations et collectifs qui effectuent des maraudes, formes de déambulations solidaires aux travers desquelles on va vers les personnes sans abri pour leur offrir un contact humain, une écoute et souvent, une aide matérielle. Dans les rues semi-désertées du nord-est de Paris, on rencontre des personnes, on entend leurs parcours de vies (plus souvent, de survie) et on découvre une réalité sociale qui n’a rien de nouveau mais que la crise du COVID-19 rend plus visible encore : le voile de la foule s’est dissipé pour laisser la rue à ceux qui continuent à l’occuper, parce qu’ils l’habitent, à défaut de pouvoir se loger autrement ; plus visibles que jamais et pourtant, toujours invisibles au regard de la dignité humaine.

On trouve des femmes et des hommes allongés sur des matelas décharnés ou sur le béton, marchant le corps courbaturé et endolori par les coins de bétons qui les accueillent, ou bien assis le regard fixe et dans un lointain inaccessible, parcourant peut-être leurs histoires et leurs drames. La crise sanitaire actuelle ayant obligé bon nombre d’associations à la fermeture de leurs points de contacts au moins dans un premier temps, ces gens ont perdu une part de leurs rares repères en même temps que des lieux d’accès aux biens et services de première nécessité. Souvent dépourvus d’accès à un téléphone (dont le vol est courant) et à une information chaotique, ils ne savent plus vraiment où aller et leur suivi dans le temps devient presque impossible. Des associations comme Emmaüs Connect travaillent à attribuer des smartphones aux sans-abris mais la démarche est compliquée et lente pour ces personnes qui vivent au jour le jour.

 

Maraude SC
Photo antérieure à la crise. Pour le Secours Catholique, les maraudes sont d’abord l’occasion d’échanges humains pour des personnes qui sont isolées. ©Secours Catholique

La mendicité est devenue plus compliquée du fait des gestes barrières et de la raréfaction des contacts.

Il y a ceux qui vivent seuls comme Pierre (les prénoms ont été changés), place du Colonel Fabien, arrivé à Paris après avoir vadrouillé dans le Nord de la France et qui se trouve coincé dans la rue avec ses caddies et valises qui sont ses derniers bien et en même temps son boulet : les bagageries sont très largement fermées, et il ne peut plus y déposer ses biens et prendre le temps d’aller prendre une douche ou bien un repas chaud à l’un des quelques points de distribution qui ont rouvert, de peur qu’on lui vole ses dernières affaires. Pris dans ce dilemme, il vit en grignotant ce que lui permet une mendicité devenue plus compliquée du fait des gestes barrières et de la raréfaction des contacts.

Comme beaucoup, et malgré l’action des bénévoles, des centaines de milliers de personnes sont confinées dehors et assignées à l’indignité sous toutes ses formes.

On trouve également de petits groupes, comme sous le pont aérien du côté de la Place Stalingrad, où Amadou sort de la petite tente Quechua où il dort au moins avec deux autres personnes : « On est heureux de vous voir, ça fait plaisir ! Des documents sur la maladie ? Si tu m’en donnes, je peux partager avec les autres, moi je connais tout le monde et tout le monde me connait (rires). » Lui et ses compagnons d’infortune ont faim et quand les bénévoles du Secours Catholique leur ramènent à manger, ils se mettent à partager joyeusement le pain, les sardines, l’eau et les blancs de poulets, entre eux mais aussi avec d’autres personnes qui passent à proximité du petit campement. Une femme fait partie du groupe, mais les bénévoles présents, qui sont tous des hommes, hésitent à aller discuter avec elle de protections hygiéniques : « D’abord, les serviettes, c’est un sujet délicat à aborder pour une femme face à des mecs. Et puis, ajoute Clément, on craint de créer d’éventuelles tensions dans le groupe en abordant le sujet, et de générer des violences. C’est compliqué, il faudrait vraiment faire des équipes mixtes. »

Maraude Migrants Solidarité Wilson
Le long des canaux à Paris. Depuis le début de la crise sanitaire, les volontaires engagés dans les maraudes portent masques et gants pour respecter les gestes barrières. ©Collectif Solidarité Migrants Wilson

Dans toutes les associations rencontrées, on souligne et se réjouit de l’élan de solidarité apparu avec l’afflux massif de nouveaux volontaires, souvent des jeunes et des actifs qui n’avaient pas le temps et pallient l’impossibilité des plus âgés de se rendre sur le terrain en raison de la pandémie. « On a dû repenser notre action et on a pu sensibiliser des personnes de tous milieux de manière inédite, raconte Solène Mahe qui s’occupe de la mobilisation des bénévoles au Secours Catholique. On espère que ces nouvelles solidarités seront durables dans le temps. ».

« Pour eux, le Coronavirus est une maladie de riche »

Partout, ces personnes sont dans l’attente d’un logement depuis quelques semaines, plusieurs mois ou, plus souvent, plusieurs années et elles sont bien conscientes que l’offre d’hébergements d’urgence est plus saturée que jamais : « Vous dites que vous allez voir pour m’avoir un logement, mais moi, ça fait vingt ans qu’on me dit ça, vingt ans ! Comment voulez-vous que j’y crois encore ? J’ai plus confiance en rien, moi ! » se révolte Mohammed, 70 ans, assis du côté de la rue de Belleville et tout juste sorti d’une longue hospitalisation pour des problèmes cardiaques.

Les personnes pour qui l’amour est la dernière richesse refusent d’y renoncer.

Parfois la bonne santé est leur dernière richesse, mais les soucis sanitaires viennent bien souvent empirer des problématiques sociales qui elles-mêmes empêchent l’accès aux soins. Dans l’immense catalogue des dommages physiques, on trouve des dents et des peaux rongées par le manque de soins, les maladies graves non prises en charges pour des raisons diverses, parfois aussi, les bouffées de cracks et les lésions de seringues, et des situations de manque extrêmement nombreuses et douloureuses. Il faut dire que l’économie souterraine sous toutes ses formes, notamment le trafic de drogue, est aussi paralysée que l’économie légale.

Du côté de Guillaume et Cindy, qui sont en couple, la jeune femme témoigne de ses problèmes : « Il y a quinze jours, on m’a retiré un staphylocoque doré, mais là j’ai un abcès dentaire qui me fait très mal. Et puis j’ai une infection urinaire, j’ai peur que ça remonte dans les reins… Il y a des types violents dans la rue. J’ai mal et j’ai peur. » Les bénévoles l’incitent fortement à aller à l’hôpital mais le couple a trop peur d’être séparé, et les premiers n’insistent pas beaucoup plus et feront un signalement à Médecins du Monde : tout couple qui vit ou a vécu une séparation involontaire en comprend le drame, alors comment ne pas entendre que les personnes pour qui l’amour est la dernière richesse refusent d’y renoncer ?

Boubacar, bénévole au Secours Catholique
Bénévole expérimenté au Secours Catholique, Boubacar encadre les nouveaux volontaires et les forme à “l’aller vers” qui facilite l’échange avec les personnes isolées. ©Gaël Kerbaol / Secours Catholique-Caritas France

Mais alors, quid du COVID-19 ? Les bénévoles des diverses associations engagées sur le terrain savent bien que la documentation qu’ils distribuent sur la maladie est inopérante : comment des personnes qui n’ont pas les moyens de prendre soin d’elles en temps normal le pourraient davantage aujourd’hui ? « Ils savent et voient ce que c’est, explique Boubacar, bénévole au Secours Catholique, mais pour eux, le Coronavirus c’est une maladie de riche, et surtout un manque à gagner parce qu’ils vivaient de la mendicité dans des rues maintenant désertées. »

Devant un petit supermarché, un vigile empêche un sans-abri d’entrer dans l’établissement : Gregor est pieds nus, enveloppé dans un sac de couchage lui-même couvert d’excréments.

Après le coronavirus, la pandémie de grande pauvreté

Si les situations de précarité sont à ce point dramatiques à ce jour, c’est bien moins du fait de la pandémie qui n’est qu’un nouveau révélateur de leur extrémité, qu’en raison des sérieux manquements de l’État. Amélie Gilbert, animatrice de réseaux au sein du Secours Catholique, nous dresse un portrait du champ du social et de la grande précarité en France, c’est-à-dire quinze années de politiques désastreuses pour les grands précaires.

« Après la Seconde guerre mondiale et depuis, nous explique-t-elle, la grande exclusion a longtemps été pensée comme un problème marginal, une anomalie à régler avec des solutions de réintégration à ce qui est envisagé comme la norme. Mais dans les dernières décennies, nous avons non seulement assisté à la massification de la grande précarité du fait des chocs économiques et migratoires, mais à une évolution des publics et formes d’exclusion avec davantage de jeunes, de travailleurs pauvres et de migrants. »

Le gouvernement sera-t-il au rendez-vous de ce choc social qui suivra une crise économique très probablement plus forte que celle de 2008 ?

L’enjeu du logement (et de sa crise) est devenu l’un des principaux dénominateurs communs et thermomètre de la grande précarité en France. Si les statistiques sont compliquées à comparer dans le temps, car l’INSEE a cessé de compter le nombre de personnes vivant à la rue au début des années 2000 (elles étaient environ 130 000), des structures de la société civile comme la Fondation Abbé Pierre nous permettent tout de même un suivi dans le temps grâce à un rapport annuel. Pour ne compter que les plus fragilisés, sur les 902 000 personnes privées de logement personnel en France début 2020, 143 000 « sans-domiciles » dormaient dans la rue et 91 000 dans des habitats de fortune. En somme, les statistiques racontent à quel point les Pierre, les Guillaume, les Cindy, les Amadou et les Mohammed sont toujours plus nombreux.

Statistiques Abbé Pierre
Les chiffres du mal-logement. Issu du rapport sur l’état du mal-logement en France 2020, de la Fondation Abbé Pierre. ©Fondation Abbé Pierre

On se trouve bien loin des promesses de Nicolas Sarkozy qui promettait en 2006 « zéro SDF en deux ans » ou même des intentions d’Emmanuel Macron qui déclarait le 27 juillet 2017, lors d’un discours sur sa politique en matière d’accueil des demandeurs d’asile : « La première bataille, c’est de loger tout le monde dignement. Je ne veux plus d’ici la fin de l’année avoir des femmes et des hommes dans les rues. » On comprendra que déjà martial, le discours n’en était pas moins déjà inopérant, voire contraire dans les faits.

« Sachons sortir des sentiers battus, des idéologies et sachons nous réinventer, moi le premier, déclarait Emmanuel Macron le 13 avril 2020. » Avec la crise économique qui arrive et des répercussions humanitaires à l’échelle mondiale, les associations du secteur de la solidarité se préparent mentalement à une pandémie de pauvreté. Lors de la crise de 2008, le gouvernement Fillon avait renfloué les banques, préservé la spéculation financière et laisser fleurir la pauvreté. Le gouvernement sera-t-il au rendez-vous de ce choc social qui suivra une crise économique très probablement plus forte que celle de 2008 ?

L’impréparation sociale de l’État face aux chocs de misère

Force est de constater que pour l’instant, il ne l’a pas été jusqu’à présent. Ni Olivier Véran, ministre de la Santé et des Solidarités, ni Christelle Dubos (la secrétaire d’État concernée) n’ont fait d’autres annonces que la création d’une plateforme destinée à recruter davantage de bénévoles sur le terrain : une solution numérique plus communicationnelle qu’opérationnelle, très peu coûteuse, très Startup Nation en somme (comme quoi la réinvention a ses limites). Et l’on ne connaît toujours pas le détail de « l’aide supplémentaire pour les plus démunis » évoquée par Emmanuel Macron, ni celui sur les moyens de la faire parvenir à celles et ceux qui n’ont même pas de boîte postale pour la recevoir.

« Face à cette situation qui ne cesse de s’aggraver, les moyens mis en place par l’État sont nettement insuffisants, explique à nouveau Amélie Gilbert. On ne rattrape pas quinze années de politiques sociales désastreuses en quatre semaines. Or, comme pour les retards calamiteux dans l’arrivée de masques, de gants et de matériels de santé, l’impréparation de l’État en matière sociale va nous tomber dessus, et c’est cette impréparation qui coûtera à la société, bien plus que le Covid-19 en lui-même. La capacité des pouvoirs publics est d’autant plus incertaine qu’on est à l’aube d’une crise humanitaire à l’échelle mondiale. » Ce qui est certain en revanche, c’est que la crise sanitaire vient révéler des contradictions anciennes et grandissantes entre les visions de société des associations et celles de l’État.

Le travail social a perdu de sa dimension politique pour se limiter aux aspects de l’accompagnement individuel.

En effet, les associations qui ont dû prendre le relais des acteurs publics en matière de travail social sont confrontées depuis des années à une raréfaction des ressources financières qui non seulement brident la liberté et la vision des projets associatifs mais les mettent en concurrence : il s’agit avant tout de répondre à des appels à projets. « Le travail social a perdu de sa dimension politique pour se limiter aux aspects de l’accompagnement individuel au détriment des actions de plaidoyer et de défense des droits. »

Le travail de sape des services publics opéré depuis une quinzaine d’années, et accéléré depuis le début du quinquennat Macron, sature l’ensemble des dispositifs sociaux et sanitaires et créé des effets pervers : par exemple, le secteur de l’urgence sociale a été fortement impacté par la baisse des moyens de la psychiatrie et la suppression de nombreux lits, conduisant de nombreux patients directement dans la rue avec des conséquences individuelles et collectives dramatiques. On n’est ainsi pas surpris de trouver dans les rues parisiennes des personnes comme Ahmed, Andrea ou Claire, plus ou moins conscientes de leurs problèmes psychiatriques, souvent en rupture de parcours de soins et de suivi social.

« Bien sûr, ce sont eux que les flics décident d’aller déloger »

Alors que dans la crise du COVID-19 le chef du gouvernement appelle à se réinventer, l’État qui a recentralisé les dispositifs de l’action sociale et attribue les hébergements d’urgence via le SIAO (Service intégré d’accueil et d’orientation), continue à inscrire son action dans des logiques court-termistes, dépensant des sommes colossales dans des nuitées hôtelières plutôt que d’investir dans la création de solutions de logement durables et financièrement durables. Les familles qui ont la chance de pouvoir être logées le sont dans de minuscules chambres d’hôtel aux propriétaires souvent peu consciencieux (on pourrait aussi bien parler de marchands de sommeil conventionnés), où l’on s’entasse parfois trois ou quatre personnes dans 10m². Et parce que sont logées en priorité les personnes atteintes de pathologies lourdes, l’État les place donc dans une situation de confinement extrême, où l’impossible respect des gestes barrière et de la distanciation sociale est de fait, génératrice de nids épidémiques propice à une propagation extrêmement mortifère du coronavirus. Les cas d’hospitalisations urgentes ne cessent de se multiplier pour ces personnes déjà affaiblies.

A quelques kilomètres de la Tour Eiffel, à Calais ou ailleurs en France, dans des campements qui sont l’image même de la crise humanitaire.

Cette incompétence criminelle de l’État se double d’actes de violence beaucoup plus intentionnels. Clément, bénévole au Secours Catholique, évoque l’une de ces scènes dont il a été témoin : « Au milieu de la Place du Colonel Fabien désertée, alors les joggeurs font leur footing tranquillement de fin de journée, trois SDF se tiennent assis sur des bancs, médusés et à distance les uns des autres. Et bien sûr, ce sont eux que les flics décident d’aller déloger, leur ordonnant d’évacuer la zone même s’ils n’ont pas de chez eux où aller… » Boubacar, volontaire dans la même association, témoigne quant à lui de nombreux actes de délits de faciès : « C’était le long du canal de l’Ourcq dans l’après-midi, il y avait de nombreux promeneurs. J’ai vu les policiers se diriger systématiquement et à plusieurs reprises vers des hommes jeunes à la peau noire. » Ilham et Simone, couple serbo-égyptien à la rue et séparé de ses quatre enfants, évoquent tristement « le racisme de la police, de certains passants et aussi de quelques autres SDF qui croient que les étrangers sont mieux lotis que les Français… »

Maraude à vélo
Avec l’expulsion et la dispersion des campements de sans-abris, les volontaires comme ceux du collectif Solidarité Migrants Wilson se sont lancés dans des maraudes à vélo. ©Solidarité Migrants Wilson

Sans doute est-ce là la partie la plus visible et le signal faible d’actions de violence plus physiquement brutales qui se déroulent à l’abri du regard social, confiné et plus éloigné que jamais des angles morts médiatiques et des zones périphériques. C’est là même, à quelques kilomètres de la Tour Eiffel, à Calais ou ailleurs en France, dans des campements qui sont l’image même de la crise humanitaire, que l’on trouve celles et ceux qui sont en première ligne de la répression : les migrants et plus particulièrement, les sans-papiers. Pour eux, le quinquennat Macron a commencé avec les circulaires des 4 et 12 décembre 2017 qui donnaient aux forces de l’ordre le pouvoir d’aller contrôler les personnes hébergées dans des foyers de migrants. Alors que ces personnes sans-papiers se trouvaient déjà exclues par la loi du marché du travail, (paradoxe d’un pays où travailler permet d’être régularisé mais où l’on a pas le droit de travailler si on n’est pas régularisé), voilà qu’elles se trouvaient mises hors du circuit de l’hébergement sous le poids de la menace d’expulsion, les confinant plus que jamais hors du circuit légal de la société.

« C’est toujours la colonisation, partout la colonisation, et ça continue, et si ça continue encore, le monde n’y survivra pas. »

Dès lors, et puisque le gouvernement n’avait prévu aucune alternative, comment s’étonner d’avoir vu fleurir des champs de tentes vétustes, là où les sans-papiers n’avaient pas encore été chassés. Clément et Silvana sont membres du collectif Solidarité Migrants Wilson créé en 2016 à Saint-Denis, qui apporte de l’aide aux migrants sous formes de repas et parfois d’autres biens de première nécessité : « On fait ce que l’État ne fait pas, tout en réclamant à l’État de prendre ses responsabilités, nous explique la première. »

Distribution Solidarité Migrants Wilson
Chaque semaine, des centaines de migrants se rendent aux distributions alimentaires de repas chauds organisées par le collectif Solidarité Migrants Wilson. ©Solidarité Migrants Wilson

Silvana nous raconte l’histoire de la multiplication des camps et des expulsions dans le nord de Paris et des banlieues limitrophes entre Saint-Denis, la « colline du crack » située Porte de la Chapelle ou encore Porte d’Aubervilliers à Paris. Cette violence n’a rien de nouveau : « Un mois avant le confinement, la police a cassé le pieds d’un homme sans-abri en détruisant un camp porte de Saint-Ouen », rappelle la bénévole. Mais elle se poursuit largement en période de confinement, avec matraques et gaz. « Ça n’a pas changé depuis mais avant même le COVID, on avait des soupçons de cas de tuberculoses et de maladies graves, mais avec la peur des migrants d’aller dans les hôpitaux du fait de la violence contre eux, leur accès au soin a toujours été empêché. » Face à la crise du COVID-19, l’État n’a donc pas renforcé autre chose que son action de répression policière, contre les sans-abris et les migrants qu’il continue à expulser de manière musclée, mais aussi contre les bénévoles qui sont verbalisés au moindre prétexte. Une manière pour le gouvernement de valoriser les actions de solidarité ?

Les bus de ville ignorent volontairement les personnes exilées.

Dans la même zone, raconte Clément, « la police est venue lacérer des tentes que les migrants ont installé sous les ponts, le long du canal et elle a jeté leurs affaires personnelles. […] De nombreux points d’eau ont été fermés, et il y a maintenant des migrants qui boivent l’eau du canal, tombent gravement malades et font même des septicémies. En 2020, en France. » D’après Clément et d’autres, les migrants et sans abris sont peu à peu repoussés de commune en commune par la police vers l’ouest et plus précisément le Bois de Boulogne où se forme actuellement « une nouvelle jungle. »

Tente lacérée
Des associations d’aides aux migrants comme Utopia 56 constatent la multiplication des actes de destruction des biens des migrants par la police. Ici, on voit une tente lacérée. ©Utopia 56 Paris / Ile-de-France

En parlant de « jungle », on retrouve à Calais une bénévole de Human Rights Observers (HRO), association qui observe et documente les violations de droits humains en lien avec Utopia 56. « La situation est tout aussi absurde qu’il y a quelques années, nous explique Louise (son prénom a été changé), mais le confinement et le coronavirus sont un bon terreau pour les discriminations et les violences policières. Les bus de ville ignorent volontairement les personnes exilées (par délits de faciès) ce qui créé un empêchement d’accès aux supermarchés, qui eux-mêmes bloquent des migrants aux portes, et d’accès aux soins, pour des personnes parfois atteintes de pathologies lourdes et qui ne peuvent plus aller voir leurs soignants. »

Campement à Calais
A Calais, la communauté érythréenne vit dans les conditions inhumaines de “la Jungle” où elle vit comme des milliers d’autres personnes. ©La communauté des réfugiés érythréens de Calais

Depuis le début du confinement, HRO a accompagné juridiquement et linguistiquement plusieurs personnes et groupes, dont la communauté Érythréenne de la Jungle de Calais, qui a récemment adressé un courrier au Préfet. Elle y dénonce notamment les actes de violence de « la compagnie 8 » qui se sont multipliés depuis mars. « On relève une expulsion sur zone toutes les 48 heures, raconte Louise, effectuées sur Calais-Grande-Synthe par les gendarmes qui demandent aux personnes de déplacer leurs tentes de quelques mètres, en leur confisquant parfois des biens. Puis après avoir regardé les migrants se déplacer pendant une heure, ils leur demandent de recommencer, et ainsi de suite. » Depuis fin mars et rien que pour Calais-Grande Synthe, HRO a effectué cinq saisines IGPN, cinq saisies auprès du Défenseur des Droits et autant de plaintes au procureur sur des cas de ce genre.

Lettre communauté érythréenne
L’association HRO a accompagné juridiquement et linguistiquement la communauté Érythréenne de la Jungle de Calais dans la rédaction de sa lettre ouverte au Préfet, dénonçant diverses actions des forces de l’ordre. © Lettre ouverte de la communauté Erythréenne de la Jungle de Calais

A une distribution alimentaire à Paris organisée par Les Restos du Cœur et le Collectif Solidarité Wilson, parmi les quelques 200 personnes présentes, on rencontre Hussein arrivé très récemment de Somalie après être passé par la Suisse et l’Allemagne. Il nous raconte qu’après un accident grave, quelques années auparavant, sa mâchoire et nombre de ses os ont été remplacés par des broches et pièces de métal. « J’ai peur, nous dit-il en anglais, je ne connais personne, je ne suis pas quelqu’un de fort et si on m’agresse, je ne pourrai pas me défendre. J’ai juste besoin de quelque part où dormir et de quelques soins aux dents. […] Le coronavirus, je crois que c’est une arme de guerre politique et biologique. […] Cette guerre, c’est toujours la colonisation, partout la colonisation des pays entre eux, et ça continue, et si ça continue encore, le monde n’y survivra pas. » Et lui dans tout ça ? « Moi…? Je n’ai pas de grandes aspirations. Je veux juste vivre. »

Un monde d’après sans les grands précaires ?

Partout et comme pour d’autres enjeux, on se rend compte que le sort des personnes à la rue, françaises ou migrantes, dépend largement de choix politiques : « Là on a réussi à faire réquisitionner par les préfectures des chambres d’hôtel de manière inédite, raconte Solène Mahe, l’État a trouvé les moyens, alors comment se fait-il qu’il ne les trouve pas habituellement pendant les périodes hivernales ? »

Pour un monde d’après qui refuserait le grand abandon des pauvres, la cadre du Secours Catholique évoque des solutions défendues par de nombreuses associations et universitaires depuis des années : développement de bureaux uniques d’accompagnement, d’un revenu universel minimum, ou encore du système du cash for work. Ce système qui consiste à accompagner humainement les grands précaires tout en finançant leurs projets de vie a déjà été expérimenté par des associations en Asie, avec succès.

Penser le monde d’après suppose de sortir de la logique dictatoriale de l’instant et de réinventer notre rapport au temps et notre relation aux écosystèmes.

Lors de son discours du 13 avril 2020, Emmanuel Macron a esquissé comme la vague promesse de projeter la France vers un monde d’après (pas forcément le même que celui de Solène Mahe) où l’on « retrouve le temps long, la possibilité de planifier, la sobriété carbone, la prévention, la résilience ». Tout ce que son gouvernement et sa majorité ont combattu ces dernières années, le Président de la République promet à présent de l’utiliser pour se réinventer.

Tout comme la « guerre » et sa symbolique historique, « l’après » semble être devenu pour Emmanuel Macron, une idée utile : un moyen de fuir le présent où se trouvent concentrés tous ses échecs et toutes ses contradictions, et ainsi de faire table rase de son passé. Mais même dans le fol espoir de se reforger une popularité, peut-on se revendiquer d’un avenir meilleur tout en écrasant le monde présent et le(s) vivant(s) qui le peuplent ?

Durant ces dernières semaines de confinement, on a partout lu et vu rejaillir des idées sur tous les sujets et des projets à tous les niveaux, pour faire cap sur le monde d’après. Si penser le monde d’après suppose de sortir de la logique dictatoriale de l’instant et de réinventer notre rapport au temps et notre relation aux écosystèmes, alors on pourra juger de la sincérité des propositions politiques, dans leur capacité à prendre en compte le bien-être des vivants à long-terme et sans en oublier aucun, surtout pas ceux qui ont été les grands oubliés jusqu’à présent.

Car même dans la misère, même pourchassés jusqu’aux frontières du monde, même dans la guerre qui leur est faite, Pierre, Amadou, Guillaume, Cindy, Hussein et tous les êtres qui s’expriment dans cet articles sont bel et bien vivants.

Le libre-échange, c’est la guerre

© Edward Duncan, La Nemesis, navire de guerre britannique forçant le barrage formé de jonques de guerre chinoises dans le delta de la rivière des Perles, 7 janvier 1841.

« Le protectionnisme c’est la guerre » déclara Emmanuel Macron au cours d’un meeting à Arras en 2017, dans une volonté de faire écho à la formule de François Mitterand. Nationalisme et protectionnisme constitueraient ainsi les deux faces d’une même pièce, comme il en est question dans la suite de son intervention. La filiation historique et idéologique de ce genre de discours est aisément discernable. Des célèbres adages de Montesquieu aux poncifs en vogue aujourd’hui sur la nécessité de faire tomber les barrières commerciales pour œuvrer à la paix entre les peuples, la logique en est bien connue. Un examen historique des conditions d’introduction du libre-échange en Asie du Sud-Est au XIXe siècle suggère pourtant bien autre chose…


Opium et obus, le prix du libre-échange

Si le protectionnisme dispose d’un imaginaire associé au nationalisme des années 1930, les conflits liés à la diffusion du libre-échange en Asie du Sud-est, déterminants pour l’histoire récente, sont méconnus en Occident. C’est dans cette période d’internationalisation économique naissante que l’on soumet la Chine à la dépendance1 de l’importation de produits étrangers, notamment l’opium, que les Britanniques acheminent depuis leurs colonies indiennes.

Avec la modernisation navale et l’opportunité croissante de la demande étrangère ayant eu cours dans la première moitié du XIXe siècle, les capitaux occidentaux se dirigent vers des pays de plus en plus lointains. La Grande-Bretagne, désireuse de rétablir sa balance commerciale déficitaire avec l’Empire du milieu, voit l’opium comme une opportunité d’inverser cette tendance. Devant les mesures de rétorsion que met en place l’empereur Daoguang pour endiguer ce fléau qui mine la société chinoise, les passeurs et trafiquants anglais initient un trafic d’opium, entraînant son lot de corruption, alors que la Compagnie britannique des Indes orientales s’efforce de contourner les interdits chinois.

Suite au transfert des réseaux marchands de la Compagnie britannique des Indes orientales à la couronne anglaise, l’opium devient une affaire d’État. Les country traders fomentent une véritable contrebande étatique et leurs convois sont directement placés sous escorte navale britannique, le tout sans grande discrétion. Face aux tentatives chinoises de juguler l’afflux d’opium, les marchands privés réclament depuis un moment déjà une intervention militaire de leur pays au nom du droit à commercer librement.

L’opium, figure de proue et véhicule du free-trade en Chine, ravage le pays un siècle durant. Battu à deux reprises, l’Empire du milieu est contraint de s’ouvrir au commerce international et de signer des traités humiliants qui lui sont largement défavorables.

Mais le prétexte à la guerre advient le 3 juin 1839 lorsque les autorités chinoises saisissent et détruisent un stock d’opium de 1188 tonnes et proclament son interdiction. Le port de Canton est fermé aux Anglais. Le 4 septembre de la même année, la première escarmouche navale entre les deux belligérants éclate lorsque les navires britanniques forcent le blocus chinois du port de Kowloon, lieu de ravitaillement pour la contrebande d’opium. À la grande satisfaction des country traders, l’Angleterre cautionne alors une intervention militaire officielle qui se fixe pour but d’obtenir un dédommagement sur la perte de marchandise d’opium, mais également l’ouverture de plusieurs ports aux Anglais, l’occupation d’îles côtières (notamment Hong-Kong) et enfin la ratification d’un traité de commerce plus équitable. En réalité, le traité de Nankin est largement à la faveur des Anglais et reflète bien la dissymétrie des relations sino-britanniques de l’époque. Des relations pourtant revendiquées sous l’égide d’un libre-échange théorisé comme le moyen de maximiser des intérêts mutuels marchands, auquel nous prêtons aujourd’hui la vertu de lisser les rapports de force et de stériliser toute politique nationaliste agressive.

Après une expédition militaire qui tourne rapidement à l’avantage de la flotte anglaise, la Chine est contrainte au versement d’une réparation de 21 millions de dollars, ainsi qu’à l’ouverture de cinq de ses ports au commerce international (Shanghai, Ningbo, Amoy, Canton, Fuzhou). L’île d’Hong-Kong est cédée aux Anglais, des consulats sont imposés un peu partout, seuls compétents à juger les commerçants étrangers au nom d’un principe d’extra-territorialité qui restera un terrible affront pour la souveraineté chinoise.

© Léon Morel-Fatio, Prise des forts du Peï-Ho par la flotte britannique lors de la seconde guerre de l’opium le 20 mai 1858.

Une seconde campagne sera menée contre la Chine en 1858, à laquelle s’ajoutent les Français, qui conduit à la prise de Pékin et au pillage du Palais d’été. De nouveaux ports sont ouverts au commerce étranger et le commerce d’opium se voit officiellement légalisé par les traités de Tianjin (1858) et la convention de Pékin (1860). C’est l’avènement des concessions étrangères avantageant les marchands occidentaux par rapport aux marchands locaux. Les cessions progressives des douanes impériales aux intérêts anglais2, la constitution au sein de la capitale chinoise d’ambassades étrangères, les missionnaires chrétiens dans les campagnes, seront autant de facteurs déstabilisants pour la culture, la souveraineté et l’industrie chinoise. Pendant ce temps, le commerce d’opium se révèle plus prospère que jamais et prolifère jusqu’à atteindre les 10 % d’opiomanes dans la population adulte chinoise en 1905.

L’opium, figure de proue et véhicule du free-trade en Chine ravage le pays un siècle durant. Battu à deux reprises, l’Empire du milieu est contraint de s’ouvrir au commerce international et de signer des traités humiliants qui lui sont largement défavorables.

Commodore Perry et la Gunboat diplomacy3 , une autre facette du libre-échange

En juillet 1853, le plus gros navire de guerre de son temps, avec à son bord l’amiral américain Matthew Perry, s’approche de la baie d’Edo au Japon, escorté par quatre autres navires. Rapidement surnommés « bateaux noirs » par les locaux, ces navires de guerre débarquent 300 fusiliers marins sur les côtes japonaises. Cette démonstration de force accompagne une lettre destinée au shôgun d’Edo. Le président américain enjoint vivement le shôgun à ouvrir des relations diplomatiques et économiques avec le pays, dont la fermeture aux Occidentaux est en vigueur depuis 1641.

Début 1854, l’amiral Perry est de retour avec sept navires de guerre, dont trois frégates, 1700 matelots et une centaine de canons. Le shogunat Tokugawa cède à la demande des Américains et signe le 31 mars de la même année un traité d’amitié nippo-américain, stipulant l’ouverture des ports de Shimoda et de Hakodate aux étrangers, faisant ainsi des États-unis d’Amérique la nation étrangère la plus favorisée des relations diplomatiques japonaises – ce qui ne manque pas de déstabiliser la cour impériale et son dogme autarcique. Cette victoire audacieuse et agressive de la gunboat diplomacy américaine connaît un fort retentissement. Devant l’appât du gain, les Russes ne tardent pas à leur emboîter le pas en signant en 1855 un traité semblable proclamant l’ouverture du port de Nagasaki et glanant au passage l’archipel d’Ouroup. Suivront naturellement la Grande-Bretagne, les Pays-Bas, la Prusse et la France.

Les dirigeants japonais, résignés devant l’avantage technologique des agresseurs, abandonnent l’idée d’un japon fermé et inaugurent une politique d’ouverture qui préfigure à l’ère Meiji5 et à la chute du régime shôgunal.

Les Américains obtiennent finalement l’ouverture d’un consulat permanent à Shimoda, dans un temple désaffecté. Au départ réticente, la cour impériale japonaise finit par céder sous la pression et la nouvelle de bombardements franco-britanniques à Canton, sur les côtes chinoises, en 1858. De nouveau, les grandes puissances occidentales signeront une à une des accords semblables. De nouveaux ports s’ouvrent aux étrangers (Edo, Osaka), qui ne sont plus obligés de traiter avec les représentants et fonctionnaires du shogunat pour mener à bien leur commerce. Parallèlement aux traités sino-britanniques ratifiés après les deux guerres de l’opium, les autorités consulaires sont seules compétentes à juger un acte délictueux commis sur le sol japonais par un étranger et ce selon les lois de son propre pays. Les concessions habitées par ces mêmes étrangers deviennent de véritables zones d’extraterritorialité. Les navires occidentaux amarrés dans les ports japonais qui leur sont ouverts ne sont soumis qu’à l’autorité de leurs pays respectifs, transformant de fait ces ports en quasi-bases militaires occidentales. Le droit de douane relatif à l’exportation est plafonné à 5% (ceux relatifs à l’importation doivent passer par une négociation) pour le bakufu4. Ces traités qui placent le Japon dans un état de mi-sujétion sont en vigueur pour une durée indéterminée.

© Wilhelm Heine, le Commodore Perry rencontre les commissaires du shôgun à Yokohama en 1855.

Dès 1867, l’afflux de produits étrangers désorganise profondément les circuits commerciaux et plonge le pays dans une crise économique. La forte demande en soie rompt le marché intérieur, l’inflation explose et le prix du riz se voit multiplié par six de 1864 à 1867. La vampirisation économique que provoquent les concessions étrangères entraîne le contournement de l’activité et des circuits ruraux, et la concurrence ruine les marchands de cotons. Devant le risque d’une guerre impossible à remporter, les autorités japonaises cèdent à des demandes étrangères aussi dégradantes qu’impopulaires, qui provoquent une instabilité politique et des actions de terrorisme visant à la fois des dirigeants politiques japonais et des occupants étrangers. Après des tentatives politiques d’opposition aux concessions étrangères, les flottes françaises, anglaises et américaines ripostent et obtiennent gain de cause. Les dirigeants japonais, résignés devant l’avantage technologique des agresseurs, abandonnent l’idée d’un japon fermé et inaugurent une politique d’ouverture qui préfigure à l’ère Meiji et à la chute du régime shôgunal.

À qui le libre-échange profite-il ?

Ces épisodes du XIXe siècle illustrant la mise au pas et la conversion de la région est-asiatique au libre échange, au moyen de la force militaire, remettent en question les lieux communs érigeant cette doctrine comme aboutissement de la communication et des relations apaisées entre les peuples. Les idéologues et promoteurs de ce qui est présenté de nos jours comme un truisme adossé au sens de l’histoire se trouveront ici en prise avec deux sérieux contre-exemples. 

Le caractère extatique et presque religieux de la foi en un libre-échange vertueux, que l’on retrouve partout aujourd’hui, du FMI jusqu’à l’OMC, se trouve déjà chez Richard Cobden, industriel et homme d’État anglais lorsqu’il s’exprime dans un discours adressé à la chambre des Lords en 1846 : « Je regarde plus loin ; je vois le principe du libre-échange jouant dans le monde moral, le même rôle que le principe de la gravitation dans l’univers : attirant les hommes les uns vers les autres, rejetant les antagonismes de race, de croyance et de langue ; et nous unissant dans le lien d’une paix éternelle ».

L’ouverture de l’économie chinoise fut réclamée par les marchands et la couronne britannique disposant alors d’un produit capable d’inonder le marché intérieur chinois et d’un ascendant maritime et militaire pour l’imposer.

Le libre-échange ne débouche pas nécessairement sur des tensions commerciales, pas plus qu’il n’endigue les conflits armés, mais il peut être le prolongement économique d’une politique agressive, le cheval de Troie d’une relation commerciale inégale, comme cela a été le cas lors de ces deux événements historiques. La réduction des obstacles au commerce ne produit pas nécessairement le cercle vertueux de l’échange favorisant la paix, la communication et la compréhension mutuelle entre les peuples. À l’opposé, les mesures de protection économique peuvent se muer en un rapport de force garantissant une certaine équité et limitant un éventuel déséquilibre dans les relations commerciales entre pays.

Cette propagation du libre-échange en Asie du Sud-Est intervient dans un contexte diplomatique et international bien précis, celui d’une domination et d’une soif d’expansion marchande de l’Occident, dont le libre-échange incarnera la traduction économique. C’est parce que le libre échange est un vecteur possible de domination quasi-colonial qu’il a été promu comme fer de lance de la volonté de conquête du marché chinois par les Britanniques, plus que par idéologie pure. L’ouverture de l’économie chinoise fut réclamée par les marchands et la couronne britannique disposait alors d’un produit capable d’inonder le marché intérieur chinois et d’un ascendant maritime et militaire pour l’imposer. C’est ce que les Anglais ont compris en faisant de la défense d’un principe libéral le moyen d’étendre leur assise économique dans la région. L’accord de Nankin finalise une position de faiblesse chinoise dans les négociations, exploitée par les britanniques, au moyen du free-trade.

De quoi la doctrine libre-échangiste est-elle le nom ?

L’assimilation du commerce au seul libre-échange, comme cela est couramment orchestré de nos jours, constitue un tour de force et une victoire idéologique des libre-échangistes. L’alternative présumée entre politique commerciale protectionniste ou libre-échangiste se réduirait, nous dit-on, à choisir entre une autarcie régressive et une ouverture philanthropique et progressiste.

Ce schéma se heurte à l’histoire des politiques commerciales. Bien que normalisé aujourd’hui, le libre-échange constitue une forme bien particulière et assez radicale de doctrine économique. Il s’agit d’un cas extrême d’absence de protections douanières, auquel s’oppose l’autarcie, c’est-à-dire la fermeture totale au monde extérieur. L’espace entre ces deux extrémités balaye tout le champ de la politique commerciale protectionniste. Dès lors, il est incorrect d’opposer ces deux doctrines, libre-échange et protectionnisme, comme le pendant l’une de l’autre. Le protectionnisme, en fait ostracisé comme mesure extrême et déraisonnable, couvre au contraire un pan large et ajustable de freins douaniers qui s’apparente plutôt à un niveau intermédiaire dans le spectre des politiques économiques.

Bien que normalisé aujourd’hui, le libre-échange constitue une forme bien particulière et assez radicale de doctrine économique.

Un examen historique des revirements de politiques commerciales oblige à tirer des conclusions plutôt pragmatiques. En réalité, l’alternance entre politique tantôt fondée sur le protectionnisme, tantôt sur le libre échange découle davantage d’une analyse des circonstances économiques d’un pays donné. Le choix d’une politique au détriment d’une autre est donc le fruit d’une réflexion sur les avantages qu’en tirera le pays, et non d’une volonté de défendre une certaine vision de l’économie. Comme l’affirme Paul Bairoch (Mythes et paradoxes de l’histoire économique, Gallimard, 1994, Victoires et déboires : histoire économique et sociale du monde du XVIe siècle à nos jours, Gallimard, 1997) : « dans l’Histoire, le libre-échange est l’exception et le protectionnisme la règle ». De façon plus notable encore, il observe qu’au long du XIXe siècle, le monde occidental s’apparente à « un océan de protectionnisme cernant quelques îlots libéraux » si ce n’est pour une courte période de libre-échangisme entre 1860 et 1870. Tandis que seuls la Grande-Bretagne et les Pays-Bas prônent clairement le libre-échange au sein des pays développés, Bairoch remarque que les pays du Sud constituaient « un océan de libéralisme sans îlot protectionniste ». C’est même pour lui, l’imposition de traités libre-échangistes qui a appauvri les pays du Sud, et le protectionnisme en vigueur chez les Occidentaux, en particulier aux États-unis, qui a permis à ces derniers de se développer au cours de cette période.

Le libre-échange adoucit les mœurs ?

Pour Montesquieu (Montesquieu, De l’esprit des lois, GF, 2019), « l’histoire du commerce est celle de la communication des peuples » ; « le commerce guérit des préjugés destructeurs », ajoutait-il : « et c’est presque une règle générale, que partout où il y a des mœurs douces, il y a du commerce ». Il s’agit d’interroger le subtil amalgame qui s’est insinué au fil du temps par la juxtaposition de la notion même de commerce à celle, exclusivement, de libre-échange. Le commerce auquel fait référence Montesquieu recouvre une signification plus vaste que l’on ne veut bien admettre aujourd’hui. Lorsqu’il affirme que « l’effet naturel du commerce est de porter à la paix », il s’agit aussi bien d’un commerce culturel que d’un échange exclusivement marchand.

Le libre échange n’est en soi ni particulièrement un facteur de paix ou de guerre, mais, lorsqu’un déséquilibre économique prévaut à des accords commerciaux entre deux pays, il peut devenir  l’instrument d’une domination économique.

Cette maxime reste justifiée et peu s’avérer intéressante pour peu qu’on l’épure d’un certain usage moderne, dévoyé et subverti. Si toutefois l’argument de l’échange culturel subsiste de nos jours, c’est qu’il n’est qu’un masque posé sur le visage d’une pensée économique radicale qui se drape de bonnes intentions pour se faire accepter. De plus, cette vision candide du libre-commerce qui fait dire à l’économiste Frédéric Bastiat que : « si les marchandises ne traversent pas les frontières, les soldats le feront6 » ignore totalement la dissymétrie qu’instaure le libre-échange dans une relation économique entre partenaires inégaux, subordonnant toute possibilité « d’échange culturel » à un déversement à sens unique de soft-power aux vertus d’acculturation. Le libre échange n’est en soi ni particulièrement un facteur de paix ou de guerre, mais, lorsqu’un déséquilibre économique prévaut à des accords commerciaux entre deux pays, peut devenir l’instrument d’une domination économique.


1 Une dépendance au sens strict du terme, puisqu’il s’agit pour les marchands anglais d’inonder le marché chinois d’un produit addictif auquel beaucoup de consommateurs deviendront physiquement dépendants.

2 Qui débouchent sur des impositions de tarifs douaniers

3 Diplomatie de la canonnière

4  Shogunat de l’époque

5  Ère d’ouverture, de modernisation et d’industrialisation initiée sur la base du modèle occidental.

6  À propos de la relation de libre-échange entre Haïti et la République dominicaine