La protection de la vie comme principe de l’action politique

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Dans son discours du 5 mai lors d’une visite dans une école, le chef de l’État Emmanuel Macron déclarait : « Cette période qui s’ouvre le 11 mai, c’est notre responsabilité collective », embrayant le pas aux discours du gouvernement sur la responsabilité « civique », « citoyenne » ou encore « personnelle ». Depuis l’annonce du plan de déconfinement face aux parlementaires fleurissent ainsi les discours qui entendent installer un mouvement de transfert de responsabilité, d’abord du plus haut niveau de l’État vers les collectivités, et en dernière instance ensuite vers les citoyens. L’usage intempestif de l’expression de responsabilité collective impose un examen de ce concept, afin de prendre la mesure de l’arbitraire politique qu’il sous-tend – et ouvrir la voie à une nouvelle éthique de responsabilité fondée sur la préservation de la vie sous toutes ses formes. Par François Méresse.


La responsabilité collective, nouveau mirage politique

La responsabilité peut être désignée de façon juridique ou éthique. Lorsque le politique fait appel à la responsabilité collective, c’est un impératif moral qu’il entend installer, encadré par des mesures juridiques de nature coercitive. À circonstances sanitaires exceptionnelles, devoir de responsabilité exceptionnel, laisse penser le gouvernement.

Cet impératif moral nouveau, savamment distillé dans le discours par la voix des politiques, se heurte pourtant au principe même de l’action politique de réponse à la crise sanitaire. La décision du déconfinement est un acte éminemment politique venu du plus haut sommet de l’État sans le consensus ni du conseil scientifique, ni des parlementaires dans leur ensemble, et moins encore d’une population qui s’inquiète notamment largement de la réouverture des écoles.

Poser la question de la responsabilité collective dans la gestion du déconfinement le 11 mai se heurte alors à la logique causale. L’imputation de la responsabilité collective aux membres individuels de la société devient impossible à cause de la rupture d’opinion entre ces deux instances. Nul citoyen ne peut se sentir investi de la responsabilité d’une décision qu’il désapprouve. Ce n’est que par un nouveau tour de force discursif que le politique entend jouer de sa domination pour introduire la fiction psychosociale que la responsabilité pèse sur chacun. Il est alors déterminant de révéler l’arbitraire de ce principe de domination.

La conviction au détriment de la responsabilité

La distinction wébérienne entre éthique de responsabilité et éthique de conviction se révèle aujourd’hui encore efficace afin d’illustrer le mode d’action choisi par le pouvoir politique. La gestion de la crise du Covid-19 et la décision de déconfiner illustre une action politique guidée essentiellement par la conviction presque intime du chef de l’État, de la nécessité de relancer l’activité économique, au détriment des recommandations scientifiques et résistances de l’opinion.

Dans la conception wébérienne le propre de l’action du politique, et du militaire, est pourtant d’agir selon une éthique de responsabilité qui s’inquiète des conséquences concrètes de l’action sur les autres. Une des composantes essentielles de l’éthique de la responsabilité du politique se révèle être la capacité de prédiction quant aux effets des actions entreprises et des moyens utilisés. Agir par conviction comme tend à le faire le gouvernement face à la crise actuelle nie pleinement ce travail de prédiction des effets à long terme, reportant alors la responsabilité d’une éventuelle nouvelle vague de contamination sur les comportements individuels des citoyens.

En se dé-responsabilisant du temps long, le politique s’illustre une fois de plus par une vision court-termiste de son action, répondant ainsi à l’urgence d’un système économique menacé par l’indispensable ralentissement de nos vies confinées.

Réduire les stocks de masques, réduire les budgets des hôpitaux, tarder à confiner, se hâter à déconfiner… les politiques néolibérales menées depuis des années ont abandonné la protection de la vie et du futur afin de répondre en priorité aux enjeux du marché. Cette régression du bien-être au profit des dogmes néolibéraux est le produit de l’irresponsabilité politique d’une classe dirigeante mondiale qui a perdu sa légitimité dans son incapacité à protéger.

Déconfinement, la dernière irresponsabilité politique ?

Depuis deux mois de confinement, la situation nationale, européenne et internationale nous a permis d’en savoir plus sur l’épidémie, sa mortalité, sa circulation et surtout sur l’absence de traitement qui nous conduit à nous habituer à cohabiter avec le virus mortifère. La décision politique d’entrer dans une phase de déconfinement nie alors pleinement le principe plus radical de responsabilité qui veut que l’on renonce à une action dès lors qu’elle met en péril le présent ou le futur.

Ce déni de responsabilité du politique – ou d’irresponsabilité politique – fait ainsi passer l’impératif économique de reprise d’activité avant la recommandation sanitaire poussant alors les citoyens à s’indigner des multiples actes de malgouvernance du politique. Pourtant, comme souvent dans la gestion des crises sanitaires la pénalisation du système politique restera marginale, puisqu’aucune instance actuelle, qu’elle soit politique ou citoyenne, n’a le pouvoir de venir sanctionner cette irresponsabilité politique.

En effet, lors du scandale du sang contaminé, cité comme témoin par Georgina Dufoix, Paul Ricoeur déclarait déjà : « (…) il y a carence des instances politiques – et notamment du Parlement – devant lesquelles les politiques devraient être amenés à rendre compte des faits de mal-gouvernance. Nous avons choisi (…) les décisions discrétionnaires, le double emploi, le cumul, les chasses gardées, les féodalités… C’est dans la culture politique de ce pays de n’avoir pas de débats contradictoires. D’où le silence des années 84-85, d’où le scandale au lieu du débat, d’où la pénalisation faute d’un traitement politique ».

Il est alors indispensable de définir une chaîne de responsabilité au moment des prises de décisions phares dans la gestion de la crise, et de ne pas céder aux discours d’appel à la responsabilité individuelle, se rappelant que la mission première de l’État et donc de la classe politique qui entend l’incarner est de protéger ses citoyens. Si aucune instance ne permet aujourd’hui de juger des actes de malgouvernance, chaque citoyen détient pourtant une capacité certaine à un procès moral du politique par l’ensemble de la société. L’indignation collective peut ainsi devenir le terreau favorable à l’avènement d’une nouvelle éthique de la responsabilité qui place la mesure du risque pour la vie au coeur de l’action politique.

Pour une nouvelle éthique de la responsabilité

Il y a plus de 40 ans déjà, Hans Jonas interrogeait, dans Le Principe de Responsabilité[1], de l’évolution de notre société face au développement technologique qui place les hommes « en danger permanent d’auto-destruction collective ». Plus que jamais « Le Prométhée définitivement déchaîné », selon la formule consacrée de Jonas, met aujourd’hui en danger l’avenir de l’homme et de la planète, et le Covid-19 n’est qu’un aperçu du danger auquel le système néolibéral ultra productiviste expose nos sociétés. Face à cette crise sanitaire, mais plus largement aux multiples catastrophes écologiques dont 2020 a été une funeste illustration, le politique ne peut plus faire l’impasse sur la délibération éthique dans l’exposition au risque.

Il faut sortir de l’immédiateté des mesures de politiques publiques pour mesurer les effets à long termes de toutes les décisions sur la préservation de la vie. Le moment est d’autant plus opportun que, plus que jamais, tous les pays, leurs gouvernements et leur population sont exposés au virus et à ses effets. Chacun dans le monde se trouve pleinement concerné par ce scénario de disparition de la vie que la confrontation au réel force à ne plus ignorer.

Il faudra vivre avec le virus répète-t-on actuellement. Plus globalement, nous vivons déjà avec le risque inhérent à nos modèles de production et de consommation qui exposent l’environnement en permanence. Plus que jamais le concept de Jonas d’”heuristique de la peur” doit être un recours pour repenser la gouvernance politique et mettre en place une véritable éthique de responsabilité partagée. Cette heuristique de la peur parvient à mobiliser les hommes en les confrontant à la menace de sa disparition. Nous ne prendrons jamais autant conscience de ce qui doit être au coeur de notre volonté politique qu’en l’état actuel des choses.

La peur qui habite chacune et chacun face à la crise ne doit pas être comprise comme une faiblesse et concourir à un abandon de notre liberté à une classe politique ; au contraire, elle doit amener à un sursaut de vigilance de chacun et donc de pouvoir d’action politique. Ce sentiment de peur partagé, d’angoisse sur l’avenir, peut ainsi être au fondement de l’expression d’une volonté nouvelle qui veut que l’humain, dans toutes ses formes, ne soit plus une variable d’ajustement de l’économie, mais qu’il soit au coeur du projet politique. « Agis de façon telle que les effets de ton action ne soient pas destructeurs pour la possibilité future d’une telle vie. »

Dans la conception jonassienne, la responsabilité n’est plus conçue en termes juridiques mais proprement moraux, comme souci de l’autre et de l’avenir commun. Ce souci de l’autre et de l’environnement doit ainsi être la condition nouvelle de notre existence et de nos formes de gouvernements.

La préservation de la vie comme mode d’action politique

Le risque de destruction du vivant est inhérent au modèle néolibéral, le Covid n’a fait que rendre cette réalité visible aux yeux de l’ensemble de la planète. Il faut puiser dans cet éveil brutal la force pour refuser la dépossession des citoyens en tant que société de leur pouvoir d’action politique.

Le moment est propice à un renversement de paradigme afin d’ériger cette peur de la destruction de la vie comme moteur de l’action politique et tout faire pour que chaque décision qui engage la vie présuppose la mesure du risque par la majorité de la société. La crise sanitaire du Covid-19 nous rappelle ainsi que l’objet de la responsabilité collective doit être le mortel en tant que mortel. La société ne peut plus être responsable en dernière instance de décisions politiques prises sans débat démocratique et qui pourtant engagent le présent et l’avenir de chacun.

Comment alors dépasser l’impuissance politique dans laquelle le modèle démocratique actuel maintient ceux qui ne prennent pas part au jeu électoral ? Récupérer sa puissance d’agir au niveau politique ne peut ni ne doit plus passer uniquement par un acte de vote qui plus est lorsqu’une part toujours plus importante de la société ne croit plus aux principes de la représentation. Faire le pari que la société doit elle-même initier, depuis sa base, les nouvelles valeurs qu’elle entend défendre et que le politique devienne ainsi le reflet de la société et non plus l’inverse.

Cela passe, pour ceux qui le peuvent, par nos choix de consommation, de mobilité, notre participation aux actions de solidarité et, en dernière instance, notre expression dans les urnes. En renvoyant la responsabilité à l’individu de préserver la vie en temps de déconfinement, le gouvernement rappelle paradoxalement que l’action politique n’est pas seulement celle du politique. Il faut que cela soit le cas en temps de crise, mais également pour l’après. La crise du Covid-19 est ainsi une formidable occasion d’ériger la préservation de la vie comme socle politique national et ainsi redonner à chacun le pouvoir d’oeuvrer à achever le péril néolibéral pour envisager un gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple. En tant que peuple mortel, aspirant à préserver la vie.

 

Notes :

[1] Hans Jonas, Le principe de responsabilité – Une éthique pour la civilisation technologique, 1979.

Vous avez dit urgence ? Écologie, primaire et sparadrap

@adege

Ces 6  et 7 décembre, en raison d’un pic de pollution qui s’étend de Paris à Budapest, en passant par Hanovre, le gouvernement français impose la circulation alternée et rend les transports publics gratuits pour la journée. Belle décision direz-vous, mais qui relève davantage d’un sparadrap sur une hémorragie que d’une véritable politique d’adaptation écologique. Si nous voulions vraiment respirer, les transports devraient être gratuits et le nombre de voitures réduit sans attendre de voir poindre la catastrophe. Étrange attitude propre aux hommes que ce « décalage prométhéen » théorisé par Günther Anders, à savoir l’impossibilité pour la conscience humaine d’appréhender et de comprendre toutes les conséquences possibles de notre usage des technologies, brandissant sans relâche et sans recul l’argument de la modernité.

Pics de pollution à répétition, disparition de 58% des espèces animales en 40 ans, Fukushima, conséquences des pesticides sur la santé humaine, artificialisation massive des sols, rupture nette en 2016 du cycle de glaciation hivernale du Pôle Nord et faille de plus de 110 km qui formera à terme un iceberg grand comme l’Etat du Delaware… Comme le martèle Jean-Pierre Dupuy, « Il nous faut vivre désormais les yeux fixés sur cet événement impensable, l’autodestruction de l’humanité, avec l’objectif, non pas de le rendre impossible, ce qui serait contradictoire, mais d’en retarder l’échéance le plus possible. »[1] Tant d’écocides à répétition, et pourtant l’urgence écologique est toujours la grande absente de l’échiquier politique français, de Marine Le Pen à Emmanuel Macron en passant par François Fillon. Les primaires, parlons-en ! Débat de l’entre-deux tours : ils ont parlé fonctionnaires feignants, dette, suppression de l’ISF, chômeurs, terrorisme, famille, identité. Deux heures de débat puis une heure d’ « analyse » sans mentionner les mots clés des enjeux du 21e siècle : Europe, précarité, pauvreté, migrants, tous liés par des questions primordiales d’inégalités, de climat et d’écologie. Sur le terrain, à droite, Wauquiez « fait la chasse aux écolos »[2] en région Auvergne-Rhône-Alpes, confie l’agriculture bio aux productivistes de la FNSEA et l’éducation au développement durable aux seuls chasseurs. Ce qui est en place au niveau régional est déjà catastrophique, ce qui s’annonce à l’échelle nationale, apocalyptique. Penchons-nous sur le programme de François Fillon[3], plébiscité par les électeurs de droite, dont la moitié sont retraités, et par leur seul vote peuvent conditionner l’avenir des générations futures. On y découvre un véritable amour pour la filière nucléaire française, les OGM, le projet symbole de l’anti-écologie qu’est Notre-Dame-Des-Landes et surtout la remise en cause du principe de précaution, partagée avec Emmanuel Macron, vécu comme un abominable obstacle au capitalisme rampant.

Comment expliquer, et tolérer encore, l’omniprésence du débat sur la dimension géopolitique, économique et techno-scientiste de l’énergie comme fondement du modèle de croissance et l’ajournement concomitant de la crise écologique ? Plus précisément, pourquoi vanter encore les mérites de la filière nucléaire et honnir le principe de précaution quand quinze réacteurs (sur 58) sont à l’arrêt et que l’Agence de Sûreté Nucléaire alerte sur les irrégularités du parc français ? Plus que la préservation des espaces et des espèces, l’écologie se doit d’être un socle politique qui conditionne les aspirations d’une société, ses projets à long-terme, les finalités de son projet démocratique. Ainsi, tel que Hans Jonas l’a conçu, la solution à nos problèmes, s’il en est une, ne peut être que politique. Mais l’on ne changera pas la politique sans concevoir une nouvelle éthique nommée « éthique du futur », c’est-à-dire l’éthique qui a vocation de préserver la possibilité d’un avenir pour l’homme. Cette éthique ne peut se dispenser d’un principe de précaution qui tend à imposer un temps de réflexion sur nos actes. Comme le dit si juste à propos Günther Anders, « la terre n’est pas menacée par des gens qui veulent tuer les hommes, mais par des gens qui risquent de le faire en ne pensant que techniquement, […] économiquement et commercialement. Nous sommes donc dans une situation qui correspond à ce que d’un point de vue juridique, on appelle, un ‘état d’urgence’ ».[4]

Cet état d’urgence écologique recouvre les dimensions sociales, économiques, techniques et environnementales d’un système que l’élite politique avec le concours des médias dominants a décidé de passer sous silence. Et F. Lordon[5] d’analyser et dénoncer avec brio l’articulation du « politique post-vérité » et du « journalisme post-politique », ou la misère de la pensée éditorialiste, avec pour symbole le culte du fact-checking et « le spasme de dégoût que suscite immanquablement le mot d’idéologie ». Car le paroxysme de la réalité comme argument choc, la bataille des chiffres de fonctionnaires à limoger, l’obsession monomaniaque pour les « faits » que l’on nous fait croire lavés de toute (mauvaise) intention, tend à voiler le « temps de l’idéologie, c’est-à-dire le temps des choix, le désir d’en finir avec toutes ces absurdes discussions ignorantes de la ‘réalité’ dont il nous est enjoint de comprendre qu’elle ne changera pas. » Amener l’écologie politique sur la table, forcer journalistes et partis politiques traditionnels à laisser la place à ceux qui revendiquent, non pas de négocier des variables d’ajustements internes au système mais d’en changer le cadre par une transition forte, sera assurément la première étape d’une considération de l’urgence écologique qui nous mène à la ruine.

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[1] “D’Ivan Illich aux nanotechnologies, prévenir la catastrophe ?”, entretien de Jean-Pierre Dupuy par O. Mongin, M. Padis et N. Lempereur, 2007 (http://www.esprit.presse.fr/article/dupuy-jean-pierre/d-ivan-illich-aux-nanotechnologies-prevenir-la-catastrophe-entretien-13958)

[2] “Comment Wauquiez fait la chasse au bio et aux écolos”, L’Obs, novembre 2016 (http://tempsreel.nouvelobs.com/politique/20161122.OBS1574/auvergne-rhone-alpes-comment-wauquiez-fait-la-chasse-au-bio-et-aux-ecolos.html)

[3] “Fillon et Juppé : deux programmes contre l’écologie”, Reporterre, 22 novembre 2016 (https://reporterre.net/Fillon-et-Juppe-deux-programmes-contre-l-ecologie)

[4] La violence, oui ou non : une discussion nécessaire, Günther Anders, 2014.

[5] “Politique post-vérité ou journalisme post-politique”, Frédéric Lordon, 22 novembre 2016, Le Monde Diplomatique (http://blog.mondediplo.net/2016-11-22-Politique-post-vérite-ou-journalisme-post)