« Grâce à notre grève, 27 milliards de dollars ont été rendus aux travailleurs » – Entretien avec Shawn Fain, leader de l’UAW

Shawn Fain, leader de l’UAW. © Joseph Edouard

Leader du syndicat United Auto Workers (UAW) et ancien électricien chez Ford, Shawn Fain est devenu l’incarnation du renouveau du syndicalisme aux Etats-Unis. L’automne dernier, il a lancé une vaste grève contre les trois géants américains de l’automobile (General Motors, Ford et Chrysler/Stellantis), qui a abouti à de grandes victoires, jusqu’à 150% d’augmentation de salaires pour certains travailleurs. Dans cet entretien fleuve, il nous raconte sa bataille pour prendre le contrôle du syndicat à une élite corrompue, la façon dont il a organisé la grève pour infliger le maximum de dégâts aux constructeurs en faisant perdre le moins de salaire possible aux ouvriers ou encore son positionnement sur l’élection présidentielle américaine. Interview.

Le Vent Se Lève – Vous avez été élu président de l’UAW en mars 2023. Votre campagne a suscité un fort intérêt car elle visait à renverser une équipe marquée par la corruption et sa proximité avec le patronat du secteur automobile. Pouvez-vous revenir sur la façon dont vous avez mené cette campagne, jusqu’à votre victoire ?

Shawn Fain – Cela fait plusieurs décennies que des membres de l’UAW cherchent à réformer le syndicat. Avant l’élection de ma liste, il existait une instance appelée l’Administration Caucus, qui contrôlait les conventions et le message du syndicat. Lors des conventions, chaque syndicat local envoyait des représentants, puis l’Administration Caucus s’assurait du soutien de suffisamment de délégués en leur faisant différentes promesses, notamment en matière d’attribution de postes. Le syndicat était donc cadenassé par la cooptation et la peur et l’opposition n’avait jamais de vraie possibilité de gagner.

Suite à un scandale de corruption impliquant certains dirigeants du syndicats, de nombreux militants ont voulu mettre fin à cette gestion et ont fondé le UAWD (Unite All Workers for Democracy) début 2022. Nous savions que la seule solution pour gagner était d’obtenir des élections directes pour nos dirigeants nationaux, afin que les délégués ne puissent plus être cooptés. Nous avons donc d’abord mené campagne autour du slogan « un membre, un vote » et réussi à faire adopter cette résolution, alors que nous ne sommes qu’un petit millier à l’UAWD, sur un million de membres au total (dont plus 400.000 actuellement employés, le reste étant à la retraite, ndlr).

« Si nous n’avions pas obtenu cette élection directe, je serai en train de me taper la tête contre les murs en espérant que nos leaders se battent pour nous. Nous serions encore un syndicat contrôlé par les entreprises. »

Si nous n’avions pas obtenu cette élection directe, je ne serai sans doute pas là aujourd’hui, mais plutôt en train de me taper la tête contre les murs en espérant que nos leaders se battent pour nous. Nous serions encore un syndicat contrôlé par les entreprises, avec des conquêtes très médiocres. Nous n’aurions pas réussi à nous implanter au sein de Volkswagen et nous n’aurions pas mené de grève.

J’ai ensuite proposé ma candidature à l’UAWD et cherché des collègues pour monter une liste. Ça n’a pas été simple car beaucoup de travailleurs avaient peur des représailles de l’Administrative Caucus s’ils se présentaient. Nous avons toutefois réussi à rassembler des travailleurs de tous les secteurs. L’UAW n’est pas seulement un syndicat d’ouvriers automobiles, mais aussi de travailleurs dans les casinos, l’éducation, les soins de santé, les pièces détachées, l’agriculture, la défense, etc. Cette diversité de l’UAWD a été une grande force, cela fut décisif pour renverser un establishment aux commandes depuis 80 ans.

Tout au long de la campagne, j’ai beaucoup compté sur les réseaux sociaux pour toucher les membres, car je ne pouvais pas voyager comme le faisait l’ancien caucus, qui se déplaçait à travers le pays avec les fonds du syndicat. Nous avons organisé quelques déplacements durant nos congés pour rencontrer les travailleurs à la sortie des usines, mais on s’est souvent fait chasser ! Nous nous sommes donc beaucoup appuyés sur des plateformes comme Facebook Live pour interagir avec le maximum de membres.

LVSL – Une fois parvenu à la tête du syndicat, quelles ont été vos premières actions, notamment pour démocratiser son fonctionnement ? Comment s’est préparée la grande grève de l’automne 2023 ?

S. F. – J’ai été investi le 26 mars 2023. Le lendemain, nous avions une convention avec de nombreux délégués. Je n’avais aucune info, absolument rien. J’ai vu comment l’ancien caucus contrôlait tout : Ils avaient des employés qui leur étaient fidèles stratégiquement disposés dans la salle pour régir qui pouvait parler et quelles questions étaient posées. Dès le premier jour, j’ai exigé que le personnel quitte la salle et que les délégués élus par nos membres puissent s’exprimer librement, sans être interrompus ou manipulés. Cela n’a pas été simple, mais ce fut une première étape indispensable pour rétablir un vrai fonctionnement démocratique.

Nous avons alors immédiatement abordé notre volonté d’organiser une grève contre les « Big Three » (expression désignant les trois principaux constructeurs automobiles américains, à savoir General Motors, Ford et Chrysler, désormais intégré au groupe Stellantis, ndlr). Là encore, notre méthode a différé de celle de l’ancienne direction. Dans le passé, toute campagne était entièrement contrôlée par la direction du syndicat, aucun rassemblement ne pouvait se faire sans son approbation. Plutôt que de tout contrôler, nous avons demandé aux membres d’organiser eux-mêmes des premières actions, qu’il s’agisse de piquets de grève ou de rassemblement de soutien avec des t-shirts aux couleurs de l’UAW. Nous espérions organiser 14 événements sur deux mois, nous en avons eu 140 ! 

Rassemblement de soutien à la grève de l’UAW en 2023. © Free Malaysia Today

Cet engouement prouve à quel point nos membres veulent s’impliquer, se battre et s’exprimer. D’autre part, il illustre ce que peut accomplir un syndicat véritablement démocratique, plutôt que dominé par un petit groupe au sommet qui donne des ordres. Certes, ce travail est toujours en cours, il y a toujours des membres de l’ancienne direction au sein de l’UAW, mais notre objectif reste de donner le pouvoir aux membres.

Nous cherchons constamment à mettre les membres au cœur de nos actions. Nous voulons qu’ils apparaissent dans des vidéos, qu’ils prennent la parole pour décrire leur vie, et non que seule une poignée de dirigeants ne s’expriment en leur nom. Ce fut notre ligne de conduite lorsque nous avons lancé les négociations avec les « Big Three », puis durant la grève. Nous la poursuivons aujourd’hui dans nos actions pour syndiquer de nouveaux sites et d’autres entreprises et dans notre investissement dans la campagne électorale pour faire battre Donald Trump.

LVSL – Venons-en à la grève de l’automne dernier. Celle-ci a fait la une aux Etats-Unis, notamment à travers vos discours sur Facebook Live sur les salaires indécents des PDG, qui ont galvanisé de nombreux Américains. Comment cette grève s’est-elle organisée concrètement ?

S. F. – Notre communication a en effet été un grand atout durant cette grève. Pendant des décennies, l’UAW avait un service de relations publiques qui n’était que dans la réaction aux crises et pas dans l’offensive. Nous avons changé cela, à travers une stratégie axée sur la transparence : nous parlons des faits et nous expliquons les enjeux à nos membres. Dans le passé, la direction appelait à la grève sans que les travailleurs ne sachent vraiment pourquoi ils devaient se mobiliser. A l’inverse, nous avons commencé par fédérer nos membres autour de nos revendications.

« Nous sommes partis de faits concrets : les “Big Three” ont gagné 250 milliards de dollars au cours de la dernière décennie, les salaires des PDG ont augmenté de 40% en quatre ans, tandis que ceux des travailleurs reculaient. »

Nous sommes partis de faits concrets : les « Big Three » ont gagné 250 milliards de dollars au cours de la dernière décennie, les salaires des PDG ont augmenté de 40% en quatre ans, tandis que ceux des travailleurs reculaient. Ces chiffres sont devenus un cri de ralliement pour nos membres. Notre stratégie de communication a réussi à créer un immense mouvement de solidarité parmi les travailleurs, et cela a renforcé leur détermination. Les membres étaient prêts à se battre, car ils avaient été lésés depuis bien trop longtemps.

Les Facebook Lives, c’était ma manière de communiquer directement avec les membres. Dans le passé, le président du syndicat était souvent un homme en costume qui donnait des conférences de presse caché dans son bureau, entouré d’une équipe de communicants ; iI était impossible de l’approcher. Je voulais que les membres puissent interagir directement avec moi. C’est pour cela que je me suis rendu sur de nombreux piquets de grève et rassemblements de soutien aux grévistes. Les lives ont permis de diffuser cela partout, et à des gens de Californie ou de Floride de me poser une question même si j’étais à Detroit.

Cette stratégie nous a donné un vrai pouvoir de négociation. Nous avons souvent eu plus de 70.000 personnes connectés sur nos lives et les chaînes comme CNN les retransmettaient. Cela a porté notre lutte sur la scène nationale et internationale et fait peur aux patrons. À chaque fois, cinq ou dix minutes avant que je passe en direct sur Facebook, je recevais des appels de PDG prêts à céder. C’est par exemple comme ça que nous avons obtenu l’engagement de la PDG de General Motors, Mary Barra, sur le maintien de la production de batteries électriques dans une usine de l’Ohio et l’amélioration des salaires et conditions de travail des salariés du site.

LVSL – Au-delà de la communication, qui était effectivement très bien rodée, c’est aussi votre stratégie de grève, avec des annonces surprises de blocage de nouveaux sites, qui a désemparé les PDG des « Big Three ». Comment vous êtes-vous organisés pour infliger un maximum de perturbation aux constructeurs automobiles, tout en faisant perdre le moins de salaires possibles à vos membres ?

S. F. – Lorsque nous avons atteint la date limite de la grève le 14 septembre 2023 (aux Etats-Unis, une grève ne peut avoir lieu qu’après l’échec de négociations entre syndicats et employeurs et son déroulé est extrêmement encadré, ndlr), nos membres étaient prêts à se battre. Ils savaient qu’ils avaient été abusés pendant des décennies et étaient déterminés à obtenir ce qu’ils méritaient. Nous n’avons pas appelé tous nos membres à la grève d’un coup, ceux qui n’étaient pas concernés étaient frustrés ! C’est un problème que tout syndicaliste rêve d’avoir, qui nous a donné encore plus de pouvoir dans les négociations !

Il y avait deux raisons à ce choix de ne pas appeler tous nos membres à faire grève en même temps. D’une part, nous devions gérer notre caisse de grève avec précaution, pour bien soutenir nos grévistes tout en permettant de tenir la grève le plus longtemps possible. Nous avions évalué nos finances avec précaution et savions que ce fonds se viderait rapidement si tous nos membres se mettaient en grève en même temps, nous avons donc dû optimiser son usage. D’autre part, nous avons aussi beaucoup étudié les « Big Three » avec mon équipe avant de déclencher la grève, pour mieux connaître leurs faiblesses. Alors qu’elles pensaient que nous allions faire grève partout d’un seul coup, nous avons préféré agir de manière ciblée, en sélectionnant les usines et les sites stratégiques. Cela nous a donné un effet de surprise.

Cette grève tournante, que nous appelons « stand up strike », était vraiment révolutionnaire, à la fois pour nous et pour l’ensemble du mouvement syndical. Elle nous a donné encore plus de pouvoir que ce qu’on avait imaginé au départ. Après la première semaine où nous avons bloqué une usine de chacun des trois groupes, ce qui était déjà une première, nous avons sélectionné les sites et les entreprises de manière à accroître nos leviers de négociation. Par exemple, General Motors pensait qu’on allait frapper leur usine de Spring Hill dans le Tennessee. Quelques jours avant la date limite, ils avaient transféré tous les moteurs et transmissions assemblés dans cette usine vers une autre. Par chance, ils les ont envoyés dans l’usine que nous avions prévu de frapper. Quand nous avons annoncé la grève, l’usine où ils avaient envoyé ces pièces s’est arrêtée ; ils n’avaient plus accès à leurs équipements.

Chaque semaine, on donnait aux entreprises une liste de demandes. Si elles n’étaient pas acceptées, on frappait. A l’inverse, si elle acceptait, elle était épargnée pour la semaine. À un moment donné, Ford nous a présenté la même proposition pendant deux semaines consécutives. Je leur ai dit que cette offre n’était pas acceptable et nous avons lancé la grève dans l’usine Kentucky Truck, qui est un de leurs sites phares. Cela a permis de faire monter les enchères.

Toute cette stratégie les a pris par surprise. Ils étaient habitués à une direction syndicale qui parlait fort mais reculait toujours au moment d’agir. Ils ne croyaient pas qu’on irait jusqu’au bout et pensaient qu’on bluffait. Mais nous étions sérieux et ça les a déstabilisés.

LVSL – Cette grève s’est soldée par de très nombreuses victoires, sur les salaires et les conditions de travail, mais aussi des garanties de non-délocalisation. Comment se sont passées les négociations et qu’avez-vous obtenu exactement ?

S. F. – Historiquement, lorsqu’un accord avec l’une des entreprises expirait, on renégociait avec elle et cela fixait un modèle pour les autres (aux Etats-Unis, les accords entre entreprises et syndicats durent généralement 4 à 5 ans et interdisent souvent la grève en dehors des périodes de renégociation, ndlr). L’idée était d’avoir des salaires et des avantages cohérents dans toute l’industrie automobile. Mais cette fois-ci, nous voulions que les trois entreprises signent en même temps, ce qui nous permettait de mettre plus de pression sur celles qui ne suivaient pas et de les forcer à s’aligner sur leurs concurrents qui nous concédaient davantage.

L’une de nos priorités était de mettre fin au système inégal mis en place après 2007 (la crise économique ayant fortement mis en difficulté les constructeurs américains, les syndicats avaient fait des concessions pour préserver les emplois, ndlr) : les nouveaux employés n’avaient pas droit aux mêmes salaires et prestations sociales que ceux employés avant 2007, notamment en termes de santé (en l’absence de Sécurité sociale, la protection santé vient généralement de l’employeur aux Etats-Unis, ndlr) et de pensions de retraites. Nous avons réussi à éliminer les différences de salaires (à travers un rattrapage en trois ans, ndlr), c’est une énorme victoire. Mieux encore, d’ici la fin de l’accord (qui durera quatre ans et demi, ndlr) les travailleurs temporaires vont être embauchés avec des CDI et seront augmentés de 150 % !

« Nous avons réussi à éliminer les différences de salaires entre travailleurs. D’ici la fin de l’accord, les travailleurs temporaires vont être embauchés avec des CDI et seront augmentés de 150 % ! »

Il reste encore des différences dans les pensions de retraite : les travailleurs embauchés avant 2007 ont une vraie pension, tandis que ceux embauchés après ont un 401(k) (système de retraite par capitalisation, ndlr). Nous avons quand même obtenu une augmentation des contributions de l’entreprise aux 401(k) et une hausse des pensions de 15%, la première en quinze ans, mais nous aurions souhaité mettre fin au système par capitalisation. Nous devrons revenir sur ce point lors des prochaines négociations.

Nous avons aussi augmenté les salaires de l’ensemble des travailleurs de 11% dès la ratification et de 25% au total d’ici à la fin de l’accord. Ce n’est pas encore les 40 % d’augmentation auxquels ont eu droit les PDG, mais c’est déjà un immense progrès. Et nous avons obtenu le retour des Cost of Living Adjustments, c’est-à-dire une indexation des salaires sur l’inflation. En revanche, nous n’avons pas obtenu la semaine de 32 heures. Mais nous continuerons à la demander, car elle améliore la qualité de vie : si les gens travaillent moins, ils ont plus de temps pour leur famille et pour leurs passions, et ce sont de meilleurs travailleurs.

Un des indicateurs les plus tangibles pour mesurer le succès de cette grève est la valeur totale des coûts de main-d’œuvre supplémentaires de ce nouvel accord. Les augmentations que nous avions eu dans le cadre du précédent accord représentaient 2 milliards de dollars. Cette fois-ci, c’est plus de 9 milliards par constructeur. Au total, pour les « Big Three », cela représente 27 milliards de dollars qui vont aller dans les poches des travailleurs !

« Les patrons nous disent à chaque fois que les travailleurs sont avides et qu’ils n’ont pas les moyens, mais pour les actionnaires, ils trouvent toujours de l’argent. »

Durant les négociations, les employeurs nous disaient qu’ils allaient devoir augmenter le prix des véhicules, que cela allait les tuer etc. Mais dans les deux semaines qui ont suivi, General Motors a versé 10 milliards de dollars en dividendes et en rachats d’actions aux actionnaires. Et quatre mois plus tard, ils ont encore versé 6 milliards de dollars. Cela fait 16 milliards, soit presque le double de ce qu’ils ont rendu aux travailleurs (uniquement chez General Motors, ndlr). Ils nous disent à chaque fois que les travailleurs sont avides et qu’ils n’ont pas les moyens, mais pour les actionnaires, ils trouvent toujours de l’argent.

LVSL – Au-delà des « Big Three », il y a d’autres constructeurs importants implantés aux Etats-Unis, comme Volkswagen, Toyota et Tesla. Vous avez peu d’implantation dans ces entreprises et leurs sites. Comment vous organisez-vous pour syndiquer ces salariés et faire en sorte qu’ils bénéficient des mêmes avantages ?

S. F. – Récemment, nous avons réussi à créer un syndicat au sein de Volkswagen, sur leur site de Chattanooga, dans le Tennessee (aux Etats-Unis, chaque site de production doit être syndiqué séparément. Le processus, qui nécessite une pétition et un référendum victorieux et fait face à d’intenses pressions des employeurs, est extrêmement complexe, ndlr). Réussir cette implantation dans les usines du Sud du pays (peu syndiquées, ndlr) est une avancée majeure, que peu croyaient possible. 

Dès que nous aurons finalisé cette implantation chez Volkswagen, je pense que Mercedes va suivre (un référendum dans un site Mercedes pour la création d’une branche de l’UAW a été perdu en mai 2024, l’UAW a fait appel, en raison de pressions extrêmement fortes de l’entreprise pour peser sur le scrutin, ndlr). Comme je le rappelle souvent, quand on négocie de bons contrats, l’organisation suit, car les travailleurs veulent en faire partie et avoir droit aux mêmes avantages. À peine deux semaines après la fin des négociations avec les Big Three, Toyota a augmenté les salaires de 11 % et a réduit le rattrapage des salaires des travailleurs embauchés après 2007 de huit à quatre ans. Ils se sont donc alignés sur nos négociations. Honda et Nissan ont fait de même depuis.

LVSL – L’industrie automobile mondiale est aujourd’hui en pleine transition vers le véhicule électrique. Ce changement majeur a de nombreuses implications, puisqu’il faut notamment maîtriser la production de batteries et faire face à la concurrence chinoise. Plus largement, la nécessité de combattre le changement climatique questionne l’avenir de toute l’industrie automobile. Comment votre syndicat perçoit-il ces enjeux ?

S. F. – D’abord, en ce qui concerne les questions environnementales et la production de batteries, l’UAW a toujours été à l’avant-garde. Nous devons agir ; la terre est en feu et les émissions liées à l’automobile en sont un facteur majeur. Je me souviens qu’en 1970, lorsque nous avons ouvert notre centre de formation dans le Michigan, notre président de l’époque, Leonard Woodcock, parlait déjà des problèmes des moteurs à combustion et de leur impact environnemental. Cela fait 54 ans, et peu de progrès ont été réalisés depuis.

Shawn Fain en entretien avec LVSL.

Nous ne pouvons pas fermer les yeux en pensant que tout continuera comme avant, car cela ne fonctionnera pas. Il y a un grand débat sur la transition vers l’électrique. Le monde des affaires et les milliardaires instrumentalisent cette transition pour faire peur aux travailleurs, en leur disant qu’ils vont perdre leur emploi et qu’ils doivent donc accepter de travailler plus dur et plus longtemps. 

A l’inverse, nous voyons cette transition comme une opportunité : actuellement, plus de 30 usines de batteries sont en construction aux Etats-Unis. S’y implanter pour protéger les salariés est une nécessité, nous en avons donc fait une priorité durant notre grève. Nous avons obtenu que les travailleurs de ces usines de batteries soient couverts par nos accords avec les constructeurs, ainsi que des promesses de création d’emplois dans le secteur électrique. Stellantis voulait fermer une usine à Belvidere (Illinois), nous avons obtenu qu’ils y investissent plus de 3 milliards de dollars pour y créer une usine de batteries (l’UAW a depuis organisé de nouveaux rassemblements sur place pour que Stellantis respecte ses promesses, ndlr).

LVSL – Vous avez évoqué le fait que votre grève et vos victoires ont redonné espoir à tous les travailleurs de l’automobile, et pas seulement ceux des « Big Three ». Mais la solidarité allait au-delà de l’automobile : d’après un sondage, 75% des Américains soutenaient votre lutte, c’est considérable ! Pensez-vous que votre lutte ait des répercussions sur le reste du monde du travail aux Etats-Unis ?

S. F. – Nous avons en tout cas montré aux travailleurs que les entreprises leur mentent lorsqu’elles affirment qu’ils en demandent trop. Ces victoires redonnent espoir à énormément de travailleurs, qui ont compris que ces augmentations ont été obtenues par l’action syndicale et la lutte, et non en croisant les bras. Nous avons stoppé le déclin de notre syndicat et avons gagné beaucoup de nouveaux membres. L’UAW connaît par exemple une forte croissance du nombre de syndiqués dans d’autres secteurs, comme l’enseignement supérieur.

Plus largement, la perception du travail a beaucoup changé depuis la pandémie de COVID. Alors que des millions de personnes étaient menacées de mort, notre président de l’époque, Donald Trump, ne faisait rien. Les classes dirigeantes en ont profité de la crise pour extraire toujours plus de richesses. Elles ont exploité les consommateurs, ce qui a conduit à l’inflation. C’est de la pure cupidité ! Cela a aggravé les conditions de vie des travailleurs, qui devaient déjà faire face à la maladie. Cependant, cette crise a aussi permis aux travailleurs de prendre conscience de leur pouvoir. Beaucoup de gens ont refusé de se mettre en danger pour des salaires trop bas et des entreprises comme McDonald’s et Burger King ont été forcées de monter les salaires à 20 ou 25 dollars de l’heure pour trouver des employés. Cela a montré le pouvoir de la classe ouvrière : sans travail, rien ne fonctionne.

Bien sûr, la classe dirigeante continue de faire peur aux travailleurs et cherche à nous diviser pour nous empêcher de nous mobiliser. Actuellement, une poignée de personnes dirige tout et concentre la richesse à nos dépens. Notre mission est de rassembler la classe ouvrière à l’échelle mondiale. C’est pourquoi nous avons fixé la date d’expiration de notre accord avec les « Big Three » au 1er mai 2028. Nous voulons faire de cette date symbolique une grande journée de mobilisation dans tout le pays, ainsi qu’avec des syndicats étrangers.

LVSL – D’ici là, les Etats-Unis auront un nouveau locataire à la Maison Blanche. Cet été, vous avez pris la parole au Congrès démocrate en soutien à Kamala Harris en rappelant le rôle central des syndicats pour « rebâtir la classe moyenne américaine ». S’il y a bien sûr de nombreuses raisons de souhaiter une défaite de Trump, la politique des Démocrates sur les questions syndicales pose tout de même question : durant son mandat, Joe Biden a été le premier Président en exercice à se rendre sur un piquet de grève, qui était d’ailleurs un piquet de l’UAW. Malgré ce symbole, il n’a pas réussi à faire adopter le PRO Act, une grande loi visant à simplifier la création de syndicats et l’exercice du droit de grève. Pensez-vous que Kamala Harris pourra faire passer cette loi ?

S. F. – D’abord, l’élection présidentielle n’est pas la seule qui importe. Nos élections pour le Congrès vont aussi peser, il nous faut des représentants au Congrès prêts à signer les projets de loi et à les faire adopter. Cela étant dit, Kamala Harris a soutenu le PRO Act et nous appuie dans cette démarche. Elle s’était jointe à nous sur un piquet de grève chez General Motors en 2019. Son colistier Tim Walz a fait de même.

« Trump est anti-syndical à l’extrême, c’est un milliardaire qui représente sa classe. »

A l’inverse, Donald Trump et Elon Musk (qui soutient très fortement Trump, ndlr) ricanent quand on leur parle de lutte sociale et rêvent de licencier des travailleurs en grève. Tel est le contraste que nous montrons à nos membres et aux Américains en général : Trump est anti-syndical à l’extrême, c’est un milliardaire qui représente sa classe, il pense que vous devriez être viré pour avoir défendu vos droits, tandis que Kamala Harris et Tim Walz ont été à nos côtés sur les piquets de grève. Lorsqu’il était Président, Trump a renégocié l’ALENA (accord de libre-échange des Etats-Unis avec le Mexique et le Canada, ndlr), il prétend que cela a aidé les travailleurs, mais en réalité, cela a augmenté le déficit commercial de l’industrie automobile et des sous-traitants de 20 à 30 %. 

J’ai conscience que la politique se joue aussi sur le temps long. Je me souviens de l’ambiance lorsque Ronald Reagan a été élu en 1980 : on nous disait que la richesse des plus fortunés allait « ruisseler » jusqu’à nous. Pendant 40 ans, on nous a bassiné avec ça. Après huit ans de Reagan et quatre ans de Bush père, le Parti démocrate s’est déplacé vers le centre pour faire plaisir aux plus riches, en abandonnant les travailleurs. Avec Biden, je pense que nous avons eu un changement, il semble que les Démocrates aient compris que la classe ouvrière est leur base. 

S’ils nous défendent, les Démocrates gagneront chaque élection car les travailleurs américains les soutiendront. Mais si vous ne pouvez pas faire la différence entre les deux partis, des individus dangereux comme Donald Trump seront élus. En 2016, son élection était essentiellement un « fuck you » adressé à l’establishment. J’espère que suffisamment de gens ont maintenant compris qui est Donald Trump pour que cela ne se reproduise pas. S’il est réélu, nous mettrons en tout cas toutes les options sur la table, avec d’autres syndicats et organisations, y compris de nouvelles grèves.

Élections américaines : qui finance les campagnes Trump et Harris ?

Kamala Harris et Donald Trump. © Free Malaysia Today

Alors que l’élection américaine s’annonce extrêmement serrée, les Américains sont plongés dans une attente angoissante. Les grandes entreprises ont quant à elles déjà voté à coup de dizaines de millions de dollars, en soutenant Donald Trump ou Kamala Harris, voire parfois les deux. Un coup d’œil aux principaux soutiens financiers des deux candidats donne un aperçu des secteurs qui seraient les plus favorisés par les Démocrates et les Républicains. Les travailleurs américains restent eux toujours aussi mal représentés… [1]

D’un certain point de vue, le dicton « on en a pour son argent » ne s’applique pas aux élections américaines. Si, dans ce pays, les sommes investies dans les élections sont énormes, leur montant exorbitant est rarement un gage de qualité. Le coût global des élections fédérales a certes augmenté entre chaque cycle électoral, mais les élections de 2020 ont marqué un bond particulièrement prodigieux dans les investissements politiques. Cette année-là, le total des sommes réunies pour les élections fédérales (à la fois les campagnes présidentielles et législatives) a atteint le montant stupéfiant de 14,4 milliards de dollars, soit plus du double des élections de 2016, qui étaient déjà les plus coûteuses.

Toutefois, si l’on se met à la place d’un milliardaire – et non pas d’un électeur moyen ou d’un petit donateur –, le vieil adage a encore un sens. Au début de l’été, certains médias ont rapporté que le milliardaire du secteur technologique Elon Musk, dont la fortune est estimée à plus de 250 milliards de dollars, prévoyait de verser 45 millions par mois à une nouvelle organisation pro-Trump nommée America PAC (Musk et Trump ont tous deux démenti cette information). À la mi-juillet, ce comité de soutien avait déjà récolté plus de 8 milliards de dollars, en grande partie auprès de titans de la Silicon Valley. Son principal bailleur de fonds est Joe Lonsdale, cofondateur avec Peter Thiel de la société d’analyse de données Palantir, qui produit des logiciels d’espionnage utilisés notamment par le Pentagone.

Thiel – qui finance une grande partie de l’appareil politique et intellectuel de la galaxie MAGA (Make America Great Again, ndlr) – doit quant à lui être assez satisfait de ses retours sur investissements politiques. En 2015, il a recruté J. D. Vance – fraîchement diplômé de la faculté de droit de Yale et bientôt auteur de best-sellers – dans sa société d’investissement de la Silicon Valley, Mithril Capital. Après le succès de son roman Hillbilly Elegy, Vance est retourné dans son Ohio natal pour commencer à préparer le terrain en vue de sa carrière politique. Il a alors pu compter sur pas moins de quinze millions de dollars mis à disposition par Thiel, ce qui lui a permis de remporter un siège au Sénat en 2022. Moins de deux ans plus tard, Donald Trump choisit Vance pour être son colistier en vue des élections de 2024, couronnant l’ascension fulgurante de ce prétendu populiste représentant une Amérique délaissée jusqu’aux sommets du Parti républicain. En cas de victoire de Trump aux élections de cet automne, il deviendrait le troisième plus jeune vice-président de l’histoire des États-Unis, à seulement quarante ans.

Opposée aux régulations, une part de Silicon Valley bascule en faveur de Trump

L’un des principaux enjeux de cette édition de la course aux soutiens financiers est le passage d’acteurs incontournables du secteur des technologies dans le camp républicain. Certes, Thiel en a toujours fait partie. Plusieurs personnalités de la Silicon Valley, qui avaient vigoureusement déploré l’élection de Trump en 2016 le soutiennent désormais. Dans leur rang figurent plusieurs investisseurs de premier plan, tels que Marc Andreessen et Ben Horowitz, mais aussi Chamath Palihapitiya et David Sacks, fidèles à leur poste d’animateur du podcast All-In tech et devenus d’importants chroniqueurs de droite.

Toutefois, le portefeuille de l’industrie technologique reste largement acquis au parti démocrate. Selon l’association pro-transparence Open Secrets, environ 80 % des dons provenant de cette filière depuis le début de la campagne électorale vont vers des candidats démocrates. Ce chiffre est néanmoins en baisse par rapport aux 90 % de 2020, et si le vote Trump-Vance prévaut en novembre, il est possible que le glissement – pour l’instant en pente douce – de la Silicon Valley vers la droite, s’accélère.

Cette dynamique s’explique à la fois par l’idéologie et l’intérêt individuel, bien que la frontière entre ces deux champs ne soit pas toujours facile à distinguer. La rhétorique haineuse envers le mouvement « woke » remplit la part idéologique : Musk a récemment annoncé la migration, de la Californie vers le Texas, des sièges de X et de SpaceX en signe de protestation contre les lois fédérées qui assurent une protection aux élèves transgenres. On soupçonne néanmoins que cette délocalisation ait autant à voir avec des intérêts fiscaux qu’avec une véritable conviction.

Un récent article du Financial Times a relaté les propos du cadre de Palentir Alex Karp, un gros bonnet de la Silicon Valley qui soutien encore le camp démocrate, mais dont la loyauté vacille : « Le politiquement correct est, au sein du parti, un énorme problème. Les démocrates ne peuvent pas encore en prendre la mesure ». De même, Karp regrette que « les gens qui innovent désertent » l’industrie à cause de la réglementation en vigueur, qui étoufferait selon lui les start-ups avant même qu’elles ne puissent décoller. Gary Gensler, président de la Securities and Exchange Commission (SEC), a en effet été une épine dans le pied pour les investisseurs en crypto-monnaies. D’après un fin connaisseur de la sphère des crypto-monnaies cité par le Financial Times, les grands investisseurs dans ces produits spéculatifs « ont pour priorité de le virer. Ils dépenseront tout ce qu’il faut pour y parvenir. »

Si le soutien d’une part de la Silicon Valley à Donald Trump fait les gros titres, ses principaux soutiens appartiennent surtout aux secteurs de la finance, des assurances et de l’immobilier. Selon Open Secrets, « le secteur financier est de loin le plus grand contributeur des campagnes des candidats et des partis à l’échelle fédérale », républicains et démocrates confondus, et il est de loin le plus grand contributeur de la campagne 2024 de Trump. Les dons à sa campagne en provenance du secteur des valeurs mobilières et de l’investissement dépassent ainsi les 200 millions de dollars. Un donateur, l’investisseur héritier de la fortune bancaire de sa famille, Timothy Mellon, représente à lui-seule la somme ahurissante de 125 millions de dollars (il a aussi offert 25 millions de dollars pour la campagne indépendante de Robert F. Kennedy Jr). Le secteur du pétrole et du gaz est le suivant sur la liste, avec 20,4 millions de dollars.

Si le soutien d’une part de la Silicon Valley à Donald Trump fait les gros titres, ses principaux soutiens appartiennent surtout aux secteurs de la finance, des assurances et de l’immobilier.

Les autres plus gros soutiens de Donald Trump, d’après les catégories d’Open Secrets sont le secteur de la santé privée (101 millions de dollars), le transport aérien (91,3 millions de dollars), le secteur manufacturier et de la distribution (14,1 millions de dollars). Trump attire également d’énormes dons de la part de particuliers qui se présentent sur le plan professionnel comme « retraités » (129,5 millions de dollars) ou appartenant à toutes sortes d’organisations d’obédience idéologique républicaine ou conservatrice (82 millions de dollars). Ces chiffres coïncident avec ce que nous savons du parti républicain d’aujourd’hui : ses principaux soutiens sont les tenants de l’idéologie conservatrice, les électeurs âgés, les industries extractives et manufacturières et la tranche la plus haute des 1 % les plus riches. Près de la moitié, en dollars, des dons destinés à Donald Trump proviennent seulement de quatre États : le Texas (15,6%), le Nevada (14,8%), le Wyoming (14,6 %) et la Floride (11,9%).

De Biden à Harris, une continuité chez les grands donateurs démocrates

Concernant la campagne de la vice-présidente Kamala Harris, celle-ci a d’abord hérité de la base de donateurs de Joe Biden, lorsque celui-ci s’est retiré de la course à la Maison Blanche. Comme pour les républicains, les dons aux démocrates reflètent les intérêts des filières économiques majeures – dont ceux du secteur des valeurs mobilières et de l’investissement, qui ont historiquement tendance à soutenir les deux camps pour s’assurer de conserver des soutiens dans tout le champ politique. En revanche, contrairement à Trump et à d’autres candidats du parti républicain, les candidats démocrates reçoivent d’importantes contributions de la part des syndicats. Sean O’Brien, le président du syndicat des camionneurs américains (les Teamsters), s’est certes vu accorder un temps de parole au pic d’audience lors de la Convention Nationale Républicaine, mais les syndicats restent fermement ancrés dans le camp démocrate.

Contrairement à Trump et à d’autres candidats républicains, les candidats démocrates reçoivent d’importantes contributions de la part des syndicats.

Les sempiternels débats au sujet du retrait de Biden cet été ont mis en lumière le réseau des grands donateurs démocrates. Bon nombre des méga-donateurs qui ont fait le plus de tapage pour pousser Biden vers la sortie étaient issus d’Hollywood, du monde du spectacle et des médias. George Clooney a été la personnalité la plus en vue de l’industrie cinématographique à exiger un changement de tête de liste, mais beaucoup de personnalités riches et puissantes dont le nom n’est pas connu de tous ont aussi participé au mouvement de protestation des donateurs. Selon un article du New York Times, un célèbre agent d’Hollywood a déclaré à Martin Heinrich, sénateur du Nouveau-Mexique : “Si vous n’appelez pas publiquement Biden à se retirer, je ne vous donnerai pas un centime”.

A ce jour, le secteur des communications et de l’électronique, qui rassemble les firmes de la télévision, du cinéma, de la musique et des télécommunications, représente 31,9 millions de dollars de dons à la campagne démocrate. Le secteur financier et assurantiel reste en tête avec 88,2 millions de dollars, devant le monde de l’éducation (40,5 millions de dollars), les avocats et cabinets juridiques (36,5 millions de dollars) et les professionnels de la santé (24,2 millions de dollars). Les deux plus importantes sources de dons à la campagne de Biden en juillet étaient les organisations d’idéologie démocrate ou libérale (217 millions de dollars), puis les retraités (102 millions de dollars). Les syndicats ont quant à eux donné environ 18,5 millions de dollars, ce qui représente plus que certains secteurs d’activité mais reste bien en-dessous les principaux soutiens sectoriels et idéologiques.

En dépit des gros titres, le capital de la Silicon Valley reste largement en faveur des démocrates. Deux des trois plus généreux donateurs de la campagne Biden-Harris, Greylock Partners et Sequoia Capital, sont des sociétés d’investissement de la Silicon Valley. Reid Hoffman, associé chez Greylock et important donateur démocrate, n’a jamais caché son mépris pour la présidente de la Commission Fédérale du Commerce (FTC), Lina Khan, qui a commis l’erreur d’appliquer la législation antitrust. Hoffman a récemment déclaré sur CNN : “L’antitrust, c’est bien. Déclarer la guerre ne l’est pas”. Le sort de Khan sous une potentielle administration Harris reste encore incertain, étant donné qu’elle bénéficie d’un fort soutien de la part des démocrates qui saluent sa ligne anti-monopole très stricte.

Les querelles intra-démocrates pour influencer Harris dans le choix de son entourage, ainsi que le large éventail de secteurs et d’intérêts qui compose sa base de donateurs, coïncident avec ce que nous savons du parti démocrate d’aujourd’hui et de ses principaux soutiens : les tenant de l’idéologie libérale, le secteur des médias et de la tech, les professionnels du droit, de l’éducation et de la santé, et les syndicats. À l’instar de Trump et des Républicains, la base des donateurs démocrates est fortement concentrée dans quelques États qui reflètent la répartition géographique de leur coalition. Près de la moitié (en dollars) des dons adressés à Joe Biden, puis à Harris proviennent de seulement quatre États des deux côtes : la Californie (21,6 %), le district de Columbia (12,8 %), New York (10,2 %) et le Massachussets (4,2%).

Le règne de l’argent

Bien sûr, il faut également étudier où va tout cet argent dans les faits et quelle est son influence sur l’issue des élections. Le lecteur ne sera pas surpris d’apprendre que la part du lion revient aux médias et à la publicité. La campagne Biden-Harris a beaucoup investi dans la guerre de la publicité. En juillet, 60 % de ses dépenses totales, soit près de 65 millions de dollars, étaient consacrées aux médias et à la publicité. Malgré un raz-de-marée publicitaire, la position du président Biden dans les sondages s’est détériorée au point qu’il a été écarté de la course. De plus, ces dépenses ont temporairement gâché l’avantage qu’avait la campagne de Biden en matière de collecte de fonds par rapport à celle de Trump. L’enthousiasme suscité par le retrait de Biden et la nomination de Harris dans le camp démocrate a cependant délié les portefeuilles : en juillet, la campagne d‘Harris a récolté la somme faramineuse de 310 millions de dollars dépassant amplement les 138,7 millions de dollars récoltés par Trump.

Le coût total des quatre derniers cycles d’élections fédérales a dépassé les 40 milliards de dollars.

Jusqu’à présent, le budget de la campagne de Trump a été plus équilibré. Si, pour lui aussi, les médias représentent le principal axe d’investissement, ils ne comptent que pour un quart du coût total de la campagne. Un montant presque équivalent a été dépensé en frais administratifs, ce qui inclut les coûts liés à l’organisation des grands rassemblements de Trump. Une agence événementielle, Event Strategies, a ainsi reçu soixante-quatre paiements de la part de la campagne du candidat républicain, pour un montant total de 8,1 millions de dollars.

Les dépenses de campagnes politiques constituent une économie à part entière. Les entreprises partisanes fournissent toute une série de services très lucratifs aux candidats, en amont et en aval des élections. Le coût total des quatre derniers cycles d’élections fédérales a dépassé les 40 milliards de dollars. Et encore, ce chiffre n’inclut pas les milliers de campagnes qui ont lieu à l’échelle des États fédérés et des municipalités, ni des référendums. Comme les résultats des élections sont connus d’avance dans la plupart des États, une grande partie de l’investissement est concentré dans un nombre restreint de territoires indécis, afin de les faire basculer, même de manière minime. La victoire de Trump en 2016 s’est ainsi jouée à 80.000 votes dans le Michigan, la Pennsylvanie et le Wisconsin, tandis que celle de Biden en 2020 reposait sur une marge de 44.000 votes en Géorgie, en Arizona et dans le Wisconsin…

40 % de l’ensemble des dons politiques émanent d’un groupe extrêmement restreint : le top 1 pour cent du top 1 pour cent.

Dans son ouvrage devenu incontournable, The Semisovereign People, paru en 1960, le politologue Elmer Eric Schattschneider a mis le doigt sur une réalité fondamentale de la politique américaine : « Le défaut du paradis pluraliste est que le chœur céleste y chante avec l’accent prononcé des classes supérieures ». Nous avons tous le droit de soutenir des candidats et des campagnes électorales, mais seuls quelques-uns sont en capacité de le faire à un degré qui garantisse la représentation de leurs intérêts dans le système politique.

40 % de l’ensemble des dons politiques émanent d’un groupe extrêmement restreint : le top 1 pour cent du top 1 pour cent. Cela ne veut pas dire pour autant qu’il n’y a aucune différence significative entre les deux partis. Il y en a évidemment, notamment sur l’avortement et le respect des institutions. Pour les travailleurs américains cherchant à être représentés dans leurs intérêts de classe, les dons des syndicats en faveur des démocrates indiquent que cette option reste la moins pire. Mais à en juger par l’état de la société américaine, il est clair que le système politique des Etats-Unis met en œuvre sa propre version de la règle d’or : qui possède l’or dicte les règles.

[1] Article de notre partenaire Jacobin, traduit par Manuel Trimaille et mis à jour par William Bouchardon.

Comment les sondages sont devenus nos maîtres à penser

© Gilly

Omniprésents dans nos sociétés, les sondages semblent faire la pluie et le beau temps dans notre monde politique. À tel point qu’il paraît aujourd’hui indispensable de s’interroger sur leur dangerosité pour nos démocraties représentatives.

En période électorale, les sondages sont partout. Les journaux, les radios, les chaînes d’informations nous abreuvent à longueur de journée de chiffres. « Les élections présidentielles de 2002, 2007 et 2012 avaient donné lieu respectivement à 193, 293 et 409 sondages » indiquait un rapport de la commission des sondages il y a cinq ans. En 2017, on avait une nouvelle fois pulvérisé le record avec 560 études en rapport avec le scrutin. Et tout porte à croire, qu’une fois encore, 2022 pourrait repousser ce seuil.

Pourtant, la pertinence de ces enquêtes, en tant qu’outil démocratique, pose de plus en plus questions. D’autant que leur fiabilité est régulièrement discutée. Depuis toujours, les erreurs commises par les instituts ont été nombreuses, aussi bien en France qu’à l’étranger. On se souvient, par exemple, des présidentielles américaines en 2016. L’immense majorité des établissements états-uniens donnaient alors comme acquis le succès d’Hillary Clinton sur Donald Trump, parfois même avec plus de dix points d’avance. Pourtant, c’est bien l’ancien présentateur de télé-réalité qui a pris la tête du gouvernement. Un autre exemple célèbre est celui du Brexit au Royaume-Uni. La veille du scrutin, les instituts prédisaient encore la victoire du « non » à la sortie des Britanniques de l’Union Européenne. Mais le lendemain matin, c’est bien le Brexit qui a triomphé.

Ce genre de déconvenues n’a pas non plus épargné la France. En 2002, par exemple, pour les présidentielles, tout le monde annonçait le couronnement de Lionel Jospin. Pourtant, au bout du compte, le candidat du PS n’avait même pas franchi le premier tour, surpris par Jean-Marie Le Pen. Scénario semblable aux présidentielles de 2017 lorsqu’Alain Juppé devait facilement emporter les élections nationales. Mais celui-ci n’avait finalement pas réussi à surmonter l’étape des primaires de la droite. En 2020, les sondeurs ont d’ailleurs encore fait fausse route lors des élections régionales en surestimant largement les scores du Rassemblement National qui n’a, en définitive, décroché aucune région. Enfin, tout récemment, Valérie Pécresse a remporté les primaires des Républicains alors que tous les instituts désignaient Xavier Bertrand comme favori. Au terme du processus, ce dernier a pourtant terminé à la quatrième place.

Ces échecs, de plus en plus réguliers, interrogent sur la méthode des sondeurs. Ils posent la question fondamentale de la fiabilité des instituts. Les systèmes utilisés par les professionnels de l’opinion ont parfois de quoi laisser songeur. 

La rentabilité avant la fiabilité

L’élaboration des fameux « panels » revient régulièrement comme le premier sujet de controverse. Les sondages reposent, en effet, le plus souvent, sur un échantillon d’environ 1000 personnes dites représentatives de la population globale. Seulement, comme l’explique une enquête du Monde, la composition de ces ensembles de potentiels électeurs suscite les débats à plusieurs égards. La plupart des sondages se réalisent aujourd’hui sur internet. Bien que ce procédé s’avère plus commode et plus économique, il a le défaut de rendre invisible la partie de l’électorat qui ne dispose pas du web. Et il ne s’agit pas d’un détail, puisque 13 millions de Français utilisent peu ou pas l’outil numérique. 

Si cette pratique s’est malgré tout généralisée, c’est avant tout pour sa forte rentabilité. Aujourd’hui, presque tout est automatisé, quand il fallait hier mobiliser des employés pour téléphoner aux Français ou même aller les rencontrer à leur domicile. Ces anciennes méthodes avaient pourtant l’avantage de contrôler l’identité et les informations concernant les interrogés. Luc Bronner, journaliste du Monde, auteur de l’enquête citée précédemment, a pu ainsi participer à des sondages sous plus de 200 identités différentes. Rien n’empêche donc, par exemple, un jeune cadre de se faire passer pour un ouvrier de classe populaire. Si un seul journaliste a pu prendre 200 identités différentes à lui tout seul, il est aisé d’imaginer ce que pourraient accomplir quelques centaines de militants motivés et bien organisés.

Il faut également noter qu’avec ce système, ce sont les internautes eux-mêmes qui décident de s’inscrire pour répondre aux sondages. Par l’intermédiaire de jeux-concours, ils sont même fidélisés. Ainsi, il paraît clair que des panels constitués de volontaires représentent un biais évident pour une étude par rapport à des groupes composés de personnes démarchées au hasard. Il n’existe en effet aucun moyen pour les instituts de se prémunir contre les faussaires, pas plus que contre les « sondés professionnels » qu’ils soient mal intentionnés ou non.

Des résultats bruts corrigés

Une autre facette méthodologique des instituts de sondages a déjà plusieurs fois déclenché la polémique : il s’agit des « redressements ». Les conclusions des enquêtes ne sont en effet jamais publiées telles quelles. Les employés corrigent d’abord les résultats en fonction de plusieurs critères. Ils peuvent, par exemple, être amenés à réajuster les chiffres si jamais l’échantillon n’est pas assez représentatif de la population française. Ainsi, si le groupe ne contient pas assez de jeunes, alors les réponses des moins âgés seront légèrement amplifiées. On parle ici d’un redressement dit «  sociodémographique ». 

Mais il existe également d’autres types de redressements beaucoup plus subjectifs. Les sondeurs tiennent notamment compte des scrutins précédents pour ajuster les chiffres. C’est ainsi qu’en 2017, certains sondages surévaluaient largement le score de Benoît Hamon en se basant sur les résultats des présidentielles de 2012 de… François Hollande. Les observateurs de l’époque n’avaient d’ailleurs pas manqué de critiquer l’absence de caractère scientifique de cette méthode, d’autant que chaque institut reste libre d’appliquer les coefficients de son choix. Dans ce cas précis, cette prise en compte semblait incohérente tant la crédibilité du PS s’était dégradée dans l’opinion publique entre 2012 et 2017. 

Un système au service des plus forts

L’autre incertitude qui pèse de plus en plus lourd dans les résultats des sondages tient à la difficulté des instituts à jauger l’abstention. En juillet 2021, la France Insoumise accusait notamment les sondeurs de surévaluer l’abstention pour les présidentielles de 2022. Le député européen, Manuel Bompard, relevait dans des enquêtes récentes que des instituts comme IPSOS demandaient à tous leurs sondés d’évaluer leur certitude de voter sur une échelle de 1 à 10. Tous ceux qui ne répondaient pas 10 étaient alors automatiquement retirés du panel et comptabilisés comme abstentionnistes.

Avec cette méthode, ces instituts fournissent des estimations avec un taux d’abstention proche de 50%. Un chiffre jamais vu pour des présidentielles et qui semble hautement improbable. Rappelons par exemple qu’en France sous la cinquième république, l’abstention pour des présidentielles n’a jamais franchi la barre des 29% au premier tour. La base sur laquelle travaillent de nombreux sondeurs en ce moment paraît donc assez peu réaliste. Ce biais aurait, par ailleurs, pour conséquence de « gommer le vote populaire » selon le député insoumis. Et pour cause, la certitude de vote s’avère bien souvent plus forte dans l’électorat aisé et d’âge mûr que chez les jeunes et les classes populaires. 

Les sondages ont en effet la particularité de figer les situations entre les plus forts et les plus faibles, qu’il s’agisse des électorats ou des candidats. En 2017, certaines émissions de télévision n’avaient pas hésité à organiser des débats seulement en présence des candidats les plus hauts dans les sondages. Les temps de parole entre les différents participants étaient également en partie calculés en fonction des enquêtes d’opinion. Le cercle est vicieux puisque les bons sondages permettent d’avoir la parole plus souvent et donc de se faire mieux connaître et d’exposer plus facilement ses propositions. Au contraire, les candidats avec une faible notoriété ont rarement l’occasion de s’exprimer dans les médias et donc de lancer leurs campagnes. Des idées peu populaires et peu répandues dans la société ont ainsi très peu de chances de se mettre en lumière. Dans ces conditions, le système sondagier apparaît comme un verrou qui conforte le modèle en place et les idées dominantes.

Les sondeurs en plein conflit d’intérêts ?

Pour certains, le caractère arbitraire de la méthodologie des sondeurs donne à réfléchir sur leurs intentions. En effet,  il ne faut pas oublier que les instituts restent avant tout au service de clients qu’ils doivent satisfaire. Lorsque l’on parle de sondages politiques, leurs commanditaires sont pour la plupart du temps de grands médias. Or, ces grands médias sont souvent accolés à l’idéologie politique dominante et défendent régulièrement les intérêts de leurs principaux actionnaires tandis que les instituts de sondages majeurs gravitent également dans ces mêmes sphères d’influence.

BVA, par exemple, appartient ainsi au géant de la finance Naxitis, derrière lequel se cachent la Banque Populaire et la Caisse d’Épargne. Elabe, de son côté, est dirigé par Bernard Sananès, un riche entrepreneur, qui n’a jamais dissimulé ses idées libérales. Ancien proche de l’UDF, il a même été, dans les années 90, lobbyiste pour favoriser le travail le week-end. Pareillement, l’institut CSA est une filiale de Havas, groupe publicitaire étroitement lié à la famille Bolloré. Problème, la préférence de Vincent Bolloré pour Éric Zemmour et la droite dure n’est plus à démontrer. L’IFOP, longtemps propriété de la famille Parisot qui fut également à la tête du MEDEF, est aujourd’hui détenu par la famille Dentressangle, 56ème fortune de France. Dès 2007, OpinionWay était, lui aussi, accusé d’une proximité avec la droite notamment pour sa proche collaboration avec le Figaro. Il faut aussi signaler que son directeur, Hugues Cazenave a flirté avec le milieu politique. Dans les années 80, il a ainsi travaillé pour Hugues Longuet, ministre UDF.

Enfin, de 1981 à 2007 IPSOS a été le prestataire officiel de la présidence française. Dirigé par le multimillionnaire Didier Truchot, l’institut a encore signé récemment un nouvel accord avec le gouvernement à hauteur de 4.2 millions d’euros. IPSOS n’a d’ailleurs pas été le seul à parapher de juteux contrats, puisque l’IFOP, BVA, Harris Interactive et Opinion Way se sont également partagés la bagatelle de 11.7 millions d’euros de marché avec l’État français. Si ces liens ne suffisent pas à prouver une influence concrète dans le résultat des sondages politiques, ils n’en éveillent pas moins naturellement les suspicions, dès lors que l’on sait que les méthodes d’ajustement des enquêtes sont laissées à la discrétion des enquêteurs. 

Des élections faussées

Au-delà de ces problématiques, l’influence qu’exercent les sondages sur les électeurs souligne les véritables limites de notre système électif dit « représentatif ». Le mécanisme du vote utile en est d’ailleurs le meilleur exemple. Les candidats en tête des études bénéficient, en effet, d’un appel d’air des électeurs proches de leurs idées. C’est ainsi qu’en 2017, Jean-Luc Mélenchon avait attiré à lui une bonne partie des électeurs de gauche grâce à sa pole position dans les sondages lors des derniers mois. Ce phénomène pourrait d’ailleurs bien se reproduire en 2022. De la même manière, de nombreux électeurs sensibles aux propositions de Jean-Luc Mélenchon s’étaient tournés vers Emmanuel Macron par peur d’un second tour entre François Fillon et Marine Le Pen. 

Cette année encore, les médias rejouent la même partition. Une étude de la fondation Jean Jaurès datée d’octobre 2021, explique que les électeurs de gauche sont tentés de voter Emmanuel Macron pour éviter un deuxième tour entre Marine Le Pen et Éric Zemmour. Les primaires elles-mêmes n’échappent pas à la règle. Ainsi, certains adhérents aux partis concernés choisissent leur champion non plus seulement en fonction de leurs idées, mais également par rapport aux sondages à l’échelle de la France. Lors des primaires des verts de 2021, Yannick Jadot a sans doute, lui aussi, pu bénéficier de ce processus face à Sandrine Rousseau, moins bien placée dans les sondages d’envergure nationale.

Les électeurs ne sont d’ailleurs pas les seuls à prendre très au sérieux les sondages. Même si la plupart des candidats s’en défendent, ils scrutent néanmoins les études et agissent en conséquence. Cette année, les bons sondages ont ainsi pu décider Éric Zemmour à se présenter. Les mauvais, en revanche, semblent avoir convaincu Anne Hidalgo ou Arnaud Montebourg d’appeler à l’union de la gauche. Les politiciens n’ignorent pas les dynamiques – positives ou négatives – que peut déclencher une simple enquête.

Dans cette spirale stratégique, ce sont donc les idées qui sont mises de côté au profit de calculs qui reposent sur une science loin d’être exacte. Selon une étude Cevipof, le vote pour Emmanuel Macron en 2017 s’était ainsi décidé à plus de 57% par défaut plutôt que par adhésion. Tandis que de plus en plus d’électeurs délaissent leurs convictions pour éviter le pire, il devient de plus en plus logique de voir s’installer un pouvoir impopulaire. Si les Français souhaitent retrouver des dirigeants plus en adéquation avec leurs aspirations, la mise à distance des prophéties politiques des sondages au profit de lecture plus attentives des programmes des candidats pourrait bien être une première étape.

Les GAFAM ne seront pas démantelés

© Aymeric Chouquet pour LVSL

Depuis son investiture, Joe Biden multiplie les clins d’oeil à l’égard des géants de la tech. L’époque où les médias français se réjouissaient d’un possible démantèlement des GAFAM par la justice américaine semble lointaine. La déclaration de guerre de la procureure démocrate Letitia James à l’encontre de Facebook, en décembre dernier, a fait long feu. Elle affichait pourtant une détermination sans faille : l’entreprise monopolistique de Mark Zuckerberg devait tomber sous le coup des lois anti-concentration. S’il n’est pas à exclure qu’une série de régulations soit finalement imposée aux créatures de la Silicon Valley, elles ne mettront pas en cause leur situation de monopole sur le marché global. Celle-ci confère aux États-Unis un ascendant auquel ils ne sont pas prêts de renoncer – et pour le maintien duquel ils mènent d’ores et déjà une guerre judiciaire féroce. Dans ce contexte, quoi de mieux qu’une belle opération de communication destinée à créer un vent de sympathie mondial en faveur de la justice américaine ? La lutte apparente entre les procureurs américains et les GAFAM semble partie intégrante de celle-ci.

Suite à la plainte de quarante-huit États fédérés contre Facebook, accusé d’être en situation de monopole, la procureure démocrate Letitia James a porté en décembre 2019 la procédure au niveau fédéral. 

Cela faisait plusieurs mois que le réseau social de Mark Zuckerberg était dans le collimateur du Parti démocrate ; deux mois plus tôt, un rapport parlementaire recommandait le démantèlement des principaux GAFAM, tandis que des enquêtes d’opinion indiquaient que la majorité des Américains serait favorable à une telle mesure.

De la Commission européenne à la justice américaine : « Offensive générale » contre les GAFAM ?

La procureure Letitia James est elle-même une critique de longue date du monopole qu’exercent les géants de la tech sur l’économie américaine. « Cela fait près d’une décennie que Facebook utilise son pouvoir de monopole pour écraser ses rivaux et éliminer la compétition », a-t-elle déclaré lors d’une conférence de presse visionnée des centaines de milliers de fois sur YouTube (et ironiquement mise en avant par la plateforme, sous la forme de recommandation aux utilisateurs, par le hasard des algorithmes ou un modérateur taquin).

En Europe, cette décision a bénéficié d’une couverture médiatique résolument favorable. Il est vrai que la Commission européenne bataillait depuis plusieurs années pour lutter contre la situation de monopole des géants américains. La commissaire à la concurrence en pointe dans ce combat, Margrethe Vestager, n’avait obtenu que de bien maigres résultats ; un tel renfort venu d’outre-Atlantique était bienvenu.

Le secteur des technologies de la communication et de l’information, aux États-Unis, est intimement lié au complexe militaro-industriel. Non seulement le premier est partiellement le sous-produit du second, mais ils possèdent un rôle analogue comme instruments géopolitiques de la puissance américaine.

Les GAFAM, pris en étau entre la législation concurrentielle de la Commission en Europe, et la plainte de Letitia James aux États-Unis ? « Offensive générale contre les GAFA », conclut un article de Konbini.

L’ex-commissaire européenne à la concurrence, Margrethe Vestager, érigée au rang de « personnalité de l’année » par le Point en 2019. Cette égérie médiatique n’a en réalité remporté aucun succès notable contre l’hégémonie des GAFAM.

Deux mois après le commencement de cette croisade du Parti démocrate contre les GAFAM, Joe Biden était investi président. Certains mauvais esprits faisaient alors observer que les géants de la tech, loin de craindre cet instant, avaient manifestement misé sur son élection. Si parmi les « grands donateurs » en faveur de Donald Trump on ne trouve guère que Peter Thiel, le fondateur de PayPal, Joe Biden a bénéficié du soutien d’une myriade de « poids lourds » de la Silicon Valley – Eric Schmidt, l’ancien PDG de Google, aux côtés de Reed Hastings, le fondateur de Netflix, ou encore Dustin Moskowitz, l’un des pionniers de Facebook. 

Pour une analyse de la composition de l’administration Biden, lire sur LVSL l’article de Politicoboy : « Administration Biden : le retour du statu quo néolibéral »

La nomination de Kamala Harris ne sonnait pas non plus comme une fin de règne pour les GAFAM. Il faut dire que son bilan comme procureure générale de Californie (2011-2017) ne témoigne pas d’une hostilité foncière, de sa part, à l’égard des big tech. Elle avait au contraire signé de nombreux contrats avec Palantir, l’entreprise de data-analyse proche des services secrets, lui confiant notamment la charge d’améliorer les techniques de répression prédictive de la police1.

Le positionnement de Joe Biden et de Kamala Harris à l’égard de la question du démantèlement des GAFAM est pourtant déterminant, car le Department of Justice (DOJ), à partir duquel une telle décision peut être impulsée, dépend directement de l’exécutif… 

Au-delà du seul Parti démocrate, dont la proximité historique avec la Silicon Valley est bien connue, il faut prendre en compte le contexte géopolitique propre à la décennie qui vient. Les implications de celui-ci sont, pour une bonne part, bipartisanes. Et s’il y a bien un constat que Parti républicain et Parti démocrate partagent, c’est celui de la montée en puissance de la Chine, et du danger croissant qu’elle exerce sur la suprématie numérique des États-Unis parvenue à son zénith. Bipartisan fut en conséquence le vote du Cloud Act en 2018, qui permet aux États-Unis d’espionner légalement l’ensemble des acteurs économiques ou politiques qui stockeraient leurs données sur un serveur américain.

Face à cette logique de puissance, visant à réaffirmer la prééminence des géants américains de la tech, que pèse leur violation des règles de la concurrence – qu’au demeurant personne n’avait attendu l’année 2020 pour constater ? On voit ici qu’une approche juridique de la question du démantèlement des GAFAM est inopérante, sans prise en compte de leur fonction géopolitique.

La Silicon Valley, département numérique du complexe militaro-industriel – d’In-Q-Tel à SWIFT

Le secteur des technologies de la communication et de l’information, aux États-Unis, est intimement lié au complexe militaro-industriel. Non seulement le premier est partiellement le sous-produit du second, mais ils possèdent un rôle analogue comme instruments géopolitiques de la puissance américaine. Cette double proximité a conduit certains chercheurs à forger le concept de « complexe industrialo-informationnel » (information-industrial complex).2

Pour une mise en contexte de l’émergence des géants de la Silicon Valley, lire sur LVSL l’article d’Eugène Favier-Baron : « Que cache la défense de l’internet libre ? »

Cette intrication remonte aux années 1990. Le candidat Bill Clinton, dans un contexte post-Guerre froide, avait pour agenda la réduction du budget militaire des États-Unis, visant à réallouer ces fonds au secteur de l’information et de la communication. Une fois élu, il procéda à ce réagencement des subventions étatiques. La frontière entre le secteur de la défense et celui de l’information et de la communication demeurait bien sûr des plus poreuses.

L’agence In-Q-Tel, créée en 1999 afin de fournir la CIA en technologies de pointe, est le symptôme le plus manifeste de cette hybridation. Dotée d’un budget d’une cinquantaine de millions de dollars, elle était destinée à financer les entreprises prometteuses dans le secteur numérique émergeant. Les actuels « géants » sont nombreux à avoir bénéficié des fonds d’In-Q-Tel. Ce fut le cas de Facebook, mais aussi de Google, ou encore de Keyhole, entreprise rachetée par Google et renommée Google Earth.

In-Q-Tel avait un triple objectif : la protection des informations des Américains (information security), la promotion de l’usage d’internet à échelle globale, ainsi que le perfectionnement des techniques permettant de capter, de fusionner et d’agréger un nombre croissant de données (data fusion and integration) collectées dans le monde entier.3 La connexion comme moyen de permettre aux flux américains de pénétrer l’ensemble des territoires, la cartographie du monde comme précondition à une captation de masse des données par la Silicon Valley : la doctrine des États-Unis en la matière n’a pas varié. Les entreprises privées, financées par l’État, en ont été l’instrument.

Le logo d’In-Q-Tel

Tout a par la suite concouru à l’expansion de ce complexe industrialo-informationnel : la marchandisation des données encouragée par le développement des réseaux sociaux, le raffinement des technologies destinées à les capter, ou encore l’agenda sécuritaire initié par le 11 septembre. Rares sont les sujets pour lesquels un consensus bipartisan s’est dégagé aussi nettement. L’impératif de transition numérique des cinq continents, sous l’égide de la Silicon Valley, a été réaffirmé par l’ensemble des administrations démocrates et républicaines – qu’il s’agisse de promouvoir la liberté de connexion dans le monde entier pour les uns (la doctrine Freedom to connect défendue par Hillary Clinton) ou de protéger le monde de la menace terroriste pour les autres (la guerre contre le terrorisme de George Bush comportant un important volet digital).

La place prépondérante qu’occupent désormais les entreprises américaines dans le contrôle des stocks (serveurs, infrastructures de connexion) et la production des flux numériques confère aux États-Unis un avantage géopolitique sans pareil.

Prendre des mesures contre Facebook constituerait une habile opération de communication en direction du reste du monde, à l’heure où les États-Unis appellent l’ensemble du globe à faire bloc face à la Chine.

Le contrôle des stocks permet aux États-Unis d’avoir accès à une masse inquantifiable de données. Toutes celles qui sont hébergées sur un secteur américain sont de facto accessibles au gouvernement et à la justice nord-américaine.4 Le scandale SWIFT en a été l’un des révélateurs. De cette capacité sans pareil d’accès aux données d’entreprises étrangères, couplée au caractère extra-territorial du droit américain, découlent des bénéfices considérables en termes d’intelligence économique. Le rachat d’Alstom par General Electrics en témoigne : Frédéric Pierruci, l’ex-numéro deux d’Alstom, a été condamné par la justice américaine sur la base de messages hébergés par Google mail, auxquels le FBI a pu avoir accès. Plus récemment, c’est le marché européen de la santé qui semble être dans le collimateur des GAFAM ; ils comptent tirer avantage de leur capacité d’hébergement des données pour en prendre le contrôle. La volonté de Microsoft d’héberger les données de santé françaises apparaît comme un signal faible de cet agenda…

Lire sur LVSL la synthèse réalisée par Eugène Favier-Baron, Victor Woillet, Sofiane Devillers Guendouze et Yannick Malot sur le système SWIFT, et celle rédigée par Audrey Boulard, Simon Woillet et Eugène Favier-Baron sur l’agenda de Microsoft quant aux données de santé françaises.

La régulation des flux numériques par des algorithmes majoritairement américains offre quant à elle d’indéniables avantages en termes de softpower. Il suffit, pour s’en convaincre, de songer aux déclarations d’Eric Schmidt, l’un des hiérarques de Google, affirmant en 2018 qu’il « travaillait au déréférencement » des sites de propagande russes…

Et quand le contenu d’un réseau social ne penche pas spontanément en faveur des États-Unis, il arrive à ceux-ci de requérir une régulation légale qui se superpose à la régulation algorithmique préexistante.5

La prise en compte des avantages géopolitiques que confèrent les GAFAM aux États-Unis permet de prendre la mesure des forces qui s’opposeraient aux tentatives de démantèlement. Si l’une d’entre elles aboutit, on peut être certains qu’elle n’aura pas pour conséquence l’apparition d’un marché numérique concurrentiel, mais simplement le réagencement de la structure oligopolistique qui domine aujourd’hui, et qui soutient la puissance américaine.

Clayman Act et Sherman Act : Mark Zuckerberg subira-t-il le destin de John D. Rockefeller ?

La référence aux lois anti-trust du XIXème siècle, mobilisée par nombre de médias américains, est à cet égard éclairante. La plainte déposée par la procureure Letitia James se fonde sur le Clayton Act et le Sherman Act (1890). Ces deux lois anti-concentration avaient permis au président Theodor Roosevelt de briser le monopole pétrolier du milliardaire John D. Rockefeller. Son entreprise, la Standard Oil Company, avait été démantelée en 1911 sur cette base légale.

Titre d’un article des Échos (février 2018), reprenant un leitmotiv des médias américains.

La référence au Clayton Act et au Sherman Act, dans ce contexte, est donc claire : il s’agirait de mettre à mal la position monopolistique d’Amazon et de Facebook comme on avait mis fin à celle de la Standard Oil Company. Cette analogie sonne comme un aveu d’impuissance – ou, selon les points de vue, comme une proclamation de puissance. 

Le Sherman Act et le Clayton Act n’ont en effet permis le démantèlement de la Standard Oil company que pour donner naissance à un gigantesque oligopole pétrolier. Le moins que l’on puisse dire est que les majors pétroliers américains (Exxon, Texaco, Chevron, Mobil…), nés des entrailles de ces lois anti-concentration, ont continué à dominer l’économie américaine, ainsi que le marché pétrolier mondial. Les avantages géopolitiques que les États-Unis ont retiré, durant tout le XXème siècle, de leur prééminence sur l’or noir, ne sont plus à établir.

De la même manière que le Sherman Act et le Clayton Act n’ont aucunement menacé la domination américaine sur le marché pétrolier global, on peut être certain que les éventuelles mesures anti-concentration qui seraient prises dans le domaine de la big tech ne mettraient pas en danger la suprématie des États-Unis sur le marché des données. 

Plusieurs responsables démocrates ont par exemple évoqué la perspective d’une scission entre Facebook et Instagram. Aussi dommageable que puisse devenir celle-ci pour les profits immédiats de l’entreprise de Mark Zuckerberg (qui perdra peut-être deux ou trois rangs dans le classement des plus grandes fortunes mondiales), on admettra qu’une telle décision ne risquerait pas de mettre en cause la domination des Américains sur le marché des données.

Cette nouvelle primauté permet à la Chine de réclamer à cor et à cri un rééquilibrage de l’ordre juridique global dans le domaine des télécommunications et du numérique.

Elle permettrait au Parti démocrate de refaire peau neuve à peu de frais, fournissant un exutoire à la défiance populaire envers Facebook, et envoyant un signal positif au reste du monde – celle d’une puissance capable de se réformer. Une opération de communication qui ne serait pas inutile, à l’heure où les États-Unis appellent l’ensemble du globe à faire bloc face à la Chine.

GAFAM contre BATX : la guerre pour le contrôle des organisations judiciaires internationales

La domination des États-Unis sur le marché mondial des données pourrait difficilement être plus absolue. Parvenue à son apogée, elle est à présent mise en danger par l’éveil de la Chine. L’empire du milieu escompte en effet briser cette prédominance, et lancer à l’assaut de la citadelle des GAFAM ses propres champions, les BATX [sigle désignant les géants chinois : Baidu, Alibaba, Tencet et Xiamoi ndlr]. Les succès commerciaux de Huaweï, l’avance prise par la Chine sur la 5G, ne sont que la pointe avancée d’une réussite croissante dans la poursuite de cet agenda. Il faudrait également mentionner l’expansion des entreprises de télécommunications chinoises dans les pays du Sud, destinées à les doter d’infrastructures facilitant la connexion à internet – moyennant le stockage de leurs données sur des serveurs chinois.

Pour une analyse des rivalités sino-américaines dans le domaine du numérique, lire sur LVSL l’article de Sarah Vennen : « Cyber-colonialisme : comment le régime de surveillance chinois s’impose au Zimbabwe ».

Un an avant le Cloud Act américain, une loi sur la cyber-sécurité était votée en Chine, contraignant les entreprises à transférer leur stock de données au gouvernement lorsque celui-ci l’exigeait – une manne qui croîtra tant que s’étendra le réseau chinois de télécommunications et de serveurs. 

C’est dans le domaine des brevets et des régulations juridiques internationales que la Chine déploie une agressivité maximale. Longtemps dépendante de brevets américains, pour l’acquisition desquels elle a payé le prix fort, la Chine occupe désormais une position confortable en la matière. Huaweï concurrence à présent les GAFAM comme détenteur de brevets et percepteur de redevances. Cette nouvelle primauté permet à la Chine de réclamer à cor et à cri un rééquilibrage de l’ordre juridique global dans le domaine des télécommunications et du numérique. L’International Union of Telecomunications (ITU) et l’Internet Corporation for Assigned Names and Numbers (ICANN, qui alloue les noms de domaines aux sites internet) ont historiquement été dominés par les États-Unis. La Chine est à présent en mesure de contester cet état de fait. Les États-Unis devront déployer un argumentaire juridique pour contenir la progression de l’empire du milieu, et il est à prévoir que le Department of Justice recourt à de nouvelles sanctions contre les géants chinois dans les prochaines années. 

Cet agenda de judiciarisation agressive sera d’autant mieux reçu que les États-Unis seront capables de montrer patte blanche et de procéder à une auto-critique à la face du monde. C’est à la lueur de cet état de fait que l’on peut interpréter la promotion médiatique de la campagne de Letitia James contre Facebook, et les critiques adressées par les démocrates aux GAFAM. Il s’agit de restaurer un softpower abîmé par les quatre années de la présidence de Donald Trump, en donnant des gages à une opinion mondiale inquiète de la croissance sans fin des géants transcontinentaux du numérique. Son blason redoré, le Department of Justice pourra revenir à la charge et faire barrage à la progression chinoise, quitte à sacrifier une fraction de la fortune personnelle de l’un ou l’autre des géants de la tech.

Pour une analyse de la lutte entre la Chine et les États-Unis visant à contrôler les institutions juridiques internationales qui régulent le numérique, lire sur LVSL la recension effectuée par Bérenger Massard de l’ouvrage de M. Powers et S. Jablonsky, The real cyber war.

Une séparation entre Facebook et Instagram ferait sans aucun doute la « Une » des médias européens. Elle susciterait une opposition acharnée de la part de leur PDG et un affrontement féroce avec les procureurs en charge de l’affaire, qui mettraient en avant la protection des données personnelles et la lutte contre les monopoles. Grandie, la justice américaine pourrait alors pointer du doigt la puissance chinoise et rallier ses alliés traditionnels dans sa lutte pour conserver sa prédominance.

Une aubaine pour les commissaires européens ? Ceux-ci se trouvent dans une bien fâcheuse posture. D’un côté, ils refusent d’engager une politique ambitieuse pour construire la souveraineté de l’Europe en matière numérique6. De l’autre, ils souhaitent réguler les géants américains en les soumettant aux normes européennes de concurrence et de protection des données – c’est le sens du RGPD ou, plus récemment du Digital Market Act. En somme, un internet américain soumis – bien docilement – à la législation européenne : comment ne pas esquisser un sourire ?

Des mesures symboliques fortes prises par la justice américaine contre Facebook – en matière de lutte contre les monopoles ou de protection des données – permettraient à la Commission de se dépêtrer de cette situation embarrassante. Si le Department of Justice exécute ce qu’elle est incapable d’imposer, quel besoin de s’inquiéter de la domination numérique des États-Unis en Europe ?

Une aubaine pour Emmanuel Macron ? Il pourrait se reposer sur la Commission européenne, la tête haute, de la même manière que la Commission se reposerait sur la justice américaine. Ainsi, la question de la souveraineté numérique française cesserait même d’être posée. Les critiques de la domination d’outre-Atlantique se verraient marginalisées ; faut-il déployer un anti-américanisme primaire pour se plaindre de la tutelle des États-Unis sur le numérique, alors même que ceux-ci déploient des trésors d’inventivité pour le réguler et défendre la vie privée des utilisateurs !

Par bien des aspects, l’agenda de régulation des GAFAM par le Parti démocrate apparaît comme une énième manoeuvre de séduction à l’égard des élites européennes. Un moyen de présenter à la face du monde une Amérique libérale, progressiste, capable d’auto-critique, à même de conjurer les velléités indépendantistes du vieux continent. Une cuiller de miel destinée à faire avaler de nouveaux litres d’huile de ricin.

Notes :

1 Olivier Tesquet, État d’urgence technologique – comment l’économie de la surveillance tire partie de la pandémie, Premier parallèle, 2020.

2 Shaun Powers et Michael Jablonski, The real cyber war, University of Illinois Press, 2015.

3 Ibid.

4 Le Cloud Act, voté par le Congrès en 2017, permet désormais l’accès du gouvernement à n’importe quelle donnée hébergée sur un serveur américain. Il ne s’agit que de la légalisation d’une pratique largement répandue auparavant, comme en attestent les révélations d’Edward Snowden.

5 Il apparaît douteux que les multiples lois votées par le Congrès américain – et directives édictées par la Commission européenne – visant à lutter contre les fake news n’aient pas été partiellement motivées par la volonté de re-réguler les réseaux sociaux dans un sens plus favorable aux États-Unis, et moins à la Russie.

6 Ce n’est qu’en 2020 que la Commission européenne a commencé à employer le terme de « souveraineté numérique », dans sa « stratégie pour une Europe adaptée à l’ère du numérique ».